ANTHROPOLOGIE DU DROIT 4 LE SENS DU JEU DES LOIS
cours offert à la Faculté de Droit de l'Université de Montréal : DRT 3012 - Anthropologie du droit
AUTOMNE 2001 JEUDI 20 SEPTEMBRE - 16 H. À 19 H.
Alain Bissonnette
alain.bissonnette4@sympatico.ca
Introduction
I. Éclaircissements sur les modèles construits par lanthropologue du droit, et le rapport de ce dernier aux pratiques des acteurs quil analyse
Dès son introduction générale, Le Roy (1999 : 33) précise immédiatement qu"[i]l convient ( ) non seulement de toujours préciser les limites du modèle ( ) sur lequel on travaille mais la position que lon adopte par rapport aux conditions dobservation, danalyse et de comparaison. Lobservateur appartenant, selon une expression dEdgar Morin, aux conditions de lobservation, toute recherche anthropologique est initialement une topologie : cest par lélucidation de sa position à légard des acteurs et de leurs relations que souvre maintenant toute démarche anthropologique. Cest aussi à laune des pratiques des acteurs quil convient dapprécier leurs rapports au Droit. "
Ce qui ramène encore une fois à la nécessaire construction dun modèle et de la rupture que suppose une telle construction par rapport aux faits tels quils sont observés par les acteurs eux-mêmes. À cet égard, Pierre Bourdieu fait appel aux opérations inaugurales par lesquelles Ferdinand de Saussure a construit lobjet de la linguistique pour nous aider à bien saisir les présupposés de lobjectivisme :
" Poser, comme le fait Saussure, que le médium véritable de la communication nest pas la parole comme donnée immédiate considérée dans sa matérialité observable mais la langue comme système de relations objectives qui rend possibles et la production du discours et son déchiffrement, cest opérer un renversement complet des apparences en subordonnant à un pur constructum, dont il nest pas dexpérience sensible, la matière même de la communication, ce qui se donne comme le plus visible et le plus réel. Conscient de la rupture paradoxale avec lexpérience doxique quimplique la thèse fondamentale du primat de la langue ( ), Saussure remarque bien que tout incline à croire que la parole est " la condition de la langue " : en effet, outre que la langue ne peut être appréhendée en dehors de la parole, lapprentissage de la langue se fait par la parole et la parole est à lorigine des innovations et des transformations de la langue. Mais il observe aussitôt que les deux processus invoqués nont de priorité que chronologique et que la relation sinverse dès que lon quitte le terrain de lhistoire individuelle et collective pour sinterroger sur les conditions logiques du déchiffrement : de ce point de vue, la langue, en tant que médium qui assure lidentité des associations de sons et de sens opérés par les interlocuteurs et, par là, la compréhension mutuelle, est première, en tant que condition de lintelligibilité de la parole. Saussure qui professe ailleurs que " le point de vue crée lobjet ", désigne ici très clairement le point de vue auquel il faut se situer pour produire " lobjet propre " de la nouvelle science structurale : on ne peut faire de la parole le produit de la langue que si et seulement si on se situe dans lordre logique de lintelligibilité. " (Bourdieu 1980 : 51-52, souligné par nous)
Ceci étant dit, Bourdieu souligne quil convient de bien établir la différence qui simpose entre le rapport théorique au modèle et le rapport pratique aux pratiques qui est celui des acteurs :
" Se situer dans lordre de lintelligibilité comme le fait Saussure, cest adopter le point de vue du " spectateur impartial " qui, attaché à comprendre pour comprendre, est porté à mettre cette intention herméneutique au principe de la pratique des agents, à faire comme sils se posaient les questions quil se pose à leur propos. ( ) Faute dune théorie de la différence entre le rapport purement théorique au langage de celui qui, comme lui, na rien dautre à faire du langage que de le comprendre et le rapport pratique au langage de celui qui, attaché à comprendre pour agir, se sert du language en vue de fins pratiques, juste assez pour les besoins de la pratique et dans les limites de lurgence pratique, le grammairien est enclin à traiter tacitement le langage comme un objet autonome et autosuffisant, cest-à-dire comme finalité sans fin, sans autre fin, en tout cas, que dêtre interprété, à la façon de luvre dart. " (Bourdieu 1980 : 53, souligné par nous)
Bourdieu propose en conséquence aux anthropologues dobjectiver leur propre rapport à lobjet, soit " celui de létranger qui doit se donner le substitut de la maîtrise pratique sous la forme dun modèle objectivé : les généalogies et autres modèles savants sont au sens de lorientation sociale qui rend possible le rapport dimmanence immédiate au monde familier ce quune carte, modèle abstrait de tous les itinéraires possibles, est au sens pratique de lespace ( ) " (Bourdieu 1980 : 58, souligné par nous).
Et il souligne que, dans le domaine des relations de parenté, les relations logiques dégagées par les anthropologues nont pas pour les acteurs eux-mêmes lautonomie que la tradition structuraliste leur accorde par rapport aux déterminants économiques : " [L]es relations logiques de parenté, ( ), nexistent sur le mode pratique que par et pour les usages officiels et officieux quen font des agents dautant plus enclins à les maintenir en état de fonctionnement et à les faire fonctionner plus intensément ( ) quelles remplissent actuellement ou virtuellement des fonctions plus indispensables, quelles satisfont ou peuvent satisfaire des intérêts (matériels ou symboliques) plus vitaux. " (Bourdieu 1980 : 59-60).
Paraphrasant maintenant Bourdieu (1980 : 61, note 9 in fine), on peut affirmer quon ne peut rendre raison complètement de la structure dun corpus " juridique " et des transformations qui laffectent au cours du temps par une analyse strictement interne ignorant les fonctions quil remplit dans les relations de compétition ou de conflit pour le pouvoir économique ou symbolique.
II. Suite de la présentation du sens du jeu des lois (Le Roy 1999 : 177-236)
Deuxième partie
Des règles du jeu social au jeu des règles de la vie en société :
Droit et juridicité
Introduction à la deuxième partie
Trois réflexions dordre problématique et épistémique :
Du " jeu, paradigme pour le droit " au Droit, paradigme du jeu social
Une inversion de topique qui demande à être expliquée
Linversion proposée par Le Roy est une application du principe de méthode anthropologique que Louis Dumont affichait à propos de léconomie et du comparatisme : i.e. un refus de la compartimentation que notre société propose; un refus de chercher dans le droit le sens de la totalité sociale et, au contraire, une volonté de chercher dans la totalité sociale le sens de ce qui est chez nous et pour nous juridique (le droit). Donc, Le Roy considère la société comme le point de départ et lhorizon (lalpha et loméga) de toute réflexion et il cherche à expliquer le Droit dans sa contribution au grand jeu de la vie en société, à la fois comme produit social et producteur de socialité.
Cest en cela que le projet de Le Roy est à la fois lopposé et le complément de louvrage de François Ost et Michel van de Kerchove
Le Roy souhaite exploiter les apports les plus significatifs de cet ouvrage notamment en passant de la singularité de la représentation occidentale du Droit à quelque chose qui aspire à une plus grande généralité. N.B. le fait que " le Droit " soit une construction autonome à laquelle on pourrait prêter une efficacité propre nest pas reconnu hors de la tradition et du mode de penser qui lui a donné naissance (soit en Occident). Dans dautres traditions, africaines ou asiatiques, mais aussi dans des domaines particuliers de la vie juridique de nos sociétés (dans la justice des mineurs, par exemple), le Droit nest pas indépendant des rapports sociaux dans lesquels il reste enchâssé.
Le Droit ne peut être considéré comme un topo-centre, le point de départ dune démarche scientifique ne peut être que la société.
Des arguments pour traiter le droit
comme paradigme de la vie en société
2 pistes prometteuses :
Cette double dimension pourrait introduire à une relation plus opérante entre la complexité et la juridicité et, en particulier, ouvrir sur une anthropologie du procès (pénal) comme fait social total.
Conséquences et propositions :
Une homéopathie juridique : le Droit entre trop et trop peu
On peut en matière médicale traiter le mal par le mal à condition de respecter la dose prescrite. Selon Le Roy, linéluctable multiplication des émetteurs de normes oblige lÉtat à réduire sa propre production sil veut rester crédible. Le Roy interroge en outre la crédibilité de lÉtat à travers le non respect quil fait de son Droit.
La production de ladministration, si elle est formellement juridique du fait de la hiérarchie des actes administratifs, est-elle substantiellement du Droit ? Le Roy craint que non si on y applique le critère discriminant proposé par Pierre Legendre selon lequel le Droit est lart dogmatique de nouer le social, le biologique et linconscient pour assurer la reproduction de lhumanité.
Le Roy, pour sa part, distingue entre les principes normatifs qui conduisent aux choix de politique (le droit principiel) et les applications particulières qui peuvent être confiées à des autorités et dont on doit simplement déterminer les procédures de travail, de prise de décision et les possibilités de recours (le droit processuel).
Selon Le Roy, cette mise au clair de la production normative en fonction du signe diacritique du Droit proposé par Legendre dans le critère de la " reproduction de lhumanité ", donc de la société, devrait réduire la prétention de lÉtat à tout encadrer pour redonner au législateur la fonction première de poser les principes de politique juridique et à lexécutif la fonction den concrétiser les objectifs en choisissant les moyens appropriés.
Labandon des obligations de lÉtat à lencontre des citoyens, donc loubli des valeurs communes de responsabilité et de reconnaissance mutuelle fondant lefficacité du partenariat entre lÉtat et la société civile, invalide le Droit. Face à de telles situations, la question de la légitimité du Droit ne trouvera de réponse que si on envisage le Droit comme assurant ces armistices sociaux répondant à un projet de société conforme aux exigences du contexte plus général et privilégiant sans doute un ordonnancement négocié et une participation responsable des acteurs-citoyens.
La juridicité : attribut, critère, propriété ?
Cf. Jean Carbonnier : la juridicité est la ligne de partage entre le droit et le social juridique, le caractère hypothétique par lequel les règles de droit peuvent être mises à part de lensemble des règles de conduite sociale.
Le Roy voit dans le concept de juridicité un outil de spécification du " champ juridique " distinct à la fois du droit et du social non juridique.
Il refuse de senfermer dans lune ou lautre des déterminations de la juridicité comme attribut, critère ou propriété, mais il fait dabord les affirmations suivantes (quil développera dans autant de chapitres) pour revenir ensuite à la question de la juridicité :
1. Le Droit tripode
Cf. histoire de la redécouverte par Le Roy de la coutume, histoire exemplaire p.c.q. elle la conduit à passer de létude des sources juridiques à celles des fondements du Droit en suivant les propositions de Bourdieu dans Le sens pratique pour faire de lhabitus le troisième fondement du Droit, avec les normes/règles générales ou impersonnelles (" les lois ") dune part, les modèles " coutumiers " de conduites et de comportements de lautre.
De ce fait, le Droit est tripode, et Le Roy en examine les implications dans ce chapitre. Il dessinera, enfin, la diversité et la variabilité des montages des trois fondements du Droit.
La coutume : petite histoire dune redécouverte personnelle
Apprendre à se poser les questions quimplique lobjet de la recherche nest pas si simple quil y paraît tant certaines questions sont convenues et paraissent " réglées " définitivement. Mais ce sont ces problèmes les mieux cadenassés qui peuvent apparaître les plus féconds à réexaminer quand les conditions institutionnelles nouvelles font apparaître les contraintes particulières qui ont produit tantôt un " classement sans suite ", tantôt une " clôture de dossier ", voire comme le disent les juristes musulmans, " une fermeture des portes de leffort ".
Selon Le Roy, lobjet des recherches des anthropologues du droit comprend la totalité du tripode juridique, donc la " loi " au même titre que la coutume et lhabitus, mais surtout leurs rapports mutuels.
Pour le sort de la coutume en France : cf. Poumarède. Est-ce vrai au Canada ? Cf. les peuples autochtones
Avec laffirmation du Droit de lÉtat se met en place un processus de dénaturation, de domestication, denglobement, qui vise à lexclusion de la coutume de la vie juridique au moins dans le domaine du Droit savant.
Si la coutume est, selon lexigence denglobement, une source du droit, cest une source très secondaire qui doit répondre à des critères qui sont le contraire de ceux qui sont associés à la loi comme manifestation écrite d'une volonté souveraine : un élément matériel pour compenser linfériorité de loralité (" la coutume implique des comportements suffisamment répandus dans lespace et anciens dans le temps ") et un élément psychologique, " populaire ", qui a dautant plus heurté les juristes que " cette opinio juris pourrait être une manifestation parmi dautres de la puissance de limaginaire dans la formation du Droit ".
Cest un détour par lAfrique qui, par la brutalité et la brièveté du processsus, va mettre en évidence ce que les historiens des institutions ont quelque difficulté à étalonner en Europe : que la rédaction soit la mise à mort de la coutume. Cf. parallèle entre le processus colonial et néo-colonial de codification en Afrique et le précédent de la monarchie française :
Les rédactions et plus particulièrement les réformations furent autant doccasions dinstiller dans les coutumes ce droit exogène quétait le droit romain. Ainsi se préparait luvre de contrôle total de la coutume qui allait culminer et aboutir (en France) dans le code civil de 1804.
" Lexpression " coutume rédigée " contient une contradiction interne qui me paraît inadmissible : en effet, la " coutume rédigée " est soit une loi (si elle est revêtue du sceau de lautorité ), soit une uvre de doctrine (si elle est luvre dun particulier). Mais coutume elle nest plus, puisquelle cesse dêtre une formulation populaire gestuelle pour se figer comme la lave une fois quelle se refroidit. Pour la coutume, être rédigée cest mourir tout à fait. " (J. Vanderlinden)
Dans le contexte colonial africain, la coutume est essentiellement associée à la répétition. Elle est le fruit du passé et elle est, prétendument, tournée vers le passé alors que la loi associée au progrès économique et social est supposée être tournée vers le futur. Le Roy a douté de ces affirmations. Cf. référence à larticle de Michel Alliot sur la coutume et le mythe, où il indiquant que, dans la coutume, ce nest pas la répétition qui apparaît importante, mais la sanction qui le représente comme obligatoire, i.e. conforme à la représentation collective du Droit. En outre, Alliot soulignait que la coutume nest pas tournée vers le passé, quelle ne cesse dévoluer en emportant avec cette évoluton la réinterprétation des mythes qui la fondent. Cf. philosophie juridique dessence coutumière dans lespace socio-politique wolof.
5 conclusions tirées par Le Roy :
N.B. la coutume ne peut répondre à toutes les exigences de la régulation de la vie en société.
Des sources aux fondements du Droit
Actuellement les sources formelles du Droit en France sont la loi, la jurisprudence (au sens de mode dinterprétation judiciaire dun principe légal) et la doctrine. En Angleterre, ce pourrait être le precedent, le statute law et la jurisprudence comme doctrine et philosophie du droit. Au moins pour ce qui concerne la conception françaises, la coutume, largement exclue du code civil et ignorée par ses exégètes au XIXè siècle, nest plus invoquée que dans quelques domaines (droit commercial en particulier) ou dans des perspectives parfois réactionnaires (cf. chez Maunier au titre des survivances et du folklore juridique).
Mais ce qui est concevable et valide dans une tradition ne lest pas nécessairement dans la perspective interculturelle de lanthropologue du droit. Même si elle est exclue en France de la vie juridique comme source formelle du droit, la coutume a une incidence, variable selon les pays, les conditions de vie et les contextes socio-politiques quon doit prendre en considération : (source intellectuelle dinspiration du droit comme dans certains droits africains de la famille; cadre privilégié et majoritaire de régulation des conduites de populations qui vivent à lombre de lÉtat et de son droit mais développent un droit populaire).
En outre, en dépit des efforts de lÉtat français pour colliger dans de nouveaux codes le droit naissant, ainsi en matière denvironnement, les besoins évoluent rapidement et les pratiques sont beaucoup plus adaptatives (ainsi en matière de codes de bonnes conduites) que les législations. À côté des sources du Droit formel et étatique, il est apparu nécessaire dintroduire ce qui sert de base à la juridicité : " les fondements du Droit ".
Le Roy entend par les fondements du Droit les types de régulations qui concourrent non seulement à fonder la juridicité en assurant la reproduction de la vie en société mais aussi en apportant sa légitimité et son efficacité.
Après la norme étatique et ses sources formelles (loi, jurisprudence, doctrine dans le cas de la France) (macro-normes), après la coutume dont il faut réhabiliter limpact novateur et adaptatif dans la société contemporaine (méso-normes), il y a un troisième référentiel à identifier : soit les micro-normes auxquelles nous avons donné le nom dhabitus.
La " loi ", la " coutume " et " lhabitus "
pour nous introduire aux fondements du Droit
La démarche doit répondre aux exigences dune analyse comparative selon les critères de lanthropologie du droit, à savoir que les catégories doivent être effectivement de nature interculturelle et quelles ne privilégient pas une tradition (française en loccurrence) au détriment des autres traditions.
Le Roy est parti des catégories familières au juriste européen pour identifier les réalités quelles connotent plus généralement et tenter de leur donner un statut anthropologique interculturel.
Lhabitus. cf. Bourdieu, Le sens pratique, chapitre 12. Cf. Le dictionnaire Robert : habitus = manière dêtre. Cf. dictionnaire latin-français Gaffiot : cette manière dêtre est acquise donc culturelle car elle nest pas innée. Elle induit une " disposition physique ou morale qui ne se dément pas ", donc une " mise, une tenue, un état ". Autrement dit, lhabitus réfère à un façonnement de lindividu déterminant son comportement général sous un impact culturel et avec lidée dusages particuliers à des groupes sociaux. N.B. ces manières dêtre ne sont pas les " manières de faire " de la coutume mais elles en sont le soubassement.
Commaille écrit : " Dans une " critique " du juridisme des ethnologues, Pierre Bourdieu souligne lintérêt de rechercher le sens des pratiques sociales au-delà des normes explicites, des règles formelles, dans des principes générateurs des pratiques tels quils sont définis par la notion dhabitus ".
5 propositions de Le Roy pour contribuer à une analyse anthropologique de lhabitus :
Variabilité des montages des fondements de la juridicité
Cf. graphique et tableau utilisant les catégories descriptives déjà exploitées sous la forme abrégée des initiales de chaque formulation en rappelant que :
NGI = Normes Générales et Impersonnelles (de type " tu ne tueras point ", " les conventions librement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites " du Code civil, etc. sont dites également des " macro-normes ".
MCC = Modèles de Conduites et de Comportements (cf. bon père de famille ou intérêt de lenfant, bon chef, bonne épouse, mandarin intervenant comme père et mère de la nation, etc.), sont dits également " méso-normes ".
SDD = Systèmes de Dispositions Durables liées à lendoculturation (valorisant lautodiscipline dans la philosophie confucéenne, le respect des aînés et du droit daînesse en Afrique, la soumission de la femme un peu partout, la protection de la propriété privée dans les pays capitalistes, etc.) sont dits également " micro-normes ".
Cf. graphique Tableau No. 7, à la page 202. N.B. Les relations entre les trois fondements du Droit ont été formalisés par un triangle, afin de faire prendre conscience que chacun de ces fondements peut être privilégié.
Cf. Tableau No. 8 qui compare la diversité des aménagements des fondements de la juridicité dans quelques-unes des grandes traditions juridiques, bien que Le Roy soit hésitant quant à lusage de telles généralisations.
Variabilité des montages de la juridicité
Traditions juridiques |
Fondement privilégié |
Fondement de 2ième ordre |
Fondement de 3ième ordre |
||||
occidentale/chrétienne |
NGI |
MCC |
SDD |
||||
Africaine/animiste |
MCC |
SDD |
NGI |
||||
Asiatique/confucéenne |
SDD |
MCC |
NGI |
||||
Arabe/musulmane |
NGI |
SDD |
MCC |
Ce tableau = une provocation à la recherche
N.B. il existe dautres traditions que celles mentionnées ici + chaque tradition contient des variantes qui peuvent être importantes (cf. sources du Droit positif en France et en Angleterre).
Donc on ne saurait se satisfaire de ces premiers résultats.
Case DIX : Consignes au J3 Au terme de votre parcours initiatique, vous vous apercevez que le Droit nest rien dautre, en paraphrasant Pierre Bourdieu, que " de mettre en forme et mettre des formes " dans des domaines que la société tient pour vitaux et en privilégiant des choix de société à la suite de luttes et de consensus au moins partiels sur le résultat de ces luttes. Si vous adoptez ce point de vue, vous serez " à laise " pour mieux comprendre la place, voilée, ignorée, méprisée, récusée ou censurée (selon les cas) des Modèles de Conduites et de Comportements (MCC) et des Systèmes de Dispositions Durables (SDD) dans notre vie quotidienne. Les trois prochains chapitres vont tenter de vous en faciliter la compréhension et lapplication. |
2. Lapprentissage de la juridicité, entre norme juridique et loi symbolique
( ) la réalité quotidienne des jeunes, spécialement en France et en Europe, est marquée par un rapport problématique avec le Droit, fait desquives, de contournements ou de détournements de linstitution, volontairement ou non, volontairement et involontairement plutôt, car la situation est autrement compliquée et tous les jeunes ne sont pas situés de la même façon à légard de lapprentissage de la juridicité, réduisant ainsi leurs chances de " partir sur un bon pied ", à égalité avec les membres de leur cohorte. Faire le point de ces travaux puis faire avancer une application spécifique de notre démarche anthropologique, que nous dénommons " droit des repères " permettra de conclure ce chapitre avec quelques remarques relatives à limportance des rituels et des procédures dans la formation sociale, civique et juridique des jeunes.
Lautodiscipline confucéenne, une valeur intransposable dans les sociétés européennes et/ou chrétiennes
Cest un principe dhumanité (la vertu dhumanité) qui guide la réflexion de Confucius. Lautodiscipline, ou la voie de la bonne conduite, est la condition de la maîtrise de la voie introspective de la connaissance. Elle permet, selon Mencius, un disciple de Confucius, par la sensibilité du cur, daccéder au principe de la vertu dhumanité (ren zhi duan), au principe du sens du devoir (yi shi duan), au principe du sens des rites (li zhi duan) et au principe de lintuition morale (zhi zhi duan).
Une conception religieuse des rituels
Le fait que la pensée chinoise préférait le rite (li) au droit (fa) est lié à une conception de lindividu et de la société qui sinscrit dans une vision plus large, non seulement de lorganisation et de la pratique des rituels mais, bien au-delà, des visions de la cosmologie chinoise, par le biais du culte des ancêtres, de lastrologie, de lorganisation cultuelle, des rites royaux et impériaux
Pour Le Roy, le principe dautodiscipline nest pas transposable aux sociétés européennes pour 2 raisons : dune part, pour ce qui concerne la place des rituels dans nos visions du monde, dautre part, en impliquant une conception de la complémentarité des différences qui reste encore contradictoire avec les idées dégalité moderne.
Cf. Vendermeersch qui insiste sur lidée que les rites qui façonnent la sociabilité sont lexacte contrepartie du sens de la forme des choses qui est déduite de modèles cosmiques. Cest en cela que " les rites servent à modeler le comportement de chacun ". Il ajoute que " le sens des rites yi est éthiquement la forme composée des conduites telle quelle se modèle sur les normes de comportements exemplifiés par la liturgie ". En conséquence, " les rites qui recèlent ce sens moral parce quils ont été calculés daprès la raison des choses sont les matrices liturgiques sur lesquelles il faut et il suffit que soient moulées les conduites pour que règne le bon ordre. "
Selon Le Roy, la vision instrumentale ou formaliste que la société occidentale contemporaine a des rituels est trop éloignée de la vision chinoise pour quon puisse y retrouver léquivalent des principes à la base de lautodiscipline.
Traitez le fils en fils
Quant à la seconde raison, cf. Vandermeersch au sujet des fondements de linégalité et ses remarques relatives aux conceptions divergentes de la notion dhumanité dans les pensées chinoise et chrétienne :
" Lhumanité au sens confucéen, au sens de son nom chinois, ren, est de conception radicalement contraire à lhumanité au sens que donne à ce mot lhumanisme occidental de tradition chrétienne qui incite à voir dans tout homme son semblable, dans tous les hommes indistinctement des semblables. Dans lhumanisme confucéen, les hommes sont tous dissemblables, et la vertu consiste à les traiter dissemblablement chacun selon son statut social : " traitez le prince en prince, le sujet en sujet, le père en père, le fils en fils " comme le disait Confucius au duc Jing de Qi. Cette morale nest-elle pas fondée sur un préjugé révoltant dinégalité nécessaire entre les hommes ? Au fond, il ne sagit là nullement dinégalité mais de différenciation des rôles particuliers (fen) de tous les membres de la collectivité formant le corps social. Dans lhumanisme occidental, lidée de légalité des droits de tous, senracine dans lanthropologie chrétienne qui dote tous les hommes du même statut spirituel devant Dieu, quelque soit leur condition dans ce bas monde. "
N.B. " La morale occidentale est fondamentalement théologique : doù vient quelle ne se prolonge sur le plan social quau prix de tant dincohérence dont lune des plus flagrantes est la reconnaissance du droit de tous à la propriété, autrement dit légalité du droit à linégalité "
En conclusion, lidée dun recours à lautodiscipline nest pas si bonne pour fonder une responsabilisation nouvelle des jeunes et leur implication personnelle dans lapprentissage des modes de conduite en société.
Ceci dit, quelques enseignements de lexpérience chinoise peuvent nous être utiles.
Lincidence des micro-règles de civilité,
lexemple de quelques banlieues françaises
Lhypothèse de lautodiscipline ayant été infirmée, nous revenons aux problèmes contemporains de nos sociétés avec les travaux portant sur la socialisation des jeunes dans certains quartiers " sensibles ". Nous retrouvons ici les systèmes de dispositions durables (SDD). Le Roy aborde la problématique dactes dincivilité révélant le besoin de comportements mettant en uvre des règles de civilité.
De la civilité des murs puériles
Dès lors que la reconnaissance des droits civiques et politiques passe par linscription de lacteur dans les seuls lieux porteurs de reconnaissance de la citoyenneté, toute marginalisation de ces lieux est exclusion de la vie civique donc récusation de toute possibilité de socialisation juridique, pour les jeunes comme pour les aînés. La constitution de " réserves indiennes " dans certaines banlieues est un problème de société dont on na pas fini dexplorer les conséquences.
Cf. notion de civilité se définissant à contrario et présentant une image péjorative de la socialisation dans les banlieues (A. Vulbeau). Ce qui amène Le Roy à écrire : " Nous nous trouvons dans une situation de stigmatisation progressive dun espace et de ses habitants, par un effet daccumulations successives de qualifications péjoratives. La qualification redondante dune période à lautre fait de la banlieue un espace de prélèvement puis dexploitation avant dêtre rendu à létat de nature par sa marginalisation ou par son traitement en non-lieu. Mais, dautre part, lusage dun mode singulier de représentation reposant sur le recours caricatural au principe denglobement du contraire nautorise pas à faire justice aux phénomènes sociaux émergeant dans lespace singulier des banlieues, à saisir les formes de solidarité comme les structures associatives neuves qui apparaissent dans le champ social ".
Lexemple du rap et dun jeune rappeur fait voir " comment ce qui apparaît un peu sommairement comme un jeu entre lailleurs et lici, entre une esthétique du dépaysement et une insertion de proximité se situe en fait dans un espace qui permet de passer éventuellement de lune à lautre de ces variables mais surtout de constituer un " espace intermédiaire " approprié pour exister là où lon est rien ".
La question des pratiques de civilité et dincivilité ne peut être ainsi appréhendée abstraitement et selon des normes générales et impersonnelles car elle sapprécie au plus près des contextes locaux et des pratiques dacteurs. En outre, elle ne devient juridique que dans la mesure où lincivilité remet en cause les modes de vie et leur reproduction selon une appréciation quen fait en particulier lenvironnement institutionnel. Enfin, soulignons que cette intervention se fait dans les pires conditions, les plus injustes souvent pour les jeunes, celle dune dépréciation de leurs conditions de vie, despaces et dexpressions qui ne permettent pas de rendre justice à leur inventivité et à leurs capacités dadaptations. De telles ignorances ou censures expliquent que les politiques pénales mises en uvre sont un tel déni de réalité quelles apparaissent " à côté de la plaque ".
De la juridicité des actes de civilité ou dincivilité
" Ce nest que dans le jeu que les enfants et les adultes peuvent être sur un pied dégalité. "
Entre le fiction et la réalité, labstraction des normes générales et les systèmes de dispositions durables, le Droit, comme la justice, doit trouver ses expressions propres.
Cf. M.-P. Jouan : il existe une relation substantielle entre les " méso-normes " ou MCC susceptibles dêtre invoquées par le magistrat au nom de lintérêt de lenfant et les micro-normes en fonction desquelles sont intériorisés les habitus façonnant les modes de civilité juvéniles et susceptibles dêtre identifiés par déduction, comme " des normes à lire en creux ". Observant une sensibilité de la société française aux manifestations de la civilité des jeunes résultant de limmigration, M.-P. Jouan sattache aux problèmes particuliers que ces manifestations posent pour le juriste, lequel est mal préparé à aborder des questions délicates : comment apprécier la régularité ou lirrégularité de comportements au regard de ces " normes à lire en creux " ? Comment interpréter les conflits de loi au regard dune atténuation des principes dordre public du Droit international privé ? Comment peut-on concevoir la possibilité de négocier le rapport à linstitution ou lapplication de la norme pénale ?
Dabord, il faut écarter 2 attitudes : soit un laisser faire, au nom du relativisme, soit lexigence dune stricte égalité devant la loi, impliquant la répression des actes jugés déviants selon les critères de la société daccueil et au nom de luniversalisme. Ces 2 attitudes, chacune insatisfaisante et mutuellement concurrente, ne sont pas opératoires.
Première exigence : il faut traiter lenfant en enfant.
Deuxième exigence : conjuguer les normes générales et impersonnelles (NGI) et les autres fondements du Droit par le jeu combiné des modèles de conduites et de comportements (MCC) et des systèmes de dispositions durables (SDD), donc effectivement combiner des logiques différentes dès lors quon sattache plus à lintériorisation des rôles et des statuts quà lapplication de normes générales et impersonnelles. Ici on valorise plus la dimension symbolique du rapport à la loi que la mobilisation des NGI.
Dans un tel " mécano ", la part des micro-normes ou SDD est déterminant. Labsence de civilités au quotidien interdit tant dapprendre les modèles de conduites et de comportements (MCC) que de comprendre les normes légales : la " loi " doit être enseignée avec lendoculturation de lenfant et ses lieux dapprentissage sont dabord les bras de la nourrice, les bacs de sable des jardins publics ou les cours décoles avant dêtre les facultés de Droit.
Inventer un droit des repères
Une nouvelle fonction du Droit, comme phare et balises des comportements en société, paraît simposer, selon Le Roy, sur la base des expériences du LAJP dans le domaine de la justice des mineurs.
Dans une perspective temporelle, la métaphore du phare et des balises donne à la trajectoire de la dynamique sociale sa consistance et sa finalité (pour tout dire son autorité) en donnant un port ou un terme à laventure, dans notre cas la majorité pénale puis légale.
Le phare = les principes directeurs de politique juridique. Les balises = ses applications pratiques et temporaires.
Considérant la crise qui affecte au moins une partie des adolescents, une révision de la politique de la jeunesse paraît devoir simposer, selon Le Roy, en consacrant de nouveaux principes directeurs modifiant et précisant lactuel article 376 du Code civil. Lincidence de la négociation, de loralité, de la gestion des relations sociales dans limmédiateté du temps de lacte obligent à penser de manière originale les modalités dintervention de la justice des mineurs et à prendre une réelle distance avec la référence judiciaire pour souligner le caractère éducatif et préventif, mais aussi toujours révisable, voire réversible, de lintervention de celui qui apparaît plus doté dun magistère que chargé comme magistrat de " surveiller et punir ".
Cette politique de la jeunesse pourrait avoir pour cadres (ou forums) les maisons de justice. Cf. Marie-Pierre Jouan : " il [est] important deffectuer la mise en forme matérielle et symbolique de lieux dans lespace urbain où ces enfants et ces jeunes pourront négocier leur place et leur statut dans la société et dans la ville. Ces espaces ne senvisageront pas sans doute de la même façon selon quil sagit de réguler un comportement constitutif dune infraction ou de créer un espace général déducation ( ). Limportant cest quune autorité, reconnue légitime par tous, puisse fixer ce qui est négociable et ce qui ne lest pas dune façon concrète. "
Il sagit donc de donner à ces fameuses " normes en creux " un sens qui soit accepté de manière suffisamment large pour quelles réduisent les effets de brouillage et associent, de manière non contradictoire et si possible complémentaire, les systèmes de dispositions durables aux modèles de conduites et de comportements et aux normes générales et impersonnelles.
Passer dun énoncé prescriptif ou interdictif à une formule dadhésion, des normes en creux à des formes normatives pleines auxquelles ladolescent puisse adhérer tout en impulsant sa créativité, passe par le doublement dun droit des procédures juridico-judiciaires par une redécouverte de la vertu des rituels dans la socialisation des individus.
Retour aux rituels à travers le droit des procédures
de la justice des mineurs
À défaut dune initiation, il faut que les différents passages qui marquent la socialisation juvénile et la reconnaissance de sa concrétisation, même relative, soit marquée symboliquement pour quelle ne doive pas être marquée corporellement de manière plus ou moins violente (par les mutilations et les tatouages).
Importance des modes de socialisation juridique : la construction de la conscience du Droit este le produit, chez chaque individu, de mécanismes dacculturation juridique au sein des classes dâge et des mécanismes de confirmation de la participation au groupe des pairs. N.B. elle exprime aussi des visions du monde typiques, visions qui sont en évolution plus ou moins rapide. Le Roy a limpression que la socialisation juridique tient dans chaque culture à une infinité de petits riens qui mis bout à bout finissent par produire un sens ou une conscience puissant(e) des exigences de la vie en société. NB. Danger de dissolution des cultures juridiques locales et danger également de la disparition de lidée de socialisation au Droit avec la perte des mécanismes endogènes de juridicisation.
Dans cette perspective et en reprenant les enseignements de louvrage dAntoine Garapon, tout en mettant en évidence lincidence des rituels judiciaires, Le Roy se propose ultérieurement dapprofondir la place des rituels juridiques et judiciaires dans le droit processuel.
Si ce Droit réduit son ambition temporelle en pouvant faire lobjet dadaptations ou de révisions sous le bénéfice dévaluations contradictoires, il doit compenser ce quil perd en autorité dans le temps (où il renonce à une prétention illusoire à léternité) par un nouvel investissement dans la symbolique, donc dans le rituel. N.b. ceci nest pas simple, comme on la déjà souligné à propos de limpossible transposition de lautodiscipline confucéenne.
En conclusion,
SVP lire pp. 221 à 235.
III. Rappel au sujet de lexamen à la maison, des présentations en classe et de la dissertation
Examen à répondre à la maison Question : En vous inspirant de louvrage de Le Roy (1999 : 9-274) et des enseignements que je vous ai dispensés ici, veuillez identifier, dune part, les caractéristiques de lanthropologie du droit par rapport à votre formation générale en droit et, dautre part, les perspectives que cette approche ouvre pour vous, que ce soit à titre personnel ou à titre professionnel.
Vous devez me remettre votre réponse au plus tard jeudi prochain, 27 septembre, dès le début du cours. Votre réponse doit tenir dans un texte dau moins dix pages. Pour vous aider à rédiger ce texte, relisez laide-mémoire que je vous ai présenté lors du cours du jeudi 6 septembre dernier. Cet examen à la maison compte pour 20 points dans lensemble des évaluations. Quant aux critères qui guideront mon évaluation de votre texte, veuillez vous référer au tableau que je vous ai présenté lors du cours du jeudi 30 août dernier.
Présentations en classe Le jeudi 18 octobre et le mardi 23 octobre, vous devez faire une présentation en classe. Lors du cours du jeudi 30 août, je vous ai proposé un certain nombre darticles à partir desquels vous pouvez préparer votre présentation en classe. Je vous avais alors indiqué que vous deviez travailler en équipe, mais, compte tenu du nombre si faible détudiants participant au cours, je dois me raviser. Il serait préférable que vous prépariez et donniez votre présentation seul ou, à la limite, avec une autre personne.
Hélène Piquet ma déjà manifesté son intérêt à faire sa présentation sur une comparaison entre les juges canadiens et les juges chinois. Je suis daccord. Jaimerais connaître vos choix. Lidéal serait davoir 2 présentations le jeudi 18 octobre et 2 présentations le mardi 23 octobre. Chaque étudiant doit faire un exposé dune durée denviron 45 minutes. Si vous travaillez en équipe, assurez-vous de bien présenter en introduction chacun des exposés. Vous devez prévoir et animer une discussion suite à votre présentation. Quant aux critères dévaluation de cette présentation, relisez les notes du cours du jeudi 30 août.
Dissertation Suite à une demande formulée par une étudiante, jaccepte que le sujet de la dissertation puisse porter soit sur les questions foncières en Côte-dIvoire, soit sur la réforme judiciaire en Chine.
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