Cours Ç Droit, gouvernance et dŽveloppement durable È,

organisŽ par les FacultŽs universitaires Saint-Louis (Bruxelles),

la Fondation Charles-LŽopold Mayer pour le Progrs de lÕHomme

et la Fondation pour les GŽnŽrations futures

 

 

Le dŽveloppement durable : une seconde nature*

 

(cours du 6/10/2004)

 

Xavier Thunis

Professeur ˆ lÕUniversitŽ de Namur (FUNDP)

 

xavier.thunis@fundp.ac.be

 

 

De lÕangoisse collective au compromis politique

 

       L'tre humain a le dŽsir de durer.  Ce dŽsir s'exprime naturellement sur le plan individuel mais il l'excde. S'il accepte sa propre finitude ou sÕil s'y rŽsigne, lÕhomme supporte mal de vivre sans descendance, dans un monde sans Ç ˆ venir È.

Dans son De rerum natura, Lucrce Žvoquait dŽjˆ la fatigue de la terre nourricire. Lasse d'engendrer, elle perd sa jeunesse et devient avare.  Il est  frappant que ce souci se retrouve, plusieurs sicles plus tard, chez des Žconomistes classiques comme Malthus ou Ricardo, pratiquement obsŽdŽs par les limites que les rendements dŽcroissants du facteur terre imposent ˆ la croissance Žconomique.  JusquÕˆ cette fusŽe baudelairienne : "Le monde va finir.  La seule raison pour laquelle il pourrait durer, c'est qu'il existe."[1] La vie continue, elle doit continuer sans autre raison que de perdurer.

Nous redŽcouvrons  que l'espce humaine et la vie en gŽnŽral sont pŽrissables.  Notre prŽoccupation s'est trouvŽ un nom : dŽveloppement durable.  Elle s'en est mme donnŽ plusieurs autres : ŽcodŽveloppement, dŽveloppement ou croissance viable, soutenable[2] ou encore codŽveloppement auto-soutenable[3].  "DŽveloppement durable" : lÕexpression s'est imposŽe en franais, dans le langage courant et institutionnel[4].  Elle cristallise lÕangoisse actuelle, complexe et diffuse, faite de crainte du futur, de souci pour l'Žtat des ressources naturelles et d'aspiration ˆ plus de responsabilitŽ, de solidaritŽ et d'ŽquitŽ, tant vis-ˆ-vis des contemporains que des gŽnŽrations futures.

Il existe de nombreuses dŽfinitions du dŽveloppement durable.  Il n'est pas nŽcessaire ici de les analyser toutes.  Selon le rapport Brundtland,[5] qui est devenu le point de passage quasi obligŽ de toute rŽflexion sur le sujet, "Le dŽveloppement soutenable est un dŽveloppement qui rŽpond aux besoins du prŽsent sans compromettre la capacitŽ des gŽnŽrations futures de rŽpondre aux leurs."  Le rapport prŽcise : "Deux concepts sont inhŽrents ˆ cette notion : le concept de besoins, et plus particulirement des besoins essentiels des plus dŽmunis ˆ qui il convient d'accorder la plus grande prioritŽ, et l'idŽe des limitations que l'Žtat de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur (sic) la capacitŽ de l'environnement ˆ rŽpondre aux besoins prŽsents et ˆ venir."

Cette dŽfinition a ŽtŽ critiquŽe pour son imprŽcision et ses ambigu•tŽs.  La rŽfŽrence ˆ la prŽservation du patrimoine naturel n'y est qu'implicite et le dŽveloppement qui est mentionnŽ ne se diffŽrencie pas nettement de la croissance Žconomique dont l'exacerbation menace les Žquilibres Žcologiques et sociaux[6]. Toute dŽfinition comporte ses imperfections. Jamais personne nÕa rŽussi ˆ dŽfinir la libertŽ ou la justice de faon totalement satisfaisante ; cela nÕempche pas de sÕy rŽfŽrer et dÕen faire un principe de rŽflexion ou dÕaction.  Plut™t que dÕaccumuler les critiques de faon un peu stŽrile, il vaut mieux souligner que le dŽveloppement durable est, dans sa phase Žmergente, moins un concept ˆ dŽfinir a priori qu'un idŽal rŽgulateur[7] susceptible d'orienter une communautŽ humaine. Dans des sociŽtŽs menacŽes de dŽliaison et frappŽes dÕune sorte de fatigue collective, il fournit un cadre minimal de rŽfŽrence ˆ un ensemble de dŽbats sociaux au sein desquels la protection de l'environnement occupe une place importante, sans tre exclusive. Il est, dans le mme temps, une dŽclaration d'intention et un compromis politique entre pays pauvres et pays riches. Appliquant le conseil de Mazarin pour qui, en politique, il faut apprendre ˆ manier lÕambigu•tŽ, les nŽgociateurs nÕont pas prŽcisŽ les critres permettant de concilier ou de hiŽrarchiser les trois p™les du dŽveloppement durable, croissance Žconomique, justice sociale et protection de l'environnement. Pris au sŽrieux, le dŽveloppement durable devrait inspirer et irriguer toutes les pratiques sociales, Žconomiques et institutionnelles, transformer les processus de dŽcision politique ( la Ç nouvelle gouvernance È), susciter des mŽthodes et des thmes de recherche. Chantier ou utopie mobilisatrice pour les uns,"fourre-tout"ou trompe lÕÏil pour les autres. Essayons dÕen souligner quelques implications sur le plan institutionnel et thŽorique.

 

LÕinstitution, quatrime dimension du dŽveloppement durable

 

Depuis la confŽrence de Rio, le dŽveloppement durable s'est imposŽ comme l'expression d'un souci de conciliation entre des prŽoccupations Žcologiques et Žconomiques dans un premier temps, Žcologiques, sociales et Žconomiques dans un second temps.  Mais cette conciliation n'est pas spontanŽe LÕexercice  peut donner lieu ˆ des "matches" serrŽs : Žconomie contre environnement et social, Žconomie et social contre environnement, etc. : En Belgique comme dans beaucoup dÕautres pays, le dŽveloppement durable a secrŽtŽ des institutions et une pratique institutionnelle qui devraient aider, par touches et ajustements successifs, ˆ prŽciser le concept lui-mme et ˆ en dŽgager les critres opŽrationnels. Dans ces institutions cohabitent entre autres les reprŽsentants des administrations, des organisations environnementales, des partenaires Žconomiques et sociaux ainsi que des consommateurs. . Le jeu institutionnel rgle la rencontre et la confrontation des points de vue. Il contribue ˆ lÕŽlaboration et ˆ la diffusion des stratŽgies des diffŽrents interlocuteurs.

L'institution est la quatrime dimension du dŽveloppement durable[8], celle qui lui donne sa permanence et rgle l'organisation des dŽbats sociaux. C'est donc trs opportunŽment que la loi du 5 mai 1997 relative ˆ la coordination de la politique fŽdŽrale de dŽveloppement durable dŽfinit celui-ci, en son article 2, comme "le dŽveloppement axŽ sur la satisfaction des besoins actuels sans compromettre celle des besoins des gŽnŽrations futures et dont la rŽalisation nŽcessite un processus de changement adaptant l'utilisation des ressources, l'affectation des investissements, le ciblage du dŽveloppement technologique et les structures institutionnelles (nous soulignons) aux besoins tant actuels que futurs.".

       Le dŽveloppement durable s'implante sur un terrain qui n'est pas vierge.  C'est ˆ la fois un avantage (on a des voisins) et un inconvŽnient (ils sont parfois envahissants ou susceptibles).

LÕamŽnagement du territoire, depuis 1962 et lÕenvironnement, depuis les annŽes quatre-vingt, ont fait lÕobjet dÕinterventions lŽgislatives qui ont dž, aprs la dŽclaration de Rio en 1992, incorporer le dŽveloppement durable. En trente ans ˆ peu prs, on est passŽ de l'amŽnagement du territoire ˆ visŽe spatiale au dŽveloppement durable ˆ dominante temporelle.

Au niveau wallon, il n'y a pas eu absorption mais greffe ou coexistence.  D'o des problmes de coordination entre l'amŽnagement du territoire et la protection de l'environnement, que des modifications lŽgislatives rŽcentes tentent de rŽsoudre.  Le couple environnement-dŽveloppement durable a, lui aussi, des relations complexes qui apparaissent ˆ la seule lecture des textes lŽgaux. La  RŽgion wallonne a, dans son arsenal lŽgislatif, le dŽcret du 21 avril 1994 relatif ˆ la planification en matire dÕenvironnement dans le cadre du dŽveloppement durable. De mme, le dŽcret du 11 septembre 1985 organisant lÕŽvaluation des incidences des projets sur lÕenvironnement indique, en son article 2, que les procŽdures mises en place visent ˆ assurer ˆ la population un environnement de qualitŽ mais aussi ˆ Ç  instaurer entre les besoins humains et le milieu de vie un  Žquilibre qui permette ˆ lÕensemble de la population de jouir durablement dÕun cadre et de conditions de vie convenables. È Enfin, il est significatif que le Code wallon de lÕamŽnagement du territoire, de lÕurbanisme et du patrimoine exprime, dans son article 1er¤1er alinŽa 2, le souci de satisfaire Ç de manire durable les besoins sociaux, Žconomiques, patrimoniaux et environnementaux de la collectivitŽÉ È.

Sur le plan institutionnel, la lecture des dŽnominations est rŽvŽlatrice.  La RŽgion wallonne a vu appara”tre des hybrides. Le Conseil wallon de l'Environnement a ŽtŽ remplacŽ par le Conseil wallon de l'Environnement pour le DŽveloppement durable (C.W.E.D.D.) instituŽ par le dŽcret du 21 avril 1994.  La RŽgion wallonne a aussi son Plan d'Environnement pour le DŽveloppement durable (P.E.D.D.) et non un Plan de DŽveloppement durable. Assez lourds, ces intitulŽs sont conformes ˆ une premire acception du dŽveloppement durable centrŽ sur les interactions entre dŽveloppement et environnement et sur la prŽservation des ressources naturelles.  Mme dans une version Žlargie aux besoins sociaux, le dŽveloppement durable continue d'avoir une forte charge Žcologique. CÕest par le biais de la protection de lÕenvironnement que les pays riches de la plante en sont venus ˆ une idŽe, plus globale, de dŽveloppement durable. Mais celui-ci souffre de la concurrence avec l'environnement qui est une notion mieux circonscrite. dont les dŽfenseurs recourent ˆ des arguments prŽcis qui rendent les dŽbats prŽvisibles.  Tel n'est pas encore  le cas du dŽveloppement durable, qui reste une notion fuyante, ce qui est un inconvŽnient majeur.  Si l'on peut aujourd'hui Žvaluer assez objectivement l'incidence sur l'environnement de tel ou tel projet industriel, autre chose serait de l'Žvaluer ˆ la lumire du dŽveloppement durable dans ses trois composantes Žconomique, sociale et environnementale.

Un ma”tre mot : intŽgration

 

Une approche multidimensionnelle s'impose nŽcessairement.  La difficultŽ provient du fait que la rŽpartition des compŽtences, horizontale (au sein des pouvoirs rŽgionaux) et verticale (entre lÕUnion europŽenne, les Etats et les entitŽs fŽdŽrŽes), ne permet gŽnŽralement pas de faire droit ˆ l'approche globale requise par la nouveautŽ des questions soulevŽes. IntŽgration, tel est le ma”tre-mot.  Mais que veut-il dire exactement ?  IntŽgrer, c'est soumettre ˆ la loi d'un ensemble un ŽlŽment qui perd ˆ tre considŽrŽ isolŽment.  En principe, l'ŽlŽment intŽgrŽ perd son autonomie par rapport ˆ l'ensemble intŽgrateur.  En pratique, la signification du concept oscille. IntŽgrer signifie parfois dŽcloisonner pour coordonner et rendre cohŽrent.  On parle en ce sens de l'intŽgration des politiques sectorielles et des plans relatifs ˆ l'eau, ˆ l'air, au bruit ou au sol, de l'intŽgration de l'amŽnagement du territoire et de l'environnement ou encore d'une meilleure intŽgration des politiques rŽgionale et fŽdŽrale en matire d'environnement.  IntŽgration intra-environnementale, pourrait-on dire.

Dans une seconde acception, intŽgrer peut signifier, du point de vue de l'ensemble intŽgrant, tenir compte de, prendre en considŽration.  Ainsi pr™ne-t-on, tant au niveau europŽen[9] qu'au niveau national ou rŽgional, l'intŽgration de l'environnement dans l'Žlaboration et l'application des autres politiques, de l'Žnergie, du tourisme, de la recherche, du transport ou de la fiscalitŽ.  L'environnement intervient comme composante des autres politiques.  Mme quand la volontŽ existe, sur le plan politique et administratif, l'exportation des exigences environnementales requiert des ajustements institutionnels dŽlicats.  Faut-il concentrer les compŽtences environnementales dans un seul organe, ce qui permet de faire droit ˆ un point de vue spŽcifiquement environnemental, mais risque de l'isoler ou de l'opposer ˆ celui des organes chargŽs de la reprŽsentation des intŽrts Žconomiques et sociaux ? Faut-il au contraire incorporer d'emblŽe, au sein des autoritŽs chargŽes des matires Žconomiques et sociales, un point de vue environnemental au risque de le diluer ? Le dŽveloppement durable est un programme complet de dŽveloppement[10] qui devrait - et telle est la difficultŽ ˆ la fois politique et scientifique Ð pondŽrer, en connaissance de cause, croissance Žconomique, progrs social, Žquilibre Žcologique. Au sein de ce trio, l'environnement ˆ protŽger ou ˆ prŽserver appara”t dans une position dŽfensive, plus soucieuse de conservation ou de restauration que ses deux partenaires.  A premire vue seulement car, pour paraphraser un slogan bien connu, on ne b‰tit pas un paradis Žconomique dans un dŽsert Žcologique.  On sait  aussi qu'il y a souvent superposition entre la misre sociale et la misre environnementale.  Restaurer n'a pas de connotation conservatrice ou passŽiste, politiquement parlant. Restaurer signifie ici rŽinstituer un rapport authentique entre lÕhomme et son environnement, naturel et social. Ce nÕest pas un hasard si lÕeau est souvent au centre des dŽbats sur lÕenvironnement et le dŽveloppement durable. L'eau dŽsaltre : elle restaure, elle rŽtablit dans son intŽgritŽ une identitŽ altŽrŽe par la soif.

Avec l'Žmergence du dŽveloppement durable, un degrŽ supplŽmentaire de complexitŽ appara”t.  S'il s'agit d'un dŽveloppement intŽgral, il faudrait lui assurer une position privilŽgiŽe  par rapport aux dimensions Žconomique, sociale et environnementale.  Pourra-t-il rester une composante des autres politiques ou en viendra-t-il, progressivement, ˆ tre l'ŽlŽment intŽgrateur de celles-ci, la perspective ˆ la lumire de laquelle elles trouvent leur sens ?  Les solutions institutionnelles diffŽreront radicalement selon la rŽponse qui sera donnŽe, implicitement ou explicitement, ˆ cette question.

 Il n'y a pas de solution institutionnelle idŽale. Mme une volontŽ politique forte ne peut entirement faire abstraction du poids des habitudes, des pratiques voire des rivalitŽs entre ministres ou entre services. Beaucoup dŽpend des hommes et de la confiance quÕils inspirent, de leurs capacitŽs, de leur expŽrience et de leur sensibilitŽ ainsi que de l'alchimie trs particulire qui va rŽsulter de leur mise en commun, sous la fŽrule de leurs prŽsidents, rapporteurs et autres secrŽtaires. La composition dÕun ordre du jour peut requŽrir ŽnormŽment de temps et dÕŽnergie, surtout quand la dŽfiance sÕinstalle.

Du fait politique ˆ lÕŽlaboration thŽorique

 

Bon nombre de thŽories ou de propositions sont d'abord ŽprouvŽes et discutŽes par la communautŽ scientifique avant d'tre diffusŽes et progressivement simplifiŽes par leur rŽception hors de leur milieu d'Žlaboration. Le r™le de la communautŽ scientifique consiste principalement ˆ rŽpondre, en tant quÕexpert, aux demandes dÕŽclaircissement que lui adresse la sociŽtŽ. Dans le cas du dŽveloppement durable, on assiste au mouvement inverse. La notion de durabilitŽ ou de soutenabilitŽ existait chez les Žconomistes de la croissance et dans certains milieux Žcologistes depuis les annŽes soixante mais son application ultŽrieure au dŽveloppement, notion elle-mme discutŽe[11], para”t tre d'abord un fait politique. LÕinterpellation adressŽe au monde scientifique va ds lors tre diffŽrente : le scientifique nÕintervient plus pour conseiller ou simplifier des notions ayant dŽjˆ un certain degrŽ dÕŽlaboration thŽorique. Il doit, suite ˆ une requte sociale, construire des concepts, des mŽthodes et ou encore des indicateurs de dŽveloppement durable qui vont devoir se faire une place sur le marchŽ .

NŽ d'une rŽaction vitale et collective, le dŽveloppement durable mobilise toutes les ressources humaines.  Sur le plan intellectuel, celui de la rŽflexion et de la recherche, le dŽveloppement durable devrait modifier les pratiques et les mŽthodes de recherche, imposer, s'il est pris au sŽrieux, une dŽmarche nouvelle, inter - ou transdisciplinaire[12]. Mais le crŽdit, intellectuel et financier, qui stimule le chercheur s'attache aux disciplines constituŽes.  Celui qui s'aventure aux frontires des disciplines, ˆ la lisire du social, de l'Žconomique et de l'environnemental prend des risques.  Pour sa carrire : comment rŽpondre aux critres de scientificitŽ et de reconnaissance que se sont fabriquŽs les disciplines en place et les communautŽs de chercheurs qui s'y rattachent ? Risque intellectuel aussi : tout chercheur appartient ˆ une discipline particulire. Cette appartenance lui donne un point de vue, ce qui est prŽcieux.  Il ne faut pas le renier au nom d'un discours interdisciplinaire superficiel. Dans les dŽbats interdisciplinaires auxquels le soussignŽ a participŽ, la premire requte, implicite ou explicite, adressŽe aux participants est d'exposer correctement le point de vue de la discipline qu'ils sont supposŽs reprŽsenter.  La seconde est d'tre capable, ˆ propos d'un problme ˆ dŽfinir en commun, de s'ouvrir au point de vue d'une autre discipline. Ce qui signifie au moins deux choses : dÕabord, la capacitŽ de comprendre, pour l'essentiel, la faon dont la discipline, adverse ou partenaire, dŽfinit et dŽveloppe son objet de recherche ; ensuite, la capacitŽ de remettre en cause les hypothses et les mŽthodes qui sont celles de sa discipline de base ou de prŽdilection. Il faut donc renoncer ˆ lÕimpŽrialisme disciplinaire qui reste une tentation permanente.

Ceci para”t abstrait mais les exemples ne manquent pas.  On peut rŽunir des Žconomistes et des juristes autour du principe de pollueur-payeur pour en cerner les origines et le contenu sur le plan Žconomique avant de confronter ce point de vue ˆ celui des juristes, forcŽs de sonder leur droit de la responsabilitŽ civile, chacune des deux disciplines acceptant de se remettre en cause ˆ la lumire des questions que l'autre lui adresse.  La confrontation d'Žconomistes et de biologistes sur le taux optimal d'exploitation d'une ressource donnŽe offre une autre illustration Žclairante. Pour un Žconomiste, la destruction totale d'une ressource non renouvelable n'est pas nŽcessairement incompatible avec l'exigence d'un optimum social.  En outre, dans des cas de pauvretŽ extrme, il peut tre rationnel pour un individu de dŽtruire une ressource naturelle plut™t que de la prŽserver[13].  Ce point de vue n'est pas celui d'un biologiste, plus sensible ˆ la reproduction du capital naturel  et au maintien de la diversitŽ biologique.

La confrontation interdisciplinaire nÕest pas facile. Plus le nombre de disciplines impliquŽes augmente[14], plus la complexitŽ et le temps de la discussion sÕaccroissent. Le risque existe quÕ une discipline prenne le pas sur les autres. Le dialogue interdisciplinaire peut aussi crŽer l'illusion qu'une science totale surgira de l'interaction des points de vue, alors que ce sont des problmes de rencontres et de frontires entre disciplines qu'il s'agit de traiter. Les milieux de recherche, tout en affirmant ˆ juste titre leur libertŽ, sont Žgalement emptrŽs dans pas mal de contraintes institutionnelles. Chaque discipline revendique son autonomie. Souligner ce phŽnomne, ce n'est ni le dŽplorer ni espŽrer le supprimer.  Le pouvoir est une donnŽe de la vie scientifique comme de la vie politique.  Il faut en faire jouer les contraintes pour tenter de produire un degrŽ supplŽmentaire de libertŽ.

Le temps long  du dŽveloppement durable

 

Avant d'tre un mode de gestion, le dŽveloppement durable est un principe inspirateur.  Il sonne comme un rappel, aux individus et aux sociŽtŽs, qu'ils ne peuvent exister authentiquement, qu'ils ne peuvent vivre et vivre mieux qu'ˆ la condition d'habiter autrement le monde social et naturel.  D'habiter le temps autrement que sur le mode de l'urgence, du court terme et de la discontinuitŽ, comme une succession et une anticipation d'instants annulŽs ds que vŽcus.

Le sens de la durŽe, entendue non seulement comme la capacitŽ de se projeter ˆ moyen et ˆ long terme mais Žgalement comme la facultŽ de faire droit aux diffŽrentes dimensions du temps, passŽ, prŽsent et futur, ce sens de la durŽe s'est perdu dans les sociŽtŽs occidentales.  Le temps rŽel y est celui de la communication instantanŽe, le provisoire y est louŽ comme une valeur d'avenir et l'urgence considŽrŽe comme une contrainte normale de la dŽcision et de l'action.  L'humanitaire lui-mme se confond avec l'intervention en catastrophe : il sauve les corps en Žludant, par la force des choses, la dimension politique des conflits et donc la question du futur. Il est aussi significatif que l'Etat, censŽ, dans la thŽorie politique classique, redresser la myopie des agents privŽs, n'ait ŽtŽ que sporadiquement le gardien du temps long et que la dŽfense des intŽrts environnementaux ait ŽtŽ largement assurŽe, au moins initialement, par des organisations non gouvernementales jouant ˆ la fois le r™le d'aiguillon et d'auxiliaire des pouvoirs publics.

Des signes encourageants existent. La multiplication des plans et des contrats de sociŽtŽ ou d'avenir montre une volontŽ politique de renouer le lien social et de retrouver une emprise sur le futur. Mais le dŽfi est immense. "L'heuristique de la peur", pr™nŽe par H. Jonas[15] ne nous para”t pas suffisante. La peur est une conseillre ŽphŽmre : elle Žbranle ou elle immobilise pour un moment sans assurer ni la cohŽrence dans l'action ni la fidŽlitŽ dans les convictions.

Le dŽveloppement durable, pour rŽussir, doit nŽcessairement s'appuyer sur le temps long. Ce temps est celui de l'incorporation du moyen et, autant que possible, du long terme, c'est-ˆ-dire de l'incertitude dans la dŽcision politique. Il est aussi celui de la procŽdure qui, en associant les groupes sociaux en amont de la dŽcision, alimente celle-ci et favorise sa rŽception par ceux auxquels elle est appelŽe ˆ s'appliquer.  Encore faut-il, pour que la procŽdure donne quelque rŽsultat, qu'elle s'appuie sur un minimum de vision commune du futur souhaitable.  A dŽfaut, elle risque de dŽriver vers la chicane ou de dŽboucher sur une unanimitŽ de faade, celle, insignifiante, du plus petit commun dŽnominateur.

Le dŽveloppement durable, en se prŽcisant, pourrait constituer ce dŽbut de vision commune en mme temps qu'une exigence inspiratrice de la pratique politique et institutionnelle.

Il y faudra du souffle et de la patience.  Peut-on mieux faire, pour s'en donner, que de lire et de relire l'avertissement prophŽtique de Bergson[16] : "É qu'on opte pour les grands moyens ou pour les petits, une dŽcision s'impose.  L'humanitŽ gŽmit, ˆ demi ŽcrasŽe sous le poids des progrs qu'elle a faits.  Elle ne sait pas assez que son avenir dŽpend d'elle.  A elle de voir d'abord si elle veut continuer ˆ vivre.  A elle de se demander ensuite si elle veut vivre seulement, ou fournir en outre l'effort nŽcessaire pour que s'accomplisse, jusque sur notre plante rŽfractaire, la fonction essentielle de l'univers, qui est une machine ˆ faire des dieux."

 

 

 

 

X. Thunis, juillet 2004

 



* Ce texte reprend, sous une forme lŽgrement remaniŽe, des rŽflexions publiŽes dans AmŽnagement / Environnement n¡ spŽcial 2000, p.9 et s.

[1] BAUDELAIRE, FusŽes, Folio, p. 82.

[2] Les discussions terminologiques ne manquent pas.  Pour un historique et une mise au point, voir notamment V. TILMAN,  "Le concept de dŽveloppement durable", ActualitŽs du droit (Fac. de droit de Lige) 1998-2, p. 269 et s.

[3] Expression pr™nŽe par G. THILL et F. WARRANT, Plaidoyer pour des universitŽs citoyennes et responsables, P.U. Namur/FPH, 1998, p. 204 et s. La complexitŽ de l'expression  fait obstacle ˆ sa diffusion.

Sur le plan europŽen, la terminologie oscille entre "dŽveloppement ŽquilibrŽ et durable" (cf. p. ex. TraitŽ sur l'Union europŽenne article 2, TraitŽ instituant la CommunautŽ europŽenne, article 2) et dŽveloppement soutenable ("Vers un dŽveloppement soutenable" 5e programme d'action communautaire J.O.C.E., C 138 du 17 mai 1993).

[5] Commission mondiale sur l'environnement et le dŽveloppement, Notre avenir ˆ tous, MontrŽal, Ed. du Fleuve, 1988.

[6] Pour une synthse fine de la question, V. TILMAN, op. cit., p. 271 et s. Ces ambigu•tŽs se retrouvent naturellement dans les textes internationaux comme la DŽclaration de Rio, qui utilisent, sans le dŽfinir, le dŽveloppement durable comme "solution" de compromis, masquant des divergences profondes.  Voir ˆ ce sujet M. PALLEMAERTS, "La confŽrence de Rio : bilan et perspectives" in L'actualitŽ du droit de l'environnement, Bruxelles, Bruylant, 1995, p. 81 et s.

[7] P.M. DUPUY ("O en est le droit international de l'environnement ˆ la fin du sicle ?" R.G.D.I.P. 1997-4, p. 886) dŽfinit le dŽveloppement durable "comme une matrice conceptuelle, dŽfinissant la perspective gŽnŽrale dans laquelle les principes dŽjˆ Žtablis de bonne gestion de l'environnement doivent tre resituŽs."

[8]J. SPANNENBERG, O. BONNIOT,  "Sustainability Indicator. A Compass on the Road towards Sustainability", Wuppertal Paper n¡ 81, February 1998.

[9] Cf. l'article 6 du TraitŽ instituant la CommunautŽ europŽenne selon lequel "Les exigences de la protection de l'environnement doivent tre intŽgrŽes dans la dŽfinition et la mise en Ïuvre des politiques et actions de la CommunautŽÉ".

[10]. Selon l'expression d' E. ZACCAì, "CaractŽristiques du dŽveloppement durable : un essai de synthse", Cahiers du C.E.D.D., mars 1999, p. 4, 1re colonne.

[11] V. TILMAN, op. cit., p. 274 et s. et la rŽfŽrence en note (32) ˆ la remarquable dŽfinition de F. PERROUX qui se garde de rŽduire le dŽveloppement ˆ la seule croissance Žconomique.  G.THILL et F. WARRANT (op. cit., p. 201 et s.) se rŽfrent, quant ˆ eux, ˆ la dŽfinition de J. KI  ZERBO pour qui le dŽveloppement est "le passage de soi ˆ soi-mme ˆ un niveau supŽrieur".  DŽveloppement propre dans tous les sens du terme.

[12] Sur ce thme, I. STENGERS, "Prendre au sŽrieux le dŽveloppement durable ?" en particulier p. 9 et s.  SŽminaire "Recherche scientifique, dŽveloppement durable et organisation de la sociŽtŽ civile", Conseil fŽdŽral du dŽveloppement durable, Bruxelles, 14 octobre 1999.  Pour une discussion terminologique, interdisciplinaire contre transdisciplinaire, G. THILL et F. WARRANT, op. cit., p. 91 et s..

On lira aussi, sur la mŽthode interdisciplinaire, les profondes rŽflexions de J. LADRIERE, Discours prononcŽ lors de la remise du doctorat honoris causa des FUNDP, le 25 mars 1996, lettre d'information, n¡ spŽcial, p. 15.

[13] J.-M. BALAND and J.-PH. PLATTEAU, Halting Degradation of Natural Resources, FAO, Oxford, Clarendon Press, 1996, p. 12 et s., p. 19 et s.

[14] Il n'est pas toujours possible de dŽterminer a priori les disciplines appelŽes ˆ apporter leur point de vue et ˆ fŽconder la construction d'un problme.

[15] Dans son ouvrage, Le principe responsabilitŽ, Paris, CERF, 1992 part., p. 49 et s.

[16] Les deux sources de la morale et de la religion in Îuvres, P.U.F., 1984, p. 1245.