ANTHROPOLOGIE DU DROIT 3 — LE SENS DU JEU DES LOIS

cours offert à la Faculté de Droit de l'Université de Montréal : DRT 3012 - Anthropologie du droit

AUTOMNE 2001 - JEUDI 13 SEPTEMBRE - 16 H. À 19 H.

Alain Bissonnette

alain.bissonnette4@sympatico.ca

 

 

Introduction

 

I. Questions et éclaircissement portant sur la dernière séance de cours (Le Roy 1999 : 35-104)

 

1ère question (formulée par Kimon Kling) : Lorsque l'on construit un modèle, comment est-il possible d'y inclure des éléments hypothétiques ? Les éléments observables ce n'est pas un problème, par contre le reste il faut l'imaginer. Ainsi, il est fort probable que dû à ma culture, mon éducation et mes expériences, je manque des éléments d'une grande importance diminuant l'efficacité de mon modèle. Comment peut-on contourner ce problème ?

Cette question porte autant sur la construction de l’objet auquel votre modèle a pour mission d’apporter le plus d’éclairage possible que sur le modèle lui-même. Or, comme l’écrivent Bourdieu, Chamboredon et Passeron, le problème de la construction de l’objet ne peut jamais être résolu d’avance et une fois pour toutes. Il en va de même pour la construction du modèle. Il ne faut pas oublier ici qu’une telle démarche s’inscrit dans une problématique préalablement analysée et critiquée par la personne qui construit un modèle permettant d’aller plus loin. Outre les définitions données par Le Roy dans son ouvrage, on peut également se référer à celle-ci : on peut " désigner par modèle tout système de relations entre des propriétés sélectionnées, abstraites et simplifiées, construit consciemment à des fins de description, d’explication ou de prévision et, par là, pleinement maîtrisable ". Le modèle se reconnaît à son pouvoir de rupture et à son pouvoir de généralisation : " épure formelle des relations entre les relations qui définissent les objets construits, il peut être transposé à des ordres de réalité phénoménalement très différents et suggérer par analogie de nouvelles analogies, principes de nouvelles contructions d’objets ". Bourdieu, Chamboderon et Passeron indiquent, enfin, qu’un modèle pur " permet de traiter différentes formes sociales comme autant de réalisations d’un même groupe de transformations et de faire surgir par là des propriétés cachées qui ne se révèlent que dans la mise en relation de chacune des réalisations avec toutes les autres, c’est-à-dire par référence au système complet des relations où s’exprime le principe de leur affinité structurale. "

Afin d’apporter d’autres éclaircissements sur la construction des modèles, je vous renvoie cette fois à un écrit de Claude Lévi-Strauss décrivant en quelques mots la démarche de l’anthropologie structurale :

" Dans son étude sur l’évolution de style du costume féminin, Kroeber s’est attaqué à la mode, c’est-à-dire un phénomène social intimement lié à l’activité inconsciente de l’esprit. Il est rare que nous sachions clairement pourquoi un certain style nous plaît, ou pourquoi il se démode. Or, Kroeber a montré que cette évolution, en apparence arbitraire, obéit à des lois. Celles-ci ne sont pas accessibles à l’observation empirique, et pas davantage à une appréhension intuitive des faits de mode. Elles se manifestent seulement quand on mesure un certain nombre de relations entre les divers éléments du costume. Ces relations sont exprimables sous forme de fonctions mathématiques dont les valeurs calculées, à un moment donné, offrent une base à la prévision [citation omise].

La mode — aspect, pourrait-on croire, le plus arbitraire et contingent des conduites sociales — est donc passible d’une étude scientifique. Or, la méthode esquissée par Kroeber ne ressemble pas seulement à celle de la linguistique structurale : on la rapprochera ultimement de certaines recherches des sciences naturelles, notamment celles de Teissier sur la croissance des crustacés. Cet auteur a montré qu’il est possible de formuler des lois de croissance, à la condition de retenir les dimensions relatives des éléments composant les membres (par exemple, les pinces) plutôt que leurs formes. La détermination de ces relations conduit à dégager des paramètres à l’aide desquels les lois de croissance peuvent être formulées [citation omise]. La zoologie scientifique n’a donc pas pour objet la description des formes animales, telles qu’elles sont intuitivement perçues; il s’agit surtout de définir des relations abstraites mais constantes, où paraît l’aspect intelligible du phénomène étudié.

J’ai appliqué une méthode analogue à l’étude de l’organisation sociale, et surtout des règles du mariage et des systèmes de parenté. Ainsi a-t-il été possible d’établir que l’ensemble des règles de mariage observables dans les sociétés humaines ne doivent pas être classées — comme on le fait généralement — en catégories hétérogènes et diversement intitulées : prohibition de l’inceste, types de mariages préférentiels, etc. Elles représentent toutes autant de façons d’assurer la circulation des femmes au sein du groupe social, c’est-à-dire de remplacer un système de relations consanguines, d’origine biologique, par un système sociologique d’alliance. Cette hypothèse de travail une fois formulée, on n’aurait plus qu’à entreprendre l’étude mathématique de tous les types d’échanges concevables entre n partenaires pour en déduire les règles de mariage à l’œuvre dans les sociétés existantes. Du même coup, on en découvrirait d’autres, correspondant à des sociétés possibles. Enfin on comprendrait leur fonction, leur mode d’opération, et la relation entre des formes différentes.

Or, l’hypothèse initiale a été confirmée par la démonstration — obtenue de façon purement déductive — que tous les mécanismes de réciprocité connus de l’anthropologie classique (c’est-à-dire ceux fondés sur l’organisation dualiste et le mariage par échange entre des partenaires au nombre de 2, ou d’un multiple de 2) constituent des cas particuliers d’une forme de réciprocité plus générale, entre un nombre quelconque de partenaires. Cette forme générale de réciprocité était restée dans l’ombre, parce que les partenaires ne se donnent pas les uns aux autres (et ne reçoivent pas les uns des autres) : on ne reçoit pas de celui à qui l’on donne; on ne donne pas à celui de qui l’on reçoit. Chacun donne à un partenaire et reçoit d’un autre, au sein d’un cycle de réciprocité qui fonctionne dans un seul sens.

Ce genre de structure, aussi important que le système dualiste, avait été parfois observé et décrit. Mis en éveil par les conclusions de l’analyse théorique, nous avons rassemblé et compilé les documents épars qui montrent la considérable extension du système. En même temps, nous avons pu interpréter les caractères communs à un grand nombre de règles du mariage : ainsi la préférence pour les cousins croisés bilatéraux, ou pour un type unilatéral, tantôt en ligne paternelle, tantôt en ligne maternelle. Des usages inintelligibles aux ethnologues sont devenus clairs, dès qu’on les a ramenés à des modalités diverses des lois d’échange. Celles-ci ont pu, à leur tour, être réduites à certaines relations fondamentales entre le mode de résidence et le mode de filiation.

Toute la démonstration dont on a rappelé ci-dessus les articulations principales, a pu être menée à bien à une condition : considérer les règles du mariage et les systèmes de parenté comme une sorte de langage, c’est-à-dire un ensemble d’opérations destinées à assurer, entre les individus et les groupes, un certain type de communication. Que le " message " soit ici constitué par les femmes du groupe qui circulent entre les clans, lignées ou familles (et non, comme dans le language lui-même, par les mots du groupe circulant entre des individus) n’altère en rien l’identité du phénomène considéré dans les deux cas. "

2ième question (formulée par Kimon Kling) : En classe, lorsque je parlais d'un droit englobant qui serait seul responsable de la reproduction de la société (avec une participation minime des autres facteurs), vous avez dit que le droit n'avait pas d'existence seul. Par contre, si on regarde l'Afghanistan ; Allah a transmis la Loi au prophète, qui l'a transmise au peuple. Ainsi le "grand patron" (je crois que c'est le "mollah") ne fait qu'appliquer la Loi d'Allah, sans pouvoir la discuter et encore moins la changer. La Loi s'applique, peu importe si elle conduit le pays au bord du gouffre et menace la reproduction de la société. Dans ce sens, ne peut-on pas dire que la Loi a une existence propre et que les autres acteurs ne jouent qu'un rôle moindre dans le "jeu" ?

La question est absolument fascinante, mais je propose de reporter à plus tard la réponse qu’il convient de tenter ici, non pas pour me dérober, mais parce que je suis persuadé que nous saurons mieux y répondre une fois que nous aurons lu et discuté plus en profondeur du sens du jeu des lois ainsi que des rapports entre le Droit et la Juridicité, tel que nous le propose Étienne Le Roy.

Éclaircissement sur le concept d’habitus : Dans son ouvrage, Étienne Le Roy fait souvent référence aux systèmes de dispositions durables ou habitus théorisés par Pierre Bourdieu. Voici quelques lignes tirées d’un ouvrage de Bourdieu qui devraient vous aider à mieux comprendre ce que désigne ce concept  :

" Les conditionnements associés à une classe particulière de conditions d’existence produisent des habitus, systèmes de dispositions durables et transposables, structures structurées prédisposées à fonctionner comme structures structurantes, c’est-à-dire en tant que principes générateurs et organisateurs de pratiques et de représentations qui peuvent être objectivement adaptées à leur but sans supposer la visée consciente de fins et la maîtrise expresse des opérations nécessaires pour les atteindre, objectivement " réglées " et " régulières " sans être en rien le produit de l’obéissance à des règles, et, étant tout cela, collectivement orchestrées sans être le produit de l’action organisatrice d’un chef d’orchestre [citation omise]. (…)

Si l’on observe régulièrement une corrélation très étroite entre les probabilités objectives scientifiquement construites (par exemple, les chances d’accès à tel ou tel bien) et les espérances subjectives (les " motivations " et les " besoins "), ce n’est pas que les agents ajustent consciemment leurs aspirations à une évaluation exacte de leurs chances de réussite, à la façon dont un joueur qui réglerait son jeu en fonction d’une information parfaite sur ses chances de gain. En réalité, du fait que les dispositions durablement inculquées par les possibilités et les impossibilités, les libertés et les nécessités, les facilités et les interdits qui sont inscrits dans les conditions objectives (et que la science appréhende à travers des régularités statistiques comme les probabilités objectivement attachées à un groupe ou à une classe) engendrent des dispositions objectivement compatibles avec ces conditions et en quelque sorte préadaptées à leurs exigences, avant tout examen, au titre d’impensable, par cette sorte de soumission immédiate à l’ordre qui incline à faire de nécessité vertu, c’est-à-dire à refuser le refusé et à vouloir l’inévitable. Les conditions mêmes de la production de l’habitus, nécessité faite vertu, font que les anticipations qu’il engendre tendent à ignorer la restriction à laquelle est subordonnée la validité de tout calcul des probabilités, à savoir que les conditions de l’expérience n’aient pas été modifiées : à la différence des estimations savantes qui se corrigent après chaque expérience selon des règles rigoureuses de calcul, les anticipations de l’habitus, sortes d’hypothèses pratiques fondées sur l’expérience passée, confèrent un poids démesuré aux premières expériences; ce sont en effet les structures caractéristiques d’une classe déterminée de conditions d’existence qui, à travers la nécessité économique et sociale qu’elles font peser sur l’univers relativement autonome de l’expérience domestique et des relations familiales ou, mieux, au travers des manifestations proprement familiales de cette nécessité externe (forme de la division du travail entre les sexes, univers d’objets, modes de consommation, rapport aux parents, etc.), produisent les structures de l’habitus qui sont à leur tour au principe de la perception et de l’appréciation de toute expérience ultérieure.

Produit de l’histoire, l’habitus produit des pratiques, individuelles et collectives, donc de l’histoire, conformément aux schèmes engendrés par l’histoire; il assure la présence active des expériences passées qui, déposées en chaque organisme sous la forme de schèmes de perception, de pensée et d’action, tendent, plus sûrement que toutes les règles formelles et toutes les normes explicites, à garantir la conformité des pratiques et leur constance à travers le temps. "

 

 

II. Suite de la présentation du sens du jeu des lois (Le Roy 1999 : 105-176)

 

  1. Les échelles spatio-temporelles
  2. de contextualisation du jeu juridique

    La notion d’échelle spatio-temporelle : il s’agit tout d’abord d’une série de référents spatiaux dénommés au plus simple le local, le national, l’international et le mondial. Ces référents spatiaux forment une suite continue et progressive, du local au mondial et du mondial au local, la progression et son inversion étant orientées par des valeurs (ces valeurs sont le primat du développement pour justifier celui de la mondialisation, le primat de la participation pour justifier les politiques de décentralisation et la localisation des projets) produisant des effets particuliers (on évoque ici les démarches up/down, du haut vers le bas, ou bottom up, de la base vers le sommet, qui déterminent les politiques de développement). Enfin, chaque référent exprime un rapport particulier entre un type d’espace, son inscription temporelle et sa représentation socio-politique, ce qui implique à la fois une sélection de statu(t) d’acteurs (1), des processus (6), des systèmes de décisions (forums) (7) et des logiques ou rationalisations pour l’action (4). Incidemment, la démarche permet de mesurer l’action sociale à l’échelle considérée en contextualisant les critères pris en considération.

    Le colloque de Saint Riquier, la matrice spatio-temporelle

    et l’effet d’échelle de Jacob

    La problématique du colloque se référait explicitement à l’échelle locale parce que le collectif de chercheurs s’intéressait à la question foncière dans le contexte des politiques nationales et internationales. À l’échelle locale, il nous paraissait que l’espace était particulièrement disputé, en prenant la dispute au double sens de " discussion " et de " conflit ". L’espace à l’échelle locale fait l’objet d’une confrontation entre des représentations foncières d’origine, d’âge et de portée différentes et ouvrant une dispute comme " lutte d’opinion, confrontation d’arguments entre les acteurs ". Les travaux africanistes antérieurs avaient largement sous-estimé l’incidence des pratiques foncières de ces acteurs locaux en sacrifiant indûment au juridisme (cf. le référent pré-colonial), perdant ainsi une dimension que nous avons jugée essentielle des pratiques foncières.

    Pour réhabiliter le sens de ces pratiques, nous avons élaboré une problématique qui posait que la matière première, la donnée de base n’est pas l’espace mais l’étendue. cf. Pouthier : " Par étendue, j’entends l’espace physique, réalité extérieure à l’homme, située du côté de la nature, objectivable, mesurable, relevant de la géométrie et de l’écologie. L’espace est ce que les hommes construisent à partir de cette matière première en fonction de leurs activités, de leurs techniques, de leur organisation sociale, de leurs projets; il est du domaine de la société, de l’histoire. L’espace peut ainsi être défini comme " étendue socialisée ". Mais aussi comme étendue historicisée : c’est par son histoire qu’une étendue peut accéder au statut d’espace. L’association de l’espace et du temps historique est donc bien décisive dans l’approfondissement des processus de localisation et d’humanisation de la nature.

    La matrice spatio-temporelle

    Pour comprendre les mécanismes de socialisation de cette étendue, nous avions imaginé que l’espace était produit par une sorte de " machine " combinant praxis et logos donc des savoir faire et des savoir penser. L’argumentaire tenait principalement dans le postulat suivant : " En Afrique noire, les mécanismes de la production spatiale sont réductibles à deux grands modèles, représentations simplifiées mais globales des processus d’organisation des rapports sociaux projetés dans l’espace. Ces modèles sont dénommés des matrices spatio-temporelles. La matrice est d’abord un cadre conceptuel permettant de dire l’espace où se projettent les rapports sociaux. Elle est ensuite une " machine ", un principe actif, un transformateur de relations sociales en catégories spatiales. Toute matrice peut, au sein d’un même moule, produire diverses variations de configurations-type que nous dénommons des trames spatiales, définies comme structures spatiales visibles et non seulement comme paysage ".

    À l’époque, il semblait acquis que nous avions en confrontation sur l’étendue du territoire africain deux représentations, deux manières de penser l’espace et les rapports sociaux, l’une géométrique, moderne, capitaliste et fondée sur la propriété privée, l’autre topocentrique, issue du néolithique et valorisant les maîtrises foncières (dites droits d’usage). Il manquait en fait un troisième terme, un troisième type de représentation spatiale appelé " odologique " (propre à une science des cheminements). Cette science des cheminements est manifestement antérieure à la révolution du néolithique, peut-être corrélative de l’homonisation et, d’un point de vue foncier, n’autorise pas à concevoir des droits sur un espace donc encore moins de propriété : le groupe appartient autant au chemin que le chemin au groupe, selon un principe de participation-fusion qui a interpellé Lucien Lévy-Bruhl dans sa Mentalité pré-logique. (lire à cet égard les analyses de José Mailhot et Sylvie Vincent sur les conceptions montagnaises à l’égard du territoire).

    Le colloque de Saint-Riquier s’est également attaché à réaliser une analyse à triple échelle (internationale, nationale et locale) en particularisant les enseignements propres à cette échelle. C’est là où nous avons été amenés à exploiter la métaphore de l’échelle de Jacob pour expliquer l’influence du capitalisme à l’échelle locale, capable de dissoudre progressivement les pratiques foncières endogènes.

    L’échelle de Jacob

    L’échelle de Jacob allant de la terre au ciel, c’est-à-dire du fini à l’infini, illustre l’idée que l’échelle locale n’a pas pour fonction de mesurer l’espace mais d’orienter la dimension spatiale de l’analyse foncière en soulignant bien que son déterminant n’est ni la superficie ni les limites spatiales mais les rapports sociaux nouveaux fondés sur le capitalisme.

    La référence au critère local, quand il est employé, " traduit ainsi une fracture du social en cours de " réduction " à travers des processus de " banalisation planifiée " de l’espace… L’inégal achèvement du processus de domination du capital à l’échelle locale, en ville comme à la campagne, explique que les chercheurs renvoient de cette échelle l’image de situations conflictuelles, contradictoires, ambiguës, voire bâtardes ou anarchiques. Mais, en même temps, le besoin non contestable d’introduire l’échelle locale dans l’analyse naît avec l’insertion imposée et concrète des populations dans le mode de production capitaliste. " L’échelle locale est un nouveau référent explicatif des contradictions rencontrées par la pénétration et la dynamique de l’économie marchande.

    Si la crise des années 1990 a ralenti le processus de généralisation du capitalisme, elle semble ne pas l’avoir modifié puisque les politiques d’ajustement structurel concernant les sociétés africaines ont pour objet une libéralisation de l’économie et une plus grande efficacité des lois du marché. L’effet d’échelle de Jacob devrait ainsi se poursuivre, voire s’intensifier à nouveau.

    Les trois étages de l’économie selon Fernand Braudel

    Cf. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : toute société connaît une organisation à trois étages conçus autour de l’étage central ou intermédiaire de l’économie d’échange :

    " Autant reconnaître qu’il n’y a pas une mais des économies. Celle que l’on décrit de préférence aux autres c’est l’économie dite de marché, entendez là les mécanismes de la production et de l’échange liés aux activités rurales, aux échoppes, aux ateliers, aux boutiques, aux Bourses, aux banques, aux foires et naturellement aux marchés. C’est sur ces réalités claires, " transparentes " même, et sur des processus faciles à saisir qui les animent qu’a commencé le discours constitutif de la science économique. Elle s’est ainsi enfermée, dès le départ, dans un spectacle privilégié, à l’exclusion des autres.

    "  Or une zone d’opacité, souvent difficile à observer faute d’une documentation suffisante, s’étend en dessous du marché : c’est l’activité élémentaire de base que l’on rencontre partout et qui est d’un volume tout simplement fantastique. Cette zone épaisse au ras du sol, je l’ai appelée, faute de mieux, la vie matérielle ou la civilisation matérielle. L’ambiguïté de l’expression est évidente. Mais j’imagine, si ma façon de voir est partagée pour le passé comme elle semble l’être par certains économistes pour le présent, qu’on trouvera, un jour ou l’autre, une étiquette plus adéquate pour désigner cette infra-économie, cette autre moitié informelle de l’activité économique, celle de l’autosuffisance, du troc des produits et des services dans un rayon très court.

    "  D’autre part, au dessus et non plus au dessous de la vaste surface des marchés, se sont élevées des hiérarchies sociales actives : elles faussent l’échange à leur profit, bousculent l’ordre établi; le voulant et même ne le voulant pas expressément, elles créent des anomalies, des " turbulences " et conduisent leurs affaires par des voies très particulières. À cet étage élevé, quelques gros marchands d’Amsterdam au XVIIIè siècle, ou de Gènes au XVIè siècle, peuvent bousculer, au loin, des pans entiers de l’économie européenne voire mondiale. Ainsi, des groupes d’acteurs privilégiés se sont engagés dans des circuits et des calculs que le commun des hommes ignore (…) Cette seconde zone d’opacité qui, au dessus des clartés de l’économie de marché, en est en quelque sorte la limite supérieure, représente pour moi, on le verra, le domaine par excellence du capitalisme. Sans elle, celui-ci est impensable; il s’y loge, il y prospère. " (Braudel, 1986 : 8).

    Cette tripartition qu’exprime synthétiquement le titre de l’ouvrage recoupe largement les distinctions d’Espaces disputés en Afrique noire.

    Le Roy cite à nouveau Braudel et le sens de son ouvrage : "  Ce qu’il offre, c’est un essai pour voir d’ensemble tous ces spectacles des nourritures aux ameublements, des techniques aux villes, et forcément pour délimiter ce qu’est et qu’a été la vie matérielle(…) ". cf. conclusion de méthode de Marcel Mauss dans son célèbre " Essai sur le don ". Pour Le Roy, c’est là un idéal dont il cherche aussi à s’approcher avec son propre " jeu des lois " : " Ce sont ces suites, ces séries, ces longues durées qui ont retenu mon attention : elles dessinent les lignes de fuite et l’horizon de tous les paysages révolus. Elles y introduisent un ordre, supposent des équilibres, dégagent des permanences, ce qu’il y a, en somme, d’à peu près explicable dans ce désordre apparent. "

    De la distinction des échelles à la transposition d’une échelle à l’autre

    Une multiplicité d’échelles spatio-temporelles

    Début des années 1980, Le Roy travaillait avec trois échelles de base, locale, nationale et internationale, en associant à chaque échelle un statut d’acteur et une logique soit :

    Trois échelles et leurs corrélats

    Échelle locale

    Producteurs urbains/ruraux

    Auto-suffisance/subsistance

    Échelle nationale

    Administrateurs/gestionnaires

    Extraction de la rente fiscale

    Échelle internationale

    Coopération/aide financière

    Insertion dans le marché mondial

     

    Plus tard, la plongée dans la réalité de l’urbanisation allait conduire à sérier les données et leurs observations un partant du plus local du local, l’unité de résidence dans l’habitation, donc la chambre ou chambrée partagée avec quelques camarades qui est pour le travailleur dans l’informel, souvent migrant, le cadre de sa socialisation et de son " individuation " (lieu d’expression de son individualité). On obtient ainsi un enchaînement d’unités spatiales avec des fonctions et des status d’acteurs qui produisent des espaces-temps conçus sur la base de topocentres, soit :

    Unités spatiales

    Fonctions

    Acteurs concernés

    Topocentre

           

    chambre

    repos

    individu

    natte

           

    habitation/case

    vie familiale

    ménage

    cuisine

           

    concession

    reproduction élargie

    unités poly-nucléaires

    cour commune

           

    pâté de maison

    aides et échanges

    familles et lignages

    gargote/tablier

           

    quartier administratif

    aspects juridiques

    chefs de famille

    carré chef de quartier

           

    partie de ville

    socialisation

    tous les urbains

    stade/école/dispen-saire

           

    ville

    administration

    gestionnaires

    mairie

           

     

    Pour élémentaires que soient ces représentations d’associations entre unités spatiales, acteurs, fonctions et topocentres, on peut identifier à la fois la spécialisation des échelles et leur cohérence interne. Pour ses habitants, une ville comme Richard Toll (35 000 h.) ou même Thies (160 000 h. à l’époque) s’inscrit encore à l’échelle locale. Celle-ci comprend aussi un hinterland, banlieue ou périphérie, son " pays ", en particulier pour son alimentation en produits vivriers.

    Le véritable changement d’échelle se situe donc au delà du " pays " avec l’arrondissement qui est l’équivalent des anciens cantons. Avec la prise en compte du sous préfet dans le cadre de l’arrondissement puis du préfet dans le cadre du département et enfin du gouverneur pour la région, on fait référence au " buur " qui désigne le chef politique en langue wolof, donc métaphoriquement met en scène l’État. Ainsi, l’échelle nationale à proprement parler en contient trois autres, qui sont des niveaux d’organisation administrative emboîtés, l’arrondissement dans le département, le département dans la région et la région dans l’espace étatique du territoire national.

    À l’échelle internationale, des distinctions sont également opératoires en mettant en évidence des acteurs, des logiques, des ressources très souvent spécifiques. Il faut dans le contexte africain distinguer les relations intracontinentales qui restent encore de l’ordre des relations domestiques et intercontinentales qui sont plus stratégiques en obligeant à regard vers le nord (anciennes puissances coloniales), l’ouest (et Washington où se concentre la puissance des USA et celle de la Banque mondiale) et l’est (en particulier pour les pays musulmans sahéliens dans leurs relations avec les pays pétroliers du golfe persique). Dans les deux cas, il faut en outre introduire les variables du nombre de partenaires (bi, pluri, multi-latéralisme), de la nature des relations (financières, économiques, assistance technique, échanges commerciaux, assistance militaire…). Enfin, à côté des relations institutionnalisées entre les États puis avec le système des Nations unies, il y a tout le système formel privé capitaliste et tout le système informel international (les réseaux commerciaux trans-sahariens par exemple) plus ou moins capitaliste, où apparaît de manière privilégiée l’économie d’échange au sens de Braudel. Retenons au moins les quatre divisions suivantes à l’échelle internationale : bilatérales, sous régionales, continentales, inter-continentales.

    L’échelle mondiale ne s’est concrétisée institutionnellement qu’avec la création du système de Bretton Woods (FMI et Banque mondiale), le système des Nations unies étant un club d’États relevant de l’échelle internationale.

    On est ainsi passé de trois échelles (locale, nationale, internationale) à une vingtaine. Qu’est-ce qui spécifie une échelle et comment passe-t-on d’une échelle à l’autre ?

    La spécificité d’une échelle

    et les conditions d’une transposition d’une échelle à l’autre

    Ce qui caractérise une échelle, c’est la règle des trois unités : unités de temps, de lieu et d’acteurs. N.B. important de préciser les implications des données temporelles et les conséquences de changements démographiques sur les unités spatiales. Par exemple, on peut penser que le passage d’une cité dans la catégorie des villes millionnaires intègre directement dans la sphère mondiale des agglomérations interconnectées.

    Par ailleurs, Le Roy rappelle que les acteurs sont recensés à partir de leurs positions sociales (status) ou, plus exceptionnellement, de leurs positions juridiques (statuts) et qu’on y associe les ressources et les conduites qu’ils mobilisent.

    En conséquence, on peut, tout en restant sur une même étendue, changer d’échelle spatio-temporelle à condition de modifier ses comportements et son statu(t/s), de mobiliser des ressources adaptées aux enjeux spécifiques qui sont poursuivis. Mais, avant toute chose, l’acteur doit reconnaître et expérimenter l’applicabilité de la logique en fonction de laquelle il doit se mouvoir dans le monde nouveau dans lequel il est introduit. Tout changement d’échelle relève de l’initiation, se prépare grâce à une socialisation ou une formation adaptée. Le méconnaître serait une erreur tragique. Mais aussi sous-estimer la diversité des échelles, donc des référents logiques à prendre en considération dans des opérations de développement supposant des changements importants, des investissements coûteux et des aléas de réalisation, relève de la légèreté et de l’inconscience bureaucratique.

    Case CING " Échelles " : Consignes au J3

    Le jeune joueur juriste français a été formé pour pratiquer son art dans un contexte dominé par une législation et un appareil judiciaire conçus à l’échelle nationale et par un système de décisions donc des dossiers qui sont de plus en plus négociés voire réglés à l’échelle européenne, l’expansion de l’influence du droit européen impliquant une négociation de l’application d’une même norme par des acteurs publics aux logiques et cultures juridiques différentes. Les contradictions que le J3 rencontre dans son activité professionnelle sont déjà nombreuses, par exemple parce que le monde des affaires est de plus en plus américanisé et privilégie l’arbitrage alors que les procédures " à la française " restent judiciaires. La formation professionnelle puis l’expérience permettent de trouver des réponses adaptées. En revanche, il est beaucoup plus difficile de se préparer à considérer l’échelle locale comme un lieu pertinent pour le règlement des dossiers, donc en empruntant les voies et moyens de gestion des différends à cette échelle. C’est pourtant la condition d’utiliser pleinement la voie de la médiation. Enfin, un dossier peut combiner des affaires, des acteurs ou des logiques se situant à des échelles différentes. Dans son travail sur le dossier, l’avocat, le juriste d’entreprise ou l’agent d’administration devra combiner ces diverses logiques et l’ensemble des connaissances, théoriques et pratiques, qu’il aura accumulées. Attention, en ignorant la pluralité des échelles spatio-temporelles, aux erreurs de sous-estimation de la divergence des référents logiques ou historiques.

     

     

     

     

  3. Les processus et les trajectoires de la dynamique sociale

Pluralité des temporalités dans le champ du Droit,

de l’histoire et de l’anthropologie juridique

Pour mettre en contraste l’approche plurielle de l’histoire actuelle, rappelons que la démarche juridique s’inscrit sous le signe de l’unité. À l’unité postulée du corpus de Droit correspond l’unité de temporalité, ne serait-ce qu’en raison de cette propriété fondamentale de la philosophie spontanée du juriste d’être " anhistorique ", sans l’histoire, donc hors du temps. (…) S’il est vrai que la philosophie du droit prend en considération une diversité de temporalités, c’est de manière circulaire et successive, non de manière plurielle qui paraît nécessaire actuellement dans ce que Le Roy dénomme le " multijuridisme ".

Dans le champ de l’histoire

L’historien, surtout s’il appartient à l’école des Annales, est familier non seulement de la pluralité des champs, comme pour l’analyse braudélienne de l’économie, mais d’effets de sens particuliers que produisent ces séries sur le plan temporel. En outre, l’historien a depuis longtemps expérimenté les conséquences particulières des changements topiques (de point de vue, d’échelle, d’acteurs).

+ cf. le mode de découpage des temporalités que Braudel opère en trois temps :

"La première (partie) met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure, une histoire lente à couler, à se transformer, faite souvent de retours insistants, de cycles sans cesse recommencés. Je n’ai pas voulu négliger cette histoire-là, presque hors du temps (…)

" Au dessus de cette histoire immobile se distingue une histoire lentement rythmée : on dirait volontiers si l’expression n’avait pas été détournée de son sens plein, une histoire sociale, celle des groupes et des groupements. Comment ces vagues de fond soulèvent-elles l’ensemble de la vie méditerranéenne, voilà ce que je me suis demandé dans la seconde partie du livre (…)

" Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut de l’histoire à la dimension non de l’homme, mais de l’individu, l’histoire événementielle de Paul Lacombe ou de François Simiand : une agitation de surface, les vagues que les marées soulèvent sur leur puissant mouvement. Une histoire à oscillations brèves, rapides, nerveuses. Ultrasensible par définition, le moindre pas met en alerte tous ses instruments de mesure (…) "

Trois histoires donc, toutes différentes et toutes complémentaires, parce que fondées sur des temporalités qui, à la manière d’un filet de pêcheur, rapportent la moisson d’événements que le maillage choisi a permis : gros ou petits poissons, chacun à son usage.

L’anthropologie juridique et l’histoire des institutions africaines

Pendant les années 1980, avec le prince Dika Akwanya Bonambela, Le Roy distinguait trois temporalités en Afrique : le temps des origines, le temps de l’acte et le temps du devenir, chaque temporalité étant associée à une dimension spécifique de la société : la spiritualité au temps des origines, le politique au temps de l’acte et l’économique au temps du devenir qui est le temps de l’accumulation, le temps des greniers. Chacun des acteurs étant inscrit dans ces trois temporalités et partiellement déterminé par elles, un pluralisme temporel était ainsi affirmé. Il correspond à certaines propositions récentes de la théorie du Droit. Cf. Michel van De Kerchove et François Ost, Le système juridique, entre ordre et désordre : où ils distinguent : "  le temps des fondations ou temps de la constitution, le temps atemporel de la doctrine, le temps de la longue durée ou temps coutumier, le temps prométhéen ou temps de la législation et enfin le temps cyclique de l’alternance entre avance et retard ou temps de la jurisprudence. " N.B. cette typologie a été enrichie depuis, cf. F. Ost et M. van de Kerchove, " Pluralisme temporel et changement, les enjeux du droit ", Nouveaux itinéraires en droit, hommage à François Rigaux.

Aujourd’hui, Le Roy ne se satisfait plus de ces distinctions, il les a reprises et approfondies à partir des exigences de l’analyse processuelle.

L’analyse processuelle : prolongements des apports de Sally Falk Moore

L’analyse processuelle selon Sally Falk Moore

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, l’anthropologie est temporellement orientée par l’obligation qui nous est faite de transcender les limites de deux grands modèles toujours prévalants : le modèle évolutionniste fondé sur la notion de progrès d’une part et un modèle développementaliste de l’autre où les sociétés technologiquement développées sont opposées, terme à terme, aux autres sociétés. " Le dilemme de l’anthropologue est qu’appliqués au monde tel qu’il est, ces deux modèles banalisent ces variations particulières dont l’anthropologue se préoccupe et à propos desquelles il a (ou elle a) quelque chose à dire. " (Sally Falk Moore)

" Le projet est maintenant de comprendre la composition de l’hétérogénéité et de la métamorphose, les systèmes ouverts et leurs échelles d’intégration, en vue d’estimer, si possible, la direction et la rapidité d’un processus de changement. Le saut interprétatif consiste à passer de situations observées aux processus historiques en cours, processus dans lesquels les événements observés sont considérés comme des épisodes. " (Sally Falk Moore). Un autre saut conceptuel est de réhabiliter la culture, singulièrement la culture juridique : " Comme Sahlins le dit, le grand défi d’une anthropologie historique n’est pas de savoir comment les événements sont ordonnés par la culture, mais comment, dans ce processus, la culture est réorganisée. " (Sally Falk Moore). Bref, l’objet de l’analyse processuelle est le suivant : " L’analyse processuelle se concentre sur un double problème : le problème de comprendre le présent restitué dans le cours du temps et le problème de développer les moyens d’analyser ces réalités mouvantes en dehors des ressources d’une anthropologie fondée sur les typologies. Une énigme théorique profonde est enchâssée dans cette tâche empirique. " (Sally Falk Moore)

Selon Le Roy, la distinction majeure qui émerge chez Sally Falk Moore est donc celle entre processus à petite échelle construit à partir et en fonction d’un événement, point de départ et référence ensuite dans la construction des " bricolages " et les processus à grande échelle qui sont construit autour de la notion de séquence dont la profondeur historique n’est pas identifiée mais qui pourrait être périodisée. Si les processus à petite échelle sont la matière première de ceux à grande échelle, complémentairement ces derniers gardent la mémoire des événements initiaux et des processus à petite échelle qui leur ont donné naissance.

Des prolongements

Sally Falk Moore ajoute : " quand les échelles extrêmes, la plus grande et la plus petite, sont les seules à être prises en compte et qu’elles sont associées dans une pure construction théorique, une bonne part de ce qui est important a été omis. Dans la recherche de terrain comme dans l’analyse, le besoin de prendre en considération une plus grande variété de niveaux d’organisation et de types de processus intégratifs est patent. "

Le Roy a, pour sa part, introduit une dimension intermédiaire et proposé une requalification des processus entre micro (petit/court), méso (moyen) et macro (grand/gros).

Un microprocessus est fondé sur un événement dont l’effet polarisateur continue à être directement mémorisé par les acteurs. Souvent tragique (un coup d’État, un séisme), parfois ludique (cf. gagner la Coupe du monde de football), l’événement donne sens au microprocessus. Il produit un effet quasi magnétique d’attraction ou de répulsion, de hiérarchisation des affects et des comportements, qu’ils soient politiques, économiques, sociaux… Cet effet de structuration des conduites, sur le plan tactique et surtout stratégique, par cet événement, reste toutefois relatif et contextuel. (…) Un événement n’est jamais exclusif d’autres événements concurrents et qui ne font pas nécessairement l’actualité. Ainsi, le quotidien est fait d’une multiplicité de microprocessus qui s’entrecroisent, entrant en compétition, parfois chez un même acteur et exigeant dès lors des choix, surtout si ces événements se situent dans des " mondes " différents. Le Roy donne un âge de vie de trois à cinq ans maximum à ces microprocessus. Au delà, et si l’événement garde une capacité de mobilisation des acteurs, on entre dans le méso-processus.

Le mésoprocessus est construit sur la notion de période au sens plutôt chimique : le temps nécessaire pour que la masse diminue de moitié. Transposé dans notre contexte, la période est le temps nécessaire pour qu’un événement soit disparaisse de la mémoire ou de la conscience des acteurs, soit qu’il soit transposé dans un champ mythique ou symbolique où il s'inscrit dans un macroprocessus. Sa durée de vie : vingt à trente ans. Au delà, soit l’acteur n’a pas vécu l’événement référencé, soit il en a oublié les caractéristiques pour n’en retenir qu’une dimension essentiellement symbolique.

Un macroprocessus comprenait dans l’interprétation initiale que j’en donnais tous les enchaînements d’histoires, d’événements et de périodes se situant au delà d’une génération : la très longue durée. Construit sur la notion de séquence, il s’agit d’une série de périodes qui s’enchaînent et se complètent en remontant à l’origine du processus considéré : le moment fondateur de la société, l’ouverture de la société à de nouveaux échanges, l’apparition de nouveaux comportements ou de nouvelles institutions avec la colonisation directe de l’Afrique, etc.

Cf. 3 types de macroprocessus exogènes aux effets contemporains en Afrique :

L’enchaînement des périodes sera particulièrement intéressant à exploiter (cf. chapitre 35).

Parallèlement, il est indispensable de mettre en évidence les macroprocessus endogènes qui continuent à produire du lien social par des procédures de parentalisation et de communautarisation, des dispositifs instituants, des structures relationnelles à des échelles différenciées, etc.

Remarque : le processus d’émergence de " cultures communes " est d’autant plus intéressant à explorer. Cf. À la suite des précédents de la culture dioula en Afrique de l’ouest ou de la culture swahili en Afrique de l’est, Le Roy a eu l’occasion de travailler sur de nouvelles cultures communes émergeant dans un contexte national sur la base d’une large de large communication, le wolof au Sénégal, le bambara (bambanan) au Mali, le more au Burkina… Dans le domaine de la musique, de la danse et des arts graphiques des processus voisins sont à analyser, avec ce même regard porté sur une création qui peut se situer à égale distance de la tradition africaine et de la modernité occidentale.

Remarque : Le Roy propose enfin d’introduire la notion de megaprocessus, un mégaprocessus étant cette exploration de toute homme à la recherche de ses racines et sa périodisation, qui est de l’ordre du millénaire.

Le processus, entre enchaînements et contradictions,

transformation et stagnation : le sens de la dynamique sociale

Ne pas confondre processus et changement

Cf. Sally Falk Moore : la société est réorientée par de tels processus, elle se reconstruit constamment entre recopiages et inventions, ruptures et continuités. Il est évident qu’aucune culture ou société ne se situe totalement ni du côté de la novation, ni dans la tradition. Les sociétés évoluent plus ou moins vite, avec des périodes d’immobilité apparente, des fausses ruptures, bref, toute une alchimie d’évolutions et d’adaptations pour la compréhension de laquelle l’analyse processuelle peut s’avérer précieuse.

De même que les échelles doivent s’emboîter, les processus doivent s’enchaîner : les micro dans les méso, les méso dans les macroprocessus. Quand des processus de même ordre deviennent contradictoires, c’est l’adaptation ou le changement qui peut en être compromis, le blocage menaçant si on ne cherche pas, par une négociation favorable, à modifier le sens du processus, à mobiliser un processus adjacent, à modifier l’interprétation du blocage en changeant d’échelle ou de temporalité… Il faut avoir le sens du jeu, que seule l’expérience apporte. N.B. L’entropie qui guette toute société ne serait peut-être que la conséquence d’une série de renoncements à exercer sa part de liberté et la dynamique sociale serait cette petite fleur à cultiver soigneusement, entre confusions, renoncements, mobilisation et création… ce que le jeu des lois devrait favoriser.

Le code civil au Sénégal ou les limites du mimétisme

Sujet à traiter par une équipe d’étudiants. cf. pp. 129-130 du livre + Étienne Le Roy, " Le code civil au Sénégal ou le vertige d’Icare ", dans J. Vanderlinden (sous la direction de), La réception des systèmes juridiques : implantation et destin, Bruxelles, Bruylant, 1994 : 290-330.

Case SIX " Processus " : Consignes au J3

Avec cette étape du jeu des lois, le jeune joueur juriste risque de rencontrer son chemin de Damas. Si sa formation juridique (par son anhistorisme) bute sur la prise en compte de l’histoire des sociétés comme de l’historicité singulière des acteurs et de leurs dossiers, le J3 a deux solutions. Soit il passe directement à la case DIX, avec l’espoir, souvent chimérique, d’y trouver des règles du jeu compatibles avec sa manière de traiter ses matériaux. Soit il constate qu’il ne peut faire l’économie d’une connaissance de l’épaisseur des faits sociaux. Il accepte dès lors la pratique des sciences sociales, retourne à la case UN pour relancer pluridisciplinairement le jeu des lois, voire même se convertit à l’anthropologie du Droit, même si, il ne faut pas rêver, ce n’est pas nécessairement la solution pour tous les juristes.

Dans sa pratique professionnelle, le J3 ne doit pas se laisser aveugler par les effets de mode, les idées ou explications qui ne s’inscrivent que dans des microprocessus alors que le temps du Droit et de la Justice est dans la longue durée. Inversement, ce n’est pas parce qu’une solution juridico-judiciaire est légitime par son ancienneté que cette très longue durée interdit tout effort d’innovation. Pour aider le J3, le chapitre 23 consacré à " la gestion de la juridicité, entre invention et conservation " lui apportera quelques conseils… à condition d’être parvenu à la case DIX!

 

 

  1. Les lieux de la décision : arènes et forums

De la confrontation au règlement des conflits

Au sens latin, decisio signifie dans un premier sens " un amoindrissement ", puis en second sens, " l’action de trancher une question débattue, la solution, l’arrangement, l’accommodement, la transaction " (Dictionnaire Gaffiot, 1952, 474). Tout choix suppose de renoncer à une part pour un avantage estimé comparativement supérieur.

Les lieux de la décision sont d’abord des espaces de confrontation de ces choix, confrontations souvent tensionnelles, parfois mortelles, et c’est là où la métaphore de l’arène avec la mise à mort du taureau voire la mort du toréador, ultime amoindrissement, ou le " jeu du cirque ", s’impose à l’évidence.

Mais, ces lieux sont aussi le cadre de l’échange, de la communication, de la recherche plus ou moins consensuelle de la solution, sur la base d’une transaction comme partage des avantages. Ici l’image du forum romain s’impose. Ce forum, espace libre, donc espace de liberté (de là découle l’usage du " for intérieur " qu’on assimile au tribunal des consciences mais qui est d’abord l’espace symbolique de la prise de décision en toute liberté, sans autre critère que celle de sa conscience) où sont suspendues certaines contraintes ou obligations liées aux appartenances familiales (les gentes) correspond à trois fonctions : économique comme lieu d’échange et de marché, politique comme lieu de rencontre où sont débattues les affaires publiques, judiciaire enfin comme lieu de règlement des conflits pour ce qui concerne le tribunal de la plèbe à Rome et les juridictions du gouverneur dans les villes de province de l’empire romain.

Le Roy retient trois idées des usages pré-modernes et modernes du forum ou for :

Première idée : ces lieux sont marqués par leur fonction et donc d’une manière ou d’une autre, estampillés symboliquement.

Deuxième idée : les lieux de décision sont sous le regard de l’autorité (à Rome les fori imperii sont géographiquement situés au pied du Capitole). Or l’auctoritas est, à partir de sa racine augere, ce qui augment, ce qui fait croître, ce qui donne sa force à l’exercice d’un pouvoir. Pas de permanence ni d’effectivité du Droit sans autorité : auctoritas, non veritas, facit ius.

Ceci suggère une troisième idée : ces lieux de la décision sont donc porteurs de représentations du politique, représentations qui doivent être abordées dans leurs enchaînements, dans les transcriptions d’un registre à un autre selon les enseignements des analyses processuelles et des variations d’échelle, du micro-local (où s’exprime le rapport entre les genres ou les âges) à l’assemblée générale de la Banque mondiale ou du FMI. N.B. cf. Antoine de Baecque : " l’autorité politique ne devient en effet légitime que si elle entre en résonance avec des représentations d’ambition universelle, cosmique même, car la vie politique est surdéterminée par la croyance en de grands récits mythiques ".

Comment mobiliser de tels récits dans une politique réformatrice ? Comment choisir ou restaurer des lieux qui répondent à la plurifonctionnalité du forum romain ? Comment penser le référent judiciaire pour concevoir un règlement des conflits adapté à la complexité du monde, à la pluralité des ordonnancements sociaux et à l’urgence de pacifier nos comportements ?

Cf. réponses suivantes :

Aux Comores, de Hautes Autorités Foncières

dans le cadre fédéral et islamique de la République

cf. article de Le Roy, "  Six scénarios pour les Comores ", L’appropriation de la terre en Afrique noire, Paris, Karthala, 1991, que nous étudierons dans la troisième partie du cours.

L’esprit de la médiation, entre l’arbre à palabre et les maisons de justice

Quelle l’importance accordée à la spatialisation et à la localisation dans la palabre ?

La palabre est (…) mise en scène, mise en ordre et mise en paroles.

(…) La palabre ne se tient pas n’importe où, et le choix du lieu fait déjà l’objet d’une mini-palabre, d’où l’aspect hautement symbolique de l’espace de la palabre. L’espace de la palabre marque la transformation de l’étendue en espace. (…) Un lieu ordinaire s’érige ainsi en espace signifiant, se convertit en une arène où s’affrontent à travers des hommes le même et l’autre, l’ici et l’ailleurs. Un lieu signifié en espace est forcément polémique, en ce qu’il permet de distinguer le sacré par opposition au profane, et le privé comme pendant du public. Dans la palabre, la signification passe d’abord par l’espace : s’y expriment les rapports entre sujets, la loi et l’interdit, entre la culture et la nature. " (Bidima 1997 : 10).

C’est dans ce contexte que l’arbre à palabre comme métaphore du lieu de justice prend tout son sens car " l’arbre symbolise l’enracinement, il surplombe le conflit par le vouloir-vivre ensemble " (Idem : 13). Quand la localisation est une maison (en Afrique centrale) " le lieu de la palabre obéit à la loi du père et indique en creux la prééminence de l’idéologie patriarcale " (Idem : 12).

Pour comprendre la distance de ces conceptions avec celles fondant notre conception de la justice en Occident, cf. Nadine et Robert Jacob à propos des maisons de justice de l’ancienne France :

" … le bâtiment de justice de l’ancienne France assumait une double fonction : judiciaire et carcérale. Les maisons de justice abritaient tout à la fois les liturgies judiciaires à travers lesquelles se déroulaient le procès et les actes de contrainte, emprisonnement et tortures, qui devaient garantir sa bonne marche et le respect de l’autorité du juge. La maison de justice constitue donc le lieu où s’articulent l’accomplissement par le pouvoir des actes de violence et le théâtre symbolique qui rend sensibles les fins supérieures au nom de quoi il fonde leur légitimité. Son histoire reflète, et probablement de très près, celle de la conquête par les organes de l’État en Occident du monopole de l’exercice de la contrainte. "

La différence que nous pouvons appréhender derrière les deux descriptions (et qu’il faut savoir ne pas opposer terme à terme) tient à l’accumulation dans l’expérience occidentale de plusieurs ruptures qui se sont ajoutées au fin des siècles : l’incidence de la culpabilité d’origine chrétienne, la conception unitaire du Droit et des institutions et surtout, l’invention progressive de l’État moderne qui, à l’instar du Dieu judéo-chrétien, se voudra omnipotent et omniscient. C’est là, dans cette double prétention, qu’est légitimée la revendication au monopole de la violence et de la contrainte.

Ainsi, les représentations de la justice n’offrent-elles rien de commun ni avec la palabre ni avec la médiation et c’est une confusion tragique qui ferait considérer la médiation comme " une justice douce " et qui justifierait son contrôle par la justice dans le cadre de la médiation pénale. Violence faite à sa propre violence sous l’autorité d’un tiers, la médiation n’est jamais douce. Surtout, elle n’est pas une justice, même de proximité. Elle ne dit pas qui est en faute. Son objet est de concilier ou de réconcilier, de reconstruire le lien par le lieu de la médiation.

Donc équivoque qui pèse sur les lieux que, dans les quartiers sensibles de nos villes, on appelle à nouveau " maisons de justice ". Le tribunal international pour le Rwanda illustre également un autre risque de confusion.

Le Tribunal Pénal International pour le Rwanda ;

" surveiller et punir " plutôt que pacifier

Le TPIR doit poursuivre un triple objectif : 1) châtier effectivement les auteurs des crimes; 2) mettre fin à l’impunité et 3) aider à la réconciliation et au maintien de la paix.

Difficultés avec ce Tribunal :

Ici, nous voyons en œuvre un procès d’occidentalisation, sous couvert de droits de l’homme, d’universalisme et de principes généraux du Droit. Il faut penser à un règlement de ce crime qui ne soit pas simple règlement de comptes ou imposition d’un ordre moral, juridique ou politique.

Pour instaurer une authentique culture de la paix, il faut d’abord pouvoir faire son deuil de la violence, faire violence à sa propre violence par la médiation d’un tiers, accomplir mentalement et formellement les procédures et les cérémonies des funérailles, bref s’inscrire dans l’ensemble des passages et des ruptures qu’implique cette violence inouïe, déjà examinée à l’occasion de l’holocauste : le fait qu’on soit condamné à mort pour le simple fait d’être né juif ou tutsi ou d’être réputé un mauvais aryen ou un mauvais hutu en prétendant protéger l’autre haïssable.

Pour ne s’être pas préoccupée de cette dimension, pourtant fondamentale (ramenant aux fondements de la vie en société), l’intervention internationale s’est disqualifiée aux yeux de tous ceux qui, à l’image des Arméniens, des Juifs ou des Tziganes, savent qu’il n’est pas de travail de pardon si ce travail ne s’exerce pas sur les origines du génocide pour en partager la mémoire et en éviter le retour. Ce qui importe, c’est de savoir pourquoi le génocide est advenu, le reste, la condamnation en particulier, est accessoire.

Pour avoir ignoré les cadres cognitifs des Rwandais, leurs formes endogènes de prise en charge de la déviance, pour avoir sous-estimé la capacité de la société à assumer la nécessaire catharsis du génocide, le TPIR est passé à côté de sa mission de pacification, sans même réussir à punir…

Case SEPT " Forums " : Consignes au J3

Les lieux de la loi et de la justice sont chargés d’une symbolique que le jeune joueur juriste doit apprendre à déchiffrer. Dans son livre, Antoine Garapon détaille la signification des lieux et des acteurs dans ces lieux. Mais ces lieux sont divers et ne s’expliquent pas seulement par les représentations de la justice qui y énonce un ordre " imposé ". En relation avec le chapitre suivant, les lieux prennent des sens différents avec les ordonnancements sociaux qu’ils abritent. Le J3 devra donc traiter en parallèle les données de cette case SEPT avec la case HUIT (ordres sociaux). S’il y a ambiguïté, il devra solliciter les logiques (case QUATRE) à la lumière des échelles spatio-temporelles (case CINQ). Attention enfin à ne pas être victime des apparences. Il y a des espaces (des arènes le plus souvent) qui paraissent des " non lieux " sans signification institutionnelle, ainsi les espaces de l’expertise où sont " mis en état " voire " mis en scène " les arguments et les stratégies qui seront développés devant le magistrat. De ce fait, l’arène de l’expertise peut se transformer en forum ou en anticiper les contraintes. Par ailleurs, même les lieux dévoués à la pacification sont " polémiques " comme le souligne J.-G. Bidima pour la palabre.

 

  1. Les ordonnancements sociaux

L’objet de ce chapitre est d’approfondir cette apparente simplicité (ordres sociaux dans la case HUIT) en passant de la notion d’ordre à celle d’ordonnancement. (…) C’est en revenant à ordonnance et à ordonnateur qu’on trouve l’acception la plus précise de ce que Le Roy souhaite analyser : l’idée de mise en ordre, de disposition selon un ordre, à la manière de l’ordonnateur des pompes funèbres, qui accompagne et dirige les convois, met de l’ordre dans la violence des sentiments dus à la disparition de l’être cher.

L’ordonnancement social est donc une mise en ordre de la société selon un dispositif particulier, impliquant à la fois un projet et des procédés.

Parce que la notion d’ordonnancement propose de prendre du champ à l’égard de celle d’ordre, tout en l’utilisant comme un référent incontournable, il faut évoquer les usages de ce dernier terme. L’ordre est entendu ici comme une " relation intelligible entre une pluralité de termes " ou de facteurs. Parmi les applications possibles que désigne le Robert, Le Roy retient les sens suivants :

L’ordonnancement est donc non seulement un rangement mais une mise en ordre selon un plan préexistant, avec une finalité, un objectif, un " ordre " à respecter. Quand il ne s’agit pas seulement d’une pratique individuelle ou d’un comportement collectif mais de la mise en conformité d’un ensemble vaste et complexe qu’on appelle la société, on passe nécessairement à un niveau de contraintes qui appelle des régulations ad hoc.

C’est là où émerge le Droit et c’est là où nous avons à interroger les juristes.

 

Les juristes, entre ordre et désordre

Cf. Assier-Andrieu : " … lorsqu’on considère le domaine du droit comme celui de la figuration de l’ordre social et d’une gestion sociale des conflits, on est à nouveau victime d’un cadre dualiste, formé à l’aune de la pensée juridique occidentale, qui sépare la norme de sa sanction, le principe de la pratique, le droit applicable du droit appliqué… Dans cette logique, toute transgression de l’ordre édicté, de la normé proéminente apparaît comme l’effet d’une pathologie. Ainsi l’administration d’une sanction ou la résolution d’un litige est d’abord perçue comme une remise en ordre, qui rétablit l’harmonie de la société en restaurant l’état qui a précédé l’acte déviant. "

La pensée sauvage des Occidentaux aspire à un retour à un état initial, fait d’harmonie et de complétude, l’état paradisiaque que décrit le livre de la Genèse dans la Bible.

Autre conséquence : tout ce qui est contraire à la conception de l’ordre est conçu comme désordre. Ce désordre est non seulement appréhendé comme absence d’ordre mais comme " rupture de l’ordre, de la discipline dans un groupe, dans une communauté " renvoyant à la notion d’anarchie. Le désordre, c’est aussi l’absence de règle ou de morale, la confusion, l’anomie au sens littéral d’absence de loi.

N.B. pour mieux comprendre ce primat de l’ordre, rappelons également l’extrême ancienneté de ces représentations comme un héritage indo-européen : cf. Benveniste : " c’est la une des notions cardinales de l’univers juridique et aussi religieux et moral des Indo-Européens : c’est l’ordre qui règle aussi bien l’ordonnancement de l’univers, le mouvement des astres, la périodicité des saisons et des années que les rapports des hommes et des dieux, enfin des hommes entre eux. Rien de ce qui touche à l’homme, au monde, n’échappe à l’empire de " l’ordre ". "

Ce principe d’ordre a été souvent, jusqu’à une période récente, associé à la notion d’ordre juridique, comme moyen (le Droit permettant de conserver ou de garantir un ordre social existant) et comme fin (le Droit, la Constitution au plus simple, étant censé exprimer le projet de société). Ce faisant, la notion d’ordre juridique absorbe le couple de l’ordre et du désordre et, au nom du primat de l’ordre, dissout la place réservée au désordre. Cf. Jacques Chevallier.

La notion d’ordre offre ainsi un principe de clôture extrêmement prégnant qui interdit tant le pluralisme juridique que la reconnaissance d’une juridicité hors de l’État, l’État étant devenu l’ordre juridique total intégrant et ramenant à lui tous les autres, son droit, en tant que suprême, étant le seul vrai droit. Ceci peut induire l’exclusion, voire la proscription, de tout ce qui lui échappe. N.B. cela n’est concevable que dans cette anthropologie particulière que les Occidentaux partagent avec les autres Indo-Européens. Confrontée à d’autres anthropologies, cette vision unitaire du Droit et de l’organisation sociale devra être substantiellement enrichie.

Le Roy s’efforce d’échapper à cette représentation totalisante de l’ordre en inscrivant son analyse dans les deux couples, ordre/désordre et ordre/conflit, mettant en évidence le rôle homéomorphe du conflit à la fois comme facteur de désordre et comme facteur d’un ordre nouveau quand un ancien système doit être remplacé parce qu’injuste.

Cf. tableau 6 à la p. 148.

La mise en triangle (conflit, ordre, désordre) révèle les conséquences d’un changement de " topique " pour ouvrir les représentations occidentales de l’ordre à d’autres conceptions de la société mais ne prétend pas à l’universalité. La prise en compte de la tradition " indienne " devrait, par exemple, introduire la notion d’harmonie, de dharma, au centre de ce triangle.

Cf. connivences avec certaines orientations de la théorie du Droit (van de Kerchove et Ost).

 

Quatre types idéaux d’ordonnancements sociaux

N.B. durant les années 1980, les travaux du LAJP dans ce domaine ont privilégié une approche culturaliste plutôt déterministe. Ici Le Roy approfondit et complète les principes de soumission, de différenciation et d’identification qui sont à la base de la conception des archétypes selon Michel Alliot, et en spécifie les implications institutionnelles, selon un mode de mise en ordre privilégié pour faire advenir un projet de société particulier. Pour en relativiser les conséquences, il traite ces modèles comme des types idéaux au sens wébérien. Dans chaque cas, il propose une esquisse de la vision du monde en cause pour en déduire les axes de l’ordonnancement social.

Le principe de soumission et l’ordonnancement imposé

Les Hébreux, les Chrétiens et les Musulmans, héritiers des trois religions du Livre, partagent la même cosmogonie. Selon Le Roy, cet ordonnancement du monde est imposé par une force extérieure, supérieure, omnipotente et omnisciente. Lorsque, à la suite de la laïcisation des sociétés, cette force s’appelle l’État puis le marché, ils bénéficieront des mêmes qualifications et pourront prétendre également s’approprier leurs créations.

Le principe de différenciation et l’ordonnancement négocié

Cf. récit récent choisi par Le Roy pour illustrer le caractère dynamique et adaptatif d’une pensée qui pour être mythique n’en est pas moins inscrite dans le siècle : une cosmogonie propre à une des Églises syncrétiques congolaises dans le sillage de Simon Kimbangu; inégalité des races noire et blanche, issues d’une différenciation qui a changé de sens par la ruse du cadet, blanc et malin comme un sorcier.

Ce récit est construit autour d’un principe de différenciation entre races et positions de pouvoir qui résulte non du choix discrétionnaire de Dieu comme dans le récit biblique mais de la lutte et de la ruse puis des inversions de situations qu’elle autorise dans ce monde chaotique qu’est le sein de la mère. Le monde est organisé par les acteurs, selon des principes d’antériorité (qui fonde le rapport aîné/cadet) et d’intériorité. Dieu constate sans pouvoir s’interposer. Il n’est qu’une force parmi d’autres forces. Si l’injustice qui résulte de cette " sorcellerie " est un leitmotiv de ce texte, la chute du texte confirme la possible réconciliation des Africains avec leur mission initiale et avec l’ordre originel du monde tel qu’il était vécu par les deux héros dans le ventre de la mère, avant toute sorcellerie.

C’est donc sur la base de cette " nouvelle " alliance, qui est aussi un nouveau syncrétisme que le mouvement de décolonisation va permettre une libération de l’homme noir et l’ordonnancement d’un nouveau monde, négocié avec Dieu dans l’attente d’une négociation avec les Blancs.

Antériorité, intériorité, astuce, organisation progressive à partir d’un chaos initial et sens du pouvoir sont les principales caractéristiques de cet ordonnancement.

 

Le principe d’identification et l’ordonnancement accepté

Cf. Chine, quatre siècles avant Jésus-Christ : la pensée confucéenne ou ce que Vandermeersch dénomme l’humanisme confucéen.

Cf. Vandermeersch :

Dans la Chine archaïque, le gouvernement s’opère sans l’intermédiaire d’aucun appareil d’État proprement dit, bien que la société ait déjà une dimension véritablement politique, le pouvoir s’exerçant directement à travers les structures familio-cultuelles, non sans imprimer à celles-ci de considérables distorsions. (…) Quant aux services de la maison royale, ils ne sont, comme tels, nullement des organes d’exercice du pouvoir mais des organes d’assistance à l’accomplissement par le roi de ses devoirs religieux et militaires. "

Pour comprendre les bases d’une régulation politique sans imposition (au sens judéo-chrétien) ni négociation (au sens précédant que Le Roy n’ose dire africain), il faut tenter de comprendre la place et le rôle des rites. Parlant du rite et de sa place dans la pensée chinoise, Vendermeersch écrit :

" Le rite, pour elle, n’est nullement le résidu formel d’un acte vidé de sons sens, mais, inversement, la forme étudiée sur laquelle doit se modeler toute espèce d’action sous peine de manquer de conformité au sens des choses, et par suite, de dévier de l’ordre universel. Traditionnellement, le nom li des rites est assimilé à son homonyme li, la chaussure, par transposition sur le plan de la démarache morale, sur le plan de la conduite de l’action, de la nécessité d’une forme qui maintienne le pied en le garantissant du risque d’entorse dans la démarche physique. "

Par adhésion aux rites, le Chinois adhère aux modèles de conduite et s’inscrit dans l’ordre cosmique, sans mobilisation d’institutions répressives :

" En Chine, écrit Vandermeersch, la conscience rituelle apparaît comme une mutation de la conscience religieuse sous l’influence de pratiques divinatoires extrêmement développées (…) Le progrès de la science des devins (…) conduit ainsi à la découverte, de plus en plus fouillée, d’un ordre du monde qui n’est pas l’ordre des fins d’une création, mais l’ordre des correspondances formelles de toutes les configurations spatio-temporelles de la réalité en perpétuelle mutation. (…)

L’ordre social résulte de la conformité des structures de la communauté humaine à celles de l’univers, et de la minutieuse adaptation formelle des activités des hommes aux mouvements cosmiques. La tâche du monarque est de maintenir dans leur disposition convenable les structures sociales par une judicieuse collation des investitures, et de donner le modèle de l’accomplissement exact de toutes les activités humaines en exécutant sans erreur toutes les cérémonies de la grande liturgie royale. Les rites proprement dits sont les matrices formelles des conduites de toute sorte, établies par les anciens rois assistés des devins, et sur lesquels les hommes doivent en chaque circonstance mouler leur comportement pour agir conformément à l’ordre des choses, autrement dit à la raison. Cette raison n’est pas celle des causes et des effets, mais celle des correspondances formelles entre toutes les réalités qui se trouvent à leur place; son paradigme est la figure des lignes du bloc de jade… "

Ce monde qui est réputé incréé, qui a donc toujours existé et qui existera toujours et dont la connaissance repose sur l’art des devins ne trouve son sens qu’organisé autour de l’adhésion de tous à un principe de cohésion qui est aussi de centralité : considéré comme un cinquième point cardinal, la cité interdite où réside l’empereur.

N.B. le rite li est toujours préféré au fa, la loi. "  La loi pénale a été instituée en principe seulement pour assujettir par intimidation à la loi du ciel ceux qui sont trop frustres ou impies, les gens du peuple, barbares ou les rebelles " et restera, sauf pendant une dynastie, l’exception qui confirme la règle d’une autodiscipline régulée par les mandarins, les " pères et mères du peuple ".

Cf. également autres textes de Vandermeersch sur le ritualisme en Chine ancienne :

" La société chinoise ancienne était réglée par les rites. Comme cela se peut-il ? Les rites sont définis par Littré comme " l’ordre des cérémonies qui se pratiquent dans une religion. " Le confucianisme en a fait l’ordre de toutes les activités qui se poursuivent dans la société, ce qui naturellement donne à la conception chinoise des rites une dimension toute autre que celle à laquelle la réduit la tradition occidentale. Cette autre dimension résulte du changement de plan de la construction rituelle, transféré du plan religieux au plan social dans son ensemble, ainsi que de l’élargissement considérable de sa portée, étendue à tous les actes de la vie en société, et du renforcement remarquable de l’efficacité des mécanismes qu’elle comporte, beaucoup plus savamment mis en œuvre. C’est là ce qui caractérise le ritualisme chinois, par lequel le sens primitif des rites de la religion est si profondément transformé que les traducteurs occidentaux sont gênés par l’étroitesse de sens du mot rite, et recherchent pour traduire le mot chinois correspondant, li, des termes à connotation beaucoup plus large comme celui de bienséance ou celui de propriété (au sens de ce qui fait qu’une conduite est parfaitement appropriée), lesquels ont le grave désavantage de donner l’idée de quelque chose d’assez insignifiant et vague, alors qu’en Chine rien n’était plus important et mieux déterminé que les rites.

Dans beaucoup de civilisations relativement primitives, la vie sociale est tout entière placée sous l’emprise de la religion. Des rites religieux de serment, de vœu, de consécration, de bénédiction, ou autres, entourent les engagements, les échanges, les transactions, marquent le statut des personnes, renforcent les obligations, portant ainsi le respect des règles régissant les rapports sociaux au niveau de la sanction transcendante d’une justice surnaturelle. Dans la civilisation occidentale, le droit s’est développé à partir de la laïcisation de rites de ce genre. Le ritualisme chinois a suivi une tout autre voie. Il se développe à la suite d’un mouvement de retrait de la conscience religieuse refoulée par une sorte de rationalisation cosmologique du monde appuyée sur la spéculation divinatoire. Au lieu d’entourer les actes de la vie sociale d’un cérémonial religieux, il emprunte à ce cérémonial ses formes, pour en faire jouer les ressorts de pure discipline sociale, abstraction faite de leur finalité transcendante, dans le sens de l’ordre établi dans la société. Notons qu’il ne s’agit pas de laïcisation à proprement parler : le confucianisme a toujours soigneusement maintenu un fonds de rites religieux — ceux des sacrifices au Ciel, à la Terre, aux ancêtres, aux dieux du sol notamment -, nécessaire au ressourcement du ritualisme qui, coupé de ses racines religieuses, se mortifierait en formalisme vide, privé de sincérité. Or la sincérité est essentielle à la philosophie chinoise des rites. Pas plus qu’il n’y a de droit sans bonne foi, il n’y a de rites sans accomplissement sincère. C’est que le sens du rite, disent les auteurs, doit, à partir du geste extérieur, pénétrer la conscience de l’honnête homme.

L’extériorisation des actes est nécessaire à leur réglementation sociale. Dans le droit, elle résulte de la forme juridique, analogue à cet égard à la forme rituelle que développe le régime des rites. Mais la forme juridique se saisit de l’acte seulement au moment où il prend naissance dans l’intention de son auteur, pour en faire alors un acte juridique. Dans le régime des rites, par contre, l’artifice de la forme intervient avant toute intention d'agir, en vue de modeler d’avance l’intention elle-même : les formes rituelles sont d’abord des formes vides, mises en place dans l’apesanteur du pur cérémonial, afin de préformer dans le sens de l’ordre établi les actes pleins qui seront accomplis dans la pesanteur des activités effectives. Si le régime fonctionne bien, les conduites s’alignent toutes seules dans le sens voulu, ainsi que le soulignent tous les théoriciens chinois du ritualisme. Aucune contrainte ne sera plus en effet nécessaire au niveau des actes pleins dès lors que le sujet agissant aura complètement intériorisé l’ordre rituel au niveau des pratiques cérémoniales, assurément très contraignantes, elles, mais d’une contrainte qui pour ainsi dire ne pèse pas puisqu’elle n’affecte que des actes vides.

Il va de soir que là où le régime ne fonctionne pas, s’agissant notamment d’individus réfractaires à l’élévation des mœurs à laquelle les rites portent les honnêtes gens, la loi pénale sériva. Mais l’idéal du confucianisme est celui d’une société sans loi pénale, où le bon ordre règne par la seule efficacité des rites. Sur quoi s’appui cette efficacité ? Sur le sentiment de honte, disent les auteurs chinois, autrement dit la perte de face. Dans la société ritualiste, le contrôle du respect de l’ordre établi ne se fait plus, en principe, qu’à travers l’image que chacun donne de sa propre conduite par les rites formels dans lesquels sans cesse il la joue. Par ce jeu, il se donne une face qui l’expose d’autant plus entièrement à la censure de tous que les obligations rituelles sont plus minutieusement étendues à toutes les formes d’activité appelées par toutes les sortes de rapports sociaux. Le plein développement du ritualisme, tel que l’a connu la Chine classique, porte au maximum la pression sociale, ressentie par chacun jusqu’aux limites du supportable du fait du transfert de la conscience de soi sur le sentiment de la face que favorisent les rites. C’est sous cette formidable pression que le confucianisme a fait régner son ordre moral par les seuls mécanismes des institutions rituelles. " Léon Vandermeersch, Études sinologiques, Paris, PUF, 1994 : 139-141.

 

L’anarchisme et l’ordonnancement contesté

Il ne s’agit ici ni d’un archétype ni d’un ordonnancement aussi typé que les précédents mais de la contestation d’un ordonnancement à l’œuvre : d’un projet comme anti-projet de ce qui existe.

 

L’entrecroisement des modèles dans la pratique quotidienne

Si les types idéaux ont pu ou, surtout, ont paru s’incarner à certains moments dans certaines sociétés, (…), c’est peut-être au prix d’un certain strabisme dans le regard, d’une contorsion dans l’observation. On est en droit de se demander si une société est ou peut être organisée sur la base d’un seul ordonnancement, si sophistiqué soit-il.

(…) Toute recherche historique nouvelle devrait poursuivre dans la voie de la différenciation des modèles de régulation. Ce principe est encore plus vrai pour les sociétés contemporaines. En effet, toutes les sociétés, au nord comme au sud, sont complexes et peuvent comprendre de ce fait plusieurs modèles de régulation, plusieurs ordonnancements sociaux plus ou moins concurrents, donc rendus plus ou moins complémentaires ou hégémoniques. Rendre justice à ces divers ordonnancements, c’est retrouver la consigne méthodique de la sociologie juridique. En usant de nos catégories, on constate qu’effectivement l’essentiel de la vie juridique se déroule sous les représentations de l’ordre accepté, que les différends sont l’objet d’ordonnancements négociés, plus ou moins explicitement, et que ce n’est qu’exceptionnellement que nous devons transformer nos conflits en litiges, saisir (ou être saisis par) l’ordonnancement imposé de la justice sanctionnatrice.

Les travaux actuels du LAJP tentent, entre autres, de dégager les corrélations entre ces ordonnancements sociaux et d’autres principes d’organisation. En particulier, on associe l’ordre imposé et l’empire de la loi, l’ordre négocié à celui de la coutume et l’ordre accepté aux habitus, systèmes de dispositions durables que les Chinois concevaient comme rituellement déterminés.

Un des grands problèmes des sociétés complexes est ainsi de combiner des réponses institutionnelles qui relèvent de modèles d’ordonnancements sociaux différents. Par exemple, le recours à la médiation pénale paraît une forte bonne chose en responsabilisant certains acteurs et en déchargeant la justice et la police d’une répression largement inefficace. Mais la médiation relève, dans sa philosophie, d’un ordonnancement négocié et la justice pénale d’un ordonnancement imposé. Le mélange des deux ne paraît pas produire d’effet immédiatement détonant, mais à terme ? Quelle dévaluation du principe de la négociation et de l’ordre négocié le recours à la médiation pénale pourra-t-il impliquer, en particulier chez les jeunes ?

Faites le test autour de vous : si votre réaction immédiate à une difficulté inattendue de la vie quotidienne est de dire " je vais faire un procès ", c’est que vous êtes intoxiqué(e) par l’ordonnancement imposé (surdose d’étatisme) qui a marqué tant votre vie sociale que votre formation juridique. Dans ce cas, un détour par les expériences africaines ou chinoises peut vous donner l’idée qu’il existe d’autres manières de régler vos difficultés que par une action contentieuse, en devenant médiateur ou en pratiquant la médiation. De plus il n’est pas indispensable d’aller en Chine ou en Afrique car à Barbès et du côté de la rue de Tolbiac à Paris, ces expériences sont à nos portes. Regardez autour de vous, Paris (comme d’autres villes) est une fête…

 

 

  1. Les enjeux juridiques : ceux qu’une société tient pour vitaux

dans la reproduction individuelle et collective

L’enjeu, ce qui peut être gagné ou perdu

L’enjeu est ce qui est mis en jeu, l’objet de la compétition (la mise qui contribue au " pot " attribué au vainqueur) mais aussi le support de conduites qui expriment la maîtrise sociale, le sens du jeu, une culture de gagnant ou de gagneur.

Ce qui est mis en jeu

Tout ne peut pas être mis en jeu. Il y a effectivement des mises ou des paris qu’aucun fils de famille ne devrait concevoir, même dans la déveine la plus noire. Il y a donc des enjeux inacceptables ou impensables. Il s’agit là de bien patrimoniaux dont la gestion (dite de ce fait patrimoniale) suppose, en raison d’utilisations à venir, des enjeux différés et non immédiats, selon un statut des ressources déjà identifié. Le joueur doit en effet distinguer, de manière générale, des enjeux immédiats et des enjeux différés, des enjeux matériels et des enjeux symboliques (qui peuvent peser très lourdement dans le choix des mises) et enfin des enjeux explicites et implicites, ceux nous introduisant dans la connaissance du contexte du jeu.

Le contexte du jeu

Chaque mise en jeu s’effectue en vertu de règles explicites mais aussi implicites qu’il convient de pratiquer si on veut en tirer le gain attendu.

 

Ces enjeux qu’une société tient pour vitaux

et qu’à ce titre elle juridicise

Le Roy adopte pour topique (lieu d’observation) la société et non le droit. Il raisonne sur la base d’un processus de transpositions de règles sociales en règles juridiques. Il considère comme postulat que " le droit est plus petit que les relations entre les hommes ". Si tous les faits juridiques sont des faits sociaux, tous les faits sociaux ne sont pas juridiques. Mais, devenus juridiques, les faits sont et restent sociaux. En devenant juridiques, les faits sociaux ajoutent le caractère juridique à leur nature sociale mais cette transposition (au sens musical) ne les fait pas changer de nature.

Le Roy, à la suite de Carbonnier, suppose que les faits sociaux deviennent " du Droit " sous le bénéfice d’un facteur de " juridicisation ", même s’il est réputé fuyant. Le Roy, pour l’instant, n’a pas trouvé de meilleur repère de juridicité que celui de la reproduction de la vie en société. Cf. Pierre Legendre : le Droit serait " l’art dogmatique de nouer le social, le biologique et l’inconscient pour assurer la reproduction de l’humanité ".

Reprenant substantiellement la définition du Droit de M. Alliot, cet accent mis sur la reproduction de l’humanité permet d’identifier trois grands registres, vitaux pour la société et relevant à ce titre de la juridicité : la reproduction biologique (la vie transmise ou retirée), la reproduction idéologique (la vie dans son contexte de savoir, de mémoires et de savoir faire) et la reproduction écologique (la vie dans son environnement matériel et en relation avec les autres êtres vivants).

 

Trois exemples d’une reproduction sociale " en jeu "

À LIRE PAR LES ÉTUDIANTS

Mali-sud : l’enjeu du référent communautariste dans une politique de développement rural.

Algérie, Sénégal, France : la justice des mineurs face à la différence culturelle.

La mise en examen d’une politique pénale.

CASE NEUF " Enjeux " :Consignes au J3

Le jeune joueur juriste doit se demander dans quel pétrin il s’est mis en prenant l’initiative de participer au jeu des lois. Mais le Droit est un mystère qu’il faut aborder selon une démarche initiatique. Si cette vérité ne lui est pas familière, le J3 doit retourner en case UN et recommencer, à ses risques et périls, notre grand jeu des lois. Si, inversement, les enjeux biologiques, écologiques et idéologiques de la reproduction socio-juridique ne lui font plus peur, il est prêt, tel Tamino dans La flûte enchantée de Mozart, à la consécratioin d’Isis, celle qui, dans l’ancienne Égypte, aida Osiris à civiliser l’humanité. Pour ce faire, rendez vous dans la case DIX, deuxième partie de l’ouvrage.

 

CONCLUSION À LA PREMIÈRE PARTIE

LE SENS D’UNE DYNAMIQUE

Nous avons été en face d’un mouvement qui nous a amené de la prise en compte du statut des acteurs dans leurs " mondes " particuliers aux enjeux que la société, que chaque société particulière, tient pour vitaux.

Il faut maintenant tenter de comprendre ce que ce mouvement signifie juridiquement.

Une première caractéristique de notre jeu des lois : les divers paramètres constituant les neuf cases de notre jeu sont en interactions ou en rétroactions, tout changement interne dans l’un des paramètres induisant immédiatement une adaptation de l’ensemble des autres paramètres, selon une forme-modèle qui serait, dans le cas du Droit, les conceptions de la reproduction sociale en vigueur ici et maintenant.

Donc, est-ce qu’on peut penser que ce sont les enjeux que la société tient pour la base de sa reproduction qui sont pour une société le cadre de ses " lois générales " (la juristique, selon Henri Lévi-Bruhl) ?

Ces interactions sont non linéaires et les corrélationis futures entre interactions ne paraissent plus, sur la base des connaissances actuelles de Le Roy, prédictibles. Selon lui, on peut donc expliquer par des lois générales ce qui est déjà advenu mais on doit renoncer à en déduire des prédictions pour le devenir des sociétés. Ceci induit une attitude au mieux probabiliste dans l’analyse des transformations des sociétés.

Les enjeux tenus pour juridiques le sont en vertu de conventions spécifiques, comme un héritage de choix qui peuvent être constamment renégociés et transformés mais aussi adaptés ou reproduits à l’identique. Le jeu est ouvert et répond à un principe itératif, en ce sens qu’il peut être répété autant de fois qu’il est nécessaire jusqu’à ce que la bonne solution, sur la base de l’expérience et du principe essais/erreurs, soit trouvée. Si tout n’est pas possible car s’il y a un jeu il y a des règles donc des limites, le résultat paraît largement imprévisible, surtout à terme.

Cette imprévisibilité ne signifie pas qu’il y ait chaos mais induit la généralisation du principe de précaution car les recompositions et la liberté d’innovation sont beaucoup plus grandes que ce que suppose généralement la doctrine juridique et certains praticiens du droit.

N.B. l’imprévisibilité a une conséquence importante : la sécurité dans les relations juridiques doit être moins trouvée dans le " Droit " comme ensemble de normes générales et impersonnelles susceptibles d’ouvrir droit à réparation ou à sanction en cas de non-respect des clauses contractuelles que dans les relations, dans les pratiques.

La reconnaissance de la place fondamentale des relations dans le Droit suppose de revaloriser le rôle des statu(t)s et des conduites d’acteurs là où certains se satisferaient du jeu de mécanismes anonymes et impersonnels. Ceci ne veut pas dire qu’il faille négliger les ressources juridiques offertes par ce que les sociétés occidentales appellent le droit positif. Ce niveau de rationalisation et d’abstraction normative a une fonction déterminante en offrant la possibilité de dégager des catégories juridiques assez générales pour assurer la rapidité et la sûreté des communications, donc des accords de volonté. Mais ce niveau rationnel et abstrait a un fondement dans les actions des joueurs, une pragmatique où les notions de topo-logiques, de logiques, d’échelles pour l’action et bien entendu les positions et les rôles des acteurs sont aussi déterminants.

L’anthropologue, pas plus que le juriste, ne prétend dire ce qu’est le Droit mais il affirme que le fait social devient juridique quand, par application d’un principe de conversion (que contient la juridicité sur laquelle nous allons argumenter dans la deuxième partie) et d’une méthode ad hoc de qualification, il y a un problème de reproduction sociale en cause.

Le champ de l’anthropologie du droit = un point de vue sur des relation interpersonnelles et des relations entre des niveaux de signification.

  1. On doit tout d’abord prendre en compte le champ des relations entre les acteurs dans le contexte de la société pour identifier les rapports sociaux qui constituent " le Droit " à un moment donné. En fait, le Droit traduit dans le registre des relations entre les choses les rapports entre les personnes qu’il considère comme autorisant la reproduction de la société (cf. l’exemple de la propriété dans le C.C.).

  1. Il y a aussi à comprendre la dynamique du Droit dans ce rapport, ce jeu (au sens d’une articulation) entre le niveau de l’abstraction normative et le niveau de la pragmatique, tout blocage entre ces deux niveaux impliquant une paralysie progressive de la vie juridique.

N.B. Se débarrasser des conventions qui l’encombrent est l’exigence la plus vitale pour le chercheur, juriste ou non. Quant au doute, il est également inhérent à l’esprit scientifique. Sortir des certitudes dans lesquelles une société est engoncée reste un défi, un enjeu pour la recherche juridique. Cette attitude dubitative est d’autant plus importante qu’une lecture anthropologique doit être universalisable et que la prise en compte des diverses manières de construire le champ des savoirs dans les différentes traditions oblige à reconsidérer des divisions que nous pouvons tenir pour cardinales dans la tradition occidentale. C’est en particulier le cas de la distinction entre " le Droit " d’une part, " la philosophie, la morale, l’éthique... ", de l’autre. cf. exemple du droit, du non-droit en Occident, en Chine, en Afrique. Pour rester fidèle au point de vue anthropologique, pour éviter de retomber dans l’opposition entre Droit et non-droit, donc de ce qui est juridique et de ce qui ne l’est pas, il faut accepter de se laisser conduire par le jeu et par la solution qu’il propose.

Le jeu des lois suppose le principe de la complémentarité des différences, et non l’opposition des contraires.

Notre jeu suggère que la solution est dans chacun d’entre nous, apte à se donner, sur la base d’une expérience fondée sur autant de tentatives qu’il en est nécessaire, les moyens d’enchaîner les divers facteurs du jeu des lois représentant les contraintes que nous devons, dans la vie quotidienne, affronter et maîtriser si nous voulons rester dans le jeu, c’est-à-dire dans la vie, voire en vie.

L’ultime prétention du jeu des lois est de répondre à cette proposition : " Non seulement le tout change est la loi générale de la vie, mais (…) il y a aussi ce qui ne change pas, à savoir la loi générale elle-même : tout change ".

La vie juridique, en tant que vie, est en inlassable adaptation. Le juridique en tant que Droit se voudrait immobile, fonctionnant en temps reconstitué, ce qu’on appelle parfois le présent historique. Pour résoudre cette contradiction, cf. deuxième partie de l’ouvrage.

 

 

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