Cours Ē Droit,
gouvernance et dveloppement durable Č,
organis par les Facults
universitaires Saint-Louis (Bruxelles),
la Fondation Charles-Lopold
Mayer pour le Progrs de lÕHomme
et la Fondation pour les Gnrations futures
Ouvertures
interculturelles
(Cours
des 8/12 & 15/12 - 2004)
Facults Universitaires Saint-Louis, Bruxelles
Une petite rflexion sur quelques images :
1)
Les
illusions optiques : on peut voir des choses diffrentes dans une mme
image
Comparer avec Le chaman et
lÕcologiste
(annexe 1)
2)
La
Ē carte du monde selon les tats Unis Č - Le problme de lÕignorance
des autres
3)
Le
Ē saddhu branch Č - Le mtissage des cultures
4)
Ē LÕiceberg Č -
La culture, face immerge de lÕiceberg de lÕorganisation de notre vivre
ensemble
Comparer avec lÕextrait de Serge Latouche
sur lÕconomie (annexe 2)
1. Les fondements du dialogue interculturel
LÕOccident a tendance considrer ses manires de vivre et
dÕorganiser la vie en socit comme relevant de lÕuniversel et sÕinscrit dans
une vision volutioniste. Cette vision est lie la modernit occidentale o
la Raison joue un rle capital : lÕhomme peut travers la Raison accder
lÕuniversel. Il peut ensuite organiser sa vie individuelle et la vie en
socit selon des principes rationnels. Il est Homo Faber, matre de son destin et de son
environnement. La cristallisation de la Raison est le fruit dÕune longue
volution qui permet de passer du particulier, du subjectif lÕuniversel,
lÕobjecif. La prmodernit apparat dans cette perspective comme Ē ge
obscur Č et les autres cultures qui nÕaccordent pas la mme centralit
la Raison tel que nous lÕentendons sont perus comme se trouvant un degr
moins avanc de lÕvolution. Elles aussi devraient un jour atteindre notre
degr de civilisation : lÕOccident sert implicitement de rfrence quant
tout horizon dÕaction pour lÕhumanit.
Cependant on peut noter un paradoxe : au 19me
sicle avec lÕmergence des nationalismes europens la notion de
Ē culture Č jusque l quivalente celle de civilisation se
pluralise : les cultures nationales marquent justement les diffrences. De
plus, mergent progressivement les sciences de lÕhomme dont lÕanthropologie.
Aprs avoir t initialement volutionniste, celle-ci commence prendre
conscience de lÕoriginalit des diffrentes cultures. Il merge des approches
relativistes ou culturalistes qui considrent que toutes les cultures sont
fondamentalement diffrentes et donc non-comparables.
En simplifiant, on pourrait dire que de nos jours les
juristes qui voient la ralit sociale travers les lentilles du droit restent
encore plutt universalistes. Le droit est neutre, gnral,
Ē ternel Č. Les anthropologues qui regardent la socit par lÕautre
bout de la lorgnette, par les pratiques, les logiques et les reprsentations
des acteurs restent quant eux plutt relativistes. On assiste cependant petit
petit des changements dÕattitude.
LÕanthropologue du Droit se situe entre les deux :
comme juriste, il a tendance tre universaliste ; comme anthropologue,
il a tendance tre relativiste.
Se pose alors la question : Comment tre les deux la
fois ? Comment concilier le Ē village plantaire Č et le
Ē choc des civilisations Č ? CÕest le dfi du pluralisme et
aussi de la complexit.
Le problme fondamental du pluralisme est celui de
lÕaltrit : comment comprendre lÕautre dans son originalit ?
Il faut pour cela sÕmanciper dÕun Ē pige Č
dgag par Louis Dumont, lÕenglobement du contraire, o sous couvert dÕun
traitement gal de toutes les cultures que lÕon englobe dans la catgorie
gnrale de lÕhumanit on les hirarchise en fait, lÕOccident constituant la
rfrence implicite par rapport laquelle les autres cultures sont
construites.
Dans ce but, il faut, selon Raimon Panikkar, complter un
dialogue dialectique par un dialogue dialogal. Dans le premier, on parle dÕun
objet et lÕon considre que deux ttes pensent mieux quÕune : on dbat
avant tout pour liminer des incohrences et sÕapprocher ainsi de la
Ē vrit Č. Dans le second il sÕagit surtout dÕun dialogue entre
sujets : lÕaccent est dplac de ce sur quoi on parle vers ceux qui parlent.
Quels sont les horizons implicites, les mythoi, o sÕinscrivent les partenaires
au dialogue ? DÕo
parlent-ils : quel est leur topos ?
Le dfi est de comprendre les constructions dÕune autre
culture partir de sa propre culture. Il faut donc une hermneutique diatopique,
cÕest--dire une interprtation qui cherche Ē com-prendre Č les
cultures en prsence en se faisant clairer mutuellement leurs topoi
respectifs.
Michel Alliot, anthropologue du Droit, disait Ē Dis-moi
comment tu penses le monde Š je te dirai comment tu penses le droit Č. Par
rapport notre problmatique on pourrait aussi dire Ē dis-moi comment tu
penses le monde Š je te dirai comment tu penses la gouvernance et le
dveloppement Č. Nos reprsentations du monde, notre manire de voir la
vie, lÕunivers se refltent dans nos manires dÕorganiser notre vivre ensemble,
donc notre Ē droit Č, notre Ē conomie Č, notre
Ē politique Č.
Donnons quelques exemples de manires de penser le Droit qui
influent sur la manire de penser le monde :
LÕAfrique traditionnelle et lÕarchtype de diffrentiation
et la valorisation du pluralisme
Le monde confucen et lÕarchtype dÕidentification et la
valorisation du dualisme
LÕOccident et lÕarchtype de soumission, voire de
rationalisation Š la valorisation de lÕunit
Si diffrentes socits pensent et pratiquent diffremment
la manire dÕorganiser leur vivre-ensemble, ils pensent aussi de manire
diffrente lÕhomme et son rle dans lÕunivers.
Certaines socits sont plus anthropocentres comme en
Occident.
Certaines accordent une plus grande place au cosmos telles
la culture Mohawk, ou la culture indienne.
Certaines sont plus thocentres comme en pays dÕIslam.
Mme les manires de penser lÕespace et le temps varient
dÕune socit lÕautre :
Par rapport lÕespace, on connat des approches
gomtrique, topocentrique, odologique.
Par rapport au temps, on distingue souvent entre temps
cyclique et temps linaire. On pourrait aussi distinguer un temps vcu plutt
comme mesure objective extrieure ou alors comme rythme interne des choses.
Bien sr, si chaque culture valorise certaines faons
dÕorganiser le vivre ensemble avec soi-mme, les autres, lÕenvironnement, Dieu,
on retrouve souvent plusieurs mcanismes diffrents lÕĻuvre dans une mme
socit : dans le domaine du Droit on peut ainsi penser en termes de
Ē pluralisme juridique Č ou de Ē multijuridisme Č. Par
rapport lÕhomme, on peut envisager une approche
Ē cosmothandrique Č. De plus de nos jours, avec le
Ē rtrcissement de notre plante Č les cultures sÕinterpntrent de
plus en plus et on peut observer des phnomnes dÕacculturaltion. Et
lÕenchevtrement de cultures diverses donne naissance une complexit et une
interculturalit croissante.
Pourquoi alors continue-t-on poser la majorit des
questions concernant notre vivre-ensemble dans des termes uniquement
occidentaux, en considrant comme horizon universel le droit, lÕconomie, le
politique etc. lÕoccidentale ? Le temps ne serait-il pas venu de
sÕouvrir un dialogue interculturel ?
Certains auteurs notent que nous sommes dans une transition paradigmatique : les instruments de comprhension de la ralit et dÕorganisation de nos socits hrites de la modernit ne semblent plus en phase avec les ralits contemporaines. Certains parlent pour dsigner les temps prsents de Ē postmodernit Č, de Ē transmodernit Č... LÕuniversel semble clater et on commence se soucier plus du local, des diffrences. On ne se satisfait plus dÕun gouvernement uniquement pyramidal, dÕune distinction des rles rigides entre Ē gouvernants / gouverns Č, Ē sachants-experts / citoyen ordinaire-profane). On va vers des processus plus participatifs. Pour reprendre une expression de Franois Ost et de Michel van de Kerchove dans le domaine du droit : la pyramide bouge, des rseaux mergent, les choses se complexifient, les frontires deviennent floues.
Dans ce contexte Boaventura de Sousa Santos nous invite non
seulement critiquer les paradigmes anciens, mais dgager de nouveaux
horizons dÕaction. Il nous invite lÕutopie, ou plutt lÕhtrotopie, non
pas lÕinvention dÕun monde imaginaire mais plutt un changement de perspective
lÕintrieur du monde dans lequel nous vivons, en dplaant notre regard du
Ē centre Č aux Ē marges Č.
Les notions comme Ē gouvernance Č et Ē dveloppement
durable Č en pointant vers les limites de lÕuniversel semblent pouvoir
permettre lÕouverture dÕune porte au dialogue avec les autres cultures. Encore
faut-il se rendre compte que ces concepts, tout en relativisant nos approches
modernes, restent fondamentalement occidentaux.
2. Remise en perspective interculturelle de quelques
notions clefs dans les rflexions sur le Droit, la gouvernance et le
dveloppement durable.
Cette partie reprend de manires succinte les dveloppements de mon article Ē Droit, gouvernance et dveloppement durable. Quelques rflexions prliminaires. Č
La globalisation
La globalisation constitue la toile de fond de toutes les
rflexions sur la gouvernance, sur le dveloppement durable et sur la
rorganisation de plus en plus clat ou Ē polycentrique Č des champs
socio-juridiques. La globalisation est autre chose que la simple
internationalisation, voire lÕmergence du transnational. Elle dnote selon
Roland Robertson Ē la compression du monde et lÕintensification de la
conscience du monde comme un tout Č. Elle renvoie au fait que notre monde
est de plus en plus interconnect et quÕon est de plus en plus oblig de penser
Ē la structuration du monde comme un tout Č. Ceci implique de repenser
ct de lÕmergence dÕune structuration globale, aussi les relations complexes
entre global et local. LÕide sous-jacente est celle dÕ Ē un
monde Č, voire du Ē village global Č, o nous devrions penser
globalement pour agir localement. Si on ne peut nier le phnomne de
globalisation comme dÕune part interdpendance accrue entre les diffrentes
rgions du monde et dÕautre part comme problmes communs rsoudre, il faut
nanmoins relever les mythes sous-jacents de la globalisation. Si la protection
de lÕenvironnement, les patrimoines communs de lÕhumanit voire les droits de
lÕhomme ou les luttes altermondialistes peuvent apparatre comme des enjeux
globaux, il ne reste pas moins que la globalisation est fortement marque par
lÕimaginaire conomique dÕune part et systmique dÕautre part, les deux tant
sous-tendu par une vision unitaire de la ralit.
Le dfi, autant au niveau descriptif que prescriptif,
consiste peut-tre sÕmanciper de lÕunivers de la globalisation. Cet univers
nÕexiste en effet que tant que lÕon regarde le monde comme un grand systme qui
doit tre gr de la manire la plus rationnelle possible en amenant tous sur
la voie du dveloppement, durable ou Ē visage humain Č, suppos
apporter tous lÕopulence et favoriser dans le processus la paix entre les
peuples. Outre lÕconomique et le systmique cÕest du Ē monde un Č
quÕil faut sÕmanciper. Sa dsignation comme Ē village global Č
nÕest-elle pas une contradiction dans les termes ? Un village est par
nature local et non global. CÕest un lieu o les habitants se connaissent,
partagent des manires de voire et des manires de faire, de vivre ensemble, et
se distinguent dÕautres localits. Parler de village global est au minimum un
non-sens, voire une mystification qui fait miroiter ceux qui sont aux centres
du pouvoir que leur perspective (celle du Ē village du pouvoir Č) est
celle de tous les habitants de la plante. Cette rhtorique exclut de fait les
perspectives diffrentes, qui sont ignores ou qui sont au mieux considres
comme des reliques du pass qui doivent vite tre dpasses, voire intgres
dans le Ē systme Č. Or, nous vivons dans un plurivers plutt que
dans un univers : et ce plurivers nÕest pas uniquement
Ē postmoderne Č, ou plural dans le sens dÕun clatement des visions modernes
de notre vivre ensemble, mais plus fondamentalement par le fait quÕil existe
dÕautres fentres que la fentre moderne pour regarder le monde. LÕuniversalit
de la problmatique de la globalisation, du dveloppement, de la gouvernance ou
des droits de lÕhomme nÕapparat comme telle quÕ partir de lÕintrieur de
notre vision du monde qui la pose comme telle. Mais lÕinstar des autres
visions culturelles qui peuvent nous paratre particularistes ou bornes, elle
se rvle trs relative ds lors quÕon la regarde partir dÕune autre fentre
culturelle. Le plurivers est donc plus quÕun simple Ē plurivers
postmoderne Č o la fragmentation se fait de plus en plus jour partir
dÕune vision moderne du monde. CÕest reconnatre que pour beaucoup dÕtres
humains la modernit telle que nous lÕavons conue en Occident, nÕa jamais t,
et nÕest toujours pas, centrale Š et que cÕest bien ce pluralisme l quÕil
faudra aborder dans nos questionnements dÕune Ē globalisation Č plus
interculturelle, si on ne veut pas se limiter lÕimposition dÕun cadre qui au
mieux ferait de la place lÕexotisme sous forme dÕautorisation, voire de
valorisation dÕun Ē folklore Č : les cultures se rsumeraient
uniquement des ornements ; le politique, le juridique et lÕconomique,
que nous voyons comme au cĻur de la reproduction des socits, seraient par
contre le monopole du politique, de lÕconomique et du juridique comme nous
lÕentendons, lÕoccidentale.
Or toute pense ncessite une perspective, qui est forcment
informe par lÕendroit o nous nous plaons. Nous sommes ainsi dÕune certaine
manire tous des centres du monde et il nÕexiste pas un point de fuite, global,
non-situ. Ce quÕon observe plutt dans les faits cÕest que ceux qui disent
penser globalement, agissent en fait sur une chelle globale tout en pensant
localement, se spcialisant ainsi dans ce que Boaventura de Sousa Santos
appelle les Ē localismes globaliss Č. On assisterait ainsi une
nouvelle division internationale du travail, les centres du pouvoir se
spcialisant dans la globalisation de ses localismes, dans lÕexportation de
localismes globaliss ; les zones Ē priphriques Č quant
elles se spcialiseraient dans lÕimportation de ces localismes globaliss, donc
dans la production de globalismes localiss. Il apparat urgent de sortir de
cette division de travail, de sÕengager dans une htrotopie et de prendre les
diffrents topoi
au srieux, ce qui implique dans nos recherches de nous orienter vers les
dmarches diatopiques et dialogales, centrales au projet de lÕanthropologie du
Droit.
En quoi consiste le dveloppement ? SÕil sÕagit dÕune
croissance organique permettant un organisme, ou une socit de se
dvelopper jusquÕ maturit, le dveloppement apparat effectivement comme un
idal qui peut tre souhaitable pour tous. Mais la notion de dveloppement a
une histoire et trane avec elle tout une srie de connotations. Au sortir de
la deuxime guerre mondiale, lÕinvention du concept de dveloppement a cr
dans son sillage lÕmergence dÕun monde sous-dvelopp et donc dvelopper. La
matrice est profondment occidentale, et le dveloppement a pu prendre la suite
du rle que pouvait jouer lors de lÕpoque des colonisations lÕide de
civilisation. Dans le pass, le rapport de lÕoccident aux Ē autres Č
sÕest longtemps manifest comme mission de christianiser, de civiliser les
barbares et les sauvages. On est pass ensuite lÕide de devoir les
dvelopper. Dans la perspective dÕune socit qui croit en la matrise absolue
de lÕhomme sur la nature, en une volution historique linaire vers le progrs,
en lÕamassement illimit de richesses (comme signe mme de grce divine), des
socits valorisant par exemple lÕinscription de lÕHomme dans le cosmos, dans
un temps cyclique et dont la cohsion sociale se structure plutt autour de
devoirs remplir plutt que de droits exiger et qui prnent
lÕautosuffisance, le contrle de lÕaccroissement de richesses pour viter une
possible concentration cratrice de situations de pouvoir et de dpendance, ne
peuvent apparatre que comme primitives, comme bloques un stade antrieur du
progrs ou du dveloppement humain. CÕest par rapport au modle du
dveloppement occidental que le fait de ne pas avoir dÕeau courante ou
dÕlectricit a pu tre dcrt au sortir de la deuxime guerre mondiale comme
une pauvret quÕil fallait radiquer. Pour Ē civiliser Č peut-tre,
mais aussi, ne nous leurrons pas, pour le but pragmatique de pouvoir ouvrir de
nouveaux marchs.
Le dveloppement a connu de nombreux avatars : dans les
annes 50 le dveloppement renvoie avant tout la croissance conomique. Petit
petit on introduit la notion de Ē dveloppement social Č ct de
celui de Ē dveloppement conomique Č. Les premires propositions
dÕaction de la premire dcennie du dveloppement de lÕONU (1960-1970) tablit
que Ē The problem of the underdevelopped countries is not just growth, but
developmentÉ Development is growth plus change. Change in turn is social and
cultural as well as economic, and qualitative as well as quantitativeÉ The key
concept must be improved quality of peopleÕs life. Č On essaye donc petit
petit harmoniser dveloppements social et conomique. Mais la fin des
annes 60 les rsultats sont mitigs. On peut lire dans un rapport des Nations
Unies : Ē The fact that development either leaves behind, or in some
ways even creates, large areas of poverty, stagnation, marginality and actual
exclusion from social and economical progress is too obvious and to urgent to
be overlooked.
Dans les annes 70 on essaye donc de voir lÕconomique et le
social comme les deux faces dÕun mme processus. La stratgie internationale de
dveloppement proclame en 1970 insiste sur une Ē stratgie
globale Č. Mais les rsultats ne suivent pas et on assiste plutt une
dispersion entre diffrents Ē problmes majeurs Č :
lÕenvironnement, la population, les femmes etc. Vers les annes 1975 on essaye
de runifier les choses en lanant une Ē Basic Needs Approach Č dont
le but est de garantir tous un standard de vie minimal. Paralllement on commence
parler lÕUnesco de dveloppement endogne.
Les annes 80 sont marques par un certain pessimisme :
les processus Ē dÕajustement Č dtruisent beaucoup des avances
prcdentes. Ce qui mne dans les annes 90 repenser le dveloppement ce qui aboutit
actuellement au Ē dveloppement durable Č o au Ē dveloppement
humain Č dont lÕtalon est Ē lÕlargissement des choix humains
importants Č et o des considrations sur le futur jouent des rles
centraux.
On peut sÕinterroger : pourquoi parler aujourdÕhui de
dveloppement durable ? Serait-ce pour lÕadoucir un peu, pour le rendre
plus acceptable ? Cette nouvelle qualification ne suggre-t-elle pas que
le dveloppement pourrait avoir une essence non-durable, non-humaine ? Les diverses socits du monde ont vcu
pendant des millnaires en sachant sÕadapter aux conditions de leur
environnement Š elles ont fait preuve dÕingniosit et de durabilit. CÕest en
se lanant dans le dveloppement moderne quÕon a commenc puiser de manire
de plus en plus irrmdiable les ressources de notre plante, non seulement
naturelles faudrait-il prciser, mais aussi humaines. CÕest face cette
non-durabilit, cette non-humanit, quÕil a bien fallu tirer les sonnettes
dÕalarme : attention, prudence ! Il faut ne pas perdre de vue la
dure et lÕinscription de lÕHomme dans le monde qui lÕentoure. Mais cette prise
de conscience nÕa pas su nous manciper du mythe du dveloppement et nÕa pas
men nous interroger sur la question si ce nÕest pas le dveloppement mme et
tout ce quÕil implique, qui pourrait constituer le problme ou du moins une
partie du problme. La question aujourdÕhui ne serait alors pas tellement de se
contenter de rflchir ou de mettre en pratique un dveloppement alternatif,
mais dÕessayer en outre de dgager des alternatives au dveloppement. Notons
que ces alternatives ne sont dÕailleurs pas forcment des utopies : il
existe encore de nombreux exemples de modes de vie Ē durables Č - le
dfi est peut-tre de les reconnatre, de les encourager et de rflchir leur
articulation, leur mise en dialogue avec les processus de dveloppement
contemporains, qui sÕen trouveront forcment relativiss. LÕtat, refond au
besoin, a certainement encore un rle important jouer dans ce processus.
LÕtat entre gouvernement et gouvernance
LÕtat nous dit-on a perdu le monopole de la rgulation
juridique dans les processus de globalisation. Il se trouve remis en cause par
lÕmergence de droits transnationaux aux niveaux global ou rgional, ainsi que
par lÕmergence de droits locaux lis des processus accrus de
dcentralisation. Il sÕorienterait davantage vers la gouvernance, cÕest--dire
la mise en Ļuvre dÕune gestion efficace de la socit, et laisserait de plus en
plus de ct le gouvernement peru comme plus hirarchique, plus impos É
mais aussi plus politique. Pour la Commission sur la Gouvernance Globale, la
gouvernance est Ē lÕensemble des diffrents moyens par lesquels les
individus et les institutions publiques et prives, grent leurs affaires
communes. CÕest un processus continu de coopration et dÕaccomodements entre
des intrts divers et conflictuels. Elle inclut les institutions officielles
et les rgimes dots de pouvoirs excutoires tout aussi bien que les
arrangements informels sur lesquels les peuples et les institutions sont
dÕaccord ou quÕils peroivent tre de leur intrt Č. Si la gouvernance est prsente
comme prfrable au gouvernement cÕest quÕelle apparat comme un processus plus
participatif et donc plus dmocratique, dans le sens dÕune dmocratie directe
et non pas seulement dÕune dmocratie reprsentative o les lecteurs ne
participent que priodiquement lÕlection de ceux qui ensuite les dirigeront.
Pour Andr-Jean Arnaud, Ē Ce qui est en jeu, cÕest une possibilit pour
les citoyens de sÕexprimer autrement que par la seule voie de la
reprsentation dmocratique et
nationale, et de ŌparticiperÕ lÕlaboration des normes relevant de lÕespace
public, selon la volont clairement exprime par les mouvements sociaux de plus
en plus nombreux et divers dans leur constitutions tout autant que dans leur
expression Č. Mais
ce qui semble sous-jacent dans le champ smantique de la gouvernance est,
plutt quÕune participation politique accrue, une gestion plus efficace de la
socit. On passe dÕun mythe politique du vivre-ensemble un mythe conomique
cristallis dans lÕidologie du dveloppement. La bonne politique est celle qui
est efficace en termes de rentabilit macro-conomique, cÕest celle qui rduit
le plus possible le rle de lÕtat É et du politique. LÕillustration la plus flagrante est celle de lÕimposition
par le Fonds Montaire International (FMI) ou la Banque Mondiale de plans
dÕajustement structurels de petits pays, par exemple africains :
lÕajustement structurel se base uniquement sur des critres de macro-conomie
qui sÕimposent comme si elles taient des lois naturelles, absolues et
non-susceptibles de questionnement par le politique. La question de choix de
Ē projets de socit Č, qui est peut-tre la question politique fondamentale
est compltement vacue Š il ne sÕagit que de grer le plus efficacement
possible en vue dÕun dveloppement conforme aux Ē lois naturelles Č
du march É
Mais on peut aussi aborder la notion de gouvernance de
manire plus mancipatrice dans la ligne par exemple de Pierre Calame pour qui
Ē Introduire cet Ōancien nouveau conceptÕ, cÕest sÕobliger porter sur
les rgulations sociales un regard plus large, plus englobant, plus articul
quÕon ne le fait dÕhabitude. Č en recentrant la rflexion et lÕaction sur lÕide de
relation. Dans ce sens des pistes telles que celles dgages par Bernard Husson
qui permettent de repenser les questions de la lgitimit et de lÕautorit par
rapport lÕinvention et la mise en Ļuvre de projets de socit porteurs de sens
pour les populations concernes dans des contextes africains semblent
heuristiques. Pour cet auteur Ē Le concept de good governance peut tre construit,
non partir du niveau central mais partir du mode de fonctionnement des
socits locales : cÕest parce que
les personnes et les groupes locaux partageront la mme notion de
lÕefficacit quÕils peuvent sÕorganiser et construire un avenir (É) cÕest parce
que les membres des socits locales partagent une mme conception de la nature
du pouvoir, de son organisation, de sa distribution entre les diffrents
niveaux É que les processus de dmocratisation et de dstatisation pourront
tre engags. A partir de cette approche dcentralise, la notion de good governance peut tre
dfinie comme la gestion de lÕvolution dÕune socit sur la base de valeurs,
consciemment identifies ou non, communment portes par ses
membres. Č. Ce qui nous renvoie maintenant
une rflexion sur les socits civiles et leurs rles et responsabilits dans
le vivre-ensemble.
Dans son acceptation mancipatrice qui ne voit pas
uniquement la gouvernance comme courroie de transmission du nolibralisme et
comme faon de rduire de plus en plus le rle de lÕtat Š et du politique Š
face au march et aux logiques conomiques, mais comme une manire plus
participative dÕorganiser le vivre ensemble, le rle de la socit civile
apparat comme crucial. CÕest en la mobilisant quÕon arriverait sÕacheminer
vers une gestion plus participative des problmes de la cit, et ainsi une
dmocratie plus directe, plus vivante. Mais il y a l des problmes. Tout
dÕabord, notons que la socit civile se dfinit par rapport a lÕtat, comme
une sphre autonome qui sÕoppose lui, voire qui peut lui tre complmentaire.
Or, dj en Occident se pose une premire question. QuÕest ce qui fait partie
de cette socit civile ? Si thoriquement elle se dfinit surtout par
rapport sa diffrentiation avec lÕtat, devraient en faire partie les diverses
dynamiques conomiques et sociales. Or, le march en semble exclu, et a
fortiori les grands acteurs conomiques telles les socits multinationales. Le
dbat sur la gouvernance se structure explicitement dans lÕarticulation des
champs de lÕtat, de la socit civile et du march. En ce qui concerne
lÕmergence dÕune socit civile globale, certains auteurs la dfinissent Ē comme
lÕensemble des organisations politiques, conomiques, sociales et culturelles
qui ne sont pas cres ou mandates par lÕtat (É). Pour dÕautres auteurs, la
socit civile exclut en revanche les forces conomiques, puisque nous dit-on,
les acteurs de la gouvernance sont Ōla socit politique, la socit
conomique, et la socit civile (qui) ngocient les modalits et les formes
dÕarrangements sociaux plantaires sur la base du principe de la coopration
conflictuelleÕČ.
De plus, mme si on carte les agents conomiques directs (entreprises), o
ranger les Ē forums professionnels Č tels que le Forum conomique
Mondial, ou des associations tels le MEDEF ? Pour affiner les critres certains
auteurs proposent de distinguer les organisations se proposant de reprsenter
le peuple et de travailler dans son intrt quÕils distinguent des
Ē intrts du capital Č. On voit que les choses sont loin dÕtre
simples et que Ē la socit civile Č est loin de constituer une
catgorie homogne. Par sa dfinition en ngatif de la sphre tatique, qui
nÕest que le reflet dÕune opposition plus profonde entre Ē public Č
et Ē priv Č on se retrouve ici plutt dans une nouvelle application
de lÕenglobement du contraire.
Mais lÕambigut ou la difficult sÕaggrave encore ds lors
quÕon sort de contextes occidentaux. DÕune part, la structuration
socio-juridico-politique occidentale entre tat et socit civile ne se retrouve
pas en tant que telle partout. Nous avons dj voqu plus haut la
Ē faiblesse Č de lÕtat dans de nombreux contextes. On peut aussi
penser la personnalisation de lÕtat et de ses infrastructures dans de
nombreux pays, o de fait les limites entre sphre publique et sphre prive,
entre conomie moderne et redistribution Ē traditionnelle Č ne sont pas tranches, bien au
contraire. Une opposition fondatrice pour nous ne lÕest donc pas forcment
ailleurs, ce qui rend encore moins pertinent lÕutilisation de ces concepts dans
des contextes o ne sont pas partages nos mythes juridico-politiques.
LÕexpression ou la mise en forme de la socit civile est
aussi moule dans une vision occidentale moderne. Le concept de socit civile
renvoie la societas,
assemblement dÕindividus lis par un contrat social, et la civitas, la cit politique. On est dans
une construction particulire du rapport au politique, au juridique et au
social. On pense immdiatement en rfrant la socit civile des associations,
des organisations non gouvernementales, des mouvements citoyens É Mais o sont
les structures politiques, sociales, conomiques et juridiques plus
traditionnelles, telles les rseaux familiaux, religieux, de castes, dÕentraide
qui ne sont pas forcment mouls dans des formes modernes ? Soit on ne les
prend pas en compte, soit on nÕen peroit que la pointe merge de lÕiceberg
travers leur ventuelle participation, entre autre, des Ē jeux
modernes Č, par exemple une participation dans une activit dÕONG. Il
reste quÕon nÕapprend rien des mcanismes et des structures de ces
organisations sociales. Elles ont tendance dans lÕignorance quÕon a dÕelles
apparatre tout au plus comme des freins au dveloppement radiquer et
remplacer par des structures plus adaptes a notre temps. Or, premirement, le
fait de sÕopposer au choix politique du dveloppement peut tre tout fait
lgitime dans certains cas, en vue de ce que nous avons dit plus haut sur le
dveloppement, et mrite au moins discussion, au lieu de se voir opposer a
priori un Ē argument Č de non-recevabilit consistant rappeler le
caractre arrir et non pertinent de toute organisation ne se rclamant pas et
ne fonctionnant pas selon les institutions et mcanismes modernes. Deuximement,
ces dynamiques se montrent parfois fort adaptables aux contraintes
contemporaines : dans certains cas, elles peuvent mme garantir un
meilleur Ē dveloppement Č
et pourraient servir de modle de rflexion pour un reformatage ou une
indignisation de structures importes qui autrement continueront rester
dconnectes des ralits locales.
Enfin, se pose la question de situations o la socit
civile, et dans ce cas dÕailleurs souvent plutt une Ē socit civile
globale Č, ou du moins globalise, tente de compltement remplacer
lÕtat : on pense certains contextes africains o on dirait que les
seuls acteurs de dveloppement sont les ONG finances par lÕtranger É et qui
sapent par leur prsence le peu de lgitimit que pourraient gagner certains
tats en remplissant eux-mmes certains services publics et vacuent sous
prtexte dÕurgence, la dimension politique des choix de socit. Pour Bernard
Hours, les ONG travaillant dans Ē les Suds Č apparaissent, si lÕon
tient compte de leur idologie sous-jacente et leurs effets implicites, par
bien des aspects plutt comme muselant les vritables socits civiles que
comme acteurs dÕune vritable participation dmocratique lÕlaboration de
projets de socits. Elles nÕmanent plus Ē de la socit civile
quÕelles invoquent car celle-ci disparat ds lors que sont occultes toutes
les contradictions sociales et que prvaut une seule idologie de consentement
au consensus, un seul modle de dveloppement, une seule humanit plantaire
(socit civile fictive) (É) les ONG humanitaires constituent une matrice
idologique essentielle de production du consensus partir de valeurs
sublimes, apolitiques, non confessionnelles, libres, bref
dmocratiques. Č.
De son point de vue, la Ē socit civile plantaire, communautaire et
dmocratique, se construit sur lÕabsence de socits civiles. Il nÕy a pas de
socits (au pluriel) sans frontires, pas plus quÕil nÕy a de socits civiles
sans des territoires o sÕinscrit la pertinence de leurs discours. Cette socit unifie fictive, accessoire
ncessaire du march mondial, a besoin des ONG de la mme faon que les tats
afin de rendre dmocratiques, donc comestibles pour les citoyens consommateurs,
les Ōncessits conomiquesÕ articules aux Ōncessits humanitairesÕ.
Instrument majeur de lÕintgration idologique mondiale en cours, les ONG
oprent une mdiation indispensable entre les pouvoirs conomiques, les
pouvoirs tatiques dominants et les nouvelles formes de pillage du tiers-monde
ralises au nom de lÕconomie de march. Le consensus produit par les ONG est
indispensable dans ce contexte, tout comme leur fonction dÕalibi dmocratique.
Il transforme la brutalit des rapports de force dÕune injustice radicale en
exercice pdagogique paternaliste et bienveillant lÕgard du Sud. Č
Il apparat quÕune question fondamentale sous-jacente la
question de la socit civile est celle de la responsabilit politique,
elle-mme sous-tendue par la question plus gnrale de la
Ē participation Č la vie en commun.
Commenons par la responsabilit politique. Outre la
dynamique que vient dÕvoquer Bernard Hours, il faut garder lÕesprit que la
logique de dresponsabilisation politique est surtout caractristique de la
mythologie de lÕtat moderne : une institution suprieure et extrieure,
lÕtat, est suppos gouverner le peuple pour son bien. Or, dans de nombreuses
socits le politique nÕa jamais t dissocie de la responsabilit directe des
diverses communauts et de leurs membres. Donc, si nous voulons rintroduire
une responsabilit accrue des citoyens dans les tats modernes, ne ngligeons
pas le fait quÕinitialement ce sont les tats qui se sont arroges le monopole
de violence lgitime, de pouvoir politique et donc aussi de responsabilit. Si
on dlgue maintenant la responsabilit la socit civile tout en gardant le
pouvoir dans lÕtat, voire dans lÕconomique, le processus nÕapparat-il pas
plutt comme un pratique processus de dresponsabilisation de ceux qui ont le
pouvoir et une responsabilisation de ceux qui nÕen ont pas Š et qui deviennent
ainsi les responsables de leur sous-dveloppement ? Il est curieux que la
responsabilit se pense surtout par rapport aux autres : ce sont ceux qui
ont t jets hors du grand jeu social par les logiques de modernisation puis de
globalisation qui doivent maintenant (enfin) devenir responsables, et ceci bien
sr par rapport une responsabilit telle que perue par les centres du
pouvoir. Or, les constatations suivantes de Babacar Sall sur ce quÕil appelle
lÕantatisme dans de nombreux contextes africains donne rflchir : Ē (É)
le contexte politique et conomique est tel que tous les mots drivs de la
modernit dominante tels que ŌdveloppementÕ, ŌdmocratieÕ, ŌtatÕ, ne veulent
plus rien dire socialement, parce que justement, ils nÕont pas russi
amliorer le social dans sa relation problmatique aux besoins fondamentaux. Ce
qui compte, par consquent, nÕest pas la longue dure, le programme, le sens de
lÕhistoire, mais le quotidien avec son impratif alimentaire et sanitaire. On
est en prsence dÕun contexte de controverse et dÕinversion o le social se
dpolitise et o le politique se dsocialise sans que la rupture ou la
dperdition de lÕun en lÕautre ne ruine dfinitivement le systme global. Il y
a l, manifestement, une rupture structurelle entre ces deux ples dominants du
socital qui fait que le social se pense, se dit et se fait sans le politique
et vice-versa. (É) la dsocialisation ne traduit pas uniquement un manque
dÕarticulation entre lÕtatique et le social, mais un rinvestissement
discriminatoire des structures de lÕtat par des groupes dominants qui en font
leur proprit et un instrument de violence en vue de rgler leur avantage
des diffrends sculaires les opposant dÕautres cits concurrentes. Vus sous
cet angle, on peut affirmer que les registres idologiques de lÕtat
contemporain en Afrique, avec son systme partisan, sa bureaucratie, ses rites,
ses mthodes de lgitimation, procdent dÕun jeu virtuel de lÕuniversalit
dominante impose par les puissances dmocratiques. Mais cÕest seulement en des
cas rares quÕils ont effectivement prise effective sur le corps social Ōparce
que lÕessentiel de la vie sociale, culturelle et conomique, sÕeffectue en
dehors du cadre institutionnel fix par lÕtat. Č
La dernire rflexion de Babacar Sall est une bonne
transition pour la question sous-jacente la question de la
Ē participation Č. De quoi parle-t-on quand on en parle ? Si
lÕessentiel de la vie sociale, culturelle et conomique sÕeffectue hors du cadre
institutionnel fix par lÕtat peut-on en dduire que la majorit de la
population ne participerait pas sa propre vie ? La rfrence lÕtat
entrane avec lui une division inconsciente entre sphres publiques et prives.
Le bien commun relverait de la sphre publique, cÕest la res publica. A contrario tout ce qui nÕest
pas tatique, ne serait que simples intrts privs. Nous voil de nouveau en
prise avec lÕenglobement du contraire que nous avons dj voqu plus haut par
rapport la dfinition de la notion de Ē socit civile Č. Il
apparat quÕinconsciemment lorsque nous parlons de participation, nous
entendons participation au mode de vie moderne, cÕest--dire structur par les
institutions de lÕtat et du march, voire de la socit civile mais qui reste
justement dfinie en rfrence lÕtat, comme son image inverse ! Dans
des contextes tels quÕillustrs par Babacar Sall ci-dessus peut-on
raisonnablement considrer que la vraie participation populaire doive reposer
sur une conversion de masse des populations africaines lÕidologie
moderne ? Ou ne peut-on pas se demander si ce ne serait pas, du moins en
partie, aussi aux institutions modernes importes de sÕadapter aux attentes,
besoins et reprsentations de ses supposs Ē destinataires Č.
Dfinir les responsabilits des uns et des autres et
sÕatteler leur articulation en vue dÕun objectif suppose aussi de dbattre de
lÕobjectif. Si lÕobjectif est plus ou moins impos et que les responsabilits
des uns et des autres apparaissent plutt comme des cooptations dans un systme
qui ne peut tre remis en question, le transfert de responsabilits peut
apparatre comme tout simplement une bonne excuse pour dsamorcer des
dynamiques de contestation du projet de socit qui nÕest pas peru comme
lgitime par la majorit, voire comme excuse pour rduire les responsabilits
de ceux qui dominent dans le systme. DÕun point de vue du Sud, il peut
paratre curieux, voire de mauvaise foi, dÕen appeler par exemple la
responsabilit des pays du Sud dans le contrle des naissances en vue de ne pas
crer une pnurie des ressources mondiales, alors quÕon ne parle pas de la
responsabilit des pays du Nord rduire la consommation de leurs citoyens qui
est sans commune mesure avec celle des habitants des pays du Sud.
Majid Rahnema dans son analyse historique de lÕutilisation
du concept de participation dans la sphre du dveloppement note quÕil faut
consciencieusement distinguer entre participations spontane, manipule voire
tlguide dans les cas o les participants sans tre forcs de faire quelque
chose y sont incits ou dirigs par des centres hors de leur contrle. Si
lÕorigine le concept de participation avait un caractre subversif et rsultait
dans les annes 50 de travailleurs sociaux qui pointaient vers la ncessit de
la prise en compte des ralits locales dans les programmes de dveloppement,
il a petit petit t coopt par les gouvernements et institutions de
dveloppement qui taient ds les annes 1970 explicitement confrontes aux
checs de leurs programmes et sentaient le besoin de relais pour leur activit.
Et ceci, dÕaprs Majid Rahnema, pour six raisons principales : le concept
nÕest plus peru comme menace ; il est devenu un slogan politique
attractif ; il est devenu une proposition attrayante conomiquement ;
il est maintenant peru comme lÕinstrument dÕune plus grande effectivit ainsi
que comme une nouvelle source dÕinvestissement ; il devient un bon moyen
pour chercher des financements (fundraising) ; enfin, une notion largie de la
notion de participation permet au secteur priv de devenir directement acteur
dans le business du dveloppement. Se pose donc la question de bien dfinir de
quoi on parle lorsquÕon parle de Ē participation Č dans une rflexion
sur la gouvernance.
Confront par exemple aux checs des plans dÕajustements
structurels (PAS) et leur Ē non-faisabilit politique Č dans
des contextes africains au dbut des annes 1980, se met en place un effort
majeur de rflexion sur la construction de lgitimit politique de ces programmes.
Cette dernire sÕappuiera la fin des annes 1980 sur les notions dÕ
Ē empowerment Č et de Ē consensus building Č, puis partir
des annes 1990 surtout sur la notion de Ē participation Č. Or comme
le souligne Bonnie Campbell Ē (É) il sÕagit dÕun ŌempowermentÕ pour
assurer et pour faciliter le dveloppement, qui semble tre, comme nous lÕavons
vu, une finalit dfinie dÕavance, et non pas une participation effective
lÕexercice du pouvoir en vue de participer la dfinition et la mise en
Ļuvre dÕun projet de socit. (É) Dans ce sens, la notion de participation se
rfre 1. un moyen pour obtenir un appui local et une coopration
locale ; 2. un moyen pour asseoir une lgitimit populaire, mais
lgitimit pour ceux qui introduisent, non pas ceux qui rsistent ou qui
sÕopposent aux PAS Č
Franois Ost, dans son article rcent Ē Stand Up For
Your Rights Č illustre ce que peut tre au mieux une dfinition de
responsabilits diverses qui se situent des niveaux diffrents ainsi que leur
articulation autour dÕun projet donn, dans son cas celui de la lutte contre le
SIDA en Afrique du Sud. Mais il faut rester trs vigilant sur les implicites du
modle de participation quÕon a en tte plus ou moins consciemment et qui se
refltera forcment dans nos dfinitions des responsabilits des uns et des
autres. En tant quÕanthropologue du Droit, sensible la diversit des projets
de socit et des manires de les mettre en forme, vritablement prendre les
Ē socits civiles Č et leur Ē participation Č au srieux
pour pouvoir dgager les responsabilits des uns et des autres dans notre
vivre-ensemble impliquerait alors de sÕintresser la partie immerge de
lÕiceberg de la rgulation juridico-politique des socits, comprise au sens
large. Pour ce faire il est indispensable dÕexplorer le grand jeu de la
juridicit en posant les questions, non pas en partant des institutions
modernes, mais en partant de problmatiques spcifiques partir de la totalit
sociale.
Environnement
Pour terminer, revenons la perception de lÕenvironnement que nous avons dj rencontr lors de notre introduction travers le petit extrait du texte Ē Le chaman et lÕcologiste Č.
Quelques suggestions
bibliographiques :
ALLIOT Michel, 2003, Le droit et le
service public au miroir de lÕanthropologie. Textes choisis et dits par
Camille Kuyu,
Paris, Karthala, 400 p
ARNAUD Andr-Jean, 2003, Critique de
la raison juridique 2. Gouvernants sans frontires. Entre mondialisation et
post-mondialisation, Paris, LGDJ, 433 p
EBERHARD Christoph & NDONGO
Aboubakri, 2001, Ē Relire Amadou Hampat B pour une approche africaine du
Droit. Images rflchies de la ŌpyramideÕ et du ŌrseauÕ Č, Revue
Interdisciplinaire dÕtudes Juridiques, n”47, p 75-113
EBERHARD Christoph,
2002, Droits de lÕhomme et dialogue interculturel, Paris, ditions des
crivains, 398 p
EBERHARD Christoph (d.), 2002, Le
Droit en perspective interculturelle, numro 49 thmatique de la Revue
Interdisciplinaire dÕtudes Juridiques, 346 p
GEMDEV, 1999, Mondialisation. Les mots
et les choses,
France, Karthala, 358 p
HALL Edward T., 1984, La danse de la
vie. Temps culturel, temps vcu, Mayenne, Seuil, 282 p
LATOUCHE Serge, 2003, Justice sans
limites. Le dfi de lÕthique dans une conomie mondialise, France,
Fayard, 360 p
RAHNEMA Majid, 2003, Quand la misre
chasse la pauvret, France, Fayard / Actes Sud, 321 p
RAINE Peter, 2001, Le chaman et
lÕcologiste,
Interculture, n” 140, 68 p
RIST Gilbert, 1996, Le dveloppement.
Histoire dÕune croyance occidentale, France, Presses de la fondation
nationale des sciences politiques, Col. Rfrences indites, 426 p
SACHS Wolfgang (d.), The Development
Dictionary. A Guide to Knowledge as Power, Great Britain, Zed
Books, 306 p
SHIVA Vandana, 2001, Le terrorisme
alimentaire. Comment les multinationales affament le tiers-monde, France,
Fayard, 197 p
VACHON Robert (d.), 1990, Alternatives
au dveloppement. Approches interculturelles la bonne vie et la coopration
internationale, Victoriaville (Qubec), Institut Interculturel de Montral
- ditions du Fleuve, Col. Alternatives, 350 p
VACHON Robert, 1992, La nation Mohawk
et ses communauts. Chapitre 2 : Cultures politiques : occidentale et
Mohawk. Une mise en contraste, Interculture, n” 114
Voir aussi le
site : http://www.dhdi.org
Annexe
1
Extrait de
Peter Raine, Au-del de
lÕuniversalisme.
Le chaman et lÕcologiste. Un horizon toujours ouvert, Interculture, n” 140, 2001, 68 p (3-6)
LES QUESTIONS D'ENVIRONNEMENT deviennent
de plus en plus compliques, ce qui s'explique en partie par notre
comprhension gnralement accrue des interactions complexes qui se produisent
au sein des systmes naturels, mais aussi par l'essor d'une nouvelle attitude
pluraliste, signifiant qu'il n'est plus de mise d'ignorer les vues d'autres
peuples sur ces questions, spcialement celles qui, en fait, traversent les
limites de visions du monde diffrentes. Il s'est rvl que le dialogue avec Ē
les autres Č qui en rsulte est un processus hriss de difficults, car se
mettre l'coute de la faon de voir d'un autre est autre chose que de
rellement la valider comme une expression de la ralit comparable la sienne
propre. L'exemple qui suit, tir de mon exprience personnelle, illustre ce
problme.
Il y a quelques annes, je pris part
une runion informelle de prparation d'audiences sur un projet de
dveloppement contest qui ncessitait des consentements l'attribution de
ressources pour la construction d'une centrale gothermique dans le nord de la
Nouvelle‑Zlande. Outre quelques autres citoyens proccups et moi‑mme,
il y avait l des reprsentants de promoteurs, des gologues, ainsi que les
porte‑parole de la tribu maorie locale, les Ngapuhi. Le principal point
litigieux tait l'impact ngatif que le projet risquait d'avoir sur un ensemble
de sources chaudes naturelles qui prsentaient un intrt curatif et rcratif,
mais taient aussi considres comme des lieux sacrs par certains ans
ngapuhi. La proposition impliquait le forage de puits profonds pour le captage du
fluide gothermique sous pression et surchauff. Spar de la surface par une
paisse couche de roche, ce fluide tait en plus fortement toxique, comme
l'avaient montr les forages d'essai. Ceux‑ci avaient dj affect le
rgime de pression, entranant des modifications dans les sources chaudes; un
panchement avait totalement dtruit la vgtation native aux ‑alentours
du site d'essai.
Les gologues l'emploi des promoteurs
donnrent leur description du champ gothermique selon les principes scientifiques,
prsentrent un expos raisonn et logique de la situation. Un an ngapuhi (ou
kaumatua) expliqua ensuite ce que ce champ, connu sous le nom de ngawha (lieu
chaud), reprsentait pour son peuple. Pour les Ngapuhi, les sources chaudes
n'taient qu'une petite partie du volcanisme plus large affectant la
rgion ; chaque endroit chaud, cne de
cendre ou rhyolite, avait reu un nom en rapport avec un taniwha (tre ayant la
nature d'un esprit) souterrain. L'existence des sources chaudes tait due au
fait que l'pine dorsale du taniwha perait la surface cet endroit. Le champ
gothermique plus vaste tant pour les Ngapuhi entirement li au paysage
environnant, le kaumatua considrait que le forage de puits dans la terre cet
endroit ‑ outre les dangers inhrents de telles activits ‑
allait porter atteinte aux sources chaudes, mais aussi perturber l'harmonie de
toute la rgion.
Le groupe de scientifiques, promoteurs,
arnnagistes et citoyens d'origine europenne continua de dbattre de questions
pratiques, sans prendre srieusement en considration l'intervention du
kaumatua. On prenait acte du bout des lvres de la vision des Ngapuhi, alors
que c'tait une description de la situation tout aussi cohrente, quoique
totalement diffrente. Le problme, c'tait que les deux parties, tout en
parlant de la mme rgion gotherrnique, offraient des explications
radicalement diffrentes de sa constitution et de ses origines. Si diffrentes
qu'il n'y eut en fait aucun dialogue, l'intelligibilit intrinsque de la vision
des Ngapuhi tant, en l'occurrence, rejete par les scientifiques et les autres
qui, sans s'en rendre compte, jugeaient seule valable leur propre description
de la ralit.
Ce que cette situation avait de frappant,
c'est que chaque description, selon son propre ensemble de critres, prsentait
une vision du monde entirement lgitime, mais que la perspective scientifique
occidentale tait entrine, tandis que celle des Ngapuhi tait relgue dans
le domaine du Ē mythe Č. Loin de marquer une pause pour questionner la validit
de leur propre expos par rapport celui de l'an ngapuhi, les No‑Zlandais
non maoris ne mettaient srieusement en question aucune de leurs hypothses,
aucun de leurs prsupposs. Dans la vision du monde occidentale, les faits
primaient sur les prsentations dites Ē mythologiques Č.
Lorsque des questions d'environnement
sont abordes dans la conversation gnrale, comme dans le cas que l'on vient
de voir, le questionnement S'y rapportant est essentiellement de nature statique.
Les gens ont tendance centrer leur attention sur ce qui se produit sur la
scne environnerrientale, c'est‑‑dire les faits concrets de
l'affaire ou du problme en cause. On se demandera occasionnellement pourquoi
la dgradation de l'environnement se poursuit sans relche, mais il est rare
que de srieuses tentatives soient faites pour suggrer comment Ē nous Č allons
rsoudre le problme. Par Ē nous Č, j'entends n'importe quel Ē nous Č, car il
n'est plus de mise de laisser entendre qu'un groupe de gens appartenant une
culture particulire, ou un certain mode de perception de la ralit, pourra
apporter les solutions des problmes environnementaux complexes. La question
du comment soulve celle de la communication interculturelle, car bien que tous
les peuples habitent la mme Terre, tous ne la dcrivent pas, ou
n'entretiennent pas des relations avec elle, de la mme faon. Tandis que
certains peuples considrent leur environnement comme sacr, d'autres y voient
une source d'inspiration philosophique; pour d'autres encore, c'est une
question de faits scientifiques ou une source de matires premires ayant une
valeur conomique.
Ces diverses affirmations mnent une
trs importante question: qui sera responsable de prserver des nuisances notre
Terre dispensatrice de vie ? CÕest l, videmment, une question
transformationnelle[1], car elle
peut mener en dfinitive une interrogation profonde sur la faon qu'on a de
percevoir la ralit. Cela signifie que nous pourrons avoir mettre en
question nos propres hypothses et prsupposs fondamentaux. Il a t longtemps
admis que la rationalit de type occidental tait l'unique critre pour
discerner la vrit sur toute question donne; or, il devient de plus en plus
vident qu'il y a diffrentes faons de percevoir la ralit, dont beaucoup
peuvent tre incommensurables entre elles. La question du comment nous amne
examiner les fondements de l'intelligibilit qui servent d'horizon
l'laboration des diverses visions du monde, y compris la ntre. Avant que de
modernes gardiens de l'environnement puissent merger, il faudra entreprendre
un dialogue entre visions du monde diffrentes, de manire dterminer ceux
qui sont capables de parler et d'agir pour les lieux qui sont les leurs, ainsi
que les questions qui les concernent. Il n'est plus acceptable de soutenir
qu'un groupe, une culture ou une nation puisse dcider comment les autres
pourront tablir leur relation au monde naturel, et moins encore d'attendre des
autres qu'ils suivent l'exemple occidental. Ė l'poque moderne, la science, la
technologie et l'conomie se sont combines pour devenir une force globalisante
qui a men beaucoup de gens croire au concept idologique de Ē village
plantaire Č o tous les peuples seraient unis pour le bien de toute
l'humanit.
Les effets connexes inattendus de cette
pousse vers la mondialisation sont de deux ordres: ce sont, d'une part, les
effets dltres du Ē dveloppement Č technologique sur les systmes vitaux de
la Terre (c'est‑dire la crise de l'environnement) et, d'autre part,
l'exigence grandissante des peuples indignes et autochtones d'exprimer leur
propre droit unique une vision du monde cohrente, intelligible et d'une
gale validit. Ces peuples ne veulent pas seulement protger leur propre Terre,
mais aussi la prserver des interventions des tenants de la vision occidentale
dominante. Que certains puissent rejeter la technologie, la science, le
matrialisme, voire la rationalit, cela surprend beaucoup de modernistes,
spcialement ceux qui sont totalement convaincus que leur faon d'apprhender
la ralit est seule valable.
Les mthodes occidentales de dialogue
acceptes de nos jours ont tendance chouer lorsque des gens reprsentant des
visions du monde radicalement diffrentes essaient de communiquer. Ce n'est pas
une question de diffrence de langues et d'expression culturelle seulement,
mais plutt une question d'horizons d'intelligibilit diffrents. Ces horizons
d'intelligibilit, et les dlimitations de chacune des visions du monde qui en
sont issues, prsentent une barrire apparemment insurmontable. Pour surmonter
l'cart entre visions du monde, il nous faut un nouveau Ē modle Č, un Ē modle
Č qui puisse dpasser et traverser les topoi, c'est‑‑dire les
lieux situs entre ces visions du monde, o l'on peut trouver un terrain
commun. Pour russir, un tel Ē modle Č ne devrait pas seulement surmonter
l'argumentation etla dialectique, mais aussi faciliter l'change de sagesse,
afin que le rsultat ne soit pas une simple conversion de l'un l'autre, mais
un enrichissement mutuel. Un tel change de sagesse mutuellement respecte
pourrait permettre l'mergence de nouveaux gardiens de l'environnement. qui
seraient les porte‑parole de groupes diversifis. C'est sur la faon dont
un tel Ē modle Č dialogique pourra tre dvelopp, et pourrait tre appliqu
de manire guider de nouveaux gardiens de l'environnement, que la prsente
recherche est principalement focalise.
Cependant, il n'est pas simple de communiquer par‑del des limites des diverses visions du monde. Cela requiert l'entrejeu de nombreux thmes diffrents. Nous avons besoin de savoir ce qu'est vraiment une vision du monde, et comment mergent en premier lieu diffrents horizons d'intelligibilit. S'agissant des valeurs environnementales, nous avons besoin de savoir comment diffrents peuples ont labor leurs attitudes et leurs valeurs l'gard du monde naturel. Nous avons besoin aussi d'une Ē mthode Č pour voir comment appliquer un nouveau Ē modle Č pour la communication entre visions du monde[2]. Ma thse et le prsent article sont proposs comme une interprtation qui rvle quels prsupposs et quelles hypothses caches sont ncessaires pour qu'un dialogue se poursuive au‑del de l'argumentation et de la dialectique. [Note: certains chapitres sont prsents plus en dtail que d'autres, en fonction de leur importance pour introduire le chapitre VI, qui est reproduit intgralement).
Extrait de
Serge Latouche, Justice sans limites.
Le dfi de lÕthique dans une conomie mondialise, France, Fayard, 2003, 360 p (339-342)
Le champ smantique de l'conomie
LÕunivers mental implicite, souche
nourricire de la vision conomique, qui rend pertinent le fonctionnement de
l'conomie comme pratique et la donne voir comme ralit naturelle,
s'organise autour de trois niveaux interdpendants : un niveau anthropologique,
un niveau socital, un niveau physico‑technique. Ce dernier se prsente
comme le premier et la base de
l'ensemble dans l'idologie conomique. Toutefois, la dconstruction
du dispositif discursif le rvle comme un effet d'optique des deux autres. Il est
artificiellement cr par eux. C'est de l'intrieur de la vision conomique que
la Ē nature Č se prsente comme le fondement premier.
1. Le niveau anthropologique concerne la conception de
l'homme sous‑tendue par l'conomie: l'Homo Ļconomicus. Cette conception est marque
par trois dimensions : le naturalisme, l'hdonisme et l'individualisme. Le
naturalisme est la croyance selon laquelle l'homme a une nature et que celle‑ci
est Ē naturelle Č. Il a donc, par nature, des besoins dtermins. Ce naturalisme est
aussi un fonctionnalisme. LÕhdonisme est la croyance selon laquelle le
comportement humain obit la recherche du plaisir et la fuite de la
douleur. LÕhomme serait capable de faire le calcul de ses plaisirs et de ses
peines. Cette vision a t dveloppe et pousse l'extrme au XVIIIe sicle,
en particulier par lÕutilitarisme moderne de Jeremy Bentham. LÕatomisme
social ou l'individualisme dsigne la croyance selon
laquelle l'homme nat comme individu ou atome du corps social. La socit est
donc seconde par rapport ses
lments. Elle est constitue d'une association d'atomes
individuels.
2. Le niveau socital ou socio‑politique concerne la conception de la
socit ou la sociologie implicite de l'conomie. Cette conception peut, elle
aussi, tre caractrise par trois dimensions : le contractualisme,
l'intrtisme et le privatisme. Le contractualisme est la croyance selon laquelle l'Etat‑socit
comme organisme social et politique rsulte d'un contrat pass entre les
individus. Il s'est impos en Europe l'ge classique avec Thomas Hobbes, John
Locke et Jean‑Jacques Rousseau. LÕintrtisme est la croyance selon laquelle
l'association des hommes est intresse. Sa finalit n'est pas seulement la
scurit et la paix, mais aussi le plus grand bonheur possible. C'est une
association but lucratif La division, l'organisation du travail et la
coopration instituent et constituent une socit civile pour remplir cet
objet. Le privatisme
est la croyance selon laquelle l'homme est propritaire de la nature, qu'il a
la mission d'en tre matre et dominateur. Cela se traduit notamment par la
reconnaissance juridique de la proprit prive, ou appropriation privative, comme
fondement de l'tat de droit et source de toutes richesses (John Locke). La
brevetabilit actuelle du vivant est dans la droite ligne de cette croyance.
3. Le niveau physico‑technique concerne la conception de la
nature reconstruite partir des deux autres niveaux. On peut caractriser
celle‑ci par trois traits : la raret, le technicisme et le travaillisme. La
raret pointe la conviction selon laquelle la nature est avare : les objets de
la satisfaction des besoins ne sont pas donns, et les moyens pour les obtenir
ne sont pas abondants. Il faut donc produire[3].
Le technicisme
est la croyance selon laquelle l'homme doit user de sa force physique et de son
ingniosit pour tirer parti des moyens (la terre, les matires premires, les
forces naturelles). Le calcul technique et le calcul conomique sont fonds en
tant que ncessit pour combiner ces moyens et exigences de la situation de
l'homme dans la nature. Le travaillisme dsigne l'exaltation d'une
transformation laborieuse et oblige de la nature. LÕappropriation de la nature
pour la transformer et l'adapter nos besoins, c'est le travail. Le travail
est ainsi la source mythique de la privatisation de la nature.
Cette vision de l'homme, de la socit et
de la nature qui prend place entre la Renaissance et les Lumires donne sens
l'ensemble des catgories conomiques et les fait apparatre comme une vidence
descriptive. Toutefois, il s'agit d'une sphre de significations parfaitement
autorfrentielle. Ainsi, la production est le fruit du travail appliqu la nature pour
satisfaire les besoins
; la division du travail
est la combinaison de l'ingniosit applique la production ; l'change est
la consquence ncessaire de la division du travail, pour permettre chaque
individu de satisfaire ses besoins. Le troc, suite normale de l'change, est le point de dpart de la
gense de la monnaie. La monnaie est la consquence de l'change, par spcialisation
fonctionnelle d'une marchandise. Le salaire enfin consiste dans l'change de la
force de travail
contre des moyens de subsistance, pour ceux qui n'ont pas la proprit de moyens de
production; c'est donc le prix du travail, sous sa forme montaire. On pourrait prolonger
la dmonstration partir des vingt ou trente concepts significatifs de la
thorie conomique. Retenons que ce n'est ni la Ē ralit Č naturelle ni la
ralit matrielle qui imposent et dterminent ce cadre, pas plus qu'un choix
conventionnel. Mme si cette construction de sens est le fruit d'usages, de
reprsentations et de conventions inscrits dans une histoire sculaire, c'est
l'imaginaire structurant de la modernit. Ce rsultat remarquable n'a t
possible obtenir que grce un travail historique long, patient, complexe et
prodigieux : la mise en place des prsupposs idologiques d'aperception du monde sous la
forme du triangle naturalisme/hdonisme/individualisme[4].
Les deux Ē paradigmes Č (ou modles) de la science conomique, le modle
classique et le modle noclassique, s'enracinent bien dans ce terreau commun.
Pour les classiques, l'conomie politique est la recherche des lois de la
reproduction de
la base matrielle
de la socit par la production, la rpartition, la distribution et la
consommation des Ē richesses Č (tout ce qui satisfait les besoins de la
consommation et de la production ... ). La Ē naturalit Č de ces lois rsulte
du fonctionnement logique et mcanique du modle dans le cadre de ses
prsupposs. Leur existence mme dmontre l'harmonie naturelle des intrts et, par consquent, le bien‑fond
du cadre qui repose sur elle. Pour les noclassiques, le champ de l'conomie
nÕa plus de contenu spcifique, toute relation, objet de calcul, fait partie de
droit du
champ conomique. La science conomique est la recherche des lois de
l'allocation des ressources rares usage alternatif Il s'agit d'une axiomatique de la vie sociale et de l'action
rationnelle. Toutefois, le rsultat est un tat d'quilibre interindividuel Ē
naturel Č et optimal. Le dogme de l'harmonie naturelle des intrts en sort
confirm.
[1] Les questions
transformationnelles et leurs incidences sont traites en dtail par Fran
PEAVY. Voir PEAVY, F., By Life's Grace: Musings on the Essence of Social
Change. New Society Publishers, Philadelphie, 1994, p. 87‑111.
[2] Ma thse de
doctorat intitule Who Guards the Guardians ? The Practical and Theoretical
Criteria for Environmental Guardianship (thse de doctorat non publie, Massey
University 1998, 389 p.) traite de tout cela d'une faon approfondie, quoique
non exhaustive. Le prsent article se bornera donc donner un rsum de chacun
des cinq chapitres de cette thse et prsenter in extenso sa dernire partie,
savoir l'Interlude et le Chapitre VI.
[3] Dans le mme
temps, la nature est sans valeur et constitue un rservoir illimit, ce qui va
poser des problmes srieux pour l'environnement.
[4] Notons que
l'une des bases de ce triangle n'est autre que cette croyance clef de la
mtaphysique occidentale qui scinde l'tre entre matire et esprit. La croyance
en l'existence d'un monde matriel et en son autonomie trouve en effet son
accomplissement dans l'conomie, conue alternativement et complmentairement
comme cologie humaine ou comme axiomatique de l'intrt. Nous nous permettons
de renvoyer sur ce sujet notre livre LÕInvenzione dell'economia, op. cit.
LÕintroduction a t publie en franais sous le titre Ē La construction de
l'imaginaire conomique Č, dans Vie et Sciences conomiques, 1994.