Section 3 — Les droits originellement africains

(Cours d’histoire du Droit de Geneviève Chrétien-Vernicos (GVERNICOU@aol.com)

DEUG Première année - Université Paris 8 Vincennes - Saint Denis - 2001-2002

Cours n° 5)

Introduction 

Peut-on parler de droit africain, alors qu’au cours de leur histoire, certaines sociétés africaines ont connu l’État sous la forme d’empire que d’autres étaient organisées en petits royaumes ou chefferies et que d’autres ne connaissait qu’une structure sociale élémentaire, (l’organisation parentale assurant la totalité des fonctions politiques). Les ethnologues ont parfois été sceptiques, mais on a dû constater " qu’il y a véritablement une unité de droits africains, même parmi les peuples différents ethniquement, par leur mode de vie et par leur organisation. "

Ce qui ne devrait pas nous surprendre car l’on sait par de nombreuses études historiques que l’Afrique précoloniale connaissait une civilisation originale avec ces valeurs propres, ce que l’on a appelé " la négritude " et s’il est vrai que le droit révèle une certaine manière d’envisager le monde, les rapports sociaux et la justice il est normal que ces valeurs communes à l’Afrique noire se reflètent dans son droit

Sous ce vocable on entend droits en vigueur avant la colonisation. Ces droits n’étaient pas écrits, ils résultaient de la pratique. Durant la colonisation, on en a mis par écrit, dans des ouvrages appelés coutumiers (comme avait fait le roi de France : rédaction des coutumes) et on a parlé de droit coutumier. Mais on s’est rendu compte plus tard que cette tentative n’avait fait que déformer ces droits, on a même dit qu’on avait ainsi inventé une nouvelle catégorie de droit, le droit coutumier. Aussi, aujourd’hui on parle de droits traditionnels ou de droits originellement africains. Malgré la colonisation, et l’acculturation qui s’en est suivie, malgré les Indépendances et l’adoption d’un droit inspiré du droit occidental, il apparaît que les populations africaines ont tendance à éviter le droit d’inspiration étrangère et à continuer autant ce faire que peut à suivre leurs pratiques traditionnelles, aussi on peut les connaître, en lisant les ouvrages d’ethnologie ou d’anthropologie juridique assez anciens, mais également grâce aux recherches récentes souvent effectuées maintenant par des chercheurs africains.

 

§ 1 — La vision du monde africaine

Grâce à de grands ethnologues (Marcel Griaule, G.Dieterlen…) on connaît bien la mythologie des Dogon (peuple qui habite au Mali dans la partie sud-ouest de la boucle du Niger, une région montagneuse appelée " falaises de Bandiagara "). Cette mythologie ressemble d’ailleurs à celle des temples de la vallée du Nil. Dans l’un ou l’autre cas, le monde est le résultat transitoire d’une création par différenciation (A) et il en résulte que ce sont les différences qui unissent et sont à la base de la cohésion de la société (B) .

A — Le monde a été créé par différenciation

Dans la tradition africaine, le monde n’est que transitoire, il est né de la différenciation des énergies qui étaient au sein du chaos, il est le résultat fragile des luttes entre les forces de l’ordre et les forces du désordre. Aussi, l’homme ainsi que tous les êtres rationnels on pour mission de faire triompher l’ordre à tout moment.

1° - Le monde n’a pas été créé ex-nihilo

Avant la création, il y avait le chaos. Le chaos n’était pas le néant : bien au contraire, il contenait, indistinct, tout l’avenir en puissance, aussi bien la création que le créateur lui-même. Au sein du chaos se sont distingués peu à peu, le dieu primordial puis d’autres dieux primordiaux lesquels ne sont pas des personnes mais plutôt le développement du chaos, des énergies, dont les puissances apparaissent en se différentiant, le plus souvent en couples complémentaires.

À leur tour, ces puissances vont tirer du chaos le monde visible et tout ce qui s’y trouve, et enfin l’homme, souvent après des essais mal réussis (souvent trois, symbole de la pluralité).(Et même il y faudra le sacrifice et la résurrection de Nommo chez les Dogon ou d’Osiris en Égypte). Depuis, les projets et les conflits des puissances divines rendent compte de la présence, dans le monde et en chaque homme, de l’ordre et du désordre, du bien et du mal, du juste et de l’injuste.

2° - Toujours en mouvement, l’univers est toujours en péril

Ces cosmogonies qui retracent l’histoire du chaos des origines à aujourd’hui, ont peut les lire comme des cosmologies, enseignant que l’apparence n’est stable que dans la mesure fragile où les forces d’ordre l’emportent sur les puissances de désordre.

Selon Jacqueline Roumeguere, dans la tradition africaine, il n’y a pas un univers mais trois :

1 — L’Univers de création, de chaos, univers d’énergie pure non maîtrisée, auquel nous n’avons pas accès, univers destructeur, univers de désordre. Auquel est associée la femme (parce qu’elle accouche donc elle crée).

2 — L’Univers de l’ordre, de la mise en ordre, monde d’énergie sacrée qui organise l’ensemble des forces. Qui a une polarité masculine (l’homme étant le contraire de la femme, il est chargé de l’ordre).

C’est aussi à ce deuxième monde que se rattache le monde du pouvoir

3 — Le monde aléatoire, le monde visible, celui où nous vivons

C’est également le monde où se combattent l’ordre et le désordre. C’est aussi le résultat de la lutte entre l’ordre et le désordre.

Et dans cet univers, tous les êtres rationnels, c’est-à-dire : les génies, les ancêtres et les hommes doivent faire en sorte que les forces de l’ordre l’emportent sur les forces du désordre.

Autrement dit l’univers est toujours en péril, et l’homme est essentiel à son maintien en équilibre.

Dans cette incertitude, l’homme tient une place exceptionnelle.

Par la parole, il rend la réalité cohérente, faisant passer sa représentation du monde invisible de la pensée au monde visible du réel.

Par les rites qu’il accomplit, il permet aux puissances divines de faire triompher l’ordre.

Par la divination, il oriente son action malgré les apparences muettes ou trompeuses dans lequel il vit.

Par la magie, il fait servir l’universel à ses desseins et concourt lui-même au plus vaste dessein de la création.

B — La société animiste tire sa cohésion de ses différences

La création par différenciation progressive des éléments du monde actuel doit être distinguée de celles où ils sont tous tirés du néant par le Créateur.

Lorsqu’ils ont tous été tirés du néant, s’ils sont unis, ce n’est pas par leurs différences, c’est par leur soumission au même Dieu et à sa loi.

Dans la création par différenciation, ce sont les différences qui rendent complémentaires et solidaires. Les sociétés africaines obéissent ainsi à une logique plurale […]

Le fait que des hommes, dans une création sociétale progressive se sont fait paysans et d’autres forgerons, chasseurs, guerriers ou griots, les oblige à vivre les uns avec les autres, les uns par les autres

Le fait que dans un mouvement de différenciation analogue à celui des cosmogonies, se sont peu à peu distingués le maître de la terre, le chef politique, le maître des travaux agricoles collectifs, le maître de la pluie, le maître des récoltes et le maître de l’invisible a pour résultat que nul ne peut exercer son pouvoir sans l’assentiment des autres. Tous les mythes de fondation relatent avec soin l’origine de ces différences créatrices de solidarité qui assurent la cohésion sociale.

Dans de telles sociétés, les législations uniformisantes sont ressenties comme destructrices de l’unité et l’État, quand il a existé n’a jamais tenté d’imposer de telles législations (avant de se concevoir selon le modèle européen).

Outre la solidarité qui résulte de la différenciation, un système social hiérarchique et gérontocratique, reflet lui aussi d’une cosmologie filiatique, un état d’esprit unanimiste invitant à multiplier les conseils, une préférence pour la conciliation et l’établissement incessant d’alliances (notamment matrimoniales) entre les éléments concurrents d’une société sont considérés comme les meilleurs garants de la cohésion sociale.

 

§ 2 — Reflet de cette vision dans le droit et la société

Le Droit est fortement marqué par cette interdépendance qui pèse sur les hommes et par le sentiment de très grande responsabilité qui en découle et dont ne les décharge vraiment aucun système de règles préétablies.

Il en résulte que le droit traditionnel reconnaît la coexistence du monde visible et invisible (A), que la société est organisée selon le modèle communautariste (B), et que le droit africain est un droit de modèles négocié (C).

A — Le droit africain prend en compte les mondes visible et invisible

Comme nous venons de la dire, le monde africain est multiple et le droit africain en tient compte. Ceci peut s’observer à différents égard, nous n’en donnerons ici que quelques exemples, d’une part, nous verrons que le monde invisible est à la source de l’autorité du droit africain, et d’autre part, que la définition et le traitement des infractions sont conçues en fonction des deux mondes (visible et invisible).

1° - Dans la source de son autorité

La source la plus importante de l’autorité du droit traditionnel consiste dans les croyances religieuses et les rituels de la communauté.

Un aspect du système de croyance qui mérite une mention spéciale considère que le groupe ou la communauté est une succession continuelle infinie de générations, une personne morale englobant les vivants et les morts. Le droit de la communauté est donc conçu et accepté comme la possession et l’héritage d’une chaîne infinie de générations. Il jouit du support moral et il est l’objet de la vigilance jalouse non seulement des contemporains vivants mais aussi des ancêtres disparus. L’intérêt de ces derniers que l’autorité du droit soit observée à tout moment, qu’un attachement inébranlable à, et une stricte observation de ces doctrines soient considérés comme un devoir par les survivants est une part absolument essentielle de l’intégration des mythes auxquelles tous les membres adultes sont exposés au cours du processus de socialisation.

Cette foi que l’esprit des ancêtres est incarné dans le droit est un facteur précieux et puissant duquel dérive un " intérêt interne "ressenti par un membre individuel et qui influence son comportement envers les mœurs et les usages de sa communauté.

C’est aussi la principale explication du fait que les rituels sacrés et les formes de cérémonies forment une partie inséparable de processus juridique. Et puisque c’est ainsi, cela explique que toute violation du droit est en même temps une violation de la religion. Une infraction juridique n’est pas seulement une simple question de transgression d’une règle coutumière ou de comportement. C’est aussi une violation d’une règle religieuse. Faire amende pour avoir violé une règle de droit en payant une compensation qui restaure les conditions du statu quo ante n’est pas la fin de la question. Il y a la dimension spirituelle à s’occuper avant que la question puisse être considérée comme terminée. Le fautif doit faire une cérémonie expiatoire qui est la condition nécessaire et suffisante pour qu’il se purge de l’opprobre et ainsi se libère ainsi que sa communauté des fardeaux de l’inexorable rétribution par l’esprit des ancêtres morts, qui comme nous l’avons déjà dit ont aussi leur intérêt à ce que le droit soit préservé intact contre toute chose qui dérogerait à la plénitude de son autorité et de son contrôle.

2° - Dans sa définition et son traitement des infractions

Est considéré comme crime dans les sociétés traditionnelles tout ce qui perturbe les forces vitales et tout acte qui porte atteinte à la sûreté publique. Comme dans nos sociétés, le crime a une nature physique, mais – et c’est la différence – il a également une nature mystique.

Le crime est à l’origine de tout désordre ontologique. Si un groupe est confronté à une épidémie, à des inondations, à la foudre, à des maladies, à la sécheresse, et il n’en recherchera pas les causes naturelles, car rien n’est naturel, rien n’est le fait du hasard. Si tel événement s’est produit, cela signifie que telle volonté s’est manifestée. Il y a donc eu crime. Les auteurs de l’acte peuvent être les mânes, les génies, les hommes, les sorciers,… peu importe il faut combattre ce désordre. "

Ainsi parmi les infractions traditionnelles on trouve beaucoup d’atteintes au sacré, souillure de la terre (par le sang, violation des interdits) et surtout la sorcellerie. La preuve de celle-ci n’est d’ailleurs pas logique mais mystique, si on accuse un individu d’être sorcier il accepte avec résignation car il peut détenir l’organe de sorcellerie sans le savoir.

Le caractère sacré se manifeste aussi au stade de la sanction ; la compensation au group de la victime ne suffit pas, il faut aussi procéder à des rites purificatoires pour s’allier les puissances divines et recouvrer l’équilibre

B - le modèle communautariste

Les relations sociales dans les sociétés traditionnelles peuvent être qualifiées de communautariste, c’est-à-dire que les hommes sont regroupés en diverses communautés (1°). Ils ne sont jamais envisagés en tant qu’individus isolés (2°) et la personnalité juridique n’existe qu’a travers son statut dans la communauté (3°).

1° - La notion de communauté

La communauté est une certaine organisation des relations qu’entretiennent les hommes entre eux et avec le monde.

La communauté se définit non par une ressemblance mais par un triple partage.

a — Partage d’une même vie

C’est le partage d’un même espace, d’une vie quotidienne, le partage d’ancêtres communs, d’une langue commune (dans ses mots et son idéologie) des mêmes divinités, des mêmes amis et des mêmes ennemis.

b — Partage de la totalité des spécificités

Les communautés valorisent plus leurs spécificités que leurs similitudes, les hiérarchies que l’égalité. Mais ces spécificités sont partagées car elles ne constituent pas de foyers de tensions ou d’oppositions entre les groupes qui en sont porteurs. Au contraire ceux-ci ont tendance à se penser comme complémentaires

La spécificité de chacun est nécessaire à la vie des autres. Et c’est là le fondement de la société. La plupart des mythes de fondation de communautés montrent que les individus semblables ne peuvent pas fonder la société politique si au préalable ils ne sont pas différenciés.

En principe, L’interdépendance de tous les pouvoirs fait que, sauf crise, aucun pouvoir ne peut tendre à devenir absolu.

(Le droit des communautés n’a pas besoin d’un pouvoir qui veuille le maintenir, il est la conséquence nécessaire de leur structure.)

c — Partage d’un champ décisionnel commun

Une communauté coïncide avec une aire sur laquelle les mêmes règles s’appliquent. Et elle ne doit pas permettre que des règles puissent être fixées par d’autres qu’elle-même : ni par certains de ses membres qui s’arrogeraient un pouvoir de commandement et de contrainte, ni à l’extérieur d’elle-même.

Il y a pour chaque communauté un champ décisionnel, des espaces décisionnels, tous complémentaires les uns des autres et dont l’ensemble constitue vis-à-vis de l’extérieur un champ décisionnel aussi autonome que possible.

2° - L’aspect communautaire tend à dominer l’aspect individuel

Ce que nous voulons dire par-là c’est d’une part que l’homme ne se considère et n’est considéré que comme membre de sa communauté et qu’en outre le droit est plus un droit de groupes que des personnes.

a — L’être humain se voit d’abord en tant que membre d’un groupe

L’homme étant un être social, tout être humain, Occidental ou Africain, est membre d’une communauté grande ou petite et parfois de plusieurs. Cependant il y a une différence quant à la manière dont chacun se pense :

– L’Occidental se pense d’abord comme un individu privé indépendant, il cherche en premier à protéger ses droits individuels, et très secondairement à remplir les obligations qui découlent de son appartenance à la société.

– Dans les sociétés africaines l’homme se connaît en premier lieu en tant que membre de sa communauté avec des devoirs et des responsabilités et les avantages qui en découlent et c’est seulement en second lieu qu’il est un individu. Ce qui a pour résultat que la pire sanction est l’exclusion de la communauté, l’ostracisme.

b — Le droit a une approche communautariste

Le système juridique traditionnel envisage les problèmes par rapport à la communauté et non pas par rapport à l’individu et ce sont les intérêts de la collectivité qui passent en premier. Ceci peut s’observer à différents niveaux :

La gravité d’une infraction est jugée non sur l’intention mais sur la préméditation, on considère qu’un acte prémédité est plus dangereux contre la société qu’un acte intentionnel non prémédité, car son auteur serait susceptible de récidiver. L’intention ou le motif ne deviennent des facteurs à prendre en compte que dans la mesure où ils affectent toute la communauté et empêchent son fonctionnement.

3° L’importance du statut dans la communauté

Dans sa communauté ou ses communautés, l’être humain occupe une certaine place, c’est son statut et c’est à travers ce statut qu’il a en vérité une personnalité " juridique ". Ce statut et donc la personnalité évolue au cours de la vie et il consacre une certaine inégalité.

a — La personnalité évolue au cours de la vie

L’enfant l’adulte et le vieillard n’ont pas le même statut et donc pas les mêmes droits. La personnalité (juridique) va s’accroître au fur et à mesure que l’homme avance dans la vie

L’enfant bien souvent n’est pas tout à fait une personne, souvent on ne lui donne pas de nom véritable, il est à cheval entre le monde invisible et le monde visible, susceptible d’y retourner s’il ne se plait pas ici bas. Un enfant qui meurt n’est pas enterré dans le tombeau familial. Dans certaines régions, on peut éliminer une enfant mal formé ou anormal, ce n’est pas un crime.

Le jeune homme aura un peu plus de statut, chez les peuples où existent des initiations, il n’est un homme (ou une femme) qu’après celle-ci, souvent avec un nouveau nom.

Mais c’est sa participation à la vie de la société qui lui fait peu à peu acquérir une personnalité pleine et entière, mariage, enfants participation à la vie politique de sa communauté.

On peut même dire parfois que l’être humains devient une personne à part entière car lorsqu’il meurt, il ne disparaît pas mais il devient un ancêtre et il continuera à participer et même à diriger la vie de sa société en visitant ses descendants en rêve.

b - La justice distributive consiste à donner à chacun selon son statut

Par exemple, chez les Ibos, le style de vie communautaire demande que les ressources de la communauté soient distribuées le plus largement et le plus équitablement possible. Ainsi, non seulement " le partage équitable " est la conception standard de la justice, mais l’aphorisme le plus rencontré sur le sujet de la justice est " si trois tuent un animal et que seulement deux d’entre eux le partagent, il y a injustice ".

On peut remarquer que ces aphorismes sur la justice concernent la chasse qui n’est pas toujours une activité communautaire. La signification des aphorismes est que ceux qui ont investi dans une activité communautaire ont le droit de partager les bénéfices matériels et les autres gains qui en découlent. Le principe concerné est celui de la justice distributive. Mais des principes subordonnés sont aussi pris en compte, tel que par exemple celui selon lequel, le chasseur qui a tiré le coup ayant tué ou blessé l’animal a droit à une part plus importante que les autres.

La connexion entre la justice d’une part et le corps de droit et de devoirs dans la société traditionnelle Ibo d’autre part, est le mieux mis en valeur dans les relations du même groupe familial. Le système de status est tel que par exemple, entre femmes (dans un ménage polygame) l’ordre de séniorité correspond à l’ordre de leur mariage, en commençant par le premier. En ce qui concerne les descendants, le sexe et l’age sont déterminant. Étant entendu que la structure de l’autorité a un parti pris pour les hommes et que la filiation est patrilinéaire, l’ordre de séniorité va de l’aîné au benjamin, le long des lignes parallèles eu égard au sexe. Tout ceci doit être compris dans le contexte de la prééminence de l’okpara ‘premier fils’ en matière religieuse, juridique, et sociale. Qu’il s’agisse d’héritage ou du partage d’un animal tué dans une fête ou une cérémonie ou de toute autre chose qui doit être partagée, la tradition demande que dans l’intérêt de la justice distributive le poids qui lui est dû soit accordé au statut dans les termes de l’ordre de séniorité ou de tout autre facteur pertinent. Si la part du premier fils était donnée au second ou la part de la deuxième femme à la troisième et vice-versa, ce serait un cas d’injustice. Quand la bonne part a été donnée à l’individu qu’il fallait, dans le bon ordre de séniorité alors on doit dire que " on a partagé justement et équitablement "

Quand c’est une plus large communauté ou le village qui est concerné, la justice distributive implique de tenir compte de tels facteurs tels que l’âge, le titre et les relations (familiales ou autres).

Autrement dit le partage équitable n’est pas un partage égalitaire, c’est un partage à chacun son statut.

C — Droit de modèles négociés

En raison de son caractère communautariste, du souci de sauvegarder les différences et de l’importance de l’action humaine dans le maintien de l’équilibre social, le droit africain s’exprime rarement en termes de règles générales et abstraites (1°), et comme l’univers animiste il est le résultat d’une négociation (2°).

1° - Le droit africain s’exprime rarement en termes généraux et abstraits

Ceci peut s’observer aussi bien quant au langage et aux pratique que quant aux modèles utilisés qui eux aussi sont concrets

a - Réalisme du langage et des pratiques

Le droit a souvent un caractère concret, la langue utilisée dans les relations juridiques est souvent celle de la vie courante. Ainsi les Wolof qualifient-ils de " mariage de sable " une union qui ne vise pas à la procréation : il est de ce fait fragile et risque de se dissoudre comme une poignée de sable.

On ne peut être investi d’un droit sur la terre que par une action concrète consistant à prendre possession réelle de la terre et à la cultiver.

Le consentement au mariage s’exprime par l’envoi et l’acceptation de dons particuliers. Le mariage lui-même est conclu par la délivrance physique de la fiancée par sa famille et la délivrance physique de la prestation matrimoniale par la famille du mari. Il ne s’agit pas d’une action symbolique mais de la conclusion du mariage lui-même. Un Africain ayant fait ses études de droit en France traduit cette situation en disant que " la remise de la dot est une condition de formation du mariage "

b - C’est un droit de modèles concrets

Vous ne trouverez pas d’indigène aussi intelligent et expérimenté soit-il qui peut s’engager à donner un exposé systématique et critique d’une question juridique particulière […] il peut éventuellement citer un certain nombre de maximes et les représenter comme si elles constituaient le droit mais quand on arrive à la pratique on se rend compte qu’elles sont beaucoup trop générales, beaucoup trop vagues. En réalité elles représentent des guides, des indications qui marquent le chemin à suivre "

Le droit traditionnel n’est pas constitué de règles préétablies et uniformes ce qui ne conviendrait pas à la logique plurale qui le domine, sa source principale dit-on est la coutume, mais celle-ci n’est pas un ensemble normatif et autonome de règles distinctes qu’imposeraient la morale, la religion ou les convenances. La coutume n’est pas un être : elle est la manière d’être, de parler, d’agir qui permet à chacun de contribuer au mieux au maintien de l’équilibre du groupe. Il en résulte qu’elle est souvent constituée de modèles, non pas de modèles généraux et abstraits comme le droit français (bon père de famille) mais de modèles concrets. Le chef doit se comporter comme X dans telle ou telle circonstance. Le chef de famille doit suivre l’exemple de Z dans tel cas de figure.

Le génie du droit indigène est de rappeler et d’encourager à percevoir et à intérioriser le besoin d’exécuter les devoirs et les responsabilités que le fait d’être membre d’une société impose " Son principal objectif est de poser des standards de comportement correct pour tous, il s’exprime par des dispositions qui exprime en termes positifs les attentes au sujet de la conduite des membres de la société dans des situations particulières.

2° — Le conflit : préférence pour l’ordre négocié

À l’exemple de l’univers toujours en mouvement, le droit n’est pas vraiment est fixé à l’avance : jusqu’au dernier moment on fait son droit dans la négociation. (Alliot).

Car le règlement des conflits est orienté lui aussi par le souci de restructurer la société en désordre.

Le principal objectif de la justice indigène est de maintenir l’équilibre entre des intérêts et des forces dont l’interaction dynamique forme la substance de la société. La justice exige de tous la même chose, à savoir que rien ne soit fait pour détruire l’équilibre entre les groupes. "

a — Tout est fait pour éviter le conflit

La restructuration de la société est plus facile si le conflit est résolu avant d’être public. Ainsi celui qui s’estime lésé doit tout essayer pour y arriver. Certains signes conventionnels déposés par un homme volé sur le chemin de celui qu’il soupçonne d’être l’auteur du vol incite ce dernier à restituer discrètement l’objet du larcin de peur d’être victime de maléfice : le volé rentrera dans son bien sans avoir la preuve que le voleur est celui auquel il pensait et celui-ci le saura, on aura réparé le tissu social.

Lorsque les parties au conflit sont connues, par exemple lorsque l’épouse fait retraite dans sa famille pour marquer son opposition au traitement que son mari lui inflige, les parents les voisins, les amis des deux feront tout leur possible pour éviter la rupture définitive.

Quand le conflit se noue publiquement, la préoccupation de restructurer la société commande les modalités de la solution. Pour réconcilier, il faut convaincre. Autant que possible on s’adressera à un juge " naturel " connaissant d’autant mieux l’affaire et les parties qu’il y est impliqué, le chef du lignage concerné, le maître de la terre, celui de la brousse ou des eaux, selon la nature du conflit. On peut aussi s’adresser à un juge choisi en commun, voire un " passant " qui accepte de tenter de régler le conflit. Dans un cas comme dans l’autre il appartient au juge de convaincre les parties, car il faut restructurer la société de l’intérieur.

b — Le jugement a en vue le futur et non le passé

Une décision correcte de ce qui est juste et d’injuste, à laquelle on est arrivé après une déduction raisonnée et impartiale selon des principes juridiques clairement définis est notre idéal du devoir et de l’intégrité du juge ", ce n’est pas le cas dans la société traditionnelle, laquelle est surtout concernée par l’effet que le jugement aura sur les relations futures des parties qui sont vitales pour la vie de la communauté elle-même.

Il en résulte que le juge n’a pas pour mission d’appliquer la loi mais de réconcilier les parties.

Un chef Shona hésitera à prononcer un jugement tant qu’il n’est pas raisonnablement certain que les parties se conformeront à sa décision… Il va demander aux parties si elles sont satisfaites, et si elles ne le sont pas, de nouveaux efforts sont faits pour arriver à une situation qui soit acceptable pour tous  ". En effet, il faut non seulement que le jugement soit appliqué, mais il faut que les parties puissent continuer à vivre ensemble à l’avenir. Il faut que le tissu social soit réparé, c’est pourquoi la solution à un litige va être négociée et que l’on ne s’arrêtera que lorsque tout le monde sera d’accord. Ce qui peut prendre du temps et étonner l’observateur.