Cours Ē Droit, gouvernance et dŽveloppement durable Č,

organisŽ par les FacultŽs universitaires Saint-Louis (Bruxelles),

la Fondation Charles-LŽopold Mayer pour le Progrs de lÕHomme

et la Fondation pour les GŽnŽrations futures

 

 

 

 

Droit, gouvernance et dŽveloppement durable

Ouvertures interculturelles

 

 

(Cours des 8/12 & 15/12 - 2004)

 

 

Christoph Eberhard

 

FacultŽs Universitaires Saint-Louis, Bruxelles

 

c.eberhard@free.fr

 

 

 

 

 

 

Introduction

 

Une petite rŽflexion sur quelques images :

 

1)      Les illusions optiques : on peut voir des choses diffŽrentes dans une mme image

 

Comparer avec Le chaman et lՎcologiste (annexe 1)

 

2)      La Ē carte du monde selon les ƒtats Unis Č - Le problme de lÕignorance des autres

 

3)      Le Ē saddhu branchŽ Č - Le mŽtissage des cultures

 

4)      Ē LÕiceberg Č - La culture, face immergŽe de lÕiceberg de lÕorganisation de notre vivre ensemble

 

Comparer avec lÕextrait de Serge Latouche sur lՎconomie (annexe 2)

 

 

 

1. Les fondements du dialogue interculturel

 

LÕOccident a tendance ˆ considŽrer ses manires de vivre et dÕorganiser la vie en sociŽtŽ comme relevant de lÕuniversel et sÕinscrit dans une vision Žvolutioniste. Cette vision est liŽe ˆ la modernitŽ occidentale o la Raison joue un r™le capital : lÕhomme peut ˆ travers la Raison accŽder ˆ lÕuniversel. Il peut ensuite organiser sa vie individuelle et la vie en sociŽtŽ selon des principes rationnels. Il est Homo Faber, ma”tre de son destin et de son environnement. La cristallisation de la Raison est le fruit dÕune longue Žvolution qui permet de passer du particulier, du subjectif ˆ lÕuniversel, ˆ lÕobjecif. La prŽmodernitŽ appara”t dans cette perspective comme Ē ‰ge obscur Č et les autres cultures qui nÕaccordent pas la mme centralitŽ ˆ la Raison tel que nous lÕentendons sont perus comme se trouvant ˆ un degrŽ moins avancŽ de lՎvolution. Elles aussi devraient un jour atteindre notre degrŽ de civilisation : lÕOccident sert implicitement de rŽfŽrence quant ˆ tout horizon dÕaction pour lÕhumanitŽ.

 

Cependant on peut noter un paradoxe : au 19me sicle avec lՎmergence des nationalismes europŽens la notion de Ē culture Č jusque lˆ Žquivalente ˆ celle de civilisation se pluralise : les cultures nationales marquent justement les diffŽrences. De plus, Žmergent progressivement les sciences de lÕhomme dont lÕanthropologie. Aprs avoir ŽtŽ initialement Žvolutionniste, celle-ci commence ˆ prendre conscience de lÕoriginalitŽ des diffŽrentes cultures. Il Žmerge des approches relativistes ou culturalistes qui considrent que toutes les cultures sont fondamentalement diffŽrentes et donc non-comparables.

 

En simplifiant, on pourrait dire que de nos jours les juristes qui voient la rŽalitŽ sociale ˆ travers les lentilles du droit restent encore plut™t universalistes. Le droit est neutre, gŽnŽral, Ē Žternel Č. Les anthropologues qui regardent la sociŽtŽ par lÕautre bout de la lorgnette, par les pratiques, les logiques et les reprŽsentations des acteurs restent quant ˆ eux plut™t relativistes. On assiste cependant petit ˆ petit ˆ des changements dÕattitude.

 

LÕanthropologue du Droit se situe entre les deux : comme juriste, il a tendance ˆ tre universaliste ; comme anthropologue, il a tendance ˆ tre relativiste.

 

Se pose alors la question : Comment tre les deux ˆ la fois ? Comment concilier le Ē village planŽtaire Č et le Ē choc des civilisations Č ? CÕest le dŽfi du pluralisme et aussi de la complexitŽ.

 

Le problme fondamental du pluralisme est celui de lÕaltŽritŽ : comment comprendre lÕautre dans son originalitŽ ?

 

Il faut pour cela sՎmanciper dÕun Ē pige Č dŽgagŽ par Louis Dumont, lÕenglobement du contraire, o sous couvert dÕun traitement Žgal de toutes les cultures que lÕon englobe dans la catŽgorie gŽnŽrale de lÕhumanitŽ on les hiŽrarchise en fait, lÕOccident constituant la rŽfŽrence implicite par rapport ˆ laquelle les autres cultures sont construites.

 

Dans ce but, il faut, selon Raimon Panikkar, complŽter un dialogue dialectique par un dialogue dialogal. Dans le premier, on parle dÕun objet et lÕon considre que deux ttes pensent mieux quÕune : on dŽbat avant tout pour Žliminer des incohŽrences et sÕapprocher ainsi de la Ē vŽritŽ Č. Dans le second il sÕagit surtout dÕun dialogue entre sujets : lÕaccent est dŽplacŽ de ce sur quoi on parle vers ceux qui parlent. Quels sont les horizons implicites, les mythoi, o sÕinscrivent les partenaires au dialogue ?  DÕo parlent-ils : quel est leur topos ?

 

Le dŽfi est de comprendre les constructions dÕune autre culture ˆ partir de sa propre culture. Il faut donc une hermŽneutique diatopique, cÕest-ˆ-dire une interprŽtation qui cherche ˆ Ē com-prendre Č les cultures en prŽsence en se faisant Žclairer mutuellement leurs topoi respectifs.

 

Michel Alliot, anthropologue du Droit, disait Ē Dis-moi comment tu penses le monde Š je te dirai comment tu penses le droit Č. Par rapport ˆ notre problŽmatique on pourrait aussi dire Ē dis-moi comment tu penses le monde Š je te dirai comment tu penses la gouvernance et le dŽveloppement Č. Nos reprŽsentations du monde, notre manire de voir la vie, lÕunivers se refltent dans nos manires dÕorganiser notre vivre ensemble, donc notre Ē droit Č, notre Ē Žconomie Č, notre Ē politique Č.

 

Donnons quelques exemples de manires de penser le Droit qui influent sur la manire de penser le monde :

 

LÕAfrique traditionnelle et lÕarchŽtype de diffŽrentiation et la valorisation du pluralisme

Le monde confucŽen et lÕarchŽtype dÕidentification et la valorisation du dualisme

LÕOccident et lÕarchŽtype de soumission, voire de rationalisation Š la valorisation de lÕunitŽ

 

Si diffŽrentes sociŽtŽs pensent et pratiquent diffŽremment la manire dÕorganiser leur vivre-ensemble, ils pensent aussi de manire diffŽrente lÕhomme et son r™le dans lÕunivers.

 

Certaines sociŽtŽs sont plus anthropocentrŽes comme en Occident.

Certaines accordent une plus grande place au cosmos telles la culture Mohawk, ou la culture indienne.

Certaines sont plus thŽocentrŽes comme en pays dÕIslam.

 

Mme les manires de penser lÕespace et le temps varient dÕune sociŽtŽ ˆ lÕautre :

 

Par rapport ˆ lÕespace, on conna”t des approches gŽomŽtrique, topocentrique, odologique.

 

Par rapport au temps, on distingue souvent entre temps cyclique et temps linŽaire. On pourrait aussi distinguer un temps vŽcu plut™t comme mesure objective extŽrieure ou alors comme rythme interne des choses.

 

Bien sžr, si chaque culture valorise certaines faons dÕorganiser le vivre ensemble avec soi-mme, les autres, lÕenvironnement, Dieu, on retrouve souvent plusieurs mŽcanismes diffŽrents ˆ lÕĻuvre dans une mme sociŽtŽ : dans le domaine du Droit on peut ainsi penser en termes de Ē pluralisme juridique Č ou de Ē multijuridisme Č. Par rapport ˆ lÕhomme, on peut envisager une approche Ē cosmothŽandrique Č. De plus de nos jours, avec le Ē rŽtrŽcissement de notre plante Č les cultures sÕinterpŽntrent de plus en plus et on peut observer des phŽnomnes dÕacculturaltion. Et lÕenchevtrement de cultures diverses donne naissance ˆ une complexitŽ et ˆ une interculturalitŽ croissante.

 

Pourquoi alors continue-t-on ˆ poser la majoritŽ des questions concernant notre vivre-ensemble dans des termes uniquement occidentaux, en considŽrant comme horizon universel le droit, lՎconomie, le politique etc. ˆ lÕoccidentale ? Le temps ne serait-il pas venu de sÕouvrir ˆ un dialogue interculturel ?

 

Certains auteurs notent que nous sommes dans une transition paradigmatique : les instruments de comprŽhension de la rŽalitŽ et dÕorganisation de nos sociŽtŽs hŽritŽes de la modernitŽ ne semblent plus en phase avec les rŽalitŽs contemporaines. Certains parlent pour dŽsigner les temps prŽsents de Ē postmodernitŽ Č, de Ē transmodernitŽ Č... LÕuniversel semble Žclater et on commence ˆ se soucier plus du local, des diffŽrences. On ne se satisfait plus dÕun gouvernement uniquement pyramidal, dÕune distinction des r™les rigides entre Ē gouvernants / gouvernŽs Č, Ē sachants-experts / citoyen ordinaire-profane). On va vers des processus plus participatifs. Pour reprendre une expression de Franois Ost et de Michel van de Kerchove dans le domaine du droit : la pyramide bouge, des rŽseaux Žmergent, les choses se complexifient, les frontires deviennent floues.

 

Dans ce contexte Boaventura de Sousa Santos nous invite non seulement ˆ critiquer les paradigmes anciens, mais ˆ dŽgager de nouveaux horizons dÕaction. Il nous invite ˆ lÕutopie, ou plut™t ˆ lÕhŽtŽrotopie, non pas lÕinvention dÕun monde imaginaire mais plut™t un changement de perspective ˆ lÕintŽrieur du monde dans lequel nous vivons, en dŽplaant notre regard du Ē centre Č aux Ē marges Č.

 

Les notions comme Ē gouvernance Č et Ē dŽveloppement durable Č en pointant vers les limites de lÕuniversel semblent pouvoir permettre lÕouverture dÕune porte au dialogue avec les autres cultures. Encore faut-il se rendre compte que ces concepts, tout en relativisant nos approches modernes, restent fondamentalement occidentaux.

 

 

 

2. Remise en perspective interculturelle de quelques notions clefs dans les rŽflexions sur le Droit, la gouvernance et le dŽveloppement durable.

 

Cette partie reprend de manires succinte les dŽveloppements de mon article Ē Droit, gouvernance et dŽveloppement durable. Quelques rŽflexions prŽliminaires. Č

 

 

La globalisation

 

La globalisation constitue la toile de fond de toutes les rŽflexions sur la gouvernance, sur le dŽveloppement durable et sur la rŽorganisation de plus en plus ŽclatŽ ou Ē polycentrique Č des champs socio-juridiques. La globalisation est autre chose que la simple internationalisation, voire lՎmergence du transnational. Elle dŽnote selon Roland Robertson Ē la compression du monde et lÕintensification de la conscience du monde comme un tout Č. Elle renvoie au fait que notre monde est de plus en plus interconnectŽ et quÕon est de plus en plus obligŽ de penser Ē la structuration du monde comme un tout Č. Ceci implique de repenser ˆ c™tŽ de lՎmergence dÕune structuration globale, aussi les relations complexes entre global et local. LÕidŽe sous-jacente est celle dÕ Ē un monde Č, voire du Ē village global Č, o nous devrions penser globalement pour agir localement. Si on ne peut nier le phŽnomne de globalisation comme dÕune part interdŽpendance accrue entre les diffŽrentes rŽgions du monde et dÕautre part comme problmes communs ˆ rŽsoudre, il faut nŽanmoins relever les mythes sous-jacents de la globalisation. Si la protection de lÕenvironnement, les patrimoines communs de lÕhumanitŽ voire les droits de lÕhomme ou les luttes altermondialistes peuvent appara”tre comme des enjeux globaux, il ne reste pas moins que la globalisation est fortement marquŽe par lÕimaginaire Žconomique dÕune part et systŽmique dÕautre part, les deux Žtant sous-tendu par une vision unitaire de la rŽalitŽ.

 

Le dŽfi, autant au niveau descriptif que prescriptif, consiste peut-tre ˆ sՎmanciper de lÕunivers de la globalisation. Cet univers nÕexiste en effet que tant que lÕon regarde le monde comme un grand systme qui doit tre gŽrŽ de la manire la plus rationnelle possible en amenant tous sur la voie du dŽveloppement, durable ou ˆ Ē visage humain Č, supposŽ apporter ˆ tous lÕopulence et favoriser dans le processus la paix entre les peuples. Outre lՎconomique et le systŽmique cÕest du Ē monde un Č quÕil faut sՎmanciper. Sa dŽsignation comme Ē village global Č nÕest-elle pas une contradiction dans les termes ? Un village est par nature local et non global. CÕest un lieu o les habitants se connaissent, partagent des manires de voire et des manires de faire, de vivre ensemble, et se distinguent dÕautres localitŽs. Parler de village global est au minimum un non-sens, voire une mystification qui fait miroiter ˆ ceux qui sont aux centres du pouvoir que leur perspective (celle du Ē village du pouvoir Č) est celle de tous les habitants de la plante. Cette rhŽtorique exclut de fait les perspectives diffŽrentes, qui sont ignorŽes ou qui sont au mieux considŽrŽes comme des reliques du passŽ qui doivent vite tre dŽpassŽes, voire intŽgrŽes dans le Ē systme Č. Or, nous vivons dans un plurivers plut™t que dans un univers : et ce plurivers nÕest pas uniquement Ē postmoderne Č, ou plural dans le sens dÕun Žclatement des visions modernes de notre vivre ensemble, mais plus fondamentalement par le fait quÕil existe dÕautres fentres que la fentre moderne pour regarder le monde. LÕuniversalitŽ de la problŽmatique de la globalisation, du dŽveloppement, de la gouvernance ou des droits de lÕhomme nÕappara”t comme telle quՈ partir de lÕintŽrieur de notre vision du monde qui la pose comme telle. Mais ˆ lÕinstar des autres visions culturelles qui peuvent nous para”tre particularistes ou bornŽes, elle se rŽvle trs relative ds lors quÕon la regarde ˆ partir dÕune autre fentre culturelle. Le plurivers est donc plus quÕun simple Ē plurivers postmoderne Č o la fragmentation se fait de plus en plus jour ˆ partir dÕune vision moderne du monde. CÕest reconna”tre que pour beaucoup dՐtres humains la modernitŽ telle que nous lÕavons conue en Occident, nÕa jamais ŽtŽ, et nÕest toujours pas, centrale Š et que cÕest bien ce pluralisme lˆ quÕil faudra aborder dans nos questionnements dÕune Ē globalisation Č plus interculturelle, si on ne veut pas se limiter ˆ lÕimposition dÕun cadre qui au mieux ferait de la place ˆ lÕexotisme sous forme dÕautorisation, voire de valorisation dÕun Ē folklore Č : les cultures se rŽsumeraient uniquement ˆ des ornements ; le politique, le juridique et lՎconomique, que nous voyons comme au cĻur de la reproduction des sociŽtŽs, seraient par contre le monopole du politique, de lՎconomique et du juridique comme nous lÕentendons, ˆ lÕoccidentale.

 

Or toute pensŽe nŽcessite une perspective, qui est forcŽment informŽe par lÕendroit o nous nous plaons. Nous sommes ainsi dÕune certaine manire tous des centres du monde et il nÕexiste pas un point de fuite, global, non-situŽ. Ce quÕon observe plut™t dans les faits cÕest que ceux qui disent penser globalement, agissent en fait sur une Žchelle globale tout en pensant localement, se spŽcialisant ainsi dans ce que Boaventura de Sousa Santos appelle les Ē localismes globalisŽs Č. On assisterait ainsi ˆ une nouvelle division internationale du travail, les centres du pouvoir se spŽcialisant dans la globalisation de ses localismes, dans lÕexportation de localismes globalisŽs ; les zones Ē pŽriphŽriques Č quant ˆ elles se spŽcialiseraient dans lÕimportation de ces localismes globalisŽs, donc dans la production de globalismes localisŽs. Il appara”t urgent de sortir de cette division de travail, de sÕengager dans une hŽtŽrotopie et de prendre les diffŽrents topoi au sŽrieux, ce qui implique dans nos recherches de nous orienter vers les dŽmarches diatopiques et dialogales, centrales au projet de lÕanthropologie du Droit.

 

 

 

Le dŽveloppement durable

 

En quoi consiste le dŽveloppement ? SÕil sÕagit dÕune croissance organique permettant ˆ un organisme, ou ˆ une sociŽtŽ de se dŽvelopper jusquՈ maturitŽ, le dŽveloppement appara”t effectivement comme un idŽal qui peut tre souhaitable pour tous. Mais la notion de dŽveloppement a une histoire et tra”ne avec elle tout une sŽrie de connotations. Au sortir de la deuxime guerre mondiale, lÕinvention du concept de dŽveloppement a crŽŽ dans son sillage lՎmergence dÕun monde sous-dŽveloppŽ et donc ˆ dŽvelopper. La matrice est profondŽment occidentale, et le dŽveloppement a pu prendre la suite du r™le que pouvait jouer lors de lՎpoque des colonisations lÕidŽe de civilisation. Dans le passŽ, le rapport de lÕoccident aux Ē autres Č sÕest longtemps manifestŽ comme mission de christianiser, de civiliser les barbares et les sauvages. On est passŽ ensuite ˆ lÕidŽe de devoir les dŽvelopper. Dans la perspective dÕune sociŽtŽ qui croit en la ma”trise absolue de lÕhomme sur la nature, en une Žvolution historique linŽaire vers le progrs, en lÕamassement illimitŽ de richesses (comme signe mme de gr‰ce divine), des sociŽtŽs valorisant par exemple lÕinscription de lÕHomme dans le cosmos, dans un temps cyclique et dont la cohŽsion sociale se structure plut™t autour de devoirs ˆ remplir plut™t que de droits ˆ exiger et qui pr™nent lÕautosuffisance, le contr™le de lÕaccroissement de richesses pour Žviter une possible concentration crŽatrice de situations de pouvoir et de dŽpendance, ne peuvent appara”tre que comme primitives, comme bloquŽes ˆ un stade antŽrieur du progrs ou du dŽveloppement humain. CÕest par rapport au modle du dŽveloppement occidental que le fait de ne pas avoir dÕeau courante ou dՎlectricitŽ a pu tre dŽcrŽtŽ au sortir de la deuxime guerre mondiale comme une pauvretŽ quÕil fallait Žradiquer. Pour Ē civiliser Č peut-tre, mais aussi, ne nous leurrons pas, pour le but pragmatique de pouvoir ouvrir de nouveaux marchŽs.

 

Le dŽveloppement a connu de nombreux avatars : dans les annŽes 50 le dŽveloppement renvoie avant tout ˆ la croissance Žconomique. Petit ˆ petit on introduit la notion de Ē dŽveloppement social Č ˆ c™tŽ de celui de Ē dŽveloppement Žconomique Č. Les premires propositions dÕaction de la premire dŽcennie du dŽveloppement de lÕONU (1960-1970) Žtablit que Ē The problem of the underdevelopped countries is not just growth, but developmentÉ Development is growth plus change. Change in turn is social and cultural as well as economic, and qualitative as well as quantitativeÉ The key concept must be improved quality of peopleÕs life. Č On essaye donc petit ˆ petit ˆ harmoniser dŽveloppements social et Žconomique. Mais ˆ la fin des annŽes 60 les rŽsultats sont mitigŽs. On peut lire dans un rapport des Nations Unies : Ē The fact that development either leaves behind, or in some ways even creates, large areas of poverty, stagnation, marginality and actual exclusion from social and economical progress is too obvious and to urgent to be overlooked.

 

Dans les annŽes 70 on essaye donc de voir lՎconomique et le social comme les deux faces dÕun mme processus. La stratŽgie internationale de dŽveloppement proclamŽe en 1970 insiste sur une Ē stratŽgie globale Č. Mais les rŽsultats ne suivent pas et on assiste plut™t ˆ une dispersion entre diffŽrents Ē problmes majeurs Č : lÕenvironnement, la population, les femmes etc. Vers les annŽes 1975 on essaye de rŽunifier les choses en lanant une Ē Basic Needs Approach Č dont le but est de garantir ˆ tous un standard de vie minimal. Paralllement on commence ˆ parler ˆ lÕUnesco de dŽveloppement endogne.

 

Les annŽes 80 sont marquŽes par un certain pessimisme : les processus Ē dÕajustement Č dŽtruisent beaucoup des avancŽes prŽcŽdentes. Ce qui mne dans les annŽes 90 ˆ repenser le dŽveloppement ce qui aboutit actuellement au Ē dŽveloppement durable Č o au Ē dŽveloppement humain Č dont lՎtalon est Ē lՎlargissement des choix humains importants Č et o des considŽrations sur le futur jouent des r™les centraux.

 

On peut sÕinterroger : pourquoi parler aujourdÕhui de dŽveloppement durable ? Serait-ce pour lÕadoucir un peu, pour le rendre plus acceptable ? Cette nouvelle qualification ne suggre-t-elle pas que le dŽveloppement pourrait avoir une essence non-durable, non-humaine ? Les diverses sociŽtŽs du monde ont vŽcu pendant des millŽnaires en sachant sÕadapter aux conditions de leur environnement Š elles ont fait preuve dÕingŽniositŽ et de durabilitŽ. CÕest en se lanant dans le dŽveloppement moderne quÕon a commencŽ ˆ Žpuiser de manire de plus en plus irrŽmŽdiable les ressources de notre plante, non seulement naturelles faudrait-il prŽciser, mais aussi humaines. CÕest face ˆ cette non-durabilitŽ, ˆ cette non-humanitŽ, quÕil a bien fallu tirer les sonnettes dÕalarme : attention, prudence ! Il faut ne pas perdre de vue la durŽe et lÕinscription de lÕHomme dans le monde qui lÕentoure. Mais cette prise de conscience nÕa pas su nous Žmanciper du mythe du dŽveloppement et nÕa pas menŽ ˆ nous interroger sur la question si ce nÕest pas le dŽveloppement mme et tout ce quÕil implique, qui pourrait constituer le problme ou du moins une partie du problme. La question aujourdÕhui ne serait alors pas tellement de se contenter de rŽflŽchir ou de mettre en pratique un dŽveloppement alternatif, mais dÕessayer en outre de dŽgager des alternatives au dŽveloppement. Notons que ces alternatives ne sont dÕailleurs pas forcŽment des utopies : il existe encore de nombreux exemples de modes de vie Ē durables Č - le dŽfi est peut-tre de les reconna”tre, de les encourager et de rŽflŽchir ˆ leur articulation, ˆ leur mise en dialogue avec les processus de dŽveloppement contemporains, qui sÕen trouveront forcŽment relativisŽs. LՃtat, refondŽ au besoin, a certainement encore un r™le important ˆ jouer dans ce processus.

 

 

LՃtat entre gouvernement et gouvernance

 

 

LՃtat nous dit-on a perdu le monopole de la rŽgulation juridique dans les processus de globalisation. Il se trouve remis en cause par lՎmergence de droits transnationaux aux niveaux global ou rŽgional, ainsi que par lՎmergence de droits locaux liŽs ˆ des processus accrus de dŽcentralisation. Il sÕorienterait davantage vers la gouvernance, cÕest-ˆ-dire la mise en Ļuvre dÕune gestion efficace de la sociŽtŽ, et laisserait de plus en plus de c™tŽ le gouvernement peru comme plus hiŽrarchique, plus imposŽ É mais aussi plus politique. Pour la Commission sur la Gouvernance Globale, la gouvernance est Ē lÕensemble des diffŽrents moyens par lesquels les individus et les institutions publiques et privŽes, grent leurs affaires communes. CÕest un processus continu de coopŽration et dÕaccomodements entre des intŽrts divers et conflictuels. Elle inclut les institutions officielles et les rŽgimes dotŽs de pouvoirs exŽcutoires tout aussi bien que les arrangements informels sur lesquels les peuples et les institutions sont dÕaccord ou quÕils peroivent tre de leur intŽrt Č. Si la gouvernance est prŽsentŽe comme prŽfŽrable au gouvernement cÕest quÕelle appara”t comme un processus plus participatif et donc plus dŽmocratique, dans le sens dÕune dŽmocratie directe et non pas seulement dÕune dŽmocratie reprŽsentative o les Žlecteurs ne participent que pŽriodiquement ˆ lՎlection de ceux qui ensuite les dirigeront. Pour AndrŽ-Jean Arnaud, Ē Ce qui est en jeu, cÕest une possibilitŽ pour les citoyens de sÕexprimer autrement que par la seule voie de la reprŽsentation  dŽmocratique et nationale, et de ŌparticiperÕ ˆ lՎlaboration des normes relevant de lÕespace public, selon la volontŽ clairement exprimŽe par les mouvements sociaux de plus en plus nombreux et divers dans leur constitutions tout autant que dans leur expression Č. Mais ce qui semble sous-jacent dans le champ sŽmantique de la gouvernance est, plut™t quÕune participation politique accrue, une gestion plus efficace de la sociŽtŽ. On passe dÕun mythe politique du vivre-ensemble ˆ un mythe Žconomique cristallisŽ dans lÕidŽologie du dŽveloppement. La bonne politique est celle qui est efficace en termes de rentabilitŽ macro-Žconomique, cÕest celle qui rŽduit le plus possible le r™le de lՃtat É et du politique.  LÕillustration la plus flagrante est celle de lÕimposition par le Fonds MonŽtaire International (FMI) ou la Banque Mondiale de plans dÕajustement structurels ˆ de petits pays, par exemple africains : lÕajustement structurel se base uniquement sur des critres de macro-Žconomie qui sÕimposent comme si elles Žtaient des lois naturelles, absolues et non-susceptibles de questionnement par le politique. La question de choix de Ē projets de sociŽtŽ Č, qui est peut-tre la question politique fondamentale est compltement ŽvacuŽe Š il ne sÕagit que de gŽrer le plus efficacement possible en vue dÕun dŽveloppement conforme aux Ē lois naturelles Č du marchŽ É

 

Mais on peut aussi aborder la notion de gouvernance de manire plus Žmancipatrice dans la lignŽe par exemple de Pierre Calame pour qui Ē Introduire cet Ōancien nouveau conceptÕ, cÕest sÕobliger ˆ porter sur les rŽgulations sociales un regard plus large, plus englobant, plus articulŽ quÕon ne le fait dÕhabitude. Č en recentrant la rŽflexion et lÕaction sur lÕidŽe de relation. Dans ce sens des pistes telles que celles dŽgagŽes par Bernard Husson qui permettent de repenser les questions de la lŽgitimitŽ et de lÕautoritŽ par rapport ˆ lÕinvention et la mise en Ļuvre de projets de sociŽtŽ porteurs de sens pour les populations concernŽes dans des contextes africains semblent heuristiques. Pour cet auteur Ē Le concept de good governance peut tre construit, non ˆ partir du niveau central mais ˆ partir du mode de fonctionnement des sociŽtŽs locales : cÕest parce que  les personnes et les groupes locaux partageront la mme notion de lÕefficacitŽ quÕils peuvent sÕorganiser et construire un avenir (É) cÕest parce que les membres des sociŽtŽs locales partagent une mme conception de la nature du pouvoir, de son organisation, de sa distribution entre les diffŽrents niveaux É que les processus de dŽmocratisation et de dŽsŽtatisation pourront tre engagŽs. A partir de cette approche dŽcentralisŽe, la notion de good governance peut tre dŽfinie comme la gestion de lՎvolution dÕune sociŽtŽ sur la base de valeurs, consciemment identifiŽes ou non, communŽment portŽes par ses membres. Č.  Ce qui nous renvoie maintenant ˆ une rŽflexion sur les sociŽtŽs civiles et leurs r™les et responsabilitŽs dans le vivre-ensemble.

 

 

 

SociŽtŽ civile, responsabilitŽ et participation

 

 

Dans son acceptation Žmancipatrice qui ne voit pas uniquement la gouvernance comme courroie de transmission du nŽolibŽralisme et comme faon de rŽduire de plus en plus le r™le de lՃtat Š et du politique Š face au marchŽ et aux logiques Žconomiques, mais comme une manire plus participative dÕorganiser le vivre ensemble, le r™le de la sociŽtŽ civile appara”t comme crucial. CÕest en la mobilisant quÕon arriverait ˆ sÕacheminer vers une gestion plus participative des problmes de la citŽ, et ainsi ˆ une dŽmocratie plus directe, plus vivante. Mais il y a lˆ des problmes. Tout dÕabord, notons que la sociŽtŽ civile se dŽfinit par rapport a lՃtat, comme une sphre autonome qui sÕoppose ˆ lui, voire qui peut lui tre complŽmentaire. Or, dŽjˆ en Occident se pose une premire question. QuÕest ce qui fait partie de cette sociŽtŽ civile ? Si thŽoriquement elle se dŽfinit surtout par rapport ˆ sa diffŽrentiation avec lՃtat, devraient en faire partie les diverses dynamiques Žconomiques et sociales. Or, le marchŽ en semble exclu, et a fortiori les grands acteurs Žconomiques telles les sociŽtŽs multinationales. Le dŽbat sur la gouvernance se structure explicitement dans lÕarticulation des champs de lՃtat, de la sociŽtŽ civile et du marchŽ. En ce qui concerne lՎmergence dÕune sociŽtŽ civile globale, certains auteurs la dŽfinissent Ē comme lÕensemble des organisations politiques, Žconomiques, sociales et culturelles qui ne sont pas crŽŽes ou mandatŽes par lՃtat (É). Pour dÕautres auteurs, la sociŽtŽ civile exclut en revanche les forces Žconomiques, puisque nous dit-on, les acteurs de la gouvernance sont Ōla sociŽtŽ politique, la sociŽtŽ Žconomique, et la sociŽtŽ civile (qui) nŽgocient les modalitŽs et les formes dÕarrangements sociaux planŽtaires sur la base du principe de la coopŽration conflictuelleÕČ. De plus, mme si on Žcarte les agents Žconomiques directs (entreprises), o ranger les Ē forums professionnels Č tels que le Forum ƒconomique Mondial, ou des associations tels le MEDEF ? Pour affiner les critres certains auteurs proposent de distinguer les organisations se proposant de reprŽsenter le peuple et de travailler dans son intŽrt quÕils distinguent des Ē intŽrts du capital Č. On voit que les choses sont loin dՐtre simples et que Ē la sociŽtŽ civile Č est loin de constituer une catŽgorie homogne. Par sa dŽfinition en nŽgatif de la sphre Žtatique, qui nÕest que le reflet dÕune opposition plus profonde entre Ē public Č et Ē privŽ Č on se retrouve ici plut™t dans une nouvelle application de lÕenglobement du contraire.

 

Mais lÕambigu•tŽ ou la difficultŽ sÕaggrave encore ds lors quÕon sort de contextes occidentaux. DÕune part, la structuration socio-juridico-politique occidentale entre ƒtat et sociŽtŽ civile ne se retrouve pas en tant que telle partout. Nous avons dŽjˆ ŽvoquŽ plus haut la Ē faiblesse Č de lՃtat dans de nombreux contextes. On peut aussi penser ˆ la personnalisation de lՃtat et de ses infrastructures dans de nombreux pays, o de fait les limites entre sphre publique et sphre privŽe, entre Žconomie moderne et redistribution Ē traditionnelle Č  ne sont pas tranchŽes, bien au contraire. Une opposition fondatrice pour nous ne lÕest donc pas forcŽment ailleurs, ce qui rend encore moins pertinent lÕutilisation de ces concepts dans des contextes o ne sont pas partagŽes nos mythes juridico-politiques.

 

LÕexpression ou la mise en forme de la sociŽtŽ civile est aussi moulŽe dans une vision occidentale moderne. Le concept de sociŽtŽ civile renvoie ˆ la societas, assemblement dÕindividus liŽs par un contrat social, et ˆ la civitas, la citŽ politique. On est dans une construction particulire du rapport au politique, au juridique et au social. On pense immŽdiatement en rŽfŽrant ˆ la sociŽtŽ civile ˆ des associations, des organisations non gouvernementales, des mouvements citoyens É Mais o sont les structures politiques, sociales, Žconomiques et juridiques plus traditionnelles, telles les rŽseaux familiaux, religieux, de castes, dÕentraide qui ne sont pas forcŽment moulŽs dans des formes modernes ? Soit on ne les prend pas en compte, soit on nÕen peroit que la pointe ŽmergŽe de lÕiceberg ˆ travers leur Žventuelle participation, entre autre, ˆ des Ē jeux modernes Č, par exemple une participation dans une activitŽ dÕONG. Il reste quÕon nÕapprend rien des mŽcanismes et des structures de ces organisations sociales. Elles ont tendance dans lÕignorance quÕon a dÕelles ˆ appara”tre tout au plus comme des freins au dŽveloppement ˆ Žradiquer et ˆ remplacer par des structures plus adaptŽes a notre temps. Or, premirement, le fait de sÕopposer au choix politique du dŽveloppement peut tre tout ˆ fait lŽgitime dans certains cas, en vue de ce que nous avons dit plus haut sur le dŽveloppement, et mŽrite au moins discussion, au lieu de se voir opposer a priori un Ē argument Č de non-recevabilitŽ consistant ˆ rappeler le caractre arriŽrŽ et non pertinent de toute organisation ne se rŽclamant pas et ne fonctionnant pas selon les institutions et mŽcanismes modernes. Deuximement, ces dynamiques se montrent parfois fort adaptables aux contraintes contemporaines : dans certains cas, elles peuvent mme garantir un meilleur Ē dŽveloppement Č  et pourraient servir de modle de rŽflexion pour un reformatage ou une indigŽnisation de structures importŽes qui autrement continueront ˆ rester dŽconnectŽes des rŽalitŽs locales.

 

Enfin, se pose la question de situations o la sociŽtŽ civile, et dans ce cas dÕailleurs souvent plut™t une Ē sociŽtŽ civile globale Č, ou du moins globalisŽe, tente de compltement remplacer lՃtat : on pense ˆ certains contextes africains o on dirait que les seuls acteurs de dŽveloppement sont les ONG financŽes par lՎtranger É et qui sapent par leur prŽsence le peu de lŽgitimitŽ que pourraient gagner certains Žtats en remplissant eux-mmes certains services publics et Žvacuent sous prŽtexte dÕurgence, la dimension politique des choix de sociŽtŽ. Pour Bernard Hours, les ONG travaillant dans Ē les Suds Č apparaissent, si lÕon tient compte de leur idŽologie sous-jacente et leurs effets implicites, par bien des aspects plut™t comme muselant les vŽritables sociŽtŽs civiles que comme acteurs dÕune vŽritable participation dŽmocratique ˆ lՎlaboration de projets de sociŽtŽs. Elles nՎmanent plus Ē de la sociŽtŽ civile quÕelles invoquent car celle-ci dispara”t ds lors que sont occultŽes toutes les contradictions sociales et que prŽvaut une seule idŽologie de consentement au consensus, un seul modle de dŽveloppement, une seule humanitŽ planŽtaire (sociŽtŽ civile fictive) (É) les ONG humanitaires constituent une matrice idŽologique essentielle de production du consensus ˆ partir de valeurs sublimŽes, apolitiques, non confessionnelles, libres, bref dŽmocratiques. Č. De son point de vue, la Ē sociŽtŽ civile planŽtaire, communautaire et dŽmocratique, se construit sur lÕabsence de sociŽtŽs civiles. Il nÕy a pas de sociŽtŽs (au pluriel) sans frontires, pas plus quÕil nÕy a de sociŽtŽs civiles sans des territoires o sÕinscrit la pertinence de leurs discours. Cette  sociŽtŽ unifiŽe fictive, accessoire nŽcessaire du marchŽ mondial, a besoin des ONG de la mme faon que les ƒtats afin de rendre dŽmocratiques, donc comestibles pour les citoyens consommateurs, les ŌnŽcessitŽs ŽconomiquesÕ articulŽes aux ŌnŽcessitŽs humanitairesÕ. Instrument majeur de lÕintŽgration idŽologique mondiale en cours, les ONG oprent une mŽdiation indispensable entre les pouvoirs Žconomiques, les pouvoirs Žtatiques dominants et les nouvelles formes de pillage du tiers-monde rŽalisŽes au nom de lՎconomie de marchŽ. Le consensus produit par les ONG est indispensable dans ce contexte, tout comme leur fonction dÕalibi dŽmocratique. Il transforme la brutalitŽ des rapports de force dÕune injustice radicale en exercice pŽdagogique paternaliste et bienveillant ˆ lՎgard du Sud. Č

 

Il appara”t quÕune question fondamentale sous-jacente ˆ la question de la sociŽtŽ civile est celle de la responsabilitŽ politique, elle-mme sous-tendue par la question plus gŽnŽrale de la Ē participation Č ˆ la vie en commun.

 

Commenons par la responsabilitŽ politique. Outre la dynamique que vient dՎvoquer Bernard Hours, il faut garder ˆ lÕesprit que la logique de dŽresponsabilisation politique est surtout caractŽristique de la mythologie de lՃtat moderne : une institution supŽrieure et extŽrieure, lՃtat, est supposŽ gouverner le peuple pour son bien. Or, dans de nombreuses sociŽtŽs le politique nÕa jamais ŽtŽ dissociŽe de la responsabilitŽ directe des diverses communautŽs et de leurs membres. Donc, si nous voulons rŽintroduire une responsabilitŽ accrue des citoyens dans les ƒtats modernes, ne nŽgligeons pas le fait quÕinitialement ce sont les ƒtats qui se sont arrogŽes le monopole de violence lŽgitime, de pouvoir politique et donc aussi de responsabilitŽ. Si on dŽlgue maintenant la responsabilitŽ ˆ la sociŽtŽ civile tout en gardant le pouvoir dans lՃtat, voire dans lՎconomique, le processus nÕappara”t-il pas plut™t comme un pratique processus de dŽresponsabilisation de ceux qui ont le pouvoir et une responsabilisation de ceux qui nÕen ont pas Š et qui deviennent ainsi les responsables de leur sous-dŽveloppement ? Il est curieux que la responsabilitŽ se pense surtout par rapport aux autres : ce sont ceux qui ont ŽtŽ jetŽs hors du grand jeu social par les logiques de modernisation puis de globalisation qui doivent maintenant (enfin) devenir responsables, et ceci bien sžr par rapport ˆ une responsabilitŽ telle que perue par les centres du pouvoir. Or, les constatations suivantes de Babacar Sall sur ce quÕil appelle lÕanŽtatisme dans de nombreux contextes africains donne ˆ rŽflŽchir : Ē (É) le contexte politique et Žconomique est tel que tous les mots dŽrivŽs de la modernitŽ dominante tels que ŌdŽveloppementÕ, ŌdŽmocratieÕ, ŌƒtatÕ, ne veulent plus rien dire socialement, parce que justement, ils nÕont pas rŽussi ˆ amŽliorer le social dans sa relation problŽmatique aux besoins fondamentaux. Ce qui compte, par consŽquent, nÕest pas la longue durŽe, le programme, le sens de lÕhistoire, mais le quotidien avec son impŽratif alimentaire et sanitaire. On est en prŽsence dÕun contexte de controverse et dÕinversion o le social se dŽpolitise et o le politique se dŽsocialise sans que la rupture ou la dŽperdition de lÕun en lÕautre ne ruine dŽfinitivement le systme global. Il y a lˆ, manifestement, une rupture structurelle entre ces deux p™les dominants du sociŽtal qui fait que le social se pense, se dit et se fait sans le politique et vice-versa. (É) la dŽsocialisation ne traduit pas uniquement un manque dÕarticulation entre lՎtatique et le social, mais un rŽinvestissement discriminatoire des structures de lՃtat par des groupes dominants qui en font leur propriŽtŽ et un instrument de violence en vue de rŽgler ˆ leur avantage des diffŽrends sŽculaires les opposant ˆ dÕautres citŽs concurrentes. Vus sous cet angle, on peut affirmer que les registres idŽologiques de lՃtat contemporain en Afrique, avec son systme partisan, sa bureaucratie, ses rites, ses mŽthodes de lŽgitimation, procdent dÕun jeu virtuel de lÕuniversalitŽ dominante imposŽe par les puissances dŽmocratiques. Mais cÕest seulement en des cas rares quÕils ont effectivement prise effective sur le corps social Ōparce que lÕessentiel de la vie sociale, culturelle et Žconomique, sÕeffectue en dehors du cadre institutionnel fixŽ par lՃtat. Č

 

La dernire rŽflexion de Babacar Sall est une bonne transition pour la question sous-jacente ˆ la question de la Ē participation Č. De quoi parle-t-on quand on en parle ? Si lÕessentiel de la vie sociale, culturelle et Žconomique sÕeffectue hors du cadre institutionnel fixŽ par lՃtat peut-on en dŽduire que la majoritŽ de la population ne participerait pas ˆ sa propre vie ? La rŽfŽrence ˆ lՃtat entra”ne avec lui une division inconsciente entre sphres publiques et privŽes. Le bien commun relŽverait de la sphre publique, cÕest la res publica. A contrario tout ce qui nÕest pas Žtatique, ne serait que simples intŽrts privŽs. Nous voilˆ de nouveau en prise avec lÕenglobement du contraire que nous avons dŽjˆ ŽvoquŽ plus haut par rapport ˆ la dŽfinition de la notion de Ē sociŽtŽ civile Č. Il appara”t quÕinconsciemment lorsque nous parlons de participation, nous entendons participation au mode de vie moderne, cÕest-ˆ-dire structurŽ par les institutions de lՃtat et du marchŽ, voire de la sociŽtŽ civile mais qui reste justement dŽfinie en rŽfŽrence ˆ lՃtat, comme son image inversŽe ! Dans des contextes tels quÕillustrŽs par Babacar Sall ci-dessus peut-on raisonnablement considŽrer que la vraie participation populaire doive reposer sur une conversion de masse des populations africaines ˆ lÕidŽologie moderne ? Ou ne peut-on pas se demander si ce ne serait pas, du moins en partie, aussi aux institutions modernes importŽes de sÕadapter aux attentes, besoins et reprŽsentations de ses supposŽs Ē destinataires Č.

 

DŽfinir les responsabilitŽs des uns et des autres et sÕatteler ˆ leur articulation en vue dÕun objectif suppose aussi de dŽbattre de lÕobjectif. Si lÕobjectif est plus ou moins imposŽ et que les responsabilitŽs des uns et des autres apparaissent plut™t comme des cooptations dans un systme qui ne peut tre remis en question, le transfert de responsabilitŽs peut appara”tre comme tout simplement une bonne excuse pour dŽsamorcer des dynamiques de contestation du projet de sociŽtŽ qui nÕest pas peru comme lŽgitime par la majoritŽ, voire comme excuse pour rŽduire les responsabilitŽs de ceux qui dominent dans le systme. DÕun point de vue du Sud, il peut para”tre curieux, voire de mauvaise foi, dÕen appeler par exemple ˆ la responsabilitŽ des pays du Sud dans le contr™le des naissances en vue de ne pas crŽer une pŽnurie des ressources mondiales, alors quÕon ne parle pas de la responsabilitŽ des pays du Nord ˆ rŽduire la consommation de leurs citoyens qui est sans commune mesure avec celle des habitants des pays du Sud.

 

Majid Rahnema dans son analyse historique de lÕutilisation du concept de participation dans la sphre du dŽveloppement note quÕil faut consciencieusement distinguer entre participations spontanŽe, manipulŽe voire tŽlŽguidŽe dans les cas o les participants sans tre forcŽs de faire quelque chose y sont incitŽs ou dirigŽs par des centres hors de leur contr™le. Si ˆ lÕorigine le concept de participation avait un caractre subversif et rŽsultait dans les annŽes 50 de travailleurs sociaux qui pointaient vers la nŽcessitŽ de la prise en compte des rŽalitŽs locales dans les programmes de dŽveloppement, il a petit ˆ petit ŽtŽ cooptŽ par les gouvernements et institutions de dŽveloppement qui Žtaient ds les annŽes 1970 explicitement confrontŽes aux Žchecs de leurs programmes et sentaient le besoin de relais pour leur activitŽ. Et ceci, dÕaprs Majid Rahnema, pour six raisons principales : le concept nÕest plus peru comme menace ; il est devenu un slogan politique attractif ; il est devenu une proposition attrayante Žconomiquement ; il est maintenant peru comme lÕinstrument dÕune plus grande effectivitŽ ainsi que comme une nouvelle source dÕinvestissement ; il devient un bon moyen pour chercher des financements (fundraising) ; enfin, une notion Žlargie de la notion de participation permet au secteur privŽ de devenir directement acteur dans le business du dŽveloppement. Se pose donc la question de bien dŽfinir de quoi on parle lorsquÕon parle de Ē participation Č dans une rŽflexion sur la gouvernance.

 

ConfrontŽ par exemple aux Žchecs des plans dÕajustements structurels (PAS) et ˆ leur Ē non-faisabilitŽ politique Č dans des contextes africains au dŽbut des annŽes 1980, se met en place un effort majeur de rŽflexion sur la construction de lŽgitimitŽ politique de ces programmes. Cette dernire sÕappuiera ˆ la fin des annŽes 1980 sur les notions dÕ Ē empowerment Č et de Ē consensus building Č, puis ˆ partir des annŽes 1990 surtout sur la notion de Ē participation Č. Or comme le souligne Bonnie Campbell Ē (É) il sÕagit dÕun ŌempowermentÕ pour assurer et pour faciliter le dŽveloppement, qui semble tre, comme nous lÕavons vu, une finalitŽ dŽfinie dÕavance, et non pas une participation effective ˆ lÕexercice du pouvoir en vue de participer ˆ la dŽfinition et ˆ la mise en Ļuvre dÕun projet de sociŽtŽ. (É) Dans ce sens, la notion de participation se rŽfre ˆ 1. un moyen pour obtenir un appui local et une coopŽration locale ; 2. un moyen pour asseoir une lŽgitimitŽ populaire, mais lŽgitimitŽ pour ceux qui introduisent, non pas ceux qui rŽsistent ou qui sÕopposent aux PAS Č

 

Franois Ost, dans son article rŽcent Ē Stand Up For Your Rights Č illustre ce que peut tre au mieux une dŽfinition de responsabilitŽs diverses qui se situent ˆ des niveaux diffŽrents ainsi que leur articulation autour dÕun projet donnŽ, dans son cas celui de la lutte contre le SIDA en Afrique du Sud. Mais il faut rester trs vigilant sur les implicites du modle de participation quÕon a en tte plus ou moins consciemment et qui se refltera forcŽment dans nos dŽfinitions des responsabilitŽs des uns et des autres. En tant quÕanthropologue du Droit, sensible ˆ la diversitŽ des projets de sociŽtŽ et des manires de les mettre en forme, vŽritablement prendre les Ē sociŽtŽs civiles Č et leur Ē participation Č au sŽrieux pour pouvoir dŽgager les responsabilitŽs des uns et des autres dans notre vivre-ensemble impliquerait alors de sÕintŽresser ˆ la partie immergŽe de lÕiceberg de la rŽgulation juridico-politique des sociŽtŽs, comprise au sens large. Pour ce faire il est indispensable dÕexplorer le grand jeu de la juridicitŽ en posant les questions, non pas en partant des institutions modernes, mais en partant de problŽmatiques spŽcifiques ˆ partir de la totalitŽ sociale.

 

 

Environnement

 

 

Pour terminer, revenons ˆ la perception de lÕenvironnement que nous avons dŽjˆ rencontrŽ lors de notre introduction ˆ travers le petit extrait du texte Ē Le chaman et lՎcologiste Č.

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelques suggestions bibliographiques :

 

 

ALLIOT Michel, 2003, Le droit et le service public au miroir de lÕanthropologie. Textes choisis et ŽditŽs par Camille Kuyu, Paris, Karthala, 400 p

 

ARNAUD AndrŽ-Jean, 2003, Critique de la raison juridique 2. Gouvernants sans frontires. Entre mondialisation et post-mondialisation, Paris, LGDJ, 433 p

 

EBERHARD Christoph & NDONGO Aboubakri, 2001, Ē Relire Amadou HampatŽ B‰ pour une approche africaine du Droit. Images rŽflŽchies de la ŌpyramideÕ et du ŌrŽseauÕ Č, Revue Interdisciplinaire dՃtudes Juridiques, n”47, p 75-113

 

EBERHARD Christoph, 2002, Droits de lÕhomme et dialogue interculturel, Paris, ƒditions des ƒcrivains, 398 p

 

EBERHARD Christoph (Žd.), 2002, Le Droit en perspective interculturelle, numŽro 49 thŽmatique de la Revue Interdisciplinaire dՃtudes Juridiques, 346 p

 

GEMDEV, 1999, Mondialisation. Les mots et les choses, France, Karthala, 358 p

 

HALL Edward T., 1984, La danse de la vie. Temps culturel, temps vŽcu, Mayenne, Seuil, 282 p

 

LATOUCHE Serge, 2003, Justice sans limites. Le dŽfi de lՎthique dans une Žconomie mondialisŽe, France, Fayard, 360 p

 

RAHNEMA Majid, 2003, Quand la misre chasse la pauvretŽ, France, Fayard / Actes Sud, 321 p

 

RAINE Peter, 2001, Le chaman et lՎcologiste, Interculture, n” 140, 68 p

 

RIST Gilbert, 1996, Le dŽveloppement. Histoire dÕune croyance occidentale, France, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, Col. RŽfŽrences inŽdites, 426 p

 

SACHS Wolfgang (Žd.), The Development Dictionary. A Guide to Knowledge as Power, Great Britain, Zed Books, 306 p

 

SHIVA Vandana, 2001, Le terrorisme alimentaire. Comment les multinationales affament le tiers-monde, France, Fayard, 197 p

 

VACHON Robert (Žd.), 1990, Alternatives au dŽveloppement. Approches interculturelles ˆ la bonne vie et ˆ la coopŽration internationale, Victoriaville (QuŽbec), Institut Interculturel de MontrŽal - ƒditions du Fleuve, Col. Alternatives, 350 p

 

VACHON Robert, 1992, La nation Mohawk et ses communautŽs. Chapitre 2 : Cultures politiques : occidentale et Mohawk. Une mise en contraste, Interculture, n” 114

 

 

 

Voir aussi le site : http://www.dhdi.org

 


Annexe 1

 

Extrait de

Peter Raine, Au-delˆ de lÕuniversalisme. Le chaman et lՎcologiste. Un horizon toujours ouvert, Interculture, n” 140, 2001, 68 p (3-6)

 

 

 

LES QUESTIONS D'ENVIRONNEMENT deviennent de plus en plus compliquŽes, ce qui s'explique en partie par notre comprŽhension gŽnŽralement accrue des interactions complexes qui se produisent au sein des systmes naturels, mais aussi par l'essor d'une nouvelle attitude pluraliste, signifiant qu'il n'est plus de mise d'ignorer les vues d'autres peuples sur ces questions, spŽcialement celles qui, en fait, traversent les limites de visions du monde diffŽrentes. Il s'est rŽvŽlŽ que le dialogue avec Ē les autres Č qui en rŽsulte est un processus hŽrissŽ de difficultŽs, car se mettre ˆ l'Žcoute de la faon de voir d'un autre est autre chose que de rŽellement la valider comme une expression de la rŽalitŽ comparable ˆ la sienne propre. L'exemple qui suit, tirŽ de mon expŽrience personnelle, illustre ce problme.

 

Il y a quelques annŽes, je pris part ˆ une rŽunion informelle de prŽparation d'audiences sur un projet de dŽveloppement contestŽ qui nŽcessitait des consentements ˆ l'attribution de ressources pour la construction d'une centrale gŽothermique dans le nord de la Nouvelle‑ZŽlande. Outre quelques autres citoyens prŽoccupŽs et moi‑mme, il y avait lˆ des reprŽsentants de promoteurs, des gŽologues, ainsi que les porte‑parole de la tribu maorie locale, les Ngapuhi. Le principal point litigieux Žtait l'impact nŽgatif que le projet risquait d'avoir sur un ensemble de sources chaudes naturelles qui prŽsentaient un intŽrt curatif et rŽcrŽatif, mais Žtaient aussi considŽrŽes comme des lieux sacrŽs par certains a”nŽs ngapuhi. La proposition impliquait le forage de puits profonds pour le captage du fluide gŽothermique sous pression et surchauffŽ. SŽparŽ de la surface par une Žpaisse couche de roche, ce fluide Žtait en plus fortement toxique, comme l'avaient montrŽ les forages d'essai. Ceux‑ci avaient dŽjˆ affectŽ le rŽgime de pression, entra”nant des modifications dans les sources chaudes; un Žpanchement avait totalement dŽtruit la vŽgŽtation native aux ‑alentours du site d'essai.

 

Les gŽologues ˆ l'emploi des promoteurs donnrent leur description du champ gŽothermique selon les principes scientifiques, prŽsentrent un exposŽ raisonnŽ et logique de la situation. Un a”nŽ ngapuhi (ou kaumatua) expliqua ensuite ce que ce champ, connu sous le nom de ngawha (lieu chaud), reprŽsentait pour son peuple. Pour les Ngapuhi, les sources chaudes n'Žtaient qu'une petite partie du volcanisme plus large affectant la


rŽgion ; chaque endroit chaud, c™ne de cendre ou rhyolite, avait reu un nom en rapport avec un taniwha (tre ayant la nature d'un esprit) souterrain. L'existence des sources chaudes Žtait due au fait que l'Žpine dorsale du taniwha perait la surface ˆ cet endroit. Le champ gŽothermique plus vaste Žtant pour les Ngapuhi entirement liŽ au paysage environnant, le kaumatua considŽrait que le forage de puits dans la terre ˆ cet endroit ‑ outre les dangers inhŽrents ˆ de telles activitŽs ‑ allait porter atteinte aux sources chaudes, mais aussi perturber l'harmonie de toute la rŽgion.

 

Le groupe de scientifiques, promoteurs, arnŽnagistes et citoyens d'origine europŽenne continua de dŽbattre de questions pratiques, sans prendre sŽrieusement en considŽration l'intervention du kaumatua. On prenait acte du bout des lvres de la vision des Ngapuhi, alors que c'Žtait une description de la situation tout aussi cohŽrente, quoique totalement diffŽrente. Le problme, c'Žtait que les deux parties, tout en parlant de la mme rŽgion gŽotherrnique, offraient des explications radicalement diffŽrentes de sa constitution et de ses origines. Si diffŽrentes qu'il n'y eut en fait aucun dialogue, l'intelligibilitŽ intrinsque de la vision des Ngapuhi Žtant, en l'occurrence, rejetŽe par les scientifiques et les autres qui, sans s'en rendre compte, jugeaient seule valable leur propre description de la rŽalitŽ.

 

Ce que cette situation avait de frappant, c'est que chaque description, selon son propre ensemble de critres, prŽsentait une vision du monde entirement lŽgitime, mais que la perspective scientifique occidentale Žtait entŽrinŽe, tandis que celle des Ngapuhi Žtait relŽguŽe dans le domaine du Ē mythe Č. Loin de marquer une pause pour questionner la validitŽ de leur propre exposŽ par rapport ˆ celui de l'a”nŽ ngapuhi, les NŽo‑ZŽlandais non maoris ne mettaient sŽrieusement en question aucune de leurs hypothses, aucun de leurs prŽsupposŽs. Dans la vision du monde occidentale, les faits primaient sur les prŽsentations dites Ē mythologiques Č.

 

Lorsque des questions d'environnement sont abordŽes dans la conversation gŽnŽrale, comme dans le cas que l'on vient de voir, le questionnement S'y rapportant est essentiellement de nature statique. Les gens ont tendance ˆ centrer leur attention sur ce qui se produit sur la scne environnerrientale, c'est‑ˆ‑dire les faits concrets de l'affaire ou du problme en cause. On se demandera occasionnellement pourquoi la dŽgradation de l'environnement se poursuit sans rel‰che, mais il est rare que de sŽrieuses tentatives soient faites pour suggŽrer comment Ē nous Č allons rŽsoudre le problme. Par Ē nous Č, j'entends n'importe quel Ē nous Č, car il n'est plus de mise de laisser entendre qu'un groupe de gens appartenant ˆ une culture particulire, ou ˆ un certain mode de perception de la rŽalitŽ, pourra apporter les solutions ˆ des problmes environnementaux complexes. La question du comment soulve celle de la communication interculturelle, car bien que tous les peuples habitent la mme Terre, tous ne la dŽcrivent pas, ou n'entretiennent pas des relations avec elle, de la mme faon. Tandis que certains peuples considrent leur environnement comme sacrŽ, d'autres y voient une source d'inspiration philosophique; pour d'autres encore, c'est une question de faits scientifiques ou une source de matires premires ayant une valeur Žconomique.

 

Ces diverses affirmations mnent ˆ une trs importante question: qui sera responsable de prŽserver des nuisances notre Terre dispensatrice de vie ? CÕest lˆ, Žvidemment, une question transformationnelle[1], car elle peut mener en dŽfinitive ˆ une interrogation profonde sur la faon qu'on a de percevoir la rŽalitŽ. Cela signifie que nous pourrons avoir ˆ mettre en question nos propres hypothses et prŽsupposŽs fondamentaux. Il a ŽtŽ longtemps admis que la rationalitŽ de type occidental Žtait l'unique critre pour discerner la vŽritŽ sur toute question donnŽe; or, il devient de plus en plus Žvident qu'il y a diffŽrentes faons de percevoir la rŽalitŽ, dont beaucoup peuvent tre incommensurables entre elles. La question du comment nous amne ˆ examiner les fondements de l'intelligibilitŽ qui servent d'horizon ˆ l'Žlaboration des diverses visions du monde, y compris la n™tre. Avant que de modernes gardiens de l'environnement puissent Žmerger, il faudra entreprendre un dialogue entre visions du monde diffŽrentes, de manire ˆ dŽterminer ceux qui sont capables de parler et d'agir pour les lieux qui sont les leurs, ainsi que les questions qui les concernent. Il n'est plus acceptable de soutenir qu'un groupe, une culture ou une nation puisse dŽcider comment les autres pourront Žtablir leur relation au monde naturel, et moins encore d'attendre des autres qu'ils suivent l'exemple occidental. Ė l'Žpoque moderne, la science, la technologie et l'Žconomie se sont combinŽes pour devenir une force globalisante qui a menŽ beaucoup de gens ˆ croire au concept idŽologique de Ē village planŽtaire Č o tous les peuples seraient unis pour le bien de toute l'humanitŽ.

 

Les effets connexes inattendus de cette poussŽe vers la mondialisation sont de deux ordres: ce sont, d'une part, les effets dŽlŽtres du Ē dŽveloppement Č technologique sur les systmes vitaux de la Terre (c'estˆ‑dire la crise de l'environnement) et, d'autre part, l'exigence grandissante des peuples indignes et autochtones d'exprimer leur propre droit unique ˆ une vision du monde cohŽrente, intelligible et d'une Žgale validitŽ. Ces peuples ne veulent pas seulement protŽger leur propre Terre, mais aussi la prŽserver des interventions des tenants de la vision occidentale dominante. Que certains puissent rejeter la technologie, la science, le matŽrialisme, voire la rationalitŽ, cela surprend beaucoup de modernistes, spŽcialement ceux qui sont totalement convaincus que leur faon d'apprŽhender la rŽalitŽ est seule valable.

 

Les mŽthodes occidentales de dialogue acceptŽes de nos jours ont tendance ˆ Žchouer lorsque des gens reprŽsentant des visions du monde radicalement diffŽrentes essaient de communiquer. Ce n'est pas une question de diffŽrence de langues et d'expression culturelle seulement, mais plut™t une question d'horizons d'intelligibilitŽ diffŽrents. Ces horizons d'intelligibilitŽ, et les dŽlimitations de chacune des visions du monde qui en sont issues, prŽsentent une barrire apparemment insurmontable. Pour surmonter l'Žcart entre visions du monde, il nous faut un nouveau Ē modle Č, un Ē modle Č qui puisse dŽpasser et traverser les topoi, c'est‑ˆ‑dire les lieux situŽs entre ces visions du monde, o l'on peut trouver un terrain commun. Pour rŽussir, un tel Ē modle Č ne devrait pas seulement surmonter l'argumentation etla dialectique, mais aussi faciliter l'Žchange de sagesse, afin que le rŽsultat ne soit pas une simple conversion de l'un ˆ l'autre, mais un enrichissement mutuel. Un tel Žchange de sagesse mutuellement respectŽe pourrait permettre l'Žmergence de nouveaux gardiens de l'environnement. qui seraient les porte‑parole de groupes diversifiŽs. C'est sur la faon dont un tel Ē modle Č dialogique pourra tre dŽveloppŽ, et pourrait tre appliquŽ de manire ˆ guider de nouveaux gardiens de l'environnement, que la prŽsente recherche est principalement focalisŽe.

 

Cependant, il n'est pas simple de communiquer par‑delˆ des limites des diverses visions du monde. Cela requiert l'entrejeu de nombreux thmes diffŽrents. Nous avons besoin de savoir ce qu'est vraiment une vision du monde, et comment Žmergent en premier lieu diffŽrents horizons d'intelligibilitŽ. S'agissant des valeurs environnementales, nous avons besoin de savoir comment diffŽrents peuples ont ŽlaborŽ leurs attitudes et leurs valeurs ˆ l'Žgard du monde naturel. Nous avons besoin aussi d'une Ē mŽthode Č pour voir comment appliquer un nouveau Ē modle Č pour la communication entre visions du monde[2]. Ma thse et le prŽsent article sont proposŽs comme une interprŽtation qui rŽvle quels prŽsupposŽs et quelles hypothses cachŽes sont nŽcessaires pour qu'un dialogue se poursuive au‑delˆ de l'argumentation et de la dialectique. [Note: certains chapitres sont prŽsentŽs plus en dŽtail que d'autres, en fonction de leur importance pour introduire le chapitre VI, qui est reproduit intŽgralement).

 

 


Annexe 2

 

Extrait de

Serge Latouche, Justice sans limites. Le dŽfi de lՎthique dans une Žconomie mondialisŽe, France, Fayard, 2003, 360 p (339-342)

 

 

 

Le champ sŽmantique de l'Žconomie

 

LÕunivers mental implicite, souche nourricire de la vision Žconomique, qui rend pertinent le fonctionnement de l'Žconomie comme pratique et la donne ˆ voir comme rŽalitŽ naturelle, s'organise autour de trois niveaux interdŽpendants : un niveau anthropologique, un niveau sociŽtal, un niveau physico‑technique. Ce dernier se prŽsente comme le premier et la base de

l'ensemble dans l'idŽologie Žconomique. Toutefois, la dŽconstruction du dispositif discursif le rŽvle comme un effet d'optique des deux autres. Il est artificiellement crŽŽ par eux. C'est de l'intŽrieur de la vision Žconomique que la Ē nature Č se prŽsente comme le fondement premier.

 

1. Le niveau anthropologique concerne la conception de l'homme sous‑tendue par l'Žconomie: l'Homo Ļconomicus. Cette conception est marquŽe par trois dimensions : le naturalisme, l'hŽdonisme et l'individualisme. Le naturalisme est la croyance selon laquelle l'homme a une nature et que celle‑ci est Ē naturelle Č. Il a donc, par nature, des besoins dŽterminŽs. Ce naturalisme est aussi un fonctionnalisme. LÕhŽdonisme est la croyance selon laquelle le comportement humain obŽit ˆ la recherche du plaisir et ˆ la fuite de la douleur. LÕhomme serait capable de faire le calcul de ses plaisirs et de ses peines. Cette vision a ŽtŽ dŽveloppŽe et poussŽe ˆ l'extrme au XVIIIe sicle, en particulier par lÕutilitarisme moderne de Jeremy Bentham. LÕatomisme social ou l'individualisme dŽsigne la croyance selon laquelle l'homme na”t comme individu ou atome du corps social. La sociŽtŽ est donc seconde par rapport ˆ ses


ŽlŽments. Elle est constituŽe d'une association d'atomes individuels.

 

2. Le niveau sociŽtal ou socio‑politique concerne la conception de la sociŽtŽ ou la sociologie implicite de l'Žconomie. Cette conception peut, elle aussi, tre caractŽrisŽe par trois dimensions : le contractualisme, l'intŽrtisme et le privatisme. Le contractualisme est la croyance selon laquelle l'Etat‑sociŽtŽ comme organisme social et politique rŽsulte d'un contrat passŽ entre les individus. Il s'est imposŽ en Europe ˆ l'‰ge classique avec Thomas Hobbes, John Locke et Jean‑Jacques Rousseau. LÕintŽrtisme est la croyance selon laquelle l'association des hommes est intŽressŽe. Sa finalitŽ n'est pas seulement la sŽcuritŽ et la paix, mais aussi le plus grand bonheur possible. C'est une association ˆ but lucratif La division, l'organisation du travail et la coopŽration instituent et constituent une sociŽtŽ civile pour remplir cet objet. Le privatisme est la croyance selon laquelle l'homme est propriŽtaire de la nature, qu'il a la mission d'en tre ma”tre et dominateur. Cela se traduit notamment par la reconnaissance juridique de la propriŽtŽ privŽe, ou appropriation privative, comme fondement de l'ƒtat de droit et source de toutes richesses (John Locke). La brevetabilitŽ actuelle du vivant est dans la droite ligne de cette croyance.

 

3. Le niveau physico‑technique concerne la conception de la nature reconstruite ˆ partir des deux autres niveaux. On peut caractŽriser celle‑ci par trois traits : la raretŽ, le technicisme et le travaillisme. La raretŽ pointe la conviction selon laquelle la nature est avare : les objets de la satisfaction des besoins ne sont pas donnŽs, et les moyens pour les obtenir ne sont pas abondants. Il faut donc produire[3]. Le technicisme est la croyance selon laquelle l'homme doit user de sa force physique et de son ingŽniositŽ pour tirer parti des moyens (la terre, les matires premires, les forces naturelles). Le calcul technique et le calcul Žconomique sont fondŽs en tant que nŽcessitŽ pour combiner ces moyens et exigences de la situation de l'homme dans la nature. Le travaillisme dŽsigne l'exaltation d'une transformation laborieuse et obligŽe de la nature. LÕappropriation de la nature pour la transformer et l'adapter ˆ nos besoins, c'est le travail. Le travail est ainsi la source mythique de la privatisation de la nature.

 

Cette vision de l'homme, de la sociŽtŽ et de la nature qui prend place entre la Renaissance et les Lumires donne sens ˆ l'ensemble des catŽgories Žconomiques et les fait appara”tre comme une Žvidence descriptive. Toutefois, il s'agit d'une sphre de significations parfaitement autorŽfŽrentielle. Ainsi, la production est le fruit du travail appliquŽ ˆ la nature pour satisfaire les besoins ; la division du travail est la combinaison de l'ingŽniositŽ appliquŽe ˆ la production ; l'Žchange est la consŽquence nŽcessaire de la division du travail, pour permettre ˆ chaque individu de satisfaire ses besoins. Le troc, suite normale de l'Žchange, est le point de dŽpart de la gense de la monnaie. La monnaie est la consŽquence de l'Žchange, par spŽcialisation fonctionnelle d'une marchandise. Le salaire enfin consiste dans l'Žchange de la force de travail contre des moyens de subsistance, pour ceux qui n'ont pas la propriŽtŽ de moyens de production; c'est donc le prix du travail, sous sa forme monŽtaire. On pourrait prolonger la dŽmonstration ˆ partir des vingt ou trente concepts significatifs de la thŽorie Žconomique. Retenons que ce n'est ni la Ē rŽalitŽ Č naturelle ni la rŽalitŽ matŽrielle qui imposent et dŽterminent ce cadre, pas plus qu'un choix conventionnel. Mme si cette construction de sens est le fruit d'usages, de reprŽsentations et de conventions inscrits dans une histoire sŽculaire, c'est l'imaginaire structurant de la modernitŽ. Ce rŽsultat remarquable n'a ŽtŽ possible ˆ obtenir que gr‰ce ˆ un travail historique long, patient, complexe et prodigieux : la mise en place des prŽsupposŽs idŽologiques d'aperception du monde sous la forme du triangle naturalisme/hŽdonisme/individualisme[4]. Les deux Ē paradigmes Č (ou modles) de la science Žconomique, le modle classique et le modle nŽoclassique, s'enracinent bien dans ce terreau commun. Pour les classiques, l'Žconomie politique est la recherche des lois de la reproduction de la base matŽrielle de la sociŽtŽ par la production, la rŽpartition, la distribution et la consommation des Ē richesses Č (tout ce qui satisfait les besoins de la consommation et de la production ... ). La Ē naturalitŽ Č de ces lois rŽsulte du fonctionnement logique et mŽcanique du modle dans le cadre de ses prŽsupposŽs. Leur existence mme dŽmontre l'harmonie naturelle des intŽrts et, par consŽquent, le bien‑fondŽ du cadre qui repose sur elle. Pour les nŽoclassiques, le champ de l'Žconomie nÕa plus de contenu spŽcifique, toute relation, objet de calcul, fait partie de droit du champ Žconomique. La science Žconomique est la recherche des lois de l'allocation des ressources rares ˆ usage alternatif Il s'agit d'une axiomatique de la vie sociale et de l'action rationnelle. Toutefois, le rŽsultat est un Žtat d'Žquilibre interindividuel Ē naturel Č et optimal. Le dogme de l'harmonie naturelle des intŽrts en sort confirmŽ.

 

 

 

 

 

 



[1] Les questions transformationnelles et leurs incidences sont traitŽes en dŽtail par Fran PEAVY. Voir PEAVY, F., By Life's Grace: Musings on the Essence of Social Change. New Society Publishers, Philadelphie, 1994, p. 87‑111.

 

[2] Ma thse de doctorat intitulŽe Who Guards the Guardians ? The Practical and Theoretical Criteria for Environmental Guardianship (thse de doctorat non publiŽe, Massey University 1998, 389 p.) traite de tout cela d'une faon approfondie, quoique non exhaustive. Le prŽsent article se bornera donc ˆ donner un rŽsumŽ de chacun des cinq chapitres de cette thse et ˆ prŽsenter in extenso sa dernire partie, ˆ savoir l'Interlude et le Chapitre VI.

[3] Dans le mme temps, la nature est sans valeur et constitue un rŽservoir illimitŽ, ce qui va poser des problmes sŽrieux pour l'environnement.

[4] Notons que l'une des bases de ce triangle n'est autre que cette croyance clef de la mŽtaphysique occidentale qui scinde l'tre entre matire et esprit. La croyance en l'existence d'un monde matŽriel et en son autonomie trouve en effet son accomplissement dans l'Žconomie, conue alternativement et complŽmentairement comme Žcologie humaine ou comme axiomatique de l'intŽrt. Nous nous permettons de renvoyer sur ce sujet ˆ notre livre LÕInvenzione dell'economia, op. cit. LÕintroduction a ŽtŽ publiŽe en franais sous le titre Ē La construction de l'imaginaire Žconomique Č, dans Vie et Sciences Žconomiques, 1994.