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Bulletin de liaison
numéro 23, juillet 1998
Quelques jalons dune anthropologie du droit
Laboratoire d'anthropologie
juridique de Paris
Directeur : Étienne Le Roy
Association anthropologie et juristique
ISSN 0297-908 X
Université Paris I
14 rue Cujas
75 231 Paris Cedex 05
sommaire
Éditorial
Étienne Le Roy
évaluation initiale des travaux du LAJP
Le LAJP et la parenté
Geneviève Chrétien-Vernicos
Le sacré et Les conceptions du pouvoir et du droit.
Aux origines dune lecture des archétypes
Ch. Pascal Messanga Nyamding
Réflexions personnelles sur vingt années danthropologie juridique à Paris I
Jacques Larrue
Les droits de lhomme au LAJP. Origine et développement dune problématique
Christoph Eberhard
La Justice et les Médiations
Roselyne Mavungu
Lapport des chercheurs du LAJP à la gestion patrimoniale
Étienne Le Roy
Quelques applications pratiques des recherches menées au LAJP
Lorsque recherche et pratique se rejoignent :
Lexemple du LAJP et de lassociation Juristes-Solidarité
Boris Martin
Appui à la mise en oeuvre de la réforme foncière en R F I des Comores :
institutionnaliser une démarche de gestion patrimoniale
Régis Méritan
Les aspects humains de la gestion des ressources naturelles à Madagascar
Mamy RazafindrabeÅ
Droit foncier, éthique et stratégies locales.
Les réponses à la violence des politiques domaniales en Algérie.
Souad Bendjaballah
Activités du Laboratoire
Conférence:
Violence, argent facile et justice au Brésil : 1980-1995
Alba Zalua
Activités en cours :
Compte rendu des activités du groupe de travail
Droits de lhomme et dialogue interculturel
Compte rendu des activités du séminaire des Thésards
Éditorial
Après trente cinq ans de fonctionnement et dans le contexte de la commémoration de son fondateur, le Recteur Michel Alliot, lassemblée générale annuelle du laboratoire, en septembre 1997, a souhaité consacrer son bulletin de lannée 1998 à une première tentative dévaluation du parcours scientifique de la communauté des chercheurs du LAJP réunis autour de lanthropologie du Droit.
Simple spectateur du travail du comité scientifique en raison dun congé sabbatique qui ma permis dans mon propre registre de faire une synthèse de nos travaux, je me sens dautant plus à laise de présenter le résultat de ce travail que la consigne donnée avait été une totale liberté dapprécier lintérêt de ces recherches à partir des archives qui ont été ouvertes (et rangées par leurs utilisateurs dans un même mouvement, ce dont je les remercie).
Cette évaluation est encore bien timide. On sait que la démarche dévaluation nest pas encore naturelle dans nos milieux universitaires français, à la différence de nombreux autres pays. Par ailleurs, on recourt à lévaluation le plus souvent quand il y a crise de finalités, de financements ou de légitimités. Or il ny a pas crise au LAJP, même si les financements restent délibérément bas et que labsence de chercheurs permanents rend toute programmation de recherches collectives hasardeuse.
Cette évaluation a mélangé les regards internes et les regards externes en faisant appel dune part aux membres actuels ou anciens de léquipe de recherche et dautre part à des compagnons de route. A ce propos, je voudrai saluer ici la mémoire de Mamy Razafindrabe, décédé en avril 1998. Professeur de sociologie à Antananarivo, dune compétence rare, Mam fut dun dévouement à son pays tel quil a laissé sa santé et sa vie dans la préparation de la réforme foncière à laquelle plusieurs membres du laboratoire ont été associés ces dernières années. La communauté internationale des chercheurs sur les problématiques foncières avait reconnu ses mérites et le considérait comme un des plus éminents. En saluant sa mémoire et en présentant les condoléances du LAJP à sa famille, je ne doute pas que son oeuvre continuera à irriguer les travaux de ses cadets, à Madagascar et ailleurs.
Si nous revenons maintenant à cette évaluation, je noterai que les auteurs nont pas abusé de la liberté et de la place qui leur était offerte. Ils ont fait lhistoire des programmes auxquels ils avaient été associés sans trop chercher à critiquer les choix et dans lespoir de dévoiler une dynamique encore fragile, comme si notre anthropologie était encore un chef doeuvre en péril. A nen pas douter, ils ont fait quelques découvertes même si, lecture faite, on constate que des personnalités ont été oubliées, ou que des travaux auraient pu être cités en raison de la place quils ont eu dans lévolution des problématiques.
Ainsi, lhistoire du laboratoire reste à faire. Mais ce nétait pas lobjet de ce numéro den tenter la chronologie ni limpact puisquon a privilégié de faire litinéraire de certains choix et de mesurer lampleur des investigations au regard des questions et de la manière selon laquelle elles ont été modifiées et transformées par nous.
Sous cet angle, le texte le plus complet et le plus cohérent au regard de nos objectifs est la contribution de Geneviève Chrétien-Vernicos sur la place de la parenté dans les travaux danthropologie du Droit et en regrettant que lauteur, par une trop grande modestie, nait pas mentionné son importante thèse de doctorat en Droit sur " Nom et monde à Madagascar ". On y voit en particulier que létude de la parenté sest épanouie dans celle des structures communautaires pour ensuite se fondre dans le domaine des études foncières. Louverture hors de lAfrique aurait permis dexpliquer que le point de passage de ce processus fut, par la médiation des études sur le mariage, de changer lobjet et de passer de " la parenté " à " la famille " puis aux systèmes de parentalisation communautaire. " Parenté et communautés dans le Vermandois de 1570 à lépoque contemporaine (Paris, LAJP, 1973), par exemple, en donne certaines clefs.
Charlemagne Messanga apporte dautres clefs en faisant la chronique dun programme de recherche dont les résultats ne furent que partiellement publiés, ce que les lecteurs regretteront avec moi à la lecture de la synthèse de Charlemagne. Ce dernier fait remarquer quil manque à ce travail un cadre chronologique et je crois le reproche pertinent même si, à lépoque, une telle histoire apparaissait comme une gageure. Lauteur fait également remarquer par son intitulé que le colloque international sur " sacralité, pouvoir et Droit en Afrique " de janvier 1981 est à lorigine de la recherche sur les archétypes et de cette formule maintenant célèbre que Norbert Rouland prête à Michel Alliot, penser Dieu cest penser le Droit.
Le troisième programme que présente Christoph Eberhard suit chronologiquement ceux que nous venons dévoquer et permet de mieux caractériser le troisième âge de lanthropologie du Droit au Laboratoire. Après le temps des fondations et des choix de méthode, dans les années soixante, puis la construction de cadres problématiques jusquau milieu des années quatre-vingt, le programme sur les droits de lhomme a fait déboucher nos recherches sur des préoccupations qui sont contemporaines : comment faire cohabiter la requête duniversalité et la quête des identités en dépassant la faux débat entre laffirmation de luniversalisme et les tendances aux particularismes ; comment construire un dialogue interculturel à partir des deux exigences qui traversent lensemble de nos travaux, le diatopisme et, surtout, le dialogisme ?
La lecture du texte permet de constater que la recherche du dialogisme fut interne au laboratoire avant dêtre la solution proposée pour fonder linterculturalité des droits de lhomme. Le texte illustre aussi, et je men réjouis, la prise en charge par une nouvelle génération de chercheurs de la problématique générale des droits de lhomme dans une perspective anthropologique. Ce passage de relais mapparaît comme porteur de perspectives particulièrement enrichissantes.
En parallèle avec les droits de lhomme, les travaux sur la médiation qui ont commencé en 1985 par la recherche collective sur la conciliation étaient loccasion douvrir notre africanisme sur des problèmes de société bien français : comment trouver des modes de règlement des conflits à la fois économes en temps, valorisant le lien social et pouvant servir damortisseur à la crise sociale ? Roselyne Mavungu montre dans sa contribution comment le passage de lAfrique à la France a été opéré, non par une tentative, désespérée, de trouver des ressemblances entre institutions mais par la prise en compte des modes de socialisation juridiques et judiciaires. Si elle nindique quincidemment limportance des coopérations intellectuelles qui ont été nouées avec des collègues, des associations ou des institutions (dans le cas avec Jean-Pierre Bonaffé-Schmitt, le Centre de Liaison des associations de Contrôle Socio-Judiciaire (CLCJ) et le tribunal pour Enfants de Paris au sein de linstitution judiciaire) elle restitue le contexte intellectuel et politique dans lequel nos démarches ont évolué.
De tout cela, les contributions de Boris Martin, à demi-complice puisquancien étudiant du DEA dÉtudes africaines, et Camille Kuyu témoignent en soulignant lun et lautre tout ce qui reste à faire.
Avec le texte de Jacques Larrue, le doyen de notre communauté, on entre dans le dernier des thèmes traités par ce bulletin, la recherche sur le foncier et les politiques de gestion patrimoniale. Cest le dernier des thèmes traités mais non le dernier des programmes de recherche expérimentés ces dernières années. Tantôt, comme pour les recherches urbaines ou les politiques dindustrialisation, les travaux navancent pas au rythme qui serait souhaitable après la percée initiale réalisée par Catherine Goislard avec sa thèse sur Banfora et par Jacques Larrue par sa thèse, publiée aux éditions Karthala, sur laventure de Péchiney à Fria. Tantôt, personne ne sest proposé pour assurer la synthèse des travaux sur lÉtat, les politiques de décentralisation ou les politiques familiales et de santé publique, ce qui est regrettable.
Jacques Larrue met bien en évidence la principale raison du succès quantitatif des travaux de thèses et des programmes de recherches collectives : le foncier a cet avantage de mêler les questions les plus pointues de la recherche fondamentale et douvrir aux applications les plus décisives pour lavenir des sociétés africaines, à la campagne comme en ville. Ainsi, le foncier permet aussi dassurer la subsistance, encore modeste, des chercheurs.
Mais, comme le remarque Régis Méritan à propos de notre intervention aux Comores, la sensibilité du foncier au politique est son talon dAchille. Sa conclusion (" la poursuite du travail est aujourdhui conditionnée par un retour à la stabilité politique ") est plus que jamais dactualité. Comme est tout aussi cruellement dactualité le texte de Mamy Razafindrabe qui souligne la dimension humaine de la gestion patrimoniale sans dire que son propre apport fut décisif pour mettre au point les méthodes de formation des négociateurs patrimoniaux à Madagascar. Son texte nous apporte un mode demploi de la gestion patrimoniale qui savérera précieux à lavenir.
Quant à Souad Bendjaballah, elle nous présente à travers sa proche recherche à propos de lAlgérie les impasses auxquelles peuvent aboutir certains pays quand les options politiques sont contradictoires et à court terme et que les connaissances scientifiques sont insuffisantes et sous estimées.
Enfin, le bulletin présente, outre les informations relatives aux activités de certains groupes de recherche, le texte dune communication de Mme A. Zaluar qui sinscrit dans le cadre de nos recherches sur lenfance et lintermédiation culturelle et qui a abouti, sous la direction de Stéphane Tessier et dans le cadre du Centre International de lEnfance et de la Famille (CIDEF) à une belle publication qui associait plusieurs membres du LAJP : A la recherche des enfants des rues , Paris, Karthala, 1998,477 p.
Que tous ceux qui ont apporté cette année leur contribution à la préparation et à la diffusion de ce bulletin en soient remerciés. Ce bulletin est notre trop rare occasion de maintenir un lien au sein de la communauté danthropologues du Droit, dans lattente de nouvelles rencontres en Afrique en 1999.
Étienne Le Roy
Le LAJP et la Parenté
Geneviève Chrétien-Vernicos *
Alors que "létude de la parenté est l'une des vaches sacrées de l'ethnologie" (Panoff M. et Perrin M. 1973 : 203, cités par Kuyu M. 1989 : 26) elle ne semble être pour l'anthropologie juridique, quun passage (obligé sans doute) vers dautres horizons. En effet, le dépouillement des travaux effectués dans le cadre du LAJP donne limpression que ce thème fait de moins en moins partie des préoccupations des chercheurs (I), néanmoins avant de délaisser cet objet détude, léquipe de recherche du laboratoire a réussi à dégager une notion de parenté dans la pensée africaine libérée de la référence à la parenté occidentale (II).
I Un désengagement progressif
En ce qui concerne les travaux effectués au sein du L.A.J.P sur le thème de la parenté, on peut distinguer trois périodes. Durant la première (essentiellement les années soixante) un effort important est fait dans le but de collecter le plus grand nombre de données relatives tant à la pensée juridique africaine, quau contrat, à la parenté ou au mariage. Au cours de la seconde (les années soixante-dix) de nombreuses thèses sont consacrées non pas uniquement à la parenté mais aux rapports entre structures parentales et développement. Enfin à partir des décennies quatre-vingt et quatre-vingt-dix, la parenté n'apparaît plus du tout comme thème de recherche privilégié du Laboratoire mais continue sporadiquement à faire l'objet de recherches diverses (thèses ou participations à des colloques).
La collecte des données
Dès sa fondation, l'équipe de recherche en anthropologie juridique sest attachée à l'étude de la parenté dans les pays dAfrique en participant au "pharaonique" projet d'élaboration d'un Dictionnaire d'Anthropologie juridique. Tout apprenti chercheur se devait alors, de constituer un corpus rassemblant le vocabulaire juridique ou une partie significative du vocabulaire juridique d'une société donnée, ceci, à partir d'enquêtes de terrain ou de monographies déjà éditées. Entre 1966 et 1970 seize corpus ont vu le jour, dont sept concernent le mariage ou le mariage et la parenté. Durant les années soixante-dix, le Laboratoire eut, semble-t-il le projet détudier plus particulièrement les systèmes matrimoniaux africains, car de nouvelles publications (multigraphiées) paraissent sous le titre général " Systèmes matrimoniaux africains ". Ces différents ouvrages se composent de fiches de termes qui, non seulement sont traduits mais présentés dans leurs principaux usages avec toutes les représentations et les connotations juridiques ou non qui les accompagnent.
Parallèlement le prince Dika Akwa nya Bonambela rédige une " Anthropologie juridique du mariage en Afrique Noire " (1970), en fait consacrée essentiellement au Cameroun.
Le dictionnaire ne vit jamais le jour mais les corpus sont restés (dactylographiés) et sont toujours susceptibles de constituer de précieux outils de travail pour les jeunes chercheurs comme ils lont été pour plusieurs de leurs auteurs qui ont pu intégrer une partie des résultats ainsi acquis dans leurs thèses.
Parenté et développement
Durant les années qui ont suivi les Indépendances des États dAfrique Noire, lopinion générale, (même celle des anthropologues) constatait létat de sous développement économique dans lequel se trouvaient ces États et considérait que la cause en était, entre autres (et peut-être principalement) la subsistance de structures parentales ou sociales " traditionnelles " quil importait de modifier et de rapprocher de celles de loccident pour arriver au développement économique.
Ainsi, six thèses soutenues dans le cadre du LAJP, lient expressément les structures parentales et le développement ou la parenté et la terre et le développement. Bien que rédigées par des chercheurs africains et riches de renseignements, elles tentent trop souvent de faire entrer les structures parentales africaines dans les cadres juridiques français et surtout elles sous-entendent quil est nécessaire de modifier les systèmes parentaux et plus précisément les systèmes matrimoniaux et que pour ce faire lintervention du législateur est indispensable. Ainsi Mamadou Niang écrit " il découle de notre diagnostic que les principaux obstacles au développement sont la fixité des relations sociales et la rigidité des institutions. Le succès de la politique de développement dépendra donc de la transformation de ces structures " (Niang Mamadou 1970 : 153) ce que Stanislas Melone avait déjà exprimé encore plus clairement : " le but à atteindre est dinstaurer une famille qui soit réduite au minimum : le père, la mère et les enfants. Cest la famille conjugale que lon trouve dans toutes les sociétés modernes " (Melone 1968 : 130).
Si la plupart des thèses soutenues à cette époque nétudient la parenté que dans ses rapports avec le développement, certaines cependant abordent ce sujet par un autre biais. Par exemple I. Nguéma qui réussit en étudiant le nom à dresser le tableau de la parenté ntumu et de ses changements. Ce genre dapproche se retrouvera dans la période suivante
Parenté et système de pensée
Depuis la fin des années quatre-vingt, les objectifs de recherche du Laboratoire se sont élargis et éloignés du " simple " domaine de la parenté. Les thèmes du foncier, de la justice, des droits de lhomme mobilisent maintenant les chercheurs. Néanmoins les systèmes de parentés sont parfois analysés, non pas pour eux-mêmes, dans un but de collecte ou dérudition, mais pour éclairer une recherche plus large et illustrer lidée que se font du monde les membres de la société étudiée car, " [ ] lorganisation de la parenté se présente comme un véritable nerf vital des autres institutions dun collectivité ou dun État, au point quelle intervient nécessairement dans la compréhension de nimporte quel aspect de la vie sociale [ ] " (Prince Dika Akwa 1970b : 1). Ainsi Françoise Ki-Zerbo dans sa thèse sur " les logiques de transmissions des richesses et des statuts chez les Joola du Uluf " ne peut faire léconomie de la présentation des structures de parenté joola. Cependant, la manière de faire a changé, la référence à la conception occidentale de la famille a disparu et les institutions sont examinées de manière positive et dynamique. Le parti est pris quil existe plusieurs manières de concevoir la parenté et que la conception africaine nest pas nécessairement à reléguer dans le passé.
II La notion de parenté dans la pensée africaine
Les différents travaux des membres de léquipe de recherche du LAJP ont effectivement, permis darriver à une nouvelle définition de la parenté, définition qui rend mieux compte de la réalité africaine. Cette définition est partie des travaux de Dika Akwa, une étude collective a réussi à laffiner, et E. Le Roy a réussi à en construire une matrice
Définition de Dika Akwa
Alors que les systèmes occidentaux distinguent deux types de parenté, la parenté par le sang (ou parenté réelle) et la parenté adoptive fondée sur une décision de justice (ou parenté fictive), on peut selon le prince Dika Akwa discerner en Afrique, six sortes de parenté qui " cohabitent, senchevêtrent, sassocient " (Dika Akwa 1970b : 2) :
1 - La parenté biologique, fondée sur les liens du sang, (référence à un ancêtre commun en ligne paternelle ou maternelle, selon les sociétés)
2 - La parenté résidentielle, communauté villageoise etc.
3 - La parenté matrimoniale, faisant du ménage un groupement de parenté dès la naissance de lenfant
4 - La parenté totémique procédant de la division du travail, ceux qui exercent la même activité (agriculture, pêche ) ayant le même totem.
5 - La parenté ontologique qui " considère lêtre humain, lanimal, lobjet et la divinité dans leur essence et par analogie, ainsi quen fonction de leur intervention dans léconomie générale ".
6 - La parenté cosmique qui recoupe " horizontalement la parenté ontologique, qui procède par déduction des êtres et des objets à partir dune divinité/Nature donnée "
Les critères de la parenté selon léquipe de recherche du LAJP
Un texte (anonyme) émanant du laboratoire cité par Camille Kuyu (Kuyu 1989 : 29), démontre quil est également possible de cerner le domaine de la parenté africaine à partir de six critères qui dailleurs, recoupent quelque peu les différentes parentés de Dika Akwa :
1 - Le premier critère constitutif de la parenté réside dans lidée centrale de partage, de la mise en commun dun ensemble de relations à lintérieur dune communauté.
2 - Communauté qui se définit comme une communauté de vie par opposition à une communauté dintérêts, de points de vue ou dactions particulières.
3 - La notion de parenté sétend au delà de la catégorie des hommes
4 - La force des liens entre les membres de la communauté dépend de la nature du bien mis en commun
5 - La parenté se définit également par les processus dintégration dans la communauté et par la prise en considération de modes de parentalisation.
6 - Enfin, le terme " communauté de vie " implique outre une organisation sociale spécifique, une organisation spatiale : toute communauté parentale implique un enracinement.
Le modèle danalyse matricielle dÉtienne Le Roy
À partir de ces différents critères, E. Le Roy a élaboré un modèle théorique danalyse des systèmes parentaux africains en construisant une matrice cest à dire un tableau à double entrée :
Sur laxe horizontal il inscrit les catégories de biens communs : les ancêtres (parenté biologique de Dika), la résidence (parenté résidentielle) et les croyances religieuses ou totémiques (parentés 4, 5, 6 de Dika), sur laxe vertical il place les processus dintégration, primaire par rattachement (1), secondaire par développement (2), tertiaire par extension(3).
Il arrive ainsi à distinguer onze " communautés parentales " :
- par mise en commun des ancêtres :
2 - la communauté matrimoniale,
3 - et la communauté dotale,
- par mise en commun de la résidence :
2 - la communauté locale ou villageoise
3 - et la communauté " nationale "
- par mise en commun des croyances,
+ par mise en commun des communautés totémiques
3 - et la communauté de sang ou de lait par pacte, sacrifice etc.
+ par mise en commun des croyances religieuses,
3 - et la communauté universaliste.
Cette analyse qui tient compte de tous les sens donnés au mot " parenté " par les différentes langues africaines connues des membres du LAJP, et qui montre que la mise en commun de biens matériels ou symboliques est à la source de la parenté, nous restitue toute la richesse du terme " parent ". Elle nous révèle une conception du monde selon laquelle lêtre humain est relié aux autres par tout ce quil partage avec eux, non seulement les ancêtres, mais sa propre nature, la terre, le sacré
Il est ainsi possible daffirmer que les chercheurs du LAJP en orientant leurs recherches (entre autres) vers les rapports fonciers, les droits de lhomme ou le sacré ne se sont pas totalement éloignés de la parenté puisque leurs travaux portent en réalité sur ce qui est au principe de celle-ci.
Références bibliographiques
1 - Corpus sur la parenté ou le mariage
1966 - Corpus nuer - La parenté. éléments d'après E.E. Evans Pritchard et P.P. Olhowell, par Mme Ferrand.
1966 - Corpus douala - Le mariage, par Dika Akwa nya Bonambela.
1967 - Corpus tswana - Le mariage, éléments d'après I. Shapera par Mme Ferrand
1967 - Corpus tonga - Le mariage, éléments d'après E. Colson, par Mme Ferrand
1967 - Corpus fang - Le mariage, par I. Nguéma
1968 - Corpus rwandais - Le mariage, par R. Botte
1968 - Corpus mongo - Le mariage, éléments d'après le R.P. Hulstaert, par Mme Ramanoelina.
1981 - Corpus wiéméné II - La parenté et le mariage par P. L. Agondjo- Okawé.
2 - Systèmes parentaux ou matrimoniaux africains
1969 - La parenté wolof (Sénégal), par M. Niang et E. Le Roy;
1970 - Systèmes matrimoniaux, le mariage wolof (Sénégal), par M. Niang;
1970 - Systèmes matrimoniaux africains : le mariage basa (Cameroun), par M. Tonye;
1971 - Systèmes matrimoniaux africains : le mariage merina (Madagascar), par I. Rakoto;
1971 - Systèmes matrimoniaux africains : le mariage luba (Zaïre), par G. Lusangu;
1972 - Systèmes matrimoniaux africains : les fon du Dahomey, par D. Ahouangan;
1974 - Systèmes matrimonaix africains : le mariage rwandais par A. Gatera;
1974 - Systèmes parentaux africains : les Basa du Cameroun par J.M. Wognou.
3 - Thèses sur parenté et développement
1967 - Agondjo Okawe P. L. Structures parentales et développement ;
1968 - Melone S., La parenté et la terre dans la stratégie du développement. L'exemple du Sud Cameroun ;
1970 - Essama P.R., Structures parentales et développement au Cameroun : les Beti ;
1970 - Niang M., Structures parentales et stratégies juridiques du développement au Sénégal (étude appliquée aux Wolof);
1971 - Lusangu G., Structures parentales et développement au Congo : les Baluba ;
1978 - Gandji J., Terre, parenté et droit chez les Mahi (Bénin).
4 - Autres ouvrages cités
1970a - Dika Akwa nya Bonambela (prince), Anthropologie juridique du mariage en Afrique Noire, vol. I, les Ngala du Cameroun. LAJP multigraphié.
1970b - Dika Akwa nya Bonambela (prince), Structures de parenté africaines et malgache, cours. LAJP, multigraphié.
1973 - Panoff (M.) et Perrin (M.), Dictionnaire de lEthnologie, Paris, Payot, cité par Kuyu M.
1989 - Kuyu Mwissa, Parenté, droit et développement en Afrique Noire, Mémoire pour le DESS en Développement et coopération , 1988-1989, Paris I
1991 - Ki-Zerbo Françoise, Coutume et successions au Sénégal. Logiques de transmission des richesses et des statuts chez les Joola du Uluf (Casamance). Thèse Paris I.
Le sacré et les conceptions du pouvoir et du droit. Aux origines dune lecture des archétypes
Ch. Pascal Messanga Nyamding*
Après le colloque de 1978 consacré au thème " Sacralité, pouvoir et droit en Afrique ", le Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris (LAJP), a organisé des 2 au 5 janvier 1981 une table ronde sur le thème : " Le sacré et les conceptions du pouvoir et du droit ". Cette nouvelle rencontre, regroupant juristes, historiens, sociologues, politologues et anthropologues sinscrivait dans la démarche originelle du LAJP visant à rendre compte des logiques juridiques à luvre dans toutes les sociétés humaines.
Trois axes de réflexion structuraient ce colloque. Les premières interventions portaient sur " le sacré et les conceptions du pouvoir et du droit ". Lhypothèse était que plusieurs logiques et plusieurs conceptions du pouvoir pouvaient être fondées sur des modalités spécifiques dorganisation de la sacralité ou de représentation du divin. Il sagissait donc, de vérifier cette hypothèse dans le cadre de la recherche initiatique africaine dune part, de la révélation islamique dautre part et enfin, de la doctrine aristotélicienne (et de ses utilisations ultérieures dans le cadre du christianisme).
La deuxième partie du colloque sintitulait " le sacré et les stratégies ou les techniques du pouvoir et du droit ". LOccident a censuré le sacré dans les stratégies du pouvoir mais tout comme en Afrique, des techniques sacrales du pouvoir et du droit existent. Seulement, y ont-elles le même sens ?
Le troisième thème axé sur " le recours au sacré en face du pouvoir et du droit " partait du constat que le sacré " est toujours lui-même un pouvoir ou un contre pouvoir dont on peut repérer la naissance ou la fonction " À travers les syncrétismes religieux, les prophétismes, les manifestations du droit coutumier, voire les références au droit naturel, pourrait-on constater des identités ou des différences entre le pouvoir sacral et le pouvoir politique ?
On doit regretter tout dabord, que des travaux si riches naient pas abouti à une publication. Nous nous proposons en suivant chronologiquement lordre des sous thèmes, de faire une présentation globale des différents exposés. Ensuite, nous nous attacherons à restituer les grandes lignes des débats consécutifs à chacun dentre eux ainsi que celles de la discussion finale. Enfin, nous terminerons notre compte rendu en essayant de dégager la portée de ce colloque par rapport à la connaissance anthropologique et ses répercussions sur les travaux ultérieurs du Laboratoire.
I - Les thèmes abordés
Dans le contexte du sacré
En Islam, le sacré renvoie à la loi révélée telle quexprimée dans le Coran et les hadiths, les traditions du prophète. La politique et le religieux sont intimement liés. La siyasa Charia, politique tirée des prescriptions juridico-religieuses, détermine et continue de déterminer les pays islamisés contemporains quels que soient leur modèle politique, leur régime économique (Fredj Stambouli). Le droit musulman ou plutôt la justice musulmane que doit faire respecter le pouvoir califal trouve ses sources dans le Coran et la Sunna, les dires et traditions attribués au prophète.
Lobéissance due au Calife est lobéissance due à Dieu. " Le pouvoir doit être obéi parce quil est légal ou vertueux ". Cependant, il trouve sa limite dans le devoir déquité du prince (Yadh Ben Achour). Il est donc dénié à lhomme la capacité de découvrir les desseins de Dieu.
Pourtant, les fondements de la loi islamique la Charia, le chemin quil faut suivre, et le Fiqh, lintelligence, linterprétation de la Charia, se sont nourris au cours de lhistoire dune importante uvre profane au contact des pensées juives, grecques et romaines, (Mohamed El Sharankiri). Le droit musulman lui-même comporte aussi de nombreuses sources profanes : lidjina, le qiyas, la doctrine, listilah-istihan.
Le vécu par ailleurs, remet en cause les théories et les discours asharites sur la transcendance et met en évidence une pratique religieuse et sociale sous le regard de Dieu (Ahmed Abdesselem). Cette valorisation de lexpérience personnelle intime de la présence de Dieu dans tous les actes de la vie du croyant, conduit à appréhender le monde musulman dans son unité mais aussi dans sa diversité. On peut alors comprendre pourquoi lIslam a pu sancrer en Afrique Noire, en sappuyant sur un fond animiste fortement empreint de mysticisme.
La société traditionnelle ne sest donc pas désacralisée au contact de lIslam (Mamadou Niang). Au contraire, les institutions maraboutiques (exemple des confréries Mouride et Tidjane de la vallée du fleuve Sénégal) qui vont jouer un grand rôle dans la propagation et lintégration de lIslam, se sont superposées aux structures communautaires traditionnelles fondées sur la famille et la classe dâge. La structuration sociale en castes sest plutôt renforcée et enrichie (Oumar Ba).
LIslam a trouvé comme premier moyen dimplantation le pouvoir politique, les rois étant, dans le système politique traditionnel, considérés comme des élus de Dieu. Toutefois, celui-ci nétant pas envisagé, nétant pas conçu de manière unitaire, le pouvoir absolu était impensable. Dans les pensées et croyances négro-africaines, il est UN par origine. Cest la force vitale, lénergie vitale, le ngulu chez les Nkomi du Gabon (Pierre-Louis Agondjo), le tsav chez les Tiv du Togo (Antony Allot), layan chez les Ewondo du Cameroun (Père Engelbert Mveng), le kalesa chez les Kabiye du Togo (Raymond Verdier).
Cest cette énergie vitale qui fait le lien entre le monde visible et le monde invisible, et non " surnaturel, " car il est tout aussi réel et vivant que le monde sensible (Anthony Allot). Dans lunivers terrestre, il existe comme une parcelle des autres univers constituant lordre cosmique. La pluralité, la diversité dans lordonnancement du monde visible renvoient à celui du monde invisible. Ainsi, la force vitale va se déployer en plusieurs pouvoirs distincts, spécifiés tout en étant complémentaires : pouvoir rituel du prêtre, pouvoir du maître de la terre, pouvoir des classes dâge, pouvoir maléfique, pouvoir des détenteurs du savoir, pouvoir de séduction, pouvoir guerrier, pouvoir politico-économique
La détention dun tel pouvoir nest pas un simple fait de volonté, elle résulte de la délégation dun pouvoir qui vient de loin, de prédispositions naturelles, dun phénomène de réincarnation Mais seul un initié peut manipuler lénergie vitale. Lexercice de tout pouvoir est soumis à des rites dinvestiture, permettant de maîtriser et dassimiler cette force qui se trouve dans les feuilles, dans loignon sauvage ayan (Père E. Mveng), dans le verbe, dans la parole tom (R. Verdier), dans la terre daté (Fodio Gbikpi Benissan)
Le postulant passe alors du statut de " profane " à celui " déclairé " (P.L. Agondjo). Certains participants ont dailleurs fait la distinction entre un pouvoir et un droit profanes, et un pouvoir et un droit sacrés. Dautres ont estimé que le profane ne peut être distingué du sacré tant dans lIslam que dans les croyances animistes. Toujours est-il que pouvoir et droit sont liés au sacré.
Ainsi, le pouvoir politique nous présente tour à tour le caractère " sacré du pouvoir " dans tout ce qui préside linvestiture dans la fonction de gouverner, et " le pouvoir du sacré " qui va continuellement intervenir pour gérer les tensions, éviter la dérive de lentropie (Mamadou Balla Traoré). Par ailleurs, en matière de règlement des conflits, les décisions rendues sapparentent à des préceptes des divinités. La sanction elle-même revêt un caractère surnaturel, car la puissance invisible contribue à la faire respecter en entrant en relation dialectique avec des impératifs purement psychologiques et sociaux (Anthony Allot).
Le deuxième axe du colloque
Le pouvoir a usé du sacré pour sinstaller, la manipulé et par là même, a évacué le droit. Cette profanation du sacré a coûté la vie à Chaka Zulu (Martin Ntone Kpouoh) et son trône à Bokassa qui, non seulement a sacralisé son pouvoir avec des rites exogènes, mais en plus, a délibérément heurté de front des valeurs endogènes (Jean-Marie Breton).
Il ny a pas de pouvoir absolu en Afrique sub-saharienne avons-nous pu constater précédemment. Lexistence de domaines réservés tels que le contrôle de la viande de chasse procède, chez les Cibaya-Kara-Bodoe de Centrafrique, de la répartition des pouvoirs dans la société. Les jeunes initiés au So, non seulement acquièrent un pouvoir de contrôle dans la communauté mais en plus, font lapprentissage du lien intime qui associe les hommes aux ancêtres (Paulette Roulon et Raymond Doko).
Les rapports entre le sacré, le pouvoir et le droit, leur impact, leurs champs daction respectifs sont particulièrement sensibles aux situations de paix ou de guerre de la société. Dans cette dernière hypothèse, la nécessité dorganiser des mécanismes de résistances (lois sociales spécifiques, économie de guerre, stratégie militaire, restructuration du mode doccupation de lespace ) met en évidence un jeu subtil entre les trois termes de ce colloque, jeu qui va à un moment donné mettre particulièrement en avant lun des trois. Le kilombo dos Palmares du Brésil va en être lillustration pendant plus dun siècle dans la lutte contre la colonisation portugaise et hollandaise au XVIe et au XVIIe siècles (Oruno D. Lara).
Linteraction permanente entre sacré, pouvoir et droit est ainsi sujette à des ruptures, à des mutations. Linstauration dun droit coutumier par lÉtat colonial chez les Diola Bandial du Sénégal a introduit une opposition entre maître de la terre et usagers. Cette transformation de la fonction du " prêtre de la pluie " sous linfluence dune logique capitaliste va créer de nouveaux rapports de classes sociales (Francis Gregory Snyder).
Lidéologie laïque de lÉtat moderne va provoquer une dissociation entre le divin et le juridique. On assiste alors, à un jeu dévitement en Somalie entre le pouvoir étatique socialiste matérialiste et donc athée, et lIslam, religion dÉtat. Pourtant, lÉtat na pas hésité à sappuyer sur le Coran pour calmer certains mouvements de contestation (Rodolpho Sacco).
Dune manière générale, on constate dans lAfrique contemporaine que les religions (quelles soient importées ou non) exercent une influence notable sur la formation des idéologies politiques ; elles ne sont en définitive, quun élément de légitimation dune stratégie politique (Pierre-François Gonidec).
Le constat dune baisse de la moralité dans la société correspond alors moins à un recul de la religiosité quà celui de cette part du sacré assurant la cohésion entre les différents éléments de la société, et que les valeurs actuelles nont pas réussi à remplacer (Assane Sylla).
La troisième partie du colloque
Elle a mis un accent particulier sur le pouvoir sacral et le politique. Dans la culture malgache du XIXe siècle, le souverain est perçu comme le substitut de ses propres ancêtres, voire de Dieu lui-même (Bar Jaona Randriamandiby). En terre dIslam, le politique trouvant son fondement dans les Écritures, le pouvoir ne peut être que juste, la seule limite étant le devoir " déquité " du souverain. Cette limite scripturaire du pouvoir va cependant favoriser lintroduction de la notion de gouvernement tempéré et lidée de limitation institutionnelle des pouvoirs va pénétrer au XIXe siècle (Yadh Ben Achour).
Les sociétés initiatiques animistes représentent un véritable pouvoir parallèle qui contrebalance le pouvoir du chef. Ainsi autour de larbre à palabre, le sacré est érigé en source et en régulateur de tout pouvoir et de tout droit (Lanciné Sylla). Les communautés maraboutiques inspirées du soufisme vont se situer comme des lieux dédification de la communauté musulmane idéale. Mais lopposition entre le " marabout " et le " prince " va sestomper au fur et à mesure que ces communautés sinstitutionnalisent (Christian Coulon). Les confréries mourides et tidjanes, fortes de leur développement économique, vont progressivement sinsérer dans lappareil administratif central et local de lÉtat moderne (Étienne Le Roy).
La transformation du pouvoir politique traditionnel en almaniat (pouvoir politique islamisé), chez les Toucouleurs du Fouta Tooro au XVIIIe siècle, va instaurer un commandement unique. Lhégémonie du politique sur les autres pouvoirs va créer une situation de compétition, dinstabilité, favorisant ainsi lexpansionnisme colonial (Mamadou Wane).
II - Les questions en débat
La richesse de ces exposés est indéniable, mais le regret majeur, qui en a réduit la valeur est celui de labsence dune approche historique globale permettant une réelle analyse anthropologique prenant en compte le passé, le présent et jetant les graines de perspectives par rapport à lavenir. Il est à déplorer une analyse insuffisante voire une occultation du double problème du choc et des effets des conceptions coloniales sur les conceptions autochtones. Les discussions consécutives aux trois sous thèmes ainsi que le débat général, vont permettre quelques développements dans cette optique.
Partant du constat de lillégitimité du pouvoir politique dans les États africains, on saperçoit que dans une recherche de légitimation, les institutions sacrales vont se retrouver asservies, ce qui finalement démontre que ce pouvoir repose essentiellement sur la force physique et ne peut en réalité se rattacher aux formes précoloniales.
Lunanimisme dynamique résultant de la palabre, na pas de commune mesure avec cet unanimisme prôné par les partis uniques aujourdhui, qui sapparente plutôt à un " griotisme ", à linstitutionnalisation dun culte de la personnalité qui ne veut pas dire son nom (Prince Dika Akwa). On aboutit finalement à une sacralisation du chef de de lÉtat !
La religion apparaît en rapport ambigu avec le pouvoir politique, rapport ambivalent de refuge ou dinstrument de domination. Dautres orateurs ont plutôt considéré que le sacré, en tant que processus didentification, est un véritable langage politique à décrypter.
Force est alors de constater que quel que soit le type de sacré, il y a toujours continuité dans les sociétés africaines. Cette capacité dadaptation du sacré qui " [ ] devient à un moment donné pouvoir [ ], pouvoir économique [ ], pouvoir politique ou droit " ne semble-t-elle pas être plus conforme " [ ] à la logique africaine où tout se conçoit comme une logique filiatique " (Prince Dika Akwa) ?
La pensée africaine considère lautre plus pour lintégrer que pour le rejeter. La société se caractérisait par son " assimilationnisme ". Acceptant la greffe dexpériences extérieures, elle recourait au sacré pour assurer la cohérence de lensemble (Mamadou Wane).
Lopposition tradition/modernité, lopposition de lUN (sociétés occidentales centralisées) et du multiple (sociétés traditionnelles africaines plurales) peuvent-elles encore servir comme référents conceptuels, alors que lon constate cette capacité intégratrice de la tradition, et que le principe dunité dans la diversité est également connu des populations africaines ?
Il semble nécessaire délaborer de nouveaux instruments danalyse, voire de repenser les sciences sociales euro-centristes et non adaptées dans leurs concepts et méthodes aux études africanistes. Certains ont dailleurs souhaité que cette particularité disparaisse, car elle maintient une approche évolutionniste des phénomènes. Des exigences dintelligibilité, de scientificité se sont ainsi fait sentir dans le cadre de la validation future des travaux.
III - Les apports du colloque
Le sacré ne se confond pas avec le religieux. Il peut émaner de Dieu, de la nature, des divinités, de lhomme Quelles que soient les conceptions du pouvoir liées à des représentations du monde spécifiques, chaque société prévoit les moyens de mettre un frein à la tendance naturelle à labsolutisme. Les sociétés occidentales telles quissues de la Réforme et la Contre-Réforme sen remettent à la consultation électorale périodique, les musulmans à la piété du chef et les sociétés traditionnelles africaines à " lincomplétude qui crée la dépendance entre les multiples pouvoirs" (Michel Alliot).
Sacré, pouvoir et droit représentent des espaces qui se retrouvent dans toute société. Ces espaces vont se juxtaposer, se recouvrir, cohabiter selon les enjeux, selon le projet de société. Chacun de ces espaces a un rôle précis : le sacré, donneur de sens, le pouvoir, producteur de sens et le droit, reproducteur de valeurs (Prince Dika Akwa).
Seulement, il faut savoir lire " lambiguïté de la réalité " (Michel Alliot), sintéresser à la fois aux " structures manifestes " et aux " structures profondes " (Étienne Le Roy).
Derrière légalité proclamée et défendue par les juristes français, on trouve des inégalités profondes et héréditaires. Derrière linégalité et la hiérarchie, on découvre en Afrique Noire une forte solidarité.
Dès lors, apparaissent dérisoires ces distinctions religieuses et géographiques entre le nord et le sud du Sahara, cette opposition irréductible entre les sociétés occidentales et les sociétés traditionnelles africaines.
Conclusion
Nous venons ainsi, de nous rendre compte quune lecture commune de lhumanité est possible, en appréhendant ensemble " sacré, pouvoir et droit ", sans pour autant tomber dans lunitarisme, le déterminisme ou la confusion.
De manière plus concrète, ce colloque a permis de vérifier que les conceptions du sacré commandent celles du pouvoir et du droit, selon le projet de " société " que se donnent les sociétés. Une théorie du pouvoir dans la société africaine contemporaine nous paraît alors possible.
Seulement, si le sacré na pas été exclu de ses préoccupations, le LAJP, au fil des années, sest éloigné de cette démarche portant sur le triptyque " sacré, pouvoir, droit ". Dautres terrains ont été défrichés, la parenté, le foncier, la médiation, lÉtat de droit, les droits de lhomme
En réalité, le sacré demeure notre fond commun, lhypothèse du " multi-juridisme " sinscrit dans cette logique ; une vision pluraliste, celle du " marin " qui na pas seulement besoin de bateau pour sengager en haute mer, alors quil doit également tenir compte de la météo, de son équipage bref, dun ensemble de règles élémentaires qui influenceront sa conduite. Cest le cas des crises identitaires où la culture étrangère apparait inconciliable avec la culture endogène. Pourtant, la source de ces deux cultures se trouve au fond de lâme humaine qui ne saurait se passer du sacré.
Références bibliographiques
Alliot (Michel), 1983, Lanthropologie juridique et le droit des manuels, réflexions dun anthropologue du droit, Paris LAJP
Arkoun (Mohamed), 1979, La pensée arabe, Paris PUF, 2e éd. (Coll. Que-sais-je?), 124 p.
Arkoun (Mohamed), 1984, Modes de présence de la pensée arabe en Occident musulman, in Pour une critique de la raison islamique, Paris, Maisonneuve et Larose (coll. Islam dhier et daujourdhui), 312p.
Dika Akwa (Nya Bonambela), 1955, Bible de la sagesse bantoue, Paris, ed. Centraccam, 379 p.
Dika Akwa (Nya Bonambela), 1989, Nyambeïsme, pensée et mode dorganisation des négro-africains. Tome 3, des mythes à lépistémologie, Yaoundé ed. Osiris Africa 327 p.
Le Roy (Étienne), 1983, Lesprit de la coutume et lidéologie de la loi (contribution à une rupture épistémologique dans la connaissance du droit africain à partir de lexemple sénégalais), in Connaissance du droit en Afrique, Bruxelles, Arsonn, pp. 210-240.
1979, Sacralité, pouvoir et droit en Afrique, Paris, ed. du CNRS, 228 p
Réflexions personnelles sur vingt années danthropologie juridique à Paris I
Jacques Larrue*
Regarder vingt ans en arrière a toujours été un exercice difficile et analyser le travail effectué depuis sa création par notre Laboratoire dAnthropologie Juridique reste en conséquence une opération délicate.
Deux hommes comptent particulièrement pendant cette période : Michel Alliot puis Étienne Le Roy qui, avec le titre et plus encore lemploi de Directeur de notre Laboratoire ont " marqué " la Maison, chacun avec ses qualités propres, chacun avec sa conception personnelle de ce que pouvait être à lépoque un " Laboratoire didées ".
Le premier après après avoir enseigné à Rabat et à Dakar puis avoir été mis à la tête des Rectorats nouvellement créés de Dakar et de Tananarive est sans doute parvenu à la conclusion quil fallait maintenant une caisse de résonance aux stratégies jusqualors utilisées.
Le second, après une recherche attentive et nouvelle en pays Ouoloff et parce quil avait deviné lerôle important que jourait la question foncière dans les problèmes de développement, est aussi parvenu à la conclusion que ce savoir ne serait utile que dans la mesure où il servirait également les autres.
Or, les étudiants venus dAfrique présenter, en fin détudes supérieures, un Doctorat à Paris trouvent à lépoque en Sorbonne lieu mythique qui sort à peine des années 1968 un centre où se rassemblent les meilleures sources dinformation sur les pays dont ils sont originaires.
Il nest pas inintéressant de noter dès ce moment, que lAfrique au sud du Sahara ne constitue pas la seule origine géographique de ces nouveaux chercheurs. Ceux du Maghreb sont dans les années 1980 tout aussi nombreux et si leurs préoccupations intègrent toujours lIslam dans leur recherche, ils ne se focalisent pas sur le seul aspect religieux des travaux quils engagent.
Il nest pas jusquà la présence détudiants dautres origines et de chercheurs français quelquefois dâge certain qui ne soit un élément novateur dans cette découverte de lAfrique. Il ne s'agit pas pour eux de ressasser avec nostalgie " le beau temps des colonies " mais d'orienter leurs recherches vers une utilisation concrète susceptible dapporter un plus à la communauté à laquelle ils ont décidé dappartenir. On voit ainsi des officiers français de larmée active venant, à travers un DEA, chercher mieux comprendre les populations africaines qu'ils vont rencontrer dans leurs missions. Dautres exercent leur intelligence sur le bien ou le mal fondé dune réalisation engagée dans un pays dAfrique et dont ils pensent que la modernité est susceptible de faire école dans dautres pays ou pour dautres activités.
Quà-t-on fait dans cette période ?
La réponse nest pas, elle aussi, particulièrement facile, car lactivité dun laboratoire de recherches recouvre à la fois un enseignement diversifié et des recherches personnelles des étudiants présents.
Les sujets de ces travaux mémoires de DEA et thèses sont choisis librement par leurs auteurs en accord avec leur directeur de recherches et reflètent donc, les préoccupations des uns et des autres.
Sans doute, celles-ci apparaissent-elles dabord plutôt " ethnocentriques ". Mais peut-il en être autrement pour des chercheurs partis à la découverte de leur identité en étudiant : les parentés, les généalogies, la vie communautaire quil vont expliquer et commenter.
Mais, très rapidement, les préoccupations et cest le mérite du foncier de le faire découvrir vont vers la comparaison du passé et du présent, de la tradition et du développement, et en particulier du développement agricole.
Or, sur la centaine de thèses soutenues entre 1963 date considérée comme étant celle de la fondation du Laboratoire et avril 1998 où sont présentées les dernières soutenances, les sujets traités se partagent à peu près par moitié entre lun et lautre deux secteurs de recherches, parenté et foncier. Il est à signaler que le temps passant, les seconds tendent à être plus nombreux que les premiers et que les étudiants explorent de nouvelles voies.
Tout nest pas à retenir dans ce long palmarès, mais jai pensé utile de réaliser un inventaire afin de mettre en évidence certaines dentre elles qui mont paru particulièrement intéressantes :
1968 - Michel Bachelet, Système foncier et réforme agraire en Afrique Noire. Sociologie juridique
1969 - Stanislas Melone, La parenté et la terre dans la stratégie de développement. Lexemple du Sud-Cameroun. Thèse d'État Droit, Paris I.
1970 Étienne Le Roy, Système foncier et développement rural. Thèse d'État, Droit, Paris I.
1972 - Marcel Roch NGuema Mba, Droit traditionnel de la terre et développement rural chez les Fang au Gabon. Thèse en sociologie juridique, Paris I.
1978 - Karem Zarkochan, La société rurale et la réforme agraire en Iran. Thèse en sociologie juridique, Paris I
1983 - Oussinby Toure, Mouvements de population et projets de développement des économies rurales dans la Haute-Gambie. Thèse en ethnologie, Paris VII.
1989 - Amadou Seck, Ajustement structurel et développement rural au Sénégal. Enjeux et limites de la nouvelle politique agricole du Sénégal (1960-1986). Thèse droit, Paris XI.
1993 - Sachamba Tcha-Koura, Périmètres irrigués et enjeux paysans dans la vallée du Soukou (Burkina-Faso). Thèse, en Anthropologie , Paris V.
1994 - Jaques Larrue, Fria en Guinée. Première usine dalumine en terre dAfrique. Des stratégies originelles de 1957 aux perspectives de lan 2000. Thèse Droit Paris I.
1995 - Bernard Otche Akpa, Le principe " La terre appartient à celui qui la met en valeur ". Lenvers socio-politique de la problématique de lÉtat Ivoirien. Thèse Droit, Paris I.
Il va sans dire, que cet inventaire nest pas exhaustif et que d'autres Universités ont contribué presque autant que Paris I à recevoir et à apprécier ces recherches à leur valeur. Par ailleurs, les motivations des auteurs sont diverses et il nest pas sûr que ceux-ci soient conscients des liens entre les thèmes qu'ils abordent.
Et pourtant, une comparaison même rapide entre ces travaux met bien en évidence quils se recoupent les uns et les autres sur lessentiel : lAfrique se trouve confrontée avec les exigences du développement et ceux, ou celles qui pensent avec Axelle Kabou que " lAfrique (peut encore) le refuser " nont pas encore fait véritablement école.
Or, il ny a pas de développement sans instruments : la maîtrise foncière qui a longtemps dépendu du " pouvoir politique ", la réforme agraire là où il faut remplacer des structures obsolètes, les mouvements de populations, spontanés ou réfléchis font partie de ces stratégies que les gouvernements imaginent et que les citoyens adaptent à leurs besoins.
Quand il sagit dune industrie, ce ne sont plus un seul mais un grand nombre dacteurs qui vont devoir se jauger, puis se heurter et une fois les enjeux bien posés, ils finiront pas toujours mais souvent par sentendre. Ce qui permet quelquefois de constater quheureusement " le pire nest jamais sûr " et que ceux qui lont longtemps prédit sont les premiers à se réjouir de sêtre trompés.
Les thèses constituent, on le sait, un besoin de traduire la connaissance acquise par le ou les auteurs. Les événements, les points dancrage, les récits quils permettent constituent des " actes de conviction ". Et leur lecteur nest quun élément de cette caisse de résonance, que certains de nos professeurs ont peut-être cherché à trouver chez les chercheurs quils ont formés.
Sans doute, certains parmi nous sont encore trop liés par lidéologie qui a accompagné leurs études au lendemain des indépendances pour parvenir à faire abstraction de ces leçons que prodiguent les philosophies qui font appel aux " mots en isme " Il leur faut, il nous font donc, patiemment, chaque fois revenir à cette leçon donnée par " le terrain " : elle seule répercute linterrogation et le doute, qui permettent à leur tour enfin dapprocher de la vérité.
Ainsi, peut-on dire quà ce niveau, sest établie dans notre Laboratoire , une " manière de faire " qui à travers les comportements des acteurs donne au Droit tel que le pratiquent les pays dAfrique un contenu original et crédible.
La question doit en effet, être posée de savoir à quoi sert ce Droit que certains de nos Maîtres ont apporté à ces pays nouvellement indépendants. Ne faut-il pas craindre que sur le plan des institutions cette communication nait gardé quune valeur marginale, servant seulement à perpétuer des structures issues du droit français sans application précise " au sud du Sahara "?
Sans doute avons-nous été quelques-uns venus dAfrique ou retournant définitivement en Europe qui aient pensé que la solution était sinon ailleurs, tout au moins trouvait sa réalité dans lhumilité des contacts et la proximité des préoccupations de la vie quotidienne. Ainsi il apparaît que notre Droit ne peut être réduit à son caractère simplement normatif. Pourra-t-il, demain, être enseigné selon une approche différente ?
Demain : LAnthropologie vue de la pièce 500
La pièce 500, salle permettant la recherche personnelle et les rencontres à plusieurs quon appelle thésards par souci de commodité paraît un de ces lieux mythiques dont il semble quon gardera le souvenir : les opinions séchangent sans effort apparent, les ouvrages qui tapissent les murs et qui reflètent le travail de ceux qui nous ont précédés, sont comme une invitation à poursuivre une uvre entreprise depuis longtemps.
Depuis l'article "Coutumes et mythes" de Michel Alliot paru à la revue "l'Année Sociologique" (Alliot 1954) dans lequel il pose à travers l'analyse de la structure de la famille africaine chez les Peuls et les Sérères du Sénégal le problème de la force et de la vérité de la coutume qui prîme aussi bien le droit occidental que les traditions musulmanes. Il apparaît bien "qu'une coutume ne survit pas sans un mythe qui la supporte et nous sommes à notre tour justifiés davoir donné à nos recherches la quête permanente dune vérité différente dans chacun des sujets traités. De la parenté au foncier, du vol au don, de la " moquerie " à la manière de vivre ensemble, cest une pyramide cohérente que nous aidons nous-mêmes à bâtir.
Nous navons pas seulement contribué à lélaboration dune nouvelle discipline au confluent du Droit et de lAnthropologie mais nous sommes également engagés dans une recherche appliquée, mettant à la disposition de intsitutions, les travaux quelles savetn apprécier à leur juste valeur.
Notre souci maintes fois affirmé est une collaboration et un dialogue constant avec les institutions et les hommes qui les animent. Cest ce que nous nous sommes efforcés de faire au fil des années dans la pièce 500 d'où sont repartis de nombreux étudiants et chercheurs, enrichis d'informations nouvelles destinées à une meilleure analyse des comportements et ce qu'on peut en faire.
Le Laboratoire a-t-il aujourdhui épuisé ce quautorisait sa démarche originelle ou dautres perspectives sont-elles en train de se dessiner ? Nous ne le pensons pas, la démarche anthropologique reste pertinente comme peut lillustrer son application dans les recherches entreprises en Afrique et ailleurs, qui tendent à répondre aux besoins de mieux connaître les processus de décision tels quils se pratiquent désormais.
Certes, lAfrique sest bâtie autour de son passé mais elle nest pas, contrairement à ce que certaines interprétations laissent entendre, obnubilée par celui-ci. La mondialisation des échanges exige que tous les pays " fassent le poids " et quils aient, pour promouvoir leur propre économie le langage quil convient.
Or, pour une véritable compréhension mutuelle, il est nécessaire que chacun ait le moyen de "décoder" les informatons qui se cachent derrière les mots.
La lecture des thèses précédemment citées met en évidence que ce sont les pays qui se sont engagés dans cette direction (le Mali, le Burkina-Faso par exemple) qui paraissent avoir le plus avancé dans cette recherche de transparence.
Ce sont ces pays qui sont les plus susceptibles dadapter leur destin à de nouvelles normes Parce quil est et reste le creuset des informations venues de toutes parts, notre laboratoire est aussi le plus apte à les redistribuer sans se figer dans lenseignement dune chapelle fut-elle universitaire.
En cette Année 1998
Alors quun nouveau siècle va naître, il semble que nous soyons à même de faire de nouvelles propositions :
- Poursuivre la diversification dun recrutement restant ouvert à lAfrique au sud du Sahara mais se fortifiant de la venue détudiants dautres origines culturelles ainsique détudiants déjà entrés dans la vie professionnelle ;
- Faire comprendre à tous que le DEA et la thèse ne sont quun moment de leur cursus et quil faut immédiatement après se tourner vers la vie professionnelle pour appliquer à des faits précis la connaissance des comportements dont ils auront été longtemps de simple spectateurs ;
- Et être la démonstration de ce que leurs connaissances leur donnent vocation, dans la gestion des ressources humaines comme dans toutes les opérations de développement à savoir servir leur peuple aujourdhui et demain.
Les droits de l'homme au laboratoire d'anthropologie juridique de Paris - Origines et développement d'une problématique
Christoph Eberhard*
Aborder la pensée des droits de lhomme au sein du LAJP en quelques pages nest pas chose aisée. Le champ des droits de lhomme est tellement vaste et tellement flou quil semblerait que toutes les différentes démarches du LAJP pourraient lui être rattachées dune manière ou dune autre. Ainsi quil sagisse de "médiation", de "gestion foncière", de "lenfance en danger", de "Justice et Etat de Droit", tous des thèmes daction privilégiés du Laboratoire, le rapport aux droits de lhomme semble évident. Mais si une des difficultés quant à la délimitation de notre objet est relative au flou de la notion même de droits de lhomme, une deuxième difficulté est liée à notre angle dapproche. En effet, penser les droits de lhomme en tant quanthropologue du droit exige de satteler à penser le Droit et à penser lHomme. Or cette exigence nous mène au coeur même des démarches du Laboratoire et nous place dune certaine façon sur un carrefour où ses différentes démarches se croisent. Cest à ce carrefour que nous allons nous intéresser au fil des pages à venir, car si le carrefour est le lieu de rencontres de différentes routes, de différentes démarches, il est aussi le lieu déchange qui leur permet de senrichir mutuellement, de se féconder. Il est donc le lieu où elles peuvent se nouer dans une problématique originale.
Ainsi, à y regarder de plus près, on se rend compte quau début des années 1980, sest nouée au Laboratoire une problématique originale relative aux droits de lhomme, qui sest concrétisée dans des démarches intimement liées à la constitution dune anthropologie (voir science) du droit cherchant à permettre de penser le Droit et à penser lHomme de manière non-ethnocentrique.
Ce sont les origines et les développements de ces démarches et des problématiques qui les sous-tendent que nous essaierons de retracer dans cet article. Nous tenterons de ne pas nous arrêter à la simple description de lévolution des idées, mais essaierons de les replacer dans leur contexte afin que le lecteur en découvrant l"habitat" puisse mieux situer ses "habitants".
Le lecteur sapercevra que pour linstant ce sont surtout Michel Alliot et Etienne Le Roy qui ont fait avancer la problématique des droits de lhomme au Laboratoire, bien que depuis le début des années 1990 des étudiants aient commencé à sy atteler. Remarquons aussi que jusquà maintenant le travail du Laboratoire sur les Droits de lHomme a surtout résulté de la réponse à des demandes extérieures. Ce nest que cette année que sest mis en place un groupe de travail et de recherche Droits de lHomme et Dialogue Interculturel qui a pour vocation de véritablement dynamiser cet axe de recherche et de lui donner un caractère plus systématique. Notons enfin, avant de nous lancer dans le vif du sujet, que la bibliographie de cet article nest pas exhaustive elle se veut plutôt représentative. Ainsi, des textes de Michel Alliot et dEtienne Le Roy seuls ceux qui nous ont paru les plus importants ont été retenus. De même, en ce qui concerne les travaux des étudiants, nous avons privilégié ceux qui traitaient de la problématique des droits de lhomme dans une perspective anthropologique en laissant de côté ceux qui étaient trop indirectement liés aux droits de lhomme ou dont lapproche était plus juridique quanthropologique. Enfin, on y trouvera quelques textes ne provenant pas de chercheurs du Laboratoire mais ayant joué un rôle important pour cristalliser leurs démarches.
On peut distinguer deux phases dans lapproche des droits de lhomme au LAJP. La première est celle des années 1980 où ce thème nétait pas vraiment dactualité, ni dans le domaine politique, ni dans le domaine de la recherche scientifique. Cest à cette époque quémerge au LAJP la réflexion sur les droits de lhomme au travers dun questionnement sur la (prétendue) universalité du droit occidental. Elle débute sous la forme dun questionnement du modèle étatique occidental et de son droit en rapport avec lexplicitation de loriginalité du modèle communautaire et de la coutume caractéristiques des sociétés traditionnelles africaines. Elle se cristallise ensuite dans lélaboration dune démarche comparative originale qui constitue encore aujourdhui les fondements de la recherche sur les droits de lhomme au LAJP.
Dans une deuxième phase, correspondant aux années 1990, la demande dune réflexion interculturelle sur les droits de lhomme saccroît, et la recherche soriente de la remise en question de luniversalisme vers un questionnement sur des approches interculturelles possibles. Ceci sexplique aisément si nous gardons à lesprit que 1989 est lannée de la chute du mur de Berlin qui marque le passage dun monde dichotomique partagé entre le "monde libre" et le "monde communiste" auxquels sajoutent les "nations non alignées" à un monde qui saffirme de plus en plus pluripolaire et dans lequel souffle un "vent de démocratisation". On peut caractériser cette période par une application plus spécifique et plus explicite des résultats des années 1980 à des interrogations touchant aux droits de lhomme lesquels peuvent être répartis selon deux axes de recherche : lun portant plutôt sur lélaboration dune théorie ou dune théorisation interculturelle des droits de lhomme, lautre sintéressant davantage aux problématiques de linterculturalité par rapport à des situations concrètes relatives aux droits de lhomme.
Les années 1980 : Remise en question de luniversalisme occidental et jalons pour une science non-ethnocentrique du Droit
Conscients de lécart entre droit vivant et droit théorisé ainsi que de lethnocentrisme dont étaient teintées les approches des droits originellement africains et sappuyant sur dimportants travaux de terrain effectués lors de la décennie précédente, Michel Alliot et Etienne Le Roy écrivent, au début des années 1980, un certain nombre de textes qui font ressortir le contraste entre la manière dont le Droit est pensé dans les sociétés modernes occidentales et la manière dont il est pensé dans les sociétés traditionnelles africaines. Pour rendre cette comparaison possible, ils sont conduits à entreprendre un travail de modelisation qui petit à petit sémancipe du simple contexte comparatif africo-occidental pour poser les fondements dune réflexion interculturelle plus générale sur le Droit et les droits de lhomme.
Pour Michel Alliot (1998), on peut distinguer trois étapes dans lapproche de la problématique des droits de lhomme.
La première consistait à prendre conscience que malgré luniversalité de la problématique de la dignité humaine et de sa protection, la proclamation dune déclaration universelle des droits de lhomme pour reconnaître et garantir cette dignité, était quelque chose de spécifique à lOccident. Ces droits sont dans leur genèse situés dans lespace et dans le temps et reflètent ainsi un point de vue particulier sur les rapports entre individu et pouvoir susceptible de disconvenir à dautres cultures. Mais en quoi le point de vue occidental pouvait-il se révéler problématique ?
Cétait la deuxième étape de la démarche : il fallait se rendre compte quil ne sagissait pas dun simple problème de contenu, mais quen fait la manière d"assurer les droits de lhomme" était fondamentalement liée à une manière de voir le droit qui différait dune société à lautre. Il fallait donc effectuer une rupture épistémologique, en recentrant lanalyse du cadre institutionnel sur les "logiques des situations et des acteurs, car cest elles qui nous permettent de savoir jusquoù on peut pousser les ressemblances et les dissemblances" (Le Roy 1998).
Enfin, troisièmement, fallait-il comprendre que les différentes logiques juridiques, les différentes visions du Droit, correspondaient à différentes visions du monde.
Ainsi Michel Alliot (1981 : 169) écrit : "La question de la protection du droit de la personne correspond à un problème fondamental de la vie en société auquel aucun néchappe : celui de la confiance dans lavenir. Mais en la formulant ainsi, en se référant à des "droits de la personne", on la lie à un modèle sociétal que lOccident prône depuis deux ou trois siècles. Ce modèle repose sur une image de la société où des individus tous semblables et isolés dans une uniformité générale ont besoin à la fois dun pouvoir fort et donc unique pour les protéger les uns des autres et dun Droit pour les protéger de ce pouvoir."
Conscient que tout droit est lié à un modèle sociétal et que toutes les sociétés, dans notre cas plus particulièrement celles dAfrique noire et dOccident, ne partagent pas le même modèle, il sagissait alors de satteler à dégager ces différents modèles afin den permettre une comparaison non-ethnocentrique. Ainsi souvrait un axe de recherche original, voire lélaboration dune méthode de recherche inédite, qui partant des exigences dune comparaison Afrique/Occident allait mener à une réflexion sur lélaboration dune science du droit non-ethnocentrique. Cette évolution se laisse déjà pressentir dans lintroduction au texte "Communautés dAfrique noire et protection des droits de lindividu face au pouvoir" dEtienne Le Roy (1982a : 37) : La vocation dune anthropologie du droit étant de mener une approche compréhensive de lhistoire des institutions dans le respect des valeurs de civilisation qui les organisent et les justifient, il convient donc initialement de réfléchir aux visées anthropologiques qui fondent, en Occident et en Afrique noire, les rapports de lindividu au pouvoir. Une fois quil aura été reconnu la spécificité dune conception africaine fondée sur la pluralité des pouvoirs, des représentations divines et des attributs humains, il sera possible de décrire schématiquement les canaux et les processus à travers lesquels une société communautariste prétend organiser les rapports de lindividu et du pouvoir et les protéger lun de lautre (...)"
Les démarches se sont donc tout dabord cristallisées autour de lexplicitation, face au modèle de lEtat occidental et de son droit, du modèle communautaire des sociétés africaines et de loriginalité du droit qui lui est lié : la coutume. Bien que les grands textes sur celle-ci (Alliot 1984 ; Le Roy 1984a, 1984b) soient légèrement postérieurs aux textes sur "anthropologie et juristique" (Alliot 1983b ; Le Roy 1983), je traiterai ensemble, par souci de simplicité, le modèle communautaire et la coutume, avant daborder lémergence de la science comparative et anthropologique du droit qui fonde encore maintenant la recherche sur les droits de lhomme au sein du Laboratoire et qui découle justement de la réflexion sur le modèle communautaire et la coutume.
Il apparaissait que si le modèle sociétal occidental est marqué par une tendance à luniformisation et une vue de la société comme ensemble dindividus égaux lui préexistant et ayant délégué par contrat leur gestion à un organe supérieur, lEtat, les communautés africaines répondent le plus souvent à"un modèle clair de distinction, de hiérarchie et de complémentarité et tirent leur cohésion de cette complémentarité" (Alliot 1980a : 148). De plus Michel Alliot (1980b : 158) constate, concernant les communautés, que "la logique du modèle est plus importante que son contenu", que "le droit dune communauté, en ce quil a de spécifique résulte du modèle complémentariste et polyarchique" et que "Nous sommes aux antipodes du système dans lequel, à limage dun Dieu dont tout dépend dans une création continue de chaque instant, les droits des uns et des autres ne leur sont maintenus que par la grâce de celui qui est lauteur de tous les droits, lEtat. Le droit des communautés na pas besoin dun pouvoir qui veuille le maintenir, il est la conséquence nécessaire de leur structure." .
Cette prise de conscience a permis de dégager loriginalité du droit des communautés, la coutume, qui avait longtemps était conçue, sous la pression de lidéologie des "juristes de la loi" ayant perdu "lesprit de la coutume" (Le Roy 1984a : 215),"à laune de la loi, par un procédé de qualification par inversion négative qui ne pouvait être que caricatural et qui est illustré par la procédure de rédaction des coutumes."(Le Roy 1984a : 214 ; voir aussi Le Roy : 1984b). Or "la coutume ne peut pas être considérée comme un ensemble normatif et autonome de règles distinctes de celles quimposeraient la morale, la religion ou les convenances. La coutume nest pas un être, comme serait un corpus de lois : elle est la manière dêtre, de parler, dagir qui permet à chacun de contribuer au mieux au maintien de la cohésion du groupe." (Alliot 1984 : 277)
Le prochain pas, après avoir explicité la différence des visions du Droit était de se rendre compte que ces visions différentes correspondaient en fait à des visions différentes du monde et de poser ainsi les bases pour une science du droit non-ethnocentrique. Cest ce que fait Michel Alliot (1983b) dans "Anthropologie et Juristique". Dans lintroduction il écrit : "Le droit est à la fois lutte et consensus sur les résultats de la lutte dans les domaines quune société tient pour vitaux. Les modèles du Droit il y en a souvent plusieurs dans la même société se définissent par rapport à la vision de lunivers et delle-même de chaque société et par rapport à la logique selon laquelle ils sont organisés. Elles permettent de rendre compte non seulement de la structure des institutions concernées, mais de leur place, apparente ou occultée, et de leur signification. Il nest pas facile de définir les conditions de lélaboration dune science du Droit. (...) Jessayerai de le faire en proposant une définition de lobjet dune science du Droit, une exploration des archétypes à loeuvre dans les systèmes juridiques, une analyse des logiques qui les caractérisent et une étude des rapports entre archétypes et logiques à partir desquels devraient être élaborés les modèles nécessaires à la constitution dune science du Droit."(Alliot 1983b : 207-208).
Michel Alliot met à jour dans ce texte trois archétypes pour penser le Droit, quil illustre à lexemple de lexpérience de la tradition chinoise, de la tradition égyptienne et africaine et de la tradition du Livre (Islam et Occident chrétien), ainsi que deux logiques qui y sont liées.
Dans la tradition chinoise, où le monde est infini dans le nombre et dans le temps et se fait et se défait au cours de périodes cosmiques selon un dynamisme qui lui est propre et que ne vient limiter aucune loi imposée de lextérieur et qui laisse se combiner les contraires sans les laisser sexclure lun lautre, le droit a un caractère didentification : on cherche à se conformer et à conformer la marche de la société à la marche de lunivers.
Dans lunivers égyptien et africain, où le monde émerge du chaos par la différenciation de forces différentes mais complémentaires et où le monde a donc un caractère plural et fragile, lhomme joue un rôle primordial dans le maintien de lharmonie cosmique et le droit a un caractère de manipulation : lharmonie résultant de la complémentarité des différences, cest à lintérieur du groupe quil faut chercher à résoudre ses problèmes.
Lunivers des enfants dAbraham au contraire est fondé sur la vision dun monde créé et régi de lextérieur, par un créateur unique et éternel. Le droit est ici principalement perçu comme soumission à un ordre extérieur et uniforme. Enfin, Michel Alliot distingue deux logiques : celle des sociétés responsables delles-mêmes, sinscrivant dans la continuité de larchétype de manipulation et celle des sociétés qui remettent leur destin à un pouvoir supérieur et qui sinscrit dans la continuité de larchétype de soumission.
Parallèlement à ce travail de Michel Alliot privilégiant plutôt le pôle de lanthropologie sur la juristique, Etienne Le Roy porte son attention plutôt sur le pôle de la juristique dans "Juristique et Anthropologie", où il dessine, "à partir dune restitution de la conception Lévy-Bruhlienne de la juristique (...) le programme des travaux quil conviendrait de réaliser pour réconcilier, par la médiation de la juristique, les juristes et les autres chercheurs en sciences sociales préoccupés dexpliquer, les uns et les autres, le phénomène juridique dans sa totalité, cest-à-dire dans sa complexité." (Le Roy 1983 : 7). Il y explicite la démarche du Laboratoire (10 ss) et trace la topologie et laxiologie dune approche interculturelle du phénomène juridique (15 ss). En rapprochant lintuition de Michel Alliot, mise en oeuvre au Laboratoire, selon laquelle "Qui veut comprendre la forme et le sens des institutions juridiques dune société a (...) intérêt à les rapporter non aux institutions de sa propre société le rapprochement serait superficiel mais à lunivers de celle dans laquelle il les observe" (Alliot 1983b : 215) de lherméneutique diatopique basée sur la recherche déquivalents homéomorphes développée par Raimon Panikkar (cf. Panikkar 1984 ; Vachon 1990), il ouvre les voies de la recherche dun dialogue interculturel sur les droits de lhomme.
Notons quun autre emprunt à Louis Dumont cette fois-ci, du concept d"englobement du contraire" (cf. Dumont 1991 : 140-141), lui permet dexpliciter ce qui posait problème dans les approches traditionnelles des droits non-occidentaux et qui demandait à être dépassé par une approche diatopique : "on doit se garder dune (...) erreur (...) qui repose sur un principe que lanthropologue Louis Dumont a contribué à éclairer en le qualifiant de principe "hiérarchique et denglobement du contraire". En valorisant, inconsciemment ou implicitement, une solution qui apparaît juste, bonne ou efficace, on a tendance non seulement à lui soumettre les autres solutions mais encore à les englober en les considérant comme un simple contraire. On leur dénie alors toute autre logique et on sinterdit de les prendre positivement en considération." (Le Roy 1988a : 33).
Dans "Le pluralisme juridique dans le creuset de la démocratie" (1988a), il dégage aussi une seconde exigence méthodologique : celle de "ne pas confondre les discours et les pratiques et ainsi de supposer que les discours, même officiellement tenus et portés par lappareil de lEtat, peuvent être facilement concrétisés dans les pratiques" (Le Roy 1988a : 33) ce qui le mène à privilégier une anthropologie dynamique et une analyse de processus pouvant permettre délaborer une théorie des pratiques (35 ss).
Ainsi étaient dégagés tous les fondements sur lesquels a continué à se développer la réflexion interculturelle sur les droits de lhomme au LAJP dans les années 1990.
Les années 1990 : une réflexion interculturelle sur la problématique des droits de lhomme
Suite à la chute du mur de Berlin, la vague de démocratisation et la pluripolarisation du monde dans les années 1990 font apparaître les limites des approches classiques aux droits de lhomme et font percevoir la nécessité de les repenser de manière interculturelle. Il en émerge une demande explicite de recherche anthropologique sur les droits de lhomme à laquelle le LAJP va répondre. Ainsi est créé au début des années 1990 à lInstitut International des Droits de lHomme de Strasbourg, un cours sur les fondements anthropologiques des droits de lhomme assuré par Etienne Le Roy et sont engagées des collaborations avec la Division des droits de lhomme et de la paix de lUNESCO, le Centre International des Droits de la Personne et du Développement Démocratique de Montréal, et le programme de lUNESCO pour une culture de la paix qui voit le jour en 1994.
Si ces collaborations prennent plus la forme de réponses à des demandes ponctuelles, les droits de lhomme nétant quun axe de recherche parmi dautres et non pas le plus important du LAJP, le changement de lenvironnement va cependant réorienter la manière daborder cette question. De la remise en question de luniversalisme occidental, on soriente vers une réflexion sur un enrichissement de cet universalisme par le dialogue interculturel. Cette réflexion sinscrit en outre dans le cadre plus vaste dune réflexion sur le paradigme moderne dans lequel sont enracinés les droits de lhomme et sur notre condition contemporaine, appelée par certains "postmoderne", marquée par une crise de luniversalisme et du juridisme et par laffirmation croissante de la relativité du droit, du pluralisme de ses sources et de la nécessité dun retour au pragmatisme (Arnaud 1990 : 81).
Le premier cours dEtienne Le Roy en 1991 à lInstitut International des Droits de lHomme à Strasbourg, "Les fondements anthropologiques des droits de lhomme - Crise de luniversalisme et post modernité" (1992b) illustre bien cette réorientation. Il y approfondit les racines modernes et judéo-chrétiennes des droits de lhomme et montre comment la "logique unitariste fondant la modernité en Occident" (p 146) pourrait senrichir dans le dialogue avec dautres traditions culturelles. Il conclut cet enseignement en écrivant :"on est amené à repenser le futur de nos institutions comme un enrichissement progressif et continu de nos expériences institutionnelles à la lumière des expériences des autres cultures. Ainsi la postmodernité serait-elle loccasion de fonder luniversalisme des droits de lhomme sur une approche acceptant le métissage de nos modes dinterprétation et reconnaissant finalement les vertus du pluralisme et de laltérité, dans le domaine juridique et politique." (Le Roy 1992b : 158). En outre, Etienne Le Roy complète dans ce texte la théorie des archétypes de Michel Alliot en introduisant larchétype indien dégagé par Raimon Panikkar (cf. par ex : 1984), sorte de plaque tournante entre les trois archétypes précédents et en notant le partage de larchétype de manipulation par toutes les traditions animistes. Dans un texte de la même année (1992a) il introduit aussi les notions de logiques fonctionnelle et institutionnelle pour désigner les logiques déjà dégagées par Michel Alliot et propose leur articulation en vue dune nouvelle approche des droits humains (Le Roy 1992a : 453). Mais lintuition la plus importante reste que lenjeu principal dune approche interculturelle des droits de lhomme est pour nous occidentaux, marqués par la modernité occidentale, dapprendre à penser le pluralisme (1992b : 146-147) pour éviter les écueils de luniversalisme et du relativisme (Le Roy 1994).
On peut noter ici quil semble exister une différence dapproche entre Michel Alliot et Etienne Le Roy, ce dernier mettant laccent sur un métissage des cultures alors que pour Michel Alliot il sagit avant tout de développer une pédagogie consistant à approfondir les différentes logiques, de développer la connaissance de lautre pour en arriver à une tolérance des pratiques et des propositions de lautre qui peut mener à un consensus sur les désaccords et les pratiques discordantes, sans chercher à métisser des cultures qui de toute manière ne pourront daprès lui jamais être ramenées à un dénominateur commun (Alliot 1998).
Il nous semble cependant quil ne faut pas exagérer cette opposition. Elle nous paraît tenir au choix du contexte scientifique dans lequel chacun des deux auteurs préfère sinscrire plutôt quà une divergence de fonds. En effet, Michel Alliot pondère davantage à notre sens dans son anthropologie du droit le pôle de lanthropologie et Etienne Le Roy celui de la juristique, comme nous lavons déjà remarqué. Si les deux auteurs partagent selon nous une vue foncièrement pluraliste du Droit dans les sociétés humaines, laccentuation du pôle "juristique" mène Etienne Le Roy à chercher à formaliser larticulation de logiques ce qui nécessite lélaboration de modèles visant à formaliser le pluralisme pour quil puisse être pensé tout en étant conscient des problèmes que cela pose. Ne rappelle-t-il pas souvent à ses étudiants quun des plus grands défis actuels était dapprendre à penser le pluralisme de manière plurale ?
Dans cette perspective, la réflexion sur des paradigmes communs pouvant résulter dun métissage de logiques ne peut pas être assimilée à la recherche dun syncrétisme totalisant puisquil sagit avant tout de penser larticulation de logiques gardant leur originalité propre. Comme lécrit Etienne Le Roy à propos du développement : "Ce qui nous intéresse cest le principe de métissage permettant que la langue, les institutions, les valeurs et les représentations puissent à la fois varier entre ces différentes cultures et être complémentaires. Pour quelles soient complémentaires et multiculturellement efficaces, il faut fonctionnellement, que les logiques soient interdépendantes. Ainsi, hors de larticulation des logiques, point davenir à nos cultures, donc à nos sociétés." (Le Roy 1992a : 447-448). Lavantage de lélaboration de modèles métis est de permettre outre la réflexion interculturelle sur les droits de lhomme, une pratique interculturelle ce qui permet de passer dune simple "méditation" à une "action" (cf. pour cette exigence déjà Le Roy 1984c : 71)
On peut comprendre dans cette perspective lélaboration par Etienne Le Roy dune théorie du "multijuridisme" à partir de la théorie des archétypes de Michel Alliot, pressentie en ce qui concerne les droits de lhomme dans "Droits humains et développement" (1992a : 2), présentée sous forme de la théorie dun droit tripode dans "Laccès à luniversalisme par le dialogue interculturel" (1995 : 26) et développée comme "modèle opératoire pour formaliser la rencontre interculturelle autour de principes communs de régulation" dans "Luniversalité des droits de lhomme peut-elle être fondée sur le principe de complémentarité des différences?" (1997a : 27ss).
Notons aussi la tendance qui se dessine dans les années 1990 à réfléchir sur les droits de lhomme en rapport avec la problématique du dialogue interculturel et qui rapproche les démarches du LAJP de celles développées par Raimon Panikkar (par ex : 1984).
Cette réorientation est particulièrement illustrée par nos propres démarches qui reprennent dans un mémoire danthropologie du droit en 1996 les démarches antérieures du LAJP tout en les nouant autour de la problématique du dialogue interculturel (Eberhard 1996) et lapprofondissent en 1997 dans un mémoire de théorie du droit (Eberhard 1997), où nous définissons des paradigmes pour une approche dialogale de la problématique des droits de lhomme qui pourraient permettre lémergence dun pluralisme sain, tel quentrevu par Raimon Panikkar (1984 : 5).
Ces paradigmes sont celui de "Commune Humanité", de "Communauté Humaine" et de "Praxis Dianthropologique des Droits de lHomme". Tout en nous inscrivant dans la continuité des démarches antérieures du Laboratoire, nous approfondissons à travers ces paradigmes la notion de dialogue interculturel, remettons laccent sur la nécessité dune approche dynamique centrée sur les acteurs et donc dune analyse de processus pour approcher la problématique des droits de lhomme, ainsi que sur la nécessité de sortir dune approche anthropocentrée pour sorienter selon les termes de Panikkar vers une approche plus " cosmothéandrique " (mais voir déjà Le Roy 1992a : 452-453).
Le développement de la perspective offerte par le point de vue du dialogue interculturel semble aussi réorienter la démarche dune réflexion centrée sur "luniversalisme ou luniversalité des droits de lhomme" vers une réflexion plus générale sur la réalisation dordres sociaux apparaissant comme justes aux différentes cultures. Ceci semble en outre nous pousser à approfondir dans le futur ce que lUNESCO appelle "culture de la paix" mais qui reste non défini et à dégager ses rapports avec les "droits de lhomme". En effet, les exigences du dialogue interculturel mettent de plus en plus à jour les limites inhérentes à la terminologie même de "droits de lhomme", trop marquée par la perspective occidentale pour pouvoir constituer le symbole dun "ordre juste" pour toutes les sociétés, comme nous avons pu le constater lors des réunions du groupe de travail Droits de lHomme et Dialogue Interculturel.
Cette recherche plus générale et plus théorique sur les droits de lhomme au Laboratoire, sest accompagnée de recherches liées à des problématiques plus concrètes dont quelques-unes se sont déjà cristallisées sous la forme de thèses, dautres étant en voie de lêtre.
Ainsi, Barnabé Georges Gbago a soutenu en 1997 sa thèse Contributions Béninoises à la Théorie des droits de l'Homme. (Gbago 1997). Il y a apporté des éléments pour une nouvelle doctrine des droits de l'homme, en partant de l'expérience béninoise de démocratisation et de mise en place d'un Etat de Droit. Son objectif était d'"aller au-delà d'une abstraction presque vide et de combattre l'universalisme bâti hâtivement, sans dialogue" par "l'immersion dans la pensée proprement endogène, qui n'est pas consignée dans les livres" mais peut être appréhendée à travers la coutume et les modèles de conduite et de comportement et qui peut enrichir la théorie moderne des droits de l'homme. Pour ce faire il a confronté les montages institutionnels béninois aux pratiques et à la vision du monde béninoises en montrant que leurs traditions animistes pouvaient, si on les prenait en compte, enrichir lapproche béninoise aux droits de lhomme et la rendre plus proche des préoccupations des populations.
Marie-Pierre Jouan quant à elle sest attelée, après avoir étudié dans un mémoire de DEA "La différence culturelle dans la codification internationale des droits de lhomme" à partir de la situation de lenfant africain (Jouan 1991) à sinterroger dans sa thèse de doctorat sur Les mauvais traitements à enfants en milieux immigrés dAfrique noire en France (1998). En partant dune situation où lenfant victime se trouve, de par sa situation dinterculturalité, au coeur dune concurrence voire dun conflit de normes, celles des droits de lenfant et celles de sa culture dappartenance, elle met en évidence la coexistence de logiques diverses et dun "multijuridisme du Droit". Son constat est que : "Létude des représentations et des pratiques des instances de la société daccueil et surtout des familles concernées souligne que la rencontre de ces deux logiques nest pas vouée à laffrontement. Limmigration est un parcours complexe qui, sil induit une certaine vulnérabilité, permet une mobilité (entre les différents registres juridiques en présence) propice au dialogue. (...) de part et dautre, des modes de régulations innovants montrent que la recherche de légale dignité des êtres humains nest pas incompatible avec la pluralité des identités."
Le problème des conflits de normes et de logiques dans des contextes interculturels qui remettent en cause luniversalité de la conception occidentale du droit et des droits de lhomme et soulignent limportance de lélaboration dune démarche dialogale a aussi été explicité à lexemple de lexcision. En étudiant la judiciarisation de lexcision en France, Jean Dubois arrive à montrer que "Bien plus que de vouloir sattaquer à cette pratique, lélaboration hasardeuse de cette prohibition contribue à lordonnancement du monde selon notre modèle culturel. (...) Tant que nous privilégions la prévention en informant des risques de cette pratique, nous évoluons, me semble-t-il, dans une logique de négociation (...) En renonçant aujourdhui à requérir lassentiment pour adopter la répression, nous situons la solution du problème hors de tout discours. (...) Ce processus de judiciarisation aimerait se voir reconnaître pour seul but lapplication de la loi. Il y a cependant derrière cet objectif celui non déclaré de substituer à lordre symbolique du migrant celui de la société daccueil. Laccession au nouvel ordre symbolique se déroule sur le mode de lobéissance à une autorité supérieure et extérieure. (...) La question primordiale est détablir les conditions sociales de ce dialogue, de manière à concevoir ensemble et non unilatéralement et autoritairement, en se retranchant derrière lécran du droit, les limites au possible." (Dubois 1992 : 160-163).
Boris Martin (1996), dans une approche plus juridique, montre en partant du problème de lexcision que cest peut-être à travers les droits culturels que les droits de lhomme pourraient intégrer la "dialectique de lidentité et de laltérité" (Martin 1996 : 9) et ainsi sapprocher dune véritable universalité. Ainsi il écrit: "Il sagit de procéder à la mise en relation de ces cultures et de fonder un nouvel universalisme des droits de lhomme à partir de celles-ci. Nous pensons, au terme de cette étude, que les droits culturels peuvent apporter leur contribution à cette réinvention de luniversalisme." (Martin 1996 : 147).
Enfin, dans son mémoire relatif à lémancipation des femmes au Cameroun (1995), Véronique Nké Eyebe montre aussi limportance de larticulation des logiques et du métissage des pratiques : "(...) le processus de lémancipation de la femme camerounaise doit sans contredit allier discours et action : il doit engager un travail intellectuel qui repère les aspirations fondamentales de la femme et les confronter avec sa propre manière dêtre et de vivre, lequel travail doit susciter et développer des initiatives concrètes, même embryonnaires de la part de la femme et même de lhomme. (...) Il apparaît que lémancipation est une notion inscrite dans un mouvement de société qui semble vouloir rassembler deux logiques différentes : celle de la femme occidentale individuelle et celle de la femme camerounaise communautaire." (Nké Eyebe 1995 : 61, 63), ce qui pose bien sûr des difficultés mais nest peut-être pas contradictoire si on lenvisage sous langle dun processus, comme le fait Véronique Nké Eyebe pour qui "La question de lémancipation reste donc un processus de redécouverte de la dignité de la femme, de reconnaissance de son être, de la voie à choisir pour elle-même en fonction de lidéal, et du sens quelle veut donner à son existence." (Nké Eyebe 1995 : 64).
Notons enfin, quEtienne Le Roy (1996), à la demande du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique de Montréal a écrit un rapport sur l'impunité dans le contexte africain, et plus spécialement en ce qui concerne le génocide rwandais, selon une approche d'anthropologue du droit. Il a réfléchi aux problèmes que posent le génocide et son impunité au regard des références normatives confrontées dans la situation rwandaise et plus généralement pour des crimes contre l'humanité dans un contexte interculturel. Le principal problème semble être celui de penser dans des contextes, comme celui du Rwanda, où au moins deux visions du monde sont en confrontation, un "impensé" voire un "impensable" : "que l'impunité des crimes contre l'humanité soit déterminée non seulement par des considérations politiques (internes ou internationales) ou par des insuffisances de la réglementation mais aussi par la conception du Droit qui y est invoquée pour assurer la sanction-punition des génocidaires." (Le Roy 1996 : 3) ce qui oblige à repenser toutes ces problématiques en ne se cantonnant pas à la sphère du droit " officiel " moderne mais en partant du postulat que : "Loin de dominer, la vision occidentale de la société et du Droit doit donc composer avec la vision endogène donnant lieu à des pratiques métisses où c'est le modèle endogène qui paraît, de plus en plus, absorber les apports extérieurs et les soumettre à sa logique de formalisation et d'utilisation." (Le Roy 1996 : 5).
Si nous nous sommes permis de largement citer des extraits de ces différents travaux, cest pour rendre compte de la diversité des approches qui sont restées pour linstant individuelles, mais qui mettent en évidence le partage dune approche caractéristique du LAJP. Espérons que la mise en place fin 1997, dun groupe de travail Droits de lHomme et Dialogue Interculturel permettra de mieux cristalliser toutes ces démarches et celles en cours et de créer une dynamique plus collective, en nous permettant de mieux mettre en perspective nos différentes approches quant à la problématique des droits de lhomme et à leurs liens avec les autres axes de recherche du LAJP.
En effet, le groupe de travail Droits de lHomme et Dialogue Interculturel a pour vocation de créer un espace de rencontre, de dialogue et de recherche sur des problématiques relatives aux Droits de l'Homme et au Dialogue Interculturel au sein du LAJP. Il vise à encourager un travail d'équipe et à offrir un cadre dans lequel peut se développer une dynamique de travail continue sur la problématique des droits de l'homme et du dialogue interculturel. En outre, il a pour objectif de tenter d'engager un dialogue avec des instituts de recherche ou des organismes intéressés par ces problématiques.
Il a commencé à bien fonctionner. Depuis début 1998 sont organisés des séminaires dans un rythme bimensuel où les différents chercheurs présentent leurs travaux respectifs afin que nous apprenions à mieux nous connaître. La dynamique est lancée et une demande relative à une réflexion plus méthodologique sur nos démarches et de clarification de nos objectifs commence à se dessiner. Notons que ce groupe de travail abrite aussi des chercheurs qui ne sont pas du LAJP. Les thèmes qui y sont abordés sont pour linstant rattachés à la problématique générale des droits de l'homme dans le dialogue interculturel, à l'Etat de droit, à l'immigration, aux droits de l'enfant et aux droits de la femme. Parallèlement les archives du LAJP relatives aux droits de lhomme ont été remises en ordre et des contacts ont été et continuent à être pris avec diverses associations et autres centres de recherche, la collaboration la plus étroite se faisant avec Juristes-Solidarités. Depuis le mois davril le groupe de travail a aussi un site sur internet (http://www.msh-paris.fr/red&s/dhdi).
Si de prime abord lapproche pouvait sembler déroutante, nous espèrons quau terme de cet article le lecteur aura pu un peu se familiariser avec la problématique des droits de lhomme telle quabordée au LAJP. Il a néanmoins tout intérêt pour mieux situer cette démarche de la mettre en perspective avec celles exposées dans les autres articles de ce numéro du bulletin. Ce faisant, il mettra dailleurs lui même en oeuvre les exigences fondamentales sous-tendant toute notre recherche interculturelle et constituant en fait le coeur de notre problématique : celles du diatopisme et du dialogisme.
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VACHON R., 1990, Létude du pluralisme juridique - une approche diatopique et dialogale, Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, n° 29, p 163-173
Travaux et recherches en cours
DROITS DE LHOMME ET DIALOGUE INTERCULTUREL, comptes rendus et enregistrements des séminaires du groupe de travail consultables au LAJP et sur Internet (http://www.msh-paris.fr/red&s/dhdi)
Lapport des chercheurs du lajp À la gestion patrimoniale
Le Roy Étienne
Un proverbe médiéval disait déjà : " qui terre a, guerre a ", cest tout dire ! Ce proverbe se révèle très contemporain car une large part des conflits internes ou internationaux en Afrique ont directement (cas du conflit entre le Sénégal et la Mauritanie en 1989, du Nigeria et du Cameroun depuis 1996) ou indirectement (au Liberia, au Sierra Leone, dans la Casamance sénégalaise, au Rwanda, en Ouganda, en Erythrée... ) des dimensions territoriales et foncières importantes. Le chercheur est donc convoqué pour éteindre ou prévenir (plus rarement) des incendies qui peuvent conduire à limplosion dune nation (cas du Rwanda). Cest, par exemple, ce dont ont eu la prescience les autorités sud-africaines pour " surfer", comme on dit, sur la vague démocratique et conduire lévolution post-apartheid dans une voie néolibérale.
- les choix initiaux
En fait, cest dabord la recherche sur la question foncière qui a fait émerger ce paradigme de lentre deux, entre tradition et modernité, entre universalisme et particularismes, entre ici et ailleurs, maintenant et plus tard. Le diagnostic global, brut de décoffrage, quon peut faire en effet tient dans un divorce profond entre les normes officielles et les pratiques des acteurs, divorce dabord fondé sur les conceptions développementalistes et maintenant sous-tendu par la globalisation/mondialisation de léconomie. Justifié par une perspective prométhéenne, soutenu par lidée de progrès et par la conviction que la coopération disposait au Nord du modèle quil suffisait de transposer dans les pays du Sud, ce divorce est présenté éthiquement en des termes qui ne sont pas sans évoquer les justifications religieuses apportées au droit de conquête des nations indiennes par les sociétés chrétiennes.
Inverser frontalement de tels macro-processus culturels inscrits dans le tréfonds des mentalités est resté jusque maintenant impossible parce quimpensable pour une grande majorité des acteurs du Nord et ceux du Sud en position de décision sur le plan politique ou financier. Lindéniable supériorité des cultures matérielles de lOccident réduit à néant toute possibilité de faire accepter lexpérience dalternatives hors de létatisme, de lindividualisme et du capitalisme.
De ce fait, et après avoir pendant une quinzaine dannées (de 1965 à 1979) exploré les voies dune autochtonie foncière (qui sans doute faisait la part belle à la tradition foncière africaine) puis, dans un deuxième temps (de 1980 à 1990) avoir privilégié les résistances des sociétés africaines à la modernité, jen suis arrivé à explorer le paradigme actuel fondé sur lentre deux : dans lun et dans lautre.
Comme souvent en pareil cas, le chercheur bute sur des difficultés qui sont dautant plus insaisissables quelles ne sont pas clairement énoncées. La littérature foncière avait dès le début de la période coloniale présenté les conceptions coloniales et celles des Africains comme opposées terme à terme. Ceci avait conduit lors de la préparation des journées détudes sur les problèmes fonciers en Afrique de septembre 1980 à thématiser la notion de " référent précolonial " que proposaient J.-P. Chauveau et J.-P. Dozon sur la base de leurs travaux en Côte dIvoire. Puis, en préparant la publication de ces travaux sous le titre Enjeux fonciers en Afrique noire, nous nous sommes rendus compte que ce référent précolonial nétait en fait quune application du principe de lenglobement du contraire caractéristique de lidéologie moderne selon L. Dumont !
Le biais idéologique justifiait ainsi, au nom de la modernité, une présentation antagonique des logiques dacteurs en opérant par ailleurs une énorme falsification des données. La littérature, sur des bases incertaines, supposait que toutes les sociétés connaissent une propriété foncière, publique ou privée, collective ou individuelle, et autorisent cessions et aliénations alors que des travaux plus récents confortent théoriquement nos observations de terrain en associant linvention de la propriété de la terre puis sa généralisation à lémergence du capitalisme.
Réduire ce biais idéologique nest cependant pas rétablir une vérité dont les Africains nont que faire si les réponses quon leur propose ne tiennent pas compte de linscription indissociable de leurs pratiques dans la tradition et dans la modernité ou, selon une autre terminologie, dans léconomie affective (au sens de Goran Hyden) et dans léconomie capitaliste.
Pour être opératoires, les réponses doivent contenir des solutions intégrant lun et lautre des deux dispositifs. Il fallait trouver des solutions métisses et deux options soffraient à nous.
Le choix était crucial.
La première option auquel un anthropologue sattache parfois indûment est la préservation de lautochtonie passant par la voie dune adaptation des logiques endogènes aux enjeux de la modernité qui lui sont soumis, au risque que, par un effet inverse et inattendu, la modernité absorbe et assimile totalement les options proposées. Outre ce risque qui peut être maîtrisé au moins partiellement, lobstacle fondamental est quaucun des acteurs en position de gouvernance foncière ne veut, ou ne peut, sortir dune matrice conceptuelle de type occidental. Même lexpérience, pourtant fort prudente, des Sénégalais avec la loi sur le domaine national est remise en question par les programmes dajustement structurel parce que ne correspondant pas à la délivrance de titres fonciers et à la reconnaissance de droits de propriété privée. Après mêtre battu durant vingt cinq ans pour faire comprendre les vertus dune approche endogène, jacceptais, en fonction du pragmatisme dont jai fait ma règle de méthode, de considérer la seconde option.
Cette seconde option suppose donc un métissage à partir du droit foncier occidental qui sert de support à une prise en compte, à dose tolérable, de données africaines endogènes. Le fait de travailler majoritairement dans des pays dAfrique francophone me conduisait à utiliser le support du code Napoléon de 1804 tenu pour le droit positif de certains de ces pays ou pour la référence de leurs législations en tant que " raison écrite ". Il est maintenant clair, sur la base de la thèse dÉlisabeth Gianola-Gragg que si javais eu à travailler dans des pays de common law les raisonnements et les démarches auraient été substantiellement différents, ainsi que les résultats. On ne sait pas encore avec précision dans quelle mesure la démarche de gestion patrimoniale qui est ici préconisée est compatible ou non avec les catégories de la common law.
Ceci posé et qui nallait pas sans débats, la recherche a pu avancer en prenant au sérieux deux idées expérimentées à loccasion de mes enseignements. La première idée est que les catégories du code civil permettant didentifier quatre régimes de propriété que nous détaillerons par la suite relèvent dune véritable modèle structural au sens donné par Claude Lévi-Strauss. La seconde idée est que ce modèle peut en cacher un autre ou plus exactement que le travail des rédacteurs du Code civil a consisté à simplifier considérablement les données du droit commun coutumier français. Ce qui a été simplifié peut donc inversement être réintroduit sur la base, dans le contexte africain, non de la reprise des catégories du droit commun coutumier français mais danalogies entre catégories, lenrichissement du modèle devant se faire de telle façon que les catégories nouvelles restent logiquement compatibles tant avec celles du droit traditionnel africain quavec celles du Code Civil.
- Brève lecture commentée du Code civil.
Dans son livre II, " Des biens et des différentes modifications de la propriété ", articles 516 et s., le Code civil pose un principe et introduit quelques exceptions.
Le principe est celui de la généralisation de la propriété privée selon le modèle dun droit exclusif et absolu que consacre larticle 544 CC (" la propriété est le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue à condition de respecter les lois et règlements en vigueur ") après larticle 17 de la déclaration des droits de lhomme et du citoyen de 1789 qui la déclarait inviolable et sacrée. En outre, larticle 537 fait des " particuliers " les bénéficiaires de ce régime de droit privé. Dans ce dispositif, deux termes sont essentiels, le " bien" différencié par la doctrine de la chose comme " une chose ayant une valeur pécuniaire et susceptible dappropriation " et privé opposé à public dans la définition du domaine public, principale exception au régime général dans la rédaction initiale du code et qui est défini dans larticle 538 comme ce qui " porte sur des choses qui ne sont pas susceptibles de propriété privée "
Public/privé, chose/bien sont les paramètres du modèle civiliste qui permet, outre le régime de la propriété privée (art. 537 et 544) et celui du domaine public (art. 538) de distinguer le régime des communaux (art. 542 où la liberté daliénation est réduite) puis par voie doctrinale et jurisprudentielle au XIX° siècle, la terminologie du code civil étant ici peu claire, le domaine privé de lÉtat et de ses collectivités territoriales qui favorise la gestion des ressources mises à la disposition des services publics selon des rapports de droit privé (les choses sont ainsi requalifiées en biens)
Tableau N° 1
Modèle structural des régimes civilistes de propriété
Statut de la ressource usage reconnu |
chose |
bien |
public |
domaine public |
domaine privé |
privé |
communaux |
propriété des particuliers |
- Lenrichissement du modèle à partir des catégories du droit traditionnel africain.
Ce modèle ainsi construit demandait à être enrichi. Deux nouveaux choix ont été faits. Le premier a consisté à proposer dintroduire des catégories nouvelles entre celles identifiées par le Code civil. Lenrichissement se veut donc interne au code dont il considère les catégories comme constitutives des limites du modèle. Cest au coeur de la matrice que des apports vont être faits. Le second choix relève de la seule pragmatique. Il consiste à sélectionner les catégories intermédiaires sur une base acceptable, selon les critères que jai énoncé de double compatibilité à légard du droit traditionnel africain et du code civil.
Le résultat paraît relever du coup de baguette du magicien. Mais en fait je me suis aperçu que je disposais déjà des catégories qui, globalement, avaient été identifiées dans ma thèse de doctorat dÉtat de 1970 pour ressortir vingt ans après !
- La première distinction entre public et privé est enrichie sur la base des nombreux travaux du LAJP soulignant que dans des sociétés communautaires, et à la différence des sociétés individualistes du Code civil qui connaissent lopposition public/privé, les distinctions des usages socialement reconnus privilégient des relations sociales qui sont internes, internes-externes (ou dalliance) et enfin externes aux communautés de référence. Pour assurer la cohérence logique de lensemble de ces catégories, on les redéfinit selon le critère de " ce qui est commun à " ou " ce qui est partagé par " :
- est public ce qui est commun à tous, indifféremment,
- est externe ce qui est commun à n groupes, n désignant un nombre déterminé mais variable,
- est interne-externe ce qui est commun à deux groupes,
- est interne ce qui est commun à un groupe,
- est privé ce qui est commun ou propre à une personne juridique physique ou morale.
Dans chaque cas, cest la société qui définit ce qui est ou nest pas groupe ou personne et le sens donné à chacune de ces deux fictions.
- Le second axe de la chose et du bien posait plus de problèmes tant ces domaines de recherche avaient été négligés par la recherche internationale. Partant des distinctions de lanalyse matricielle de ma thèse de doctorat, je distinguais chez les Wolof trois positions des ressources, les avoirs (am), la possession (mom) et la propriété fonctionnelle, exclusive mais non absolue (lew). Une étude comparative du droit successoral pour la société Jean Bodin pour lhistoire des institutions mayant donné loccasion de généraliser ces distinctions, il restait à assurer la compatibilité de ces distinctions avec celles du code civil. La solution est venue de la lecture pour le conseil de rédaction de la revue Natures, Sciences, Sociétés dun article proposé par A. Sandberg reprenant les analyses dElinor Ostrom et dEstella Schlagger .
Celles-ci proposaient deux lignes danalyse pertinentes pour mon propos.
Tout dabord, tout en distinguant deux niveaux dorganisation et de reconnaissance des droits fonciers, un niveau opérationnel (N.O.) (" là où les choses arrivent ") et un niveau collectif dappropriation (N.C.) (" là où les choses sont décidées") ces auteurs introduisent une nouvelle typologie de droits fondée sur une progressivité, du plus simple au plus complexe :
- le droit dentrer ou daccès,(N.O.)
- le droit de soustraire ou dextraire, (N.O.)
- le droit de gérer et de réguler lusage des ressources, (N.C.)
- le droit dexclure et de décider qui a le droit daccès et comment le transmettre, (N.C.)
- le droit daliéner au sens de se défaire dun droit de manière discrétionnaire et absolue (N.C.).
Le second apport de ces auteurs est de montrer que ces droits se combinent par additions successives pour définir différentes catégories juridiques. Dans le modèle de Schlager et Ostrom et conformément à une lecture de common law qui privilégie les rapports hommes/hommes, ce sont des catégories de personnes qui sont ainsi identifiées (unauthorized user, authorized user, claimant, proprietor, owner). Faisant léconomie de sa présentation quon trouvera par ailleurs, je vais en faire une adaptation selon les distinctions des statuts de ressources (rapports hommes/choses) dimension privilégiée dans une lecture de type civiliste comme le montre justement la thèse dE. Gianola-Gragg.
Tableau N° 2
Corrélations entre nature des droits et régimes dappropriation
chose |
avoir |
possession |
propriété fonctionnelle |
propriété absolue |
|
accès extraction gestion exclusion aliénation |
x
|
x x |
x x x |
x x x x |
x x x x x |
La progression entre les droits permet ainsi de justifier le rapport entre les différents régimes et la place ultime reconnue à la propriété privée, le régime le plus complet mais aussi le régime dappropriation le plus exceptionnel que seuls les Occidentaux tiennent pour un mode général dappropriation.
La combinaison des enseignements des tableaux 1 et 2 permet de construire une matrice générale des maîtrises foncières intégrant les droits et obligations sur la terre, les maîtrises étant définies comme " lexercice dun pouvoir et dune puissance donnant une responsabilité particulière à celui qui, par un acte daffectation de lespace, a réservé, plus ou moins exclusivement ou absolument cet espace ". Ce sont ces maîtrises qui sont à la base de la gestion patrimoniale.
Tableau N° 3
Matrice simplifiée des maîtrises foncières1
modes dappropriation
modes de cogestion et de gestion |
maîtrise indifférenciée chose
1 |
maîtrise prioritaire
avoir
2 |
maîtrise spécialisée
possession
3 |
maîtrise exclusive
propriété fonctionnelle
4 |
maîtrise absolue
bien
5 |
||||
public A |
A 1 |
A 2 |
A 3 |
A 4 |
A 5 |
||||
externe B |
B 1 |
B 2 |
B 3 |
B 4 |
B 5 |
||||
inter-externe C |
C 1 |
C2 |
C 3 |
C 4 |
C 5 |
||||
interne D |
D 1 |
D 2 |
D 3 |
D 4 |
D 5 |
||||
privé E |
E 1 |
E 2 |
E 3 |
E 4 |
E 5 |
1 On consultera loriginal dans La sécurisation foncière en Afrique op. cit. p. 73 ainsi que la description de chacune des 25 catégories désignées par les initiales A1 à E5
- la gestion patrimoniale et le jeu des lois
La gestion patrimoniale a été plus particulièrement illustrée par Henri Ollagnon à travers ses travaux pour le Ministère de lagriculture et sur la base de la gestion de nappes aquifères en Alsace. Il définit la gestion patrimoniale comme une " approche " et non une démarche codifiée. Cette approche " suppose de considérer la qualité (et par extension la nature) comme un objet de négociation sociale qui se centre sur la nécessaire réactualisation continue des règles et objectifs de la gestion, dans le but de maintenir la vitalité du lien social et le renouvellement de la f
orce de lengagement ". A la démarche patrimoniale, la théorie des maîtrises foncières apporte une conception dynamique et complexe des règles juridiques en évitant quelles soient enfermées dans le droit de propriété privée et que la thématique de la gestion soit réduite à cette peau de chagrin quon dénomme la tragédie des communs (tragedy of the commons) de Hardin et qui nest quune suite de lieux " communs " qui ont été portés au statut de type idéal par les idéologues libéraux de la propriété privée. Réciproquement, la gestion patrimoniale apporte à la recherche foncière sa capacité à lire et à résoudre de manière dynamique des situations conflictuelles, ce qui a été illustré dans notre ouvrage sur La sécurisation foncière en Afrique. De manière plus large encore, on remarquera combien les objectifs que sassigne cette approche correspondent à lesprit du présent ouvrage, en vue de " maintenir la vitalité du lien social et le renouvellement de la force de lengagement " comme le disait Henri Ollagnon.
Ainsi, par rapport aux paramètres du jeu des lois, lapproche de gestion patrimoniale privilégie les cases 7 (forums), 8 (ordonnancements sociaux), 9 (enjeux) et 10 (règles du jeu), les autres paramètres étant dépendants de lun ou lautre de ces facteurs privilégiés.
- Le forum de gestion patrimoniale est le cadre le plus immédiatement identifiable de cette approche. Sans forum stable, autonome, ayant une visibilité institutionnelle, une reconnaissance juridique et une efficacité pratique, la réunion dacteurs pour entrer en négociation na aucune chance de se pérenniser et daboutir à un développement reproductible et durable selon les critères de la conférence de Rio de Janeiro de 1992. Cest le forum qui détermine la qualité et le statut des acteurs ainsi que le type de ressources qui sera susceptible dêtre pris en compte et géré selon lapproche patrimoniale. Privilégiant une logique fonctionnelle, un forum doit être plus ou moins étroitement spécialisé à un type de ressources. Dans les expériences actuelles réalisées à Madagascar on prend en considération des ressources très précisément déterminées (une forêt classée, une réserve de biosphère...) et souvent considérées comme appartenant au patrimoine mondial. Par contre, aux Comores la démarche est plus globale au niveau des ressources mais plus limitée dun point de vue territorial (un bassin versant par exemple). De manière générale, lapproche patrimoniale privilégie léchelle locale avec des variations importantes selon la nature de la ressource.
- Les ordonnancements sociaux sont ensuite le facteur le plus déterminant de lapproche patrimoniale en privilégiant le mode négocié dans des contextes antérieurement régulés selon le mode imposé, technocratique ou bureaucratique au sommet, tatillon, interventionniste et caporaliste à la base quand il sagissait des interventions des Eaux et Forêts avant leur réforme interne dans nombre de pays africains. Le choix de la négociation représente une véritable révolution culturelle au sein de ladministration. Il aura fallu batailler ferme à Madagascar pour lobtenir. Au Mali, lidée est acceptée " du bout des lèvres ". Ailleurs, le principe adopté peut être contredit dans la pratique.
Pour négocier il faut que les intervenants soient globalement à égalité. Il faut donc aider les plus faibles à réunir leurs informations, approfondir leurs analyses et pondérer leurs choix : à organiser leurs conduites sur les plans stratégique et tactique. Pour ce faire, on recommande de former des formateurs quon appelle médiateurs environnementaux à Madagascar, médiateurs patrimoniaux aux Comores et qui sont choisis en raison de leurs expériences, compétences et proximité psychologique avec les populations à assister. Il va falloir en effet se plier, pour tous les protagonistes de la négociation, à une démarche intellectuelle délicate fondée sur une méthode régressive et associant divers processus. Dans un premier temps, les acteurs sont invités à déterminer en commun lobjectif quils assignent à leur gestion en se projetant sur vingt à trente ans (une génération, celle de leurs enfants). Ils déterminent donc un résultat à atteindre compte tenu des informations en leur possession (pression et projection démographiques, évolution du marché, environnement national et international...). Puis, par régressions successives, émergent toutes les contraintes dont il faut tenir compte et les réponses que chaque acteur devra apporter pour que lobjectif final soit atteint. On passe ainsi de lhorizon trente ans à lhorizon un an, voire un mois ou un jour en cas durgence, cette combinaison de méso et de micro-processus faisant prendre conscience de lindispensable solidarité par interaction spatio-temporelle des décisions collectives.
- Enjeux et règles du jeu sont, à nouveau, étroitement associés. Les solutions adoptées doivent en effet prendre une forme juridique et leur adoption doit être assez solennelle pour que le mode de gestion soit stabilisé sur une longue période. Actuellement, la démarche adoptée à Madagascar préconise la forme contractuelle accompagnée de rituels sociaux et religieux (kabary et sacrifice de boeufs). Le choix du contrat fait cependant lobjet dun réexamen car, comme le souligne François Ost, le caractère instantané du contrat ne permet que difficilement de faire une juste part aux intérêts non représentés dans la négociation, en particulier les générations futures. Il nous faudra sans doute faire un appel didées pour tenter de résoudre ce type de difficultés. Ce problème du choix de la bonne forme juridique est en effet essentiel pour concrétiser lenjeu de la négociation qui est dassurer une fonction substantiellement juridique au sens de Pierre Legendre : assurer la reproduction biologique, écologique et idéologique du collectif de tous les utilisateurs de la ressource concernée.
- Reste enfin un dernier problème, celui de la qualification de ce mode de gestion. Derrière ladjectif patrimonial que veut dire patrimoine ? En quoi ce mode de gestion se distingue-t-il dune approche domaniale ou privative-capitaliste ? Cest là où linventivité des jeunes chercheurs a pu se développer .
Variations sur le thème du patrimoine
Patrimoine et gestion patrimoniale sont pour moi, parmi les termes disponibles dans le vocabulaire juridique et développementaliste, les moins mauvais. Je ne défendrai donc pas les termes eux-mêmes si dautres dénominations apparaissent plus euristiques. Leur inconvénient est de prêter à confusion dans trois domaines, celui de la sociologie où Max Weber en fait un idéal type des modes de gestion de la société, celui de la science politique africaine qui fait une large place avec Jean-François Médart au néopatrimonialisme des élites, juridique enfin, sur le plan juridique, nous sommes en face de trois conceptions distinctes, aux statuts variables et dont les relations navaient guère étaient approfondies.
- Trois conceptions du patrimoine
°La conception première du patrimoine est prémoderne, surtout médiévale pour ce que nous en ferons dans les contextes africains. Elle privilégie la transmission des statuts (dhéritier, de gestionnaire, de trustee...) et la permanence de laffectation de ressources ou de richesses au profit dune lignée, dune génération à lautre et selon le principe du droit romain " paterna paternis, materna maternis ", aux parents par le père les biens agnatiques, aux parents par la mère les biens utérins. Cest là où lon trouve lorigine de la notion de propres et de biens propres, ressources affectées à une lignée. Dans leur histoire du droit privé, et avec un préjugé peu favorable, Paul Ourliac et Jehan de Malafosse notent :
" Pour le droit coutumier, (...), lindividu ne compte guère et la volonté du testateur est toujours suspecte. Pour une société éprise dordre et de stabilité, la famille seule est permanente. La solidarité qui existe entre parents leur impose de défendre en commun leur vie et leur honneur mais aussi leurs biens. Dans cette vue des choses, lindividu na plus sur son patrimoine quun pouvoir transitoire; les droits de la famille existent avant les siens et sa mort, plus quune succession, ouvre un retour du bien à leur origine.
Ainsi sétablit une correspondance presque mystique entre la terre et la famille : toutes deux jouissent de la même perpétuité et chaque famille est comme enracinée sur la terre dont souvent elle porte le nom "
Ce mode dapproche a donné lieu à deux types de pratiques juridiques, des coutumes communautaires assurant le maintient du patrimoine au sein de la communauté familiale sans partage ou des coutumes lignagères ou parentélaires, la vocation héréditaire étant liée à la parenté. Ce qui paraît ici essentiel, outre la permanence de laffectation , est de noter ce caractère quasi mystique qui lie le groupe et le patrimoine dans le droit coutumier français. Dans le droit coutumier africain ou malgache, on naura quà retirer le préfixe quasi pour comprendre limpact de la sacralité de la terre sur les pratiques foncières et la " quasi-impossibilité " de sortir dune conception patrimoniale (au sens du droit coutumier) pour gérer les rapports fonciers tant que la marchandisation de la terre nest pas généralisée et donc que le capitalisme na pas substitué ses modes de penser aux conceptions antérieures.
° La deuxième conception, moderne et civiliste, a en fait été formulée au début du XIX° siècle par les jurisconsultes Aubry et Rau à partir dun héritage romain. Elle associe le patrimoine à la personne juridique, non au statut au sein du groupe, donc au groupe. Seules les personnes juridiques ont un patrimoine. Donc seuls les collectifs reconnus comme détenteurs de la personnalité juridique ont un patrimoine, ce qui aboutit à sélectionner les collectifs qui sont susceptibles dentrer dans la vie juridique, politique et économique. Le patrimoine naît avec la personne et disparaît avec elle. Le patrimoine est donc aussi intransmissible que la personnalité, la disparition de lun, pour cause de décès pour les personnes physiques, de dissolution pour les personnes morales, entraînant le partage du patrimoine au profit de tous les ayant droit.
Trois autres traits pèsent particulièrement sur la mise en oeuvre de cette conception moderne. Dune part lunicité du patrimoine comme conséquence de la représentation unitaire de la personne dans la pensée moderne. Si la doctrine a tenté au début du XX° siècle de corriger ce principe par la notion de " patrimoine daffectation", ce serait au mieux une exception au principe de lunité de patrimoine. Une deuxième contrainte concerne le caractère essentiellement monétariste, voire mercantile qui caractérise la définition doctrinale actuelle du patrimoine. Pour François Terré, le patrimoine est "lensemble des rapports de droit appréciables en argent, qui ont pour sujet actif ou passif une même personne juridique et qui sont envisagés comme formant une universalité juridique " . Ce critère de lappréciation en argent de la valeur dun patrimoine continue de heurter la sensibilité de ceux qui considèrent que des biens de famille, comme la douleur de la séparation, sont sans prix. Une troisième contrainte tient à la notion duniversalité juridique qui exprime lidée que le patrimoine nest lié à rien dautre quà la personne juridique dont il est le double en terme dactif et de passif. En particulier aucune obligation, aucun intérêt ou aucune contrainte de gestion ne pèsent irrévocablement sur le détenteur du patrimoine du chef de ses auteurs ( c.a.d. du fait de ceux qui lont fait hériter et qui ont pu exprimer des obligations particulières pour lusage de certains biens). Le pouvoir dappréciation du juge en matière de clauses testamentaires a pu, au XIX° siècle, pousser la liberté de " jouir et de disposer des choses " effectivement dans ses retranchements les plus absolus. Or, que ce soit pour lexercice du droit de propriété ou pour la liberté patrimoniale, lévolution de ce siècle est bien celui dun encadrement progressif de cette liberté quapprécient positivement ou négativement la doctrine selon ses orientations idéologiques.
On notera que pour remédier aux carences du droit positif, à la différence de la common law, la doctrine propose dintroduire un équivalent du droit anglais du trust avec la notion de fiducie. Ainsi pourrait être retrouvé le fil de la transmission intergénérationnelle dont on redécouvre les exigences avec le droit de lenvironnement.
° La troisième conception du patrimoine est, disons, " transmoderne ". Elle nassocie le patrimoine ni à un collectif particulier ni à une personne mais à des entités mystico-abstraites, lHumanité, la Nation, le Genre humain, le Monde, la Nature. On retrouve ici ce lien mystique de la pensée prémoderne et un débordement de la pensée moderne réduisant le patrimoine aux seules personnes juridiquement reconnues. Lavantage est dautoriser un contournement de ceux des acteurs du jeu officiel qui bloqueraient une gestion reproductible et durable, spécialement certains États. Linconvénient est de réduire la capacité dester en justice aux seuls acteurs reconnus par les droits étatiques tant que des juridictions internationales ne sont pas compétentes dans ce domaine. Dans quelle mesure y a-t-il un sens à prétendre, pour une association de défense de lenvironnement, représenter les droits et obligations de lhumanité ? Il ny a pas, me semble-t-il, dautre réponse que sur le plan politique. Je pense donc que dans ce domaine et pour satisfaire aux exigences de lÉtat de droit, la recherche juridique devra mieux apprécier les niveaux de compétence requis et les critères dopposabilité soit des obligations contractuelles quand elles existent soit du droit statutaire et des conventions internationales. Dans La sécurisation foncière en Afrique, je commente ainsi (1996, 55/56) les travaux de Franziska Tschofen distinguant deux registres : les ressources qui sont associées aux espaces internationaux et qui relèvent dun " Common Héritage of Mankind (CHM) " et les ressources qui relèvent de la juridiction des États mais qui, impliquant des valeurs globales (global values), doivent être gérées selon les principes du trust ou de la fiducie, tout en sauvegardant la souveraineté étatique : " the sovereign rights of states are thereby not violated but reinterpreted in recognition of the necessity of common efforts to cope with common problems/issues ".
Un des effets les plus visibles de ce type de recherches est de remettre au premier plan les notions de commun, communaux, communautaire et communauté que la pensée moderne avait dévalorisées et sur lesquelles je reviendrai dans le dernier point.
Mais, plus généralement, les analyses de la notion de patrimoine dans sa triple fonctionnalité prémoderne, moderne et postmoderne apportent effectivement le cadre conceptuel dont nous avions besoin pour penser la gestion foncière dans lentre deux de la tradition et de la modernité, donc dans la contemporanéité. Cest parce que, en Afrique et à Madagascar mais aussi en France, certains acteurs se situent dans des logiques traditionnelles et communautaires et dautres dans des logiques capitalistes quil convient de confronter leurs points de vue et leurs besoins considérés chacun comme initialement légitimes mais à négocier nécessairement. Si lon revient au tableau N° 3 et aux solutions que propose la théorie des maîtrises foncières, on remarque que la grande diversité des options proposées peut aboutir à des montages de dispositifs de sécurisation foncière fort différents mais aussi fort proches des besoins des acteurs . Dans la sécurisation foncière en Afrique, on a conduit le test sur deux types de domaines, les pratiques forestières et les pratiques pastorales. La mise en parallèle des maîtrises foncières utilisées donnent les résultats suivants
PASTORALISME : A1, B1, A2, B2, B3, A3, B3, C3, D4, E3, E4.
FORESTERIE : A1, B2, A3, C3, D3, A4, D4, E4
13 sur 25 maîtrises sont exploitées et 6 seulement 2 fois. Aucune ne fait appel à la propriété privée ou à des maîtrises absolues. 5 solutions sur 17 font appel à un droit de propriété fonctionnel avec maîtrise exclusive qui pourrait devenir absolue si la marchandisation de la terre ou des ressources était acceptable.
Par ailleurs, il ny a sécurisation des pratiques que si les acteurs peuvent être assurés pouvoir disposer de plusieurs maîtrises dans des situations qui sont soit successives soit alternatives. Par exemple, un pasteur doit successivement aller des terres de cures salées aux pâturages, aux puits et aux marchés. Il doit aussi pouvoir se rendre sur un pâturage neuf si celui quil exploite est sec ou épuisé. Un seul droit même absolu conduit à la destruction du troupeau si la sécheresse est absolue et quil nexiste pas dautre alternative pour conduite le troupeau, hors la possibilité, très limitée en Afrique, dachat de fourrage.
Les notions de patrimonial et de patrimoine sont donc bien des catégories diatopiques et dialogales opportunes pour fonder une sécurisation foncière pertinente.
Quen disent les jeunes chercheurs ?
- Explorer les voies dune gestion environnementale du patrimoine.
° Roland Razafindraibe, sociologue malgache traitant de la sécurité foncière des couverts forestiers complantés par les paysans des hautes terres malgaches confirme dans sa thèse de sociologie du développement la pertinence des conclusions précédentes dans le cas de Madagascar. La possibilité dun recoupement des intérêts et des logiques des différents acteurs lui paraît autoriser un dialogue neuf entre les paysans propriétaires (au sens de maîtrises exclusives) des forêts complantées (principalement en eucalyptus robusta), les services des domaines et des Eaux et Forêts au plan national et, à léchelle internationale, les bailleurs de fonds conduits par la Banque mondiale laquelle a lié lavenir de la réforme foncière au plan environnemental. En outre, souligne-t-il, lexpérience des médiateurs environnementaux est suffisamment significative pour que la dynamique de gestion patrimoniale puisse aboutir à une gestion réellement reproductible et durable.
° Élisabeth Gianola-Gragg, avocate américaine, a le mérite, entre autres, de disposer dune formation pluridisciplinaire qui lui a permis de comparer avec la même profondeur les apports de la common law et de la théorie civiliste dans le domaine des droits de propriété puis de disposer dune formation ethno-anthropologique qui lui a permis de confronter les discours et les pratiques juridiques sur le terrain. Elle a ainsi abouti à la conclusion que si la conception de la common law fondée sur le bundle of rights , faisceau de droits toujours susceptibles dêtre affinés, spécifiés et contractuellement gérés, peut assurer le développement économique, lapport de la gestion patrimoniale se situe sur un autre plan. Grâce à la théorie des maîtrises foncières qui prend en compte les diverses situations et autorise des adaptations de régimes juridiques sans entrer nécessairement et irrémédiablement dans le régime de la propriété privée, la gestion patrimoniale répondrait à lexigence dun " développement humain " entendu comme un développement à visage humain prenant en considération les contraintes immatérielles et non seulement matérielles et marchandes dans la reproduction de la vie en société.
La reconnaissance de la relation ainsi établie entre théorie des maîtrises foncières, gestion patrimoniale et développement à visage humain me paraît particulièrement valorisante et semble être, pour le concepteur, la récompense à des travaux parfois bien délicats à conduire. Il nen reste pas moins quon peut se demander si lopposition entre développement économique et développement à visage humain apparaît encore comme pertinente, la Banque mondiale ayant fait ces dernières années un virage remarqué, en particulier à propos de lAfrique, pour tenter de coordonner ses exigences macro-économiques et les attentes de justice sociale dans la gestion de la transition micro-économique.
Par ailleurs, je doute que lapproche fondée sur la gestion patrimoniale et la théorie des maîtrises foncières privilégie un développement humain au détriment dun développement économique. A le différence dapproches collectivistes classiques du type des réformes socialistes abolissant la propriété privée des moyens de production, la théorie des maîtrises foncières fait une place incontestée à la propriété privée/absolue ou exclusive et interne, soit dans les catégories de notre tableau N° 3 les données E5, E4, D5, D4, C5, soit 20 % des solutions offertes. En fait, tout dépend de ce quon entend par développement économique. Pour un jeune chercheur américain, il ny a pas dautre définition du développement économique que capitaliste. Comme le remarquait lauteur lors de la préparation de la soutenance, aux États-Unis hors du capitalisme point de salut. Il faudra donc interpréter les potentialités de la gestion patrimoniale avec une vision renouvelée du développement économique et du capitalisme, ce qui, reconnaissons le, nest pas actuellement vraiment à lordre du jour. Les options de politique foncière restent donc confrontées à lalternative entre la diffusion de la propriété assurant le développement économique et non la justice sociale et le recours à la gestion patrimoniale qui autorise à mieux négocier les transitions sans assurer immédiatement un décolage de léconomie, si tant est quon puisse continuer à utiliser cette terminologie des années cinquante.
° Olivier Barrière pour le droit de lenvironnement, Catherine Barrière pour lobservation anthropologique et la place de la sacralité ont conduit au Mali, grâce à lassistance de nombreuses institutions, une des premières grandes enquêtes de longue durée sur les pratiques foncières et leurs implications environnementales dans le delta intérieur du fleuve Niger. Parmi leurs nombreuses et abondantes publications, je retiens le chapitre publié dans La sécurisation foncière en Afrique. Ce texte nest ni le plus récent ni le plus complet mais cest celui qui est le plus directement en relation avec la gestion patrimoniale et les maîtrises foncières.
Parmi les apports de cette recherche je relève :
- le traitement spécifique de chacun des régimes juridiques propres aux types de ressources obligeant à distinguer entre régimes pastoral, agricole, sylvicole, forestier, halieutique et cynégétique. La situation exceptionnelle du delta confirme le besoin dune lecture spécialisée que nous faisions des régimes dappropriation dans Lappropriation de la terre en Afrique noire (Paris, 1991).
- lutilité à distinguer entre les normes et les pratiques effectives, les droits de première main et les droits délégués. Sous cet angle, cette recherche anticipe les orientations actuelles de la programmation internationale des travaux sur les droits de propriété et les modes de faire valoir.
- Enfin, en adoptant une lecture environnementale et en adaptant de ce fait la terminologie des maîtrises (la maîtrise indifférenciée du tableau N° 3 devenant minimale ici), les auteurs distinguent entre les statuts des espaces et les statuts des ressources puis établissent une corrélation entre ces statuts et ceux des maîtrises. Soit le tableau suivant :
tableau N° 4
Les droits corrélés aux espaces et aux ressources naturelles renouvelables1
espaces |
ressources |
|
maîtrise minimale + prioritaire |
accès à tout espace ouvert |
prélèvement r. Forestières, pastorales, halieutiques, cynégétiques |
maîtrise spécialisée + exclusive
|
exclusion agraires, pastoraux, halieutiques
|
exploitation r. Pastorales, agricoles, halieutiques
|
maîtrise absolue |
disposition éléments récoltés, cueillis, ramassés, chassés, pêchés
|
1 Adapté du tableau N° 11 de La sécurisation foncière en Afrique, p. 163
Interprétant cette nouvelle présentation, je pense quil conviendrait en effet de bien distinguer dans nos analyses entre les maîtrises foncières qui portent sur la terre ou lespace et les maîtrises fruitières qui portent sur les ressources et peuvent être éventuellement dissociées des espaces, en remettant en cause, comme certaines
législations lont déjà fait, le principe de larticle 552 CC établissant que la propriété du sol emporte celle des ressources du dessus et du dessous. Jen arrive ainsi, en prolongeant le tableau précédent, à identifier huit formules de sécurisation dont on peut restituer les relations en suivant lordre de 1 à 8, du plus simple au plus complexe..
Tableau N° 15
maîtrises |
espaces |
ressources |
indifférenciée |
accès 1 |
- |
prioritaire |
- |
prélèvement 2 |
spécialisée |
gestion 4 |
exploitation 3 |
exclusive |
exclusion 5 |
marchandisation 6 |
absolue |
aliénation 8 |
disposition 7 |
La formule 1 concerne principalement les aires protégées, 2 le pastoralisme, 3 la foresterie, 4 lagriculture extensive, 5 lexploitation halieutique, 6 lagriculture intensive avec grands aménagements hydrauliques, 7 et 8 lagriculture capitaliste pour ses fruits (7) et les surfaces foncières (8).
Dans ses travaux actuels au Sénégal oriental, O. Barrière sintéresse plus particulièrement au statut juridique des aires protégées et propose de substituer à la maîtrise absolue un droit de gestion intentionnelle au profit de lÉtat, pour contrôler les conséquences de la marchandisation.
Il approfondit la nature juridique de la gestion patrimoniale en analysant comment la combinaison dun espace ressource et dun espace écologique produit un patrimoine commun au groupe concerné. Cest donc, lui aussi, autour dune redéfinition du res communis que se concentrent ses travaux.
° Dans le cadre de la préparation dune thèse de doctorat en Droit sur le thème " Gestion patrimoniale et viabilité des politiques forestières à Madagascar ", Sigrid Aubert fait les propositions suivantes.
Elle suggère tout dabord dadopter le concept décounème proposée par Jacques Berque pour traiter " une entité relationnelle à la mesure terrestre de lhumanité, une entité qui sétablit en un réseau de relations mystiques, phénoménologiques et anthropiques. La notion décounème nous semble dépasser celle denvironnement dans le sens où elle peut être saisie par des sociétés qui ne placent pas nécessairement lhomme au centre de lunivers et qui ont choisi de ne pas objectiver la nature. Au travers du spectre de lécounème, les divers éléments dun écosystème prennent lapparence de <carrefours relationnels>, comme autant de liens rattachés à des entités distinctes qui se noueraient autour dun même support ".
Elle propose ensuite de lire la diversité des régimes juridiques à partir de la gestion dun écosystème en corrélant deux variables, la nature intrinsèque de lobjet supportant le droit revendiqué dune part, la norme que revendique lutilisateur de lautre. Les applications quelle présente à partir de son travail de terrain proposent des réponses très détaillées et très fines sur le plan des enseignements. Ceux-ci devraient être repris dans la perspective du jeu des lois pour valoriser limpact de chacune des variables sur ce riche corpus dinformations.
Citons enfin sa conclusion qui met au clair ses choix de problématique :
" La prise en compte de lexistence de patrimoines multiples revendiqués par des personnes distinctes et reposant sur les éléments dun écosystème considéré sous le spectre de lécounème peut contribuer à la recherche et à la négociation dune situation viable pour lensemble des acteurs concernés. (...) Le concept de patrimoine autorise la conjugaison déchelles spatiales et temporelles variables. Il permet la prise en compte dintérêts et dinterventions tant au niveau local quau niveau global, alors que la recherche de lorigine des droits attachés aux éléments de lécosystème concerné intègre les dimensions passées, présentes et futures "..
Lorsque recherche et pratique se rejoignent : lexemple du Laboratoire danthropologie juridique et de lassociation Juristes-Solidarités
Boris Martin*
On lit, on entend souvent que la pratique et plus singulièrement celle des acteurs du " développement " et la recherche sont en constant divorce, que lune et lautre ne parviennent pas à se rejoindre, à se répondre, à sépauler. Et pourtant, quel plus bel exemple de pont jeté entre les deux " frères ennemis " que la " collaboration " entre le Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris et lassociation Juristes-Solidarités. Une collaboration qui, de surcroît, ne doit rien aux efforts titanesques des deux parties pour se mettre en place. Entre " Juristes " et le " Labo ", aucun contrat, aucune structure formalisant, officialisant la relation. Celle-ci est ancienne, forte, évidente, naturelle, en quelques mots, elle sest imposée delle-même.
Avant la rencontre de deux structures, cest avant tout celle de deux personnalités, Étienne Le Roy et Jean Designe. Le premier est anthropologue du droit, le second est un " juriste atypique, autoformé ", engagé dans le combat contre le Droit imposé den haut, confisqué par les professionnels, pour un droit réapproprié par ses destinataires finaux, les citoyens. Issus de parcours différents, les deux hommes se retrouvent autour des pratiques, que le premier étudie, examine afin de comprendre les logiques qui les sous-tendent. Pratiques que le second côtoie chaque jour dans son travail auprès des paysans, agriculteurs. Les structures interviennent dans un second temps, lorsqu'Étienne Le Roy prend, à la suite de Michel Alliot, les rênes du LAJP, tandis que Jean Designe fonde, avec dautres, Juristes-Solidarités.
Lidée qui préside à la création de Juristes-Solidarités consiste à appuyer, à travers un réseau international, les pratiques alternatives de droit initiées par les populations ou des groupes. " Pratiques alternatives " en ce quelles marquent le passage dune attitude légaliste passive à une attitude légitimiste active. Elles signifient une démarche de réappropriation de leurs droits par des individus ou des groupes prenant pleinement conscience quils sont sujets de droit(s) et que le droit peut devenir une arme. En effet, le droit outil de reproduction des rapports sociaux lorsqu'il est subi par une partie de la population, devient outil de combat et de développement lorsqu'il est appréhendé et utilisé comme un instrument, par les populations concernées, afin de contrarier certaines dominations et dappuyer lexercice dune citoyenneté pleine et entière.
Cest en créant Juristes-Solidarités que Jean Designe prend connaissance de la grande variété de telles pratiques que des individus et des groupes initient en Europe mais aussi, et surtout, en Amérique Latine, en Afrique, en Asie. Ce faisant, Juristes-Solidarités lève le voile sur des discours et des pratiques que sous-tendent des logiques sociétales. Les travaux du LAJP se révèlent un appui essentiel dans la volonté de " décrypter " ces fonctionnements. Dès lors, une grande partie de lactivité de lassociation, à côté de la découverte, de lappui et de la mise en relation de telles pratiques, vise à mettre en perspective ces dernières, au regard de notions que nous croyons, en Occident, fermement établies, définies et circonscrites. Ainsi, le Droit se résumerait tout entier dans la Loi écrite, impersonnelle et générale, les droits de lhomme seraient " évidemment " universels... Autant de mythes, résultats de lévolution dune société parmi dautres la société occidentale que les travaux des anthropologues contribuent à mettre en balance avec dautres systèmes de pensée qui sont autant de façons dappréhender le phénomène juridique.
Des travaux que Juristes-Solidarités se fait fort de répercuter, dans les articles quelle peut être amenée à rédiger ou dans les sessions de formation quelle organise. Parce quils promeuvent une ouverture desprit et une relativisation des dogmes occidentaux, mais aussi parce quils introduisent idéalement la problématique que développe lassociation. Autrement dit, les travaux des anthropologues du Laboratoire et particulièrement ceux de Michel Alliot et dÉtienne Le Roy sont le " ciment " de laction de Juristes-Solidarités.
Certes, Juristes-Solidarités ne rend pas compte de toute la complexité de ces travaux, ne prend pas part aux enjeux qui sont ceux de lanthropologie. Lassociation nest pas un centre de recherche. Elle sappuie sur les conclusions des chercheurs afin de mener à bien sa tâche, qui est avant tout, dappuyer des combats sociaux qui prennent le droit comme vecteurs de leurs revendications. Autrement dit, elle extrait la " substantifique moelle " de ces travaux aux fins de renforcer la cohérence de fond de ses activités. A linverse, les pratiques quelle côtoie dans le monde entier sont autant " de grain apporté au moulin " des anthropologues, qui, avertis de lexistence de telle ou telle pratique, la passeront au " filtre scientifique ". Le travail de capitalisation que Juristes-Solidarités effectue se double ainsi dun travail de réflexion et de " digestion " qui permet de nourrir et lassociation et le Laboratoire.
La réussite de cette collaboration informelle ne doit cependant pas dissimuler son caractère insuffisant. Il faut aller au-delà de cette relation de tuelles qui sont celles du monde occidental. De tels projets se réduisant, en définitive à un transfert de connaissances et de certitudes dont la pertinence dans les aires culturelles différentes de celle qui les a vu naître est loin d'être avérée et, plus grave, conduit à des erreurs grossières qu'une initiation même sommaire aux diverses façons de penser la vie et le droit permet souvent d'éviter.
Cest lune des perspectives que sest fixé le groupe de travail Droits de lHomme et Dialogue Interculturel, récemment créé au sein du LAJP, que de favoriser ce rapprochement synonyme douverture. Ouverture réciproque, car sil sagit dattirer lattention des praticiens du développement sur les apports de lanthropologie, lexpérience de terrain des premiers peut grandement nourrir les travaux des chercheurs en anthropologie, tout en leur renvoyant une image concrète du travail quaccomplissent sur le terrain les associations de solidarité et en leur faisant part de leurs interrogations : dun côté, louverture par la recherche, de lautre, louverture par la pratique. Une expérience passionnante initiée par des anciens du DEA Études Africaines (quhéberge le LAJP et que dirige Étienne Le Roy), souvent venus prêter main-forte à Juristes-Solidarités...
Autrement dit, laventure continue...
appui à la mise en uvre de la réforme foncière en république fédérale islamique des Comores : institutionnaliser une démarche de gestion patrimoniale
Régis Meritan*
Le contexte général
Le Gouvernement de la RFI des Comores sest engagé en octobre 1994, avec lappui de ses principaux bailleurs de fonds, à mettre en oeuvre une nouvelle politique de développement agricole dont les objectifs généraux sont :
- lamélioration de la balance agro-alimentaire pour atteindre la sécurité alimentaire,
- la création demplois dans le secteur agricole et para-agricole,
- lexploitation durable des ressources naturelles.
Parmi les conditions nécessaires à la réalisation de ces objectifs figure la mise en oeuvre dune réforme foncière visant à moderniser et à adapter la réglementation des usages fonciers afin de garantir aux producteurs la sécurité foncière, de mettre un frein à la dégradation des ressources naturelles et de régler de manière satisfaisante les principaux conflits actuels et potentiels.
A la demande du Ministère Comorien du Développement Rural, de la Pêche et de lEnvironnement (MDRPE), le Ministère Français de la Coopération a financé en mai 1996 une mission dappui à la réforme foncière associant le GRET (Groupe de Recherche et dÉchanges Technologiques) et le Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris.
Lobjectif général de cette mission dappui était de compléter les premiers travaux réalisés avec lappui de la Banque Mondiale, essentiellement orientés sur les aspects procéduraux de la réforme :
- nouveau cadre réglementaire substituant à la procédure dimmatriculation une procédure dinscription,
- nouvelles institutions à mettre en place (Commission Interministérielle, Hautes Autorités Foncières Régionales et Comités Villageois dAménagement Foncier),
- opération pilote de cadastrage visant à établir des titres de propriété individuels.
Il sagissait dinitier une réflexion plus globale sur les moyens à mettre en oeuvre pour atteindre les deux objectifs essentiels de la réforme :
- éviter que les situations conflictuelles ne dégénèrent,
- sécuriser les exploitants pour promouvoir une gestion durable des ressources naturelles et un développement viable.
Méthodologie
Le point de départ du travail a consisté en létablissement dune typologie des principaux conflits existants et potentiels relatifs à lusage du foncier.
Dans chaque situation type, ont été proposés des éléments de négociation rapidement utilisables sur certaines zones pilotes.
La généralisation de la démarche ainsi validée devait être précédée dune modification de certaines dispositions juridiques permettant sa mise en oeuvre, notamment en matière de réglementation des contrats dexploitation. Une réflexion à ce niveau a également été menée dans le cadre de cette mission.
Situations observées et enseignements
Six types de situations ont pu être observés et donner lieu à analyse. Dans chacun des cas ont été décrits la situation foncière et les modes de gestion en vigueur, les situations conflictuelles le cas échéant, les attentes de la population vis-à-vis de lÉtat. Les enseignements tirés de chacune de ces analyses constituent la base des recommandations finales de la mission.
1 - Conflits entre villages sur des réserves villageoises communes
Les réserves villageoises, " uswayezi ", correspondent aux zones des " Hauts ", plateaux non arborés, traditionnellement zones délevage, qui sous linfluence de la pression démographique, lapparition de nouveaux marchés pour les productions légumières et lamélioration des infrastructures, voient leur mode dexploitation se modifier très rapidement. Ces zones anciennement en accès libre pour lensemble des habitants de la région (Sultanat), ont été appropriées par les différents villages; une appropriation individuelle a eu lieu ensuite, avec mise en valeur. Par le passé, la pression démographique étant plus faible et, conséquemment, les durées de jachère plus longues, des exploitants différents pouvaient se succéder sur une même parcelle ; ce nest plus le cas aujourdhui où lappropriation individuelle et définitive a eu lieu. Précisons cependant que ces parcelles ne peuvent être vendues à lextérieur de la communauté villageoise. Seules en fait peuvent être réalisées au sein de la communauté des cessions qui sapparentent à des cessions dun droit dutilisation dune partie dun patrimoine communautaire. Les conflits qui peuvent apparaître entre individus ou entre villages lors de reboisements communautaires aux limites des " terroirs villageois " sont réglés au niveau local par les autorités coutumières. Aucun besoin de bornage des différents ensembles villageois nest ressenti par les communautés, pas plus que pour linstant la nécessité dun bornage individuel des parcelles. Aucune attente des populations vis-à-vis dune intervention de lÉtat dans la question foncière nest exprimée.
2 - Conflits entre grands propriétaires et exploitants villageois
Dans les cas observés, les finages villageois se sont constitués à partir de rachats de terres aux anciens domaines princiers. La main duvre agricole salariée est toujours extérieure au village et les villageois non propriétaires peuvent obtenir le prêt de parcelles des propriétaires. Seule dans ce cas la plantation de cultures pérennes leur est interdite. Les conflits sont peu nombreux et réglés localement. Contrairement au cas précédent il existe une demande de reconnaissance officielle des ventes et dattribution de titres définitifs de propriété, afin de pouvoir utiliser les propriétés comme garanties auprès des institutions financières.
3 - Conflits entre grands propriétaires citadins et villages
Quelques propriétaires citadins ont acquis, lors du démantèlement des grands domaines coloniaux, des superficies de plusieurs centaines dhectares. La densité démographique très élevée, 400 à 1000 hab./km2, fait que les empiétements de petits paysans sur ces domaines sont la règle. Selon les cas et la personnalité des propriétaires leur légitimité est plus ou moins contestée par les occupants. Dans tous les cas, le besoin dune autorité administrative forte qui puisse être garante des intérêts des deux parties est clairement exprimé. Ces grands domaines étant sous exploités, lobjectif est de parvenir à des contrats dexploitation satisfaisants pour les différents acteurs en présence.
4 - Conflits entre villages sur les limites de finage
Il sagit de situations analogues au premier cas présenté mais dans un contexte de pression démographique deux à trois fois supérieure. Les principaux conflits sont dordre individuel, empiétements sur des parcelles limitrophes et surtout vols et destruction de récoltes. Les conflits intervillageois sur les limites de finage sont perçus comme étant la résultante des conflits individuels. Des comités villageois chargés de lutter contre le vol avaient été mis en place, mais leur manque de légitimité, en labsence de soutien de lAdministration, ne leur a pas permis dêtre vraiment efficaces. Le besoin dune autorité renforcée de lÉtat est clairement exprimé : à la fois pour déterminer le statut exact des zones de conflits potentiels et pour appuyer les villageois dans leurs tentatives pour résoudre les problèmes de vols et de destruction de récoltes.
5 - Occupation par des villages du domaine de l'État
Dans les situations observées avec des densités de population de lordre de 500 à 800 hab./km2, la progression de lemprise du village sur le domaine de lÉtat (domaine forestier), semble avoir atteint ses limites; en dehors des pentes très raides il ne demeure quune agro-forêt, très appauvrie sur le plan des essences forestières. La demande dappui pour des opérations ponctuelles de reforestation avec un intérêt économique à moyen terme semble exister. Ceci pourrait constituer un axe de réflexion pour létablissement de contrats entre lÉtat et la communauté villageoise pour la gestion de lactuel domaine de lÉtat dans une perspective " patrimoniale ". Ce qui est considéré être du domaine de lÉtat est la partie du territoire qui nest pas cultivable. Les conflits y sont donc quasiment inexistants.
6 - Conflits entre villages en fonction d'appartenances territoriales précoloniales
Dans le cas observé, lorigine des conflits actuels est à rechercher dans le fait que lÉtat, sous ses différentes formes depuis la période coloniale, sest approprié cette partie du territoire. Aujourdhui, en labsence de projet denvergure de lÉtat, les villages dont les finages sont limitrophes de cette zone ont, à des degrés divers, lambition de se lapproprier, justifiant leurs prétentions par des conquêtes militaires antérieures à la colonisation. Lexploitation de ces zones de plateaux daltitude, anciennement réservées à lélevage bovin extensif, constitue un enjeu important du fait de leur potentiel agricole : sols fertiles, pluviométrie élevée, nombreuses infrastructures, et du développement des marchés des productions légumières, laitières et de viande. Cette situation complexe et particulièrement préoccupante eu égard aux risques quelle comporte de voir ces conflits déboucher sur des violences physiques, constitue un cas extrêmement significatif. Il est urgent dengager un vrai dialogue entre les différentes parties dans lequel lÉtat joue un rôle darbitre et assigne à ces zones un statut foncier clair et durable. La possibilité de mise en valeur importante de ces zones constitue un facteur très favorable à la mise en oeuvre dune solution négociée et acceptée par tous, si tant est que les bénéfices soient équitablement répartis entre les différents acteurs en présence.
La méthode proposée et les solutions envisageables
1 - La gestion patrimoniale comme objectif central d'une réforme foncière visant la sécurisation de l'ensemble des acteurs
La gestion patrimoniale est fondée sur une volonté de restituer aux acteurs locaux leurs responsabilités dans le développement rural. Sa caractéristique principale est de reposer, pour éviter toute dérive et préciser les modalités d'exercice des responsabilités ainsi dévolues, sur la "négociation patrimoniale" et le contrat comme cadres institutionnels et juridiques de la gestion durable. Elle est basée " sur la définition conjointe d'objectifs de long terme par les différentes parties en présence ".
2 - Principes dintervention
En fonction des situations observées les principes suivants sont proposés :
- reconnaissance et protection du droit de propriété mais transition progressive vers la généralisation d'une propriété absolue, on peut ainsi imaginer quà lintérieur dun même finage villageois certaines zones puissent faire lobjet de procédures dimmatriculation et dautres de simples procédures dinscription cadastrale,
- réduction de l'exercice de la domanialité aux seuls espaces et ressources répondant à un double critère: être considérés comme relevant d'un intérêt général dûment constaté et pouvoir être effectivement gérés par lAdministration selon l'hypothèse d'un maintien des moyens humains et financiers au niveau actuel,
- option de large décentralisation dans la gestion foncière et des ressources renouvelables, non seulement à l'échelle de chaque île, mais surtout de chaque communauté.
3 - Dispositif Institutionnel
Ce dispositif intervient aux trois échelles-clés où les problèmes fonciers doivent être résolus :
- à l'échelle régionale, une Haute Autorité Foncière par île en vue d'assurer la régionalisation de la politique foncière,
- à l'échelle locale, des Comités Villageois d'Aménagement Foncier.
Conclusion
Ce type dintervention, en appui institutionnel à un gouvernement, na un sens que si lÉtat manifeste clairement son autorité et sa volonté de concrétiser le dispositif proposé. Dans le cas présent, la situation politique paraissait très favorable au moment de lintervention en mai 1996 avec lélection récente dun nouveau Président de la République à une forte majorité et sans contestation majeure de lopposition. Mais, dans un contexte socio-économique difficile, la situation sest rapidement dégradée, aboutissant à une crise politique très sévère. Aucune décision politique visant à la mise en uvre des orientations proposées na donc pu être prise. La poursuite du travail dans ce domaine est aujourdhui conditionnée par un retour à la stabilité politique.
Référence Bibliographique
Bertrand (Alain), 1996, Négociation patrimoniale plutôt que gestion de terroir, La sécurisation foncière en Afrique, Paris, Karthala, p. 343.
LES ASPECTS HUMAINS DE LA GESTION DES RESSOURCES NATURELLES À MADAGASCAR
Razafindrabe Mamy*
L'analyse des aspects humains est incontournable dans toute étude portant sur la problématique de la gestion des ressources naturelles. L'homme est au centre de tout le processus dans la mesure où il est en même temps acteur et bénéficiaire.
La relation homme/nature
La relation homme/nature détermine les pratiques et les logiques sociales des hommes en société. L'homme est un être de besoins... On peut alors penser que dans un premier temps, la nature arrive à procurer à l'homme ce dont il a besoin dans son existence; il ne connaît ni ne maîtrise les phénomènes naturels puisqu'il ne transforme pas la nature en se contentant de ce que cette dernière lui offre. On peut alors penser que dans cette phase " naturelle ", l'homme est plutôt dominé par les phénomènes naturels. Il craint et vénère même les phénomènes et les objets naturels dont dépend son existence.
Cette phase va connaître des transformations : les besoins des hommes et des groupes sociaux vont en effet évoluer, et il arrive alors que les " offres " de la nature ne suffisent plus à satisfaire l'accroissement des besoins. Aussi, l'homme sera-t-il amené à transformer progressivement la nature et à maîtriser les phénomènes naturels. Un tel processus peut alors aboutir à une logique de domination effective de l'homme sur la nature. L'homme prend alors conscience de sa capacité de dominer la nature et il finit par dominer les autres hommes dans le processus de satisfaction de ses besoins d'existence.
Si dans la phase " naturelle " la contradiction principale se situait entre les hommes et la nature, dans cette dernière phase la contradiction principale sera entre les hommes ou entre des forces sociales. Cette logique de domination et d'exploitation caractérise la dynamique des sociétés " modernes ". Elle conduit souvent à des situations absurdes dans la mesure où la domination amenant l'exploitation peut aboutir à la destruction des ressources naturelles. Nombreux sont les exemples qui peuvent illustrer cette situation.
Cependant, il est possible de penser à un troisième type de relation entre l'homme et la nature: " une relation d'échange ". Dans ce mode de relation, l'homme n'est pas dominé par la nature, il ne la domine pas non plus. Il est en communion avec tous les éléments de son environnement. La satisfaction des biens matériels nécessaires à son existence s'obtient à travers un processus d'échange avec son environnement naturel. Ce mode de satisfaction des besoins détermine également des relations d'échange entre les hommes et va porter l'accent sur la communauté, plus que sur l'individu.
Cette logique et cette symbolique de l'échange semblent être propres aux formations sociales communautaires. Par exemple, la terre n'est pas à conquérir par le travail, mais constitue un présupposé du travail, donc de la reproduction du groupe. Dans l'activité de production agricole, l'homme n'exploite pas la terre, mais il échange avec elle. Quand le paysan malgache travaille la terre avec son " angady ", il ne pense pas transformer la terre, il entre plutôt en relation avec elle et la soigne. Par ailleurs, quand on travaille la terre à l'angady, en principe on ne travaille pas seul, mais avec d'autres personnes. Le travail à l'angady est généralement communautaire. L'angady n'est pas seulement un instrument de travail, c'est aussi un instrument de médiation dans la relation qui s'institue entre l'homme et la terre. Plus encore, elle détermine des relations d'échanges entre les hommes dans le travail de production. L'activité de production est donc génératrice de relations d'échange, ainsi que de partage entre les membres d'une communauté.
Cette logique d'échange caractérise la logique lignagère. Dans une telle conception, l'individu vit en symbiose avec son environnement naturel. Il faut alors préciser que la société constitue en fait le centre d'une telle vision du monde. Il faut alors parler de " sociocentrisme lignager ". Mais la société elle-même n'est rien en dehors des présupposés de sa reproduction. Or on ne se doute pas toujours du fait que la simplicité technique de ce type de société cache toute la complexité des significations qui sont d'un tout autre ordre. L'exemple de l'angady a été mentionné, l'outil a une dimension symbolique qu'il faut redécouvrir. Tout outil a été élaboré en fonction d'une efficacité dans les activités de production, mais l'outil est également générateur de rapports sociaux. Le quantitatif est sûrement une des finalités de l'outil : satisfaction des besoins, condition objective de la reproduction. Mais l'outil vise également le qualitatif. La logique d'échange opère une dialectique entre le quantitatif et le qualitatif.
Le processus de légitimation
Le processus de légitimation constitue un élément important de la dynamique des sociétés rurales malgaches. A ce titre l'étude de la notion de " Hasina " revêt une importance particulière.
Le Hasina est un mot difficile à traduire. Les chercheurs occidentaux ou occidentalisés ont trouvé dans le mot hasina le correspondant de la catégorie du sacré. Par exemple, dans la tradition, un souverain est toujours considéré comme Masina. Traduire Hasina par sainteté est une forme de réduction qui empêche de saisir la globalité symbolique du mot.
Il faut donc élargir la signification du terme Hasina. Hasina exprime surtout la légitimité d'un statut, d'une autorité. Tout objet d'hasina est normalement respecté et craint et son pouvoir est légitime.
Dans la logique lignagère et la pratique du culte des ancêtres, les descendants vivants reconnaissent le hasina des ancêtres. Le Hasina est alors la manifestation visible ou invisible de la vénération et du respect dû aux ancêtres qui oeuvrent pour le bienfait des vivants. Il est intéressant de citer ici deux proverbes très connus : " Raha Razana tsy mitahy, fohazo hiady voamanga " (si un ancêtre ne bénit pas, qu'on le réveille pour déterrer les patates douces). " Mitoe-paona ny Razana tsy mitahy " (oisif comme un ancêtre qui ne bénit pas). Ces deux proverbes expriment en fait la même idée : la légitimité des ancêtres découle de l'assistance permanente que ces derniers portent à la communauté des vivants. Si les ancêtres ne remplissent pas convenablement ce rôle qui leur est assigné, il n'ont plus qu'à se réveiller et se rendre plus utiles en déterrant les patates douces. En effet, l'ancêtre qui ne porte pas assistance à ses descendants est un oisif, donc inutile.
La communauté des vivants doit donc respecter et vénérer ses ancêtres. Mais il est clair que cette légitimation des ancêtres n'est pas gratuite. Les vivants sont aussi bénéficiaires d'un Hasina et d'un respect de la part des ancêtres de par leur assistance.
Il en ressort que la relation entretenue par la communauté des vivants avec ses ancêtres est une relation d'échange. Et la continuité de cet échange entre les vivants et les ancêtres défunts est nécessaire dans le processus de reproduction et de fonctionnement de la société. Le Hasina que les vivants doivent aux ancêtres est l'expression de la reconnaissance de la légitimité de leur statut et de la légitimité de leur autorité. On doit la vie aux ancêtres car ce sont eux qui ont mis au monde : ils ont aussi légué un héritage précieux pour la reproduction de la communauté : terres, savoir faire, sagesse... À travers cet héritage, le " fanahy " ou la force vitale des ancêtres reste parmi les descendants. Mais il s'en suit aussi que tout être vivant est doté d'un fanahy et donc d'un hasina. Le hasina n'est pas l'objet d'une conquête mais s'acquiert à travers un processus d'échange et de réciprocité entre les vivants et les morts d'une part, entre les vivants eux-mêmes d'autre part, ainsi quentre les hommes et leur environnement naturel hérité des ancêtres. Celui qui a perdu son hasina (very hasina), n'a plus de place dans la communauté.
Il est alors évident que le hasina va avoir son impact sur l'organisation socio-économique et politique : on doit respecter les aînés qui représentent les ancêtres et qui sont les dépositaires et gestionnaires de l'héritage. Le collectif des aînés constitue un maillon essentiel qui relie les vivants aux morts. Cette position leur confère un certain nombre de privilèges non négligeables et justifie la légitimité de leur statut. C'est à partir donc du hasina que l'on peut comprendre la subtilité des rapports asymétriques que l'on rencontre dans la dynamique sociale lignagère.
Le hasina aura également son impact sur la structuration politique : en effet, le chef ou souverain est également doté d'un hasina par le fait même qu'il doit constamment veiller au bien-être de ses sujets. Le fameux roi Andrianampoinimerina a dit explicitement : " Raha noana ny vahoaka, tsy misy hasiny ny Andriana " (Si le peuple ne mange pas à sa faim, le pouvoir du souverain perd sa légitimité). On a encore ici une illustration de l'impact de la logique d'échange sur la dynamique politique. L'hommage que l'on doit au souverain relève de l'effectivité des devoirs que son peuple peut attendre de lui. C'est ainsi qu'historiquement plusieurs régions de Madagascar ont connu des formes de destitution de souverains.
Les transformations des termes de la logique déchange
La dynamique politique des sociétés malgaches va connaître des transformations historiques à travers le substrat anthropologique que constituait la logique d'échange. En effet le cours de l'histoire va influer sur cette logique d'échange, laquelle va connaître un certain nombre de phénomènes de réactualisation et de réinterprétation, tant sur le plan de la forme que du contenu.
La plupart des régions de Madagascar ont connu le processus de mise en place d'un système de pouvoir centralisé. La structure lignagère qui a été jadis la structure dominante a fini par s'agencer autour d'un système plus large et plus global qui est un système de pouvoir centralisé. Quand le roi Andrianampoinimerina a dit que lorsque le peuple a faim, le souverain perd la légitimité de son statut et de son pouvoir, il évoquait une certaine conception de son pouvoir et de l'État. Comme il a été dit plus haut, cette conception du pouvoir et de l'État entre dans le cadre même de la logique d'échange ; ici, en particulier, l'intérêt du peuple se recoupe avec l'intérêt de l'État, et donc des dirigeants. L'État et les dirigeants doivent leur légitimité aux services qu'ils sont tenus de rendre au peuple. En d'autres termes, les intérêts du peuple et des dirigeants sont particulièrement proches. A la limite, on pourrait même dire que les intérêts des dirigeants s'identifient en général à ceux de la population. Il faut encore relever qu'avant de prendre des décisions, les dirigeants prenaient le temps, non seulement d'informer la population, mais de demander son avis. C'était le véritable sens du kabary, ce dernier n'était pas un monologue, mais un véritable échange et une joute oratoire entre le peuple et les dirigeants.
Cette situation d'échange ne va pas perdurer. En effet, la mise en place des systèmes à pouvoir centralisé va entraîner une autre dynamique : la transformation des relations d'échange au bénéfice de l'État et du pouvoir, donc au profit des dirigeants. Presque toutes les régions de Madagascar ont connu l'émergence d'une classe dirigeante, laquelle deviendra une véritable oligarchie. Les relations d'échange ne seront plus que des relations de forme. En fait, on se dirige de plus en plus vers des relations de domination. Pour le cas de l'Imerina par exemple, on peut dire que le système politique était complètement dominé par l'oligarchie, composée certes d'une partie de la noblesse, mais surtout contrôlée par des roturiers. Cette tendance va se renforcer jusqu'à la fin de la royauté merina. Il faut surtout insister sur le fait que les intérêts du peuple et ceux de l'État, donc des dirigeants vont alors, se distinguer et s'éloigner les uns des autres. Pire encore, le peuple sera asservi dans la réalisation des intérêts des dirigeants.
Avec l'avènement de la colonisation les termes des relations entre le peuple et l'État ne vont pas changer et vont même empirer. Seuls les acteurs du pouvoir vont connaître des changements. En effet, il était évident que la puissance coloniale avait ses propres intérêts, lesquels étaient foncièrement différents de ceux de la population en général. D'ailleurs la population devait se soumettre aux dispositions et aux dispositifs de réalisation des intérêts de l'État colonial. Elle ne prenait pas part aux processus de prise de décisions, et son information équivalait à une transmission d'ordres à exécuter.
Les années d'indépendance n'ont pas changé grand chose. Le système colonial a pris soin de se préparer une relève autochtone pouvant continuer cette politique de domination. Cette relève comprend en gros l'ensemble de l'élite administrative et technique. En fait, la dynamique de la société malgache en général reste tributaire d'une logique foncièrement centralisatrice. Cette dernière est en réalité une logique de domination, opposée à la logique d'échange, qui malgré tout continue tant bien que mal à jouir d'une certaine substantialité, en particulier dans le monde rural.
Dans la pratique, cette logique centralisatrice et dominante va se concrétiser à travers la mise en place d'un dispositif juridico-administratif, avec des variantes techniques et économiques.
Il faut encore préciser une chose : la dynamique générale de la société malgache est soumise à la domination d'un système juridico-administratif, exclusif et répressif, et ce système exprime en lui-même une logique " de domination ". Malgré l'existence de cette logique, la dynamique générale de la société malgache actuelle reste très complexe, dans la mesure où la logique d'échange n'a pas encore pu être complètement effacée. En d'autres termes, la logique d'échange est loin d'avoir disparu et continue à se manifester. On peut même avancer que la logique d'échange reste prédominante car elle constitue toujours une référence et un recours essentiel des Malgaches.
Deux sortes de logiques commandent donc la dynamique actuelle de la société malgache en général, et des sociétés rurales en particulier : d'une part, il y a la logique de domination, incarnée par les institutions officielles et par les dispositifs juridico-administratifs et technico-économiques, d'autre part, il y a la logique d'échange, considérée à tort ou à raison comme traditionnelle. La logique de domination peut alors être qualifiée d'externe, tandis que la logique d'échange peut être perçue comme interne.
La coexistence de ces deux logiques donne un caractère complexe à la dynamique actuelle de la société malgache en général. En effet les gens peuvent passer d'une logique à l'autre, selon les situations et selon les circonstances. Les pratiques et les logiques des Malgaches sont donc caractérisées par une ambivalence. Cette ambivalence se traduit économiquement à travers l'adoption par les paysans de certains principes de l'économie de marché tout en se référant à des principes de l'économie de subsistance et à des pratiques d'échange et d'ostentation. Sur le plan culturel, on peut rappeler certaines manifestations de rituels syncrétiques. Sur le plan politique, nul ne peut ignorer les conflits qui peuvent surgir entre les représentants de l'administration et les tenants des pouvoirs locaux et traditionnels. Sur le plan social, l'exemple des règlements des conflits constitue une illustration significative de cette complexité des logiques et des pratiques des populations. En effet, dans le cas d'un conflit au sein d'une communauté, les gens s'entendent toujours pour trouver des règlements internes. On se réfère alors aux solutions internes en recourant aux institutions locales qui continuent à jouir d'une relative légitimité. Ce n'est qu'en dernier recours, lorsquon aura épuisé toutes les solutions internes, que l'on se tournera vers les solutions externes. Dans ce cas particulier des règlements de conflits, il est évident que les solutions internes peuvent ne pas être reconnues par les institutions officielles, dans la mesure où elles ont été prises en dehors des dispositifs officiels. Le recours en dernier ressort à des solutions externes constitue une preuve irréfutable de l'effritement et de l'inefficacité relative des institutions locales et traditionnelles. Donc ce type de recours est une solution du pire, donc en principe peu convaincant.
Il faut encore revenir sur certains aspects des effets induits par la logique de domination. Cette logique est foncièrement répressive et exclusive ce qui se manifeste dans les mécanismes de fonctionnement des dispositifs juridico-administratifs et technico-économiques. En matière de politique de développement rural et de protection de l'environnement par exemple, tout est conçu au niveau central. Les institutions locales sont écartées et occultées dans la conception des politiques de développement rural et environnementales. Les communautés locales sont là pour se soumettre aux décisions des institutions officielles. Pourtant, malgré la domination du système officiel, ces communautés ont pu survivre dans la mesure où elles ont continuellement fait recours à leurs institutions locales et à la logique d'échange. La complexité de la dynamique ambivalente vient alors du fait que les communautés doivent se plier aux règles officielles et légales dans leur mode de gestion des ressources par exemple, alors qu'elles ont leurs propres règles qui sont encore socialement légitimes. Ces communautés sont alors tiraillées entre la légalité des règles et institutions officielles et la légitimité de leurs propres règles et institutions. Le fond du problème réside dans le fait que pour les communautés locales tout ce qui est légal n'est pas légitime et que tout ce qui est légitime n'est pas légal.
De tout ce qui vient d'être dit, il ressort que si la dynamique actuelle de la société malgache est déterminée par la coexistence de la logique de domination et de la logique d'échange, il n'en demeure pas moins que ces deux logiques sont comme deux lignes parallèles qui ne se rencontreront jamais. Cela signifie que ces deux logiques se neutralisent avec comme résultante un 0 (zéro) au niveau de la dynamique sociale. En effet, face à la logique dominante externe, légale, officielle mais inefficace à cause de son manque de légitimité et de crédibilité, et malgré la logique prédominante d'échange interne, certes légitime, mais inefficace parce que non légale, on se trouve aujourd'hui confronté à un phénomène de foisonnement de "stratégies individuelles" qui ne sont plus contrôlées et qui sont les plus dangereuses quant aux phénomènes de destruction des ressources naturelles renouvelables. On peut dire que le développement à outrance de la pratique du tavy dans la région de Brickaville en est une illustration. Les jeunes, non sécurisés foncièrement par les dispositions légales et officielles, vont au delà des prescriptions des chefs traditionnels, en l'occurrence les Tangalamena, et se mettent à défricher de leur propre chef pour pratiquer le tavy en vue de leur survie. C'est encore cette absence de régulation sociale de l'accès et de l'utilisation des ressources qui explique la situation actuelle de libre accès et de dilapidation des ressources naturelles renouvelables. C'est dans ce sens que la problématique de la gestion communautaire devient incontournable dans la situation qui prévaut actuellement à Madagascar.
La problématique de la gestion comunautaire des ressources naturelles
Depuis quelques années, les réflexions portant sur la problématique de la gestion communautaire des ressources naturelles occupent de plus en plus de place dans la conception des politiques environnementales à Madagascar. Des constats ont été effectués : d'abord le fait que l'État devient de moins en moins capable de continuer à assumer de manière exclusive et répressive la conservation et la protection des ressources naturelles, et cela pour différentes raisons : manque de moyens matériels, humains et financiers, mais aussi caractère désuet et dépassé des démarches et des méthodes utilisées. On parle beaucoup aujourdhui, de l'utilité de la participation des populations et des communautés locales aux différents programmes de conservation des ressources et de l'environnement. C'est dans ce sens que l'on a mis en place les PCDI. Actuellement, les résultats des PCDI semblent mitigés. En effet, il ne faut pas uniquement rechercher la participation des populations et des communautés locales. Il faut surtout viser leur implication et arriver à un processus d'appropriation par eux-mêmes des projets. Cela signifie que ces entités doivent être associées dès l'identification et la conception des projets. Une telle démarche n'est possible que si lon a confiance en leurs capacités et que si on les considère comme des interlocuteurs et des partenaires valables.
Des études allant dans le sens de l'identification des capacités locales ont été entreprises en 1991, durant la préparation de la mise en place du projet KEPEM. Ces études ont été interrompues à causes des événements qui ont secoué le pays à partir de Mai 1991. Elles ont été reprises en 1993. Ces études, financées par lUSAID ont été réalisées par une équipe de chercheurs malgaches en collaboration avec lARD (Associates in Rural Development) et le LTC (Land Tenure Center) de l'université du Wisconsin. Les recherches se sont déroulées au niveau des communautés périphériques à certaines aires protégées : Montagne d'Ambre, Andohahela, Zahamena, Ranomafana. La recherche avait été orientée vers l'étude des formes de gouvernance locale et des modes de tenure foncière.
Ces études ont confirmé l'existence de diverses capacités au sein des communautés locales. Ces capacités concernent en particulier les domaines suivants :
capacités en matière de prise de décisions ;
capacités en matière de mobilisation communautaire de " ressources naturelles " ;
capacités en matière de règlement de conflits ;
capacités en matière de gestion des ressources naturelles renouvelables ;
capacités en matière de gestion de services d'utilité publique.
Ces capacités locales " traditionnelles " continuent à avoir leur place, même si elles se trouvent parfois en marge des institutions et des réglementations officielles. Bien quelle aient toujours été écartées et occultées, elles ont toujours su sauvegarder leur légitimité interne en dépit de la domination de la légalité officielle externe.
Cette approche confirme également tout ce qui a été dit concernant la coexistence d'une logique externe dominante et dune logique interne prédominante ainsi que le caractère ambivalent de la dynamique actuelle des communautés locales.
Les études menées à partir de 1991 et continuées en 1993 ont démontré l'existence de capacités locales en matière de gestion des ressources naturelles renouvelables. Elles ont abouti à l'organisation d'un atelier sur la gouvernance locale et sur la tenure foncière. Cet atelier s'est déroulé à Mantasoa en Septembre 1994 et a développé l'idée selon laquelle il fallait, dorénavant, procéder à une meilleure identification et à une meilleure connaissance de ces capacités locales en vue de mieux les valoriser pour une gestion locale efficace et rationnelle des ressources naturelles.
Suite à cette recherche sur la gouvernance locale et la tenure foncière et aux recommandations de l'atelier de Mantasoa, l'Office National de l'Environnement (ONE), la Direction des Eaux et Forêts (DEF) et l'Association Nationale pour la Gestion des Aires Protégées (ANGAP) ont organisé ensemble un colloque à Mahajanga en novembre 1994. Celui-ci a réuni quelques 120 participants : des représentants de la Banque Mondiale, de l'UNESCO, de l'USAID, de la mission française de coopération, des élus, d'associations paysannes, d'autorités civiles et militaires venant de différentes régions de lÎle, d'ONG nationales et internationales, du Programme d'Action Environnemental, des PCDI et de différentes agences d'exécution. Le colloque s'est concentré sur les problèmes des aires protégées et des populations environnantes. Sa problématique essentielle a tourné autour de la mise en oeuvre des plans d'action pour la préservation de la biodiversité en collaboration avec les communautés locales, avec l'administration et avec les opérateurs économiques. Le colloque a insisté sur la nécessité de développer des formes de collaboration avec les populations rurales locales.
Les recommandations du colloque ont mis, entre autres, l'accent sur la mise en oeuvre d'actions concertées avec les associations paysannes pour des programmes de protection et de préservation de l'environnement en vue d'un développement durable. L'objectif est de mettre fin au " libre accès " aux ressources. Les populations locales sont ainsi appelées à gérer et à utiliser des ressources naturelles à travers l'élaboration de contrats de gestion de ressources, sur des espaces et pour une période à définir. Bref, le colloque de Mahajanga préconise une nouvelle approche de la conservation et du développement au niveau des aires protégées. Il suggère la nécessité d'associer les communautés locales et de les rendre responsables de la préservation et de la gestion des ressources naturelles renouvelables à travers la mise en oeuvre de contrats de gestion.
L'idée de transfert de la gestion des ressources naturelles aux communautés de base va se globaliser et va sortir des limites des aires protégées. C'est dans ce sens qu'il faut voir la réalisation d'un colloque national à Antsirabe, du 8 au 12 Mai 1995, colloque qui s'est penché sur la problématique de la gestion locale communautaire des ressources naturelles renouvelables. Ce colloque avait été organisé par le Ministère de l'Environnement et l'ONE, avec l'appui et le concours de la Coopération Française, de la Banque mondiale et de l'USAID. Il a rassemblé environ 150 personnes, une cinquantaine de participants étant des paysans délégués par des communautés rurales de certaines régions de Madagascar. Ce colloque a relevé l'inefficacité des politiques de conservation et de gestion des ressources élaborées par l'État à travers une pratique et une logique centralisatrices, exclusives et répressives. Il a en conséquence, préconisé la mise en oeuvre d'une politique de transfert de la gestion des ressources naturelles aux communautés de base locales, compte tenu des capacités et des initiatives locales. Un certain nombre de mesures d'accompagnement nécessaires ont été recommandées : on peut citer à cet égard l'élaboration d'un projet de loi qui devait consacrer légalement le transfert de gestion des ressources naturelles aux communautés locales de base. Ce projet, adopté par le gouvernement et l'Assemblée Nationale, a été jugé constitutionnel par la Haute Cour Constitutionnelle. Sa promulgation n'est plus qu'une question de formalité. Par ailleurs, et toujours en guise de mesure d'accompagnement, cette nouvelle loi sera suivie d'un décret d'application portant sur le statut et la fonction des médiateurs environnementaux. Durant une phase initiale, le Centre d'Études et de Recherche sur la Gestion des Ressources Renouvelables, sis à l'École Supérieure des Sciences Agronomiques (ESSA) de l'Université d'Antananarivo, serait chargé de l'élaboration du programme de formation des médiateurs environnementaux, du suivi et de l'encadrement de la formation, et de l'identification des futurs médiateurs à travers les régions.
Le médiateur sera le "facilitateur" de l'élaboration des contrats de gestion. Il aura pour tâche de rapprocher les visions, les perceptions et les objectifs différents que peuvent avoir les différents acteurs quasi permanents du processus de négociation des contrats de gestion. Cela est essentiel dans la mesure où il a toujours existé un fossé entre les intérêts de la population et celui de l'État. Le médiateur est alors chargé de faciliter positivement le rapprochement entre l'État, l'administration, les populations et les communautés de base locales. Si lon se réfère à ce qui a été dit plus haut, le médiateur doit être le "facilitateur" du processus de légitimation du légal et de légalisation du légitime, processus nécessaire à la " redynamisation " positive des communautés locales actuelles. En effet, comme il a été évoqué précédemment, le caractère ambivalent de la dynamique actuelle des communautés rurales aboutit à une résultante nulle (0). Le transfert de gestion ne sera effectif et efficace que s'il entre dans une perspective de " redynamisation " positive des communautés. D'où la place incontournable de la médiation et de la négociation environnementale ainsi que le rôle central du médiateur environnemental.
Une des formes de la redynamisation des communautés locales doit alors se faire à travers une démarche de négociation patrimoniale. Cette dernière doit conduire en fait à l'émergence de nouveaux communs (commons) et d'un nouveau projet collectif, par rapport au foisonnement actuel de stratégies individuelles. Une telle démarche requiert l'organisation d'une médiation/négociation entre des représentations et des perceptions différentes du passé, du présent et de l'avenir. C'est cette étape qui justifie le recours au médiateur environnemental. C'est le médiateur qui est censé animer et faciliter le développement d'un processus de dialogue et de négociation... Selon J. Weber, le résultat de ce processus doit être constitué :
d'objectifs à très long terme (une génération) ;
de scénarios de gestion à moyen terme, assortis d'une évaluation de faisabilité écologique, économique, sociale et institutionnelle,
de l'élaboration d'une structure de gestion négociée.
Un certain nombre de qualités sont requises pour pouvoir assumer cette fonction de médiateur environnemental. Il y a d'abord la capacité d'écoute et de restitution des opinions, la capacité à légitimer les points de vue de la négociation, surtout lorsque ceux-ci sont opposés. Il faut aussi une bonne capacité d'effectuer des synthèses.
On peut alors distinguer quatre phases dans la démarche patrimoniale: la phase " dinitialisation ", la phase d'élaboration des objectifs à très long terme, la phase d'élaboration d'un système de gestion et enfin la phase délaboration d'une structure de gestion.
L'initialisation est la phase où l'on procède à l'identification des acteurs impliqués dans l'objet de la médiation. Tous ceux qui sont impliqués d'une manière ou d'une autre dans le devenir de l'écosystème doivent être intégrés dans le processus de négociation. Le rôle du médiateur est alors d'introduire tous les acteurs dans une discussion sur les manières dont ils perçoivent l'évolution probable de leur écosystème et de leur propre situation, au cas où les tendances actuelles ne changeraient pas. L'essentiel est que les acteurs qui participent au processus puissent s'exprimer sur la situation présente et sur son évolution, et qu'un système d'échanges d'idées et de points de vue, ainsi que de communication se développe, à travers un phénomène de confrontation des perceptions et des représentations. Cette phase d'initialisation doit conduire vers des débats sur l'acceptabilité écologique, économique et sociale d'une prolongation des tendances actuelles. Cette phase d'initialisation va constituer l'ancrage de tout le processus de négociation patrimoniale.
L'élaboration des objectifs à très long terme constitue la deuxième phase du processus. Les acteurs, très sensibles aux effets que pourrait avoir la prolongation des tendances actuelles en arrivent généralement à entamer des discussions et des échanges sur ce qu'ils pourraient souhaiter "idéalement" léguer à leurs enfants comme situation écologique, économique et sociale. Dans cette phase, il faut laisser s'exprimer tout le "symbolisme" social et culturel local. Le diagnostic des tendances actuelles peut permettre aux acteurs d'opérer des choix. A partir de ces choix, des objectifs à très long terme se dégagent car une telle démarche rend possibles des discussions et des échanges sur des éléments constitutifs d'un futur souhaité. La définition d'objectifs à très long terme rend elle-même possible la transformation de ces objectifs en institutions qui vont engager davantage tous ceux qui ont généré cet agrément sur le long terme. Cette démarche qui engage les acteurs dans une entente sur des objectifs à très long terme va permettre l'élaboration de modalités de gestion à moyen et à court terme. Ces objectifs patrimoniaux sont appelés à être constitutionnellement non rediscutables, il est toujours nécessaire de procéder à leur légitimation.
La troisième étape de la démarche patrimoniale consiste en l'élaboration d'un système de gestion. Il s'agit ici d'imaginer des scénarios à moyen terme permettant d'atteindre les objectifs à très long terme. A ce propos J. Weber écrit : " c'est à ce stade qu'intervient l'expertise scientifique, notamment économique. Il ne revient pas aux experts de dire ce qui doit être fait, mais d'évaluer la faisabilité comparée de scénarios élaborés par les acteurs. Le recours à l'évaluation scientifique des scénarios, par va et vient, permet d'affiner ces derniers jusqu'à ce qu'ils soient considérés par les acteurs comme conformes à leurs attentes, à coût acceptable, et dans le respect des objectifs de très long terme. "
Avec cette expertise scientifique des scénarios, il est alors possible de transformer le souhaitable que sont les objectifs patrimoniaux en possible. Ces scénarios doivent être acceptés par tous et nécessitent une légitimation, mais ils ne doivent pas être rigides et peuvent être modifiés en fonction des contextes et des circonstances.
L'élaboration d'une structure de gestion est la quatrième phase de la démarche patrimoniale. Il s'agit de la mise en place des structures à travers lesquelles on pense exécuter les scénarios acceptés par les acteurs : contrôle des accès aux ressources, exécution des sanctions, prélèvement des diverses taxes locales. Cette structure de gestion diffère d'une communauté à lautre et il ne peut y avoir de structure type.
Si telles sont les différentes phases de la démarche patrimoniale, base incontournable de l'élaboration des contrats de gestion, lesquels constituent la garantie de la durabilité de la gestion communautaire des ressources naturelles, il faut mentionner la nécessité de recourir, au niveau de certaines de ces phases, à un processus de légitimation et de ritualisation. À travers la ritualisation et la légitimation, il est possible de dépasser la situation de blocage induite par le caractère non légal du légitime et le caractère non légitime du légal, qui a été soulevée précédemment dans l'étude de la dynamique actuelle des communautés locales rurales.
Par le biais de la légitimation, on procède à une restitution publique et officielle, devant des autorités supérieures reconnues, des accords issus du processus de négociation et qui engagent tous les acteurs concernés sans exception. La légitimation constitue donc une consolidation officielle des agréments issus du processus de négociation... Quant à la ritualisation, elle s'effectue à travers un cérémonial dépendant des lieux et des réalités culturelles. C'est un rituel qui s'effectue dans l'ordre symbolique. Dans la situation malgache, cela pourrait se traduire par des festivités marquant la redéfinition de nouveaux liens de solidarité et redynamisant la vie de la communauté.
La démarche patrimoniale est incontournable dans la mise en oeuvre d'une politique de gestion communautaire des ressources naturelles. On ne peut trop insister sur le rôle essentiel du médiateur et de la médiation environnementale car seule, la négociation patrimoniale peut apporter de nouveaux éléments de revigorisation des dynamiques bloquées des communautés rurales actuelles.
La gestion locale communautaire et la décentralisation effective
Madagascar est en train de mettre en oeuvre une politique de décentralisation effective. Actuellement les communes ont été mises en place et constituent les collectivités territoriales décentralisées de base. Les collectivités territoriales ne sont pas uniquement des circonscriptions administratives, maillons de l'administration centrale. En tant que " collectivités décentralisées ", les communes par exemple, jouissent d'un certain nombre de prérogatives et d'une certaine autonomie. En effet, la décentralisation implique un processus de transfert de pouvoir, de compétences et de moyens de l'État central vers les collectivités. Par ailleurs, les collectivités sont considérées comme étant des pôles de développement économique et social. A ce titre, elles constituent de véritables centres de conception et de prise de décisions en matière d'orientation des politiques de développement économique et social local et régional. Dans la décentralisation effective, le développement local et régional est une véritable priorité. Ce qui implique donc une meilleure identification et une meilleure valorisation des capacités et des potentialités locales. Le développement local doit tenir compte des spécificités locales.
Les collectivités locales décentralisées, en tant que pôles de développement local, sont considérées comme des lieux pouvant favoriser et faciliter la participation des populations dans la gestion des choses publiques. Dans un tel contexte par exemple, l'État se désengage du secteur productif pour permettre une implication plus effective de tous les acteurs potentiels locaux : individus, associations diverses, secteur privé. Ce désengagement ne signifie pas que l'État n'a plus de rôle à jouer : l'État aura seulement moins à intervenir dans le domaine de la production, mais il devra davantage faciliter, encourager et appuyer les initiatives locales. Aussi ne faut-il pas considérer le désengagement de l'État comme une absence. Le tout est de parvenir à une situation de Moins d'État pour Mieux d'État.
La mise en oeuvre d'une politique environnementale s'orientant vers la gestion communautaire et locale des ressources ne nécessite pas forcément une politique nationale de décentralisation effective. Cependant, force est de reconnaître que l'existence d'une dynamique de décentralisation ne peut que favoriser la gestion locale communautaire. Il faut également admettre que la mise en oeuvre de celle-ci apportera de l'eau au moulin de la décentralisation. En effet, le passage d'une structure dominée par une logique et des pratiques centralisatrices vers une situation de décentralisation effective n'est pas évident et s'avère très complexe. Les actuels tenants du pouvoir et de l'administration ne sont pas toujours prêts à se convertir à la logique de la décentralisation. Généralement ils croient difficilement que les populations locales puissent avoir des capacités en matière de gestion des choses publiques et en matière de gestion des ressources naturelles. De leur côté les populations ont fini par perdre confiance en leurs propres capacités vu que celles-ci ont toujours été exclues et occultées, et de ce fait les populations locales n'ont pas non plus confiance dans les agents de l'administration. Une telle situation est paralysante pour la mise en marche d'une dynamique de développement.
Il faut donc opérer un recentrage des relations qui existent entre l'État et les populations locales pour que la décentralisation soit réelle et effective. Dans le cas de la mise en oeuvre d'une politique de transfert de la gestion des ressources aux communautés locales, ce recentrage est incontournable, étant donné que l'État et les communautés locales sont des partenaires obligés dans la négociation des contrats de gestion. Ici, on revient à l'aspect incontournable de la fonction du médiateur environnemental. C'est lui qui va stimuler et faciliter le rapprochement des visions et des perceptions antagonistes qui existent entre les agents de l'État et de l'administration dune part, et les communautés locales de base dautre part.
Dans la foulée de l'atelier tenu à Antsirabe du 8 au 12 Mai 1995, atelier qui a marqué un tournant important dans l'orientation des politiques environnementales à Madagascar, et dans le cadre de la conception du Plan Environnemental 2 (PE2), il a été décidé de créer une composante transversale du PE2. Il s'agit de la composante GELOSE ou Gestion Locale Sécurisée.
A long terme, le but de la GELOSE est de parvenir à une gestion durable des ressources naturelles renouvelables du pays, à travers leur exploitation optimum par les communautés de base et par les collectivités, dans un respect total du patrimoine environnemental et grâce à une action de reconstitution et de développement de ce patrimoine. A court terme, il s'agit donc de renforcer la capacité des communautés locales en les impliquant dans la gestion locale des ressources naturelles renouvelables par le biais de l'élaboration de contrats de gestion basés sur le développement durable, sur une sécurisation foncière et sur une exclusivité de l'exploitation des ressources locales. La sécurisation foncière est très importante car, le déficit foncier est à lorigine de la dégradation de l'environnement à Madagascar, du déficit vivrier et donc, de toutes les formes de pressions humaines sur l'écosystème.
Il en découle que la négociation et l'élaboration des contrats de gestion des ressources naturelles renouvelables avec les communautés locales de base ne peuvent faire abstraction de la sécurisation foncière. La participation de la Direction des Domaines à l'Atelier International sur la Gestion Locale Sécurisée, atelier qui s'est tenu à la fin du mois de Juillet 1996, a été plus que déterminante. En effet, la Direction des Domaines a décidé d'oeuvrer dans le sens de la facilitation et de l'accélération des procédures foncières et ceci dans le cadre de la dynamique de la gestion communautaire.
Dans un pays comme Madagascar, lexplication de la dégradation des ressources naturelles par la pauvreté nest pas satisfaisante. Effectivement, la dégradation des ressources naturelles relève surtout de la situation de libre accès et d'utilisation anarchique qui prévaut actuellement dans le pays. Cette contribution a essayé de montrer que cette situation provient d'un phénomène de blocage de la dynamique actuelle des communautés locales et de la société rurale en général. La mise en oeuvre de la gestion communautaire peut ouvrir la voie à une véritable redynamisation des communautés de base locales. Dans cette perspective, l'élaboration de contrats de gestion est nécessaire. Mais l'élaboration de ces contrats est très complexe. Et si l'on veut raisonner dans le sens d'une gestion viable, en vue d'un développement local durable, il faut impérativement éviter de brûler des étapes. C'est dans ce sens que la démarche patrimoniale est incontournable, dans la mesure où elle permet de réunir tous les éléments qui peuvent assurer la faisabilité effective et à long terme des processus de transfert de gestion de ressources naturelles aux communautés de base qui sont toujours spécifiques les unes par rapport aux autres. Le passage obligé par la démarche patrimoniale implique le recours aux services du médiateur environnemental, tel qu'il est préconisé par la composante GELOSE du PE2.
La négociation patrimoniale est fondamentalement différente de la démarche participative dans la mesure où elle contribue à la construction d'une démarche basée sur le contrat. La démarche patrimoniale est en d'autres termes la constitution d'un processus de négociation/médiation contractuelle qui permet l'appropriation immédiate des produits de la négociation par les acteurs concernés, et c'est ce qui manque dans la méthode participationiste classique utilisée encore dans bon nombre de projets environnementaux.
Le Centre d'Étude et de Recherches en Gestion des Ressources Renouvelables (GERG.2R) de l'École Supérieure des Sciences Agronomiques (ESSA) de l'Université d'Antananarivo a établi depuis quelque temps un programme de Recherche/Action allant dans le sens de la faisabilité de la gestion communautaire au niveau de certaines Aires Protégées. C'est ainsi que des actions d'identification et de diagnostic des capacités locales ont été menées dans plusieurs régions : Morondava, Ranomafana-Est, Beforona, Ranomafana, Masoala. Dans certaines zones comme Belo-sur-Mer ou Mananara-Nord, la démarche est déjà assez avancée. En effet, après les actions menées dans ces deux zones, les populations demandent actuellement une cérémonie de ritualisation des principes de la démarche patrimoniale. Cela signifie que dans ces deux sites, on va entrer dans la phase de négociations proprement dite, dans la mesure où les populations sont actuellement dans la phase d'élaboration de leurs objectifs à très long terme, la phase d'initialisation ayant déjà été effectuée. A préciser que dans cette phase d'initialisation, l'enquête menée par l'équipe du CERG. 2R était en elle même une démarche de médiation.
Les résultats obtenus jusqu'à maintenant paraissent prometteurs, puisque les populations et les autorités locales ont fait montre de véritables capacités et de détermination. D'autres projets sont actuellement envisagés avec le WWF dans la Réserve de Marojejy.
Références Bibliographiques
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Recommandations du Colloque d'Antsirabe, sur la Gestion locale communautaire des ressources naturelles, ONE, Mai 1995.
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DROIT FONCIER ÉTHIQUE ET STRATÉGIES LOCALES LES RÉPONSES A LA VIOLENCE DES POLITIQUES DOMANIALES EN ALGÉRIE
Souad Bendjaballah*
Notre recherche est le fruit d'interrogations suscitées voilà plus de vingt ans, par les difficultés d'application de la révolution agraire et par l'adhésion pour le moins mesurée de ceux qui, théoriquement, devaient en bénéficier.
Au début des années 1980, alors que la politique agraire, en Algérie, donnait des signes évidents d'essoufflements, un passage prolongé au Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) a contribué à canaliser ces interrogations dans le sens d'une observation beaucoup plus critique et élargie aux politiques agraires initiées en Afrique noire francophone. Une étude avait été entamée avec pour objet l'observation des rapports de l'homme à la terre à travers les stratégies foncières familiales en Algérie. Et parce que l'anthropologue est un peu "l'accoucheur" des réalités sociales, l'objectif fixé à ce travail était de mieux comprendre les difficultés rencontrées par les politiques agraires, d'interroger le passé et de tenter de se projeter vers le futur.
En 1988 les premiers résultats de cette réflexion ont été finalisés dans le cadre d'un mémoire de magistère soutenu à Constantine, intitulé: "Étude de cas de stratégies foncières familiales dans les hautes plaines constantinoises durant la période coloniale".
Cette recherche, ambitieuse au départ, avait finalement été limitée à une étude de cas d'évolution de patrimoines familiaux sur cinq générations, pour des raisons autant méthodologiques que pratiques. Elle a néanmoins permis de donner une esquisse de réponses aux interrogations initiales.
Malgré la volonté du système colonial de s'imposer, par la production d'une abondante législation foncière et dune importante production doctrinale, en matière de règles régissant la propriété, les systèmes normatifs autochtones continuaient de marquer les rapports à la terre. Une infime partie de ces droits autochtones a été récupérée par la législation coloniale pour donner naissance au Droit musulman algérien. Il sera conçu et codifié dans une espèce d'unité fictive avec le Droit colonial dans le but de servir les intérêts de la colonisation.
La reconstitution des patrimoines familiaux superposés aux tableaux de filiation et d'alliance avait permis l'identification des manières de faire familiales qui constituaient des types de comportements, sériés dans des stratégies différenciées autour de la terre. Ces manières de faire, que l'on pourrait rattacher aux orf, aux usages locaux et à des survivances du fiqh local, se traduisaient par une domestication et une utilisation des deux droits officiels codifiés, cest-à-dire, le droit colonial et le droit musulman. Face à ces deux ordres juridiques, les familles et les individus s'aménageaient des espaces de liberté, dans un jeu sans cesse renouvelé. Ils exprimaient ainsi leur propre mode de penser l'espace et de se penser dans cet espace.
Découlant de cette constatation, il était également apparu que le rapport aux différents ordres juridiques, qu'ils soient majeurs parce que codifiés ou mineurs parce quécartés du champ de la codification, était indéterminé car il ne se nouait pas autour du Droit en soi, mais autour des rapports à la terre. Dès lors que ce Droit gênait le rapport à la terre, il était mis en échec par des tactiques diverses alors qu'il se trouvait à nouveau invoqué lorsqu'il y avait momentanément convergence entre les logiques juridiques et les logiques paysannes ou familiales.
La conclusion qui se dégageait à l'issue de cette étude était de toute évidence non point un échec des lois foncières coloniales mais du moins une relativisation de leurs effets.
À la veille de l'indépendance, le legs colonial se présente alors sous la forme d'un champ normatif codifié et officiel le droit colonial et le droit musulman d'un vaste champ normatif non codifié orf et usages locaux et de nouveaux espaces gagnés par le dynamisme des manières de faire locales sur les reculs, les lacunes ou les silences des deux ordres juridiques officiels. Cet enchevêtrement et cette pluralité de normes marquent profondément l'espace foncier aussi bien sur le plan juridique que sur le plan physique.
Comment l'État national, engagé dans un processus de recouvrement de souveraineté, de construction institutionnelle, et de prise en charge des valeurs fondatrices du mouvement de libération national va-t-il alors, gérer cette situation de pluralisme?
Dès l'indépendance, l'État national s'impose comme le seul producteur du Droit, le seul aménageur, et le seul distributeur de l'espace. Le triptyque, monisme juridique, centralisation administrative et pensée unique, marque et accompagne la politique agraire depuis 1962.
L'État et le Droit étatique sont au centre de questionnements dont on ne sait pas s'ils sont facilités ou rendus encore plus complexes par des phénomènes qui émergent et s'amplifient dès 1980 et dépassent largement le cadre du foncier. Ce sont l'économie informelle, l'habitat informel, les occupations indues, autant de termes pour désigner des situations certes très variées mais qui expriment chacune à sa manière des rapports à l'ordre établi et aux règles édictées.
Ces phénomènes n'étaient pas nouveaux mais ils interpellaient et continuent d'interpeller par leur ampleur et par l'absence, la faiblesse ou l'inadéquation des solutions proposées.
Dans ce sens, le droit foncier apparaît comme un espace privilégié d'observation du rapport entre le droit étatique et la société, et les situations d'une infinie complexité que ces rapports peuvent générer. D'une part, la propriété foncière ainsi que la famille sont des espaces réservés et privés et constituent des lieux traditionnels de résistance au centre, en l'occurrence l'État. D'autre part, la charge symbolique qui pèse sur la question foncière en Algérie, du fait de la colonisation, ne pouvait que mettre le Droit au service de l'instance politique et de l'appareil idéologique. Le Droit positif constitue l'élément dominant de cette recherche, il est la partie apparente du jeu foncier autour, en marge, ou en dehors duquel vont émerger et se dessiner au delà des rapports de l'homme à la terre, les rapports de la société avec l'État et son droit.
Face à un processus d'appropriation étatique des terres, les manière de faire, les stratégies locales occultées niées, tolérées, ou verbalisées retiennent l'attention non seulement par leur dynamisme mais aussi et essentiellement parce qu'elles constituent les éléments fondamentaux d'une histoire foncière.
Nous avons dès lors tenté, dans le cadre de cette recherche et dans un espace temporel compris entre 1962 à 1995, d'esquisser les contours d'une histoire foncière avec toutes ses composantes, histoire de l'État, histoire du droit édicté parce que celui-ci n'est pas neutre et qu'il est le produit de luttes et d'enjeux, histoire de son application, histoire des lectures multiples dont il est l'objet par les acteurs impliqués.
Il sagit donc dun questionnement sur ce que peuvent révéler les pratiques des acteurs en compétition autour de la terre pour comprendre ce qu'est le Droit. Quel est son rôle ? comment est-il perçu ? Quelles sont ses limites ? Et quelle sont ses perspectives pour le futur ?
Du legs colonial aux ruptures nationales ou linvention de la propriété
Ce sont les résultats d'une enquête de terrain qui a permis, de dresser le tableau de l'évolution de la propriété suite à l'application foncière coloniale et des politiques agraires nationales, de donner la configuration actuelle de la propriété et de présupposer ses évolutions face au processus de dénationalisation et de privatisations, permettant de rendre compte des luttes autour de la terre et du Droit depuis l'indépendance jusqu'à nos jours.
Cette recherche a permis d'identifier les espaces d'adaptation/résistance aux droits officiels, et de dégager le sens des rapports de l'homme à la terre. Le mouvement de recomposition des patrimoines dont une partie s'acheminait vers ce qui peut être considéré comme une bourgeoisie agraire a été stoppé en 1954. Le foncier rural se fige dès lors dans un attentisme dont on ne sait pas très bien s'il est conjoncturel ou définitif, un attentisme qui se poursuit après 1962 face aux violences de l'intervention étatique, gel des transactions foncières, nationalisation, domanialisation, etc. Il explique en partie les difficultés rencontrées lors des procédures d'immatriculation généralisées depuis 1976.
Jeux et enjeux autour des terres constructibles
Au moment où le monde rural se figeait dans cet immobilisme, le foncier urbain se caractérisait par un grand dynamisme. Alors que le législateur instituait la commune comme seul agent de l'urbanisation, d'autres acteurs lui disputent cette prérogative par le biais des lotissements illicites. Ce phénomène qui fait l'objet de développements dans ce titre, est l'indicateur le plus visible des rapports de confrontation/négociation entre l'État et la société.
Deux acteurs, l'État et les occupants, sont en compétition sur le même espace, autour des mêmes règles, et des mêmes sources de légitimation. Dans ce jeu, l'État perd chaque jour, un peu plus de terrain. La légitimité dont il se prévaut lui est disputée et la légalité dont il s'entoure est mise en échec. L'État tente alors de réinvestir l'espace perdu en élargissant le champ de sa légalité, par des régularisations qui au même titre que l'immatriculation, ont une portée très relative, du fait du manque d'adhésion, ou de l'adhésion mesurée des destinataires de ces mesures.
Ces enjeux fonciers occultés et brouillés par le monopole étatique prennent toute leur signification avec la loi de 1990 portant abrogation des ordonnances relatives à la révolution agraire et constitution de réserves foncières au profit des communes.
De lappropriation publique aux privatisations : les luttes pour les terres
Le processus d'appropriation publique, et de redistribution des terres entamé sous le double registre de la légitimité révolutionnaire et de la légalité, marque profondément non seulement l'espace physique et juridique, mais également les représentations qui y sont associées. Le désengagement de l'État, entamé timidement vers le milieu des années 1980, prend toute sa dimension avec la loi d'orientation foncière de 1990 et la volonté de privatiser les terres publiques. Dès lors les luttes pour la terre, mises en veilleuse depuis 1962, rejaillissent avec plus de force et sont exacerbées dans un affrontement de logiques locales apparemment inconciliables auxquelles se superposent en filigrane les logiques de l'ajustement structurel et des bailleurs de fonds internationaux.
Engagées dès 1962 dans un processus empreint de volontarisme et de violence, entendu au sens de domination et d'exclusion de toute autre forme d'expression, les politiques agraires de la première génération ont fait leur temps. Elles cèdent le pas, très timidement, à une réhabilitation de l'initiative privée, sans que les modes de fonctionnement de l'État n'aient été fondamentalement modifiés.
Comment dès lors, face à cette mondialisation et à cette globalisation trouver, à l'échelle locale, les réponses adéquates aux demandes de la société formulées expressément ou sur le mode feutré des pratiques, familiales, paysannes au locales, et identifiées tout au long de ce travail.
Violence, argent facile et justice au Brésil : 1980-1995
Alba Zaluar*
Le problème de la criminalité violente dans les villes brésiliennes à partir des années 80 ne peut pas être réduit à la question de la misère ou de la migration rurale urbaine qui marquèrent le pays pendant les décennies antérieures, ne provoquant pas pour autant lapparition de la courbe ascendante des crimes violents récemment constatée.
En sociologie contemporaine, on ne cherche plus lexplication par une vision séquentielle de cause et deffet, ni par la détermination de structures qui transforment les personnes en de simples marionnettes de léconomique. On choisit, plutôt, le modèle interactionnel à travers lequel un ensemble dactions déclenche une chaîne deffets qui sentrecroisent et forment des "configurations" dans lesquelles se maintiennent des tensions et des disparités internes à la place de systèmes intrinsèquement solidaires. Ces arrangements sans cesse rénovés sont plus proches des liaisons de sens traitées dans les phénomènes sociaux, produits de processus complexes et entremêlés de faits et de sens, de choses et de représentations pensées, construites et vécues par les agents. Dans le modèle interactionnel, qui considère les comportements en interconnexion, la causalité servant de liant, ce qui permet de parler de complexité, terme qui fait de plus en plus partie de la langue de ceux qui pensent les nouveaux processus globaux de diffusion culturelle, nouveaux styles de consommation, ou standards comportementaux, y compris le phénomène de la manifestation de la violence dans les villes où les effets de la globalisation sont présents.
Durant les années 80, le Brésil a connu, dans tous les états de la Fédération et dans toutes les grandes villes, mais surtout dans les régions métropolitaines (São Paulo, Rio de Janeiro, Salvador, Recife, Porto Alegre, Brasília) une recrudescence de criminalité. Après une période de tranquillité relative pendant les années 60, comme dans dautres pays après la guerre, est survenue une brusque montée des crimes violents, tout particulièrement, les vols à main armée, les enlèvements, et les meurtres, dont le chiffre dans certaines villes, a parfois doublé ou a triplé. Cette vertigineuse montée des meurtres a principalement affecté des hommes jeunes, entre 15 et 29 ans. Aux "crimes de sang" ou vengeances privées, commis dans des espaces privés entre personnes qui se connaissent, et qui se maintiennent, sajoutent les crimes entre personnes se connaissant peu ou pas du tout, commis dans des lieux publics, particulièrement là où les hommes se rencontrent (bars, bals ). On retrouve, ici, la même configuration que celle rencontrée dans les guerres entre bandes de trafiquants et de bandits pour le partage des territoires et du butin ou entre gangs rivaux dans les ghettos des États-Unis depuis le début du siècle.
Lurbanisation accélérée, des années 50 aux années 70, a fait surgir de grandes régions métropolitaines et beaucoup de villes de taille moyenne à lintérieur du pays, notamment dans la Région sud-est, où se trouvent les villes de Rio de Janeiro et de São Paulo les deux plus grandes métropoles brésiliennes. A partir des années 80, toutefois, les mouvements de migration ont changé de direction : ils ne se produisent plus du nord-est vers le sud-est, ni du sud-est vers les villes de Rio de Janeiro et de São Paulo. Au contraire, le courant migratoire principal sétablit, du Sud, en partant principalement de létat de Parana, vers le centre-ouest, et le nord du pays (Martine, 1994). Pendant les années 90, São Paulo et Rio de Janeiro ont très peu grandi, tandis que la population de quelques villes moyennes continue de croître de façon notable.
Après le fort développement économique des décennies antérieures, y compris celui de la période militaire, durant laquelle le "gâteau" gonflé de la richesse ne fut jamais distribué, le pays est revenu, lors des années 80, aux pratiques de la démocratie, dans un cadre de crise économique morale et politique alimentées par une inflation accélérée. Le Brésil est alors un pays avec une économie diversifiée et moderne, mais avec des institutions et des traditions politiques et juridiques anciennes, association dont le résultat a été la plus mauvaise distribution de revenus du monde, associée à de fortes inégalités quant à laccès à la Justice, institutionnelle ou distributive. Ces inégalités apparaissent lorsque des personnes sont systématiquement exclues des services, des bénéfices et des garanties considérés, en général, comme des droits sociaux de citoyenneté ou encore, lorsquelles narrivent pas à exercer leurs droits civils ou humains, que lon peut alors qualifier de formels. Cette dichotomie entre droits formels et droits réels est le signe dun déséquilibre entre lettre de la loi et pratiques institutionnelles, ce qui constitue un problème très grave au Brésil.
Sur le plan politique, les historiens daujourdhui sont daccord sur limportance de notre tradition parlementaire établie depuis lEmpire en vertu du pouvoir que les oligarchies de plusieurs régions du pays ont obtenu durant cette période. La place de la violence dans notre culture est encore soumise à dintenses débats, à partir des idées sur " lhomme cordial brésilien ". Mais, en dépit des lacunes de notre historiographie, le fait est, quau Brésil, il ny a pas de registre de révolutions glorieuses pas plus que de guerres civiles entre catholiques et protestants, chrétiens et juifs, musulmans et juifs. Il est également vrai que, comme au Portugal, sur le plan imaginaire, la violence a une place réelle, quoique bien délimitée, dans la société brésilienne. Les épisodes dexplosion de haine sociale, raciale, religieuse et politique ont été, pour cette raison, ou bien passagers, ou bien localisés et nont pas laissé de plaies sanglantes dans tout le pays.
Il nexiste pas non plus, au Brésil, quelque chose de semblable au phénomène de " la violencia " qui a dévasté les membres des partis politiques de la Colombie pendant les années 50. Nous navons pas eu de guérillas urbaines ou rurales prolongées, comme celles qui ont transformé la violence en phénomène tellement particulier dans ce dernier pays. Au Brésil, pendant la période militaire (1964-1984), à lopposé de ce qui sest passé dans dautres pays dAmérique latine, le Congrès na pas été fermé et le gouvernement a continué dutiliser la corruption, associée au clientélisme comme stratégie de contrôle des décideurs politiques. Ceci a provoqué des attitudes fortement anticlientélistes et antiétatiques dans les mouvements liés à lopposition, et a en outre facilité lémergence de réseaux et de circuits de blanchissage dargent du crime organisé pendant la période de " redémocratisation ".
Linflation subie par le Brésil jusquen 1994 nest pas uniquement un fait économique. En raison de ses caractéristiques psychologiques et morales, linflation a également eu des effets pervers sur le comportement de la population, en particulier de celle qui vit de salaires et qui nen tirait aucun profit, dans la mesure où elle érode et contamine la confiance mutuelle sans laquelle il nexiste point de relations sociales stables entre les agents économiques. Elle a donc fait perdre de sa crédibilité au gouvernement, car elle est considérée comme un " vol " par les salariés, ce qui a contribué à creuser la crise dautorité et de gouvernance du pays et à fournir des justifications " tout le monde vole " aux vols et attaques à main armée qui ont commencé à être commis par ceux qui sont entrés dans le jeu de largent facile. Le rythme hallucinant de linflation a également permis linstallation au Brésil de réseaux et de circuits dans lesquels opère le crime organisé, puisquil aide à créer lillusion du " gain facile ". Ce fut lidée principale de ceux qui commencèrent à commettre des crimes économiques de plus en plus osés, secondés par les difficultés croissantes de la comptabilité et du contrôle des budgets provoquées par linflation galopante. Ce tableau monétaire a ainsi facilité la corruption et le blanchissage de largent illégal, indispensable à la consolidation des connexions criminelles. Avec la fin de linflation, et le succès du Plan Real qui a stabilisé la monnaie brésilienne, il reste toujours la volatilité et les tours de passe-passe des nouveaux arrangements financiers internationaux ainsi que lexistence de systèmes internationaux de blanchissage dargent provenant aussi bien de la corruption que du crime organisé autour du trafic de drogues illégales.
Cest pour cette raison quil est difficile de considérer cette vague récente de violence urbaine uniquement comme le résultat de la violence coutumière, au Brésil, à certaines couches culturelles (assez réduites dans laprès-guerre). Aujourdhui, dans le scénario de violence qui existe dans le monde, on ne peut pas exclure limpact local du crime organisé transnationalement, du crime mondialisé, lequel possède des caractéristiques économiques, politiques et culturelles sui generis. Ces caractéristiques sont : un processus denrichissement du moins de ceux qui occupent des positions stratégiques dans le réseau étendu des connexions transnationales avec peu de limites institutionnelles et avec des normes de règlement de compte non juridiques, produisant et négociant, pour répondre à la demande de ce quil est convenu dappeler " la consommation de style " de leurs marchandises illégales.
Parmi les drogues illégales, la cocaïne est associée, aujourdhui à un style de valorisation de largent, du pouvoir, de la violence et de la consommation de marque. Son commerce, comme dans dautres endroits du monde, est devenu une gigantesque source de gains très élevés et rapides. Elle est également associée à la violence, en raison de son prix élevé qui permet de faire des bénéfices importants même sur de faibles quantités. Les profits ne sont pas générés par la productivité mais par lillégalité même de lentreprise, qui rend au Brésil, la drogue plus chère que lor. La demande, qui assure ces profits élevés découle de changements de style de vie, associés à une consommation individuelle de style ou de marque, qui englobe les drogues illégales plus onéreuse que la consommation familiale dérivée des standards de vie domestique confortable et tranquille de la classe moyenne et des conceptions du travail, de la souffrance et du futur. Les changements dans la consommation, observés comme un des effets de la mondialisation ont aussi favorisé laugmentation impressionnante de certains crimes contre la propriété larcins et vols et contre la vie agressions et homicides (UNDCP 1997).
La question de la caractérisation de la société après la seconde guerre, est toujours lobjet dune forte polémique qui va au-delà dune simple querelle de terminologie. Néanmoins, les analystes convergent pour constater un processus de transformation accéléré dont les traits essentiels sont la fragmentation sociale et limportance de plus en plus grande accordée aux activités de loisir et de consommation dans la définition de nouvelles identités. Que cette société soit appelée " post-moderne ", " de haute modernité ", " post-éthique " ou encore " le dépassement de la société du travail ", les marques de cette évolution se retrouvent dans plusieurs couches de la population. Au niveau de la justice, ces transformations signifient que les contrôles moraux conventionnels qui jusqu'à un certain point se passent de la Loi deviennent fragiles sans être encore pleinement remplacés par une nouvelle éthique post-conventionnelle basée sur la liberté personnelle et sur l'entente avec les autres par le dialogue, la réciprocité et le respect des droits d'autrui, dans lesprit des droits et devoirs de lhomme et du citoyen. Le droit civil au Brésil est encore marqué de façon prédominante par la conception du contrat interpersonnel qui délimite le domaine du privé existant également dans le crime organisé6. Les idées concernant les engagements de chacun envers les autres dans l'espace public ont été abandonnées dans les pratiques sociales. Il en résulte que le jeu, la drogue et les divertissements sont devenus le but le plus important de la vie de nombreuses catégories de la population, notamment les plus jeunes, ce qui rend profitable l'investissement dans les affaires ayant pour but dexploiter leur consommation et dorganiser les activités criminelles prohibées par la loi.
Cependant, linefficacité et l'injustice de la justice au Brésil ont certainement joué un rôle déterminant sur la façon selon laquelle la crise de la moralité, l'affaiblissement de l'ethos du travail, l'importance de plus en plus grande du loisir et du plaisir dans la vie quotidienne, ainsi que les nouvelles organisations transnationales, dont les organisations criminelles, ont pu s'établir dans notre pays. On sait aujourd'hui, qu'un pourcentage extrêmement élevé de meurtres ne donne pas lieu à des enquêtes correctes et que les auteurs de ces homicides ne sont jamais découverts. La police de Rio de Janeiro, à son tour, voit renvoyer par le pouvoir judiciaire de lÉtat de Rio près de 92% des procès d'instructions de crimes de meurtres, en raison de mauvaises procédures. Cela veut dire que seulement 8% des meurtres enregistrés par la police sous la forme d'instruction, ont été jugés (Soares 1993). À São Paulo, une étude menée pendant l'année 1991 a constaté que seulement 1,38 % des meurtres d'enfants et d'adolescents de moins de 17 ans, effectivement suivis denquête menant à lidentification du mort et de lauteur, a abouti à un procès pénal effectivement jugé (Mesquita 1996).
Même ainsi, les données officielles des Secrétariats dÉtat de Justice, compilées sur la base des registres policiers indiquent que dans la région métropolitaine de São Paulo, la proportion de meurtres s'est accrue pendant les années 80. En 1981, le taux de meurtres pour 100.000 habitants était de 21. Une étude plus récente constate un taux de 42,91/100 000 habitants pour la période de 1990 à 1994, ce qui indique que la ville de São Paulo, la plus riche du Brésil, a connu la même augmentation dramatique du nombre de meurtres que celle constatée dans d'autres villes du continent américain (Zaluar et alii, 1995). 47,21% de ces morts par assassinat, sont des jeunes gens du sexe masculin, entre 15 et 24 ans. Cela est dû, probablement, à l'entrée de plus en plus importante de drogues et d'armes à la même époque dans cet État. Une des principales routes de la cocaïne passe par les États de Rondonia, de Mato Grosso do Sul et de São Paulo, États dont les chiffres de morts par la violence et en raison du Sida apportés par l'usage de drogues injectables, ont atteint les niveaux les plus élevés du pays, après avoir doublé pendant les années 80 (Bastos, 1995). Dans la région métropolitaine de Rio de Janeiro, le taux de meurtres a triplé durant la dernière décennie et est passé de 23 morts pour 10.000 habitants en 1982, à 63,03 en 1990 période pendant laquelle la population de la ville n'a augmenté que de 1,13% cest-à-dire s'est maintenue stable. Cependant, ce nombre impressionnant d'homicides a été surtout constaté dans les municipalités de la périphérie pauvre de la région métropolitaine de São Paulo et Rio de Janeiro, en raison, sans doute, de plus grandes difficultés pour y réaliser des enquêtes policières.
Quoique le taux de morts violentes se soit accru dans tout le pays, atteignant des personnes de tous âges, on a constaté que les plus affectés étaient les adolescents et les jeunes adultes de sexe masculin appartenant à des métropoles et des régions les plus aisées du pays, ou à celles qui avaient connu une forte croissance de leur population et de leur économie, et non les plus pauvres. Les hommes, principalement entre 15 à 39 ans ont été les plus grandes victimes de cette violence (84%), c'est-à-dire, une moyenne de 8 hommes pour chaque femme en 1989. En 1991, les statistiques officielles indiquaient qu'entre 20 et 39 ans, survenaient 12,5 morts violentes d'hommes pour une mort violente de femme brésilienne, ce qui constitue un vrai tableau statistique de pays en période de guerre.
Pour cerner un tel phénomène, il faut commencer par chercher à comprendre comment la pauvreté affecte les jeunes. Les recherches indiquent qu'il existe au Brésil, comme dans d'autres pays, un processus de féminisation et d'infantilisation de la pauvreté. Des données de l'IBGE, l'Institut Brésilien de Statistiques et de Géographie, indiquent qu'en 1989, 50,5 % des enfants et des adolescents brésiliens appartenaient à des familles dont le revenu, par tête, était de moins d'un demi-salaire minimum tandis que 27,4 % provenaient de familles gagnant moins d'un quart du salaire minimum. 56% des jeunes de cette dernière classe étaient issus de familles dont le chef était une femme. Plus de 40% des familles dirigées par des femmes se trouvaient au-dessous du seuil de pauvreté, pour 30% des familles nucléaires complètes dans la même situation.
On sait, que pour compenser les pertes de salaire dues au processus inflationniste, et pour satisfaire les nouvelles demandes de consommation de biens durables et d'habillement, les familles pauvres ont cherché à obtenir plus de gains en faisant travailler les enfants et les jeunes pour compléter le revenu familial. Plusieurs études indiquent un accroissement de cette catégorie de travail dans le secteur urbain de la population pendant les années 80. Cependant, le contingent le plus important de ces jeunes et de ces enfants, dont la plupart travaillent dans les rues, se maintient éloigné des activités criminelles. Seulement une faible partie de ces jeunes finit par être engagée par des bandes de voleurs ou de trafiquants pour lesquels ils travaillent l'arme à la main et la vie à un fil. Il ne suffit donc pas, d'expliquer cette approche du crime par la volonté ou le besoin initial d'aider la famille à compléter le revenu familial, ou bien par le chômage, quoique ce besoin continue à constituer la scène de fond de leurs actions et décisions personnelles. Cette affirmation est corroborée par la faible proportion de pauvres qui choisissent une carrière criminelle, proportion que j'ai estimée à moins de 1% par rapport au total de la population d'un des quartiers pauvres de Rio de Janeiro : 380 personnes appartenant aux bandes de trafiquants et près de 1200 personnes impliquées dans des vols à main armée et dans des larcins, pour une population totale estimée à 120.000 ou 150.000 personnes (Zaluar 1994).
Les jeunes, dans leurs quartiers et leurs villes respectives, reçoivent, en raison de la facilité fournie par un fonctionnement institutionnel propice, les instruments de leur pouvoir et de leur plaisir, de la main de quelqu'un d'autre, venant d'autre part, et subissent l'influence de valeurs qui les poussent à chercher le plaisir et le pouvoir. Au-delà de tout lien de causalité objective, même ceux du symbolique, ce sont quelques-uns de ces jeunes et non tous ceux qui sont soumis aux mêmes conditions qui " délèguent au monde le pouvoir de les séduire pour la criminalité " (Katz 1988) et dans laquelle ils participent en tant que sujets de leurs actions. Cet espace de liberté est délimité par les changements rapides découlant de plusieurs actions antérieures dans l'organisation familiale, dans les relations sexuelles, dans l'acceptation des valeurs associées à la consommation notamment la consommation de " style ". Ces changements ont provoqué ce que l'on pourrait appeler une anomie sociale diffuse. En outre, la contamination des institutions officielles par le crime organisé par le biais de stratégies de corruption des acteurs, en raison d'un fonctionnement inégalitaire du système de justice et de pratiques d'organisation créées et maintenues par les agents qui y agissent, ainsi quun Code pénal dépassé résultant des politiques publiques adoptées dans la République, ont fini par créer des " îlots d'impunité " même dans les milieux pauvres.
Les effets de la pauvreté et de l'urbanisation accélérée sur l'accroissement spectaculaire de la violence durant ces dernières années, ne pourront donc être compris qu'accompagnés de l'analyse des mécanismes institutionnels, des réseaux et des flux plus ou moins organisés du crime. Celui-ci traverse les classes sociales, possède une organisation d'entreprise et ne survit pas sans l'appui institutionnel des agences étatiques chargées de le combattre. Avec autant de profits en mains, il lui est facile de corrompre les policiers, et comme il n'existe pas de lois pour protéger les affaires de ce secteur de l'économie, les conflits et les disputes ont tendance à être résolus par la violence. Sans cette corruption, il ne serait pas possible de comprendre la facilité avec laquelle les armes et les drogues arrivent jusqu'aux favelas et au quartiers populaires de Rio de Janeiro et dautres villes brésiliennes, ni comment les marchandises volées voitures, camions, bijoux, électroménagers utilisées dans les échanges de la drogue illégale, atteignent aussi facilement leur destination finale, au Paraguay et en Bolivie, en passant par l'intérieur de létat de São Paulo (Geffray 1996). La corruption et la politique institutionnelle fondées de façon prédominante sur des tactiques de répression de la population pauvre, ajoutent encore plus d'effets négatifs à son existence déjà affligeante. La connivence et la participation de policiers et d'autres acteurs politiques importants aux réseaux du crime organisé sont une pièce fondamentale pour la solution du casse-tête qu'est devenu la soudaine explosion de violence au Brésil, depuis la fin des années 70 (Zaluar 1994 ; Lins 1997).
L'autre pièce-maîtresse est l'engagement de jeunes, qui ne sont pas toujours les plus démunis, dans les groupes de criminels, où ils se trouvent à la merci des règles rigoureuses qui prohibent la trahison et l'évasion de toute ressource, aussi petite soit elle. Cependant, aux regards discriminateurs des agences de contrôle institutionnel, parmi ces jeunes, lorsqu'ils sont usagers de la drogue, ce sont les plus démunis qui portent toujours les stigmates déternels suspects, et donc dincriminables. Avec une condition aggravante : les policiers corrompus agissent en tant que groupes d'extorsion, peu différents des groupes d'extermination qui se sont formés dans le but de les tuer. Les méthodes des bandes de trafiquants et de voleurs ne sont guère différentes de celles des policiers, et tout conduit à croire que la lutte qu'ils mènent entre eux pour le butin est en train de mener à la mort leurs jeunes soldats (Zaluar 1994 ; Lins 1997). Pris dans cet environnement dextorsion et engagés dans des dettes envers les trafiquants, les jeunes qui ont commencé comme usagers de drogues, ont été forcés de voler, dagresser et sont même allés jusqu'à tuer pour rembourser ceux qui les menaçaient de mort policiers ou trafiquants s'ils ne réglaient pas leurs dettes. Nombre d'entre eux finissent par devenir des membres de la bande, pour pouvoir payer leurs dettes ou tout simplement pour se sentir plus forts devant leurs ennemis, entrant ainsi de plus en plus profondément dans le cercle diabolique qu'ils appellent eux-mêmes " le condominium du diable ".
Cette activité hautement rémunérée du trafic de drogue en détail, permet aux trafiquants moyens, possédant divers points de vente, de réaliser de gros profits. Des pourcentages plus faibles et variables sont donnés au " vapeur " celui qui se tient dans les points de vente et qui distribue la cocaïne en " papelotes ", et aux " avions " qui font la livraison finale aux clients. Ce sont ceux-ci qui sont le plus fréquemment détenus et poursuivis. Ces derniers bien souvent ne reçoivent pas de salaire mais des " charges " à vendre, avec de faibles marges de profit. Ils sont responsables de ces " charges ", en tant que gardiens. Il leur arrive de les consommer, ou tout simplement de les " malhar " (mélanger), pour accroître leur marge de profit. Quand ils le font, néanmoins, ils s'exposent à la peine de mort décrétée par le trafiquant pour ceux qui persistent à ne pas payer ou à trop détériorer la marchandise. Le motif principal de fierté, chez ces jeunes réside dans le fait qu'ils font partie de la bande, qu'ils portent des armes, qu'ils participent à des actions osées de vols et de hold-up, qu'ils acquièrent de la notoriété, et que sils persévèrent dans ces dispositions, ils pourront, un beau jour, monter dans la hiérarchie du crime (Zaluar 1994 ; Lins 1997). Les stratégies de recrutement de ces jeunes, selon les nécessités rationnelles des vendeurs de chaque point de vente (10 à 30), se basent sur l'appel au gain " facile " et la séduction que le pouvoir et la notoriété exercent sur eux.
On comprend donc pourquoi ces jeunes pauvres se tuent les uns les autres dans ces processus de rivalité personnelle et commerciale, selon d'ailleurs, les standards établis par l'organisation, laquelle, en plus de créer des règles de loyauté et de soumission, distribue avec largesse des armes à feu extrêmement modernes. Ces jeunes, dans leurs déclarations aux chercheurs, révèlent les raisons pour lesquelles ils ont décidé de se joindre, ou d'accepter l'invitation des groupes armés pour pratiquer des hold-up : pour des " sensations ", de " l'émotion ", pour s'exhiber, " pour paraître dans les journaux " (Zaluar 1994 ; Lins 1997). La recherche de limmortalité est maintenant, pour eux, liée à la notoriété des médias. Mais comme la bourse qui se remplit facilement d'argent se désempli de la même manière, ils sont obligés de répéter incessamment les actes criminels, comme s'il sagissait de " vices ", ainsi queux-mêmes les dénomment (Zaluar 1994)7. Ils développent, également, un style de commandement truculent, qui rapproche la bande d'un gang. Pour arriver à maintenir une " boca de fumo " (un point de vente), le chef ne peut pas " vaciller ", c'est-à-dire, trahir, hésiter ou avoir peur au moment de prendre une attitude contre les rivaux, les comparses, les clients endettés ou les indicateurs (Lins 1997). La figure du chef, de " l'homme d'avant-garde ", est construite dans l'imaginaire comme celui qui maintient ses hommes en ligne, qui contrôle l'expansion de ses concurrents en chiffres de vente ou en nombre d'hommes armés8. Il ne s'agit donc point d'une guerre civile entre des personnes de classes sociale différentes ou même d'une guerre bien définie entre policiers et bandits. Dans cette tuerie, les pauvres ne sont pas en train d'exiger quelque chose des riches. Il ne s'agit pas, non plus de vengeance sociale, car ils sont eux-mêmes les victimes de cette criminalité violente, soit en raison de l'action de la police, soit par leurs propres actions. Ils vivent, en fait, selon une loi de réciprocité violente et de vengeance privée motivée par l'absence d'une instance juridique pour la solution des conflits internes. Ils meurent, avec d'autres enfants et d'autres adolescents, dans une guerre pour le contrôle du point de vente, mais également pour d'autres motifs susceptibles de menacer le statut ou l'orgueil masculin des jeunes à la recherche d'une virilité du " sujet homme " comme ils disent (Alvito 1996 ; Lins 1997) marquée par une réponse violente au moindre défi, ou tout simplement parce qu'ils se trouvaient là au moment de l'échange de coups de feu.
Un des fils de cette trame touche le flux de la Justice9 dont les carences d'infrastructure sont bien connues, en raison du petit nombre de magistrats par ville, par habitants ou par procès et du petit nombre de chambres existantes dans chaque ville. La lenteur constante du flux aide à créer des obstacles qui pourront être franchis moyennant un pot-de-vin à un fonctionnaire administratif, ce qui rend les décisions plus chères et plus lentes et décourage les parties, principalement les plus pauvres, d'exercer leurs droits constitutionnels. En fin de procès, ils finissent par perdre, et deviennent les principales victimes et les critiques les plus radicaux de ce système.
Le plus grand obstacle à la réalisation de la Justice se trouve dans un autre domaine. Les exigences du procès pénal finissent fréquemment par entraver le pouvoir judiciaire ou l'action des défenseurs publics, soit en raison de la discrimination subie par les accusés socialement marqués ou qui ne disposent pas d'appui familial, soit parce que la loi nest pas suffisamment précise, comme dans le cas des crimes relatifs à la drogue. C'est ainsi que lincrimination selon lun ou lautre des deux articles du code pénal traitant de cette matière, dépend des idéologies spontanées des agents juridictionnels. Dans ces crimes, la classification d'usage de drogue (article 16), ou de trafic de drogue (article 12) dépend non pas des faits mais de l'interprétation que le dossier fait de la situation sociale de lintéressé, aussi bien celle qui apparaît au moment de la détention, suite à un flagrant délit, que des situations vécues plus tard avec la participation d'autres acteurs : juges, avocats, procureurs, défenseurs publics. Ainsi, les préjugés, les vérités tacites de la routine d'un poste de police, les conflits interpersonnels et la construction morale des accusés surgissent comme des éléments fondamentaux pour conduire le procès judiciaire et pour construire ce qui sera présenté comme les "faits" du dossier.
L'illusion de "l'argent facile" qui attire tellement de jeunes gens démunis révèle son autre visage : le jeune qui suit la carrière du crime ne senrichit pas lui-même, mais en enrichit dautres, lesquels restent presque toujours impunis et riches : les receleurs dobjets volés, les trafiquants en gros, les contrebandiers d'armes, les policiers corrompus et finalement les avocats véreux qui exigent jusqu'à 10 000 dollars pour défendre ceux qui sont accusés d'usage de drogues illégales, et 20 000 dollars pour défendre les accusés de trafic de drogue.
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LE GROUPE DE TRAVAIL DROITS DE LHOMME ET DIALOGUE INTERCULTUREL ET SES ACTIVITÉS DURANT LANNÉE 1997-1998
1. Le groupe de travail Droits de lHomme et Dialogue Interculturel
La fin de lannée 1997 a vu émerger au sein du Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris (LAJP) un groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel (DHDI) ayant pour but de créer un espace de rencontre, de dialogue et de recherche sur des problématiques relatives aux Droits de l'Homme et au Dialogue Interculturel.
Cela fait déjà plus dune quinzaine dannées que cette problématique est abordée au LAJP sous langle dune anthropologie du Droit visant à toujours ramener discours et pratiques juridiques observées aux logiques qui les sous-tendent et privilégiant une analyse dynamique centrée sur les acteurs du Droit.
Cependant les Droits de lHomme et le Dialogue Interculturel ne constituait pas jusquici un pôle de recherche majeur du LAJP et les recherches résultaient surtout de la réponse à des demandes extérieures.
Au départ, cest pour redynamiser cet axe de recherche, pour encourager un travail déquipe entre chercheurs du LAJP et pour faire connaître nos démarches dans un contexte de demande croissante de réflexion interculturelle sur les Droits de lHomme et rendant compte non seulement des discours juridiques mais aussi des pratiques effectives que le groupe de travail a été créé.
Très rapidement cependant sest affirmé son caractère pluridisciplinaire et son ouverture à des chercheurs extérieurs au LAJP, juristes, anthropologues, politistes, criminologues, ainsi quà des praticiens, pour linstant surtout nos amis de Juristes-Solidarités. Ce pluralisme dapproches sest doublé dun véritable pluralisme culturel, les chercheurs venant dAfrique, dAmérique Latine et dEurope et les recherches elles-même se localisant en Afrique, en Amérique latine, en Asie et en Europe. Les thèmes abordés se rapportent à la problématique générale des droits de l'homme dans le dialogue interculturel, à la problématique du génocide, à l'Etat de droit, à l'immigration, aux droits de l'enfant et aux droits de la femme.
Dans ce pluralisme, quelques préoccupations communes relient les chercheurs : le souci de mettre en perspective leurs démarches par une ouverture interdisciplinaire et interculturelle, de porter leur attention sur les pratiques concrètes du droit en relation avec les discours officiels et d'insérer leur réflexion dans le cadre plus vaste de la problématique d'une globalisation qui ne soit pas simple uniformisation du monde.
Pour linstant lactivité du groupe de travail sest surtout cristallisée à travers lorganisation de séminaires où les différents chercheurs ont présenté leurs travaux respectifs afin de nous permettre de faire connaissance. Il s'est dégagé la nécessité de les compléter par dautres plus méthodologiques afin de faire émerger petit à petit une démarche véritablement interdisciplinaire et interculturelle (et non pas uniquement multidisciplinaire et multiculturelle). Dans cette optique nous sommes en train de mettre sur pied un véritable projet de recherche commune qui sarticulera autour des notions de complexité et dinterdisciplinarité dans le cadre des recherches interculturelles sur les droits de lhomme.
En outre, nous sommes en train dessayer de nouer des contacts avec des centres de recherche et ONG intéressés par nos démarches. Bâtir des ponts entre "académiciens" et "praticiens" nous semble primordial afin que nous puissions enrichir notre réflexion dans le dialogue avec les praticiens et en échange les mettre au courant de nos recherches qui pourraient les éclairer dans leurs pratiques. Dans ce sens nous avons créé récemment un site sur internet qui sétoffe petit à petit (http://sos-net.eu.org/red&s/dhdi ou http://www.msh-paris.fr/red&s/dhdi). Pour linstant on peut y trouver les comptes rendus de nos séminaires, des thèses et mémoires de chercheurs du groupe de travail, des rapports de recherche et autres textes non publiés, le calendrier de nos activités, une bibliographie indicative permettant de situer notre démarche. Un forum sur les Droits de lHomme et le Dialogue Interculturel commence à se mettre en place.
2. Les séminaires DHDI 1997-1998
10/12/1997 : Assemblée constitutive Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel (DHDI)
07/01/1998 : Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel : Vers une Communauté Humaine et une Praxis Dianthropologique par Christoph Eberhard
21/01/1998 : Contributions Béninoises à la Théorie des Droits de l'Homme par Barnabé Georges Gbago
04/02/1998 : Approche de la condition de la femme en Inde au travers du rite de la Sati par Gaël de Graverol
11/02/1998 : Présentation de Juristes-Solidarités et discussion du projet de création d'un site sur internet, Patricia Huyghebaert, Serge Diebolt
04/03/1998 : Les droits culturels, condition de l'accès des droits de l'homme à l'universalisme ? Etude à partir du conflit opposant l'excision à l'ordre public français par Boris Martin
18/03/1998 : La problématique des Droits de l'Homme au LAJP par Christoph Eberhard
25/03/1998 : Réunion du groupe de travail pour faire le point sur ses démarches
01/04/1998 : La veuve face au réel juridique au Cameroun : Conflits de valeurs, conflits de Droits par Véronique Nké Eyebe
22/04/1998 : Analyse comparative de la Justice des mineurs : France/Colombie par Liliam Carvajal
29/04/1998 : La criminologie face au génocide et aux crimes contre l'humanité par Sara Liwerant
13/05/1998 : L'émergence au Cameroun d'un droit "postmoderne" à travers l'exemple d'une ONG de femmes juristes par Rose Ngo Innack
27/05/1998 : Discussion de : PANIKKAR Raimon, 1984, "La notion des droits de lhomme est-elle un concept occidental ?", Interculture, Vol. XVII, n°1, Cahier 82, p 3-27 et VACHON Robert, 1990, "Létude du pluralisme juridique - une approche diatopique et dialogale", Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, n° 29, p 163-173
03/06/1998 : Discussion de : ALLIOT Michel, 1983, "Anthropologie et juristique - Sur les conditions délaboration dune science du droit", 1953-1989 Recueil darticles, contributions à des colloques, textes du Recteur Michel Alliot" , Paris, LAJP, p 207-241 ; LE ROY Etienne, 1983, "Juristique et anthropologie : Un pari sur lavenir", Journal of legal pluralism and unofficial law, 1990, number 29, p 5-21 ; LE ROY Etienne, 1995, "Laccès à luniversalisme par le dialogue interculturel", Revue générale de droit, vol. 26, p 5-26.
10/06/1998 : Les principaux instruments internationaux de protection des droits de l'homme par Liliam Carvajal
24/06/1998 : Dernière réunion de l'année universitaire 1997-1998
LE SÉMINAIRE DE RECHERCHE DURANT LANNÉE 1997-1998
Jean Tounkara
Lors de la dernière assemblée du LAJP, il a été décidé que le séminaire de recherche serait confié à une équipe de doctorants : Véronique Nke-Eyebe, Roselyne Pasi Mavungu et Jean Tounkara qui en a assuré la coordination.
Les séminaires ont débuté cette année par un pot damitié que nous avons organisé dans le courant du mois doctobre 1997 dans la salle de la bibliothèque du Laboratoire. Plusieurs membres avaient répondu favorablement à notre invitation. Il sen suivit une soirée qui correspondait visiblement aux attentes de tous et qui a permis aux uns et aux autres de se rencontrer, de partager leurs diverses expériences ainsi que leurs préoccupations quotidiennes de la dure réalité de la vie parisienne. Au cours de cette soirée, nous avons également témoigné notre amitié à Barnabé Georges Gbago, qui venait quelques jours auparavant, de soutenir avec brio sa thèse de doctorat. Pour lessentiel, cette heureuse initiative a été pour nous, loccasion de manifester véritablement notre appartenance à une communauté scientifique, à une famille de chercheurs.
Pendant lannée, dans les séminaires, sont intervenus, en présentant létat davancement de leurs recherches, travaux qui ont fait par la suite lobjet de soutenances de thèse, hormis lintervention de Constantin Tohon :
Barnabé Georges Gbago : Contributions béninoises à la théorie des droits de lhomme ;
Roland Razafindraibe : La dynamique séculaire de la sécurisation foncière des forêts complantées sur les hautes terres malgaches ;
Ibra Cira Ndiaye : Les organisations paysannes, le foncier et lavenir de laménagement de la vallée du fleuve Sénégal ;
Marie-Pierre Jouan : Les mauvais traitements à enfants en milieu immigré dAfrique Noire en France ;
Constantin Tohon : Le droit pratique des affaires : Lexemple du Bénin.
Aussi nous voudrions présenter en votre nom, toutes nos sincères félicitations à nos nouveaux docteurs.
Par ailleurs, la mise en perspective internationale de nos séminaires sest traduite cette année par la brillante intervention de Mme Alba Zaluar (cf supra) avec la participation de M. Stéphane Teissier comme contradicteur.
Enfin, pour terminer, nous voudrions dire que ces séminaires de recherche ont été pour nous, tout au long de cette année, un temps fort de partage de ce qui constitue, du moins nous lespérons, pour lensemble de la famille scientifique, notre "culture commune", cest-à-dire léchange, la complémentarité et la confrontation de nos travaux sur les sentiers escarpés de la recherche.