ANTHROPOLOGIE DU DROIT 3 LE SENS DU JEU DES LOIS
cours offert à la Faculté de Droit de l'Université de Montréal : DRT 3012 - Anthropologie du droit
AUTOMNE 2001 - JEUDI 13 SEPTEMBRE - 16 H. À 19 H.
Alain Bissonnette
alain.bissonnette4@sympatico.ca
Introduction
I. Questions et éclaircissement portant sur la dernière séance de cours (Le Roy 1999 : 35-104)
1ère question (formulée par Kimon Kling) : Lorsque l'on construit un modèle, comment est-il possible d'y inclure des éléments hypothétiques ? Les éléments observables ce n'est pas un problème, par contre le reste il faut l'imaginer. Ainsi, il est fort probable que dû à ma culture, mon éducation et mes expériences, je manque des éléments d'une grande importance diminuant l'efficacité de mon modèle. Comment peut-on contourner ce problème ?
Cette question porte autant sur la construction de lobjet auquel votre modèle a pour mission dapporter le plus déclairage possible que sur le modèle lui-même. Or, comme lécrivent Bourdieu, Chamboredon et Passeron, le problème de la construction de lobjet ne peut jamais être résolu davance et une fois pour toutes. Il en va de même pour la construction du modèle. Il ne faut pas oublier ici quune telle démarche sinscrit dans une problématique préalablement analysée et critiquée par la personne qui construit un modèle permettant daller plus loin. Outre les définitions données par Le Roy dans son ouvrage, on peut également se référer à celle-ci : on peut " désigner par modèle tout système de relations entre des propriétés sélectionnées, abstraites et simplifiées, construit consciemment à des fins de description, dexplication ou de prévision et, par là, pleinement maîtrisable ". Le modèle se reconnaît à son pouvoir de rupture et à son pouvoir de généralisation : " épure formelle des relations entre les relations qui définissent les objets construits, il peut être transposé à des ordres de réalité phénoménalement très différents et suggérer par analogie de nouvelles analogies, principes de nouvelles contructions dobjets ". Bourdieu, Chamboderon et Passeron indiquent, enfin, quun modèle pur " permet de traiter différentes formes sociales comme autant de réalisations dun même groupe de transformations et de faire surgir par là des propriétés cachées qui ne se révèlent que dans la mise en relation de chacune des réalisations avec toutes les autres, cest-à-dire par référence au système complet des relations où sexprime le principe de leur affinité structurale. "
Afin dapporter dautres éclaircissements sur la construction des modèles, je vous renvoie cette fois à un écrit de Claude Lévi-Strauss décrivant en quelques mots la démarche de lanthropologie structurale :
" Dans son étude sur lévolution de style du costume féminin, Kroeber sest attaqué à la mode, cest-à-dire un phénomène social intimement lié à lactivité inconsciente de lesprit. Il est rare que nous sachions clairement pourquoi un certain style nous plaît, ou pourquoi il se démode. Or, Kroeber a montré que cette évolution, en apparence arbitraire, obéit à des lois. Celles-ci ne sont pas accessibles à lobservation empirique, et pas davantage à une appréhension intuitive des faits de mode. Elles se manifestent seulement quand on mesure un certain nombre de relations entre les divers éléments du costume. Ces relations sont exprimables sous forme de fonctions mathématiques dont les valeurs calculées, à un moment donné, offrent une base à la prévision [citation omise].
La mode aspect, pourrait-on croire, le plus arbitraire et contingent des conduites sociales est donc passible dune étude scientifique. Or, la méthode esquissée par Kroeber ne ressemble pas seulement à celle de la linguistique structurale : on la rapprochera ultimement de certaines recherches des sciences naturelles, notamment celles de Teissier sur la croissance des crustacés. Cet auteur a montré quil est possible de formuler des lois de croissance, à la condition de retenir les dimensions relatives des éléments composant les membres (par exemple, les pinces) plutôt que leurs formes. La détermination de ces relations conduit à dégager des paramètres à laide desquels les lois de croissance peuvent être formulées [citation omise]. La zoologie scientifique na donc pas pour objet la description des formes animales, telles quelles sont intuitivement perçues; il sagit surtout de définir des relations abstraites mais constantes, où paraît laspect intelligible du phénomène étudié.
Jai appliqué une méthode analogue à létude de lorganisation sociale, et surtout des règles du mariage et des systèmes de parenté. Ainsi a-t-il été possible détablir que lensemble des règles de mariage observables dans les sociétés humaines ne doivent pas être classées comme on le fait généralement en catégories hétérogènes et diversement intitulées : prohibition de linceste, types de mariages préférentiels, etc. Elles représentent toutes autant de façons dassurer la circulation des femmes au sein du groupe social, cest-à-dire de remplacer un système de relations consanguines, dorigine biologique, par un système sociologique dalliance. Cette hypothèse de travail une fois formulée, on naurait plus quà entreprendre létude mathématique de tous les types déchanges concevables entre n partenaires pour en déduire les règles de mariage à luvre dans les sociétés existantes. Du même coup, on en découvrirait dautres, correspondant à des sociétés possibles. Enfin on comprendrait leur fonction, leur mode dopération, et la relation entre des formes différentes.
Or, lhypothèse initiale a été confirmée par la démonstration obtenue de façon purement déductive que tous les mécanismes de réciprocité connus de lanthropologie classique (cest-à-dire ceux fondés sur lorganisation dualiste et le mariage par échange entre des partenaires au nombre de 2, ou dun multiple de 2) constituent des cas particuliers dune forme de réciprocité plus générale, entre un nombre quelconque de partenaires. Cette forme générale de réciprocité était restée dans lombre, parce que les partenaires ne se donnent pas les uns aux autres (et ne reçoivent pas les uns des autres) : on ne reçoit pas de celui à qui lon donne; on ne donne pas à celui de qui lon reçoit. Chacun donne à un partenaire et reçoit dun autre, au sein dun cycle de réciprocité qui fonctionne dans un seul sens.
Ce genre de structure, aussi important que le système dualiste, avait été parfois observé et décrit. Mis en éveil par les conclusions de lanalyse théorique, nous avons rassemblé et compilé les documents épars qui montrent la considérable extension du système. En même temps, nous avons pu interpréter les caractères communs à un grand nombre de règles du mariage : ainsi la préférence pour les cousins croisés bilatéraux, ou pour un type unilatéral, tantôt en ligne paternelle, tantôt en ligne maternelle. Des usages inintelligibles aux ethnologues sont devenus clairs, dès quon les a ramenés à des modalités diverses des lois déchange. Celles-ci ont pu, à leur tour, être réduites à certaines relations fondamentales entre le mode de résidence et le mode de filiation.
Toute la démonstration dont on a rappelé ci-dessus les articulations principales, a pu être menée à bien à une condition : considérer les règles du mariage et les systèmes de parenté comme une sorte de langage, cest-à-dire un ensemble dopérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication. Que le " message " soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre les clans, lignées ou familles (et non, comme dans le language lui-même, par les mots du groupe circulant entre des individus) naltère en rien lidentité du phénomène considéré dans les deux cas. "
2ième question (formulée par Kimon Kling) : En classe, lorsque je parlais d'un droit englobant qui serait seul responsable de la reproduction de la société (avec une participation minime des autres facteurs), vous avez dit que le droit n'avait pas d'existence seul. Par contre, si on regarde l'Afghanistan ; Allah a transmis la Loi au prophète, qui l'a transmise au peuple. Ainsi le "grand patron" (je crois que c'est le "mollah") ne fait qu'appliquer la Loi d'Allah, sans pouvoir la discuter et encore moins la changer. La Loi s'applique, peu importe si elle conduit le pays au bord du gouffre et menace la reproduction de la société. Dans ce sens, ne peut-on pas dire que la Loi a une existence propre et que les autres acteurs ne jouent qu'un rôle moindre dans le "jeu" ?
La question est absolument fascinante, mais je propose de reporter à plus tard la réponse quil convient de tenter ici, non pas pour me dérober, mais parce que je suis persuadé que nous saurons mieux y répondre une fois que nous aurons lu et discuté plus en profondeur du sens du jeu des lois ainsi que des rapports entre le Droit et la Juridicité, tel que nous le propose Étienne Le Roy.
Éclaircissement sur le concept dhabitus : Dans son ouvrage, Étienne Le Roy fait souvent référence aux systèmes de dispositions durables ou habitus théorisés par Pierre Bourdieu. Voici quelques lignes tirées dun ouvrage de Bourdieu qui devraient vous aider à mieux comprendre ce que désigne ce concept :
" Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions dexistence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, cest-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement " réglées " et " régulières " sans être en rien le produit de lobéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de laction organisatrice dun chef dorchestre [citation omise]. ( )
Si lon observe régulièrement une corrélation très étroite entre les probabilités objectives scientifiquement construites (par exemple, les chances daccès à tel ou tel bien) et les espérances subjectives (les " motivations " et les " besoins "), ce nest pas que les agents ajustent consciemment leurs aspirations à une évaluation exacte de leurs chances de réussite, à la façon dont un joueur qui réglerait son jeu en fonction dune information parfaite sur ses chances de gain. En réalité, du fait que les dispositions durablement inculquées par les possibilités et les impossibilités, les libertés et les nécessités, les facilités et les interdits qui sont inscrits dans les conditions objectives (et que la science appréhende à travers des régularités statistiques comme les probabilités objectivement attachées à un groupe ou à une classe) engendrent des dispositions objectivement compatibles avec ces conditions et en quelque sorte préadaptées à leurs exigences, avant tout examen, au titre dimpensable, par cette sorte de soumission immédiate à lordre qui incline à faire de nécessité vertu, cest-à-dire à refuser le refusé et à vouloir linévitable. Les conditions mêmes de la production de lhabitus, nécessité faite vertu, font que les anticipations quil engendre tendent à ignorer la restriction à laquelle est subordonnée la validité de tout calcul des probabilités, à savoir que les conditions de lexpérience naient pas été modifiées : à la différence des estimations savantes qui se corrigent après chaque expérience selon des règles rigoureuses de calcul, les anticipations de lhabitus, sortes dhypothèses pratiques fondées sur lexpérience passée, confèrent un poids démesuré aux premières expériences; ce sont en effet les structures caractéristiques dune classe déterminée de conditions dexistence qui, à travers la nécessité économique et sociale quelles font peser sur lunivers relativement autonome de lexpérience domestique et des relations familiales ou, mieux, au travers des manifestations proprement familiales de cette nécessité externe (forme de la division du travail entre les sexes, univers dobjets, modes de consommation, rapport aux parents, etc.), produisent les structures de lhabitus qui sont à leur tour au principe de la perception et de lappréciation de toute expérience ultérieure.
Produit de lhistoire, lhabitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de lhistoire, conformément aux schèmes engendrés par lhistoire; il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et daction, tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps. "
II. Suite de la présentation du sens du jeu des lois (Le Roy 1999 : 105-176)
de contextualisation du jeu juridique
La notion déchelle spatio-temporelle : il sagit tout dabord dune série de référents spatiaux dénommés au plus simple le local, le national, linternational et le mondial. Ces référents spatiaux forment une suite continue et progressive, du local au mondial et du mondial au local, la progression et son inversion étant orientées par des valeurs (ces valeurs sont le primat du développement pour justifier celui de la mondialisation, le primat de la participation pour justifier les politiques de décentralisation et la localisation des projets) produisant des effets particuliers (on évoque ici les démarches up/down, du haut vers le bas, ou bottom up, de la base vers le sommet, qui déterminent les politiques de développement). Enfin, chaque référent exprime un rapport particulier entre un type despace, son inscription temporelle et sa représentation socio-politique, ce qui implique à la fois une sélection de statu(t) dacteurs (1), des processus (6), des systèmes de décisions (forums) (7) et des logiques ou rationalisations pour laction (4). Incidemment, la démarche permet de mesurer laction sociale à léchelle considérée en contextualisant les critères pris en considération.
Le colloque de Saint Riquier, la matrice spatio-temporelle
et leffet déchelle de Jacob
La problématique du colloque se référait explicitement à léchelle locale parce que le collectif de chercheurs sintéressait à la question foncière dans le contexte des politiques nationales et internationales. À léchelle locale, il nous paraissait que lespace était particulièrement disputé, en prenant la dispute au double sens de " discussion " et de " conflit ". Lespace à léchelle locale fait lobjet dune confrontation entre des représentations foncières dorigine, dâge et de portée différentes et ouvrant une dispute comme " lutte dopinion, confrontation darguments entre les acteurs ". Les travaux africanistes antérieurs avaient largement sous-estimé lincidence des pratiques foncières de ces acteurs locaux en sacrifiant indûment au juridisme (cf. le référent pré-colonial), perdant ainsi une dimension que nous avons jugée essentielle des pratiques foncières.
Pour réhabiliter le sens de ces pratiques, nous avons élaboré une problématique qui posait que la matière première, la donnée de base nest pas lespace mais létendue. cf. Pouthier : " Par étendue, jentends lespace physique, réalité extérieure à lhomme, située du côté de la nature, objectivable, mesurable, relevant de la géométrie et de lécologie. Lespace est ce que les hommes construisent à partir de cette matière première en fonction de leurs activités, de leurs techniques, de leur organisation sociale, de leurs projets; il est du domaine de la société, de lhistoire. Lespace peut ainsi être défini comme " étendue socialisée ". Mais aussi comme étendue historicisée : cest par son histoire quune étendue peut accéder au statut despace. Lassociation de lespace et du temps historique est donc bien décisive dans lapprofondissement des processus de localisation et dhumanisation de la nature.
La matrice spatio-temporelle
Pour comprendre les mécanismes de socialisation de cette étendue, nous avions imaginé que lespace était produit par une sorte de " machine " combinant praxis et logos donc des savoir faire et des savoir penser. Largumentaire tenait principalement dans le postulat suivant : " En Afrique noire, les mécanismes de la production spatiale sont réductibles à deux grands modèles, représentations simplifiées mais globales des processus dorganisation des rapports sociaux projetés dans lespace. Ces modèles sont dénommés des matrices spatio-temporelles. La matrice est dabord un cadre conceptuel permettant de dire lespace où se projettent les rapports sociaux. Elle est ensuite une " machine ", un principe actif, un transformateur de relations sociales en catégories spatiales. Toute matrice peut, au sein dun même moule, produire diverses variations de configurations-type que nous dénommons des trames spatiales, définies comme structures spatiales visibles et non seulement comme paysage ".
À lépoque, il semblait acquis que nous avions en confrontation sur létendue du territoire africain deux représentations, deux manières de penser lespace et les rapports sociaux, lune géométrique, moderne, capitaliste et fondée sur la propriété privée, lautre topocentrique, issue du néolithique et valorisant les maîtrises foncières (dites droits dusage). Il manquait en fait un troisième terme, un troisième type de représentation spatiale appelé " odologique " (propre à une science des cheminements). Cette science des cheminements est manifestement antérieure à la révolution du néolithique, peut-être corrélative de lhomonisation et, dun point de vue foncier, nautorise pas à concevoir des droits sur un espace donc encore moins de propriété : le groupe appartient autant au chemin que le chemin au groupe, selon un principe de participation-fusion qui a interpellé Lucien Lévy-Bruhl dans sa Mentalité pré-logique. (lire à cet égard les analyses de José Mailhot et Sylvie Vincent sur les conceptions montagnaises à légard du territoire).
Le colloque de Saint-Riquier sest également attaché à réaliser une analyse à triple échelle (internationale, nationale et locale) en particularisant les enseignements propres à cette échelle. Cest là où nous avons été amenés à exploiter la métaphore de léchelle de Jacob pour expliquer linfluence du capitalisme à léchelle locale, capable de dissoudre progressivement les pratiques foncières endogènes.
Léchelle de Jacob
Léchelle de Jacob allant de la terre au ciel, cest-à-dire du fini à linfini, illustre lidée que léchelle locale na pas pour fonction de mesurer lespace mais dorienter la dimension spatiale de lanalyse foncière en soulignant bien que son déterminant nest ni la superficie ni les limites spatiales mais les rapports sociaux nouveaux fondés sur le capitalisme.
La référence au critère local, quand il est employé, " traduit ainsi une fracture du social en cours de " réduction " à travers des processus de " banalisation planifiée " de lespace Linégal achèvement du processus de domination du capital à léchelle locale, en ville comme à la campagne, explique que les chercheurs renvoient de cette échelle limage de situations conflictuelles, contradictoires, ambiguës, voire bâtardes ou anarchiques. Mais, en même temps, le besoin non contestable dintroduire léchelle locale dans lanalyse naît avec linsertion imposée et concrète des populations dans le mode de production capitaliste. " Léchelle locale est un nouveau référent explicatif des contradictions rencontrées par la pénétration et la dynamique de léconomie marchande.
Si la crise des années 1990 a ralenti le processus de généralisation du capitalisme, elle semble ne pas lavoir modifié puisque les politiques dajustement structurel concernant les sociétés africaines ont pour objet une libéralisation de léconomie et une plus grande efficacité des lois du marché. Leffet déchelle de Jacob devrait ainsi se poursuivre, voire sintensifier à nouveau.
Les trois étages de léconomie selon Fernand Braudel
Cf. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : toute société connaît une organisation à trois étages conçus autour de létage central ou intermédiaire de léconomie déchange :
" Autant reconnaître quil ny a pas une mais des économies. Celle que lon décrit de préférence aux autres cest léconomie dite de marché, entendez là les mécanismes de la production et de léchange liés aux activités rurales, aux échoppes, aux ateliers, aux boutiques, aux Bourses, aux banques, aux foires et naturellement aux marchés. Cest sur ces réalités claires, " transparentes " même, et sur des processus faciles à saisir qui les animent qua commencé le discours constitutif de la science économique. Elle sest ainsi enfermée, dès le départ, dans un spectacle privilégié, à lexclusion des autres.
" Or une zone dopacité, souvent difficile à observer faute dune documentation suffisante, sétend en dessous du marché : cest lactivité élémentaire de base que lon rencontre partout et qui est dun volume tout simplement fantastique. Cette zone épaisse au ras du sol, je lai appelée, faute de mieux, la vie matérielle ou la civilisation matérielle. Lambiguïté de lexpression est évidente. Mais jimagine, si ma façon de voir est partagée pour le passé comme elle semble lêtre par certains économistes pour le présent, quon trouvera, un jour ou lautre, une étiquette plus adéquate pour désigner cette infra-économie, cette autre moitié informelle de lactivité économique, celle de lautosuffisance, du troc des produits et des services dans un rayon très court.
" Dautre part, au dessus et non plus au dessous de la vaste surface des marchés, se sont élevées des hiérarchies sociales actives : elles faussent léchange à leur profit, bousculent lordre établi; le voulant et même ne le voulant pas expressément, elles créent des anomalies, des " turbulences " et conduisent leurs affaires par des voies très particulières. À cet étage élevé, quelques gros marchands dAmsterdam au XVIIIè siècle, ou de Gènes au XVIè siècle, peuvent bousculer, au loin, des pans entiers de léconomie européenne voire mondiale. Ainsi, des groupes dacteurs privilégiés se sont engagés dans des circuits et des calculs que le commun des hommes ignore ( ) Cette seconde zone dopacité qui, au dessus des clartés de léconomie de marché, en est en quelque sorte la limite supérieure, représente pour moi, on le verra, le domaine par excellence du capitalisme. Sans elle, celui-ci est impensable; il sy loge, il y prospère. " (Braudel, 1986 : 8).
Cette tripartition quexprime synthétiquement le titre de louvrage recoupe largement les distinctions dEspaces disputés en Afrique noire.
Le Roy cite à nouveau Braudel et le sens de son ouvrage : " Ce quil offre, cest un essai pour voir densemble tous ces spectacles des nourritures aux ameublements, des techniques aux villes, et forcément pour délimiter ce quest et qua été la vie matérielle( ) ". cf. conclusion de méthode de Marcel Mauss dans son célèbre " Essai sur le don ". Pour Le Roy, cest là un idéal dont il cherche aussi à sapprocher avec son propre " jeu des lois " : " Ce sont ces suites, ces séries, ces longues durées qui ont retenu mon attention : elles dessinent les lignes de fuite et lhorizon de tous les paysages révolus. Elles y introduisent un ordre, supposent des équilibres, dégagent des permanences, ce quil y a, en somme, dà peu près explicable dans ce désordre apparent. "
De la distinction des échelles à la transposition dune échelle à lautre
Une multiplicité déchelles spatio-temporelles
Début des années 1980, Le Roy travaillait avec trois échelles de base, locale, nationale et internationale, en associant à chaque échelle un statut dacteur et une logique soit :
Trois échelles et leurs corrélats
Échelle locale |
Producteurs urbains/ruraux |
Auto-suffisance/subsistance |
Échelle nationale |
Administrateurs/gestionnaires |
Extraction de la rente fiscale |
Échelle internationale |
Coopération/aide financière |
Insertion dans le marché mondial |
Plus tard, la plongée dans la réalité de lurbanisation allait conduire à sérier les données et leurs observations un partant du plus local du local, lunité de résidence dans lhabitation, donc la chambre ou chambrée partagée avec quelques camarades qui est pour le travailleur dans linformel, souvent migrant, le cadre de sa socialisation et de son " individuation " (lieu dexpression de son individualité). On obtient ainsi un enchaînement dunités spatiales avec des fonctions et des status dacteurs qui produisent des espaces-temps conçus sur la base de topocentres, soit :
Unités spatiales |
Fonctions |
Acteurs concernés |
Topocentre |
||||
chambre |
repos |
individu |
natte |
||||
habitation/case |
vie familiale |
ménage |
cuisine |
||||
concession |
reproduction élargie |
unités poly-nucléaires |
cour commune |
||||
pâté de maison |
aides et échanges |
familles et lignages |
gargote/tablier |
||||
quartier administratif |
aspects juridiques |
chefs de famille |
carré chef de quartier |
||||
partie de ville |
socialisation |
tous les urbains |
stade/école/dispen-saire |
||||
ville |
administration |
gestionnaires |
mairie |
Pour élémentaires que soient ces représentations dassociations entre unités spatiales, acteurs, fonctions et topocentres, on peut identifier à la fois la spécialisation des échelles et leur cohérence interne. Pour ses habitants, une ville comme Richard Toll (35 000 h.) ou même Thies (160 000 h. à lépoque) sinscrit encore à léchelle locale. Celle-ci comprend aussi un hinterland, banlieue ou périphérie, son " pays ", en particulier pour son alimentation en produits vivriers.
Le véritable changement déchelle se situe donc au delà du " pays " avec larrondissement qui est léquivalent des anciens cantons. Avec la prise en compte du sous préfet dans le cadre de larrondissement puis du préfet dans le cadre du département et enfin du gouverneur pour la région, on fait référence au " buur " qui désigne le chef politique en langue wolof, donc métaphoriquement met en scène lÉtat. Ainsi, léchelle nationale à proprement parler en contient trois autres, qui sont des niveaux dorganisation administrative emboîtés, larrondissement dans le département, le département dans la région et la région dans lespace étatique du territoire national.
À léchelle internationale, des distinctions sont également opératoires en mettant en évidence des acteurs, des logiques, des ressources très souvent spécifiques. Il faut dans le contexte africain distinguer les relations intracontinentales qui restent encore de lordre des relations domestiques et intercontinentales qui sont plus stratégiques en obligeant à regard vers le nord (anciennes puissances coloniales), louest (et Washington où se concentre la puissance des USA et celle de la Banque mondiale) et lest (en particulier pour les pays musulmans sahéliens dans leurs relations avec les pays pétroliers du golfe persique). Dans les deux cas, il faut en outre introduire les variables du nombre de partenaires (bi, pluri, multi-latéralisme), de la nature des relations (financières, économiques, assistance technique, échanges commerciaux, assistance militaire ). Enfin, à côté des relations institutionnalisées entre les États puis avec le système des Nations unies, il y a tout le système formel privé capitaliste et tout le système informel international (les réseaux commerciaux trans-sahariens par exemple) plus ou moins capitaliste, où apparaît de manière privilégiée léconomie déchange au sens de Braudel. Retenons au moins les quatre divisions suivantes à léchelle internationale : bilatérales, sous régionales, continentales, inter-continentales.
Léchelle mondiale ne sest concrétisée institutionnellement quavec la création du système de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), le système des Nations unies étant un club dÉtats relevant de léchelle internationale.
On est ainsi passé de trois échelles (locale, nationale, internationale) à une vingtaine. Quest-ce qui spécifie une échelle et comment passe-t-on dune échelle à lautre ?
La spécificité dune échelle
et les conditions dune transposition dune échelle à lautre
Ce qui caractérise une échelle, cest la règle des trois unités : unités de temps, de lieu et dacteurs. N.B. important de préciser les implications des données temporelles et les conséquences de changements démographiques sur les unités spatiales. Par exemple, on peut penser que le passage dune cité dans la catégorie des villes millionnaires intègre directement dans la sphère mondiale des agglomérations interconnectées.
Par ailleurs, Le Roy rappelle que les acteurs sont recensés à partir de leurs positions sociales (status) ou, plus exceptionnellement, de leurs positions juridiques (statuts) et quon y associe les ressources et les conduites quils mobilisent.
En conséquence, on peut, tout en restant sur une même étendue, changer déchelle spatio-temporelle à condition de modifier ses comportements et son statu(t/s), de mobiliser des ressources adaptées aux enjeux spécifiques qui sont poursuivis. Mais, avant toute chose, lacteur doit reconnaître et expérimenter lapplicabilité de la logique en fonction de laquelle il doit se mouvoir dans le monde nouveau dans lequel il est introduit. Tout changement déchelle relève de linitiation, se prépare grâce à une socialisation ou une formation adaptée. Le méconnaître serait une erreur tragique. Mais aussi sous-estimer la diversité des échelles, donc des référents logiques à prendre en considération dans des opérations de développement supposant des changements importants, des investissements coûteux et des aléas de réalisation, relève de la légèreté et de linconscience bureaucratique.
Case CING " Échelles " : Consignes au J3 Le jeune joueur juriste français a été formé pour pratiquer son art dans un contexte dominé par une législation et un appareil judiciaire conçus à léchelle nationale et par un système de décisions donc des dossiers qui sont de plus en plus négociés voire réglés à léchelle européenne, lexpansion de linfluence du droit européen impliquant une négociation de lapplication dune même norme par des acteurs publics aux logiques et cultures juridiques différentes. Les contradictions que le J3 rencontre dans son activité professionnelle sont déjà nombreuses, par exemple parce que le monde des affaires est de plus en plus américanisé et privilégie larbitrage alors que les procédures " à la française " restent judiciaires. La formation professionnelle puis lexpérience permettent de trouver des réponses adaptées. En revanche, il est beaucoup plus difficile de se préparer à considérer léchelle locale comme un lieu pertinent pour le règlement des dossiers, donc en empruntant les voies et moyens de gestion des différends à cette échelle. Cest pourtant la condition dutiliser pleinement la voie de la médiation. Enfin, un dossier peut combiner des affaires, des acteurs ou des logiques se situant à des échelles différentes. Dans son travail sur le dossier, lavocat, le juriste dentreprise ou lagent dadministration devra combiner ces diverses logiques et lensemble des connaissances, théoriques et pratiques, quil aura accumulées. Attention, en ignorant la pluralité des échelles spatio-temporelles, aux erreurs de sous-estimation de la divergence des référents logiques ou historiques. |
Pluralité des temporalités dans le champ du Droit,
de lhistoire et de lanthropologie juridique
Pour mettre en contraste lapproche plurielle de lhistoire actuelle, rappelons que la démarche juridique sinscrit sous le signe de lunité. À lunité postulée du corpus de Droit correspond lunité de temporalité, ne serait-ce quen raison de cette propriété fondamentale de la philosophie spontanée du juriste dêtre " anhistorique ", sans lhistoire, donc hors du temps. ( ) Sil est vrai que la philosophie du droit prend en considération une diversité de temporalités, cest de manière circulaire et successive, non de manière plurielle qui paraît nécessaire actuellement dans ce que Le Roy dénomme le " multijuridisme ".
Dans le champ de lhistoire
Lhistorien, surtout sil appartient à lécole des Annales, est familier non seulement de la pluralité des champs, comme pour lanalyse braudélienne de léconomie, mais deffets de sens particuliers que produisent ces séries sur le plan temporel. En outre, lhistorien a depuis longtemps expérimenté les conséquences particulières des changements topiques (de point de vue, déchelle, dacteurs).
+ cf. le mode de découpage des temporalités que Braudel opère en trois temps :
"La première (partie) met en cause une histoire quasi immobile, celle de lhomme dans ses rapports avec le milieu qui lentoure, une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je nai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps ( )
" Au dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement rythmée : on dirait volontiers si lexpression navait pas été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles lensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie du livre ( )
" Troisième partie enfin, celle de lhistoire traditionnelle, si lon veut de lhistoire à la dimension non de lhomme, mais de lindividu, lhistoire événementielle de Paul Lacombe ou de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultrasensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure ( ) "
Trois histoires donc, toutes différentes et toutes complémentaires, parce que fondées sur des temporalités qui, à la manière dun filet de pêcheur, rapportent la moisson dévénements que le maillage choisi a permis : gros ou petits poissons, chacun à son usage.
Lanthropologie juridique et lhistoire des institutions africaines
Pendant les années 1980, avec le prince Dika Akwanya Bonambela, Le Roy distinguait trois temporalités en Afrique : le temps des origines, le temps de lacte et le temps du devenir, chaque temporalité étant associée à une dimension spécifique de la société : la spiritualité au temps des origines, le politique au temps de lacte et léconomique au temps du devenir qui est le temps de laccumulation, le temps des greniers. Chacun des acteurs étant inscrit dans ces trois temporalités et partiellement déterminé par elles, un pluralisme temporel était ainsi affirmé. Il correspond à certaines propositions récentes de la théorie du Droit. Cf. Michel van De Kerchove et François Ost, Le système juridique, entre ordre et désordre : où ils distinguent : " le temps des fondations ou temps de la constitution, le temps atemporel de la doctrine, le temps de la longue durée ou temps coutumier, le temps prométhéen ou temps de la législation et enfin le temps cyclique de lalternance entre avance et retard ou temps de la jurisprudence. " N.B. cette typologie a été enrichie depuis, cf. F. Ost et M. van de Kerchove, " Pluralisme temporel et changement, les enjeux du droit ", Nouveaux itinéraires en droit, hommage à François Rigaux.
Aujourdhui, Le Roy ne se satisfait plus de ces distinctions, il les a reprises et approfondies à partir des exigences de lanalyse processuelle.
Lanalyse processuelle : prolongements des apports de Sally Falk Moore
Lanalyse processuelle selon Sally Falk Moore
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, lanthropologie est temporellement orientée par lobligation qui nous est faite de transcender les limites de deux grands modèles toujours prévalants : le modèle évolutionniste fondé sur la notion de progrès dune part et un modèle développementaliste de lautre où les sociétés technologiquement développées sont opposées, terme à terme, aux autres sociétés. " Le dilemme de lanthropologue est quappliqués au monde tel quil est, ces deux modèles banalisent ces variations particulières dont lanthropologue se préoccupe et à propos desquelles il a (ou elle a) quelque chose à dire. " (Sally Falk Moore)
" Le projet est maintenant de comprendre la composition de lhétérogénéité et de la métamorphose, les systèmes ouverts et leurs échelles dintégration, en vue destimer, si possible, la direction et la rapidité dun processus de changement. Le saut interprétatif consiste à passer de situations observées aux processus historiques en cours, processus dans lesquels les événements observés sont considérés comme des épisodes. " (Sally Falk Moore). Un autre saut conceptuel est de réhabiliter la culture, singulièrement la culture juridique : " Comme Sahlins le dit, le grand défi dune anthropologie historique nest pas de savoir comment les événements sont ordonnés par la culture, mais comment, dans ce processus, la culture est réorganisée. " (Sally Falk Moore). Bref, lobjet de lanalyse processuelle est le suivant : " Lanalyse processuelle se concentre sur un double problème : le problème de comprendre le présent restitué dans le cours du temps et le problème de développer les moyens danalyser ces réalités mouvantes en dehors des ressources dune anthropologie fondée sur les typologies. Une énigme théorique profonde est enchâssée dans cette tâche empirique. " (Sally Falk Moore)
Selon Le Roy, la distinction majeure qui émerge chez Sally Falk Moore est donc celle entre processus à petite échelle construit à partir et en fonction dun événement, point de départ et référence ensuite dans la construction des " bricolages " et les processus à grande échelle qui sont construit autour de la notion de séquence dont la profondeur historique nest pas identifiée mais qui pourrait être périodisée. Si les processus à petite échelle sont la matière première de ceux à grande échelle, complémentairement ces derniers gardent la mémoire des événements initiaux et des processus à petite échelle qui leur ont donné naissance.
Des prolongements
Sally Falk Moore ajoute : " quand les échelles extrêmes, la plus grande et la plus petite, sont les seules à être prises en compte et quelles sont associées dans une pure construction théorique, une bonne part de ce qui est important a été omis. Dans la recherche de terrain comme dans lanalyse, le besoin de prendre en considération une plus grande variété de niveaux dorganisation et de types de processus intégratifs est patent. "
Le Roy a, pour sa part, introduit une dimension intermédiaire et proposé une requalification des processus entre micro (petit/court), méso (moyen) et macro (grand/gros).
Un microprocessus est fondé sur un événement dont leffet polarisateur continue à être directement mémorisé par les acteurs. Souvent tragique (un coup dÉtat, un séisme), parfois ludique (cf. gagner la Coupe du monde de football), lévénement donne sens au microprocessus. Il produit un effet quasi magnétique dattraction ou de répulsion, de hiérarchisation des affects et des comportements, quils soient politiques, économiques, sociaux Cet effet de structuration des conduites, sur le plan tactique et surtout stratégique, par cet événement, reste toutefois relatif et contextuel. ( ) Un événement nest jamais exclusif dautres événements concurrents et qui ne font pas nécessairement lactualité. Ainsi, le quotidien est fait dune multiplicité de microprocessus qui sentrecroisent, entrant en compétition, parfois chez un même acteur et exigeant dès lors des choix, surtout si ces événements se situent dans des " mondes " différents. Le Roy donne un âge de vie de trois à cinq ans maximum à ces microprocessus. Au delà, et si lévénement garde une capacité de mobilisation des acteurs, on entre dans le méso-processus.
Le mésoprocessus est construit sur la notion de période au sens plutôt chimique : le temps nécessaire pour que la masse diminue de moitié. Transposé dans notre contexte, la période est le temps nécessaire pour quun événement soit disparaisse de la mémoire ou de la conscience des acteurs, soit quil soit transposé dans un champ mythique ou symbolique où il s'inscrit dans un macroprocessus. Sa durée de vie : vingt à trente ans. Au delà, soit lacteur na pas vécu lévénement référencé, soit il en a oublié les caractéristiques pour nen retenir quune dimension essentiellement symbolique.
Un macroprocessus comprenait dans linterprétation initiale que jen donnais tous les enchaînements dhistoires, dévénements et de périodes se situant au delà dune génération : la très longue durée. Construit sur la notion de séquence, il sagit dune série de périodes qui senchaînent et se complètent en remontant à lorigine du processus considéré : le moment fondateur de la société, louverture de la société à de nouveaux échanges, lapparition de nouveaux comportements ou de nouvelles institutions avec la colonisation directe de lAfrique, etc.
Cf. 3 types de macroprocessus exogènes aux effets contemporains en Afrique :
Lenchaînement des périodes sera particulièrement intéressant à exploiter (cf. chapitre 35).
Parallèlement, il est indispensable de mettre en évidence les macroprocessus endogènes qui continuent à produire du lien social par des procédures de parentalisation et de communautarisation, des dispositifs instituants, des structures relationnelles à des échelles différenciées, etc.
Remarque : le processus démergence de " cultures communes " est dautant plus intéressant à explorer. Cf. À la suite des précédents de la culture dioula en Afrique de louest ou de la culture swahili en Afrique de lest, Le Roy a eu loccasion de travailler sur de nouvelles cultures communes émergeant dans un contexte national sur la base dune large de large communication, le wolof au Sénégal, le bambara (bambanan) au Mali, le more au Burkina Dans le domaine de la musique, de la danse et des arts graphiques des processus voisins sont à analyser, avec ce même regard porté sur une création qui peut se situer à égale distance de la tradition africaine et de la modernité occidentale.
Remarque : Le Roy propose enfin dintroduire la notion de megaprocessus, un mégaprocessus étant cette exploration de toute homme à la recherche de ses racines et sa périodisation, qui est de lordre du millénaire.
Le processus, entre enchaînements et contradictions,
transformation et stagnation : le sens de la dynamique sociale
Ne pas confondre processus et changement
Cf. Sally Falk Moore : la société est réorientée par de tels processus, elle se reconstruit constamment entre recopiages et inventions, ruptures et continuités. Il est évident quaucune culture ou société ne se situe totalement ni du côté de la novation, ni dans la tradition. Les sociétés évoluent plus ou moins vite, avec des périodes dimmobilité apparente, des fausses ruptures, bref, toute une alchimie dévolutions et dadaptations pour la compréhension de laquelle lanalyse processuelle peut savérer précieuse.
De même que les échelles doivent semboîter, les processus doivent senchaîner : les micro dans les méso, les méso dans les macroprocessus. Quand des processus de même ordre deviennent contradictoires, cest ladaptation ou le changement qui peut en être compromis, le blocage menaçant si on ne cherche pas, par une négociation favorable, à modifier le sens du processus, à mobiliser un processus adjacent, à modifier linterprétation du blocage en changeant déchelle ou de temporalité Il faut avoir le sens du jeu, que seule lexpérience apporte. N.B. Lentropie qui guette toute société ne serait peut-être que la conséquence dune série de renoncements à exercer sa part de liberté et la dynamique sociale serait cette petite fleur à cultiver soigneusement, entre confusions, renoncements, mobilisation et création ce que le jeu des lois devrait favoriser.
Le code civil au Sénégal ou les limites du mimétisme
Sujet à traiter par une équipe détudiants. cf. pp. 129-130 du livre + Étienne Le Roy, " Le code civil au Sénégal ou le vertige dIcare ", dans J. Vanderlinden (sous la direction de), La réception des systèmes juridiques : implantation et destin, Bruxelles, Bruylant, 1994 : 290-330.
Case SIX " Processus " : Consignes au J3 Avec cette étape du jeu des lois, le jeune joueur juriste risque de rencontrer son chemin de Damas. Si sa formation juridique (par son anhistorisme) bute sur la prise en compte de lhistoire des sociétés comme de lhistoricité singulière des acteurs et de leurs dossiers, le J3 a deux solutions. Soit il passe directement à la case DIX, avec lespoir, souvent chimérique, dy trouver des règles du jeu compatibles avec sa manière de traiter ses matériaux. Soit il constate quil ne peut faire léconomie dune connaissance de lépaisseur des faits sociaux. Il accepte dès lors la pratique des sciences sociales, retourne à la case UN pour relancer pluridisciplinairement le jeu des lois, voire même se convertit à lanthropologie du Droit, même si, il ne faut pas rêver, ce nest pas nécessairement la solution pour tous les juristes. Dans sa pratique professionnelle, le J3 ne doit pas se laisser aveugler par les effets de mode, les idées ou explications qui ne sinscrivent que dans des microprocessus alors que le temps du Droit et de la Justice est dans la longue durée. Inversement, ce nest pas parce quune solution juridico-judiciaire est légitime par son ancienneté que cette très longue durée interdit tout effort dinnovation. Pour aider le J3, le chapitre 23 consacré à " la gestion de la juridicité, entre invention et conservation " lui apportera quelques conseils à condition dêtre parvenu à la case DIX! |
De la confrontation au règlement des conflits
Au sens latin, decisio signifie dans un premier sens " un amoindrissement ", puis en second sens, " laction de trancher une question débattue, la solution, larrangement, laccommodement, la transaction " (Dictionnaire Gaffiot, 1952, 474). Tout choix suppose de renoncer à une part pour un avantage estimé comparativement supérieur.
Les lieux de la décision sont dabord des espaces de confrontation de ces choix, confrontations souvent tensionnelles, parfois mortelles, et cest là où la métaphore de larène avec la mise à mort du taureau voire la mort du toréador, ultime amoindrissement, ou le " jeu du cirque ", simpose à lévidence.
Mais, ces lieux sont aussi le cadre de léchange, de la communication, de la recherche plus ou moins consensuelle de la solution, sur la base dune transaction comme partage des avantages. Ici limage du forum romain simpose. Ce forum, espace libre, donc espace de liberté (de là découle lusage du " for intérieur " quon assimile au tribunal des consciences mais qui est dabord lespace symbolique de la prise de décision en toute liberté, sans autre critère que celle de sa conscience) où sont suspendues certaines contraintes ou obligations liées aux appartenances familiales (les gentes) correspond à trois fonctions : économique comme lieu déchange et de marché, politique comme lieu de rencontre où sont débattues les affaires publiques, judiciaire enfin comme lieu de règlement des conflits pour ce qui concerne le tribunal de la plèbe à Rome et les juridictions du gouverneur dans les villes de province de lempire romain.
Le Roy retient trois idées des usages pré-modernes et modernes du forum ou for :
Première idée : ces lieux sont marqués par leur fonction et donc dune manière ou dune autre, estampillés symboliquement.
Deuxième idée : les lieux de décision sont sous le regard de lautorité (à Rome les fori imperii sont géographiquement situés au pied du Capitole). Or lauctoritas est, à partir de sa racine augere, ce qui augment, ce qui fait croître, ce qui donne sa force à lexercice dun pouvoir. Pas de permanence ni deffectivité du Droit sans autorité : auctoritas, non veritas, facit ius.
Ceci suggère une troisième idée : ces lieux de la décision sont donc porteurs de représentations du politique, représentations qui doivent être abordées dans leurs enchaînements, dans les transcriptions dun registre à un autre selon les enseignements des analyses processuelles et des variations déchelle, du micro-local (où sexprime le rapport entre les genres ou les âges) à lassemblée générale de la Banque mondiale ou du FMI. N.B. cf. Antoine de Baecque : " lautorité politique ne devient en effet légitime que si elle entre en résonance avec des représentations dambition universelle, cosmique même, car la vie politique est surdéterminée par la croyance en de grands récits mythiques ".
Comment mobiliser de tels récits dans une politique réformatrice ? Comment choisir ou restaurer des lieux qui répondent à la plurifonctionnalité du forum romain ? Comment penser le référent judiciaire pour concevoir un règlement des conflits adapté à la complexité du monde, à la pluralité des ordonnancements sociaux et à lurgence de pacifier nos comportements ?
Cf. réponses suivantes :
Aux Comores, de Hautes Autorités Foncières
dans le cadre fédéral et islamique de la République
cf. article de Le Roy, " Six scénarios pour les Comores ", Lappropriation de la terre en Afrique noire, Paris, Karthala, 1991, que nous étudierons dans la troisième partie du cours.
Lesprit de la médiation, entre larbre à palabre et les maisons de justice
Quelle limportance accordée à la spatialisation et à la localisation dans la palabre ?
" La palabre est ( ) mise en scène, mise en ordre et mise en paroles.
( ) La palabre ne se tient pas nimporte où, et le choix du lieu fait déjà lobjet dune mini-palabre, doù laspect hautement symbolique de lespace de la palabre. Lespace de la palabre marque la transformation de létendue en espace. ( ) Un lieu ordinaire sérige ainsi en espace signifiant, se convertit en une arène où saffrontent à travers des hommes le même et lautre, lici et lailleurs. Un lieu signifié en espace est forcément polémique, en ce quil permet de distinguer le sacré par opposition au profane, et le privé comme pendant du public. Dans la palabre, la signification passe dabord par lespace : sy expriment les rapports entre sujets, la loi et linterdit, entre la culture et la nature. " (Bidima 1997 : 10).
Cest dans ce contexte que larbre à palabre comme métaphore du lieu de justice prend tout son sens car " larbre symbolise lenracinement, il surplombe le conflit par le vouloir-vivre ensemble " (Idem : 13). Quand la localisation est une maison (en Afrique centrale) " le lieu de la palabre obéit à la loi du père et indique en creux la prééminence de lidéologie patriarcale " (Idem : 12).
Pour comprendre la distance de ces conceptions avec celles fondant notre conception de la justice en Occident, cf. Nadine et Robert Jacob à propos des maisons de justice de lancienne France :
" le bâtiment de justice de lancienne France assumait une double fonction : judiciaire et carcérale. Les maisons de justice abritaient tout à la fois les liturgies judiciaires à travers lesquelles se déroulaient le procès et les actes de contrainte, emprisonnement et tortures, qui devaient garantir sa bonne marche et le respect de lautorité du juge. La maison de justice constitue donc le lieu où sarticulent laccomplissement par le pouvoir des actes de violence et le théâtre symbolique qui rend sensibles les fins supérieures au nom de quoi il fonde leur légitimité. Son histoire reflète, et probablement de très près, celle de la conquête par les organes de lÉtat en Occident du monopole de lexercice de la contrainte. "
La différence que nous pouvons appréhender derrière les deux descriptions (et quil faut savoir ne pas opposer terme à terme) tient à laccumulation dans lexpérience occidentale de plusieurs ruptures qui se sont ajoutées au fin des siècles : lincidence de la culpabilité dorigine chrétienne, la conception unitaire du Droit et des institutions et surtout, linvention progressive de lÉtat moderne qui, à linstar du Dieu judéo-chrétien, se voudra omnipotent et omniscient. Cest là, dans cette double prétention, quest légitimée la revendication au monopole de la violence et de la contrainte.
Ainsi, les représentations de la justice noffrent-elles rien de commun ni avec la palabre ni avec la médiation et cest une confusion tragique qui ferait considérer la médiation comme " une justice douce " et qui justifierait son contrôle par la justice dans le cadre de la médiation pénale. Violence faite à sa propre violence sous lautorité dun tiers, la médiation nest jamais douce. Surtout, elle nest pas une justice, même de proximité. Elle ne dit pas qui est en faute. Son objet est de concilier ou de réconcilier, de reconstruire le lien par le lieu de la médiation.
Donc équivoque qui pèse sur les lieux que, dans les quartiers sensibles de nos villes, on appelle à nouveau " maisons de justice ". Le tribunal international pour le Rwanda illustre également un autre risque de confusion.
Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda ;
" surveiller et punir " plutôt que pacifier
Le TPIR doit poursuivre un triple objectif : 1) châtier effectivement les auteurs des crimes; 2) mettre fin à limpunité et 3) aider à la réconciliation et au maintien de la paix.
Difficultés avec ce Tribunal :
Ici, nous voyons en uvre un procès doccidentalisation, sous couvert de droits de lhomme, duniversalisme et de principes généraux du Droit. Il faut penser à un règlement de ce crime qui ne soit pas simple règlement de comptes ou imposition dun ordre moral, juridique ou politique.
Pour instaurer une authentique culture de la paix, il faut dabord pouvoir faire son deuil de la violence, faire violence à sa propre violence par la médiation dun tiers, accomplir mentalement et formellement les procédures et les cérémonies des funérailles, bref sinscrire dans lensemble des passages et des ruptures quimplique cette violence inouïe, déjà examinée à loccasion de lholocauste : le fait quon soit condamné à mort pour le simple fait dêtre né juif ou tutsi ou dêtre réputé un mauvais aryen ou un mauvais hutu en prétendant protéger lautre haïssable.
Pour ne sêtre pas préoccupée de cette dimension, pourtant fondamentale (ramenant aux fondements de la vie en société), lintervention internationale sest disqualifiée aux yeux de tous ceux qui, à limage des Arméniens, des Juifs ou des Tziganes, savent quil nest pas de travail de pardon si ce travail ne sexerce pas sur les origines du génocide pour en partager la mémoire et en éviter le retour. Ce qui importe, cest de savoir pourquoi le génocide est advenu, le reste, la condamnation en particulier, est accessoire.
Pour avoir ignoré les cadres cognitifs des Rwandais, leurs formes endogènes de prise en charge de la déviance, pour avoir sous-estimé la capacité de la société à assumer la nécessaire catharsis du génocide, le TPIR est passé à côté de sa mission de pacification, sans même réussir à punir
Case SEPT " Forums " : Consignes au J3 Les lieux de la loi et de la justice sont chargés dune symbolique que le jeune joueur juriste doit apprendre à déchiffrer. Dans son livre, Antoine Garapon détaille la signification des lieux et des acteurs dans ces lieux. Mais ces lieux sont divers et ne sexpliquent pas seulement par les représentations de la justice qui y énonce un ordre " imposé ". En relation avec le chapitre suivant, les lieux prennent des sens différents avec les ordonnancements sociaux quils abritent. Le J3 devra donc traiter en parallèle les données de cette case SEPT avec la case HUIT (ordres sociaux). Sil y a ambiguïté, il devra solliciter les logiques (case QUATRE) à la lumière des échelles spatio-temporelles (case CINQ). Attention enfin à ne pas être victime des apparences. Il y a des espaces (des arènes le plus souvent) qui paraissent des " non lieux " sans signification institutionnelle, ainsi les espaces de lexpertise où sont " mis en état " voire " mis en scène " les arguments et les stratégies qui seront développés devant le magistrat. De ce fait, larène de lexpertise peut se transformer en forum ou en anticiper les contraintes. Par ailleurs, même les lieux dévoués à la pacification sont " polémiques " comme le souligne J.-G. Bidima pour la palabre. |
Lobjet de ce chapitre est dapprofondir cette apparente simplicité (ordres sociaux dans la case HUIT) en passant de la notion dordre à celle dordonnancement. ( ) Cest en revenant à ordonnance et à ordonnateur quon trouve lacception la plus précise de ce que Le Roy souhaite analyser : lidée de mise en ordre, de disposition selon un ordre, à la manière de lordonnateur des pompes funèbres, qui accompagne et dirige les convois, met de lordre dans la violence des sentiments dus à la disparition de lêtre cher.
Lordonnancement social est donc une mise en ordre de la société selon un dispositif particulier, impliquant à la fois un projet et des procédés.
Parce que la notion dordonnancement propose de prendre du champ à légard de celle dordre, tout en lutilisant comme un référent incontournable, il faut évoquer les usages de ce dernier terme. Lordre est entendu ici comme une " relation intelligible entre une pluralité de termes " ou de facteurs. Parmi les applications possibles que désigne le Robert, Le Roy retient les sens suivants :
Lordonnancement est donc non seulement un rangement mais une mise en ordre selon un plan préexistant, avec une finalité, un objectif, un " ordre " à respecter. Quand il ne sagit pas seulement dune pratique individuelle ou dun comportement collectif mais de la mise en conformité dun ensemble vaste et complexe quon appelle la société, on passe nécessairement à un niveau de contraintes qui appelle des régulations ad hoc.
Cest là où émerge le Droit et cest là où nous avons à interroger les juristes.
Les juristes, entre ordre et désordre
Cf. Assier-Andrieu : " lorsquon considère le domaine du droit comme celui de la figuration de lordre social et dune gestion sociale des conflits, on est à nouveau victime dun cadre dualiste, formé à laune de la pensée juridique occidentale, qui sépare la norme de sa sanction, le principe de la pratique, le droit applicable du droit appliqué Dans cette logique, toute transgression de lordre édicté, de la normé proéminente apparaît comme leffet dune pathologie. Ainsi ladministration dune sanction ou la résolution dun litige est dabord perçue comme une remise en ordre, qui rétablit lharmonie de la société en restaurant létat qui a précédé lacte déviant. "
La pensée sauvage des Occidentaux aspire à un retour à un état initial, fait dharmonie et de complétude, létat paradisiaque que décrit le livre de la Genèse dans la Bible.
Autre conséquence : tout ce qui est contraire à la conception de lordre est conçu comme désordre. Ce désordre est non seulement appréhendé comme absence dordre mais comme " rupture de lordre, de la discipline dans un groupe, dans une communauté " renvoyant à la notion danarchie. Le désordre, cest aussi labsence de règle ou de morale, la confusion, lanomie au sens littéral dabsence de loi.
N.B. pour mieux comprendre ce primat de lordre, rappelons également lextrême ancienneté de ces représentations comme un héritage indo-européen : cf. Benveniste : " cest la une des notions cardinales de lunivers juridique et aussi religieux et moral des Indo-Européens : cest lordre qui règle aussi bien lordonnancement de lunivers, le mouvement des astres, la périodicité des saisons et des années que les rapports des hommes et des dieux, enfin des hommes entre eux. Rien de ce qui touche à lhomme, au monde, néchappe à lempire de " lordre ". "
Ce principe dordre a été souvent, jusquà une période récente, associé à la notion dordre juridique, comme moyen (le Droit permettant de conserver ou de garantir un ordre social existant) et comme fin (le Droit, la Constitution au plus simple, étant censé exprimer le projet de société). Ce faisant, la notion dordre juridique absorbe le couple de lordre et du désordre et, au nom du primat de lordre, dissout la place réservée au désordre. Cf. Jacques Chevallier.
La notion dordre offre ainsi un principe de clôture extrêmement prégnant qui interdit tant le pluralisme juridique que la reconnaissance dune juridicité hors de lÉtat, lÉtat étant devenu lordre juridique total intégrant et ramenant à lui tous les autres, son droit, en tant que suprême, étant le seul vrai droit. Ceci peut induire lexclusion, voire la proscription, de tout ce qui lui échappe. N.B. cela nest concevable que dans cette anthropologie particulière que les Occidentaux partagent avec les autres Indo-Européens. Confrontée à dautres anthropologies, cette vision unitaire du Droit et de lorganisation sociale devra être substantiellement enrichie.
Le Roy sefforce déchapper à cette représentation totalisante de lordre en inscrivant son analyse dans les deux couples, ordre/désordre et ordre/conflit, mettant en évidence le rôle homéomorphe du conflit à la fois comme facteur de désordre et comme facteur dun ordre nouveau quand un ancien système doit être remplacé parce quinjuste.
Cf. tableau 6 à la p. 148.
La mise en triangle (conflit, ordre, désordre) révèle les conséquences dun changement de " topique " pour ouvrir les représentations occidentales de lordre à dautres conceptions de la société mais ne prétend pas à luniversalité. La prise en compte de la tradition " indienne " devrait, par exemple, introduire la notion dharmonie, de dharma, au centre de ce triangle.
Cf. connivences avec certaines orientations de la théorie du Droit (van de Kerchove et Ost).
Quatre types idéaux dordonnancements sociaux
N.B. durant les années 1980, les travaux du LAJP dans ce domaine ont privilégié une approche culturaliste plutôt déterministe. Ici Le Roy approfondit et complète les principes de soumission, de différenciation et didentification qui sont à la base de la conception des archétypes selon Michel Alliot, et en spécifie les implications institutionnelles, selon un mode de mise en ordre privilégié pour faire advenir un projet de société particulier. Pour en relativiser les conséquences, il traite ces modèles comme des types idéaux au sens wébérien. Dans chaque cas, il propose une esquisse de la vision du monde en cause pour en déduire les axes de lordonnancement social.
Le principe de soumission et lordonnancement imposé
Les Hébreux, les Chrétiens et les Musulmans, héritiers des trois religions du Livre, partagent la même cosmogonie. Selon Le Roy, cet ordonnancement du monde est imposé par une force extérieure, supérieure, omnipotente et omnisciente. Lorsque, à la suite de la laïcisation des sociétés, cette force sappelle lÉtat puis le marché, ils bénéficieront des mêmes qualifications et pourront prétendre également sapproprier leurs créations.
Le principe de différenciation et lordonnancement négocié
Cf. récit récent choisi par Le Roy pour illustrer le caractère dynamique et adaptatif dune pensée qui pour être mythique nen est pas moins inscrite dans le siècle : une cosmogonie propre à une des Églises syncrétiques congolaises dans le sillage de Simon Kimbangu; inégalité des races noire et blanche, issues dune différenciation qui a changé de sens par la ruse du cadet, blanc et malin comme un sorcier.
Ce récit est construit autour dun principe de différenciation entre races et positions de pouvoir qui résulte non du choix discrétionnaire de Dieu comme dans le récit biblique mais de la lutte et de la ruse puis des inversions de situations quelle autorise dans ce monde chaotique quest le sein de la mère. Le monde est organisé par les acteurs, selon des principes dantériorité (qui fonde le rapport aîné/cadet) et dintériorité. Dieu constate sans pouvoir sinterposer. Il nest quune force parmi dautres forces. Si linjustice qui résulte de cette " sorcellerie " est un leitmotiv de ce texte, la chute du texte confirme la possible réconciliation des Africains avec leur mission initiale et avec lordre originel du monde tel quil était vécu par les deux héros dans le ventre de la mère, avant toute sorcellerie.
Cest donc sur la base de cette " nouvelle " alliance, qui est aussi un nouveau syncrétisme que le mouvement de décolonisation va permettre une libération de lhomme noir et lordonnancement dun nouveau monde, négocié avec Dieu dans lattente dune négociation avec les Blancs.
Antériorité, intériorité, astuce, organisation progressive à partir dun chaos initial et sens du pouvoir sont les principales caractéristiques de cet ordonnancement.
Le principe didentification et lordonnancement accepté
Cf. Chine, quatre siècles avant Jésus-Christ : la pensée confucéenne ou ce que Vandermeersch dénomme lhumanisme confucéen.
Cf. Vandermeersch :
" Dans la Chine archaïque, le gouvernement sopère sans lintermédiaire daucun appareil dÉtat proprement dit, bien que la société ait déjà une dimension véritablement politique, le pouvoir sexerçant directement à travers les structures familio-cultuelles, non sans imprimer à celles-ci de considérables distorsions. ( ) Quant aux services de la maison royale, ils ne sont, comme tels, nullement des organes dexercice du pouvoir mais des organes dassistance à laccomplissement par le roi de ses devoirs religieux et militaires. "
Pour comprendre les bases dune régulation politique sans imposition (au sens judéo-chrétien) ni négociation (au sens précédant que Le Roy nose dire africain), il faut tenter de comprendre la place et le rôle des rites. Parlant du rite et de sa place dans la pensée chinoise, Vendermeersch écrit :
" Le rite, pour elle, nest nullement le résidu formel dun acte vidé de sons sens, mais, inversement, la forme étudiée sur laquelle doit se modeler toute espèce daction sous peine de manquer de conformité au sens des choses, et par suite, de dévier de lordre universel. Traditionnellement, le nom li des rites est assimilé à son homonyme li, la chaussure, par transposition sur le plan de la démarache morale, sur le plan de la conduite de laction, de la nécessité dune forme qui maintienne le pied en le garantissant du risque dentorse dans la démarche physique. "
Par adhésion aux rites, le Chinois adhère aux modèles de conduite et sinscrit dans lordre cosmique, sans mobilisation dinstitutions répressives :
" En Chine, écrit Vandermeersch, la conscience rituelle apparaît comme une mutation de la conscience religieuse sous linfluence de pratiques divinatoires extrêmement développées ( ) Le progrès de la science des devins ( ) conduit ainsi à la découverte, de plus en plus fouillée, dun ordre du monde qui nest pas lordre des fins dune création, mais lordre des correspondances formelles de toutes les configurations spatio-temporelles de la réalité en perpétuelle mutation. ( )
Lordre social résulte de la conformité des structures de la communauté humaine à celles de lunivers, et de la minutieuse adaptation formelle des activités des hommes aux mouvements cosmiques. La tâche du monarque est de maintenir dans leur disposition convenable les structures sociales par une judicieuse collation des investitures, et de donner le modèle de laccomplissement exact de toutes les activités humaines en exécutant sans erreur toutes les cérémonies de la grande liturgie royale. Les rites proprement dits sont les matrices formelles des conduites de toute sorte, établies par les anciens rois assistés des devins, et sur lesquels les hommes doivent en chaque circonstance mouler leur comportement pour agir conformément à lordre des choses, autrement dit à la raison. Cette raison nest pas celle des causes et des effets, mais celle des correspondances formelles entre toutes les réalités qui se trouvent à leur place; son paradigme est la figure des lignes du bloc de jade "
Ce monde qui est réputé incréé, qui a donc toujours existé et qui existera toujours et dont la connaissance repose sur lart des devins ne trouve son sens quorganisé autour de ladhésion de tous à un principe de cohésion qui est aussi de centralité : considéré comme un cinquième point cardinal, la cité interdite où réside lempereur.
N.B. le rite li est toujours préféré au fa, la loi. " La loi pénale a été instituée en principe seulement pour assujettir par intimidation à la loi du ciel ceux qui sont trop frustres ou impies, les gens du peuple, barbares ou les rebelles " et restera, sauf pendant une dynastie, lexception qui confirme la règle dune autodiscipline régulée par les mandarins, les " pères et mères du peuple ".
Cf. également autres textes de Vandermeersch sur le ritualisme en Chine ancienne :
" La société chinoise ancienne était réglée par les rites. Comme cela se peut-il ? Les rites sont définis par Littré comme " lordre des cérémonies qui se pratiquent dans une religion. " Le confucianisme en a fait lordre de toutes les activités qui se poursuivent dans la société, ce qui naturellement donne à la conception chinoise des rites une dimension toute autre que celle à laquelle la réduit la tradition occidentale. Cette autre dimension résulte du changement de plan de la construction rituelle, transféré du plan religieux au plan social dans son ensemble, ainsi que de lélargissement considérable de sa portée, étendue à tous les actes de la vie en société, et du renforcement remarquable de lefficacité des mécanismes quelle comporte, beaucoup plus savamment mis en uvre. Cest là ce qui caractérise le ritualisme chinois, par lequel le sens primitif des rites de la religion est si profondément transformé que les traducteurs occidentaux sont gênés par létroitesse de sens du mot rite, et recherchent pour traduire le mot chinois correspondant, li, des termes à connotation beaucoup plus large comme celui de bienséance ou celui de propriété (au sens de ce qui fait quune conduite est parfaitement appropriée), lesquels ont le grave désavantage de donner lidée de quelque chose dassez insignifiant et vague, alors quen Chine rien nétait plus important et mieux déterminé que les rites.
Dans beaucoup de civilisations relativement primitives, la vie sociale est tout entière placée sous lemprise de la religion. Des rites religieux de serment, de vu, de consécration, de bénédiction, ou autres, entourent les engagements, les échanges, les transactions, marquent le statut des personnes, renforcent les obligations, portant ainsi le respect des règles régissant les rapports sociaux au niveau de la sanction transcendante dune justice surnaturelle. Dans la civilisation occidentale, le droit sest développé à partir de la laïcisation de rites de ce genre. Le ritualisme chinois a suivi une tout autre voie. Il se développe à la suite dun mouvement de retrait de la conscience religieuse refoulée par une sorte de rationalisation cosmologique du monde appuyée sur la spéculation divinatoire. Au lieu dentourer les actes de la vie sociale dun cérémonial religieux, il emprunte à ce cérémonial ses formes, pour en faire jouer les ressorts de pure discipline sociale, abstraction faite de leur finalité transcendante, dans le sens de lordre établi dans la société. Notons quil ne sagit pas de laïcisation à proprement parler : le confucianisme a toujours soigneusement maintenu un fonds de rites religieux ceux des sacrifices au Ciel, à la Terre, aux ancêtres, aux dieux du sol notamment -, nécessaire au ressourcement du ritualisme qui, coupé de ses racines religieuses, se mortifierait en formalisme vide, privé de sincérité. Or la sincérité est essentielle à la philosophie chinoise des rites. Pas plus quil ny a de droit sans bonne foi, il ny a de rites sans accomplissement sincère. Cest que le sens du rite, disent les auteurs, doit, à partir du geste extérieur, pénétrer la conscience de lhonnête homme.
Lextériorisation des actes est nécessaire à leur réglementation sociale. Dans le droit, elle résulte de la forme juridique, analogue à cet égard à la forme rituelle que développe le régime des rites. Mais la forme juridique se saisit de lacte seulement au moment où il prend naissance dans lintention de son auteur, pour en faire alors un acte juridique. Dans le régime des rites, par contre, lartifice de la forme intervient avant toute intention d'agir, en vue de modeler davance lintention elle-même : les formes rituelles sont dabord des formes vides, mises en place dans lapesanteur du pur cérémonial, afin de préformer dans le sens de lordre établi les actes pleins qui seront accomplis dans la pesanteur des activités effectives. Si le régime fonctionne bien, les conduites salignent toutes seules dans le sens voulu, ainsi que le soulignent tous les théoriciens chinois du ritualisme. Aucune contrainte ne sera plus en effet nécessaire au niveau des actes pleins dès lors que le sujet agissant aura complètement intériorisé lordre rituel au niveau des pratiques cérémoniales, assurément très contraignantes, elles, mais dune contrainte qui pour ainsi dire ne pèse pas puisquelle naffecte que des actes vides.
Il va de soir que là où le régime ne fonctionne pas, sagissant notamment dindividus réfractaires à lélévation des murs à laquelle les rites portent les honnêtes gens, la loi pénale sériva. Mais lidéal du confucianisme est celui dune société sans loi pénale, où le bon ordre règne par la seule efficacité des rites. Sur quoi sappui cette efficacité ? Sur le sentiment de honte, disent les auteurs chinois, autrement dit la perte de face. Dans la société ritualiste, le contrôle du respect de lordre établi ne se fait plus, en principe, quà travers limage que chacun donne de sa propre conduite par les rites formels dans lesquels sans cesse il la joue. Par ce jeu, il se donne une face qui lexpose dautant plus entièrement à la censure de tous que les obligations rituelles sont plus minutieusement étendues à toutes les formes dactivité appelées par toutes les sortes de rapports sociaux. Le plein développement du ritualisme, tel que la connu la Chine classique, porte au maximum la pression sociale, ressentie par chacun jusquaux limites du supportable du fait du transfert de la conscience de soi sur le sentiment de la face que favorisent les rites. Cest sous cette formidable pression que le confucianisme a fait régner son ordre moral par les seuls mécanismes des institutions rituelles. " Léon Vandermeersch, Études sinologiques, Paris, PUF, 1994 : 139-141.
Lanarchisme et lordonnancement contesté
Il ne sagit ici ni dun archétype ni dun ordonnancement aussi typé que les précédents mais de la contestation dun ordonnancement à luvre : dun projet comme anti-projet de ce qui existe.
Lentrecroisement des modèles dans la pratique quotidienne
Si les types idéaux ont pu ou, surtout, ont paru sincarner à certains moments dans certaines sociétés, ( ), cest peut-être au prix dun certain strabisme dans le regard, dune contorsion dans lobservation. On est en droit de se demander si une société est ou peut être organisée sur la base dun seul ordonnancement, si sophistiqué soit-il.
( ) Toute recherche historique nouvelle devrait poursuivre dans la voie de la différenciation des modèles de régulation. Ce principe est encore plus vrai pour les sociétés contemporaines. En effet, toutes les sociétés, au nord comme au sud, sont complexes et peuvent comprendre de ce fait plusieurs modèles de régulation, plusieurs ordonnancements sociaux plus ou moins concurrents, donc rendus plus ou moins complémentaires ou hégémoniques. Rendre justice à ces divers ordonnancements, cest retrouver la consigne méthodique de la sociologie juridique. En usant de nos catégories, on constate queffectivement lessentiel de la vie juridique se déroule sous les représentations de lordre accepté, que les différends sont lobjet dordonnancements négociés, plus ou moins explicitement, et que ce nest quexceptionnellement que nous devons transformer nos conflits en litiges, saisir (ou être saisis par) lordonnancement imposé de la justice sanctionnatrice.
Les travaux actuels du LAJP tentent, entre autres, de dégager les corrélations entre ces ordonnancements sociaux et dautres principes dorganisation. En particulier, on associe lordre imposé et lempire de la loi, lordre négocié à celui de la coutume et lordre accepté aux habitus, systèmes de dispositions durables que les Chinois concevaient comme rituellement déterminés.
Un des grands problèmes des sociétés complexes est ainsi de combiner des réponses institutionnelles qui relèvent de modèles dordonnancements sociaux différents. Par exemple, le recours à la médiation pénale paraît une forte bonne chose en responsabilisant certains acteurs et en déchargeant la justice et la police dune répression largement inefficace. Mais la médiation relève, dans sa philosophie, dun ordonnancement négocié et la justice pénale dun ordonnancement imposé. Le mélange des deux ne paraît pas produire deffet immédiatement détonant, mais à terme ? Quelle dévaluation du principe de la négociation et de lordre négocié le recours à la médiation pénale pourra-t-il impliquer, en particulier chez les jeunes ?
Faites le test autour de vous : si votre réaction immédiate à une difficulté inattendue de la vie quotidienne est de dire " je vais faire un procès ", cest que vous êtes intoxiqué(e) par lordonnancement imposé (surdose détatisme) qui a marqué tant votre vie sociale que votre formation juridique. Dans ce cas, un détour par les expériences africaines ou chinoises peut vous donner lidée quil existe dautres manières de régler vos difficultés que par une action contentieuse, en devenant médiateur ou en pratiquant la médiation. De plus il nest pas indispensable daller en Chine ou en Afrique car à Barbès et du côté de la rue de Tolbiac à Paris, ces expériences sont à nos portes. Regardez autour de vous, Paris (comme dautres villes) est une fête
dans la reproduction individuelle et collective
Lenjeu, ce qui peut être gagné ou perdu
Lenjeu est ce qui est mis en jeu, lobjet de la compétition (la mise qui contribue au " pot " attribué au vainqueur) mais aussi le support de conduites qui expriment la maîtrise sociale, le sens du jeu, une culture de gagnant ou de gagneur.
Ce qui est mis en jeu
Tout ne peut pas être mis en jeu. Il y a effectivement des mises ou des paris quaucun fils de famille ne devrait concevoir, même dans la déveine la plus noire. Il y a donc des enjeux inacceptables ou impensables. Il sagit là de bien patrimoniaux dont la gestion (dite de ce fait patrimoniale) suppose, en raison dutilisations à venir, des enjeux différés et non immédiats, selon un statut des ressources déjà identifié. Le joueur doit en effet distinguer, de manière générale, des enjeux immédiats et des enjeux différés, des enjeux matériels et des enjeux symboliques (qui peuvent peser très lourdement dans le choix des mises) et enfin des enjeux explicites et implicites, ceux nous introduisant dans la connaissance du contexte du jeu.
Le contexte du jeu
Chaque mise en jeu seffectue en vertu de règles explicites mais aussi implicites quil convient de pratiquer si on veut en tirer le gain attendu.
Ces enjeux quune société tient pour vitaux
et quà ce titre elle juridicise
Le Roy adopte pour topique (lieu dobservation) la société et non le droit. Il raisonne sur la base dun processus de transpositions de règles sociales en règles juridiques. Il considère comme postulat que " le droit est plus petit que les relations entre les hommes ". Si tous les faits juridiques sont des faits sociaux, tous les faits sociaux ne sont pas juridiques. Mais, devenus juridiques, les faits sont et restent sociaux. En devenant juridiques, les faits sociaux ajoutent le caractère juridique à leur nature sociale mais cette transposition (au sens musical) ne les fait pas changer de nature.
Le Roy, à la suite de Carbonnier, suppose que les faits sociaux deviennent " du Droit " sous le bénéfice dun facteur de " juridicisation ", même sil est réputé fuyant. Le Roy, pour linstant, na pas trouvé de meilleur repère de juridicité que celui de la reproduction de la vie en société. Cf. Pierre Legendre : le Droit serait " lart dogmatique de nouer le social, le biologique et linconscient pour assurer la reproduction de lhumanité ".
Reprenant substantiellement la définition du Droit de M. Alliot, cet accent mis sur la reproduction de lhumanité permet didentifier trois grands registres, vitaux pour la société et relevant à ce titre de la juridicité : la reproduction biologique (la vie transmise ou retirée), la reproduction idéologique (la vie dans son contexte de savoir, de mémoires et de savoir faire) et la reproduction écologique (la vie dans son environnement matériel et en relation avec les autres êtres vivants).
Trois exemples dune reproduction sociale " en jeu "
À LIRE PAR LES ÉTUDIANTS
Mali-sud : lenjeu du référent communautariste dans une politique de développement rural.
Algérie, Sénégal, France : la justice des mineurs face à la différence culturelle.
La mise en examen dune politique pénale.
CASE NEUF " Enjeux " :Consignes au J3 Le jeune joueur juriste doit se demander dans quel pétrin il sest mis en prenant linitiative de participer au jeu des lois. Mais le Droit est un mystère quil faut aborder selon une démarche initiatique. Si cette vérité ne lui est pas familière, le J3 doit retourner en case UN et recommencer, à ses risques et périls, notre grand jeu des lois. Si, inversement, les enjeux biologiques, écologiques et idéologiques de la reproduction socio-juridique ne lui font plus peur, il est prêt, tel Tamino dans La flûte enchantée de Mozart, à la consécratioin dIsis, celle qui, dans lancienne Égypte, aida Osiris à civiliser lhumanité. Pour ce faire, rendez vous dans la case DIX, deuxième partie de louvrage. |
CONCLUSION À LA PREMIÈRE PARTIE
LE SENS DUNE DYNAMIQUE
Nous avons été en face dun mouvement qui nous a amené de la prise en compte du statut des acteurs dans leurs " mondes " particuliers aux enjeux que la société, que chaque société particulière, tient pour vitaux.
Il faut maintenant tenter de comprendre ce que ce mouvement signifie juridiquement.
Une première caractéristique de notre jeu des lois : les divers paramètres constituant les neuf cases de notre jeu sont en interactions ou en rétroactions, tout changement interne dans lun des paramètres induisant immédiatement une adaptation de lensemble des autres paramètres, selon une forme-modèle qui serait, dans le cas du Droit, les conceptions de la reproduction sociale en vigueur ici et maintenant.
Donc, est-ce quon peut penser que ce sont les enjeux que la société tient pour la base de sa reproduction qui sont pour une société le cadre de ses " lois générales " (la juristique, selon Henri Lévi-Bruhl) ?
Ces interactions sont non linéaires et les corrélationis futures entre interactions ne paraissent plus, sur la base des connaissances actuelles de Le Roy, prédictibles. Selon lui, on peut donc expliquer par des lois générales ce qui est déjà advenu mais on doit renoncer à en déduire des prédictions pour le devenir des sociétés. Ceci induit une attitude au mieux probabiliste dans lanalyse des transformations des sociétés.
Les enjeux tenus pour juridiques le sont en vertu de conventions spécifiques, comme un héritage de choix qui peuvent être constamment renégociés et transformés mais aussi adaptés ou reproduits à lidentique. Le jeu est ouvert et répond à un principe itératif, en ce sens quil peut être répété autant de fois quil est nécessaire jusquà ce que la bonne solution, sur la base de lexpérience et du principe essais/erreurs, soit trouvée. Si tout nest pas possible car sil y a un jeu il y a des règles donc des limites, le résultat paraît largement imprévisible, surtout à terme.
Cette imprévisibilité ne signifie pas quil y ait chaos mais induit la généralisation du principe de précaution car les recompositions et la liberté dinnovation sont beaucoup plus grandes que ce que suppose généralement la doctrine juridique et certains praticiens du droit.
N.B. limprévisibilité a une conséquence importante : la sécurité dans les relations juridiques doit être moins trouvée dans le " Droit " comme ensemble de normes générales et impersonnelles susceptibles douvrir droit à réparation ou à sanction en cas de non-respect des clauses contractuelles que dans les relations, dans les pratiques.
La reconnaissance de la place fondamentale des relations dans le Droit suppose de revaloriser le rôle des statu(t)s et des conduites dacteurs là où certains se satisferaient du jeu de mécanismes anonymes et impersonnels. Ceci ne veut pas dire quil faille négliger les ressources juridiques offertes par ce que les sociétés occidentales appellent le droit positif. Ce niveau de rationalisation et dabstraction normative a une fonction déterminante en offrant la possibilité de dégager des catégories juridiques assez générales pour assurer la rapidité et la sûreté des communications, donc des accords de volonté. Mais ce niveau rationnel et abstrait a un fondement dans les actions des joueurs, une pragmatique où les notions de topo-logiques, de logiques, déchelles pour laction et bien entendu les positions et les rôles des acteurs sont aussi déterminants.
Lanthropologue, pas plus que le juriste, ne prétend dire ce quest le Droit mais il affirme que le fait social devient juridique quand, par application dun principe de conversion (que contient la juridicité sur laquelle nous allons argumenter dans la deuxième partie) et dune méthode ad hoc de qualification, il y a un problème de reproduction sociale en cause.
Le champ de lanthropologie du droit = un point de vue sur des relation interpersonnelles et des relations entre des niveaux de signification.
N.B. Se débarrasser des conventions qui lencombrent est lexigence la plus vitale pour le chercheur, juriste ou non. Quant au doute, il est également inhérent à lesprit scientifique. Sortir des certitudes dans lesquelles une société est engoncée reste un défi, un enjeu pour la recherche juridique. Cette attitude dubitative est dautant plus importante quune lecture anthropologique doit être universalisable et que la prise en compte des diverses manières de construire le champ des savoirs dans les différentes traditions oblige à reconsidérer des divisions que nous pouvons tenir pour cardinales dans la tradition occidentale. Cest en particulier le cas de la distinction entre " le Droit " dune part, " la philosophie, la morale, léthique... ", de lautre. cf. exemple du droit, du non-droit en Occident, en Chine, en Afrique. Pour rester fidèle au point de vue anthropologique, pour éviter de retomber dans lopposition entre Droit et non-droit, donc de ce qui est juridique et de ce qui ne lest pas, il faut accepter de se laisser conduire par le jeu et par la solution quil propose.
Le jeu des lois suppose le principe de la complémentarité des différences, et non lopposition des contraires.
Notre jeu suggère que la solution est dans chacun dentre nous, apte à se donner, sur la base dune expérience fondée sur autant de tentatives quil en est nécessaire, les moyens denchaîner les divers facteurs du jeu des lois représentant les contraintes que nous devons, dans la vie quotidienne, affronter et maîtriser si nous voulons rester dans le jeu, cest-à-dire dans la vie, voire en vie.
Lultime prétention du jeu des lois est de répondre à cette proposition : " Non seulement le tout change est la loi générale de la vie, mais ( ) il y a aussi ce qui ne change pas, à savoir la loi générale elle-même : tout change ".
La vie juridique, en tant que vie, est en inlassable adaptation. Le juridique en tant que Droit se voudrait immobile, fonctionnant en temps reconstitué, ce quon appelle parfois le présent historique. Pour résoudre cette contradiction, cf. deuxième partie de louvrage.
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