Cours  organisŽ par les FacultŽs universitaires Saint-Louis (Bruxelles),

la Fondation Charles-LŽopold Mayer pour le Progrs de lÕHomme

et la Fondation pour les GŽnŽrations futures

 

 

 

 

Pertinence, lŽgitimitŽ et force de rŽsistance de la dimension

environnementale du dŽveloppement durable

 

 

(Cours du 30/11/2005)

 

Delphine MISONNE

 

CEDRE

Centre dՎtude du droit de lÕenvironnement

FUSL

Boulevard du Jardin Botanique 43

1000 Bruxelles

 

misonne@fusl.ac.be

 

 

 

 

I. LÕorigine du concept de dŽveloppement durable

 

Au dŽbut des annŽes 70, le monde conna”t son premier grand choc pŽtrolier et se rend compte de sa dŽpendance quasi totale vis-ˆ-vis de lÕor noir. CÕest lՎpoque o lÕon prend Žgalement conscience de lÕimpact environnemental ˆ grand Žchelle de lÕintense croissance Žconomique des dernires annŽes, dont les marŽes noires et les pluies acides sont symptomatiques. Le Ç Club de Rome È Žmet son cŽlbre cri dÕalarme, Ç halte ˆ la croissance È, dont le mŽrite est certainement de stimuler la rŽflexion sur les perspectives offertes par le dŽveloppement Žconomique, tel quÕil est alors conu.

 

En 1972, la CommunautŽ internationale se positionne face ˆ ces questions de dŽveloppement et dÕenvironnement, lors de la ConfŽrence qui eut lieu ˆ Stockholm ˆ lÕinitiative des Nations Unies. Il en rŽsulte une dŽclaration qui :

 

1¡ exprime la conviction que lÕhomme a le droit de vivre dans un environnement qui lui assure dignitŽ et bien-tre et que les ressources doivent tre prŽservŽes pour les gŽnŽrations prŽsentes et futures (principes 1 et 2) ;

 

2¡ que le dŽveloppement Žconomique et social est indispensable, si lÕon veut assurer un environnement propice ˆ lÕexistence et au travail de lÕhomme et crŽer sur la terre des conditions nŽcessaires ˆ la qualitŽ de la vie (principe 8).

 

Par cette dŽclaration, les Etats signataires confortent ds lors, dÕune part, la nŽcessitŽ de protŽger lÕenvironnement et les ressources naturelles (dont le pŽtrole) et, dÕautre part, la nŽcessitŽ de continuer ˆ cro”tre Ð ce qui est nŽcessaire pour amŽliorer la qualitŽ de vie de tous, dÕune manire gŽnŽrale. Les deux dimensions en conflit (environnement, croissance) sont donc lŽgitimŽes. Elles ne sont cependant pas encore conciliŽes.

 

Cette Žpoque marque dÕailleurs le dŽbut de lÕessor du droit de lÕenvironnement, ˆ lՎchelon international et europŽen, avec comme pierre dÕangle la Convention de Genve sur la pollution atmosphŽrique transfrontire en 1979. Mais les questions dÕenvironnement restent gŽrŽes Ç en opposition È ˆ la croissance Žconomique. Cette opposition est constante et, lˆ o lÕon regrettait une croissance effrŽnŽe, source dÕexternalitŽs, certains commencent dŽjˆ ˆ regretter les freins nouveaux et, en particulier, celui constituŽ par la prise en compte de la nŽcessitŽ de gŽrer lÕimpact environnemental. LÕenvironnement reste une contrainte imposŽe par les pouvoirs publics, au dŽtriment, dans une certaine mesure, de lÕessor Žconomique. Il nÕy a pas de lieu de rencontre des intŽrts. Cette politique environnementale, construite de manire rŽactive, nÕest pas dotŽe de la meilleure garantie de succs.

 

La situation sÕavre dÕailleurs difficilement tenable et des appels sont faits pour que lÕon envisage une synthse de ces p™les dÕintŽrts conus comme trop antagonistes : peut-on trouver une autre solution que celui de devoir faire le choix entre lÕenvironnement et la croissance ?

 

CÕest dans ce contexte que lÕAssemblŽe gŽnŽrale des Nations Unies confie la t‰che ˆ Madame Gro Bruntland, alors Premier Ministre de Norvge, de tenter de tracer des perspectives plus positives. De ses travaux quՎmergera, en 1987, le concept de Ç dŽveloppement durable È, dŽjˆ Žmis auparavant (notamment dans le domaine de la conservation de la nature) mais qui nÕavait pas encore reu une attention suffisante de la part de la CommunautŽ internationale, jusquÕalors.

 

Le dŽveloppement durable est dŽfini comme Ç le dŽveloppement qui rŽpond aux besoins du prŽsent sans compromettre la capacitŽ des gŽnŽrations futures de rŽpondre aux leurs È. Il nÕinclut pas le mot Ç environnement È mais cette prŽoccupation est implicite car elle est intimement liŽe au potentiel de satisfaction des Ç besoins È de lÕhomme sur le long terme, dans une perspective solidaire.

 

La synthse attendue est ainsi faite : pour tre susceptible de durer (dՐtre viable, projetable sur le long terme), le dŽveloppement doit intŽgrer une dimension environnementale et une dimension sociale au sens large (protection des travailleurs mais aussi forte prŽoccupation des relations avec les pays moins industrialisŽs et de la lutte contre la pauvretŽ). Il ne peut se concevoir sans la prise en charge de ces deux dimensions, trop nŽgligŽes jusquÕalors. Ce nÕest quՈ cette condition que lÕon peut envisager sereinement le long terme, la durabilitŽ. On en infre une promesse de dŽveloppement ŽquilibrŽ. LÕon trace ainsi la voie ˆ suivre, le fil directeur, prometteur et rŽconciliateur, de la croissance.

 

Cette prise de position a un effet Ç boule de neige È considŽrable. Le dŽveloppement durable imprgne, ˆ partir de ce moment, la plupart des grandes dŽclarations et conventions internationales, partant de la dŽclaration de Rio de 1992. Il percole rapidement vers tous les niveaux sous-jacents : pouvoirs publics internes, associations de citoyens, entreprises, etc.

 

II. Quinze ans plus tard, o en sommes-nous concernant la dimension environnementale du dŽveloppement durable ?

 

1¡ DÕune part, de nombreux acquis du point de vue du droit et de la protection de lÕenvironnement doivent tre signalŽs.

 

Parmi eux :

 

 

 

 

2¡ Toutefois, dÕautre part, on constate lՎmergence de tendances inverses, nŽgatives ˆ priori.

 

Au plan europŽen par exemple, la tendance rŽcente est dÕinciter ˆ la dŽrŽgulation et ˆ la simplification, et ceci vaut en particulier pour ce qui concerne le droit de lÕenvironnement. Le projet actuel est de sÕattacher ˆ supprimer les freins ˆ la compŽtitivitŽ et ˆ la croissance, comme en tŽmoigne le processus lancŽ lors du Conseil des Ministres de Lisbonne en 2000, o fut dŽcidŽ de fixer ˆ lÕEurope, pour 2010, lÕobjectif dՐtre lՎconomie la plus compŽtitive. On y oublia toutefois la dimension environnementale, qui fit lÕobjet dÕun addendum lors du Conseil de Cardiff de 2001. Cette dimension avait-elle ŽtŽ omise tout simplement parce quÕelle Žtait tellement intŽgrŽe ˆ la notion de dŽveloppement quÕil nÕavait pas ŽtŽ nŽcessaire de la rappeler ? Ou sÕagissait-il plut™t dÕun oubli rŽvŽlateur dÕune rŽalitŽ de plus en plus criante, selon laquelle la dimension environnementale continue ˆ tre considŽrŽe comme un potentiel dÕopposition ˆ la compŽtitivitŽ, plut™t que comme un potentiel de croissance intŽgrŽe.

 

LÕon constate par ailleurs de nos jours une sŽrieuse remise en question de la portŽe de certaines lŽgislations environnementales (air, dŽchets) et de leur caractre contraignant, ds lors quÕelles sont susceptibles dÕentrer en conflit avec de puissants autres intŽrts. LÕaccent est clairement mis sur les instruments volontaires et non contraignants, qui permettent de laisser la bride sur le cou des acteurs principalement concernŽs (tels les entreprises).

 

LÕon pose enfin la question du maintien du principe dÕintŽgration de lÕenvironnement dans les autres politiques lors du dŽbat sur la Constitution europŽenne.

 

Alors que lÕindustrie tŽmoigne bien sžr dÕune certaine maturitŽ dans la prise de conscience de lÕimportance de certains enjeux, dont lÕenvironnement, peut-on pour autant considŽrer que les balises de nature contraignante ne sont plus nŽcessaires, et se rŽjouir aveuglŽment de ce mouvement vers la dŽrŽgulation, qui serait propice ˆ une plus grande compŽtitivitŽ ? Dans un contexte de dŽveloppement ˆ haute vitesse, nÕest-il pas difficile de se soucier encore de questions environnementales, si une telle exigence nÕest pas imposŽe, ˆ tous, dans une perspective Žgalitaire, par les pouvoirs publics ? LÕintŽrt de la rŽglementation nÕest-il pas en effet, entre autres, de mettre tous les acteurs concernŽs sur un mme pied, afin de ne pas permettre une course vers le bas, un rabotage de la dimension environnementale ? La libertŽ de choix et de moyens ne mŽritent-elle pas dՐtre encadrŽe par des rgles stables, claires, certaines.

 

 

III. Le dŽveloppement durable = moins dÕenvironnement ?

 

Osons la question : le dŽveloppement durable est-il une rŽponse adŽquate aux questions posŽes dans les annŽes 70-80 ou sommes-nous plut™t dans le domaine de lÕutopie ? La synthse proposŽe est-elle rŽaliste ?

 

Le concept ne produit-il pas, par ailleurs, des effets inattendus ? Le dŽveloppement durable signifie-t-il Ç plus dÕenvironnement È ou Ç moins dÕenvironnement È ?

 

LÕon peut en effet observer que la durabilitŽ est parfois invitŽe ˆ peser sur la politique environnementale de la manire suivante :

 

1¡ par une exigence dՎchelle, dŽcourageant les initiatives nationales; le concept invite ˆ ce que les dŽcisions relatives ˆ la protection de lÕenvironnement soient prises au plus haut niveau possible, international ou europŽen, ds lors quÕelles touchent ˆ de forts intŽrts Žconomiques. La norme ˆ portŽe contraignante nÕest acceptŽe que si et seulement si tous les acteurs susceptibles dՐtre concernŽs sont mis ˆ la mme enseigne, soit si le rŽgime mis en place sÕapplique ˆ une trs vaste Žchelle territoriale. CÕest trs symptomatique dans les discours sur Kyoto (US v. Chine) ou sur les normes susceptibles dÕavoir une incidence sur les Žchanges commerciaux. Une telle conception dŽprŽcie toute initiative prise au seul plan national, qui est dÕoffice qualifiŽe de Ç non durable È, parce quÕune dŽmarche isolŽe risquerait de mettre des secteurs en difficultŽ, puisquÕils devront endosser des charges qui sont susceptibles de freiner leur potentiel de compŽtitivitŽ, alors que leurs concurrents nÕy seront pas soumis ;

 

2¡ par un questionnement du niveau de protection recherchŽ (acceptation de prŽoccupations environnementales jusquՈ un certain degrŽ) et la recherche dÕune proportionnalitŽ au niveau de lÕimpact de la mesure environnementale sur les activitŽs Žconomiques et, notamment, sur le niveau de confort des citoyens. LÕambition environnementale est dŽsormais soumise ˆ condition ; elle nÕest plus seule en jeu. Elle ne doit pas paralyser la croissance et cÕest ˆ elle dÕintŽgrer la prŽoccupation Žconomique. Le prisme se renverse : lˆ o les annŽes 70 appelaient ˆ teinter la croissance dÕenvironnement, cÕest maintenant le projet environnemental qui est appelŽ ˆ intŽgrer la nŽcessitŽ de cro”tre Žconomiquement ;

 

3¡ par le cautionnement des voies dÕaction au moindre cožt possible, ce qui conduit ˆ lՎmergence de mŽcanismes dits flexibles, de normes et de permis nŽgociables (les marchŽs, les crŽdites), de dŽmarches volontaires. Les efforts ˆ fournir sont admis sÕil est permis de les rŽaliser de la manire la moins contraignante possible dÕun point de vue Žconomique.

 

Ce profil gŽnŽral relativement morose sÕoppose ˆ un concept plus ambitieux selon lequel la dimension environnementale du dŽveloppement durable est envisagŽe comme une chance pour la croissance, pariant sur le dŽveloppement de nouvelles technologies et sur un dŽveloppement ŽclairŽ qui veille ˆ Žviter la crŽation de Ç bombes ˆ retardement È environnementales quÕil conviendra un jour de gŽrer, de toute faon. Ce dŽveloppement durable crŽer des hypothses de croissance o tant les acteurs privŽs que la sociŽtŽ au sens large est gagnante, quÕil sÕagisse de lÕoccupation de marchŽs de pointe (ecoconception, efficacitŽ ŽnergŽtique), de la prise en charge prŽventive du passif industriel (sols contaminŽs, impact sur la santŽ), du r™le de modle invitant ˆ faire des Žmules (villes propres), etc.

 

 

 

IV. Un droit de lÕenvironnement qui veille au maintien du sens et au dialogue

 

LÕun des objectifs du droit de lÕenvironnement est de fixer des socles, des points de non retour :

 

á        Les pouvoirs publics ont lÕobligation de mener une politique en matire dÕenvironnement ;

á        Ils doivent poursuivre un objectif de protection ŽlevŽe et garantir un environnement sain au citoyen;

á        Des principes directeurs sont appelŽs ˆ guider lՎlaboration de cette politique environnementale, tels les principes de prŽvention, de prŽcaution, et du pollueur payeur.

 

Le droit de lÕenvironnement donne un sens ˆ lÕaction publique, en fixant les objectifs ˆ atteindre en matire dÕenvironnement, qui gagneront en clartŽ et en efficacitŽ sÕils sont chiffrŽs et ŽchelonnŽs dans le temps. Il ne sÕagit pas de laisser au marchŽ le soin de fixer le niveau de protection envisagŽ.

 

Ce droit de lÕenvironnement crŽe les incitants nŽcessaires et lÕencadrement visant ˆ stimuler et convaincre les acteurs clefs, que cela soit sur une base contraignante ou volontaire, ˆ contribuer ˆ la rŽalisation des objectifs fixŽs.

 

Il pose aussi les conditions indispensables ˆ la mise en place dÕun vrai dialogue avec lÕensemble des acteurs concernŽs. Le dialogue, cÕest certainement le meilleur moyen pour que le droit de lÕenvironnement ne soit pas conu comme une contrainte mais comme un projet auquel chacun de ces acteurs (employeurs, syndicats, associations, citoyens) est susceptible dÕadhŽrer. Un tel dialogue est organisŽ par le droit de lÕenvironnement ˆ plusieurs niveaux, du niveau mŽga (planification, nouvelle lŽgislation) au niveau micro (lors du processus de dŽlivrance de permis autorisant des projets particuliers).

 

La notion de durabilitŽ implique dÕailleurs certainement la nŽcessitŽ de dialoguer, de crŽer des plates-formes de rencontres pour sÕaccorder sur ce que pourrait tre le dŽveloppement durable.

 

Il faut pouvoir se rencontrer pour pouvoir analyser les points de dissension et de consensus par rapport ˆ un projet particulier, pour identifier, de concert, les conflit dÕintŽrts potentiels et Žclairer, ensemble, le dŽcideur, pour quÕil puisse concevoir la norme ou le projet de manire optimale. Mme sÕil appartient toujours, in fine, au pouvoir public de dŽcider, il est important que celui-ci soit ŽclairŽ, sur le mode du contradictoire, quant ˆ toutes les consŽquences des mesures envisagŽes.

 

***

 

Le dŽveloppement durable invite semble-t-il ˆ rester Ç raisonnable È dans les ambitions environnementales.

 

Il y a des situations o chacun est gagnant, lorsque lՎconomie et lÕenvironnement se renforcent mutuellement de manire Žvidente (le cas de lÕefficacitŽ ŽnergŽtique : une meilleure protection environnementale permet de rŽduire les cožts) et contribuent ˆ la rŽalisation dÕun bon niveau dÕambition.

 

Dans les autres situations, o les intŽrts ne sont apparemment immŽdiatement conciliables (surtout les matires o la politique environnementale met un prix sur ce qui Žtait jusquÕalors gratuit : la pollution de lÕair ou de lÕeau se solde par une facture, directe ou indirecte), il est parfois difficile de maintenir le niveau de protection initialement envisagŽ, face ˆ la nŽcessaire gestion des conflits dÕintŽrts, mme si le dŽcideur est tenu de respecter certaines balises incompressibles.

 

LÕapport clef du concept de dŽveloppement durable, auÐdelˆ des notions dÕintŽgration et dՎquilibre, semble alors tre lÕouverture du dialogue, lÕinvitation ˆ ce que les acteurs clŽs se rencontrent et discutent ensemble pour tenter de trouver ensemble des solutions ou ˆ tout le moins dÕidentifier sereinement les blocages Žventuels, ˆ lՎgard duquel il appartiendra au dŽcideur de trancher.