Bulletin de liaison

numéro 24, septembre 1999










Transitions







Laboratoire d'anthropologie

juridique de Paris

Directeur : Étienne Le Roy









































Association anthropologie et juristique

ISSN 0297-908 X

Université Paris I

9, rue Mahler

75181 Paris Cedex 04



SOMMAIRE


Éditorial

Étienne Le Roy


Les politiques juridiques à l'âge de la globalisation

Christoph Eberhard

L'Afrique du XXIe siècle face à la mondialisation, au droit humanitaire et au droit

Georges Gbagbo

La fonction publique en Afrique Noire

Christane Konan

L'association comme lieu d'expression

Haoua Lamine

ONG africaines de femmes juristes et projet de société : femmes et changement

Rose Innack

Séminaire Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

Carole Younes

Foyers maliens en région parisienne

Jacques Larrue

Le droit traditionnel africain pour quoi faire ?

Isaac Nguema

Décentralisation et environnement juridique de la gestion des ressources naturelles

au Sénégal : cohérences et contradictions

Ibrahima Diallo

Rôle du droit et modèle de société. L'apport d'Élisabeth Gianola-Cragg

Geneviève Chrétien-Vernicos










ÉDITORIAL

Ce numéro 24 du bulletin de liaison est assurément le dernier de ce siècle et assure la transition avec le prochain millénaire. On constatera qu'il ne cède pas aux angoisses millénaristes et qu'il fait avancer notre réflexion sur quelques questions d'importance. Ce passage de siècle n'est cependant pas la seule transition significative.

L'Afrique est en effet en transition, dit-on souvent, en parlant par exemple de “ transition démocratique ” ou de “ transition démographique ”. Si la seconde expression est incontestablement fondée la première peut l'être moins dans la mesure où les évolutions politiques soulignent l'urgence d'une invention renouvelée de la démocratie. Enfin, d'autres formules sont insatisfaisantes ou injustifiées.

Nous avons ainsi récusé l'expression transition foncière dans notre ouvrage sur l'appropriation foncière en Afrique, ( Paris, Karthala, 1996) en soulignant qu'à l'inverse de ce que supposent des politiques d'immatriculation ou de gestion foncière, on ne peut être assuré que l'horizon des régulations foncières est bien cette “ propriété privée ” que nous avons sacralisée en Europe depuis la déclaration des droits de l'homme de 1789 mais qui est loin de faire l'unanimité en Afrique.

Ainsi, et plus généralement, si l'Afrique vit des transformations évidentes et d'une grande rapidité nul ne peut prédire si elle reproduira les modèles étrangers (comme une certaine coopération internationale le suggère) ou si elle inventera ses propres régulations, comme nous cherchons, au Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris à les favoriser depuis de nombreuses années.

La très grande majorité des contributions du bulletin de cette année interrogent le sens de ces évolutions et je laisse au lecteur le plaisir de découvrir les nouveaux chantiers et les nouveaux auteurs qui marqueront peut-être l'anthropologie de demain. Depuis plusieurs années, l'autonomie du comité de rédaction du bulletin avait été fortement encouragée. J'avais souhaité, dans l'éditorial du bulletin N° 23 que la liberté d'analyse ne soit aucunement limitée par quelque conformisme. Le ton et les arguments de l'un ou l'autre papier montrent cette année que la langue de bois n'est pas notre spécialité. Je n'en ai guère de mérite car la maladie qui m'a tenu à l'écart du Laboratoire et de ma vie professionnelle m'a rendu simple spectateur du travail du comité de rédaction qu'il convient à nouveau de remercier pour ce qu'il a réalisé ces derniers mois.

Indiquons seulement que d'autres évolutions sont, elles aussi, prévisibles dans les domaines de la recherche et qu'elles nous conduiront dans les mois à venir à modifier et si possible amplifier notre politique de publication.

Si cette maladie explique que quelques projets importants, comme le colloque et la publication du liber amicorum en l'honneur de Michel Alliot aient pris du retard, il faut aussi noter que la transition s'applique au devenir de notre Laboratoire. Pour se rapprocher des centres de recherches africanistes et comparatistes, le Laboratoire a déménagé pour rejoindre le centre de recherches historiques et juridiques de la rue Malher. Je n'ai pas vécu les affres de ce déménagement mais je suis redevable à Alain Rochegude, Jean Tounkara, Ibrahima Diallo, en particulier, de la réussite d'une opération risquée. Je remercie également toutes celles et tous ceux qui, durant ma maladie, m'ont entouré de leur amitié ou de leur affection, illustrant de manière saisissante pour moi, la conviction que le Laboratoire avec ses membres anciens et actuels est une vraie communauté.

À nouveau associé au CNRS, ayant multiplié ses liens de partenariat tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'université, et tant en France que dans d'autres pays, se donnant de nouveaux objectifs en matière d'enseignement et de recherche, le Laboratoire est prêt à entrer dans le vingt et unième siècle. Nous donnons donc rendez-vous à nos lecteurs en l'an 2000 sous une forme qui reste sans doute à inventer.

Étienne le Roy

LES POLITIQUES JURIDIQUES À L'ÂGE DE LA GLOBALISATION

Entre archétypes, logiques, pratiques et “ projets de société ”

Christoph Eberhard*

Nous tenterons dans cet article de contribuer à relever le défi que nous lance Étienne Le Roy (1998a : 2,3) dans la première approche de la plate-forme scientifique du colloque “ Quels projets de société pour les Africains du XXIe siècle ? ”, et qui consiste à “ relancer une réflexion sur les choix de politiques juridiques en se coupant des présupposés développementalistes qui ont foisonné et en tenant compte de la double contrainte d'une inscription dans les rapports internationaux (mondialisation oblige) et de la préservation d'une identité nationale originale apparaissant comme une condition de pérennité du pacte social et politique pour les nations africaines en voie de stabilisation ” et en portant tout particulièrement notre attention sur la dimension juridique de ces politiques qui “ n'est presque jamais prise en considération, l'idée largement répandue mais fausse étant que le Droit n'est que le reflet de choix économiques. ”

Ainsi, nous aborderons de front la question des politiques juridiques en Afrique à l'âge de la globalisation tout en étant conscient de l'insuffisance des approches qui peuvent être développées en quelques pages sur un sujet aussi vaste, d'autant plus que nous semblons invité à véritablement “ repenser ” non seulement les réponses à la problématique des politiques juridiques adaptées aux exigences de la “ contemporanéité africaine ”, mais nos questionnements même. Nous prions donc le lecteur de garder en vue qu'il s'agira dans ce texte plutôt que d'apporter “ des réponses ”, de suggérer des questionnements nouveaux, qui, nous l'espérons, pourront (re-)mettre en perspective(s) nos approches actuelles.

Pour ce faire nous bâtirons, en tentant de les enrichir, sur quelques intuitions majeures développées au Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) au cours de ces deux dernières décennies et qui ont commencé à véritablement se cristalliser en 1981, lors d'un colloque organisé par le LAJP, “ Le sacré et les conceptions du Pouvoir et du Droit ”. Michel Alliot (1981 : 627) en tira, dans ses conclusions générales, un enseignement principal qui était que “ les conceptions du pouvoir, si diverses soient-elles, sont intimement liées aux représentations du monde ”. C'est à partir de cette intuition qu'il développera sa théorie des archétypes sociétaux et des logiques et modèles juridiques. Ces intuitions plus “ structuralistes ” ont été complétées par le développement de plus en plus poussé d'une approche processuelle et dynamique du Droit qui nous semble avoir émergé à la fin des années 1980 et qui s'est surtout développée dans les années 1990. Elle marque maintenant profondément les démarches du Laboratoire, comme en témoigne le titre évocateur du manuel d'anthropologie du droit à paraître d'Étienne Le Roy : Le jeu des lois - une anthropologie “ dynamique ” du droit. L'enrichissement processuel de la théorie des archétypes a aussi permis de s'engager sur les traces d'Étienne Le Roy dans les voies de l'élaboration d'une théorie du “multijuridisme” (1998b). Celle-ci nous permet de penser le droit de manière pluraliste, comme résultant d'un jeu entre différents ordonnancements sociaux et non plus comme la résultante d'un seul de ses ordonnancements, l'ordre imposé, que les juristes assimilent de plus au seul droit de l'État, et de proposer des modèles juridiques interculturels.

Enfin, notons que la démarche processuelle vise avant tout à l'élaboration d'une théorie des pratiques qui permettrait de “ restituer le fonctionnement au quotidien des sociétés africaines et d'identifier les modalités de régulation qui peuvent, à partir de leurs vécus et de leurs représentations du jeu social, 'faire autorité', puisque selon l'adage de Hobbes, 'auctoritas, non veritas, facit jus ” (Le Roy 1996a : 188). Elle s'inscrit dans une épistémologie de l'opacité et de la complexité qui ne peut faire sens que dans un paradigme de “ “l'entre-deux”, espace complexe de constitution du sens, [qui] suppose le mouvement, l'interaction, la substitution des signes, la division interne des éléments en présence ”, tel que développé dans une perspective ludique par Michel van de Kerchove et François Ost dans Le droit ou les paradoxes du jeu (1992 : 70). Enfin cette démarche cherchant à mettre en évidence “ ce qui peut être ” et non, comme de manière plus classique, “ ce qui est ” ou “ ce qui doit être ”, doit donner une place importante au-delà “ de la part d'improvisation, de la marge d'incertitude que recèle tout jeu social et que doit transcrire le Droit sous la forme de règles et de normes” ”(Le Roy 1996a : 188) aux projets de société que le droit est censé mettre en forme.

Nous avons maintenant rapidement fait le tour des notions dans lesquelles nous aimerions inscrire notre réflexion et espérons ainsi avoir déjà un peu éclairé le titre de notre contribution qui pouvait apparaître un peu obscur au premier abord. Mais avant de nous lancer dans le vif du sujet en éclairant successivement notre problématique générale “ Politiques juridiques à l'âge de la globalisation ” à travers les quatre pôles constitués par les archétypes, les logiques, les pratiques et les “ projets de société ”, il est peut-être utile de donner au lecteur l'horizon implicite de notre démarche. En effet, le présent texte s'inscrit pour nous dans le cadre d'une réflexion plus vaste qui ne se limite pas à l'Afrique mais est relative à la problématique des Droits de l'homme dans une perspective interculturelle. Notre recherche nous a mené à certaines prises de conscience et nous a donné l'occasion de développer un certain nombre d'intuitions quant à la manière d'aborder “ une pratique interculturelle du droit ” lesquelles sous-tendent notre propos mais que nous ne pourrons pas développer ici in extenso.

Tout d'abord, il nous est apparu qu'il était impossible de s'engager dans une pratique interculturelle du droit si on ne commençait pas par “ repenser ” le Droit (phénomène juridique) de manière interculturelle. Ceci est parfaitement illustré par la manière dont s'est nouée au LAJP la problématique des Droits de l'homme en relation étroite avec l'émergence et la constitution d'une “ science non-ethnocentrique du droit ” (voir Eberhard 1998a). Le questionnement épistémologique de nos objets de recherche dans une perspective interculturelle nous semble absolument primordial et pourrait nous mener vers des ruptures épistémologiques assez radicales. Dans cette perspective, le lecteur comprendra peut-être mieux la pertinence de notre approche plutôt théorique et qui peut parfois apparaître un peu loin des préoccupations concrètes et des réalités immédiates. Mais si nous sommes conscients du temps que demande l'apprentissage d'une “ autre manière de voir le monde ”, celui-ci nous paraît néanmoins primordial.

En deuxième lieu, il nous semble indispensable que toute réflexion à prétention interculturelle sur la globalisation et les politiques juridiques (qu'elles soient nationales ou transnationales) doit s'enraciner dans une démarche pluraliste et “ dialogique ” (voir Eberhard 1998b). Nous entendons par là, à la suite de Raimon Panikkar (1984 : 3, 5) une démarche qui considère que :

 Il n'est pas de culture, de tradition, d'idéologie ou de religion qui puisse aujourd'hui, ne disons même pas résoudre les problèmes de l'humanité, mais parler pour l'ensemble de celle-ci. Il faut nécessairement qu'interviennent le dialogue et les échanges humains menant à une fécondation mutuelle. [...] je pose comme postulat que le paysage humain tel qu'il est aperçu à travers une fenêtre donnée est à la fois semblable à, et différent de la vision qu'en offre une autre fenêtre [...] élargir les points de vue autant qu'il sera possible et, surtout, faire prendre conscience aux gens qu'il y a - et qu'il faut qu'il y ait - une pluralité de fenêtres [...] est opter en faveur d'un pluralisme sain. ”

Troisièmement, il semblerait que le paradigme pour une approche pluraliste et “ dialogique ” des politiques juridiques et de la globalisation devra être “ communautaire ” (Eberhard 1997, 1998b), c'est à dire valorisant le partage, la praxis des acteurs et la complémentarité des différences plutôt que la soumission à un ordre donné et le principe de l'exclusion des contraires.

Enfin, quatrièmement, il nous semble que tout essai de théorisation et de modélisation interculturelles du droit, indispensables pour l'invention et la mise en oeuvre de politiques juridiques interculturelles doit s'accompagner d'une “ approche inter-culturelle du droit ” (Eberhard 1998c). Si la première vise sur le plan théorique à permettre de traduire les enseignements interculturels dans le langage scientifique occidental, et sur le plan pratique à permettre une formalisation juridique qui donne sa place à l'interculturel mais dont le cadre reste le cadre occidental, la deuxième vise à nous émanciper du mythe du Droit à travers un dialogue “ dialogal ” avec d'autres cultures qui permettrait l'émergence d'un nouveau “ mythe interculturel et pluraliste de la réalité ” dans lequel on reconnaîtrait petit à petit aussi la pertinence d'autres équivalents homéomorphes au droit comme la coutume, le dharma, le li et qui permettrait de sortir d'une simple réflexion en terme de “ pluralisme juridique ” pour s'ouvrir aussi à ce que pourrait nous enseigner un “ pluralisme coutumier ” , “ dharmique ” ou “ liique ”. C'est uniquement à travers une telle démarche interculturelle que nous pourrions à notre sens entrer dans une praxis pluraliste et un partage interculturel véritables .

Nos présupposés méthodologiques étant clarifiés nous pouvons maintenant nous atteler à la problématique des politiques juridiques africaines à l'âge de la globalisation dans la perspective de la recherche de voies possibles à leur “ refondation ” (Le Roy 1997b). Comme nous l'avons noté, nous l'aborderons selon une épistémologie de l'opacité et de la complexité dans l'espace créatif (“ entre-quatre ” ?!) entre archétypes, logiques, pratiques et “ projets de société ”.

LES ARCHÉTYPES

La théorie des archétypes sociétaux a été certainement une des contributions les plus fécondes du LAJP à une réflexion interculturelle sur le Droit. D'ailleurs dans l'introduction à son texte fondateur “ Anthropologie et juristique. Sur les conditions de l'élaboration d'une science du droit ” Michel Alliot (1983a : 84) n'hésitait pas à annoncer son ambition de définir “ les conditions de l'élaboration d'une science du Droit ” non-ethno-centrique. L'enseignement essentiel de ce texte était qu'“ il n'y a pas d'universaux qui, appliqués aux phénomènes juridiques, en permettraient la connaissance complète ” mais qu'il faut, si l'on veut comprendre les institutions et les modes de fonctionnement d'une société, les rapporter à l'univers visible et invisible de cette société, à sa vision du monde, et non pas aux institutions que l'on connaît à partir de sa propre expérience juridique (Alliot 1983a : 90).

Ainsi Michel Alliot (1983a : 90-102) en prenant l'exemple des univers chinois, égyptien et africain, et ceux de l'Islam et de l'occident chrétien distingua trois manières fondamentales de “ voir ” le Droit, trois grands archétypes, qui sont respectivement ceux de l'“ identification ”, de la “ manipulation ” (ou “ différenciation ”) et de la “ soumission ”. Dans le premier, l'ordre est vu comme résultant de l'harmonisation spontanée des “ individus ” et de la “ société ” à l'ordre cosmique qui évolue selon sa dynamique interne (le Tao). Dans le deuxième, où l'univers est vu comme ensemble de forces différenciées et complémentaires, l'ordre est perçu comme la résultante d'une négociation continue de consensus entre des groupes sociaux tous indispensables dans leur spécificité au fonctionnement du groupe. Enfin dans le dernier c'est la soumission à une instance extérieure et supérieure (Dieu, l'État) qui est perçue comme créatrice d'ordre.

C'est à partir de ces trois archétypes que s'est progressivement dégagé le modèle d'un droit tripode : loin d'être des réalités exclusives les unes des autres on s'est rendu compte que l'on retrouvait ces trois archétypes dans toutes les sociétés, de manière plus ou moins explicite et plus ou moins valorisée, sous la forme de trois ordonnancements sociaux. C'est à travers le jeu de ces trois ordonnancements, de ces trois pieds du droit, que constituent l'ordre accepté, l'ordre négocié et l'ordre imposé (correspondant respectivement aux archétypes d'identification, de manipulation et de soumission) plus celui de l'ordre contesté que s'effectue “ de manière générale, la socialisation des êtres humains dans la perspective de reproduction de l'humanité ” (Le Roy, 1997a : 129) .

Le modèle théorique que nous venons d'exposer permet, comme le montre Étienne Le Roy dans “ Contribution à la “refondation” de la politique judiciaire en Afrique francophone à partir d'exemples maliens et centrafricains ” (1997b : 320 ss), à travers la possibilité qu'il offre d'articuler différentes visions du droit, de commencer à s'engager dans des politiques juridiques fondées sur un pluralisme judiciaire et qui permettent de “ combiner les dispositifs endogènes et exogènes et une connaissance des modes pratiques de régulation des conflits permettant de proposer des solutions les plus proches possible des besoins au quotidien. ”

Il nous semble cependant qu'il faille compléter cette approche si nous voulons aiguiser notre perception de la problématique des politiques juridiques en Afrique et rendre compte d'autres facteurs de complexité qui semblent apparaître lorsqu'on aborde cette question en l'inscrivant dans la perspective de la mondialisation. Il nous semble en effet que la typologie des archétypes doit être enrichie au moins sur deux points pour pouvoir répondre à l'exigence de dégager les “ visions du monde et du droit ” qu'il faut prendre en compte lorsque l'on veut réfléchir à l'émergence de politiques juridiques en prise avec la “ contemporanéité africaine ”. Premièrement, il nous semble qu'il faut distinguer l'archétype “ moderne ” de l'archétype de soumission. En effet, si le premier s'inscrit dans la continuité du second, la rupture des Lumières qui a placé la Raison au centre de nos représentations, semble lui avoir imprimé un changement qualitatif qui nous paraît être un peu et injustement occulté quand on caractérise le droit occidental avant tout à travers l'archétype de soumission (1). Deuxièmement il nous semble nécessaire d'affiner l'archétype moderne en distinguant en son sein ses interprétations par les héritiers de la Réforme (tradition anglo-saxonne) et par les héritiers de la Contre-Réforme (tradition latine) (2).

(1) En liant les manières de penser le Droit avant tout aux cosmogonies qui sont à leur origine, il nous semble que Michel Alliot n'a pas suffisamment explicité l'originalité de la transformation qui s'est opérée au sein de la vision “ des enfants d'Abraham ” à travers la révolution des Lumières. Celle-ci a en effet abouti à travers sa restructuration autour de la “ Raison ” à un “ désenchantement du monde ” et à une manière originale d'aborder la question de “ l'ordre ”. Les travaux de Zygmunt Bauman nous paraissent particulièrement instructifs à cet égard. Dans Legislators and interpreters (1987) où il explore les conditions historiques qui ont formé la vision du monde et la stratégie intellectuelle modernes (qui continuent à imprégner fortement nos institutions et nos approches du droit !) et où il s'interroge sur l'émergence d'une vision du monde et d'une stratégie alternatives “ postmodernes ”, il note (1987 : 3, 4) que :

“ La vision du monde moderne typique est celle d'une totalité fondamentalement ordonnée ; la présence d'un schéma de distribution inégale de probabilités permet une sorte d'explication des événements qui - si correcte - est simultanément outil de prédiction et de contrôle (si les ressources nécessaires sont disponibles). Le contrôle (la “maîtrise de la nature”, la “planification” (“planning”) ou le “designing” de la société) est presque perçu comme synonyme de l'action ordonnante, comprise comme la manipulation de probabilités [...] L'effectivité du contrôle dépend de l'adéquation entre le savoir et l'ordre “naturel”. Un tel savoir adéquat peut en principe être obtenu. L'effectivité du contrôle et l'exactitude du savoir sont intimement liés (le second explique le premier, le premier corrobore le second), qu'il s'agisse d'expérimentations de laboratoire ou de pratiques sociales. Dans leur relation, ils offrent des critères qui permettent de classifier des pratiques existantes comme supérieures ou inférieures. Cette classification est - là aussi en principe - objective, c'est-à-dire, testable et démontrable chaque fois qu'on applique les critères mentionnés ci-dessus. Les pratiques qui ne peuvent être justifiées objectivement (par exemple les pratiques qui se justifient en référence à des habitudes ou à des opinions de lieux ou d'époques données) sont inférieures puisqu'elles faussent le savoir et limitent l'effectivité du contrôle. S'élever sur la hiérarchie des pratiques comme mesurées par le syndrome contrôle/savoir signifie aussi s'approcher de l'universalité et s'éloigner de pratiques “bornées”, “particularistes“, “localisées”. ”

Dans deux ouvrages consécutifs, Modernity and the Holocaust (Bauman 1991) et Modernity and Ambivalence (Bauman 1993), il continue à développer ses réflexions sur la vision du monde moderne et ses implications.

Dans Modernity and Ambivalence (Bauman 1993) il approfondit la notion d'ordre moderne en s'intéressant au scandale que représente pour la pensée moderne l'ambivalence. Il faut que les choses soient claires, définies, univoques. Il n'y a pas de place pour ce qui n'est ni ceci, ni cela mais à la fois ceci et cela. Le projet de la modernité c'est l'ordre, et note-t-il ce n'est qu'avec la cristallisation de l'idée d'ordre qu'apparaît par corollaire, la notion de chaos telle que nous l'entendons aujourd'hui. Cette notion d'ordre est profondément liée à la Raison puisque c'est cette dernière qui permet de rendre la réalité rationnellement intelligible et donc organisable. Comme le note Bauman (1993 : 4, 6, 7) :

“ Ordre et chaos sont des jumeaux modernes. Ils ont été conçus dans le bouleversement et l'effondrement du monde divinement décrété, qui ne connaissait ni nécessité ni accident ; un monde qui simplement était - sans jamais réfléchir à une manière de se faire exister [...] La lutte pour l'ordre n'est pas une bataille contre un autre ordre, une manière d'articuler la réalité alternativement à une autre proposition. C'est un combat de la détermination contre l'ambiguïté, de la précision sémantique contre l'ambivalence, de la transparence contre l'obscurité, de la clarté contre le flou. [...] Le chaos, 'l'autre de l'ordre', est pure négativité. C'est un déni de tout ce que l'ordre aspire à être. [...] la négativité du chaos est un produit de l'auto-constitution de l'ordre : c'est son effet secondaire, son déchet, et pourtant la condition sine qua non de sa possibilité (réflective). ”

Dans Modernity and the Holocaust Zygmunt Bauman (1991) se penche plutôt sur les conséquences de l'ordre moderne sur la morale et la responsabilité dans nos sociétés. Il s'y interroge plus particulièrement sur les enseignements de l'Holocauste pour les sciences sociales dans leur domaine central des théories de la modernité et du procès “ civilisationnel ”. Pour lui l'expérience de l'Holocauste recèle des informations cruciales quant à notre société moderne rationnelle et à son fonctionnement et il est trop facile de simplement l'expliquer, comme on a eu tendance à le faire, à travers “ une régression dans la barbarie ” ou la “ résurgence d'un passé archaïque ” (Bauman 1991 : VII-XIV). C'est bien la vision du monde moderne qui est en jeu. Dans ses conclusions où il traite du problème de la “ production sociale de comportements immoraux ”, il (Bauman 1991 : 169) note que la suppression sociale de la responsabilité morale individuelle est rendue possible par une production sociale de distance que permet la vision moderne du monde en relation avec les infrastructures qu'a permis de mettre en place la civilisation moderne. La moralité, le sentiment de responsabilité ont leur origine dans la proximité avec l'autre et sont ainsi proportionnels à l'éloignement de l'autre. Plus on est éloigné de l'autre, déconnecté d'une situation moins on se sent responsable. Or dans nos sociétés modernes et à travers les progrès de la science, de la technologie et de la bureaucratie de plus en plus nous agissons “ à distance ”. Ce qui prédomine ce sont des critères rationnels d'action qui prennent le pas sur tous les autres. C'est cette dilution des responsabilités à travers une gestion (“ technocratique ”) de la société qui se fait de plus en plus à distance et selon des critères rationnels qui a rendu possible l'Holocauste (Bauman 1991 : 184-200).

Il nous semblait important d'expliciter cette spécificité moderne d'un ordre rationnel et de ses conséquences et de proposer ainsi la prise en compte spécifique d'un archétype moderne rationaliste s'inscrivant dans la continuité de l'archétype de l'ordre imposé, car on semble assister aujourd'hui à son actualisation et au grossissement de ses implications (positives comme négatives) par un effet d'échelle à travers la mondialisation du marché. Cette dernière, qu'on assimile souvent à la globalisation, réorganise en effet le monde à l'aune de l'archétype moderne, l'ordre économique paraissant être le plus apte à l'incarner. Pour Serge Latouche (1998 : 10) il n'y a plus de doute que “ la raison rationnelle, unique en son principe, est marchande puisque calculatrice ”ce qui peut expliquer l'“ omnimarchandisation du monde ” à laquelle nous assistons - et qui nous semble souligner fortement le caractère rationaliste de l'archétype moderne, plus que son caractère d'ordre imposé. En effet, ce à quoi on se soumet pour déterminer les politiques économiques (impliquant des choix juridiques) ce n'est plus “ Dieu ”, ni l'“ État ”. C'est bien aux “ lois ” de l'économie et de la finance qu'on se soumet. Les plans d'ajustement structurel imposés aux États africains par la Banque Mondiale et le Fonds Monétaire International relèvent avant tout d'une logique de gestion rationnelle recherchant l'efficacité dans l'organisation et le contrôle du réel qui s'inscrivent directement dans la vision moderne du monde évoqué ci-dessus. Il y a ainsi glissement progressif vers une vision de plus en plus “gestionnaire” du monde et des sociétés qui évacuent les acteurs réels, leurs aspirations, leurs conflits et ne permet plus de véritables débats quant à des choix de société. Nous n'approfondirons pas davantage ici cette réflexion mais il nous semble primordial d'approfondir la vision du monde rationalisatrice qui sous-tend la globalisation et que celle-ci véhicule pour trouver des voies afin de composer avec elle à défaut de pouvoir à court terme la modifier.

(2) Après avoir affiné l'archétype de soumission en précisant en son sein la particularité d'un archétype moderne marqué par le rationalisme il nous semble maintenant nécessaire de distinguer au sein de cet archétype moderne son interprétation respectivement par les héritiers de la Réforme (traditions anglo-saxonnes) et par ceux de la Contre-Réforme (traditions latines). En effet, quand nous tentons d'aborder la problématique des politiques juridiques en Afrique, et tout particulièrement en inscrivant notre réflexion dans une perspective tenant compte des phénomènes de globalisation, nous ne pouvons pas rester aveugle au fait qu'en Afrique francophone il n'y a pas uniquement confrontation entre visions du monde africaine et occidentale mais bien entre visions du monde africaines et occidentales. Nous venons d'évoquer plus haut les plans d'ajustement structurels de la Banque Mondiale et du F.M.I. Or si les systèmes juridiques des États africains francophones se sont inspirés du modèle français, reflétant une certaine vision du monde, les politiques d'ajustement structurel imposées aux États africains par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale au contraire reflètent une vision anglo-saxonne voir américaine du monde, la première valorisant l'État là où le seconde valorise le marché. Étienne Le Roy (1998g : 12) note aussi, dans une réflexion sur “ Les rapports entre la Justice et la société globale ”, que “ la loi a pris dans cette tradition puritaine (américaine) la place de l'État dans la tradition latine, l'une et l'autre étant des avatars du Dieu judéo-chrétien et la première trouvant dans le décalogue biblique puis dans la figure du juriste [...] ce que l'autre trouve dans l'omnipotence et dans l'omniscience du pouvoir incarné dans l'État. ”

Il nous semblerait primordial d'approfondir les différences de ces deux vues du monde qui s'articulent autour de la relation justice/État et d'en dégager les implications pour une réflexion sur des politiques juridiques. Ce n'est qu'ainsi qu'on pourra dégager des voies à une possible articulation en vue des “ projets de société ” souhaités.

Élisabeth Gianola-Gragg a apporté des éclaircissements intéressants sur ce sujet dans une thèse récente sur la sécurisation foncière. Elle y montre (1998 : 349) que le choix d'un modèle juridique, celui des “ property rights ” d'inspiration anglo-saxonne ou “ patrimonial ” d'inspiration française, pour assurer la sécurité foncière implique le choix d'un modèle sociétaire, le premier semblant être plus axé sur un développement économique (basé sur la diffusion de la propriété privée) et le second plus sur un développement humain privilégiant l'exigence de justice sociale sur un décollage immédiat de l'économie (Gianola-Gragg 1998 : 347-348 ; Le Roy 1998f : 57).

Notons que l'approfondissement de ces deux visions du monde ne paraît pas uniquement pertinent dans le cadre de politiques juridiques particulières mais aussi pour éclairer le débat plus général sur la “ gouvernance ” et la “ décentralisation ” (voir Le Roy 1997d).

Pour résumer notre réflexion sur les archétypes disons qu'il s'agira de prendre en compte dans une réflexion sur les politiques juridiques en Afrique francophone au minimum quatre visions du monde : la vision indigène, les deux visions importées de l'extérieur et s'inscrivant dans un archétype moderne et la vision dominante de la globalisation.

LES LOGIQUES

“ Les logiques sont, au plus simple, des justifications pour l'action, la relation cause-conséquence, pas simplement des rationalisations, mais des manières d'expliquer et de justifier les cohérences des actions. ” (Le Roy 1995 : 42). Au LAJP ce sont surtout les deux logiques institutionnelle et fonctionnelle qui ont été approfondies à la suite des développements proposés par Michel Alliot dans “ Anthropologie et Juristique ” (1983). Ce dernier (Alliot 1983a : 103 ss) y distingue deux logiques principales, celle des “ sociétés responsables d'elles-mêmes ” et celle des “ sociétés qui remettent leur destin à un pouvoir supérieur ”, la première s'inscrivant directement dans la continuité de l'archétype de différenciation (ou manipulation), la deuxième dans celle de l'archétype de soumission. Pour lui il y a “ parfaite continuité entre l'univers mental et le modèle sociétal ” dans le cas des sociétés africaines traditionnelles et des sociétés occidentales modernes. En ce qui concerne les sociétés traditionnelles africaines “ la logique plurale s'inscrit directement dans la vision de la création incessante par division de ce qui existe ” et pour les sociétés occidentales “ la logique unitaire de l'État providence, extérieur à la société, des citoyens sujets et de la loi par laquelle l'État les guide s'inscrit directement dans la vision d'un Dieu unique et radicalement distinct de ses créatures, d'une création qui n'existe à chaque instant que par ce Dieu et des lois par lesquelles il gouverne cette création. ” (Alliot 1983a : 113). Cependant il note que plusieurs logiques peuvent coexister au sein d'un même archétype. Dans ce cas, celles qui ne sont pas dans la continuité directe de cet archétype se trouvent dévalorisées, elles sont honteuses et sont tues. Les autres par contre sont valorisées et sacralisées. (Alliot 1983a : 114). Cette coexistence de logiques est d'autant plus évidente dans des situations où se confrontent explicitement différentes visions du monde comme dans les États africains contemporains. Les travaux du LAJP ont largement montré que le transfert de la vision du monde occidentale en Afrique - à travers l'importation de sa logique organisationnelle sous forme du mimétisme institutionnel - a rendu “ honteuses ” les logiques et représentations indigènes et a profondément déformé leur perception. Il reste encore beaucoup de travail à faire en vue de proposer des modèles qui permettraient d'articuler ces logiques et ces visions du monde en permettant de penser leur complémentarité.

C'est en approfondissant l'originalité de la coutume africaine et en dégageant les différences entre sa logique et celle de la loi occidentale en les rapportant à leurs archétypes fondateurs respectifs, que Michel Alliot (1985) ouvrit véritablement la voie à une réflexion en termes de logiques fonctionnelle et institutionnelle. Il écrit (1985 : 84, 86, 87) :

“ Au Dieu de Moïse qui se définit comme l'Être s'oppose [...] le Dieu animiste qui n'est peut-être qu'une fonction, la fonction animatrice de l'univers sans laquelle celui-ci n'est pas rationnellement compréhensible. A l'image de ce Dieu, fonction absolue au-delà de l'être, l'univers n'est pas un ensemble d'êtres mais un ensemble de fonctions qui déterminent des êtres. [...] En Occident, la fonction ne définit pas des êtres, mais les champs [...] dans lesquels ils se situent et évoluent : l'espace politique, l'espace juridique [...] Les espaces peuvent aussi rester vides. [...] Dans les Droits originellement africains, ces vides n'existent pas : le primat de la fonction sur l'être entraîne la coïncidence des espaces et des êtres, les uns et les autres produits par elle. [...] C'est donc bien toujours la fonction qui prime l'être et lui imprime des déterminations variées, à la différence des Droits occidentaux qui considèrent qu'une fonction ne peut être remplie que par un être indépendant d'elle. C'est aussi la fonction qui prime et détermine les rapports. ”

Ainsi en réfléchissant aux politiques juridiques africaines on peut noter que si les logiques institutionnelles “ entendent stabiliser le jeu social autour du dispositif qui fait autorité (“Dieu”, l'“État”, la “Raison”), les logiques fonctionnelles se préoccupent non de la cause mais des conséquences. Elles subordonnent ainsi le mode et le degré d'organisation à l'objectif à poursuivre, à la fonction à assumer. [...] On n'en a jamais tenu compte dans les choix de politique coloniale, tant nous nous sentions confortés par notre rationalité cartésienne. En Afrique, nous l'avons rencontrée dans l'organisation des filières et des réseaux, dans l'économie dite 'informelle' et plus généralement dans toutes les instances qui concourent à l'organisation de la société ou à la pacification des rapports sociaux sur un mode 'indigène-endogène'. De ce fait, depuis la période coloniale, la tension entre logiques institutionnelle et fonctionnelle a été caricaturée et ses ressorts pervertis, produisant ces situations critiques, voire chaotiques que nous observons. Cependant, si les 'forums' de gestion foncière se déterminent selon une logique plus fonctionnelle qu'institutionnelle, il faudra bien rendre justice à ces modes spécifiques de justification et de légitimation. ” (Le Roy 1996a : 197)

En continuité avec l'affinement de l'archétype de l'ordre imposé, que nous avons proposé plus haut, nous pensons qu'il serait aussi utile ici d'apporter une nouvelle distinction. En effet, outre l'aspect de l'ordre imposé, nous avons noté précédemment que l'archétype moderne était profondément marqué par la place centrale qu'il accordait à la Raison. Il engendre ainsi, outre une logique institutionnelle, une logique rationaliste qui nous semble contraster avec une “ logique ” plus “ pragmatique ” des sociétés traditionnelles africaines.

Nous entendons par “ logique rationaliste ” une logique idéaliste favorisant l'abstraction, l'articulation et la manipulation rationnelles de concepts (eux aussi par définition abstraits) et une finalité instrumentale visant à réaliser l'“ ordre ” et à contrôler le réel (voir les citations de Bauman plus haut). Par “ logique pragmatique ”, nous entendons une logique qui reste liée à son environnement visible et invisible et ne s'en abstrait pas mais tient compte dans son déploiement de la dimension vécue de la Réalité (d'où, par exemple, l'importance accordée aux différents “ statuts ” que peuvent avoir des lieux, des personnes, des objets avec lesquels est entretenue plus une relation de “ sujet à sujet ” que de “ sujet à objet ” et qui fait contraste à l'objectivation et l'instrumentalisation des hommes, des lieux et des choses dans la logique moderne).

Cette distinction nous semble extrêmement importante dans une réflexion sur des approches interculturelles au Droit, surtout dans le contexte d'une mondialisation qui par la diffusion du marché, du droit, des sciences et des technologies occidentales, tous porte-parole de la logique rationaliste (et étrangère aux sociétés “ traditionnelles ”), semble avoir rendu impensable un droit autre que “ rationnel ”, voire la prise en compte des droits traditionnels autrement qu'à travers leur rationalisation et leur inscription dans le système dominant.

En outre, il nous semble clair que la logique rationaliste est une logique spécifique à l'archétype moderne qui se distingue de la logique institutionnelle qui le caractérise aussi. Notons avec Étienne Le Roy (1992) que logiques institutionnelles et fonctionnelles peuvent toutes les deux se jouer dans un contexte occidental (rationaliste) : on peut selon les situations avoir intérêt à s'inscrire dans une logique institutionnelle (pour pérenniser une situation) ou alors dans une logique fonctionnelle si l'accent est plutôt mis sur un objectif à atteindre. S'il est possible de “ jouer ” ces deux logiques d'une manière qui est “ moderne ”, c'est bien que cette modernité résulte d'un autre facteur, qui nous semble-t-il est sa logique rationaliste.

Il est intéressant de noter que tout en ayant à nos yeux implicitement explicité ces deux “ logiques ” en distinguant “ l'esprit de la coutume ” et “ l'idéologie de la loi ” (voir par exemple 1984), et tout en continuant d'y faire référence, Étienne Le Roy ne les a jamais explicitées comme logiques différentes mais a plutôt insisté sur la nécessité de penser “ un droit des pratiques ” dans l'entre deux de la “ tradition ” incarnée par la coutume (et marquée selon nous par une “logique pragmatique”) et la modernité (marquée selon nous par une “ logique rationaliste ”) que prétend assurer le droit/loi (par ex : Hesselig, Le Roy : 1990).

LES PRATIQUES ET L'ÉMERGENCE DE NOUVELLES CULTURES COMMUNES

Il semble qu'à l'époque contemporaine - si le facteur principal à prendre en compte dans la réflexion sur l'État en Afrique au niveau international est son besoin d'efficacité - au niveau national et local ce sont respectivement les besoins de légitimité et de sécurité qui apparaissent comme centraux (Le Roy 1997d : 153). Or, si un regain de légitimité de l'État africain au niveau national et de sécurité aux niveaux locaux doit certainement passer par une réflexion sur l'“ État de droit ”, cette réflexion ne peut pas se limiter à la question de la soumission de l'appareil étatique et de son fonctionnement au Droit conçu comme normes générales et impersonnelles préexistantes aux conflits, mais doit prendre en compte les pratiques, représentations et aspirations des populations et ainsi s'ouvrir à leurs “ droits vivants, pratiques ”. Il s'agit donc d'effectuer dans nos approches théoriques une véritable “ rupture épistémologique ” pour repenser les politiques juridiques et l'“ État de droit ” non plus à travers uniquement une approche institutionnelle reflétant “ le Droit des manuels ” (Alliot 1983b) mais en privilégiant une approche du droit à partir des pratiques et permettant de refléter les visions endogènes (Hesseling, Le Roy 1990 : 10, 11). Il nous semble que Babacar Sall (1996 : 174) illustre bien les enjeux de ce changement de perspective si nous l'étendons au champ juridique quand il écrit :

“ Un autre fait marquant, c'est que le contexte politique et économique est tel que tous les mots dérivés de la modernité dominante tels que 'développement', 'démocratie', 'État', ne veulent plus rien dire socialement, parce que justement, ils n'ont pas réussi à améliorer le social dans sa relation problématique aux besoins fondamentaux. Ce qui compte, par conséquent, n'est pas la longue durée, le programme, le sens de l'histoire, mais le quotidien avec son impératif alimentaire et sanitaire. On est en présence d'un contexte de controverse et d'inversion où le social se dépolitise et où le politique se désocialise sans que la rupture ou la déperdition de l'un en l'autre ne ruine définitivement le global. Il y a là, manifestement, une rupture structurelle entre ces deux pôles dominants du sociétal qui fait que le social se pense, se dit et se fait sans le politique et vice-versa. ”

Outre des réflexions sur la pertinence de réfléchir aux politiques juridiques et à “ l'État de droit ” en termes de “ projets de société ” et à laquelle nous nous intéresserons dans notre prochaine partie, cette situation souligne l'importance d'arriver à dépasser la rupture profonde existant entre “ le politique ” et “ le social ” et ajouterions-nous entre les visions étatiques et “ sociales ” du droit. Il nous semble falloir plonger dans l'“ entre-deux ” des droits de la pratique et dans son contexte de l'émergence de nouvelles cultures communes pour arriver à dégager des articulations possibles. Étienne Le Roy (1990 : 118-120), qu'il semble ici pertinent de citer in extenso, en s'intéressant à la redécouverte par le justiciable africain d'un voie négociée de règlement des conflits note :

“ La montée en puissance d'une tierce voie négociée et arbitrale, mais reconnue officiellement en raison de l'engagement personnel de chefs d'États et des hommes politiques a également pour avantage de sortir les rapports aux institutions de dichotomies stériles, du type formel ou informel, officiel ou officieux, etc. N'étant ni traditionnelles ni modernes, ni légales ni illégales, ni spécifiquement populaires, ni particulièrement monopolisées par une corporation [...], souvent peu visibles et se prêtant à toutes les stratégies, des plus nobles aux plus occultes, ces arbitrages et ces médiations reflètent l'Afrique d'aujourd'hui. En transition entre des formes pré-coloniales et l'invention d'une société et d'un droit post-coloniaux, l'Afrique ne marie pas seulement les contrastes ou ne joue pas seulement les oppositions. En privilégiant la négociation et en orientant le justiciable vers la recherche d'un consensus qui ne se soucie pas de dire le droit mais de concilier les points de vue et les intérêts, les sociétés inventent un nouveau type de droit qui n'a pas besoin de s'exprimer dans la forme canonique du code juridique et d'être énoncé par une instance législative. (Ce 'droit de la pratique') s'inscrit dans un contexte sociétaire nouveau et fort intéressant : de nouvelles cultures communes. [...] La wolofisation du Sénégal paraît, parce que la plus anciennement analysée, exemplaire à plus d'un titre. [...] C'est bien une véritable culture qui émerge et que l'on dit commune non point parce qu'elle serait seulement populaire mais surtout parce qu'elle partage des traits communs avec les cultures antérieures. Enracinée dans les valeurs du terroir comme les cultures natives dont elle est issue, sensible à un islam tolérant et ouvert au monde, se voulant immédiatement efficace et soucieuse de performances, au moins politiques, comme dans les sociétés modernes, cette culture wolophone est à la fois une synthèse, et donc un métissage de cultures antérieures et la manifestation d'une postmodernité. Culture de l'action, de la débrouillardise [...], de la gestion tensionnelle des contradictions, la wolofisation [...] exprime les modalités de vie en société sans se soucier de sacrifier au culte de la modernité. [...] De moins en moins sensibles à nos fictions et à nos mythes juridiques, les sociétés africaines disent crûment que la justice d'État n'est qu'une arène de négociation parmi d'autres, souvent moins efficace que la gestion en face à face du conflit [...]À défaut de justiciable on a donc découvert l'émergence d'une nouvelle aspiration à la justice sociale et à la réconciliation de l'Afrique avec son histoire. ”

Dans une synthèse récente et en dépassant la notion de “ transition juridique et institutionnelle ” telle qu'elle est envisagée par exemple par la Banque mondiale et qui reflète une inspiration évolutionniste ne tenant pas compte de la contemporanéité africaine entre “tradition” et “modernité” , Étienne Le Roy (1997a : 135-137), note qu'à travers les droits de la pratique, qui peuvent prendre une tournure plus “ pragmatique ” ou plus “ savante ”, émergent “ des solutions juridiques et judiciaires qu'il s'agit maintenant d'organiser institutionnellement si l'Afrique veut s'inscrire dans l'exigence de l'État de droit. ” (Le Roy 1997a : 137).

Il nous reste donc maintenant à nous intéresser aux “ projets de société ” dans lesquels inscrire de telles institutionnalisations.

LES PROJETS DE SOCIÉTÉ

Dans la première approche à notre contribution, il nous semblait que tous les développements précédents devaient aboutir à une conclusion sous forme de la perspective de “ projets de société ” pour les Africains du XXIe siècle. Cependant au fur et à mesure que nous réfléchissions, cette démarche nous semblait de plus en plus problématique, car la notion de “ projet de société ” nous apparaissait graduellement comme fortement ancrée dans la vision moderne du monde et n'ayant pas forcément sa pertinence dans le contexte d'une réflexion sur la “ contemporanéité africaine ”. Ou du moins, si elle peut en avoir une, il nous semblait nécessaire de préciser laquelle.

Sans vouloir faire un inventaire de l'utilisation du concept de “ projet de société ” au LAJP, il nous semble qu'il n'a pas jusqu'à récemment été utilisé de manière très rigoureuse et a été parfois plus ou moins assimilé à la vision du monde d'une société, à son attitude envers le droit. Peut-être est-ce dû au fait qu'avant de caractériser les manières de penser le Droit par référence aux “ visions ” du monde où elles s'inscrivent (Alliot 1983a), Michel Alliot s'exprimait en termes de “ projet ” et que la transition d'un concept à l'autre n'a nulle part été, du moins à notre connaissance, clairement explicitée.

Étienne Le Roy dans son Jeu des lois s'est néanmoins attelé à la clarification de ce concept (1998a, 5 ss). Il y tire cinq enseignements quant à la notion de “ projet de société ” en tant que “ possible projection dans un futur plus ou moins bien maîtrisé ” : premièrement que “ tout projet est inscription dans un ordre archétypique ”, deuxièmement qu'“ un projet de société ne peut saisir que des potentiels, alors qu'une planification ne repose que sur des données quantifiées ”, troisièmement que “ tout projet doit garder une part d'improvisation ”, quatrièmement que “ le droit, par lui-même, ne peut rien ” et enfin que “ tout change, même le Droit, même les juristes ”.

Dans son sens ainsi défini, comme projection vers le futur s'inscrivant dans un archétype et avec une grande place laissée à l'aléa et à l'improvisation qui permet de “ rester en prise ” avec la vie, la réflexion sur des projets de société apparaît comme nécessaire et souhaitable voire comme incontournable lorsqu'on veut réfléchir à l'élaboration et à la mise en oeuvre de politiques juridiques. En effet, ce n'est qu'à partir de projets que des politiques peuvent être élaborées. Nous aimerions cependant noter que si une telle réflexion est nécessaire par la nature même des politiques juridiques qui sont toujours élaborées et menées à travers la perspective étatique, elle est néanmoins profondément enracinée dans l'archétype moderne dont la logique est fondée sur le principe de la réalité, de l'“ Ordre ” à travers la Raison. C'est avec l'archétype moderne qu'on a commencé à réfléchir à la vie en termes de “ projet ” et de “ société ”. Robert (1997 : 16) note que la “ notion de societas n'est apparue qu'avec la modernité, à la fin du Moyen Âge. Elle est née avec l'Etat-Nation, du dépérissement de la vie communautaire et de la réduction de l'être humain à un être rationnel, qui ne croit qu'il vit que lorsqu'il pense. ” Et Zygmunt Bauman (1996 : 163) précise que “ nous pouvons concevoir la modernité comme le temps où l'ordre - du monde, de l'habitat humain, du 'soi' humain, et de la connexion entre tous les trois - est une affaire de pensée, de préoccupation, de pratique consciente d'elle-même. ”

Ainsi, s'il nous semble qu'au niveau étatique et en vue de dégager et de mettre en pratique des politiques juridiques il faille se poser la question du projet de société, il nous semble que nous devons faire attention à ne pas nous faire piéger par cette notion. L'analyse, exclusive dans ses termes, ne paraît pas pertinente lorsque nous réfléchissons à l'émergence de nouvelles formes de “ vivre ensemble ” dans l'horizon d'une ouverture aux pratiques et en nous inscrivant dans le paradigme de la “ contemporanéité ” - surtout si nous gardons à l'esprit que c'est l'archétype de différenciation, fondamentalement plural, qui caractérise les pensées juridiques africaines endogènes !

En outre, si le “ projet de société ” et l'importance qu'on lui accorde semblent plus particulièrement liés à l'archétype moderne et à sa logique rationaliste, nous avons noté au long de cet article qu'en Afrique se côtoyaient plusieurs archétypes, plusieurs logiques. Nous avons aussi souligné l'importance des pratiques et de leur évolution dans l'émergence de nouvelles cultures communes.

Il nous semble que nous ne pouvons pas légitimement réduire ce pluralisme à une quelconque unité à travers sa synthèse en “ projet de société ” - ce qui ne ferait que réintroduire de façon discrète la réduction à l'unité dans notre raisonnement et valoriserait par là l'archétype du modèle unitariste importé sur le modèle plural endogène. Peut-être l'Afrique voit-elle émerger des modèles sociétaux qu'il reste à comprendre et qui se situent entre différents pôles dont les “ projets de sociétés ” n'en forment qu'un et peut-être pas le plus important ? Et peut-être pouvons nous tirer des enseignements de cette situation pour notre “ situation globale ” ? Peut-être, en suivant Raimon Panikkar (1982 : 6, 7, 13, 14),

“  [...] le moment est-il venu de commencer à déceler une post-histoire et que la période 'historique' [...] touche à sa fin. Avoir l'esprit suffisamment détaché et l'intellect suffisamment libre pour pouvoir comprendre cette vision d'ensemble, me paraît important, si l'on veut commencer à poser quelques points de repère en vue de ... Je n'ose pas dire un ordre nouveau, ni une alternative, car ... Il n'y a pas une alternative [...] Il n'y a pas de paradigme et donc pas de conseils précis à donner a priori. Je n'ai donc rien à vous proposer, excepté peut-être de penser à la possibilité de créer un espace où la créativité puisse se développer, un espace où les solutions même partielles, relatives, petites et imparfaites, soient possibles. Cette tâche de créer un espace où des petites choses puissent croître d'elles-mêmes (et ce n'est pas un laisser-faire), s'accomplit à tout les échelons de la vie humaine. Il y a place ici pour tout le monde. ”

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L'AFRIQUE DU XXIe SIÈCLE FACE À LA MONDIALISATION, AU DROIT HUMANITAIRE ET AU DROIT

GBAGO Barnabé Georges*

Nous continuons à penser avec un grand nombre d'africanistes - ceux du LAJP et d'autres à travers le monde - que la Déclaration universelle des droits de l'homme dont le cinquantenaire vient à peine d'être célébré ne reflète qu'imparfaitement une conception africaine des dits droits de l'homme. Le culte de l'individu véhiculé par la Déclaration “ universelle ”, l'image du “ citoyen ” de 1789 devenu “ homme ” tout simplement en 1948 continue à nous interpeller. Aboutissement d'un produit de l'histoire de l'humanité du côté de chez... Sam ?

“ Aucun homme, ni aujourd'hui, ni demain, ne doit pouvoir décider que sa vérité est assez bonne pour mériter d'être imposée aux autres. Seule la conscience humaine pourrait le prétendre : mais les valeurs fondatrices d'une conscience d'aussi vastes dimensions nous manquent aujourd'hui ” (Camus,.)

Si la Déclaration universelle encore perfectible à nos yeux s'impose à l'aide d'un jus cogens qui heureusement ne heurte pas la totalité des peuples, des sociétés et des États du monde, qu'en est-il de la mondialisation économique et des sous-catégories que cette dernière tente d'imposer aux autres ? C'est pour cette raison que, dans le cadre d'une étude sur le devenir des peuples africains du XXIe siècle, il semble opportun en cette matière non de se frapper la coulpe mais d'adopter l'attitude du publicain qui regarde le chemin qu'il faut encore suivre. Les enjeux du droit international humanitaire contribueront peut-être à dessiner un nouveau droit en Afrique. C'est pourquoi, après avoir posé le cadre du droit humanitaire et de la mondialisation (I), nous tenterons de montrer la nécessité d'un nouveau droit humanitaire dans l'Afrique du XXIe siècle (II).

I - LE DROIT ET LA MONDIALISATION HUMANITAIRE

Dans une conférence à titre encore provisoire Cultures et identités en question, Sélim Abou nous met en garde contre le discours idéologique de la mondialisation qui consiste à réduire “ les différences culturelles susceptibles d'entraver la marche triomphale de la globalisation de l'économie, des marchés et des capitaux ”. Ce rouleau compresseur, financier au départ, écrase de nos jours bien d'autres secteurs : administration (good governance), écologique (un moindre mal) et surtout humanitaire. La mondialisation dont il est question nous immerge dans le domaine du droit et de la culture “ internationale ”. Or au même moment les passions identitaires se libèrent, devant le danger de l'abolition des contrats sociaux.

“ On ne peut ”, nous avertit Sélim Abou, “ sans dommage grave, discréditer l'identité nationale des gens, qui inclut à la fois leur appartenance à une communauté historique et culturelle et leur allégeance à l'État. Ce qui, par contre est possible et nécessaire, c'est d'élargir la définition de la citoyenneté, en y révisant l'articulation des principes civiques et des principes nationaux, non en les dissociant. ”

La culture “ internationale ”, facteur d'enrichissement personnel montre ainsi des effets pervers par l'impact de la mondialisation. L'humanitaire, pour ce qui concerne l'Afrique, pourrait marquer un premier pas vers une nouvelle citoyenneté.

Pour ce faire la société dite civile oeuvrera à éclairer les objectifs de l'humanitaire d'État.

1 - L'humanitaire d'État ou le brouillage des objectifs

De la Somalie au Rwanda, du Liberia à la Sierra-Leone, de l'Angola à l'Éthiopie en attendant les Congo (belge et français), l'humanitaire médiatisé comme il se doit s'intègre à l'économie générale des guerres africaines. Que gagnent finalement les populations de ces “ aides ” qui prolongent leurs misères ? Les manipulations plus ou moins avouables cachent de moins en moins l'objectif initial : soulager les victimes des guerres et la pauvreté.

Logique financière ou logique des besoins des victimes ? Que l'ECHO (European Commission Humanitarian Office) nous réponde. Le pullulement des ONG interpelle cet organe qui les finance sans rigueur et sans privilégier avant toute chose l'intérêt des victimes. De tout ceci, résulte une humiliation qui transforme le présent utopique de Walter Benjamin en un présent plus calculateur. Dans ces conditions le devoir d'ingérence, fut-il bien intentionné, rappelle le devoir de civilisation voire, le rôle de gardien de la civilisation. La colonisation et les souvenirs de la traite des Noirs ne peuvent que revenir dans l'esprit des victimes qui savent que s'occuper de détresses exotiques n'est pas sans avantages (conscients ou non) pour les bienfaiteurs.

L'humanitaire ne se mondialiserait que pour défendre ou protéger les intérêts économiques ou financiers des multinationales, d'États plus forts et de l'impérialisme ? Quant à l'Afrique, face à l'Hollywood humanitaire il est urgent qu'elle connaisse exactement les limites de ces “ aides ” et apprenne à discerner ses propres intérêts. Comme empêcher en amont guerres et massacres ? Faut-il compter sur les normes issues du Tribunal pénal international pour le Rwanda ou sur celles de la future Cour pénale internationale pour dissuader certains africains de se massacrer ?

Il faut recourir à un minimum de normes qui débordent certes l'actuelle convention de Genève et ses protocoles additionnels. Créer un espace de discussion au sein de nos États puis au sein d'instances onusiennes pour décider en cas de crise et d'urgence, de la marche à suivre afin de répondre aux besoins des victimes semble nécessaire. Ce cadre ne saurait épuiser la nouvelle citoyenneté qui reste à construire tout au long du XXIe siècle : il servirait à éviter le brouillage des objectifs de l'humanitaire d'État et les manipulations non avouables.

2 - L'humanitaire et la nouvelle citoyenneté au XXIe siècle

Cette nouvelle citoyenneté doit partir des Africains eux-mêmes où qu'ils soient pour atteindre ensuite tous les hommes et femmes de bonne volonté. George Washington Williams, vétéran de la guerre américaine de Sécession nous en a donné l'exemple au XIXe siècle lorsqu'il dénonça l'holocauste (oublié) du Congo-Léopoldville. Des négro-mauritaniens martyrisés aux animistes soudanais pogromisés, des catastrophes naturelles aux famines aucune association, aucune organisation du continent africain n'a encore volé au secours des populations en détresse. La seule exception à cette règle - qui montre que l'espoir est permis - remonte aux aides africaines apportées aux peuples en lutte contre les colonisations tardives et contre l'apartheid sud-africain. De nos jours, outre le droit d'asile accordé par des États voisins, qui devrait encore gagner en efficacité, l'Afrique peut enseigner à ses enfants que la guerre doit d'abord être limitée aux seules nécessités militaires, que les non-combattants (femmes, enfants, vieillards, malades, prisonniers et blessés) doivent être épargnés contrairement au spectacle affligeant des armées et milices africaines.

Le XXIe siècle peut et doit se servir de la justice pour empêcher la guerre. Du sentiment de justice comme de justice sociale. L'humanitaire et les diverses “ aides au développement ” doivent dès lors cesser de ne constituer qu'un marché où s'achèteraient des zones d'influences et où se négocieraient des soutiens diplomatiques. L'Afrique, conformément au scénario préconisé par Étienne Le Roy, fonderait une modernité dans une “ sécurité sociale généralisée ” qui s'appuierait sur des traditions de partage et de solidarité…

L'Afrique, renaissante, face à la générosité mondiale, s'interroge des retombées sur les dividendes de la mondialisation financière, sur notamment, les placements “ moraux ” et les fonds humanitaires qui continuent à s'interdire d'investir dans les sociétés qui ne respectent pas des valeurs reconnues comme universelles. Ces interdits touchent par exemple les jeux d'argent, le tabac, la drogue, l'alcool mais essentiellement l'armement. N'y a-t-il pas quelque chose de profondément inhumain à reconnaître que l'argent n'a ni couleur, ni odeur lorsqu'il provient des fabricants d'armes et de mines encouragés par les cinq grands du Conseil de sécurité ? La médiatisation de cet humanitaire-là serait la bienvenue. À titre d'exemple, le fonds commun de placement Hymnos, lancé par le Crédit Lyonnais en mai 1989 avec un comité d'éthique qui sélectionne les sociétés respectant des valeurs conformes à un jus cogens. Que des milliers d'Africains rejoignent cette optique et que des banques africanistes créent et prennent la tête de ces fonds qui jouent dans tous les secteurs et tous les pays. Les milliards de dollars que draine la diaspora africaine en Amérique ou en Europe gagneraient à rencontrer ce contrat économique. Que les gestionnaires des SICAV “ Nord-Sud développement ” qui militent pour l'expansion économique des pays en voie de développement rivalisent d'ardeur !

Le droit humanitaire peut donc aider au développement des sociétés africaines et - hic et nunc - régler les conflits internes, pacifier les démocraties naissantes afin d'enrayer la naissance d'une Afrique des “ chaos bornés ” et de grisaille quotidienne ou même d'un chaos généralisé dont la survenance n'est pas à exclure. Pour ce faire, il nous semble que des tentatives de réglementation juridique doivent répondre à l'exigence d'endogénéité culturelle des Africains du XXIe siècle.

II - L'EXIGENCE D'UN NOUVEAU DROIT HUMANITAIRE POUR L'AFRIQUE AU XXIe SIÉCLE

Face aux différentes définitions du droit dégagées par la doctrine occidentale, ne paraît-il pas urgent de clarifier la notion de droit au regard des pratiques et réalité de notre continent ? Si le droit s'entend comme un “ ensemble doté d'une normativité spéciale ”, (A.J. Arnaud), cet objectif ne peut s'atteindre en faisant fi des autres systèmes normatifs (la morale, la religion...). Il existe d'un côté un système juridique qui naît, vit et meurt (c'est le droit au sens strict) et de l'autre un champ juridique qui ne meurt pas et englobe tous nos vécus et nos relations juridiques. Comme le remarque le doyen Carbonnier “ Il est inexact de dire que le sens de l'évolution juridique est celui d'une différenciation du droit, de la morale et de la religion ” (Carbonnier 1995 : 79)

Plus le champ juridique se réduit, plus on accorde une grande confiance au droit pur. Plus il est étendu et plus les autres modes de régulation sont préférés au droit le plus strict. La réalité et les pratiques africaines du moment font cohabiter un droit d'essence occidentale dans un champ juridique totalement différent, constitué de divers groupes parentaux, territoriaux et religieux liés par des relations d'interdépendance et de solidarité. Des raisons historiques, circonstancielles et probablement pratiques ont poussé ce droit greffé à ignorer plus ou moins les vécus juridiques des populations concernées. Dans le même espace il arrive que sous la pression du droit écrit et des transformations économiques, les coutumes rurales apparaissent dans les quartiers populaires des grandes villes. Des droits parallèles administrés par des juridictions parallèles restituent au mieux une vision moins tronquée des phénomènes juridiques contrairement au droit non pluraliste “ reçu ” de l'Occident. Ceci provoque une situation de pluralisme juridique vécu dans un cadre institutionnel unitaire.

Influencée par l'Occident, une certaine doctrine juridique africaine continue à dénier l'appellation de “ droit ” aux phénomènes juridiques en vigueur dans les sociétés africaines. Hors des rituels de leur Église point de salut. Mais est-ce bien raisonnable qu'une doctrine africaine se contente aussi paresseusement d'ânonner les règles du droit positif de l'Occident ? La force des choses et la force des événements doivent nous pousser à cesser de voir avec les yeux d'autrui et à penser avec la tête des autres (Kesteloot L.).

1 - Ordres juridiques distincts

Il s'agit d'étudier les sociétés africaines d'hier et d'aujourd'hui dans leur originalité, et à travers leurs systèmes juridiques. Il faut reconnaître dans les règles formelles du droit de nos nouveaux États souverains une autonomie qui les pousse à fonctionner indépendamment de leurs propres sociétés et à les dominer, ce qui est dommageable au respect même du droit. Dans l'Afrique profonde, la transgression d'un phénomène juridique doit entraîner des catastrophes cosmiques. C'est dire le poids de l'enchevêtrement des mécanismes de régulations sociales : comment les croyances religieuses, la magie et les phénomènes terrestres ou cosmiques peuvent-ils participer au renforcement du droit ?

Alors qu'en Occident d'une manière générale la société concourt de plus en plus à l'élaboration du droit par le biais de ses magistrats, ses praticiens et ses administrateurs (qui ont des pouvoirs considérables en matière économique, sociale, et d'urbanisme, etc.) c'est-à-dire en se rapprochant de la méthode de la coutume africaine, nos nouveaux États s'en éloignent. M. Alliot dans son article “ Un droit nouveau est-il en train de naître en Afrique ” (Alliot M. 1980) met en lumière deux phénomènes, d'une part celui de la jurisprudence et de la pratique administrative française sources de droit importantes mais ne se modifiant que lentement à petits pas, à l'inverse du droit légiféré et d'autre part, la division du droit qui se fait dorénavant non plus selon des critères logiques (ou considérés comme tels) mais “ selon les intérêts des groupes qu'ils régissent ou qu'ils contrôlent ” (Alliot 1980 : 483), on assiste selon lui, à la multiplication de “ droits ” particuliers “ qui communiquent de moins en moins entre eux ” il considère que “ ces Droits constituent des zones de résistance correspondant à des groupes qui refusent les modifications imposées de l'extérieur ” notamment les modifications qui seraient imposées par l'État. C'est pourquoi il en conclut que “ notre Droit réel s'est étrangement rapproché de celui des sociétés primitives […]”. le terme Droit réel étant entendu ici, comme l'ensemble des normes de conduite effectivement prises en compte par les individus dans la multiplicité de leurs appartenances collectives.

La doctrine africaine du droit gagnerait beaucoup en efficacité si elle orientait ses recherches et sa réflexion vers la compréhension et l'explication de cette normativité originale existant dans la société africaine au lieu de se contenter de répercuter les règles juridiques européennes issues d'un autre champ juridique, non seulement exogène mais aussi étranger et sans connexions pertinentes.

Ainsi, l'État africain monopolise aujourd'hui le droit enseigné dans les facultés en présentant son uniformité comme un dogme. Pourquoi s'étonner de son échec ? La question fondamentale dans l'Afrique actuelle est de savoir comment partir du droit “ reçu ” pour réguler correctement la société. L'Occident, observe M. Alliot, privilégie l'être et les rapports, l'Afrique les fonctions. Quelle place les codes réservent-ils aux fonctions familiales et sociales ? La famille et les lignages qui jouent un rôle si important ainsi que d'autres groupes sociaux auraient fortement besoin d'une personnalité juridique.

Les sources formelles et sociologiques du droit mériteraient d'être définies ou redéfinies dans une perspective de pluralisme juridique.

2 - Élément pour la construction d'une théorie africaine

Aujourd'hui en Afrique, l'individu n'est plus aussi lié que par le passé aux familles et aux lignages, il peut désormais compter. Mais les droits et devoirs des groupes ne disparaissent pas pour autant. D'autres appartenances collectives peuvent l'emporter et démultiplient les critères de juridicité communautaire. La conception de l'homme, aujourd'hui enrichie, s'en trouve débarrassée de ses scories (esclavage, dépendances des individus, sacrifices humains, statut de la femme...). L'Afrique a donc intérêt à “ réinterpréter ” comme elle a commencé à le faire, la méthode de pensée et d'action des droits de l'homme en usage sur le plan international. Encore faudrait-il qu'il y ait discussion et dialogue selon un processus d'acculturation juridique (cf. Alliot M., 1968 : 1181-1147) Dans cette optique l'Afrique peut proposer ses propres vues, non seulement sa conception de l'homme, mais également ses interrogations en matière d'environnement, de respect de la nature et - pourquoi pas - de bioéthique.

L'idée de solidarité (d'humanisme donc), qui fait défaut dans la pratique actuelle des droits de l'homme, nous semble fondamentale. Le droit des groupes gagnant de l'importance dans le monde entier, on pourrait réfléchir à la reconnaissance d'un devoir de responsabilité collective, comme il en existait un dans l'Afrique traditionnelle.

La solidarité individuelle (la “fraternité” de la devise française) peut aussi faire partie des droits de l'homme. Elle ne doit pas s'arrêter aux frontières des classes sociales. On ne doit peut-être pas la définir comme droit d'une autre “ génération ”, extérieur à l'individu mais au contraire, ne pas limiter son rôle à un simple idéal à atteindre.

Par delà la théorie de la solidarité entre vivants et celle de la solidarité entre les vivants et les morts, l'Afrique peut apporter de manière plus évidente cet univers “ animiste ” qui manque à la théorie des droits de l'homme :

- le principe de la communication avec autrui et la compréhension d'autrui (principe favorisé par le caractère analogique des métamorphoses possibles entre l'homme et la nature) ;

- le principe de la vitalité africaine, résultat de l'intégration de l'homme dans le cosmos qui donne une réponse aux angoisses de l'homme et surtout la représentation du mouvement qui vient de l'intérieur et qui mobilise tout (par le rire, le chant et la poésie) et qui se prolonge jusqu'à la sphère inconsciente de la psyché individuelle.

- la création dans chaque État, d'un “ Sénat coutumier africain ”, lieu de règlement de tous les conflits, composé de chefs coutumiers de toutes les ethnies du territoire.

- l'observation sur le terrain des combinaisons entre le mythe et la rationalité articulée par la théorie des droits de l'homme ou mieux, entre les logiques africaines et les logiques occidentales qui sous-tendent les droits de l'homme.

CONCLUSION

Quelques remarques tiendront lieu de conclusion après ce parcours rapide dans la mondialisation humanitaire et le droit africain du XXIe siècle, largement inspiré des écrits de Michel Alliot.

L'universalisme humanitaire mériterait d'être repensé loin des feux de l'actualité qui en brouillent les objectifs. Il serait bon d'associer également les Africains à l'oeuvre de générosité mondiale.

L'universalisme des droits de l'homme est loin de se refléter dans la pratique des populations africaines qui possèdent leur propre conception de l'homme de ses droits et devoirs, bien loin de l'individualisme aliénant véhiculé par les Chartes et les Déclarations. Le jus cogens même bien accepté par tous n'empêche pas les échecs dans le champ juridique africain.

Nous nous permettrons de terminer par le concept de “ juristique ”. Selon M. Alliot, il s'agit d'une science juridique qui englobe à la fois le droit des manuels et les comportements qui se retrouvent en chacun de nous. On peut souhaiter que le législateur africain du XXIe siècle n'ignore plus l'autorité de la tradition, l'exemple, les mythes, les gestes et les rituels bref, toutes activités symboliques qui apporterait légitimité et efficacité à son oeuvre.

Bibliographie :

ALLIOT Michel, 1968 “ L'acculturation juridique ” in POIRIER Jean (dir) Ethnologie générale, Paris, Gallimard, Encyclopédie de la Pléiade, pp. 1180 - 1246.

ALLIOT Michel, 1980,“ Un Droit nouveau est-il en train de naître en Afrique ? ”,in CONAC Gérard (dir.), Dynamiques et finalités des Droits africains, Paris, Économica, p.467-491.

ALLIOT Michel, 1990, “ La coutume dans les droits originellement africain ”, in La Coutume, Société Jean Bodin vol. 51, Paris Dessain et Tolba, p.

CAMUS A., 1957, 1996 (trad.) “ La crise de l'homme ”, NRF, janv. 1996 n° 516 (traduction d'un discours prononcé en anglais).

CARBONNIER Jean, Flexible Droit, LGDJ, 8e édition, 1995, p. 79.

LE ROY Étienne, 1999, “ Appel à contribution : quel projet de société pour les Africains au XXIe siècle ? ” texte dactylographié, LAJP.

LA FONCTION PUBLIQUE EN AFRIQUE NOIRE

Une “ dynamique parentale ” au cœur de l'Administration ivoirienne

Christiane Konan*

Parler aujourd'hui de la fonction publique en Afrique, pourrait paraître dépassé. En effet, de nombreux chercheurs ont analysé les différentes fonctions publiques africaines. Les résultats, pour la plupart, ont fait ressortir les caractéristiques suivantes : mimétisme administratif, personnel pléthorique, laxisme, lourdeur admi-nistrative, clientélisme, tribalisme, cor-ruption, trafic d'influence… Comme on sait, la fonction publique est très souvent le reflet du contexte socio-politique dans lequel elle évolue. Si l'on y constate de nombreux dysfonctionnements, c'est parce que l'État africain lui-même est en crise.

Cependant, en observant attentivement l'administration ivoirienne, l'on y découvre plutôt des configurations socioculturelles généralement rencontrées dans la famille, le clan, le village. Cela nous permet d'en déduire qu'il y existe une “ dynamique parentale ” qui s'inscrit dans la manière de penser - le plus souvent en référence aux règles traditionnelles - des différents acteurs de l'administration. La parenté, au sens large, constitue un instrument privilégié dans la réalisation et l'exécution des tâches administratives. Elle représente dans cette administration une force impressionnante, permanente d'où l'utilisation du mot “ dynamique ”. Cette dynamique parentale sous-tend à cet effet une “ logique ” administrative qui se traduit, en premier lieu par une parentalisation des rapports entre les agents administratifs eux-mêmes puis entre eux et les administrés et en second lieu, par une gestion administrative quelque peu discriminatoire voire inégalitaire par rapport au reste de la population. Parce que fondée sur une base parentale, cette gestion remet fortement en cause certains principes généraux du droit tel que l'égal accès de tous les citoyens à la fonction publique.

En fait, tout un système de manipulations de la parenté, dans son sens le plus étendu, va servir de base au fonctionnement de l'administration ivoirienne.

La définition des notions principales (I), nous permettra de mieux comprendre le lien entre la parenté et l'administration à partir de l'identification du phénomène de parentalisation des rapports admini-stratifs (II), pour ensuite faire des propositions pour une administration mieux adaptée (III).

I - QUELQUES ÉLÉMENTS DE DÉFINITION

Les notions de droit de la fonction publique et de dynamique parentale nous paraissent devoir faire l'objet de quelques précisions.

A - Le droit de la fonction publique

L'État a plusieurs missions à accomplir, ce qui nécessite des moyens financiers et humains importants. Il a donc recours à des personnels spécifiques pour atteindre ses objectifs. Ceux-ci seront spécialement recrutés pour “ servir l'État ”, ils travailleront “ au nom de l'État ” mais dans un but bien précis qui est celui d'assurer avant tout, le développement économique et social du pays en fournissant certaines prestations aux administrés.

L'administration qui constitue la “ courroie de transmission ” de la plupart des décisions gouvernementales, va user de ces personnels. Néanmoins, pour une meilleure organisation, ceux-ci verront leurs fonctions régies par un droit particulier, le droit de la fonction publique, pour ce qui concerne les fonctionnaires. Ce droit, selon J. M. Auby et R. Ducos Ader, peut être défini comme le régime juridique particulièrement applicable à l'ensemble du personnel qui exerce une activité dont la caractéristique réside dans une collaboration permanente et professionnelle à l'action des pouvoirs publics. Le droit de la fonction publique dans toute sa spécificité nous intéresse fortement quant à son rapport avec l'environnement socio-politique dans lequel il est amené à s'appliquer.

On sait que le droit ivoirien de la fonction publique a connu une évolution à peu près semblable à celui de la plupart des pays africains ayant connu le phénomène colonial. En effet, la Côte d'Ivoire a hérité d'un appareil d'État (structures politiques, administratives, juridictionnelles) propre à l'ancienne puissance coloniale, la France. Cet héritage institutionnel a été transplanté en bloc en Côte d'ivoire : conception statutaire de la fonction publique, création d'une École nationale d'administration (ENA) et d'un ministère de la Fonction publique, option pour le système de carrière de la fonction publique.

La loi du 3 septembre 1959 puis celle du 21 décembre 1964 portant statut général de la fonction publique ont largement été inspirées du statut français de 1946. La loi de 1964 comportait des titres relatifs aux dispositions générales, au recrutement, à la rémunération et aux avantages sociaux, à la notation et à l'avancement, à la discipline, aux positions du fonctionnaire.

Tout comme le statut français, le statut ivoirien :

- fait la différence entre agents fonctionnaires et non fonctionnaires ;

- précise l'existence de statuts particuliers dérogeant au statut général ;

- répartit le personnel administratif en quatre catégories désignées dans l'ordre décroissant par les lettres A, B, C, D ;

- organise la carrière du fonctionnaire ivoirien de la même manière que dans le système français : recrutement par concours et système de carrière, reconnaissance de certains droits aux fonctionnaires tels que droit de grève, droit syndical etc.

En somme, le statut général de la fonction publique ivoirienne, au lendemain des Indépendances, est un statut complètement imprégné du mode de pensée occidental. Or, le statut juridique français est pour une large part révélateur de l'évolution socio-politique de la société française. Celle-ci a amplement contribué à son élaboration en militant en faveur d'idées nouvelles destinées à combattre les pratiques discriminatoires de l'Ancien Régime et à instaurer l'égalité entre tous les citoyens français. Le statut français de 1946 a été progressivement modifié pour aboutir au statut actuel de 1986 inspiré par souci majeur du législateur français d'améliorer la situation du fonctionnaire en vu d'un rendement positif de l'Administration. En d'autres termes, le statut juridique français de la fonction publique résulte d'une lente maturation socio-politique qui traduit l'évolution de la société elle-même (Ben Salah T., 1992 : 3).

Partant de ce constat, la plupart des fonctions publiques africaines essaient à travers de nombreuses réformes de “ substituer à l'Administration héritée du régime colonial une administration du développement c'est-à-dire une administration apte à s'adapter au changement, à se conformer aux besoins propres des populations ainsi qu'à leur environnement propre, au contexte dans lequel travaille leur bureaucratie  ” (Cissoko D., 1986 : 13). La réforme du statut de la fonction publique ivoirienne est donc intervenue sur la base d'un diagnostic de la situation observée. Au bout de vingt-huit années d'indépendance, l'État ivoirien a été amené “ à restructurer ses services, à reconsidérer la répartition des rôles entre les différents acteurs de l'économie nationale pour faire résolument face aux nouveaux défis, à sortir la nation de la crise aiguë qu'elle connaît et à reprendre la marche vers le progrès ”. C'est dans ce contexte qu'il faut situer le vote de la loi n° 92-570 du 11 septembre 1992 portant statut général de la fonction publique et modifiant la loi de 1964 ainsi que les quatre nouveaux décrets d'application qui ont suivi.

Néanmoins, malgré la réforme de 1992, le droit de la fonction publique ivoirienne, demeure difficilement applicable. Bien que formellement acceptable, il reste inadapté au contexte socioculturel et politique de la Côte d'Ivoire dont la société est avant tout de type traditionnel. Celle-ci a ses normes spécifiques de fonctionnement essentiellement fondées sur des données culturelles fondamentales : solidarité, primauté du groupe sur l'individu, relations ethniques privilégiées, logique communautaire, liens parentaux développés…Tout ceci constitue une dynamique parentale que nous allons tenter de mieux définir.

B - La Dynamique parentale

Le terme de dynamique parentale s'appuie sur la notion de parenté, élément fondamental dans le droit traditionnel. Cette notion mérite d'être précisée, car elle a une connotation différente selon que l'on se situe dans le contexte européen ou africain.

En Europe, la parenté constitue “ le lien unissant deux personnes dont l'une descend de l'autre ou qui descendent d'un auteur commun ” (Carbonnier J., 1964 : 602) Cette parenté verticale repose sur la communauté de sang, il va sans dire que c'est une parenté biologique.

En Afrique, cette parenté verticale existe mais sous une forme plus complexe. Ainsi, “ le clan correspond à la longueur maximale de l'axe vertical : il unit les descendants d'un auteur réel mort ou vivant à un ancêtre mythique qui souvent, n'est pas un humain mais un animal ou un végétal. Le clan met donc en jeu une parenté mystique […] ” (Rouland N., 1990 : 103). En plus de la parenté verticale (biologique et mythique), il existe un autre type de parenté spécifique aux sociétés traditionnelles et donc à l'Afrique noire. Il est fondé sur la relation sociale existant entre plusieurs personnes. Il constitue ce qu'on appelle la parenté horizontale qui s'inscrit dans le caractère communautariste de la société négro-africaine. Selon M. Alliot “ la parenté est le lien particulièrement fort et chaleureux de ceux qui vivent ensemble, la communauté de vie ”. Cette communauté de vie se traduit par un triple partage :

- celui d'une vie commune : à travers le partage d'une langue commune, des mêmes ancêtres et divinités, d'un même espace, des mêmes amis et ennemis ;

- celui de la totalité des représentations : sur le plan religieux, mythique, social et politique ;

- celui d'un champ décisionnel commun : un même système de règles coutumières émanant de la communauté elle-même.

Enfin, pour reprendre la définition de la parenté chez les Fon du Bénin, elle est “ le partage par les membres du groupe de ce qu'ils ont en commun ” (Ahouangan D., 1975 : 65). La parenté africaine est donc fondée sur la notion de partage et de solidarité. La logique communautaire conditionne le mode de vie et de pensée de l'Ivoirien(ne). Elle intervient à tous les niveaux et notamment dans sa vie professionnelle.

En Côte d'Ivoire, la logique parentale se traduit non seulement à travers l'existence des complexes ethniques mais aussi, à travers la parentalisation des rapports administratifs qui met en exergue de nouvelles formes de parenté ne prenant pas en compte le facteur tribal : ce peut être la parenté religieuse, c'est-à-dire le fait d'appartenir à la même communauté religieuse, ou la parenté politique à savoir le clientélisme politique. Ainsi, les rapports de quelque nature qu'ils soient sont intensément influencés par cette néo-parenté. Cela constitue une dynamique qui s'oppose très souvent à la logique administrative imposée par l'État, laquelle est inspirée du droit moderne auquel résiste fortement le droit traditionnel.

L'étude de la nature des deux types de sociétés, sur le plan sociopolitique nous permet de mieux cerner leurs différences. En effet, la Côte d'Ivoire est une société de type semi-élémentaire tandis que la France est plutôt de type complexe. Le terme “ dynamique parentale ” représente ainsi la référence au droit traditionnel mais aussi à un nouveau droit semble-t-il hybride, car ni traditionnel ni moderne. Nous allons donc analyser cette dynamique parentale présente dans l'administration et qui met en confrontation le droit de la fonction publique fondé sur une logique unitariste et le droit traditionnel plutôt fondé sur une logique plurale.

II - L'IDENTIFICATION D'UNE DYNAMIQUE PARENTALE AU CœUR DE L'ADMINISTRATION

On peut identifier la dynamique parentale dans l'administration, tant à travers la permanence du lien ethnique qu'à travers la parentalisation des rapports administratifs.

A - À travers la permanence du lien ethnique

D'après de nombreux sociologues et chercheurs on assiste à l'ethnisation de l'appareil étatique et particulièrement de l'administration.

La Côte d'Ivoire compte une soixantaine d'ethnies réparties en quatre principaux groupes ethniques (Akan, Manding, Krou et Wê) ne se reconnaissant pas une culture commune, ce qui a toujours posé le problème de l'édification d'une Nation. Face à cette diversité ethnique, l'ancien Président de la République, Félix Houphouët Boigny a essayé de préserver l'unité nationale en mettant en place une stratégie politique dénommée “ géopolitique ”, visant à procéder à un dosage ethnique dans la répartition des services publics entre les différents ministères. Elle a consisté en la représentation de chaque groupe ethnique ou plutôt de chaque région au sein du gouvernement par les ministres et autres responsables administratifs. On pouvait ainsi noter la présence de Bété, Dioula, Adioukrou, Baoulé… dans les différents gouvernements formés. Cependant la présence d'un plus grand nombre de ministres Akan, a conduit l'opinion publique à parler “ d'akanisation du gouvernement ”.

Malheureusement, la politique du Président Houphouët a eu un effet contraire à l'objectif souhaité : au lieu d'une unité, il y a une sectorisation voire une ethnisation des différents ministères. Pendant de longues années, on a pu observer l'existence d'un personnel administratif majoritairement de la même ethnie ou de la même région que le ministre concerné. Etait-ce une simple coïncidence ? Toujours est-il que cela s'est surtout vérifié au niveau des cabinets ministériels où les ministres avaient tendance à s'entourer de personnes originaires de la même région qu'eux : un lien ethnique étroit existait très souvent entre le ministre et son collaborateur direct, le directeur de cabinet.

Il est vrai que les ministres disposent d'un pouvoir discrétionnaire en ce domaine mais il est également certain que le critère ethnique semblait prédominer dans le choix de leurs collaborateurs. Le même constat pouvait également être fait au niveau des fonctionnaires de la catégorie C et D, ceux qu'on appelle le petit personnel de l'administration. Comme on a pu le constater, “ le personnage bien placé s'entoure des membres de son clan sans se soucier de leurs compétences. D'où aussi le gonflement excessif du nombre de fonctionnaires sachant à peine lire et écrire, prenant la place de diplômés, moins favorisés sur le plan des relations. D'où le gonflement excessif du nombre des fonctionnaires subalternes (huissiers, plantons…) et des agents sous contrat ” (Wakam Ph. ,1987 : 7).

Selon la constitution, le président de la République nomme à tous les emplois supérieurs civils ou militaires de l'État. Telle est certainement la raison pour laquelle, depuis l'Indépendance, certains ministères-clés, semblent être réservés à un seul groupe ethnique et même à une seule ethnie :

- Au ministère des Finances, les différents ministres ont toujours été Baoulé jusqu'à ce jour, avec une exception de 1981 à 1986 où pour l'unique fois le ministre fut du groupe Manding.

- Au ministère de la Défense, tous les ministres sont jusqu'à ce jour du groupe Akan (Baoulé).

- Au ministère des Affaires étrangères : la majorité des ministres ont été Akan.

Le Président nommant aux emplois de la catégorie A et désignant les préfets, il peut arriver que des administrateurs soient nommés dans ces fonctions en raison de leur lien ethnique avec le Président ou avec leur ministre de tutelle. Tout ceci favorise l'évolution assez rapide de certains administrateurs au détriment des autres.

De nombreux fonctionnaires et autres agents de l'État améliorent souvent leur situation statutaire ou même leur carrière en jouant de leur appartenance ethnique. Quant aux administrés, ils se servent également de leurs relations parentales pour obtenir de l'Administration certaines prestations. Il ne s'agit pas d'une règle générale, mais de faits que l'on peut constater dans l'administration ivoirienne et qui se conjuguent avec la parentalisation des rapports administratifs.

B - À travers la parentalisation des rapports administratifs

La parentalisation des rapports administratifs se fait dans un dépassement de la parenté ethnique. Elle se fonde sur une logique plurale différente de la logique administrative imposée. Nous avons pu observer en Côte d'Ivoire diverses pratiques corroborant cette affirmation :

- L'utilisation par les agents de leurs langues vernaculaires sur le lieu de travail ;

- L'emploi de certains vocables de la parenté alors qu'il n'existe aucun lien ethnique entre les intéressés ;

- La manière dont sont réglés certains litiges et l'inobservation des règles officielles dans certains domaines (discipline par exemple).

Quel que soit le ministère où l'on se trouve, l'on constate très souvent que les agents, surtout ceux de la catégorie B, C et D, utilisent leur langue respective pour communiquer entre eux. Ladite conversation se fait bien entendu entre les agents de la même ethnie. Pourtant, la langue officielle est le français.

Certains vocables de la parenté utilisés dans les bureaux de l'administration constituent des indicateurs de statuts que l'on peut classer en trois groupes (Wakam Ph, 1987 : 7) :

- les termes de parenté liés au respect : “ tonton, tantie ”, “ grand frère, grande sœur ” sont des termes de respect utilisés couramment chaque fois qu'il existe entre deux fonctionnaires un rapport hiérarchique cadet-ainé. Ce rapport se caractérise par le statut en terme d'âge de la personne à qui l'on s'adresse. Cette dernière est généralement, soit dans la même classe d'âge que le père ou la mère de celui qui parle, soit dans la même classe d'âge que ses frères et sœurs. Ces termes sont employés pour témoigner du même respect que celui dû aux parents ou aux aînés.

- les termes de parenté liés à la filiation : “ mon fils, ma fille ”, “ mon frère, ma sœur ”, sont des termes utilisés chaque fois que l'on se trouve en face d'un individu situé dans la même classe que ses propres enfants ou d'un ressortissant du même village, de la même ethnie, de la même religion ou ayant une histoire commune .

- Les termes de parenté liés à la plaisanterie : “ ma femme, mon mari ”, “ ma chérie, mon chéri ”, “ parent ” sont des termes utilisés par les agents et qui démontrent une bonne entente entre eux. Le plus souvent, ces termes sont employés avec les personnes dont on partage les mêmes points de vue.

Ce système de relations réciproques mais hiérarchiques va servir de référence à tout un mécanisme de manipulation de la parenté, qui va lui-même servir de base au clientélisme, à la sécurité, à la carrière… dans l'administration publique. Ces manières de s'exprimer peuvent être perçues comme des règles administratives dont se servent les agents pour faire valoir leurs intérêts respectifs, ce qui favorise de nombreux dysfonctionnements. La conséquence immédiate de cette situation est l'inobservation des règles officielles. Étant donné que les relations administratives sont fondées sur des liens amicaux ou parentaux, il est, par exemple, particulièrement difficile de prendre certaines sanctions à l'encontre de tel ou tel agent en infraction. Dans une telle situation, le fonctionnaire fautif fait intervenir une tierce personne bien placée, chargée de trouver une solution négociée permettant d'éviter de lourdes sanctions.

Cette parentalisation est due à de nombreux facteurs :

- Les agents administratifs demeurent attachés à leurs coutumes qui correspondent à une certaine rationalité communautaire.

- Le droit administratif en vigueur ne s'appuie nullement sur la logique autochtone. S'inspirant de certains principes généraux du droit européen, il demeure inadapté au contexte socioculturel africain : l'existence de cette dynamique parentale constitue donc un rejet du droit officiel de la fonction publique.

- En Côte d'Ivoire, le respect et l'obéissance des aînés sociaux ainsi que la protection des cadets sociaux sont une réalité. L'individu n'a d'importance qu'en raison de sa fonction au sein du groupe auquel il appartient. Il ne vit pas pour lui-même mais pour les autres membres du groupe avec qui il doit tout partager. Il est donc inconcevable et contraire aux valeurs de solidarité qu'un aîné social ne puisse protéger ou aider son cadet social. Le fonctionnaire ivoirien, fût-il le plus instruit, est tout autant attaché à ces valeurs.

- Appartenir à la fonction publique revient ainsi à appartenir à une famille où les uns et les autres se doivent secours et entraide. La manière dont les fonctionnaires se dévouent financièrement pour soutenir un des leurs ayant perdu un être cher est tout à fait extraordinaire. Pratique qui entraîne en Côte d'Ivoire, une désertion générale des bureaux les vendredi, jour de levée de corps et ceci en l'absence de toute autorisation. On peut trouver de nombreux exemples de non respect de l'éthique administrative au sens occidental.

Cette dynamique culturelle qu'est la solidarité africaine explique et permet de réinterpréter la permanence de la parenté ethnique et les pratiques parentales au sein de l'administration. Cependant, elle ne favorise pas le développement d'une administration moderne dans laquelle pourraient se reconnaître les citoyens. L'administration ivoirienne comme la plupart des administrations africaines connaît une triple crise :

- une crise d'effectivité : les textes et les procédures sont rarement respectés ;

- une crise d'efficacité : la gestion “ néopatrimoniale ” du bien public entraîne une productivité et un rendement négatifs ;

- une crise de légitimité et d'identité : les citoyens ne se reconnaissent pas dans l'administration et la rejettent.

La greffe de la manière de faire occidentale en Afrique n'a pas encore pris, car les notions de service public ou d'intérêt général restent encore incomprises par la majorité des fonctionnaires d'où les quelques propositions suivantes pour sortir la Côte d'Ivoire de cet état de fait.

III - PROPOSITIONS ANTHROPOLOGIQUES POUR UNE ADMINISTRATION ADAPTÉE

Tout d'abord, l'État ivoirien doit rendre à la société son droit. Cela est d'une importance capitale, car les législateurs ivoiriens doivent s'inspirer du modèle autochtone. Il est vrai que beaucoup d'entre eux connaissent rarement le contenu du véritable droit ivoirien mais des recherches devraient être faites à ce niveau en s'inspirant des nombreuses œuvres réalisées par certains ethnologues et anthropologues contemporains. Nous savons que les droits africains, ont subi des transformations sous la pression des événements mais leur esprit demeure. Des travaux d'éminents africanistes tels que Michel Alliot, Gérard Conac et Étienne Le Roy en témoignent.

En Côte d'Ivoire, les différentes réformes administratives, qui ont au demeurant leur juste valeur, se sont rarement intéressées à la prise en compte du facteur culturel. Certes, nous avons critiqué son influence négative dans l'administration mais toute culture comporte également des aspects positifs. À notre avis, puisque le droit ne peut être retiré de son environnement, il est impératif, pour résoudre les problèmes de l'administration ivoirienne, d'adapter le droit de la fonction publique à la réalité locale. Ceci ne signifie pas que le “ droit de la pratique ” observé dans l'administration doit s'imposer à tous au regard des dérives auxquelles mène la manipulation de la parenté : népotisme, tribalisme, “ politique du ventre ”…

Il est nécessaire de “ décoloniser ” le droit étatique africain tout en sauvegardant l'identité africaine et particulièrement ivoirienne. En effet, “ il ne s'agit pas de maintenir les traditions dans leur intégralité mais de s'inspirer, dans l'élaboration et l'application des droits nouveaux, des philosophies qui les sous-tendent et de respecter les valeurs qui les animent. Sans complexe, le législateur ne doit pas hésiter à reprendre à son compte les données qui sont les plus intimement liées aux conceptions ancestrales de la vie et de la société ” (Conac G., 1980 : 27). Il s'agit d'un travail de longue haleine. Cependant, du fait de la pluralité ethnique en Côte d'Ivoire, on pourrait se demander de quelles traditions ou coutumes s'inspirer. Fort heureusement dans ce pays, malgré les différences ethniques, certains éléments font l'unanimité : le communautarisme, l'art de la conciliation, le sens du partage, le dialogue, la concertation… 

Il revient ainsi, aux différentes autorités administratives et politiques de prendre en compte les représentants des différents acteurs sociaux et surtout ceux à qui sont destinées les politiques administratives, c'est-à-dire les citoyens. Elles doivent également mettre les différentes ethnies sur un pied d'égalité et favoriser le développement économique égal des différentes régions. On se référera à ce sujet à ce que M. Alliot appelle l'“ archétype de la différenciation ” et É. Le Roy la “ logique métisse ”.

CONCLUSION

Certes, des efforts ont été faits par les dirigeants et autres responsables ivoiriens pour favoriser la conciliation entre le droit dit moderne et le droit dit traditionnel. Néanmoins, il reste beaucoup à faire, car l'administration publique doit être le lieu privilégié de la cohésion nationale. Puisque l'on s'est rendu compte de l'impossibilité d'appliquer des textes élaborés pour un type donné de sociétés, il faudra mettre en place un droit puisant sa légitimité dans la société ivoirienne et tenant compte des préoccupations locales, un droit qui pourrait enfin, être compris par tous. Cet objectif ne pourra toutefois être atteint que si l'on opte pour le pluralisme juridique dans l'administration.

BIBLIOGRAPHIE

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WAKAM Ph., 1987, Pratiques parentales et administration : l'exemple de deux missions diplomatiques, l'Ambassade et le Consulat du Cameroun à Paris, Mémoire de DEA, Paris I

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L'ASSOCIATION COMME LIEU D'EXPRESSION

L'apport du mouvement associatif dans le combat des immigrés

Haoua Lamine*

Dans une société où le lien social se délite, où la crise des modèles et des référents s'approfondit, où les replis identitaires voire sectaires se développent, où les idées populistes et racistes progressent, comment l'immigré (ou plus largement l'étranger) peut-il se faire une place au sein de la société d'accueil, comment peut-il se faire reconnaître dans cette société ?

Après avoir fait ressortir, dans un premier temps, que la place de l'immigré découle du statut qui lui est conféré et se trouve de ce fait aux confins de la tolérance. Nous verrons dans un deuxième temps, dans quelle mesure l'espace ou plutôt l'outil association peut l'aider à mener un combat vers une meilleure ou une réelle reconnaissance.

“ LE DÉLIT D'IMMIGRÉ ”

Il apparaît de plus en plus difficile à l'immigré de se forger une place dans la société d'accueil. Il est perçu comme l'intrus. Alors que le Petit Robert définit l'immigré comme celui qui est “ venu de l'étranger ”, l'usage courant donne à ce mot un sens ambigu, mêlant une donnée juridique - la nationalité - à des éléments subjectifs. Le terme “ immigré ” fait ainsi référence à l'apparence physique, à la couleur de la peau, tout comme au statut social, au mode de vie, voire à la crainte qu'inspire l'autre en ce qu'il est différent.

Cependant, la figure négative du travailleur immigré, menaçant l'emploi et “ l'identité ” des autochtones, n'a pas toujours était celle qui prévalait.

En effet, fut une époque où il était nécessaire économiquement de combler le déficit en main d'œuvre et où l'arrivée de centaines de millierS se trouvait ainsi justifiée.

L'immigration comme outil au service du gouvernement

Cette instrumentalisation apparaît à travers une lecture rapide de l'évolution historique des grandes étapes de l'immigration qui, contrairement aux idées reçues, n'est pas un phénomène récent en France.

- Les grandes étapes de l'immigration en France

Dans cet espace carrefour (la France) se superposent et se mêlent, depuis la nuit des temps, des hommes d'origines très diverses. Dès la préhistoire, ce territoire se distingue par l'accumulation et le mélange de populations.

Les étapes de l'immigration appartiennent à des courants différents : immigration, religieuse, politique et économique.

La révolution industrielle provoque un énorme besoin de main-d'œuvre non qualifiée. Les premières vagues d'immigration moderne proviennent uniquement des pays limitrophes : Belgique, Luxembourg, Hollande, Angleterre, Suisse, Allemagne, Italie.

Dés la première guerre mondiale, la République puise dans ses colonies les forces qui lui manquent. Des tirailleurs sénégalais sont expédiés au front tandis que des Indochinois sont appelés à travailler dans les usines d'armement.

L'appel massif à la main d'œuvre étrangère est rendu nécessaire par la conjonction des impératifs de la reconstruction et de la tragique saignée de la Première guerre mondiale. Aussi, l'après 1918 consacre l'arrivée massive des premiers immigrés non frontaliers. (Pologne, Ukraine, Russes blancs, Algérie, Chine).

En 1931, la France devient un véritable pays d'immigration, à l'instar des USA, avec 2,7 millions d'étrangers pour 42 millions d'habitants (soit 6,4 %, taux record identique à celui de 1990).

L'immigration reprend massivement à partir des années 50, fortement encouragée par l'État et par le patronat. Après-guerre, Italiens, Espagnols, Polonais et Belges forment encore à eux seuls l'essentiel de l'effectif étranger, mais ils se fondent progressivement dans la population française. Leur succèdent les Algériens puis à partir de la fin des années 50, les Marocains et les Tunisiens, eux même suivis un peu plus tard par des Portugais.

Depuis la suspension officielle de l'immigration de travail non qualifiés en 1974, les Africains (sub-sahariens) et les Asiatiques progressent au sein de la population étrangère, principalement à travers le regroupement familial, même si leur poids relatif est faible.

Après ce bref aperçu historique de l'immigration, qui nous a permis de souligner la diversité des origines des immigrés, nous allons voir la mise en place de la politique d'immigration.

- La politique d'immigration

L'immigration qui était perçue comme une nécessité nationale va progressivement être traitée comme un “ problème ”.

Il a fallu mettre en place une politique de l'immigration et c'est ainsi qu'est née à la libération l'ordonnance du 2 novembre 1945. Elle est encore aujourd'hui le cadre juridique de la politique française de l'immigration.

Conçue pour planifier une immigration attendue, cette ordonnance est devenue progressivement un instrument de contrôle des étrangers considérés comme des intrus.

En 1945, le gouvernement attendait une immigration contrôlée, mais bienvenue. De nos jours, l'immigré est devenu celui qui dérange.

Tout commence à “ dégénérer ” en 1974, date à laquelle la France, comme beaucoup de ses partenaires européens, a décidé de mettre fin à l'immigration de travail.

Depuis, la question de l'immigration a fait, l'objet d'une vingtaine de réformes législatives, à quelques nuances près, toujours conduites au nom de la même logique : mieux réprimer l'immigration clandestine, rendre plus efficace les dispositifs d'expulsion, renforcer les contrôles des frontières, pour “ favoriser l'intégration des étrangers réguliers ”. Alors même que les statistiques relèvent que le nombre des entrées d'étrangers en France, toutes catégorie confondues (et non pas seulement des travailleurs) a considérablement baissé. Ce qui montre bien que l'objectif de la politique gouvernementale menée depuis quelques années, n'est pas principalement de lutter contre l'immigration clandestine mais bien de tarir le flux migratoire.

Dans ce contexte, “ immigrer ” semble rimer avec “ délit ” ! Ce durcissement législatif va générer un certain nombre de réactions explosives au sein des communautés d'immigrés.

Les dispositions législatives relatives au droit des étrangers obéissent de plus en plus à cette logique de restriction. L'étranger se voit progressivement précarisé. Il est perçu comme une personne “ en transit ”.

Les situations de famille constituées de longue date sur le territoire français n'était pas pris en compte, la notion de régularité de séjour supplantait celle du droit à la“ vie privée et familiale ” (principe fondamental reconnu dans les dispositions internationales ratifiées par l'État français :notamment l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme).

Ces familles - là participent silencieusement à l'économie nationale, dans l'angoisse et la peur du clandestin (par le biais du travail illégal).

C'est alors qu'en 1996 - 22 mars début du mouvement avec l'occupation de l'église, Saint-Ambroise, 23 août, médiatisation du mouvement avec l'évacuation de l'église, Saint-Bernard - avec l'explosion du mouvement dit “ des sans papiers ”) que le silence est rompu. La situation de nombreuses personnes, contraintes à vivre en marge de la société, est ainsi mise au grand jour. Ce mouvement est l'expression de la révolte du mal-être d'une communauté. Il révèle un triple objectif : rendre compte aux autochtones de la situation (le vécu de certaines catégories d'étrangers), confronter le gouvernement à certaines réalités (devenu fait social) et surtout le mettre en demeure d'agir ouvertement.

Si le mouvement des “ sans papiers ” a eu le mérite de rendre patent ce qui était latent en mettant au grand jour ce qui était laissé à l'état d'ignorance ou d'innocence sociale, il demeure par sa nature (mouvement spontané) quelque chose de ponctuel. Il est indispensable de mettre en place un outil permanent pour répondre à cette attente évidente de certaines catégories de la population immigrée.

L'UTILISATION DE L'OUTIL ASSOCIATION

Les 20 et 21 février 1999, se sont tenues sous l'impulsion du Premier ministre les premières assises nationales de la vie associative. Ce fût un moment propice à une réflexion sur la réalité des associations.

Contestataires, partenaires des pouvoirs publics dans l'exécution de mission de service public, elles sont indépendantes. Leurs seules contraintes sont de ne pas avoir d'activités lucratives et de respecter l'ordre public constitutionnel.

Ces assises ont traduit la prise en considération, de la part du gouvernement, de la dimension sociale et civique du mouvement associatif. Dans un monde traversé par le doute et la perte de repères, il est devenu, en même temps qu'un espace de partage, l'un des principaux lieu d'identification sociale pour beaucoup.

L'association est un lieu de socialisation.

On ne naît pas citoyen. On le devient par l'éducation et la pratique de ses droits et obligations. Il est souhaitable de ne pas limiter l'horizon de l'éducation à la citoyenneté au niveau familial ou “ civique ”.

Eduquer à la citoyenneté c'est éduquer à la critique des faits et des idéologies ambiantes mais aussi fédérer les intérêts et les sensibilités pour donner à chacun le sentiment de participer à des valeurs communes et fondamentales.

A cet égard l'association est un lieu spécifique d'éducation et d'exercice de la citoyenneté, par la mise en œuvre partagée de projets communs définis et décidés ensemble, selon des procédures qui préservent l'expression, l'écoute, l'investissement, la responsabilité, l'adhésion et la solidarité.

Ainsi, l'association devient un instrument, notamment pour les populations “ exclues ” ou démunies, pour faire valoir leurs droits, tenter d'influencer le cours de la société (à travers leurs revendications) et donc exercer leur citoyenneté. L'espace association permet à l'étranger, ayant pris conscience de son statut d'individu appartenant à une minorité, de s'approprier un outil de reconnaissance de ses droits.

L'étranger n'existe pas en soi, ce n'est pas une essence, mais un construit social. L'étranger, c'est tout simplement le “ non-national ”, celui qui n'a pas la nationalité de l'État sur le territoire duquel il se trouve. L'étranger reste d'abord et avant tout “ l'autre ”, celui qui est extérieur au groupe et différent de ses membres. Sa position de membre d'une minorité est alors flagrante. La réaction dans ce cas consiste à se faire reconnaître : en effet, la confrontation à l'autre, surtout si cet autre représente la norme (établie ou instituée), permet de se construire une identité, d'émerger comme acteur. Et la reconnaissance des membres du groupe dominant permet de passer du conflit à la négociation conflictuelle autour du droit.

Ce parcours s'appuie sur la pratique associative, ou plus encore, sur la participation active au sein d'une association.

L'association comme contre poids du pouvoir étatique.

Dans quelle mesure pouvons nous dire que le combat des immigrés pour une reconnaissance doit passer par l'affrontement du pouvoir étatique ? la réponse se trouve dans le rôle de l'État dans la détermination du statut de l'étranger, tant au niveau juridique, qu'au niveau social.

La place plus ou moins importante, accordée ou plutôt “ tolérée ” pour l'étranger se reflète à travers la lecture des textes de lois relatifs au droit des étrangers. Même si nous nous accordons pour dire que les textes de lois sont votés par le Parlement, représentant du peuple, il n'en demeure pas moins que les projets de lois sont l'initiative du pouvoir exécutif. En témoignent les noms de certaines lois : lois dites “ PASQUA ” par exemple.

Le rôle de l'État est très important, dans le sens où il pose une “ empreinte ”. Cette marque est déterminante pour le statut de l'étranger.

Abdelmalek Sayad (sociologue) développe très bien l'importance de cette “ empreinte ” à travers l'explication de son expression de “ Pensée d'État ” (Bourdieu parle “ d'Esprit d'État ”).

Selon A. Sayad, cette forme de pensée, constituée d'un fond commun qui est le produit de nos catégories mentales (représentations), reflète les structures de l'État, telles qu'elles ont été intériorisées au plus profond de chaque individu. C'est à travers ces catégories que nous pensons l'immigration (et plus largement, tout notre monde social, politique, économique, culturel et éthique). Selon l'auteur, ces catégories sont donc assurément et objectivement (c'est-à-dire à notre insu) des catégories mentales nationales, voire nationalistes. Toujours d'après l'auteur, ce mode de pensée est tout entier inscrit dans la ligne de démarcation, invisible ou à peine perceptible mais dont les effets sont considérables, séparant les nationaux des “ non-nationaux ”. Pour cet auteur, penser l'immigration c'est penser l'État.

Le pouvoir public est alors au cœur de la problématique soulevée par le mouvement des “ sans papiers ”. Tout porte à croire que le pouvoir central a voulu laisser sous silence d'indubitables réalités sociales, à savoir la présence de certaines catégories d'étrangers sur le territoire national. La raison se trouve peut-être dans la crainte d'éveiller l'imagerie xénophobe d'une invasion, mettant en péril le soi-disant équilibre social.

L'analyse des dispositions législatives (attitude mitigée du gouvernement), semble démontrer que le gouvernement devient victime de ce qu'il a lui-même suscité (réaction d'auto protection des autochtones). Sa marge de manoeuvre semble être bornée d'une part par sa hantise de bouleverser l'opinion publique, d'autre part par l'obligation du maintien de l'ordre et le désir d'éviter les manifestations. Par le rôle qu'il joue dans l'établissement du statut de l'immigré, l'État demeure le pouvoir qu'il faut affronter.

Nous pouvons relever que les associations interviennent comme contrepoids du pouvoir politique à un double niveau. D'une part en raison de la défaillance de plus en plus marquée des organes administratifs : dans l'accomplissement de la mission de service public, notamment vis-à-vis des “ exclus ” (les plus démunis, les populations fragilisées, comme les migrants), les associations se voient investies d'une fonction incombant initialement à l'État. Elles sont dans certains cas considérées par les pouvoirs publics comme des acteurs alternatifs qui participent activement et efficacement à la vie de la société. Elles sont alors perçues comme des “ opérateurs ” efficaces, capables de mener des actions ponctuelles et urgentes.

Ce fut particulièrement évident lors de l'application de la circulaire du 24 juin 1997, sur la régularisation de certaines catégories d'étrangers. Cette circulaire avait soumis la recevabilité de la demande de régularisation à des conditions très complexes. Les associations de soutien aux droits des étrangers ont servi de relais pour le montage des dossiers. Elles ont été sollicitées par les pouvoirs publics pour accomplir cette tâche purement administrative qui contribuait à faciliter le travail des préfectures.

D'autre part, en raison du poids des structures, des valeurs étatiques dans la tradition républicaine entraînant quelquefois une mauvaise interprétation (ou absence d'application) des textes de loi à l'égard d'une certaine catégorie de population, les associations se sont organisées en contre-pouvoir du politique. On le voit à travers le rôle de plus en plus actif joué par les associations de défense des droits. Là encore, l'exemple de la défense des droits des étrangers est notoire à travers le mouvement des “ sans papiers ”. Ces mouvements, à l'initiative des populations migrantes, se sont multipliés en mars 1996. Ils ont été à l'origine de la création de collectifs et du développement de solidarité des associations militant pour le droit des étrangers, dans une lutte ouverte contre les lois discriminatoires. Le résultat fut très positif dans la mesure où le gouvernement a dû renoncer, sous la pression d'une opinion brusquement réveillée, à certaines dispositions du projet de loi sur l'entrée et le séjour des étrangers : celle qui visait à contrôler plus étroitement les personnes, françaises ou étrangères, hébergeant des visiteurs étrangers et à les “ responsabiliser ” en les obligeant à déclarer le départ de ces visiteurs de leur domicile (certificat d'hébergement).

Il faut cependant nuancer ce rôle de contrepoids dans la mesure où le développement de la vie associative dépend étroitement des moyens financiers, et que dans la plupart des cas les associations sont en grande majorité subventionnées par des fonds publics.

Au delà de ces considérations pécuniaires, non négligeables, il faut également souligner l'état de complémentarité qui existe entre les associations et les pouvoirs publics. En effet, comme nous l'avons relevé plus haut, l'action des associations comme celle des pouvoirs publics repose pour une large part sur la prise en charge de l'intérêt général ou la satisfaction de besoins collectifs (concernant une catégorie donnée). Il est simple de constater que les politiques publiques ont besoin des associations et inversement, les associations ont besoin des politiques publiques : le législateur a récemment fait des associations des partenaires essentiels dans le cadre du plan gouvernemental “ nouveau services, emplois jeunes ” comme dans la lutte contre les exclusions.

Ce choix marque aussi la volonté du législateur de manifester sa volonté de renforcer la place et la mission des associations dans la vie économique, culturelle et sociale du pays. Et également dans le rôle de maintien de la cohésion sociale.

ONG AFRICAINES DE FEMMES JURISTES ET PROJET DE SOCIÉTÉ : FEMMES ET CHANGEMENT

INNACK Rose*

Tous les peuples cherchent à protéger la vie, particulièrement dans ces périodes où les contradictions sont si flagrantes, tant au sein des institutions que de la “ société civile ”. Ce qui est en jeu actuellement, est la problématique du projet de vie, dans le sens d'une identification des options fondamentales à prendre, permettant de vivre mieux le présent, d'affronter l'avenir tout en tenant compte des acquis du passé. À travers leurs programmes, les ONG locales de développement, ces dix dernières années, essaient de jeter petit à petit des perspectives nouvelles, de réelles alternatives axées sur l'épanouissement des populations africaines.

Au sein de cette effervescence, les ONG de femmes juristes ont particulièrement attiré notre attention à plus d'un titre. D'une part, elles s'attachent au “ droit ”, dont le but est de contribuer à assurer la régulation de la société. D'autre part, elles sont constituées de “ femmes ” qui dans l'imagerie populaire et aussi dans les croyances profondes, sont reconnues pour leur capacité à gérer les moments difficiles. “ La femme est placée du côté du changement et de l'histoire, et non de la tradition conservatrice et de la continuité ” (Balandier G., 1974 : 29). Seulement, ces mêmes conceptions présentent la femme comme “ un serpent à deux têtes ”, moitié féconde/moitié dangereuse, source de remise en état mais aussi source de désordre, qui de ce point de vue doit être contrôlée par des mécanismes divers. La femme apparaît ainsi inscrite dans l'immédiat, cela signifie-t-il qu'elle serait incapable de productions pérennes, non contingentes ?

Sans vouloir esquiver la polémique sur le véritable visage de “ Janus ”, nous nous inscrivons de plain-pied dans cette représentation qui présente la femme comme une force de changement ; représentation que conforte la dynamique associative féminine, en ces moments de recherche de sens, de besoin de valeurs de référence, de rupture dans le vivre ensemble. Les organisations auxquelles nous nous sommes intéressée, se caractérisent par des actions de terrain concrètes, mais avec l'ambition de participer, auprès du législateur de leurs pays respectifs, à l'élaboration de dispositions juridiques rendant réellement compte des aspirations des femmes.

Le contexte de crise sociétale dans lequel opèrent ces ONG (I) met ainsi à nu les représentations psychologiques, mytho-logiques, globalement peu rassurantes pour les femmes ; situation qui de notre point de vue constitue le premier frein au développement harmonieux de la société tout entière, à travers son représentant féminin (II). L'être ne s'apprécie que par rapport au devoir-être. Un changement sociétal en profondeur ne peut dès lors intervenir qu'en remettant en question les bases des rapports sociaux actuels qui s'ancrent dans ce qu'on appelle couramment la “ tradition ”. Et c'est à quoi se sont attelées les femmes juristes africaines en mettant en oeuvre ce que nous avons identifié comme étant une “ capacité performative ” (III), permettant d'allier à la fois l'action et la réflexion prospectives, tout en restant dans le concret. Cela contredit les conceptions traditionnelles qui dénient à la femme la capacité de “ penser ” la société. Mais penser un projet de société doit-il correspondre à des programmes planifiés sur un plus ou moins long terme ? A notre avis, une telle entreprise peut également se construire au quotidien, à travers la pratique des acteurs.

I - LE CONTEXTE DE CRISE

C'est dans un environnement socioculturel qui - au delà des difficultés matérielles - exprime un état de crise dans les relations entre hommes et femmes, dans le vivre ensemble (A), qu'ont émergé les ONG africaines de femmes juristes (B).

A - La crise du vivre ensemble

La pauvreté est ce qui frappe d'emblée, particulièrement celle des femmes. La paupérisation féminine est due à plusieurs causes : le chômage des époux et donc un accès encore plus limité des femmes à l'emploi, la baisse des revenus de l'agriculture de rente et la main basse des hommes sur les activités jusque-là méprisées et donc laissées aux femmes (cultures vivrières, élevage du petit bétail, commercialisation des produits laitiers...), avec comme corollaire le désengagement, ou plus exactement la démission de l'État-providence.

En réalité, faire une place à part à l'économie est plus formel que révélateur, car la crise est un tout. La situation économique de la femme n'est qu'un décalque de sa situation sociale. L'économie n'apparaît alors que comme un symptôme parmi d'autres, la partie émergée de l'iceberg qui est la “ crise sociétale ”. En effet, c'est “ par leurs problèmes, par la menace qui rend leur simple reproduction improbable, que les sociétés montrent leur “véritable réalité” ” (Balandier G., 1974 : 9). Dans ce contexte global, on peut alors identifier le véritable problème celui des rapports homme/femme _ de genre, disent désormais bon nombre de sociologues _ au motif de la marginalité conceptuelle inhérente à la notion de “ femme ” trop liée au déterminisme biologique.

Nous constatons pourtant que la femme continue à donner la priorité au bien-être des siens. Toute activité menée en dehors du foyer vise à assurer le mieux-être de ceux qui y vivent. Les “ femmes sont en première ligne pour résoudre les difficultés de la survie quotidienne de leur cellule familiale, mais elles l'ont toujours fait... c'est leur rôle et il les valorise ” (Hesseling G., Locoh Th., 1997 : 17). Or comment concilier aujourd'hui vie conjugale, vie familiale, vie communautaire, vie professionnelle, sinon par une mise en adéquation corrélative des rapports sociaux entretenus dans chacune de ces vies ? Au fond, tout en se ménageant des espaces de liberté sur le plan individuel, les femmes espèrent que tout change tout en restant globalement pareil.

À la faveur des plans d'ajustement structurel, serait en train de s'opérer un “ ajustement conjugal ” (Locoh Th., 1996), nonobstant la disparité de comportements que l'on constate à l'égard de la gent féminine : la jeune fille va être encouragée par son père à faire de longues études pour devenir une “ grande dame ” ; mais une fois mariée, son époux devra donner son accord pour qu'elle puisse passer un certain nombre d'actes juridiques. Actuellement, dans la plupart des législations nationales africaines, que ce soit au nord ou au sud du Sahara, la femme est pratiquement sous la tutelle de son mari. Dans plusieurs pays, il lui est impossible de sortir du territoire sans l'autorisation de son époux. En République Démocratique du Congo (ex-Zaïre), elle ne peut entrer dans la magistrature ou dans la fonction publique qu'avec l'autorisation de son mari. Dans l'intérêt du ménage et celui des enfants, le mari peut obtenir devant les tribunaux camerounais une ordonnance interdisant à son épouse l'exercice d'une activité salariée ou commerciale. La femme chef d'entreprise sera encouragée par son mari qui, cependant, se méfiera de toute tentative de “ domination ”.

Parler de crise dans un secteur particulier n'est donc qu'une porte d'entrée dans un phénomène qui affecte la société dans ses fondements idéologiques. Le juriste ne peut dès lors se limiter à la question du “ statut juridique ” au sens moderne qui renvoie à l'état et la capacité des personnes, à l'ensemble des droits et des obligations. Plus que le droit - qui n'est qu'une “ écume à la surface des rapports sociaux ou interindividuels ” (Carbonnier J., 1971 : 19) - c'est la régulation sociale, voire sociétale, qui est en cause, en ce qu'elle implique à la fois le visible (le juridique, l'économique, le politique, le social), et le non visible (les croyances, les mythes). En effet, la notion de régulation sociale renvoie à “ [...] un système d'interrelations, d'interactions à l'oeuvre autour, sur et avec la société et ses acteurs ” (Commaille J., 1988 : 350). C'est dans cet environnement complexe qu'interviennent les ONG de femmes juristes.

B - Les ONG de femmes juristes

Les ONG locales de femmes ont proliféré en Afrique à la faveur de deux événements : les Programmes d'ajustement structurel (P.A.S.) imposés par le F.M.I. et la Banque mondiale, et le processus de démocratisation au début des années 1990, qui a contribué à la libéralisation de la vie associative. Elles sont dites “ locales ” ou “ nationales ”, par opposition aux ONG internationales, car elles ont été créées par des autochtones qui sont à la fois agents et bénéficiaires des opérations de développement entreprises.

Des femmes instruites et actives : avocats, magistrats, juristes d'entreprise, notaires, chefs d'entreprise. Des femmes qui jouissent d'une compétence qui leur donne une spécificité et une légitimité dans une société basée sur la différenciation. Un savoir qui les prédispose à aborder les rapports sociaux avec une distanciation professionnelle, mais qui constitue aussi leur tendon d'Achille. En effet, l'instruction moderne n'intègre pas le savoir endogène qui, jusque-là, a toujours été considéré par les politiques des pays africains comme un “ anti-progrès ”. Le discours selon lequel ceux qui parlent uniquement leur langue maternelle dans leurs familles ne peuvent s'exprimer correctement en français ou en anglais et se trouvent pénalisés dans l'accès aux études est très répandu. Pourtant, nos parents, premiers intellectuels des États africains indépendants, n'ont jamais été éduqués dans la langue de Molière ou dans celle de Shakespeare. Sans tomber dans les travers de “ l'authenticité ”, nous ne pouvons nier que la langue est le véhicule du génie d'un peuple.

Le droit dans les pays africains malgré toutes les tentatives d'occidentalisation, malgré les politiques “ d'émancipation juridique ” menées par les cours suprêmes, n'a toujours pas réussi à écarter “ le droit traditionnel ”. Au Cameroun, le justiciable a la possibilité d'ester soit devant le tribunal moderne (tribunal de première instance), soit devant le tribunal de droit traditionnel (tribunal d'instance). Le droit positif camerounais (constitué du droit moderne et du droit traditionnel), ne fait pas de distinction selon que la femme est instruite ou non, riche ou pauvre puisque “ la loi est la même pour tous ”. Aussi, le combat qu'ont engagé les femmes juristes a davantage d'intérêt parce qu'elles subissent autant que leurs soeurs non instruites, les effets de ces lois, de ces coutumes qui les mettent sous tutelle de leur naissance (avec le père, l'oncle, le frère) à leur mort (avec le mari, le beau-frère).

Ces groupements représentent aujourd'hui un lieu de rencontre entre “ femmes du haut ” et “ femmes du bas ”, ainsi que l'occasion de rompre l'isolement dans lequel les cantonne leur vécu quotidien. Les ONG de femmes juristes matérialisent un mode d'organisation que nous qualifierons de “ communautaire ” qui, au sens de Michel Alliot (1980 : 87-90), se caractérise non par une ressemblance, mais par un triple partage :

- partage d'une même vie, s'exprimant ici par une volonté commune de lutter pour la promotion sociale des femmes, contre les lois et coutumes discriminatoires ;

- partage d'un champ décisionnel commun. Il correspond ici à l'ONG, en tant que structure, en tant que “ forum de confrontation et de négociation ” (Le Roy É., 1996 : 202) ;

- partage de la totalité des spécificités : femmes, juristes, africaines, dans leur diversité de croyances, de langues, de niveaux sociaux...

L'action des ONG de femmes en général, et celle des juristes en particulier, s'inscrit nécessairement dans une optique de changement, et non pas simplement dans le but de parer aux défaillances de l'État. Leur engagement ne se justifie pas uniquement en raison des “ ratés ” du gouvernement. Le non-gouvernemental en Afrique n'est pas essentiellement humanitaire ou développementiste. Les ONG locales de façon générale mêlent l'action d'urgence et l'action de développement. Aussi, le juriste formaliste aura-t-il dans ce cadre, beaucoup de mal à définir ce qui est un phénomène social à prendre comme tel :

- Association ou ONG ? La plupart des ONG locales de développement se font enregistrer dans leur pays comme association déclarée afin d'avoir une personnalité juridique ; cela leur donne la possibilité d'ouvrir un compte en banque, d'ester en justice, de disposer d'une boîte postale. Pourtant, l'association X se présentera toujours comme étant une ONG. Le fait de conserver cette dénomination n'est pas neutre, cette dernière indiquant une identité particulière, une démarche spécifique et suppose un type différent de rapports avec les institutions.

La définition de l'association que connaît le juriste recouvre difficilement le phénomène constaté actuellement en Afrique. Après tout, qu'est ce qui importe ? La description détaillée des rôles des membres de l'organisation ou la conscience intériorisée de l'engagement que chacune prend vis-à-vis d'elle-même, de ses semblables, de l'État ? Les associations en réalité vont très souvent procéder à la déclaration par dépôt des statuts en préfecture pour bénéficier de subventions gouvernementales. La démarche relève très souvent d'une logique utilitaire et moins d'une réelle nécessité quant à leur efficacité.

- Mouvement social ou ONG ? Toujours est-il que le groupement qui nous préoccupe se caractérise par une appropriation des problèmes relatifs au statut juridique des femmes, avec la volonté d'aboutir à une certaine vision de la société. La raison implicite de cette question est de savoir si les ONG de femmes juristes se cantonnent au “ social ”, aux opérations de développement stricto sensu, ou s'attaquent aussi au politique en tant que “ groupes revendiquants ”. En d'autres termes, les femmes veulent-elles déborder le cadre “ domestique ” ? Veulent-elles investir de nouveaux lieux d'exercice du pouvoir ?

Véritable problème sociétal au regard de ce que nous renvoient les systèmes de représentation.

II - LES QUESTIONS PROBLÉMATIQUES

Les modèles de conduite et de comportement, les interdits, les lois, s'inscrivent dans des mythes qui les déterminent et qui les fondent. Il nous paraît, dès lors, important de nous intéresser aux mythes auxquels peut être rapporté le statut socio-juridique de la femme dans la société africaine traditionnelle (A), ainsi que dans la société moderne (B) à laquelle les Africains se trouvent désormais indéniablement associés.

A - L'image de la femme dans les représentations “ traditionnelles ”

Tant que la femme se confine dans la gestion du présent, il n'y a aucune crainte. Mais une fois qu'elle intervient sur le champ du discours sortant du contexte de “ l'oreiller ”, la société prend peur. Selon un adage d'Afrique de l'Ouest, le “ jour, [...] la barbe répète ce que la tresse lui a soufflé la nuit ” (Ilboudo M., 1995 : 14). Une femme peut être courageuse mais pas audacieuse. Une femme décidée, ambitieuse, devient vite suspecte.

Que penser dès lors de ce dynamisme associatif auquel on assiste ces dernières années ? Circonstances exceptionnelles ? Rébellion symbolique qui, selon Gluckman (1963), correspondrait à une forme “ d'inversion sociale ”, se résorbant d'elle-même après avoir restauré l'ordre social temporairement perturbé ? Un ordre social qui conçoit la femme du côté de la brousse, du monde sauvage, du cru, reproductrice des hommes, alors que les hommes sont du côté des choses civilisées, du cuit, protecteur de la vie. Un ordre social immuable qui justifie le contrôle du reproducteur par le producteur, et donc sa marginalisation et son infériorisation.

La femme chez les Lugbara du Zaïre et de l'Ouganda, est projetée vers les deux extrémités de l'échelle temporelle : d'une part vers le temps des origines (temps du mythe), d'autre part vers le temps de l'“ à-venir ” (celui de la divination, du changement, du désordre et éventuellement de la mort). Dans cette communauté étudiée par J. Middleton, les “ femmes sont le mal. Elles ne deviennent pas des esprits fixés sous les habitations. Elles n'ont pas d'âme... Elles apportent la perturbation parmi les hommes et ne connaissent pas les paroles des ancêtres ” (Balandier G., 1974 : 24).

Dans l'argumentation permettant de comprendre l'ordre des choses et celui de la société, à travers le rapport masculin/féminin considéré comme primordial et exemplaire, trois modèles semblent se distinguer des cosmogonies négro-africaines (Balandier G., 1974 : 21-22) :

- l'être androgyne, l'être complet qui représente la solution “ idéale ”, l'union idéale des différences, créateur d'ordre et garant de continuité ;

- le couple de jumeaux de sexes opposés, qui symbolise la dualité maîtrisée bien que déjà vulnérable, “ la loi de constitution des êtres par opposition complémentaire ”. C'est la solution “ imaginaire ” ;

- le couple mythique qui instaure la première relation de l'homme et de la femme et tend à l'unité qui n'est pas initialement donnée. Il représente l'alliance des différences, la solution “ pratique ”.

Cependant, ces diverses représentations expriment toutes une difficile union des sexes, la lutte permanente entre les facteurs du maintien de l'ordre et les sources du désordre que représente le sexe féminin, responsable des nombreux ratés qu'a connu l'entreprise de création.

À partir des mythes, se trouve justifiée la répartition sociale des fonctions. La femme est identifiée aux tâches répétitives et ininterrompues de production pour entretenir les hommes, à la sédentarisation par le mariage, au travail de la terre ; elle est un objet de circulation matrimoniale, assimilée à un bien monnayable. Elle apparaît comme un instrument de production, de reproduction et d'alliance. Les hommes en revanche, sont concernés par tout ce qui se rapporte au temps (les ancêtres, les esprits) et à l'espace (les activités de la mobilité : chasse, travail salarié).

Il faut toutefois faire la distinction entre le mythos qui renvoie aux représentations mentales, et le logos qui le traduit en discours, en récit, ce que la société véhicule dans l'éducation, à travers les légendes, fables, allégories et épopées. Le récit, le discours, privilégient la linéarité et possèdent un commencement et une fin, alors que le mythe met en valeur l'a-temporalité et demeure ouvert. Le mythe n'est donc pas une description de la réalité. C'est un récit d'événements fictifs attribués à des dieux, à des héros humains, à des êtres surnaturels et qui explique l'origine et le destin du monde, de l'humanité, de la société, des forces divines. Il fait l'objet d'une croyance collective et contribue ainsi à structurer le lien social et l'organisation sociétale (Issacharof F., Madrid L., 1995 : 104). Selon C. Athanassiou-Popesco, Julien l'apostat considérait que le “ mythe consigne un événement éternellement vrai qui n'a jamais réellement eu lieu nulle part ” (1996 : 12). À travers le récit, on ne se souvient pas pour le plaisir de se souvenir et on ne se souvient pas de n'importe quoi. Ce qui importe c'est l'enseignement qui est véhiculé, lequel se condense généralement dans un interdit.

Aussi, les craintes qu'exprime la société face à ce qu'on appelle aujourd'hui “ la montée en puissance des femmes ” ne sont pas fondées. Les hommes ont tort de croire que la “ coutume ” n'est plus respectée dès lors que les femmes acquièrent une autonomie financière et les femmes n'ont pas à se sentir coupables de mener des activités hors de leur foyer, d'avoir parfois des revenus supérieurs à leur époux grâce à leurs activités dans le secteur dit “ informel ”. Ce qui est essentiel, ce sont les valeurs sociétales fondamentales qui dans les rapports hommes/femmes, fusionnent dans l'unité des contraires, la “ complémentarité ” des différences. Il n'y a donc aucune fatalité dans la situation actuelle des femmes africaines, car le droit dit traditionnel n'est pas immuable.

D'autre part, un mythe en remplace toujours un autre en fonction des besoins de la société. Le mythe est réactualisé, réinterprété au cours du temps, dans la succession des récits, proverbes et pratiques rituelles qui l'expriment. La coutume se légitimant toujours dans un mythe, ce n'est pas la répétition qui la rend obligatoire. Elle est tenue pour obligatoire parce qu'on la sent conforme à la représentation collective de ce qui fait droit (Alliot M., 1989a : 2). Si jusque-là l'ordre de la cité imposait à la femme d'être mariée pour être mère de famille, on ne peut ignorer le nombre croissant de familles matrilocales centrées sur la femme célibataire active et ses enfants.

Peut-on, sous prétexte qu'elles n'ont pas d'époux, considérer que ces dernières sont synonymes de désordre (courtisanes, séductrices), alors qu'elles remplissent cette fonction socialement valorisante de mère et donc de pérennisation de la famille, soit à travers leurs enfants biologiques, soit à travers leurs frères et soeurs cadets, ou leurs neveux ? Ces nouvelles situations ont émergé dans des contextes que nous ne pouvons cependant considérer comme “ modernes ”, au regard des représentations spécifiques qui découlent de cette caractéristique.

B - La modernité et ses “trois vaches sacrées”

L'Occident a également ses propres mythes, dont particulièrement trois que G. Esteva et M. Suri Prakash (1990 : 11-13) appellent “ les trois vaches sacrées ”. Ce sont, le mythe de la pensée globale, l'universalité des droits humains et le mythe du moi individuel.

Le mythe de la pensée globale se rapporte directement à la cosmologie des fils d'Abraham (religions judéo-chrétienne et islamique). La théorie de la formation du monde nous inscrit ici dans un univers provenant du néant, dans lequel seul existait le créateur. Il a créé le monde et l'homme et les a ordonnés à son image. L'État n'étant que l'avatar laïcisé de Dieu, présente les mêmes caractéristiques de réduction de l'unité à l'uniformité, de supériorité et d'omnipotence. La civilisation occidentale qui depuis le XVIIIe siècle ne cesse de se répandre dans le monde à travers la colonisation, le développement transféré, et l'économie de marché, continue cette oeuvre d'uniformisation appelée aujourd'hui mondialisation ou “ globalisation ”, termes qui font faussement croire que l'on tend vers l'égalité entre les peuples.

La pensée globale est “ l'arbre qui cache la forêt ” qu'est la pensée unique, à travers les subventions nationales et surtout internationales, à travers les revendications par les ONG nationales d'un statut juridique propre qui comporte le risque majeur de les anéantir en les intégrant dans la grosse machine “ kafkaïenne ” de l'État. Comme le fait remarquer M. Alliot, “ on peut continuer à prendre des décisions sans s'apercevoir qu'on a perdu son espace décisionnel, son autonomie, au profit d'un autre espace décisionnel qui s'est clandestinement substitué au premier. ” (1980 : 92).

Nous prenons pour ces raisons nos distances avec les analyses qui voient dans les ONG, l'émergence d'un “ nouvel ordre mondial ”. Le “ grand village planétaire ” apparaît plutôt comme la contrepartie intellectuelle de l'économie globale. En effet, l'“ idéologie humanitaire fonctionne aujourd'hui comme le principal allié de l'économie mondiale. Elle met en scène la morale correcte globalisée, creuse à force de pseudo-consensus et d'occultation des contradictions ” (Hours B., 1998 : 57).

Il faut de ce fait déconstruire cette croyance en la convergence présupposée des priorités des femmes (M. Touré, 1996 : 475). Pourquoi les Africains, particulièrement les intellectuels, ont-ils tendance à justifier des choix radicaux par le fait que “ même les “Blancs” connaissent actuellement des problèmes du même ordre ” ? Les conflits actuels de minorités ethniques dans les Balkans, l'accès récent du peuple Inuit à l'autonomie avec un Premier ministre siégeant au Parlement canadien, prouvent que l'uniformisation culturelle et idéologique en terre occidentale n'est pas pour demain. I. Kitamura (cité par N. Rouland, 1998 : 48) nous engage d'ailleurs à nous méfier “ [...] de la convergence apparente des civilisations dans un monde partout “électronisé” et “cocacolanisé”. Même avec un outil identique, différentes sont les mains qui s'en servent ”.

L'uniformité des points de vue n'est donc pas une évidence, même dans le domaine où apparemment elle semble acquise : celui des droits humains

L'universalité des droits humains

L'édification de repères internationaux en matière de droits humains est une nécessité aujourd'hui, au regard de la mobilité humaine et de l'ouverture des pays les uns vis-à-vis des autres. La Déclaration universelle des droits de l'homme (D.U.D.H.) de 1948 vise à promouvoir et à protéger des droits auxquels tout être humain peut prétendre quel que soit le lieu où il se trouve. Seulement, compte tenu des conceptions du monde et des êtres qui ont prévalu lors de son élaboration - et qui la déterminent toujours - la D.U.D.H. ne peut, à notre avis, réellement remplir cette mission. La création de chartes, de conventions régionales (En Amérique du Nord, en Europe, en Afrique, en Asie) prouve d'ailleurs, la diversité des visions de ce que l'Occident appelle droits humains. Il est certain que toutes les civilisations doivent aujourd'hui participer “ […] à la définition des valeurs qui sous-tendent toute entreprise de proclamation internationale des droits de l'homme. ” (Olinga A. D., 1996 : 53). Toutefois, cette entreprise ne peut être menée qu'en partant de la société en question et non par défaut.

Il nous semble à ce titre regrettable que la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples de 1981, la Charte africaine sur les droits et le bien-être de l'enfant de 1990 ne soient pas allées jusqu'au bout de cette logique. Lors des travaux préparatoires à la Charte africaine sur les droits et le bien-être des enfants, il a été invoqué “ l'importance des traditions et valeurs culturelles de chaque peuple dans la protection et le développement harmonieux de l'enfant ” (Olinga A. D., 1996 : 53). Cette motivation absolument justifiée, a malheureusement été contredite par la méthode de ceux-là même qui l'ont revendiquée, méthode consistant à opposer des devoirs aux droits, à mettre en avant la notion de peuple, l'importance de la famille, tout un ensemble d'éléments qui constitueraient des spécificités africaines. La D.U.D.H. étant considérée pour l'heure comme intangible, les rédacteurs des chartes africaines ainsi que leurs États n'entendant nullement remettre en question ni ses orientations fondamentales ni sa vocation universelle, nous ne voyons pas comment les Africains comptent participer à une messe qui depuis longtemps a été dite, en se contentant de procéder à des mixages juridiques de compromis, sur la base de concepts en soi problématiques. L'âme d'une société peut-elle être objet de négociation ?

Certes, la marginalité conceptuelle que l'on constate à l'égard des femmes n'est pas le propre de la philosophie africaine ; elle est également bien ancrée dans la tradition philosophique occidentale. Sigmund Freud considérait que le passage du pouvoir de la mère au père, caractérise une victoire de la vie de l'esprit sur la vie sensorielle, donc un progrès de la civilisation. L'infériorisation de la femme à l'homme selon Louis Dumont (1991 : 140-141), doit être rapportée au mythe de l'englobement du contraire, selon lequel à l'origine il n'existait qu'Adam dont Dieu a extrait Ève. Adam, symbolisant le principe divin d'unité, est donc deux choses à la fois : le représentant de l'espèce humaine et son prototype mâle.

La question universelle est celle des moyens permettant d'assurer la reconnaissance et le respect de la dignité humaine des femmes dans leur société. Toutefois, les référents mythiques, métaphysiques ou religieux invoqués, les questionnements élaborés pour parvenir à l'émancipation féminine ne sont pas universels. Les Africaines, bien que conscientes des répercussions physiologiques de l'excision, ne serait-ce que par rapport à la santé génésique des femmes, n'ont pas manqué de rappeler aux Occidentales à Copenhague en 1995 qu'il s'agissait en premier lieu d'une réalité sociologique, et que d'autre part, il ne fallait pas ramener le problème au plaisir sexuel ; à quel titre se permettaient ces dernières de définir pour toutes les femmes de la terre les conditions d'une “ sexualité épanouie ” (Touré M., 1996 : 486-487) ?

le mythe du moi individuel s'insère également dans cette mise en question.

Le mythe du moi individuel

Dans la conception judéo-chrétienne de l'ordonnancement de l'univers, le monde s'organise autour de l'individu qui, fait à l'image de Dieu, est nécessairement fini et entièrement autonome. L'autonomie et la complétude originelle de l'être humain posent ainsi le postulat de l'égalité entre les individus de façon mathématique. Les sociétés africaines qui se fondent plutôt sur la complémentarité des genres, doivent aujourd'hui faire face à cette question de l'égalité. La charte africaine des droits de l'homme et des peuples a évacué un problème aussi épineux dans un article 18 qui concerne entre autres, la famille, les enfants, les personnes âgées ou handicapées, bref tous ceux qui sont considérés comme vulnérables et incapables 

La femme est très souvent valorisée par toute une série de slogans tels que : “ la femme est l'avenir de l'homme ”, “ Derrière chaque homme, il y une femme ”, “ le XXIe siècle se fera par les femmes ”, “ L'avenir de l'Afrique repose entre les mains des femmes ”. Autant de slogans qui font plaisir à ceux qui les énoncent et qui expriment en réalité une attitude plus paternaliste et “ androcratique ” que valorisante. Toutefois, les féministes africaines soulignent bien aujourd'hui qu'elles se méfient de la dérive “ gynécocentrique ”, conduisant à tomber dans l'exacerbation du “ moi ” en tant que femme, et à faire des hommes la cible prioritaire de leurs batailles.

L'égalité ne se ramène pas fondamentalement à l'individu, c'est-à-dire à l'être moral, indépendant, autonome, et ainsi (essentiellement) non social, mais à la complémentarité qui d'ailleurs ne se limite pas à la relation homme/femme et donc à l'alliance matrimoniale. Elle s'appréhende toutes les fois que l'on est en présence d'êtres qui peuvent être du même sexe, mais dont la conjonction est indispensable à la cohésion sociale. Dans les familles polygamiques autrefois, chaque épouse était entièrement en charge de son “ foyer ” ; situation à laquelle on assiste de plus en plus en raison de la baisse des revenus des hommes et avec la résurgence du mode de résidence matricentrée, que la femme soit mariée ou non.

“ Les défenseurs de la conception africaine des Droits de l'homme argumentent que le droit africain est un “droit du groupe et non pas de l'individu” ; mais dans quelle mesure peut-on dire que c'est le droit du groupe le plus fort et le plus dominant ? ” Ce constat de K. Elmadmad (1993 : 24) montre bien que le problème qui se pose est celui du pouvoir, avec pour corollaire celui de “ groupe vulnérable ”, élaboré par l'idéologie développementaliste et pas réellement absente chez les développementistes. Ce concept, plutôt que de faire prendre conscience des véritables difficultés, justifie les mesures paternalistes prises à l'endroit des femmes et proclame l'incapacité de ces dernières à agir comme sujet autonome.

Les libertés publiques sont considérées comme des pouvoirs d'autodétermination permettant au gouverné de disposer d'une sphère d'autonomie grâce à laquelle il échappe à la contrainte sociale. C'est une approche qui nous paraît réductrice, car elle nous renvoie à ce mythe forgé par Hobbes : l'homme, loup pour l'homme. Or, la liberté doit être appréciée dans et à travers les différents groupes d'appartenance (qu'il s'agisse du rapport public/privé ou interne/externe) dans lesquels l'être humain se trouve intégré tout au long de sa vie. Nous n'affirmons pas qu'elle s'y trouve garantie. Mais, c'est dans ces cadres qu'elle doit être recherchée, car le regard, la parole, ou le silence d'autrui sont autant de miroirs réfléchissant nos choix, même pour ceux qui estiment n'avoir de comptes à rendre à personne !

Dès lors qu'ils constituent des produits de l'activité humaine, tous les univers socialement construits changent et ce changement est introduit par les actions concrètes des êtres humains (Berger P. et Luckmann Th., 1996 : 159). C'est dans cette perspective que peut être mise en valeur cette “ capacité performative ” permettant aux femmes à travers des actes prescrits par l'urgence, d'impulser des mutations.

III - LA MISE EN VALEUR DE LA CAPACITÉ PERFORMATIVE DES FEMMES

La capacité performatrice représente pour nous une manière à la fois pratique - l'action (A) - et rationnelle - la pensée (B) - d'envisager objectivement des solutions de sortie de crise viables, tout en tenant compte de l'élasticité de l'espace par rapport auquel l'être humain de détermine actuellement (C).

A - L'action performative

La femme, en tant que reproductrice, est aussi facteur de continuité. “ L'action collective des femmes qui est objectivement conservatrice - facteur de maintien ou de remise en état - lorsqu'elle se conforme aux codes culturels traditionnels et se trouve rituellement canalisée, peut devenir une force de changement ” (Balandier G., 1974 : 57). En avril 1999, les femmes burkinabé sont descendues dans la rue pour que la lumière soit faite sur l'assassinat en décembre 1998 dans des conditions troubles, du journaliste Norbert Zongo, un collègue, un frère, un mari, un fils, pour que la vie humaine ne soit pas banalisée.

Partout, l'expérience a appris aux femmes qu'elles n'ont pas grand-chose à attendre des promesses officielles. Parce qu'elles sont directement en prise avec le vécu, elles savent que les rapports entre hommes et femmes ne seront ébranlés que par leur détermination quotidienne à les remettre en question. Aussi la première étape consiste-t-elle à faire connaître leurs droits aux femmes, à travers des fascicules, des guides juridiques, et surtout à travers les campagnes de sensibilisation, les “ causeries juridiques ”. Ces dernières sont des rencontres organisées par les femmes juristes dans les quartiers populaires de villes, dans les villages, afin de promouvoir l'éducation juridique des populations. Ces séances destinées principalement aux femmes, sont toutefois également ouvertes aux hommes.

Les thèmes, assez variés, sont en rapport direct avec les difficultés quotidiennes des femmes :

- l'accès au crédit et son corollaire l'accès à la propriété foncière. Selon la tradition, la femme ne peut hériter de la terre. Or, la propriété immobilière est l'une des garanties permettant de bénéficier d'un prêt bancaire. Les femmes entrepreneurs se trouvent ainsi souvent confrontées à d'énormes difficultés financières, faute de pouvoir produire un titre foncier comme garantie. Les “ tontines ” sont là, d'un grand secours, même si les financements ne sont pas très élevés ;

- les droits de la femme sur la gestion des biens de la communauté conjugale. Le mari en vertu de l'ancien article 1421 du code civil français (applicable dans tous les pays francophones d'Afrique noire), a seul le droit d'administrer les biens de la communauté et d'en disposer sans le concours de sa femme. Ce texte est la source de beaucoup de désagréments pour les femmes dont le salaire, directement viré dans le compte bancaire commun se trouve à la disposition du mari, ce dernier pouvant intervenir auprès du banquier pour interdire ou limiter l'accès de son épouse audit compte. La situation des femmes dans les pays anglophones et dans la partie anglophone du Cameroun, est différente, car le régime matrimonial de droit commun est celui de la séparation des biens. Cependant, si les conjoints disposent d'un compte joint (en régime de séparations de biens), il ne sera pas difficile au mari en tant que chef de famille d'imposer au banquier sa vision de la gestion des deniers qui s'y trouvent.

- les droits de la femme sur la succession en cas de décès de son conjoint. Sur ce point, le droit moderne n'a rien à envier sur le fond aux coutumes. La femme n'est en réalité qu'une étrangère dans la famille.

Ces causeries juridiques représentent l'un des volets de l'activité des Centres d'aide juridique mobiles. En effet, lors de ces rencontres, des consultations privées sont aussi proposées. L'activité des femmes juristes dans les zones rurales est renforcée par l'action des “ parajuristes ” qui sont des autochtones ayant dans leur environnement une certaine notoriété. Elles ont suivi des séminaires de formation leur permettant de continuer les campagnes de vulgarisation juridique et d'intervenir, le cas échéant, comme médiatrices dans les litiges conjugaux ou familiaux.

Les ONG ont également mis en place des Centres d'aide juridique permanents qui s'apparentent à des cabinets d'avocat. Gratuité, anonymat, discrétion, bénévolat, sont les atouts qui attirent dans ces “ cliniques juridiques fixes ” beaucoup d'hommes mais, paradoxalement, très peu de femmes mariées. Les hommes posent des problèmes axés davantage sur le domaine professionnel ou sur les questions foncières rarement sur les questions de conflits conjugaux.

Mais, que reste-t-il après ces campagnes de vulgarisation juridique ?

B - La pensée performative

Les campagnes d'éducation juridique ont pour but non seulement d'informer, mais aussi d'élever la conscience des participants et participantes. Les discussions permettent ce tour de force d'amener les femmes à prendre conscience que si c'est “ un drame d'être esclave ; c'est un pire drame encore que de croire sa condition d'esclave immuable ” (Ilboudo M., 1995 : 14).

La pensée est performative pour deux raisons. D'une part, s'il “ est vrai que l'homme vit d'actions [...] même [...] dans l'ordre des valeurs, le verbe a un effet plus immédiat sur son comportement ” ; la “ parole est au coeur même de l'action ” (Ba Konaré A., 1998 :7, 11). D'autre part, parce que la crise libère la parole et permet de poser les bonnes questions, de rompre avec l'image et la représentation qu'on leur donne d'elles-mêmes et auxquelles elles adhèrent. Les femmes seraient incapables d'une pensée projetée dans l'avenir ? Les ONG de femmes juristes nous permettent, au minimum, de postuler le contraire. Leur parcours universitaire les a initiées autant que les hommes à la théorie, quel que soit leur chemin professionnel ultérieur. Dans les universités africaines, il n'y a pas, à notre connaissance, de programmes typiquement masculins ou exclusivement féminins.

Le problème du savoir ne se pose pas mais plutôt, celui de la maîtrise de la société à travers la parole, et donc celui du pouvoir, celui de la possibilité des femmes en tant que sujet et non plus uniquement d'objet de législation, d'avoir plus qu'un avis dans la gestion de la cité, d'exiger des changements et d'établir les fondements d'une transformation sociale. Un tel objectif ne peut être atteint que par la connaissance des droits, des obligations, des devoirs, par la problématisation de cette dualité entre droit moderne et droit traditionnel qui, si elle permet de “ surfer ” et de choisir le droit le plus rentable selon les situations, ne correspond pas à l'expression du pluralisme qui est un élément caractéristique des sociétés africaines. Elle traduit plutôt une logique utilitariste, dans un contexte d'incertitude et de précarité.

Dans les situations de crise, l'on ne peut attendre les changements structurels qui s'inscrivent dans un processus lent et difficile. Cependant, l'on doit garder à l'esprit les buts lointains à réaliser. L'écrit, à travers la loi, va enregistrer le consensus des luttes que les femmes vont mener, et condenser les conclusions de ce qui remontera du terrain. En effet, le code n'est pas simplement un recueil de lois, il représente “ un très puissant instrument de transformation du paysage juridique... En codifiant, on dessine avec plus de fermeté le paysage juridique qu'on veut réaliser, on en maîtrise le devenir ” (Alliot M., 1989b : 37).

C - Le réseau pour porter cette capacité performative

Les capacités en puissance d'un individu ne peuvent s'actualiser que par des mesures collectives, ce qui suppose que celles-ci soient portées par une action collective. Cependant, l'appartenance à une communauté ne se définit pas de manière quantitative. C'est un sentiment, un mode d'organisation qu'entretiennent les êtres humains, autour du triple partage que nous avons précédemment présenté (Alliot M., 1980 : 87-90). Cela nous conduit à apprécier les activités des ONG africaines de femmes juristes à plusieurs échelles.

Sur le plan national : les ONG sont aujourd'hui encouragées par les gouvernements en raison de leur capacité d'intégration et d'identification des populations dans son ensemble, ce que l'État n'a pas réussi à faire. Elles expriment un sentiment de dépendance vis-à-vis de la base, d'écoute à l'égard des femmes rurales, actrices à part entière du jeu social. Néanmoins, ces organisations doivent, dans leurs rapports avec les institutions, rester très vigilantes si elles veulent éviter la bureaucratisation et la routinisation.

Certaines approches considèrent d'ailleurs que “  [...] les ONG doivent se concevoir comme des structures de développement à durée de vie limitée [...] Si [elles] sont fidèles à leur discours d'auto-promotion, elles doivent travailler à leur propre disparition ” (Millis F., 1992 : 30). C'est un argument qui se justifie par la motivation première d'une Organisation “ Non ” Gouvernementale, à savoir pallier les défaillances de l'État. D'autre part, le contexte culturel dans lequel elles ont émergé - se caractérisant par une logique de différenciation, de création incessante du monde visible _ ne suppose pas que l'élément nouveau soit éternel. Après avoir rempli sa fonction, il peut bien être amené à disparaître pour être le cas échéant remplacé par autre chose.

Sur le plan continental : en faisant de la femme un cas particulier dans un unique article “ collectif ”, la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples a confirmé qu'“ à l'heure actuelle, la juxtaposition des systèmes juridiques africains et occidentaux joue contre la femme ” (Stamp P., 1990 : 121). Pourtant, ce texte réellement “ contextualisé ”, servirait à la fois de repère et d'arme “ [...] contre les doutes, les hésitations et les revirements qui parsèment le chemin de la vie ” (Ba Konaré A., 1998 : 13). On devrait dès lors pouvoir y trouver, non pas essentiellement des devoirs au motif de spécificité africaine, mais également pour cette même raison, des principes protecteurs, qui pour l'heure ne s'adressent qu'aux “ minorités sensibles ”. Nous pensons que la fédération africaine d'ONG de femmes juristes peut jouer un rôle important dans ce sens.

Sur le plan mondial : même si les problématiques existentielles appartiennent aux sociétés dans lesquelles elles naissent, nous ne pouvons ignorer la situation des femmes dans les univers mentaux différents du nôtre. Les ONG de femmes juristes existent un peu partout dans le monde et entretiennent des rapports d'échanges, qui permettent par un meilleur éclairage des différents “ soi ”, de voir comment ailleurs les problèmes se posent, comment d'autres pistes de réflexion se construisent, comment des actions sont menées sur le terrain.

L' “ empowerment ” (terme qui recouvre à la fois le pouvoir et le processus d'acquisition ou d'augmentation de celui-ci) a été conceptualisé par les féministes africaines. Il est aujourd'hui utilisé, par exemple, dans les débats qui ont lieu en France sur la parité homme/femme dans les instances parlementaires. Certains redoutent que toute femme élue en application de la loi sur la parité ne soit d'emblée soupçonnée d'incompétence. Mais Staline eut ces mots : “ il n'y a pas de mouvement révolutionnaire sans théorie révolutionnaire ”.

CONCLUSION :

Il “ n'est point de société qui ne se révèle à quelque degré problématique, mise à l'épreuve en raison même des principes qui régissent sa constitution et son maintien, et du fait qu'elle se trouve en débat constant avec le temps ” (Balandier G., 1974 : 9). Cependant, doit-elle y perdre son identité ? Les réformes de la fin du XIXe siècle en Chine et au Japon, nous rappelle I. Kitamura (cité par Rouland N., 1998 : 48), n'y ont pas anéanti les traits culturels originaux. Le développement technologique et l'uniformisation des moeurs qui semblent en résulter ne trompent pas un observateur vigilant.

Aussi, l'accès des femmes africaines à une citoyenneté effective doit s'effectuer à la lumière d'une conception africaine du genre qui saisit la femme dans sa relation avec l'homme et avec son milieu. Une citoyenneté constituant “ [...] un ensemble d'attitudes, de rôles et d'attentes [qui] ne s'accommodent pas nécessairement de délimitations territoriales ” (R. Falk cité par Arnaud A.-J., 1997 : 22), ce que nous avons pu observer à travers les relations qu'entretiennent au-delà des frontières, les ONG de femmes juristes.

Le célèbre ouvrage Racines retraçant les origines africaines d'Alex Haley nous montre que l'inscription des êtres humains dans l'espace et dans le temps, relève aussi de choix, par rapport à des systèmes de représentations dans lesquelles ils se reconnaissent. Ainsi Alex Haley se rattache à son ancêtre, Kounta Kinté, l'esclave capturé sur les côtes gambiennes, par l'unique enfant de ce dernier : Kizzy, une fille !

D'après les représentations que nous avons évoquées, le rôle de la femme est de remettre de l'ordre dans les modes de vie et les comportements. Dès lors, ces ONG de femmes juristes représentent l'occasion de réconcilier la société dans ses deux composantes féminine et masculine. Et cela grâce à cette capacité performative qui leur permet d'articuler ensemble sens pratique et intellectualisme.

Plutôt qu'au “ juste rapport entre les choses ”, c'est au “ rapport juste entre les choses ” que l'on doit tendre en Afrique. Le premier sens, éminemment positiviste, fortement chargée de cartésianisme, pose une rigueur mathématique, statique et donc non dynamique dans les relations sociales. En revanche, le dernier sens, celui qu'avait le “ jus ” au Moyen Åge en Occident, semble à notre avis plus perméable au pluralisme, à la diversité, à la complémentarité et permet aussi d'intégrer liberté et égalité. Ces différents concepts doivent désormais être tous envisagés, dans la recherche des valeurs et tendances profondes d'une Afrique vivante et constructrice de son propre devenir.

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SÉMINAIRE DROITS DE L'HOMME ET DIALOGUE INTERCULTUREL

Compte rendu de l'année 1998/99

Carole Younès*

Au fur et à mesure des rencontres, il est apparu que la problématique du dialogue interculturel touche de façon transversale tous les sujets abordés par les chercheurs. Elle apporte l'éclairage indispensable sans lequel le travail anthropologique semble limité à n'être que réflexion didactique et non consciente d'elle-même. L'un des objectifs du séminaire - qui est pour chaque chercheur de prendre conscience de l'enracinement de sa réflexion et de son approche dans une culture, un topos donné - apparaît de plus en plus comme fondamental afin de pouvoir effectuer un travail d'anthropologue du droit consistant, selon la formule d'Étienne Le Roy, dans la recherche des visions du monde et des logiques à la base des pratiques et des discours sur le droit. En effet, c'est par le détour du dialogue interculturel qu'apparaissent avec force les mythes qui sont à la base de nos questionnements. Chacun d'entre nous perçoit en effet, les limites du cadre conceptuel dans lequel il se place à travers la prise de conscience de la perception radicalement subjective que nous avons de la réalité. Le thème des droits de l'homme sur lequel le groupe a décidé d'axer sa réflexion constitue une matière particulièrement riche et complexe qui permet d'illustrer l'importance du dialogue interculturel.

C'est en effet à partir de ce concept considéré comme universel et fédérateur qu'apparaît avec force son ancrage dans une réalité sociale, culturelle et historique donnée. La contestation de ce concept par des cultures différentes (I) d'une part, mais aussi le non respect des normes ainsi fixées et la persistance des atteintes à la dignité humaine nous conduisent à nous interroger sur leur pertinence, leur bien fondé et en dernier ressort leur universalité (II). En outre, la nécessité de penser les droits de l'homme comme dynamiques et évolutifs implique une participation accrue des différents acteurs tant dans la définition du contenu de ces droits que dans leurs modes d'exercice (III). Par ailleurs, le dialogue interculturel apparaît particulièrement adapté dans un contexte de conflit de normes afin de permettre aux différents groupes culturels coexistants au sein d'une même société de trouver leur place (IV).

I - LA QUESTION DE L'UNIVERSALITÉ DES DROITS DE L'HOMME

Des pratiques qui semblent a priori contraires à l'esprit et à la lettre des droits de l'homme tels que proclamés et reconnus comme tels apparaissent, à mesure qu'elles sont appréhendées à partir de topoi différents, comme devant échapper à cette unique référent rationnel et dialectique pour prendre rang dans un univers qui leur donne sens. C'est sans doute par le détour de l'impératif de prendre l'autre au sérieux que l'on parviendra à sortir de ce principe hiérarchique en vertu duquel ce même autre se trouve réduit à n'être qu'un faire valoir, un pôle théorique contraire qui nous conforte dans notre vision du monde. Cette constatation n'introduit pourtant aucune certitude; elle nous fait en revanche toucher du doigt la complexité qui, de même qu'elle récuse la mythique universalité refuse le spectre du relativisme. L'exposé de Jean TOUNKARA apparaît à cet égard révélateur de cette démarche qui vise à comprendre la pratique de l'excision et d'en saisir la fonction et la signification afin de tenter, à partir de cette compréhension de l'intérieur, de la questionner. Jean TOUNKARA présente avec détail les significations mythologiques, religieuses, sociales de la pratique de l'excision, lesquelles contribuent à mettre en évidence et à comprendre l'importance et la généralité de cette pratique. Il apparaît dans ce contexte africain que la notion de droits de l'homme semble particulièrement inadaptée ; d'une part, en raison de la façon dont les droits de l'homme sont perçus en Afrique c'est-à-dire comme des droits importés de l'occident et par conséquent illégitimes et profondément irrespectueux des coutumes et des visions du monde africaines, d'autre part, en raison de la réduction des pratiques ancestrales africaines par le biais de l'utilisation d'une terminologie qui coupe la pratique de son sens pour finalement la transformer en mutilation. Les réactions diverses des États africains face à l'excision allant de la dénonciation à l'acceptation en passant par la mise en place d'une pratique médicalement instituée illustrent la difficulté devant une pratique qui échappe aux classifications.

Cette perspective interculturelle sur la pratique de l'excision n'implique cependant pas nécessairement sa validation. Elle peut aboutir à la dénonciation de la pratique de l'excision, c'est d'ailleurs la position de Jean TOUNKARA, à partir de la notion de culture commune sur la base notamment de l'atteinte au droit à la santé, tout en évitant l'accueil d'une dénonciation arrogante et moralisatrice.

Parfois ce ne sont pas tant les pratiques qui apparaissent nécessiter cette compréhension de l'intérieur mais le cadre culturel et religieux dans lequel elles s'inscrivent. Le voyage au coeur de l'Islam auquel nous a convié Sabrina OUMERZOUK nous éclaire sur le caractère complexe et dynamique de l'histoire. Il s'agit de mettre en évidence l'absence de corrélation entre violation des droits de l'homme et de la femme en particulier et l'Islam. Cette démarche est importante puisqu'elle a, elle aussi, pour but de combattre la vision habituelle consistant à diaboliser une culture et une religion et à réduire chacune de ses manifestations à une interprétation restrictive et monolithique tendue vers une conclusion fixée à l'avance.

Dès lors la nécessité de comprendre telle que définie par Louis Dumont apparaît comme fondamentale :

“ Il y a probablement dans “ comprendre ” quelque chose que nous avons déjà rencontré et qui est toujours implicite chez Mauss, la compréhension de l'intérieur, cette faculté remarquable qui sourd de l'unité de l'humanité et par laquelle nous pouvons nous identifier dans certaines conditions avec des gens vivant dans d'autres sociétés et penser dans leurs catégories, cette faculté par laquelle, comme le dit Levi-Strauss, l'observateur devient partie de l'observé. ” (Louis Dumont, 1981: 210),

II - LA PERSISTANCE DES ATTEINTES AUX DROITS DE L'HOMME

Certains chercheurs s'interrogent sur les instruments de protection des droits de l'homme soit lorsqu'il s'agit de combattre une violation particulière et persistante comme le négationisme (Emanuela FRONZA) soit afin de faire un bilan de l'effectivité de ces instruments (Véronique NKE EYEBE). Là encore, sont mises en évidence les limites de la protection juridique des droits de l'homme. Il apparaît en effet que devant la violence qui enflamme le monde et la crise de valeurs que traversent les sociétés occidentales, il faille repenser les droits de l'homme comme projet de société. Redéfinir les valeurs qui les animent et en particulier la dignité humaine, la solidarité, la paix, la sécurité, la lutte contre le sous-développement et les inégalités sociales. La promotion de ces valeurs notamment par le biais de l'éducation ne peut elle aussi se concevoir en faisant abstraction de la diversité des cultures et des visions du monde. “ L'herméneutique diatopique ” préconisée par Raimon Panikkar apparaît comme particulièrement adaptée à ces recherches.

III - DROITS DE L'HOMME ET PRATIQUES ALTERNATIVES DU DROIT

L'un des problème qui se pose quant il s'agit de penser le respect des droits de l'homme est l'absence de prise de conscience, notamment parmi les populations les plus démunies, qu'elles sont titulaires de droits. Cette conscience est selon Boris MARTIN un préalable à une réflexion critique sur le droit. Cette démarche qui vise aussi à démythifier le droit est en mesure de permettre le développement de pratiques alternatives qui peuvent s'avérer plus respectueuses des besoins et des spécificités culturelles des populations concernées. En effet, si l'objectif est de permettre une défense effective des droits de l'homme, il faut prendre conscience de l'importance de l'adéquation entre les personnes bénéficiaires de cette protection et les moyens mis à leur disposition pour pouvoir effectivement en bénéficier. C'est sans doute là l'une des raisons du rapprochement du séminaire Droits de l'homme et dialogue inter-culturel avec l'association Juristes-solidarités. Sans une connaissance approfondie de leurs droits, sans une implication des différents acteurs afin de pouvoir influer sur le droit pour répondre à leurs besoins, que ce soit leurs besoins vitaux fondamentaux ou leurs aspirations à une société plus respectueuse des valeurs qui les animent, la protection des droits de l'homme risque de rester lettre morte.

IV - DIALOGUE INTERCULTUREL ET CONFLIT DE NORMES

Le dialogue interculturel est également indispensable au sein même des sociétés occidentales.

La teneur et les objectifs du dialogue interculturel influent également sur ses modalités. Le dialogue interculturel peut permettre la socialisation et l'intégration de groupes culturels minoritaires au sein des sociétés occidentales, notamment lorsque ce dialogue porte sur le droit. Ce dialogue implique alors la communication du droit et sa transmission. En effet, si l'on veut que le droit puisse utilement jouer le rôle préventif qui est le sien encore faut-il que les normes juridiques soient comprises et qu'elles soient accompagnées d'un véritable travail de socialisation permettant la compréhension de l'ensemble des valeurs et représentations sous-tendant ces normes. C'est ce que nous rappelle Marie-Pierre JOUAN dans sa présentation sur la socialisation juridique dans la protection de l'enfance maltraitée et en situation d'immigration. La socialisation juridique nécessite l'appropriation de la norme juridique entendue, non seulement, comme la norme de droit positif mais aussi les coutumes et les habitus. C'est, nous dit-elle, la maîtrise de ces trois niveaux qui va permettre à l'individu d'anticiper et d'avoir l'intuition de la norme.

L'objectif, ici encore, est que le droit de la société d'accueil fasse sens pour les groupes concernés.

Le dialogue interculturel peut également avoir comme objectif la prise en compte des spécificités culturelles afin de pouvoir les intégrer dans les réponses qu'offre le droit. À cet égard, le concept “ d'équivalent homéomorphe ” développé par Raimon Panikkar peut constituer la clef permettant de pénétrer dans l'univers de sens d'une autre culture.

L'exemple de l'intermédiation culturelle du Tribunal pour enfants de Paris en constitue une illustration : l'intermédiaire culturel que nous a présenté Jackie BOTIMELA LOTETEKA est mandaté par le juge dans le but d'une inter-compréhension. Compréhension par le juge des comportements et des attitudes des familles africaines ; compréhension par les familles de la culture du pays d'accueil, du fonctionnement de la justice et de la mission du juge. Ce que permet l'intermédiateur c'est cette connaissance en profondeur des deux cultures

Favoriser l'intégration semble être le but ultime. L'intermédiation culturelle est également une manière d'intégrer véritablement les familles africaines dans la gestion des conflits et dans la recherche de solutions appropriées.

Là encore c'est par le dialogue “ diatopique ” et “ dialogal ”, que l'on pourra se rapprocher de ce pluralisme sans tomber ni dans l'universalisme ni dans le relativisme. Car les craintes existent et les obstacles sont nombreux : la société française porte en elle des modèles et des mythes qui limitent le champ des possibles en matière de dialogue inter-culturel : c'est aussi de cela qu'il faut prendre conscience afin de pouvoir donner à ce dialogue toutes les chances d'aboutir. Le délit d'immigré dont nous parle Haoua LAMINE constitue une illustration d'une certaine conception de l'intégration qui implique la nécessité d'abandonner progressivement ses spécificités culturelles. Or, et sans renoncer à la nécessité de valeurs communes, c'est bien dans les deux sens que ce dialogue doit s'exprimer. Alors peut-être pourrons nous parvenir à penser l'unité de l'homme dans la diversité de ses manifestations qui est au cœur du projet anthropologique...

Nous rappellerons également la participation de membres de l'équipe Droits de l'homme et dialogue interculturel au séminaire organisé par le GEMDEV, le 23 novembre 1998. Ce séminaire a notamment permis d'aborder la problématique de la globalisation à travers la reconnaissance du “ plurivers ”, conçu comme un nouvel horizon enraciné dans un paradigme dialogique visant à instaurer un dialogue dialogal entre différentes cultures.

Enfin, et pour ce qui est de la teneur du travail effectué dans ce séminaire, il est apparu qu'en sus des présentations des étudiants et des discussions sur ces présentations, il était important de consacrer des séances à débattre de l'exigence du dialogue interculturel sur un plan théorique à partir de l'étude des auteurs qui ont approfondi cette problématique ainsi que par celle des termes linguistiques qui permettent de saisir et d'approfondir cette exigence. En effet, c'est notamment par l'intermédiaire du langage que de nouveaux horizons de sens peuvent émerger et que de nouveaux concepts peuvent être intégrés. C'est à travers la réflexion de Raimon Panikkar mais aussi de Robert Vachon, Boaventura Sousa De Santos, Michel Alliot et Étienne Le Roy, que les participants au séminaire tentent modestement de saisir la problématique ainsi que la richesse du dialogue inter-culturel et de ses enjeux

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FOYERS MALIENS EN RÉGION PARISIENNE

Nouveaux droits, nouveaux échanges, nouvelle voie.

Jacques Larrue*

Le hasard d'une proposition amicale de la part d'un ami “ embarqué ” comme moi depuis longtemps dans les projets d'aide aux pays “ émergents ” m'a amené ces derniers mois à prendre contact avec les foyers maliens de la région parisienne gérés par une association française de la loi de 1901, l'ASSOTRAF.

Il était habituel, dans les années soixante, que des structures de ce type soient créées pour répondre à des besoins urgents, ce qui était le cas lorsque les “ Trente glorieuses ” appelèrent en France une main d'oeuvre nombreuse et peu spécialisée.

Ceci est devenu une gageure quand la dite association a aujourd'hui à gérer plus de 2 200 lits - et un peu plus d'occupants réels - en région parisienne, avec une structure d'autant plus lourde qu'elle doit aussi bien organiser l'accueil que veiller à la sécurité des locaux. Elle a également vocation à résoudre, le plus souvent par médiation, les innombrables mini-conflits qui rythment la vie de ces collectivités.

Cette manière de faire nous a, comme on dit, “ interpellé ” et nous avons pensé utile de mettre à la disposition des lecteurs de notre Bulletin les résultats de nos observations.

Ces foyers, essentiellement maliens, rassemblent aussi Burkinabé, Mauritaniens, Sénégalais et pour deux d'entre eux, Maghrébins. Les occupants - auxquels on donne le plus souvent le nom de “ résidents ” entretiennent au départ des relations hiérarchiques avec la gérance, puis les résidents s'organisant entre eux une communauté autogestionnaire naît, révélatrice d'un mode de vie relativement bien organisé.

Qui sont-ils, comment vivent-ils, quelles sont leurs relations avec l'extérieur (en Afrique et en France) quelle réaction à l'égard du droit peuvent-ils avoir, toutes ces questions nous ont paru pouvoir faire l'objet d'une première reconnaissance. Aller plus loin nécessiterait une structure en personnel que notre Laboratoire peut un jour mettre en oeuvre...

Les foyers en cause sont au nombre de sept :

Deux, en Seine-Saint-Denis

- rue Pinel 520 résidents

- Drancy 580 résidents

Deux, dans le Val de Marne (Ivry)

- J.J. Rousseau 340 résidents

- M. Delbrel 70 résidents

Deux, dans Paris (12e)

- Claude Tillier 360 résidents

- rue Beccaria 270 résidents

Un, dans les Hauts-de-Seine

- Nanterre 300 résidents

Les ressortissants maliens représentent 60% de l'effectif total. Une répartition par âge donne le tableau suivant :
moins de 30 ans 2%
de 30 à 40 ans11%
de 40 à 50 ans43 %
de 50 à 60 ans35%
de 60 à 70 ans 8 %
plus de 70 ans 1%

Pour l'observateur qui vient d'ailleurs, la première impression est, qu'à quelques centaines de mètres du Stade de France (pour Saint-Denis) du périphérique pour les autres implantations en banlieue et d'une bouche de métro pour les foyers existant dans Paris, on entre dans un véritable village dans la ville. Ses commerçants à l'unité de cigarettes ou de piles électriques sont complétés par ceux qui proposent vêtements ou produits de toilette, constituant l'autre face des activités économiques de base : réparations de voitures, coiffure, travail de l'argent et même de l'or 18 carats, le tout destiné à “ l'exportation ” ou à la revente aux visiteurs du week-end.

L'artisanat “ de luxe ” n'est lui-même pas absent avec ses “ boubous ” destinés à la parure des jours de fête ou devant parfaire les colis familiaux pour ceux qui repartent au pays. Il est vrai, que ces foyers sont avant tout un lieu de reconstitution du pays d'origine et, pour la plus grande partie de ces travailleurs maliens, il s'agit de la Région de Kayes.

Un travail de sous-traitance paraît d'autre part exister au bénéfice des “ stylistes ” de certaines maisons de couture africaines qui se sont créées en région parisienne ces dernières années. Il est toutefois difficile d'en évaluer l'importance. Ceci dit, l'ensemble existe et fonctionne : une unité économique solvable - comme disent les banquiers - a émergé.

Lieu de passage ou centre d'activités, le “ Foyer ” a les caractéristiques propres d'une communauté d'hommes célibataires ou dont les familles sont restées au pays. Les seules femmes qu'on y voit sont les “ cuisinières ” chargées, entre autres, de préparer les repas et qui n'ont apparemment aucun lien affectif avec les hommes qu'elles servent. Le fait que ceux-ci travaillent pour la plus grande partie dans des sociétés de service et qu'ils oeuvrent encore plus la nuit que le jour donne à ces collectivités une caractéristique très particulière de bâtiments toujours à demi-occupés.

Concernant leurs rapports avec le droit - ou la loi - les travailleurs maliens sont dans une position qui va constamment de la réserve à la revendication d'existence : réserve parce que, comme partout, ces ressortissants d'un pays étranger en France et jamais totalement “ en règle ”, acceptent mal qu'on se mêle de leurs problèmes ; revendication dans la mesure où les choses sont tellement compliquées qu'ils ne peuvent pas régler seuls certains problèmes de la vie quotidienne tels que remplir une feuille de sécurité sociale, faire une déclaration d'impôts -  car ils ont des fiches de salaires - ou répondre à une demande de renseignements.

Dans chacun de ces foyers, l'ASSOTRAF a donc créé une structure de conseil et d'information composée de jeunes gens recrutés en contrat à durée indéterminée (CDI), généralement d'un bon niveau scolaire ou universitaire. Toutefois, peu d'entre eux sont issus du milieu de l'immigration, ce qui relativise l'efficacité des rapports avec leurs “ administrés ”, mais ne l'annule pas.

Au delà de cette médiation plus ou moins quotidienne, les rapports avec la Loi prennent le visage des fonctionnaires de police venant au foyer pour une enquête - nombreux sont ceux qui pensent y trouver une “ délinquance diffuse ” - ou celui, plus abstrait mais tout aussi prégnant, des Autorités maliennes avec lesquels les résidents entrent, à un moment ou à un autre, en relation.

Il est intéressant de noter que c'est dans les premiers types de rapports que les avancées sont les plus nombreuses : le commissaire central de police de Saint-Denis rencontré en février sur le site Pinel à l'occasion d'une visite ministérielle me dit, sans en être sollicité qu'il n'a pas de gros soucis avec eux pour la sécurité publique.

Par contre, à l'égard des Autorités maliennes, les résidents ne sont pas toujours à l'aise : si les rapports avec le Consulat à Paris sont généralement bons, il n'en est pas de même quand il s'agit de transferts financiers, ceux-ci passent en dehors de tout circuit organisé, les résidents pensant, à tort ou à raison, que les autorités locales prendraient une position “ péagère ” à l'égard de leurs familles.

Il existe par ailleurs des initiatives intéressantes de la part de certaines municipalités françaises de s'introduire dans ces rapports pour “ contribuer - disent-elles - à une dynamique de coopération avec les pays d'origine ”. Sur ce point, les municipalités dirigées par des “ communistes rénovateurs ” - tels MM. Brard à Montreuil ou Braouezec à Saint-Denis - sont les plus actives, spécialisant certains adjoints dans ce type de relations.

Bref, il existe non un rapport de droit comme on l'entend généralement en France mais des habitudes - Pierre Bourdieu y trouverait peut-être un modèle “ d'habitus ” - des façons de faire générées en donnant, comme le dit Étienne Le Roy, “ son temps au temps ” et son visage à l'adaptation à la ville.

A l'intérieur même des foyers, les problèmes sont d'un autre type, car il existe des entrelacs d'intermédiaires plus ou moins “ auto-proclamés ” qui entendent souvent tirer avantage de la position dans laquelle ils se sont placés :

- Chaque foyer a d'abord son "Conseil de Résidents" qui recrute chez les plus anciens - les notables ? - appréciés pour leur sagesse. Ce sont eux qui président à l'acceptation des candidats au logement et qui prévoient les remplacements quand le besoin s'en fait sentir. La Direction du foyer “ fait avec ” et, par des réunions plus ou moins informelles, fait appel à eux pour transmettre les informations à l'usage des résidents.

- En commun avec d'autres foyers, on voit d'autre part, apparaître, maniant la mallette Samsonite et le téléphone portable - un certain nombre de personnages hauts en couleurs, maîtrisant parfaitement la langue française et qui s'imposent comme incontournables lorsque survient un conflit majeur.

- A Saint-Denis, par exemple, il serait vain de proposer une solution de relogement - même provisoire - à l'occasion de travaux d'urgence sans passer par leur intermédiaire. À l'heure où les médias s'activent, ils sont toujours sur le devant de la scène même s'ils n'habitent pas le foyer... C'est “ l'agent d'affaires ” tel qu'il existait déjà en Afrique, il y a cinquante ans.

- Ces intermédiaires sont d'autant plus intéressants qu'ils “ ne disent pas le droit ” mais se posant en “ redresseurs de torts ” n'ont bien entendu aucun compte à rendre à quiconque. La Direction du foyer mais plus encore les Autorités doivent traiter avec eux, ce qui implique la possibilité de dérapages qu'il faut donc contenir.

C'est à ce niveau que les échanges introduisent dans les foyers maliens une nouvelle dimension, qui tient compte à la fois des activités salariales de ceux qui travaillent et de la satisfaction des besoins communautaires des uns et des autres.

Le besoin essentiel est, dans le budget de chacun, de faire la part la plus importante possible au transfert d'argent à la collectivité et à la famille restée au pays. L'exigence est forte, la pression des demandeurs permanente mais le détenteur des moyens financiers ne cherche pas à se dérober.

Est-ce suffisant pour qu'il renonce à tout contrôle ? À entendre ce qui se dit dans les bureaux d'accueil ou aux alentours des boutiques reproduisant la rencontre “ au marché ” telle qu'on la pratique en Afrique, il ne semble pas qu'il en soit totalement ainsi.

Les transferts se faisant en priorité en dollars des États-Unis, la vérification des billets, la mise en liasse, la détermination à l'arrivée des ayants droit fait l'objet de maints conciliabules et le plus souvent à l'abri des indiscrétions possibles.

Ceci fait, il faut bien régler “ le loyer ”, deuxième poste en importance dans le budget de chacun ; il est remarquable de constater que chaque résident a toujours à ce moment une bonne connaissance de ses droits : celui de l'Aide Personnalisée au Logement (APL) quand l'intéressé bénéficie du “ confort ” qui y donne droit.

Le rythme des règlements - souvent subordonné au versement de la sous-location quand celle-ci a lieu - les discussions avec la gérance sur les retards à rattraper, le respect des engagements pris, généralement assez bien observé, génèrent finalement un style de vie qui, pour être différent de celui du village, en est resté toujours inspiré.

Les comportements habituels à cette société entrent dans les habitudes d'une communauté qui a la triple caractéristique d'avoir une certaine unicité d'origine, la région de Kayes, une langue commune - Soninké ou Bambara et les mêmes réactions à l'égard de la population d'accueil.

Peut-on dire que cette voie est absolument originale ?

Pour certains, attachés à une ethnicité qui ne doit pas bouger que l'on se trouve dans les villages Bozos du fleuve Niger, ou sur les trottoirs du métro parisien, il s'agit d'une rupture, selon eux, inacceptable, on n'a pas le droit de toucher aux grands ancêtres et au rythme des caravanes.

Pour d'autres, du style “ du passé, faisons table rase ”, rien de bon ne peut apparaître chez ceux qui ne voudraient pas progresser. Les tenants du socialisme historique sont désavoués par la nouvelle génération.

De ces deux extrêmes, surgit apparemment une position médiane : celle d'une génération plus ouverte que la précédente qui ne vient plus en Europe pour aider d'abord au développement du pays d'origine, mais qui veut s'accomplir là où elle a migré, avec une expérience professionnelle réelle, une assimilation des connaissances qui sont à sa portée, bref un monde moderne plus facile à comprendre.

Ces nouveaux migrants ne sont sans doute actuellement guère nombreux et leur existence doit s'affirmer en écartant les anciens. Or, ceux-ci, à l'heure de la retraite, gardent souvent dans les foyers un “ pied-à-terre ” pour eux-mêmes ou ceux qu'ils choisissent pour venir leur succéder.

Il y a là en perspective un peu plus qu'un choc de personnes, un peu moins qu'un conflit culturel. Dans les pays d'accueil, nous n'avons guère de moyens pour aider à des solutions nouvelles. Sinon, à travers les années, l'amitié que nous portions à leurs Pères et que nous reportons sur leurs Fils.

LE DROIT TRADITIONNEL AFRICAIN, POUR QUOI FAIRE ?

Isaac Nguema*

Il peut sembler de bon aloi, au seuil de cette interpellation aussi inattendue qu'intem-pestive, qui n'a d'autre ambition que de susciter et de consacrer la mise en oeuvre et la mise en perspective d'une nouvelle grille d'appréhension des images symboliques et des représentations mentales, que draine et que projette l'enseignement du droit traditionnel Africain, dispensé aujourd'hui aussi bien au sein de la Faculté de droit et des sciences économiques qu'au sein de la Faculté des lettres et des sciences humaines de l'Université gabonaise, de s'accorder au préalable sur le problème de terminologie, qui peut cacher un problème d'idéologie. Dans notre esprit engoncé dans la tradition universitaire et post-coloniale de notre pays, tradition dominée officiellement, comme chacun sait, par la vision occidentale, les expressions de “ droit coutumier ” et de “ droit traditionnel ”, d'une part, d'ethnologie et d'anthropologie juridiques, d'autre part, recouvrent globalement le même objet, appréhendé sans doute à des profondeurs de connaissance et selon des méthodes d'analyse différentes. Elles désignent la même discipline, celle qui porte sur l'étude, la compréhension, l'action et la gestion “ des coutumes et des traditions ” juridiques de nos sociétés ancestrales.

Pourtant, malgré le caractère plutôt consensuel de cette définition, cette discipline n'a pas toujours eu le même statut, surchargée et sous-tendue qu'elle était, tout au long de l'histoire du développement de l'Université africaine, de représentations mentales et d'images symboliques dépréciatives pour ne pas dire franchement humiliantes.

En effet, à l'origine du processus d'instauration dans l'Afrique d'inspiration bantoue et d'expression francophone des études universitaires, officiellement inauguré notamment en 1961, par la création de la Fondation de l'enseignement supérieur d'Afrique centrale (FESAC), ces expressions (droit coutumier, droit traditionnel) étaient délibérément ignorées des programmes de l'enseignement du droit. Elles ne figuraient dans les programmes ni de l'Institut de droit de Fort-Lamy (Ndjaména), ni de l'Institut d'études juridiques de Libreville, ni du Centre d'enseignement supérieur de Brazzaville ; il est vrai qu'à Libreville, en particulier, l'enseignement dispensé ne dépassait pas le niveau de la Capacité en droit (cf. Nguema I. 1987).

La raison d'être de cette “ omission ” tenait à la force et à l'attrait quasi mystique de la politique d'assimilation mise en oeuvre à l'époque coloniale : “ les coutumes et les traditions ” des populations “ indigènes ” face à la supériorité de la civilisation occidentale.

Il a fallu attendre la création, au Gabon, en 1970, de l'École nationale de la magistrature, placée alors sous la tutelle du Centre d'enseignement supérieur de droit et des sciences économiques, pour voir figurer, dans les programmes d'enseignement dispensés en son sein, la discipline de droit coutumier. Cet établissement avait été initialement conçu, pour la formation de juges subalternes dont la vocation était, entre autres, de remplacer les chefs de district (les actuels préfets) dans l'exercice des fonctions judiciaires que leur conférait l'administration héritée de la période coloniale. Cette structure institutionnelle confiait, à cet égard, la présidence des tribunaux coutumiers à ces fonctionnaires de commandement, lesquels étaient assistés d'assesseurs “ indigènes ” siégeant avec voix consultative. Pour consacrer, une dizaine d'années après l'indépendance du Gabon, le principe de séparation du pouvoir exécutif et du pouvoir judiciaire, l'autorité politique de l'époque éprouva le besoin de former d'urgence, un corps de “ juges africains ” (probablement inspiré du corps de “ médecins africains ”) dont les candidats étaient recrutés “ sur concours ”, sans condition de diplôme : après tout, point n'était besoin, pensait-on, d'être un grand clerc pour administrer et gérer la justice indigène !

L'enseignement de droit coutumier était uniquement axé sur l'étude “ des coutumes et des traditions ” gabonaises. Il se distinguait par la conjonction de deux images fortes, en premier lieu, c'était un enseignement provisoire et transitoire, appelé à disparaître, compte tenu, espérait-on, des progrès attendus de la politique d'assimilation poursuivie et aggravée par les autorités politiques postcoloniales, en second lieu - ciblé sur des zones de résistance au droit moderne (droit de la famille, droit foncier) - l'enseignement se devait d'être sommaire et fragmentaire en raison, du rôle peu important que jouait la frange des populations régies par les coutumes, dans la gestion et la conduite des affaires de la nation. Après tout, ce n'était encore que des sujets “ évolués ”, c'est-à-dire quelque peu “ dégrossis ” et “ équarris ”, des caricatures humaines plus ou moins “ parfumées ”, des “ anongoma ”, comme disent les Myéné du Gabon.

C'est sur ces entrefaites que s'ouvrent en 1974, les études du deuxième cycle de la Faculté de droit et des sciences économiques (appellation “ made in France ”) dont la représentation et le label avaient eu raison de la vision novatrice introduite par la création du Centre d'enseignement supérieur de droit et des sciences économiques. S'appuyant sur les ressources et l'expérience acquise au sein de l'École nationale de la magistrature, les autorités universitaires de l'époque sont alors amenées à intégrer, dans les programmes d'enseignement du second cycle (3e et 4e années de licence en droit), l'étude, non plus du droit coutumier gabonais, mais du droit traditionnel africain.

Il devenait, chaque jour, de plus en plus évident que la connaissance “ des coutumes et des traditions ” n'était pas seulement utile à l'exercice des fonctions de juge, mais qu'elle s'avérait également indispensable à l'exercice des autres fonctions de l'État postcolonial, dont il fallait faciliter et assurer l'emprise profonde et durable sur des populations jugées réfractaires, d'origine ethniques diverses. Aussi, cet enseignement était-il assuré, sans faire de distinction entre les étudiants de la section de droit privé et les étudiants de la section de droit public. En outre, l'on s'aperçut que pour réaliser les objectifs de l'intégration et de l'unité africaine inscrites en “ lettres d'or ” dans la Charte africaine de 1963, l'enseignement de droit traditionnel devait s'ouvrir et déboucher sur l'étude “ des coutumes et des traditions ” de l'ensemble de notre continent : après l'échec de la “ balkanisation politique ”, la victoire de “ l'ouverture académique ” ?

Malgré la noblesse des ambitions et la force des convictions proclamées, cet enseignement de droit traditionnel africain souffre aujourd'hui de la cristallisation de deux mythes puissants mais démobilisateurs qui constituent autant d'erreurs que d'illusions : celui de l'unité africaine, laquelle pour la majorité des Gabonais (y compris des étudiants), apparaît comme une utopie, sinon même un pis-aller, et celui selon lequel “ le droit traditionnel ne nourrirait pas son homme ” et seule la connaissance du “ droit moderne ” conduirait à l'exercice de professions hautement rémunératrices.

Aujourd'hui, cependant, l'idée commence à se faire jour selon laquelle l'argent ne fait pas le bonheur ; la croissance et la prospérité économique du Gabon n'en assurent ni le bien-être ni le développement. Cette idée, ancrée profondément dans les consciences, conjuguée sans doute avec la poussée de plus en plus forte de la revendication identitaire vécue, aussi bien au niveau international que national, semble avoir conduit, aujourd'hui, les autorités universitaires à inscrire dans les programmes d'enseignement de la Faculté des lettres et des sciences humaines, l'étude même de ce qu'il était convenu d'appeler, autrefois, “ les sociétés primitives ”, d'où la naissance de l'enseignement de l'anthropologie. C'est dans ces conditions que l'enseignement de droit traditionnel africain, après avoir brisé les cloisons hermétiques de la Faculté de droit vient de faire son entrée au sein de Faculté des lettres et des sciences humaines à la faveur de la création du Département d'anthropologie. Le cours de droit traditionnel africain est par conséquent devenu le cours d'anthropologie juridique. Le label, semble-t-il, paraît de résonance et d'inspiration plus “ scientifique ”. Il traduirait désormais le besoin d'interdisciplinarité entre les savoirs en charge au sein des principales facultés de notre pays.

La question qui, en revanche, nous préoccupe aujourd'hui est celle de savoir si l'Afrique se compose de sociétés dites “ primitives ”, lesquelles constituent traditionnellement le champ de prédilection et d'investigation des études anthropologiques. Est-il légitime que l'expression de “ sociétés primitives ” par laquelle le regard occidental projetait son mépris à l'égard des cultures africaines, puisse à ce point séduire les Africains eux-mêmes ? Les Africains peuvent-ils se gargariser du titre d'anthropologue en étudiant les “ coutumes et les traditions ” de leurs terroirs et de leurs civilisations ?

C'est pour refuser et rejeter cette vision de l'anthropologie que nous ne pouvons nous empêcher d'esquisser quelques pistes de réflexion et quelques axes d'action pratique destinés à orienter et à engager l'enseignement du droit traditionnel africain (de l'anthropologie juridique) vers de nouveaux objectifs et de nouvelles méthodes qu'impose la logique du développement de l'Afrique et du monde à l'aube du troisième millénaire.

La conduite de cet ensemble de réflexions et de démarches peut s'ordonner autour de la question : “ le droit traditionnel africain, pour quoi faire ? ”, question qui renvoie à une autre interrogation qui lui semble connexe : “ l'enseignement de droit traditionnel africain, comment s'y prendre pour bien le dispenser ? ”. Dans le cadre de cette contribution, seule la première interrogation retiendra notre attention : “ Le droit traditionnel africain et la question du pour quoi ”.

De fait, au lieu de s'attarder sur la question de type conceptuel et ontologique du genre: “ Qu'est-ce que le droit traditionnel africain, quelle est sa nature ? ”, question chère au mode d'appréhension et d'approche des notions et des institutions dans la pensée officielle dite moderne, la pensée ancestrale que véhicule et qui sous-tend le droit traditionnel préfère la question du type : “ à quoi sert l'étude du droit traditionnel africain, quels sont ses objectifs ? ”. En d'autres termes, “ quelle est sa fonction, quelle est sa finalité ? ”. Bref, le droit traditionnel, pour quoi faire ? le droit traditionnel, pour faire quoi ?

Il serait possible, par delà la question des origines que nous avons brièvement esquissée ci-dessus, de suggérer quelques éléments de réponse à ces diverses interrogations en nous plaçant, du point de vue politique, du point de vue scientifique, du point de vue pratique et du point de vue idéologique. Cependant en raison des contraintes tenant à la loi du genre, nous nous limiterons au seul point de vue politique en examinant les enjeux et les défis de l'enseignement du droit traditionnel africain.

Ainsi qu'il a été dit précédemment : l'enseignement portant sur “ les coutumes et les traditions ” juridiques n'existait pas à lors de l'instauration de l'enseignement supérieur dans notre sous-région d'Afrique centrale. En réalité, c'est notre personnalité africaine et la vision du monde et de l'humanité dont elle est le support, qui continuaient à être ignorées, sinon niées. Après l'accession de notre continent à la souveraineté internationale, après la dictature de la pensée dogmatique et monolithique des régimes à parti unique, après l'échec de la politique d'exclusion du régime d'apartheid et de discrimination raciale, après la faillite du multipartisme ethnocratique couronné de violence et d'insécurité, le moment n'est-il pas venu de reconnaître à cette personnalité un rôle stratégique de tout premier plan. Reconnaissons lui un statut et un poids qui soient à la mesure des besoins et des aspirations des populations actuelles, constituées désormais de citoyens, c'est-à-dire d'hommes et de femmes participant de façon responsable à la gestion et à la conduite des affaires internes et internationales de leurs pays. En d'autres termes, des hommes et des femmes redevenus (après la parenthèse constituée par les vicissitudes et les tribulations de l'esclavage, de la traite, de la colonisation et des régimes d'exclusion) des architectes et des artisans de leur propre développement.

I - DES FONCTIONS DE L'ENSEIGNEMENT DU DROIT TRADITIONNEL AFRICAIN

Dans cette optique, l'enseignement de droit traditionnel africain doit remplir, à notre avis, quatre principales fonctions :

- la restauration de la dignité de la personne africaine ;

- la renaissance de l'identité des civilisations africaines;

- la reconnaissance de l'authenticité des cultures traditionnelles africaines;

- la revalorisation des valeurs ancestrales en harmonie avec la communauté internationale.

1 - Restauration de la vie et de la dignité de la personne africaine

Sous les régimes politiques du parti unique de l'Afrique post-coloniale (ou néo-coloniale), l'absolutisme du chef d'État ne reconnaissait, en général, aucune dignité humaine aux populations dont il avait la responsabilité. La vie et la mort du citoyen dépendaient de la seule volonté du dictateur, qui détenait à cet effet, entre ses mains le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif, le pouvoir judiciaire et le pouvoir médiatique. Cette situation renvoyait elle-même à un contexte spécifique où le chef d'État centralisait entre les mêmes mains, les pouvoirs politique, économique, militaire, religieux et concentrait sur sa tête les fonctions de développement normalement dévolues aux instances internationales, nationales, provinciales et locales.

Le caractère dérisoire et essentiellement précaire du sort et du statut reconnus à la vie et à la dignité humaine en Afrique a été consacré, de façon inattendue, à une échelle plus vaste, et à une dimension plus profonde, à l'occasion de l'avènement des régimes que l'on considère comme étant déjà en cours de transition démocratique. Depuis globalement la disparition des deux blocs politiques, depuis l'émergence du mouvement de “ démocratisation ” et de libération provoquée par l'irruption sur la scène politique africaine des revendications et des aspirations populaires, quatre phénomènes au moins semblent se conjuguer, de façon inédite, pour consacrer la précarisation de la vie et de la dignité humaine en Afrique.

Le premier, consiste en la désintégration de l'État et la désacralisation de la vie et de la dignité humaine. Ce double phénomène a eu pour base et pour support la cristallisation de la violence physique. Il se traduit par des explosions de violence collective ou communautaire, comme dans les cas de génocide (Rwanda, Burundi), ou par des cas de contestation de la légitimité des nouvelles structures étatiques (Somalie, Algérie, Liberia, Comores, Zaïre, etc.). Cette violence peut également viser des individus, comme dans les cas des crimes rituels (pour accéder au pouvoir) ou des phénomènes de lynchage (pour vol ou pour acte de sorcellerie).

Le deuxième phénomène constitutif de la négation de la dignité humaine apparaît sous la forme de la perversion des moeurs : la prostitution (ou l'exploitation) des adultes et des enfants sévissant à une échelle de plus en plus grande dans les agglomérations urbaines.

Le troisième phénomène se présente comme étant l'aliénation et la captation de la volonté et du libre arbitre du citoyen.

Le quatrième phénomène, c'est l'émergence de la pauvreté absolue, conséquence d'une exclusion sociale irréversible. En d'autres termes, la réification de la personne de son prochain fait désormais partie intégrante de l'environnement social ; l'homme est devenu “ un loup pour l'homme ” et la misère désormais vécue comme une fatalité.

Cette situation récente ne doit cependant pas faire oublier que pendant des siècles, l'Afrique a été considérée comme a-historique : elle n'avait pas de passé ; nos ancêtres étaient, pour les francophones que nous sommes, des Gaulois ; mieux, les Noirs n'avaient pas d'âme, ce qui les prédisposait et les condamnait à la traite et à l'esclavage, en faisait des objets de commerce, aventure à l'occasion de laquelle ils étaient vendus et échangés comme des marchandises, avant d'être employés, en Amérique, comme des bêtes de somme ou des machines-outils. Quand il croyait néanmoins échapper à ces traitements inhumains, cruels et dégradants par la faveur et la grâce d'une mort “ naturelle ”, il n'était pas rare que le Nègre fût empaillé et exposé dans des musées, devenant par là, source de revenus touristiques et atteignant de ce fait, le fond de la douleur humaine ! L'Afrique noire, par la révélation d'une relecture idéologique des mythes bibliques, n'avait-elle pas été considérée comme terre d'élection, et surtout lieu de refuge d'un peuple maudit dont Cham est le héros et l'ancêtre fondateur, peuple considéré comme incapable de conduire son propre destin.

Après l'esclavage et la traite, la domination coloniale, le régime d'apartheid et de discrimination raciale, prennent le relais. En vertu des principes posés au Congrès de Berlin de 1885, les explorateurs européens se sont arrogé le droit de décider du destin des peuples indigènes. Par l'effet inattendu de prétendus traités locaux (véritables marchés de dupes) conclus autour d'une bouteille de rhum ou en remerciement de quelques sacs de sels - quand ils n'étaient pas imposés sous la menace des armes - les indigènes se sont retrouvés, non plus sujets de droit, mais sujets des rois venus d'ailleurs. En Afrique Australe, ils étaient pour ainsi dire frappés de mort civile ou exilés dans leur propre patrie, quand ils n'étaient pas parqués, semblables à des fauves, dans des réserves naturelles ou artificielles baptisées bantoustans.

L'étude des civilisations et des cultures africaines à travers celle de leurs “ sociétés et de leurs traditions ” doit permettre aux Africains de connaître leur passé, l'histoire de leurs migrations, les exploits et les hauts faits de leurs héros, les origines des fondateurs des dynasties, le mode de gouvernement des empires et des royaumes, la fonction et la dynamique des ethnies, des tribus, des clans et des castes, la finalité et le destin des communautés villageoises ou lignagères, les modes de production et de gestion de leur environnement.

Elle leur permettra de s'enraciner dans les profondeurs de l'aventure humaine, de réécrire cette histoire, d'entreprendre à travers elle, la quête de leur dignité et de leur liberté perdues, de se sentir à nouveau pleinement hommes. Comme le dit à sa manière Jean-Paul Sartre, l'aliénation subie par les peuples africains, leur déchirure originelle, leur impose de reconquérir leur liberté et leur unité existentielle, ou si l'on préfère, la pureté et la dignité originelle de leur projet de société : il s'agit donc pour eux, ni plus ni moins que de mourir à la culture occidentale pour renaître à la culture africaine. Cela ne peut se faire ni de façon velléitaire, ni de façon instantanée, ni par la grâce de ceux qui ont fait de cette situation leur fonds de commerce, mais par une ascèse progressive et une vigilance permanente au delà de l'univers du discours et de la pensée formelle.

L'Afrique doit à cet effet reconquérir et restaurer par sa volonté et par ses actes, par son savoir-faire et par son savoir-être, par son énergie et ses ressources, le sens de la dignité de la personnalité humaine dont elle a été spoliée ou détournée pendant des siècles de mépris profond. Cette exigence s'accompagne de la restauration et de la promotion de son identité et de son droit à la différence.

2 - Renaissance de l'identité des civilisations africaines

Il ne s'agit pas, par l'étude des “ coutumes et des traditions ” ancestrales, de reconstituer aujourd'hui “ l'âge d'or ”, le “ paradis perdu ”, le “ village-mère ” qui nous a donné la vie, et auquel nous serions encore rattachés de façon organique, par un véritable cordon ombilical, “ village-mère ” qui a été détruit par l'avènement du nouveau mythe appelé la modernité. Qu'on le veuille ou qu'on le déplore, l'Afrique ne peut plus effectuer un retour aux sources pour recouvrer “ la sacralité ” de ses bois et de ses forêts, la “ pureté ” de son âme et de ses représentations, “ l'authenticité ” de ses institutions et de ses pratiques sociales, la légitimité de ses modes de production et de reproduction, la spécificité de ses modes de gestion et de conservation. Ses valeurs ne sont ni mécaniques, ni absolues, ni statiques, ni figées, elles éclosent, naissent, s'épanouissent et sont tributaires d'un certain contexte (géographique, technologique, démographique, historique, etc.) qui assure leur intégration, leur cohérence, leur équilibre, leur conservation, leur pérennisation, leur identité et leur spécificité. Elles sont appelées à disparaître ou à se transformer avec les changements et les mutations qui peuvent survenir, soit du fait des hommes, soit du fait de la nature, quand ce n'est pas, de façon dialectique, des deux à la fois.

Dans ce sens, l'Afrique doit à coup sûr se défaire et se débarrasser, sans autre forme de procès, des valeurs mortes ou déconnectées des objectifs actuels de son développement ; celles-ci ont notamment aujourd'hui pour nom : le “ privilège ” d'ethnicité, le “ privilège ” de masculinité, le “ privilège ” de primogéniture, le “ privilège ” de séniorité, le privilège d'impunité reconnu aux “ patriarches ”, etc. Tous ces “ privilèges ” sont devenus aujourd'hui de simples mythes ou des pièces de musée témoins d'un passé révolu.

En revanche, la réorganisation et la restructuration de la société actuelle doit engager l'Afrique à redonner une nouvelle force et un nouvel éclat à ces principes et à des valeurs qui, aujourd'hui, doivent constituer les principaux piliers et les principaux joyaux de l'identité et de la conscience de l'humanité, vécues à travers les civilisations africaines.

Il s'agit tout d'abord de faire renaître le culte et le sentiment de vénération et d'affection irrésistible que l'on se plaît à entretenir à l'égard de nos anciens et de nos patriarches. En Afrique, “ un vieillard qui meurt est une bibliothèque qui brûle ” selon Hampate Bâ (si l'on fait l'analogie avec un monument, une cathédrale une mosquée, un temple en tant que monuments de sagesse). Dans la société occidentale en revanche, la personne n'acquiert de valeur qu'en fonction du rôle qu'elle joue dans l'organisation et le fonctionnement de l'appareil de production économique ; dès que ses forces physiques s'épuisent et l'abandonnent, qu'elle n'est plus indispensable au fonctionnement de cet appareil économique, elle est placée, dans certains cas, dans un asile ou dans un hospice de vieillards (un mouroir), où elle attend la mort : elle devient un déchet de la société industrielle.. Comment concevoir que la société occidentale puisse faire preuve de tant d'ingratitude et de cruauté à l'égard des personnes qui, autrefois, ont servi pourtant à la construire, sous prétexte qu'elles sont devenues aujourd'hui une charge supplémentaire. L'Afrique, en quête de son identité et de l'universalité du sens de son humanité peut valablement se poser cette question.

Il s'agit ensuite de la revitalisation du sentiment de solidarité qui anime la communauté des membres du même clan, lesquels se considèrent comme “ frères ”, étant constitués de “ même sang ”, des “ mêmes âmes ”, de “ même corps ”, de “ même taille ”, de “ même poids ”, de “ même couleur-papaye-mûre” ”. On les dit sortis de la même graine, chauffés, forgés, cuits et trempés dans le “ même feu ”, coulés dans le “ même moule ” et le “ même métal ”, taillés dans la “ même pierre ”, pétris dans la “ même pâte ”, dépositaires exclusifs du suc et du sel de la “ même terre ”. Le “ frère ” s'installe à la table de son “ frère ” sans autre forme de procès. C'est un privilège pour le second, un principe et un droit inaliénable pour le premier : pour tous les deux, un don béni des dieux et des ancêtres. Au surplus, que l'un d'eux vienne à être agressé, le “ frère ” du clan se doit de défendre son “ alter ego ” jusqu'au péril de sa vie, sans tenir compte de la nature du danger auquel il s'expose, sans se préoccuper des raisons qui sont à la base du trouble social : après tout, dit-on, c'est un devoir sacré, un honneur et un privilège suprême que d'offrir sa vie en sacrifice pour sauver et défendre la vie et le destin de son “ frère ” ; le devoir de solidarité est exclusif et ne s'embarrasse pas des exigences ou des calculs de ce qui pourrait ressembler à une sorte d'opération de comptabilité commerciale. Les nations africaines ne peuvent et ne doivent ni se constituer comme des collections d'individus, ni s'analyser comme des sommes de multiplicités : elles doivent renaître sous la forme de communautés organiques, solidaires, à visage fraternel et humain, qu'elles soient nationales, ou internationales.

Cette attitude du “ frère ” du clan est aux antipodes de celle que l'Occident réserve au “ clochard ”, un citoyen sans domicile fixe, sans ressources financières suffisantes dans une société pourtant regorgeant d'opulence et d'abondance, mais où le cynisme et l'égoïsme des riches dictent le droit, la vérité, l'équité et la justice.

Il s'agit enfin des règles d'hospitalité et de convivialité réservées à l'étranger, à l'immigré. Dans la tradition de mon terroir ancestral, en effet, le notable n'acquiert de prestige, d'autorité, de légitimité et de dignité qu'en fonction de la manière dont il accueille ses hôtes.

Dans la tradition occidentale, en revanche, l'immigré ne suscite des égards que dans la mesure où il contribue au fonctionnement et à la croissance de l'appareil de production économique ; sinon il doit être refoulé, au besoin “ manu militari ” : c'est un intrus, qui n'a pas de place au rendez-vous du donner et du recevoir, de la convivialité et de la dignité ; sa présence est souvent une cause de répulsion, d'exclusion et de rejet dans certains pays particulièrement sensibles aux “ odeurs ” et aux “ bruits ” caractéristiques, croit-on, d'une “ nature ” non encore complètement socialisée, ni totalement humanisée. L'Afrique en cours de réorganisation peut-elle aller vers les errements et les dérèglements d'une telle évolution ? Un mouvement de conscience et de renaissance des sentiments d'hospitalité traditionnelle doit permettre à l'Afrique de jouer un rôle pédagogique important dans le nouveau dialogue des civilisations et des cultures, de proposer des alternatives crédibles à l'arrogance de certaines civilisations occidentales.

Enfin, cette société occidentale, soucieuse surtout de production et de consommation, de domination, d'exploitation et de concurrence, de passion et de dévotion, conduit à des formes de déprédation. Face à cette dérive, l'Afrique doit redonner à la femme son rôle de source et de pourvoyeuse de vie, à l'homme celui de protecteur et de gardien de la vie, refaire de l'enfant le symbole de la continuité et du renouvellement de la vie, et du vieillard le symbole de la pérennité de la vie.

La réalisation de ce programme de renaissance et de revitalisation de l'identité des valeurs traditionnelles suppose le troisième objectif suivant défini par l'enseignement et l'action des héros fondateurs de la vision et de la conscience africaine.

3 - Le droit traditionnel processus de reconnaissance et de consécration de la légitimité de la vision des cultures africaines

Les acrobaties intellectuelles qui se sont déployées sous forme de prophéties savantes, les comportements et les attitudes qui en ont résulté sous la diversité et l'unité des expériences historiques occidentales, ont été à cet égard des plus significatifs ; tout ce foisonnement de théories avait pour fonction de dénier tout caractère de légitimité aux cultures africaines ; ils étaient essentiellement consacrés à démontrer que les normes et les institutions, les règles et les modèles conçus et mis en oeuvre par les cultures africaines appartiennent à la période de balbutiement des premiers âges de l'humanité À d'autres moments, ces cultures africaines étaient censées relever du monde de l'animalité, de la bestialité, celui des sauvages et des anthropophages ; dans le meilleur des cas, ces cultures s'inscrivaient dans des registres qui avaient déjà été parcourus, abandonnés, et rejetés depuis longtemps par la civilisation occidentale, ce qui a justifié la fonction missionnaire que celle-ci se donne aujourd'hui pour servir de guide et de modèle à suivre.

Ces cultures insolites africaines en effet relevaient de la mentalité “a-logique” des sociétés primitives : celles-ci n'avaient pas d'État, elles étaient acéphales, elles n'avaient pas de droit, ne connaissaient pas l'écriture, ; elles n'adoraient ni Dieu ni les saints, mais pratiquaient encore l'animisme et le fétichisme ; elles ne connaissaient pas la notion d'un Dieu unique, mais celle du polythéisme et du paganisme ; bref, les Noirs étaient irrationnels. C'était de vivants monuments d'émotions et d'émotivité !

Tout l'art et toute la fougue des meilleurs penseurs, avaient été mobilisés pour présenter les cultures africaines comme n'ayant pas encore atteint le stade de la maturité. Le résultat de toute cette construction fut la mise au point de la théorie de l'évolutionnisme du XIXe siècle, avec toutes les conséquences négatives que l'on pouvait en tirer pour expliquer, le caractère immature des cultures africaines, et la nécessité impérieuse qui incombe à l'Afrique d'aujourd'hui de rattraper son retard.

Quand on ne faisait pas appel à une vision linéaire de la théorie de l'évolutionnisme, on avait recours à de pratiques ethnocentriques. Il en résultait dans les deux cas, dénigrement et humiliation systématiques : l'Afrique devait non seulement, avoir honte d'elle-même, intérioriser ses différences et ses spécificités comme autant de manques, mais surtout développer la conscience de la nécessité de combler le fossé qui la séparait du modèle occidental, cultiver la conscience d'une rupture inévitable avec son passé et son milieu. Doutant de sa nature humaine et de sa propre spiritualité, l'Afrique devait se concevoir et se présenter aux yeux de tous comme étant un monde à l'envers, l'univers du faux, l'Occident seul étant le monde à l'endroit, le royaume du vrai, de droit divin.

L'étude approfondie des cultures africaines, conduite en toute lucidité, doit permettre à l'Afrique de retrouver la trame de son évolution historique et la signification réelles de ses institutions et de ses normes. Cette démarche se fera sans qu'il soit nécessaire de passer par le prisme déformant et condescendant de la logique ou de l'histoire de l'évolution du modèle occidental.

L'Afrique alors va découvrir, à travers l'étude de ses diverses institutions et pratiques sociales, la logique qui les fonde, en même temps qu'elle découvrira la manière dont ces institutions rétroagissent sur la logique mise en oeuvre pour produire un nouveau schéma et un nouveau mode explicatif.

Mais en même temps, l'Afrique va découvrir que ses propres communautés entretiennent, les unes envers les autres, des attitudes que l'on croyait jusque-là comme étant l'apanage des seules civilisations occidentales ; elle va s'apercevoir que la plupart des groupes ethniques se considèrent comme les seuls formés d'hommes “  véritables ”.

La conclusion qui va se dégager de cet ensemble d'observations et d'analyses, c'est qu'il s'agit là de comportements que l'on retrouve dans toutes les sociétés ; ceux-ci ne sont ni plus authentiques, ni moins légitimes que d'autres : “ la gazelle n'est pas la fille de l'éléphant ”.

En cette fin du XXe siècle, la reconnaissance de la légitimité de la vision des cultures africaines n'est pas seulement une exigence qui s'impose à l'Occident ; elle s'impose également comme un miroir réfléchissant à l'Afrique elle-même ; en effet, au nom de la nouvelle vision de l'universalité des droits de l'homme et de la politique de mondialisation, tous les hommes sont à la fois égaux et différents : comme disent les Malinkè, “ la trace du pied d'un esclave ne se distingue pas de la trace du pied d'un homme libre ”. C'est proclamer du même coup la nécessité d'une véritable réconciliation de l'Afrique avec elle-même et avec le monde, de l'homme avec son prochain !

4 - Le droit traditionnel comme objectif du développement de l'Afrique

L'effort de restauration et de reconquête de la dignité de la personnalité africaine, que vise l'enseignement de droit traditionnel n'est pas destiné à ajouter une couleur exotique, au programme des études de la Faculté de droit et de la Faculté des lettres et de sciences humaines. Notre préoccupation n'est pas de faire de l'art pour l'art. Le capital scientifique de notre discipline doit être utilisé, investi en vue de l'amélioration des conditions de vie des hommes et des femmes de notre continent. Les conclusions auxquelles parvient notre discipline doivent être proposées aux responsables politiques et autres décideurs, à l'effet d'assurer la promotion du développement de l'Afrique. C'est donc dire que toute cette activité scientifique et pédagogique doit déboucher sur la vie pratique.

Au nom de la solidarité de la grande famille humaine, nous sommes convaincu que l'Afrique elle-même doit fournir et apporter une contribution spécifique, celle-là même qui ne peut être que l'oeuvre des Africains eux-mêmes. L'Afrique doit à cet égard, redevenir l'artisan de la conception de la finalité de son développement. Elle doit pour cela entreprendre la reconquête de la légitimité et de l'authenticité de l'histoire de son développement. À cet égard, nous pensons que les valeurs ancestrales peuvent très bien se combiner avec les valeurs pertinentes des autres civilisations, pour donner naissance à ce que l'UNESCO appelle “ des technologies appropriées ” (Brelet Cl., 1995 : 128), aptes à servir le développement correspondant, conçu et taillé à la mesure des besoins et des intérêts de chaque peuple. Il s'agit bien d'une transfiguration de nos traditions ancestrales et non pas d'une simple revalorisation, mais aussi d'une démocratisation et de l'enracinement de la nature universelle des droits de l'homme dans le champ d'action et le mode d'expression propres à l'Afrique.

II - DES FINALITÉS DE L'ENSEIGNEMENT DU DROIT TRADITIONNEL AFRICAIN

C'est dans ce sens que chacun d'entre nous, dans son domaine, est appelé à mettre en évidence une analyse pertinente de nos institutions et de nos pratiques sociales, analyse dont les conclusions vont nous permettre, d'une part, l'humanisation de l'État dit moderne, d'autre part, l'africanisation de la démocratie dite universelle.

1 - L'humanisation de l'État

L'appareil étatique qui a été légué à l'Afrique par les anciennes puissances coloniales est généralement vécu et ressenti par l'Afrique comme un corps étranger. Il est souvent présenté pour ainsi dire comme étant à l'image du Dieu chrétien.

Il s'agit d'abord d'un État unitaire, qui ne peut souffrir la présence d'autres divinités ou d'autres communautés (race, ethnie corporations, classes sociales, castes etc.). L'État dit moderne semble s'affirmer et se comporter comme un Dieu jaloux de son existence et de ses prérogatives : il veut tout faire et s'imposer partout, grâce au pouvoir de ses seules structures bureaucratiques.

Il s'agit ensuite d'un État tout-puissant, d'où le peu d'intérêt accordé au principe de séparation des pouvoirs, d'une part, d'où, d'autre part, les hésitations manifestées à l'égard des principes de décentralisation.

Il s'agit en troisième lieu d'un État omniscient, soutenu et conduit par des experts soi-disant infaillibles, un État extérieur à la société des hommes dont il se targue de connaître les besoins et les désirs, et qu'il prétend gouverner de façon dite objective.

Il s'agit, enfin, d'un État transcendant. L'État africain dit moderne a une conception mécanique et statique de la société humaine. L'État est souverain ce qui l'autorise à s'opposer à toute ingérence extérieure en matière d'assistance humanitaire, par exemple.

L'État africain traditionnel relève, quant à lui, d'une vision tout à fait autre. Cette vision a pour support et pour vecteur une pensée animée par une logique à la fois fonctionnelle et anthropologique. “ À quoi sert l'État, quelle est sa finalité ? ” se demande la pensée traditionnelle africaine. La question “ qu'est-ce que l'État, quelle est sa nature ? ” lui est complètement étrangère.. De cette vision résultent les principaux caractères de l'État traditionnel africain.

Le premier trait, c'est son caractère pluraliste : on y trouve plusieurs structures remplissant des fonctions étatiques (ethnie, tribu, clan, village, par exemple). En Afrique, l'uniformité comme le silence tuent, alors qu'en Europe, la cohésion sociale résulte de l'homogénéité.

Le deuxième trait, c'est son caractère “ dynamique ” : c'est la mise en oeuvre de toutes les fonctions distinctes, à la fois interdépendantes et complémentaires (forgerons, bijoutiers, bûcherons, etc.) qui assure la prospérité et la paix

Le troisième caractère de l'État traditionnel africain, c'est sa vocation à mettre en oeuvre, pour gouverner et gérer la société, non seulement la force (physique) des armes, ou l'autorité (formelle) des lois et des décrets, mais aussi le savoir-être et le savoir-faire de l'homme. Les conflits se règlent, en effet, non en fonction de normes préétablies et impersonnelles, mais par le dialogue permanent En d'autres termes, l'homme africain assume sa propre responsabilité, sa propre sécurité, sa propre liberté, sa propre souveraineté : l'homme est le remède de l'homme, comme disent les Wolofs du Sénégal.

Le quatrième caractère, c'est l'absence de séparation entre l'État et la société civile. L'État traditionnel africain est un État immanent, qui communique avec la société dont il est inséparable.

En comparant les deux institutions, il est tout à fait clair que l'Afrique d'aujourd'hui gagnerait à s'inspirer des caractères et à respecter la logique de l'État traditionnel, pour redéfinir l'esprit et la forme de l'État africain, conçu désormais comme instrument de développement et non comme instrument d'oppression. Chaque peuple doit réintégrer l'homme dans sa dimension sociale et anthropologique au coeur et dans l'âme de la vie de la Cité. L'État aujourd'hui ne peut plus tout faire, se mêler de tout et être partout à la fois : il doit savoir partager et accepter la participation de tous les citoyens à l'oeuvre de reconstruction du nouveau projet de développement, chaque communauté, chaque citoyen participant loyalement, en fonction de ses capacités et de ses facultés.

En outre, le développement ne doit plus se concevoir aujourd'hui de façon abstraite, sur le modèle des programmes d'ajustement structurel ; il doit sortir du ventre et des entrailles de chaque communauté, être approprié à chaque situation, à chaque pays. C'est la raison pour laquelle la mise en oeuvre de la politique de décentralisation considérée par certains comme une panacée ne doit pas être uniforme : dans chaque État, elle doit être adaptée à chaque pays

L'Afrique doit refuser tout schéma de développement simplement imposé de l'extérieur, elle doit reconquérir la maîtrise de son destin, rechercher en revanche la vie du partenariat, de la coopération et de la solidarité avec les autres civilisations. Enfin, l'Afrique doit mettre en oeuvre un État qui ne soit pas séparé de la société civile, mais qui, au contraire, entretienne avec cette société des relations d'interconnexion et d'intercommunication et non des rapports de subordination ou de marginalisation.

2 - L'africanisation de la démocratie

Dans le contexte général de l'époque, (1989-1990) l'Afrique a ressenti l'impérieux besoin d'une “ vie démocratique ”, suite aux revendications et aux aspirations populaires qui visaient surtout l'instauration du multipartisme, et de l'alternance au pouvoir. Après l'expérience vécue sous le règne de ce qu'il est convenu d'appeler (à tort) les régimes de transition, la “ vie démocratique ” s'entend globalement aujourd'hui en Afrique comme un mode et un système d'organisation et de structuration des rapports reliant les personnes vivant en société, de telle sorte que ces rapports soient empreints d'harmonie

Entre l'Afrique et l'Occident, la vision de ces rapports est différente. Sur quatre points au moins, la démocratie africaine se distingue de la démocratie occidentale.

En premier lieu, l'on ne peut s'empêcher de relever, dans l'organisation des activités majeures et la structuration des fonctions vitales et essentielles de la communauté, la participation, et la responsabilité de tous les acteurs et de toutes les composantes de la communauté de référence, qu'il s'agisse du rôle de la femme, de l'homme, des jeunes ou de celui des anciens, dans la communauté villageoise (cité-État), qu'il s'agisse de la fonction des clans, des castes, des classes sociales ou des lignages au sein de la communauté tribale (État-nation) etc. Dans cette société ancestrale à la fois diversifiée et hétérogène, chacun des membres et chacun des acteurs de la vie sociale, se trouve en effet investi d'un statut spécifique privilégié, auquel se trouve attaché l'exercice d'un rôle ou d'une fonction spécialisée, imposée par la sagesse et l'expérience de la tradition. C'est la mise en oeuvre de toutes ces fonctions, de tous ces rôles, à la fois complémentaires et interdépendants, qui assure la cohésion et le bien-être durable de la communauté. Nous voici alors en présence d'une démocratie de participation, à responsabilité partagée.

De la nature de cette démocratie, il résulte que le mode normal de transmission des pouvoirs, des fonctions, des rôles et des statuts, se fait par voie héréditaire, de façon progressive et pragmatique, ce qui exclut tout mode mécanique, radical et dogmatique.

Le mode de règlement des conflits et des litiges s'opère, quant à lui, au moyen de solutions acquises à la suite d'un long processus de négociation, (la palabre africaine), où chaque membre de la communauté s'efforce de participer, d'exprimer et de justifier ses opinions et ses convictions. La solution se dégage, et émerge peu à peu, elle s'actualise par touches et retouches, par des avancées progressives, susceptibles d'être remises en question, par des reculs ou des arrêts momentanés et successifs, jusqu'à ce que l'intérêt, de la communauté commande que les membres et les acteurs s'engagent, en fin de compte, sur la voie d'une symphonie mélodieuse et harmonieuse où la pluralité et la diversité des tons discordants n'ont aucune peine à se rapprocher et à se fondre en vue d'un compromis dynamique, juste et durable. En Afrique, en effet, la communauté est une conjonction de différences et non une somme de multiplicités entre lesquelles le conflit ou le litige doit être tranché.

Dans les sociétés homogénéisées par la philosophie des Lumières, qui conçoivent la vie comme fondée sur les lois et les principes de la primauté de la libre initiative et de la libre entreprise, c'est la notion de démocratie d'accumulation et de concentration, sans partage possible de responsabilité, qui constitue le modèle de normalité ; elle correspond à la logique du modèle de société où une majorité électorale écarte mécaniquement la minorité numérique (la notion de majorité ou de minorité étant conçue et vécue de façon statistique et comptable), là où en Afrique, les conflits se règlent, non en fonction de lois préétablies et extérieures, mais par le jeu de solutions pour ainsi dire sorties des “ventres” de la communauté. Le développement, est avant tout, en Afrique, un processus autocentré et endogène dont l'homme constitue à la fois le point de mire et le centre de gravité.

La deuxième caractéristique majeure de la démocratie africaine est constituée, par l'importance, en cas de conflit, de la voie de concertation entre le sommet et la base. En Afrique, il convient de le rappeler, de même qu'il n'y a pas, sur le plan horizontal, d'opposition entre individu et groupe, il n'y a pas, sur le plan vertical d'opposition entre “ gouvernant ” et “ gouverné ”, le rapport n'est ni un rapport de domination ni un rapport de subordination. Il s'agit d'un rapport d'interconnexion : “ le gouvernant ” n'est pas séparé, ni détaché de la catégorie des “ gouvernés ”, les “ gouvernés ” ne consentent aucune délégation de pouvoir à la catégorie des “ gouvernants ”. La hiérarchie n'est ni linéaire ni mécanique, mais elle est pour ainsi dire circulaire, source d'obligations réciproques. C'est que la démocratie africaine n'est par sa nature et par ses structures, ni une démocratie de confrontation, ni une démocratie de contestation. C'est un mode de vie et d'organisation fondé sur le dialogue, l'interdépendance et la solidarité.

Ce qui n'est pas le cas des sociétés occidentales, où, en revanche, il existe une cassure et une rupture entre “ le gouvernant ” et “ le gouverné ”, entre l'élite et le peuple, entre l'élu et l'électeur.

La démocratie occidentale est pour ainsi dire une démocratie “ anonyme ”, où les rencontres entre les divers acteurs et les diverses composantes n'ont lieu qu'à l'occasion de luttes, de revendications et de confrontations sociales. Elle met en permanence et face à face des gens sourds et muets, d'un côté, des gens aveugles et manchots, de l'autre : toute communication humaine s'avère pour ainsi dire impossible.

En troisième lieu, il convient de relever le caractère éminemment concret de la notion de démocratie, dans les civilisations africaines : celle-ci ne se proclame ni ne se décrète par des discours ; elle se vit et c'est par les actes des membres et des acteurs de la communauté que s'affirme l'essence et la substance de la démocratie. La notion de démocratie n'est pas, comme dans les sociétés occidentales, simplement formelle. La démocratie africaine se fonde sur le modèle du bon père de famille, elle est centrée sur l'action et l'effectivité de la participation du citoyen ; elle n'est pas fondée sur les déclarations, les proclamations, des dirigeants, lesquelles sont devenues des spectacles purement formels, mais dont on assure dans les sociétés occidentales, de façon rituelle, la célébration ce qui donne lieu, dans l'Afrique d'aujourd'hui, à l'institutionnalisation de la “ politique des danses et des spectacles folkloriques ”.

Enfin, il y a lieu de relever que la démocratie africaine est d'une conception fondamentalement non autoritaire. Chaque acteur, chaque communauté y joue son rôle selon un rythme qui lui est particulier. C'est cette diversité qui crée et entretient la vie. : “ quand en parcourant les villages de la contrée - dit un proverbe de mon terroir - tu trouves les habitants en train de danser assis, tu dois danser assis ; si tu les trouves en train de danser debout, tu dois danser debout ; si tu les trouves en train de danser couchés, tu dois danser couché ; s'ils dansent à genou, tu dois danser à genou ”, car chaque village, à propos de la même danse, possède son propre pas et son propre style qui lui permet d'atteindre, par rapport aux villages voisins, le prix d'excellence. “ C'est la diversité et la variété des ingrédients qui donnent du goût et de la saveur à la sauce”. La démocratie africaine n'est pas un système rigide, coulé dans des moules figés une fois pour toutes. Elle est avant tout au service du destin de la communauté et des besoins vitaux de la conscience communautaire : c'est ce qui explique la spontanéité même des règles et des solutions mises en oeuvre.

A la lumière des caractéristiques qui se dégagent de la comparaison des deux styles de démocratie, plusieurs observations peuvent être faites.

1°- L'Afrique ne peut s'engager sur la voie d'une démocratie d'exclusion : l'Afrique éprouve un ardent besoin d'assurer la participation de tous les citoyens ; l'unité politique et la conscience nationale sont encore à construire et l'on ne peut vouloir construire cette unité et développer cette conscience nationale en favorisant certaines communautés ethniques ou tribales au dépend des autres.

2° - L'Afrique, pauvre et misérable sur le plan matériel, ne peut s'engager sur la voie de campagnes électorales à l'américaine,. Elle ne peut se contenter de ne s'intéresser qu'aux performances de la productivité en laissant de côté l'objectif fondamental du projet de développement : l'homme.

3°- En revanche, la nécessité s'impose de créer des institutions et des procédures qui favorisent l'alternance au pouvoir : la transmission héréditaire du pouvoir ne convient plus aux temps présents.

4° - La nécessité s'impose par ailleurs de promouvoir un État de droit, une justice indépendante, la liberté de la presse, le respect et la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales, bref, d'adopter, compte tenu des mutations intervenues dans l'univers traditionnel, de nouvelles techniques de régulation sociale.

Tels nous apparaissent les objectifs politiques de l'enseignement de droit traditionnel africain auquel nous a “initié” Michel Alliot.

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LE NORD DU MALI-NIGER APRÈS LE CONFLIT SAHÉLO-SAHARIEN

Pierre-Alain Claisse*

Une mission d'observation que nous avons effectuée le long du fleuve Niger en juillet 1998, a constitué l'enquête préliminaire à une étude commandée par le Programme Science Environnement Société (PROSES) de la Fondation Nationale des Sciences Politiques. L'objectif de cette enquête était de constater brièvement la situation dans les provinces du Nord du Mali et du Niger, suite au conflit qui a opposé les armées gouvernementales et les paysans sahéliens aux rebelles touaregs. Notre parcours s'est limité néanmoins à longer le fleuve de Niamey à Bamako sur les traces des ethnographes de l'École Pratique des Hautes Études, Section Sciences religieuses et notamment Jean Rouch.

L'intérêt de plusieurs décennies d'informations ethnographiques sur la région du fleuve est de donner un aperçu historique du système de pensée et du mode de vie des populations étudiées. Cette documentation de base aide à la compréhension des méthodes de gestion des aléas climatiques et plus précisément de la désertification par les populations locales qui ne possèdent aucun relais institutionnel. Des sociétés traditionnelles subsistant dans des conditions de vie particulièrement rudes, une mauvaise gestion de l'environnement par les États représentent probablement les causes majeures de ce que l'on peut appeler le conflit sahélo-saharien.

Peu avant notre atterrissage à l'aéroport international de Niamey, un ami journaliste malien me montrait le pays songhay qui, disait-il, s'était étendu le long du fleuve Niger jusqu'à l'Atlantique. Mohamed Askia, héritier des premiers souverains songhay ne prit-il pas le titre de calife du Tekrour, une province du Sénégal qu'il aurait annexé peu après 1492 ?

Dans la partie nigérienne de ce pays vivent aujourd'hui de nombreux arma, zarma ou jerma - selon les prononciations - une fraction de la population dont on dit que les ancêtres ont été mariées aux conquérants marocains, les Arma. De cette conquête est restée célèbre la bataille de 1591 à Tondibi, non loin de Tombouctou. Aujourd'hui, les Songhay et leurs cousins Djerma sont principalement implantés sur la rive nord du fleuve Niger, en zone sahélienne. Ils occupent notamment une région du Mali, le Bouré, dont on peut dire que la capitale est Gao, là où nous souhaitions précisément nous rendre.

Gérée de manière sultanienne à l'époque précoloniale, cette société féodale aurait entretenu d'assez bons rapports avec ses voisins sahariens en dépit de quelques grandes razzias rituelles menées de part et d'autre. C'est au XXe siècle que les conflits fonciers se sont multipliés. La transformation du mode de production agraire et le refus du droit de passage aux troupeaux ne sont pas à écarter pour l'étude de ces conflits. En outre, une gestion coloniale des populations vulnérables, visiblement inadaptée aux réalités du pays, a contribué à la détérioration du réseau traditionnel des relations intercommunautaires. Des provinces aux contours définitivement fixés sur les cartes du peuplement humain reflétaient l'état d'esprit de l'administration française qui préférait ravitailler sur place les populations nomades, touchées par l'inévitable désertification, plutôt que de constater des migrations incontrôlées.

Les indépendances nationales semblaient perpétuer cet état d'esprit, car les responsables maliens et nigériens n'ont jamais fait preuve d'excès de zèle dans la prise en charge des familles sinistrées par une sécheresse endémique. C'est finalement poussées par la famine et vraisemblablement soutenues par la Libye que, dans les années quatre-vingt-dix, des factions touarègues ont intensifié leurs attaques armées dans les cités sahéliennes et pillé les greniers songhay. Une vague de répression sans précédent a constitué la réplique des armées régulières relayées par des milices locales. Les conflits du Nord du Mali et du Niger auront laissé derrière eux quelques milliers de morts et de disparus. La mission des organisations internationales partenaires des États était dès lors de contribuer à concrétiser le processus de paix. Mais qu'en était-il sur le terrain, deux ans après la signature du traité de paix à Tombouctou le 27 mars 1996 ?

PREMIERS CONTACTS

Nous avons pris la piste d'Ayorou à Gao qui prolonge les quelques deux cents kilomètres de route goudronnée au sortir de Niamey. Deux ans après la fin de la guerre, des traces de combat se remarquaient dès le passage de la frontière nigéro-malienne, après l'estampillage des passeports au poste de Yassane. L'épave d'un camion désossé était visible au bord de la piste du no man's land. Des rebelles l'avaient pillé, disait-on. Ils seraient venus du “ grand Nord ” le long de cette frontière artificielle que la colonisation a tracée et qui a été maintenue. A Labezanga, deux blindés stationnés derrière le poste avancé de gendarmerie à la façade criblée d'impacts de balles donnaient le ton de l'ambiance malienne.

On nous annonça qu'il était heureux que nous arrivions le jour, car le passage de la douane restait difficile la nuit. D'anciennes consignes de guerre non levées, pour contrecarrer la contrebande, seraient la cause de cette difficulté. Il se révélait intéressant d'écouter les gendarmes et les douaniers s'exprimer au sujet de la contrebande, car la tendance était à assimiler la rébellion touarègue à toutes les autres formes d'activités illégales.

Une telle association d'idées paraissait d'un premier abord excessive : un véhicule rapide qui nous prit en stop sur le chemin du retour était conduit par des contrebandiers qui n'étaient pas Touaregs, mais bien Songhay. Certains indices montraient pourtant le développement dans ce secteur d'une économie parallèle probablement alimentée par le dernier foyer de rébellion touarègue sis à la jonction des trois frontières malienne, nigérienne et algérienne. Pour ne prendre qu'un exemple, le rallye Paris-Dakar de 1999 s'est fait piller à Tichit en territoire mauritanien par une bande armée suspectée venir du Mali. Il ne paraît pas impossible que cette bande, visiblement très organisée, ait franchi le bon millier de kilomètres de désert malien depuis le foyer de rébellion indiqué ci-dessus. Cependant, insistons sur le fait qu'en l'état des connaissances, rien n'est prouvé, sinon que la situation ne paraît pas aussi stable qu'on pouvait le penser dans un premier temps.

Notre chauffeur pressé par la nuit qui approchait a finalement mené à bon port la vieille Land Rover qui sautillait lourdement sur de mauvaises pistes. La nuit à Gao, une certaine tension était perceptible lorsqu'on circulait dans les rues de la ville. Ce climat d'inquiétude résultait visiblement des dernières années du conflit civil. Selon nos interlocuteurs, de 1990 à 1994, les autorités politiques et militaires avaient littéralement déserté les lieux, laissant la ville à l'état d'abandon total. Nous avons interrogé à ce propos plusieurs ex-combattants. Certains d'entre eux ont appartenu aux milices paramilitaires du Mouvement Patriotique Ganda Koy, MPGK. Ils ont participé à la violente réplique des sédentaires songhay à la rébellion touarègue. Leur message était clair :

- “ Si la réinsertion des ex-combattants ne s'effectue pas dans de meilleures conditions, les infractions dans la ville et la région se multiplieront ! ”

Ces lycéens avaient lâché leur pupitre pour s'engager dans une lutte qui ne leur avait rien apporté. Aujourd'hui, les bons conseils de leurs professeurs ne leur paraissaient d'aucun secours. Ils étaient prêts à s'associer à leurs anciens ennemis, des jeunes Touaregs qu'ils avaient retrouvés sur les bancs de l'école, pour mener leur propre loi et affronter l'armée régulière, ainsi que leurs anciens chefs. Cependant, ces ex-combattants étaient désarmés et leur action se limitait désormais à sillonner les rues sombres, provoquant quelques bagarres ça et là dans les bars.

Un beau matin de juillet, une dépêche de l'A.F.P. confirma la rumeur qui circulait depuis quelques jours à Gao. Les Touaregs Daoussahak, souvent considérés comme la fraction guerrière des chameliers Oullimiden, avaient attaqué des éleveurs de bovidés alliés des Songhay, les Peuls. L'affrontement s'était produit près de la ville d'Abala, au Niger, non loin de la frontière malienne, ainsi que du mythique foyer de la dernière rébellion touarègue. Chez notre logeur, le chef de l'une des familles d'éleveurs peuls retournées dans la région du Bouré depuis le traité de paix, Ali s'inquiétait. Nous savions que, pour la plupart, ces familles ne relevaient pas du statut de réfugié établi par le Haut Commissariat des Réfugiés aux Nations Unies. Pouvait-on tout au moins les considérer comme des rapatriés volontaires ? Ali craignait précisément un reflux massif d'éleveurs vers le Bouré. À cette période de l'année, ceux-ci étaient en transhumance dans la zone de pâturage où s'était produit le récent accrochage. En vue d'obtenir des informations complémentaires, nous sommes immédiatement partis à la rencontre de Thierry, l'un des hydrauliciens d'Action Contre la Faim, l'une des nombreuses ONG présentes à Gao. Thierry, qui connaissait bien la région, nous a rassurés en ces termes :

- “ Cette attaque des Daoussahak ne représente qu'un fait isolé et les prochaines pluies conduiront plutôt les éleveurs peuls vers la région des Iforas où s'étendent de grandes zones de pâturages. En conséquence les espaces cultivés sur les rives du fleuve risquent peu d'être submergés par un afflux massif et soudain de réfugiés. ”

Pour mieux en juger, nous sommes retournés sur nos pas, car c'est sur place que nous escomptions évaluer la situation telle qu'elle se présentait en pays songhay.

En direction de la frontière nigérienne, nous avons constaté au passage d'Ansongo des dégâts causés par les inondations, la semaine précédant notre arrivée. Les riverains estimaient à plus d'une vingtaine les habitations détruites. La plupart d'entre elles avaient été récemment construites en zone inondable, ce qui expliquait l'ampleur des dégâts. Pourtant, les responsables du Système d'Alerte Précoce n'avaient pas été vus sur les lieux du sinistre. C'est que les programmes du SAP ciblent la sécurité alimentaire et non la gestion des inondations. Lors de cette brève enquête à Ansongo, personne n'avait eu connaissance d'un programme régional de prévention des catastrophes climatiques. D'autres programmes d'urgence restaient en revanche opérationnels : la Croix Rouge et le H.C.R. avaient, peu après la catastrophe, distribué des vivres et des couvertures aux familles sinistrées. Ces familles étaient hébergées pour la plupart chez des voisins en attendant une hypothétique indemnisation. Les habitants projetaient tous de réparer les dégâts, mais aucun ne songeait à rebâtir hors de la zone inondée.

On remarquait une nette inquiétude se dessiner sur le visage de nos hôtes dès l'apparition de quelques nuages dans les cieux. Cette angoisse reflétait sans doute le manque de confiance des populations dans la capacité des responsables locaux à gérer les catastrophes climatiques. L'intervention des organisations internationales n'avait visiblement pas suffi à rassurer les victimes des inondations sur l'avenir de leur situation. Il était surprenant de constater une sorte de soumission à la Providence, qu'elle vienne du ciel ou des organisations humanitaires. Il est vrai qu'Ansongo constituait un bourg assez enclavé et, sur la place centrale, l'errance des jeunes inactifs ajoutait au spectacle de désolation. Plus encore qu'à Gao, la jeunesse d'Ansongo semblait exprimer un sentiment d'abandon total. Était-elle totalement livrée à elle-même ? Si les représentants de l'État restaient discrets à son propos, la société traditionnelle ne la prenait-elle pas en charge ? Les chefs locaux de ce cercle administratif que nous avons rencontrés donnaient pourtant l'impression de constituer un solide réseau de solidarité dont le petit village de Léléhoy-Salata était, de l'avis de tous, l'un des pôles historiques.

Nous avons donc laissé Ansongo pour Léléhoy à une dizaine de kilomètres en aval sur le fleuve, où nous avons passé le week-end. Le maître d'école coranique nous a reçus en toute simplicité. Son érudition n'en n'était pas moins grande : il nous a fait le récit de la lutte qu'il menait depuis les années soixante contre les maîtres du culte de possession, zima-s. Il nous a décrit également les gestes rituels non conformes au Coran dans la cérémonie de transe, holley horey, qu'à filmée l'ethnographe Jean Rouch (Rouch, 1997). Nous en avons débattu et le maître des prières a lui-même évoqué la loi musulmane dite d'exception. Il s'agit d'un principe voulant que la Charia ne soit pas appliquée dans certains cas.

C'est à ce titre qu'en 1994, le maelem a exceptionnellement autorisé les maîtres zima­s à soutenir les combattants du groupe armé Ganda Koy lorsqu'ils s'étaient réfugiés sur l'île de Fafa. Ce bout de terre sacrée émergeant du fleuve Niger, non loin de Léléhoy, est célébré par les agents du culte de possession qui sacrifient sur l'autel dédié à une puissance appelée toora. Aussi, c'est peut-être à la demande du maître coranique que les zima-s de Léléhoy ont réactivé l'autel du toora dont on dit qu'il contrôle les forces du fleuve. D'après mon collègue de mission qui connaissait parfaitement la région, il existe toujours le long du Niger, de Léléhoy-Salata à Bamba, près de Tombouctou, des rituels de célébration des crocodiles, bien que ceux-ci y aient disparu depuis longtemps. Mais, selon la tradition locale, de puissants zima-s auraient apprivoisé ces mythiques crocodiles mangeurs d'hommes qu'ils font revenir par des incantations lorsque le pays se trouve gravement menacé par des ennemis.

Le maelem nous a argumenté en ces termes les raisons de son soutien à un culte que par ailleurs il réprouve :

- “ Lorsque, des jeunes miliciens du Ganda Koy se sont réfugiés à Fafa et que l'assaut de l'île par l'armée régulière se préparait, je réalisais que ces soldats s'apprêtaient à massacrer leurs propres frères : ceux qui les avaient aidés à combattre les rebelles touaregs. Que signifiait une telle folie ? Il était clair que dans la région du Bouré, nous n'étions plus dans la maison de l'islam, dar al islam, qui est par excellence un lieu de paix et de civilisation. Nous en étions revenus à des temps anciens, obscurs et barbares appelés jahilia. La parole de l'islam, religion de tolérance, n'était plus entendue. Je me résignais donc à autoriser les détenteurs de la puissance de nos ancêtres à utiliser une dernière fois leur appareil rituel et à invoquer les puissances du fleuve. Dieu est miséricorde et saura nous pardonner nos actes... ”

À travers cette explication, notre interlocuteur indiquait le rôle des chefs religieux du Bouré dans la guerre, mais aussi dans la paix. Certains d'entre eux ont servi de médiateurs entre les sédentaires et les tribus d'éleveurs stationnées en lisière du fleuve sur des terres cultivables. Souvent considérés comme des victimes de la rébellion par les Songhay qui sont leurs parents, les éleveurs peuls ainsi que certaines familles touarègues se sont intégrés à la société rurale du Bouré. Notre interlocuteur de Léléhoy a lui-même participé à plusieurs rencontres intercommunautaires organisées par le Programme des Nations Unies pour le Développement. Ces rencontres et notamment celle organisée à Ouatagouna les 20 et 21 janvier 1996, non loin du poste frontalier de Labézanga, ont permis l'amorce d'un dialogue entre les sédentaires, les nomades sédentarisés et ceux restés en transhumance.

Le récit des événements dans le cercle d'Ansongo ne reflétant pas forcément la situation dans le reste du nord du Mali, c'est dans l'espoir d'obtenir plus d'informations sur la gestion post-urgence de la région que nous avons décidé de faire à nouveau demi-tour et de nous rendre directement dans la capitale administrative du pays.

REMARQUES SUR L'APRÈS-CRISE

À Bamako, nous avons eu le plaisir de rencontrer plusieurs membres du bureau du PNUD et en particulier I. Ag Youssouf. Ce linguiste de formation a signé une étude (Poulton, Ag Youssouf, 1998) contre laquelle plusieurs organisations non gouvernementales auraient violemment protesté, y estimant leur implication dans le processus de paix largement sous-évaluée.. Certains hommes politiques maliens pensent par ailleurs qu'aucun des points du traité de paix n'a été véritablement appliqué.

Alors qu'à Gao, nous avions eu écho des difficultés de réinsertion des ex-combattants qui s'estimaient mal indemnisés, à Bamako, nous avons souhaité rencontrer quelques représentants des différents mouvements de lutte armée. Certains d'entre eux, exerçant dans le cadre de la sécurité militaire du Nord, étaient régulièrement consultés lors des négociations de l'administration malienne avec les tribus. Ibrahim Ag Youssouf a lui-même participé à l'élaboration de ces fameuses “ discussions intercommunautaires ”. On ne peut que reconnaître le mérite de telles initiatives qui touchent à l'élaboration d'un véritable dialogue entre des familles voisines mais en lutte depuis des années. Comme le remarquait K. Annan, c'est probablement grâce à la multiplication de telles actions à la base que le climat de suspicion générale pourrait s'estomper lentement. Cependant, excepté à Tombouctou et en dehors des circuits militaro-humanitaires, il n'existe toujours pas de rencontres officielles entre les chefs traditionnels des nomades touaregs et des sédentaires songhay. Ibrahim Ag Youssouf s'en est défendu en ces termes :

- “ Nous voulions justement éviter la récupération politique des rencontres intercommunautaires. C'est pourquoi celles-ci, sauf exception et notamment à Ouatagouna près de la frontière nigérienne, ont été organisées au sein d'une même communauté, entre des familles d'un même village. L'objectif était par ailleurs d'encourager l'auto-organisation et d'éviter une certaine tendance à l'assistanat. ”

L'idéal serait en effet que les initiatives civiles et locales se développent et qu'elles soient relayées par des programmes nationaux en partenariat avec les organismes internationaux. Mais c'est plutôt l'inverse qui s'est produit dans le Nord et le sentiment général des populations du fleuve est l'amertume. Combien de fois ne s'est-on pas plaint à nous d'avoir vu des milliards d'aide d'urgence et de développement transiter par les villes pour s'engouffrer dans des projets du “ grand Nord ” qui ne semblaient jamais aboutir ? Les chefs touaregs s'étonnent en revanche de ne pas recevoir une aide en rapport avec les difficultés que leurs familles rencontrent dans la zone désertique. Quels que soient les faits et les chiffres exacts, l'impact de l'aide internationale semble limité et la publicité de cette aide auprès des populations concernées n'est pas toujours des meilleures.

De retour à Gao, les “ jeunes anciens combattants ” sont venus s'enquérir de l'avenir de leur situation. Nous ne savions que leur répondre : aucune des nouvelles de la capitale n'était en faveur de leurs intérêts.

La nuit précédant notre arrivée, un dépôt de la ville appartenant à une organisation internationale avait été pillé. Comment expliquer cet acte de vandalisme dont les circonstances exactes restaient par ailleurs à élucider ? Il n'apparaissait pas comme l'oeuvre d'un groupe déterminé et organisé. Si tel était le cas, ce commando aurait obtenu l'aval des riverains qui se seraient servis au passage. Mais ce pillage du dépôt d'une agence canadienne de développement semblait plutôt le fait de désoeuvrés, de jeunes citadins dépassés par les événements, à l'instar de ceux que nous côtoyions. De telles actions ne paraissent ni préparées, ni raisonnées, mais le danger consiste justement dans leur récupération à des fins idéologiques. La jeunesse de Gao représente certainement le terrain fertile de l'implantation d'un certain islam, celui de l'intolérance qu'ont connu Paris ou Alger...

Plusieurs imams de Gao étaient connus pour leurs déclarations particulièrement offensives envers les intervenants occidentaux. D'après nos informations, les derniers prêches visaient principalement l'organisation caritative nord-américaine World Vision. Les locaux de cette organisation auraient été saccagés à Ménaka quelques mois avant notre séjour au Mali en 1998. Le prosélytisme évangéliste de ces acteurs humanitaires aurait fortement déplu à la société musulmane de cette cité touarègue, Ménaka, qui a la réputation d'être très conservatrice. En outre, selon des témoins, les membres de World Vision n'aurait distribué l'aide alimentaire qu'à ceux qui suivaient les cours d'instruction biblique.

Toujours est-il qu'à Gao, l'imam El Hajj Moussa aurait particulièrement peu apprécié l'implantation d'une antenne de World Vision dans le quartier de la grande mosquée. En outre, seules les maisons autour de l'agence ont été électrifiées. L'imam est donc passé à la contre-offensive en employant de simples arguments du type :

- “ Mieux vaut rester musulman et pauvre que de se convertir et perdre l'honneur de sa tribu pour une poignée de riz... ”

Les imams qui l'imitaient dans leurs prêches en songhay ne possédaient pas tous son talent d'orateur et la finesse de son esprit. Certains d'entre eux réclamaient néanmoins la fermeture des bars de Gao parce que, parmi les entraîneuses qui y travaillaient, on comptait de nombreuses ghanéennes et autres chrétiennes. Or, ces prostituées bénéficiaient effectivement d'un suivi médical dans le cadre d'un programme de lutte anti-sida que finançait World Vision. En outre, ces bars étaient fréquentés par des membres d'organisations internationales qui, bien que laïcs, restaient, aux yeux des imams, des occidentaux de culture judéo-chrétienne. C'était la preuve évidente de l'esprit de débauche qu'incarnent tous ceux qui ne sont pas soumis aux lois d'Allah. La confirmation récente du financement d'une partie des programmes de l'ONG laïque et française Action Contre la Faim par World Vision venait ranimer cet esprit de suspicion.

Ne dramatisons pas la situation et saluons ici les efforts de volontaires tels qu'un certain Lamine Boussou, blessé de guerre et membre de la Garde Nationale. Ses interventions orales dans les mosquées de Gao et de la région ont largement contribué à la sensibilisation des différents acteurs du conflit civil. Sa mission était effectivement de convaincre les acteurs religieux songhay de faire la paix avec les Touaregs, ainsi que tous ceux qui étaient considérés, à tort ou à raison, comme des étrangers au pays. Il s'agissait de trancher avec les habituels prêches inquisiteurs. Suite aux efforts de ceux que l'on peut appeler les véritables artisans du processus de paix, les relations intercommunautaires paraissaient aujourd'hui plus cordiales. Mais il reste en suspend une dernière question : qui seront les principaux bénéficiaires de la situation locale une fois le processus de paix définitivement engagé ?

DE NOUVEAUX ACTEURS LOCAUX

Dans les derniers jours de notre mission, nous sommes retournés au village frontalier de Labézanga où nous avons rencontré le chef traditionnel. Moussa Aliou Ongoyba a bien voulu nous raconter l'histoire de son village et les circonstances de l'implantation dans la région, de ses ancêtres tutélaires dont la figure principale, Aba Bano, se révéla être Dogon. Rappelons que le pays dogon est la région des falaises au centre du Mali. Bien connue des ethnographes, elle abrite cette population qui a souvent été qualifiée de troglodyte et dont la cosmogonie a fait l'objet d'importantes études. Cette région intéresse également les islamologues et autres historiens, car celui qui voulait être l'unificateur du Soudan occidental, El Hajj Omar, membre de la confrérie musulmane des Tidjanes, y disparut mystérieusement en 1864. Il était alors traqué par des troupes peules de la confrérie adverse des Qadiri, alliées pour l'occasion au général Faidherbe. Cette histoire nous montre la complexité des relations intercommunautaires et des conflits locaux à travers les âges. Elle explique en partie les grandes migrations, comme nous le raconte ici le chef coutumier de Labézanga :

- “ Plusieurs familles ont quitté le pays dogon peu après la mort d'El Hajj Omar ayant refusé la tutelle de ses successeurs. Les familles Singa, Jokole, Issa, Nafi et d'autres sont parties du village de Dinangourou pour venir s'installer sur l'île de Labézanga et juste à côté, au village de Karou. Elles ont repoussé vers l'actuel Burkina Faso les communautés gourma et mossi déjà implantées dans l'île et ses alentours. Ces familles dogon ont en revanche accueilli leurs alliés peuls et songhay avec lesquels elles ont noué des alliances matrimoniales. Nous, les Ongoyba, sommes les descendants de cette union. Aujourd'hui, nous parlons couramment le peul et plus accessoirement le songhay. Notre appartenance au groupe dogon est indéniable, mais nous sommes avant tout des musulmans. Youssoufi Hassan est le premier Dogon converti à l'islam parmi ceux installés à Labézanga. Il est devenu le chef de prière du village vers 1923. Aboubakar Amadou lui a succédé vers 1953 et il a officié jusqu'à sa mort en 1996. Aujourd'hui, c'est mon propre frère qui dirige le culte. Nous restons particulièrement attachés à l'Islam parce que la conversion a représenté le seul moyen pour notre communauté d'échapper aux razzias perpétrées dans la région par des Touaregs esclavagistes. L'islam est une religion de tolérance et non de guerre et d'asservissement. C'est par son agressivité que l'islam traditionnel des Touaregs n'est pas conforme à l'esprit de tolérance qui anime le Coran. Notre islam, celui que nous pratiquons, nous protège de cette dérive musulmane... ”

Notons que le discours du chef de village de Labézanga possède ici plusieurs points communs avec celui du chef religieux de Léléhoy que nous avons rencontré précédemment. Tous deux ont reconnu appartenir à des communautés dans lesquelles l'islam s'est implanté récemment :

1°) les Songhay de Léléhoy sont les parents directs des magiciens appelés sonyançe que redoutaient particulièrement les conquérants musulmans, 2°) les Dogon de Labézanga sont issus d'une population également connue pour s'être protégée pendant longtemps de l'influence arabo-musulmane, perpétuant un culte vernaculaire particulièrement complexe, le Sigui.

Nos interlocuteurs se sont placés tous deux en rupture avec leur culture d'origine qu'ils considèrent comme appartenant à des temps et plus précisément un calendrier pré-islamique. En revanche, ils semblent établir une continuité dans le cycle des événements, quelle que soit leur époque, comme si ceux-ci répondaient à une logique échappant à la raison humaine : la guerre revient épisodiquement prendre son tribut. De même, les villages de la région du Bouré sont pensés dans la continuité géographique des citadelles historiques du fleuve. Labézanga et Léléhoy sont ici présentées comme des postes avancés contre les éventuelles incursions touarègues. Il est vrai que les citadelles de Tombouctou, Bamba, Gao incarnent dans de nombreuses traditions locales la maîtrise de l'ordre sédentaire sur le règne nomade. Nos deux interlocuteurs ont finalement en commun la défense de leur islam qu'ils présentent comme particulièrement approprié au processus de développement de la région. L'islam des Tidjanes d'El Hajj Omar, celui des Touaregs de l'Azawad ou des factions islamiques d'Algérie sont indifféremment considérés comme des islams conquérants. Tandis que l'islam de nos hôtes, puisqu'il n'appartient pas à la tradition guerrière arabo-berbère, possède l'avantage de justifier un ordre moral et social immuable et intangible.

Forts de ces arguments réformateurs, les chefs traditionnels du Bouré sont en mesure de s'adresser à des organismes d'aide au développement tels que les banques islamiques. En effet, ils s'estiment insuffisamment pris en charge : tandis que l'État paraît totalement désengagé de la région, les organisations internationales ne répondent pas toujours à leurs besoins, faute de moyens et les organisations de charité chrétiennes menacent parfois leur autorité traditionnelle. En conséquence un nombre croissant de responsables locaux du Sahel ont opté pour l'appel aux fonds islamiques, source d'une certaine compétition dans les comportements religieux. C'est, semble-t-il, le seul moyen dans leur esprit de concurrencer des projets financés en zone saharienne par des organisations non-gouvernementales dont ils ne comprennent pas toujours les motivations premières.

Notre mission s'est achevée à Niamey où nous avons rencontré l'économiste principal du PNUD pour qui les récents programmes du bureau au Niger bénéficient de l'expérience du PNUD-Mali. Les bailleurs de fonds ont ici opté pour une solution simple mais efficace : les responsables locaux ont été informés que si la moindre tension venait à être décelée entre collectivités ou au sein de l'une d'entre elles, l'assistance en général et l'octroi de micro-crédits y serait immédiatement suspendus. Ainsi, à l'inverse du PNUD-Mali, le PNUD-Niger a été en mesure d'organiser d'importantes discussions intercommunautaires entre les nomades et les sédentaires sans risque de manipulation politico-religieuse.

La poursuite de ce processus risque néanmoins d'être interrompu par l'assassinat du président Maïnassara en avril 1999. Car, suite à l'alternance de sécheresses et d'inondations répétées, le nord du Mali-Niger ne peut parer aux risques de famine par le seul ravitaillement en céréales puisées dans les stocks alimentaires nationaux. Apparemment, le Mali gère assez bien la situation, les membres de la communauté internationale ayant accès à la plupart des familles isolées dans les provinces sahariennes les plus reculées. Au Niger en revanche, les bailleurs de fonds de même que les Nations Unies, ont manifesté leur inquiétude quant à la situation après les événements d'avril et n'ont cessé d'attirer l'attention de la junte militaire pour que les conditions soient sauvegardées en vue d'un bon suivi humanitaire de la région..

Dans ce contexte, il serait intéressant de procéder à un suivi sur le terrain de l'impact des missions élaborées dans le cadre des différents programmes des Nations Unies. Ce travail d'observation et de vulgarisation qui reste à accomplir permettrait de contribuer aux efforts de sensibilisation des populations locales sur la nécessité d'un développement à la base, cohérent et efficace. En effet, il apparaît désormais que les projets de société dans le nord du Mali-Niger passent également par une bonne collaboration des autorités centrales et locales avec la communauté internationale. C'est probablement là le principe premier de ce que l'on peut appeler une bonne gouvernance locale.

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D&EACUTE;CENTRALISATION ET ENVIRONNEMENT JURIDIQUE DE LA GESTION DES RESSOURCES NATURELLES AU S&EACUTE;N&EACUTE;GAL : COH&EACUTE;RENCES ET CONTRADICTIONS

Ibrahima DIALLO*

Aucune politique ne saurait avoir d'efficacité si sa stratégie, ses instruments d'intervention ne sont pas eux mêmes performants.

L'observateur averti ne saurait rester indifférent face à la dégradation des ressources naturelles qui peut hypothéquer l'avenir de son pays.

L'impératif du développement appelle le juriste à réfléchir sur les conditions juridico-administratives, économiques, financières, sociales, fiscales, favorables à l'avènement d'un cadre conforme à l'épanouissement des populations d'où le souci d'adapter l'environnement et ses bénéfices socio-économiques au besoin d'un monde rural en profonde mutation. Le juriste perdrait sa crédibilité, son utilité s'il n'apparaissait pas comme un acteur au service du développement. Le droit s'appliquant à l'homme, doit partir de l'homme et de son environnement physique et social, c'est ce qui justifie la descente du juriste sur le terrain et son attention quant à la gestion des ressources naturelles.

La gestion des ressources naturelles est devenue un enjeu d'actualité politique non seulement pour les spécialistes et professionnels mais aussi pour le grand public et les hommes politiques. La gestion des ressources naturelles est au coeur du développement. De ce fait, elle est un enjeu culturel et social parce que c'est un monde d'arbres, de terre, d'eau, un symbole de vie de stabilité et de durée, c'est aussi un monde indispensable (exemple : la forêt est un monde d'ombre, et de lumière, d'accueil et de refuge, de réserve sauvage et naturelle, de loisir, c'est un outil d'aménagement du terroir, un lieu d'exercice professionnel et d'emploi). La gestion des ressources naturelles est devenue un enjeu environnemental car la disparition des ressources naturelles ou leur destruction conduit à d'importants problèmes : migration, désertification etc.

Notre étude s'articule autour de l'environnement juridique de la gestion des ressources naturelles et les textes sur la décentralisation : cohérence incohérence et contradictions. En effet, les textes sur la décentralisation de la gestion des ressources naturelles devraient permettre de mieux impliquer les collectivités locales dans la gestion des ressources naturelles et des espaces classés qui devront être exploités rationnellement pour générer des revenus dans le cadre d'un plan global de préservation du milieu.

Au surplus, la multiplicité des textes qui interviennent dans la gestion des ressources naturelles nous invite à faire une analyse critique pour non seulement voir du point de vue théorique comment coexistent les textes sur la décentralisation et les autres textes relatifs à la gestion des ressources naturelles, mais aussi jeter un coup d'oeil sur l'application de ces différents textes.

Donc une nécessité s'impose pour faire face à des problèmes urgents liés à la gestion durable des ressources naturelles, de diagnostiquer le contenu de ces multiples textes car l'incohérence et la contradiction sont les ennemis d'une stratégie efficace porteuse de développement.

Notre démarche consiste à cibler trois domaines importants des ressources naturelles à savoir : la gestion forestière et de l'environnement, la gestion pastorale et la gestion de la terre

Nous étudions donc, le cadre juridique de ces différents domaines par rapport aux textes sur la décentralisation pour sortir au fur et à mesure de l'analyse des cohérences et des contradictions. Il s'agit de 19 textes (lois ou décrets ) édictés entre 1964 et 1994.

L'État n'a plus les moyens financiers, administratifs et humains pour gérer les ressources naturelles ainsi que l'ensemble des problèmes locaux à la place des principaux intéressés. Il ne peut plus continuer à faire surveiller et punir toujours seul et partout. Cela est particulièrement vrai pour la gestion des espaces et des ressources naturelles dispersés dans l'ensemble du territoire et soumis à des dégradations qui résultent d'initiatives individuelles ou collectives prises localement, autorisées et en général acceptées par des consensus sociaux. C'est ainsi que la décentralisation est devenue un impératif pour éviter l'irréparable. Autrement dit, c'est l'échec des politiques antérieures qui a conduit à repenser les relations de l'État aux citoyens en s'appuyant sur les techniques de déconcentration et de décentralisation.

Mais, la politique juridique prévue dans le cadre de la régionalisation est-elle conforme au dispositif juridique existant ?

Beaucoup de travaux effectués au Sénégal sur la gestion des ressources naturelles évoquent le problème de l'incohérence des textes et proposent en général une harmonisation. Ceci est illustré par le processus d'élaboration du PNAE (Plan national d'action pour l'environnement), CONCERE - Dakar - 1995, du séminaire sur la gestion des ressources par les collectivités locales, organisé à l'Université de Saint Louis en 1992, qui s'inscrit dans la même logique et du colloque international sur le foncier au Sahel du mois avril 1997 à Saint Louis, tout comme “Expert et développement face aux enjeux de la question foncière en Afrique Francophone” dans Cahiers de la recherche de développement n°25 - mars 1990.

Cette étude constitue un prolongement de ces différents travaux tout en offrant une part d'originalité parce qu'il y est question d'étudier l'environnement juridique de la gestion des ressources naturelles par rapport aux textes sur la décentralisation.

Cette réflexion a pour objectif :

- de voir les différentes cohérences ou incohérences existant dans l'environnement juridique actuelle de la gestion des ressources naturelles,

- et de tenter de cerner les problèmes d'application de ces différents textes,

Les contours de ces différents aspects, nous inspirerons un certain nombre de recommandations tout au long de l'analyse

Une telle ambition suppose une collecte et analyse des textes juridiques existants, du moins dans leur majorité (I), une étude de transversalité de ces différents textes pour faire ressortir les cohérences ou contradictions (II), le tout lié à une étude de terrain nous permettant d'évoquer les problèmes relatifs à la pratique.

I - LE CADRE JURIDIQUE DE LA GESTION DES RESSOURCES NATURELLES ET DE L'ENVIRONNEMENT

Nous envisagerons successivement le cadre juridique de la gestion forestière et environnementale, celui de la gestion pastorale et celui de la gestion de la terre

A - Le constat : Le maintien du cadre juridique préexistant de la gestion forestière et environnementale

Après avoir analysé la réforme de 1993, nous nous intéresserons au nouveau code forestier.

1) La réforme de 1993

Le nouveau code forestier insiste sur le rôle des populations limitrophes. Il ne s'agit plus de protéger les forêts contre les populations vivant près des forêts mais plutôt de clarifier les responsabilités de toutes les parties concernées et de redéfinir les droits dans le respect des valeurs traditionnelles (Sy M., 1995).

Il y a lieu de préciser que la législation d'avant 1993 faisait peu de place à l'implication des communautés rurales dans la gestion des forêts ; c'était une de ses plus grandes faiblesses. Signalons ici, que parmi les attributions du conseil rural, celles qui concernaient la forêt et les usagers étaient très réduites. D'ailleurs, la loi n° 7225 du 19 avril 1972 relative aux communautés rurales énonçait l'incompétence de ces communautés concernant l'exploitation commerciale de la végétation arborée.

Ainsi l'article 24 qui disposait que le conseil rural délibère en toute matière pour laquelle la compétence lui est donnée par les lois, notamment sur :

- Les droits de l'exploitation des mines carrières qui sont réservées à l'État

- Les droit de chasse et de pêche dont les modalités d'exercice sont fixées par un décret

- l'exploitation commerciale de la végétation.

Dans ces conditions, le code confiait au service forestier (une structure de l'État), la gestion complète de la forêt et de ses ressources de même que le contrôle de tout le capital boisé se trouvant dans les différentes zones du domaine national y compris dans les zones des terroirs. Ces derniers étant, il faut le rappeler, du ressort de la communauté rurale ; ce qui est paradoxal. En effet, on aboutirait à la situation suivante : les élus locaux n'avaient aucun droit de regard sur les ressources naturelles forestières se trouvant dans leur localité. La réforme de 1993 va changer cette situation avec l'implication des élus locaux.

Aujourd'hui encore, malgré les efforts de responsabilisation, l'approche participative n'est pas appliquée dans tous les domaines.

Une autre innovation majeure du nouveau code forestier est l'introduction de la notion de “forêts privées”. L'objectif poursuivi est de susciter l'intérêt des populations pour des sanctions individuelles ou collectives en mode de conservation et du développement de potentiel forestier car on se rend compte qu'aujourd'hui dans tous les domaines, place est faite à l'initiative privée. Ainsi les particuliers de même que les personnes morales comme les GIE pourront être propriétaires des arbres plantés.

Par rapport à l'ancien code forestier, il comporte en outre, les innovations suivantes :

- La reconnaissance du droit de propriété aux personnes privées sur leurs réalisations et leur droit d'en disposer

- l'obligation pour tout propriétaire ou usufruitier de gérer sa formation forestière de façon rationnelle sur la base de techniques sylvicoles rendant obligatoire le reboisement (article 10 du Nouveau Code forestier).

- la possibilité pour l'Administration forestière de concéder la gestion d'une partie du patrimoine forestier aux collectivités locales suivant un plan d'aménagement forestier (article 16).

- Des subventions et récompenses peuvent être accordées aux organisations locales en établissements publics ou privés ainsi qu'aux personnes physiques qui se sont distinguées dans des actions de protection de la nature ou de reboisement (article 55 du code).

2) Le Nouveau Code forestier, le droit foncier et la gestion des ressources naturelles

Le domaine national excluant toute propriété privée, les dispositions du code forestier de 1965 excluaient également toute forme d'appropriation des ressources forestières.

Pour remédier à cette situation, le Nouveau Code forestier a reconnu explicitement le droit de propriété des personnes physiques ou morales sur les arbres qu'elles ont plantées. Ainsi le Nouveau Code forestier qui tente de régler le problème du droit de propriété du dessus (l'arbre) sans s'occuper de celui de dessous (le tréfonds) semble moins original à certains juristes qui se réfèrent à la règle qui veut que le dessous l'emporte sur le dessus ; c'est-à-dire que le propriétaire de terrain exerce un droit réel sur tout ce qui pousse sur son sol. Mais ici, une explication mérite d'être faite en ce qui concerne la formation forestière.

Aux termes de l'article premier de la loi n° 93-06 du 4 février 1993, portant sur le code forestier, les droits d'exploitation à vocation forestière du domaine national appartiennent à l'État qui peut les concéder à des tiers ou aux collectivités locales selon des modalités définies dans la loi. Toutefois, si des formations forestières ont été régulièrement réalisées sur le domaine national sous forme de plantations individuelles en plein d'alignement et d'abris, elles sont la propriété des personnes privées physiques et morales qui les ont réalisées à l'exception de toute appropriation du terrain du domaine national. Ce droit de superficie reconnu porte essentiellement sur les plantations réalisées par le titulaire du droit. Il peut être exercé directement par le propriétaire de la formation forestière ou par celui à qui il a cédé son droit.

Lorsque l'exploitation est faite dans le but de satisfaire des besoins personnels ou familiaux, il n'est pas nécessaire d'en aviser l'administration forestière. Par contre, lorsque l'exploitation est faite à des fins commerciales, l'exercice du droit de superficie est soumis à l'autorisation du droit d'autorisation préalable. Cela signifie que l'exploitation commerciale ou industrielle d'une formation forestière n'est pas libre. C'est donc une exception au principe de la liberté d'exercice des activités économiques énoncées par la loi n° 94-69 du 22 août 1994.

Par conséquent, lorsque le propriétaire du droit de superficie veut faire de sa formation forestière une exploitation industrielle ou commerciale, il doit préalablement solliciter l'autorisation de l'administration forestière sous peine de sanction. Cette situation a des conséquences sur le plan juridique car contrairement à l'affectataire des terres de culture, le propriétaire du droit de superficie peut par exemple céder son droit en usufruit (article 10), le vendre ou le louer. Il peut aussi le donner en garantie pour obtenir un crédit auprès d'un organisme financier. Il s'agira d'abord d'un gage sans dépossession (warrant) qui portera sur le produit de l'exploitation (article 894 et s. du code des obligations civiles et commerciales). La valeur économique de la garantie dépendra bien entendu, non seulement de celle de la formation forestière mais aussi de celle de l'importance de la superficie du terrain.

Si, en ce qui concerne les plantations, le code forestier, se démarque de la loi sur le domaine national, pour ce qui est des ressources forestières, par contre, il épouse ses lignes directrices en réaffirmant que les ressources forestières du domaine national appartiennent à l'État.

Cependant, dans le souci de décentraliser la gestion, de nouvelles dispositions ont été introduites, affirmant ainsi les droits des collectivités locales sur les ressources forestières de leur terroir en encourageant une plus grande responsabilité des individus (article R 16 du code forestier).

Un autre aspect des domaines dans lesquels le domaine forestier empiète sur le droit foncier se reflète sur le classement et le déclassement des terres forestières et dans la réglementation forestière.

S'agissant des déclassements et classements des terres forestières, l'article R 16 du code forestier lie l'initiation du processus à l'acceptation des collectivités concernées.

Donc, si les collectivités de base n'ont pas été associées au processus de classement ou de déclassement, aucune forêt ne peut être déclassée ou classée. Par ailleurs, dans le cadre du déclassement, le bénéficiaire ne peut être que la collectivité concernée, à charge pour celle-ci de répartir les terres entre ses membres. Ici, le législateur sénégalais a voulu d'une part, respecter l'esprit de la loi sur le domaine national et d'autre part octroyer aux populations locales un pouvoir de décision prépondérant sur les actes dont la mise en oeuvre risque de restreindre leurs propres droits sur un terrain qui leur appartient.

S'agissant du défrichement (l'article R 22 du code forestier), celui-ci ne peut, lui non plus, se faire sans qu'au préalable la collectivité ne l'ait accepté en affectant le terrain à des fins d'occupation et de mise en valeur.

Dans les forêts du domaine national, les collectivités locales limitrophes ont un certain nombre de droits.

Tout d'abord, nous avons les droits d'exploitation qui selon le code appartiennent à l'État (voir supra). Mais celui-ci peut les concéder aux collectivités locales ou les exercer directement.

Les droits d'exploitation des forêts que l'État concède aux collectivités locales sont définis et expliqués dans un document appelé “ Plan local d'aménagement forestier ”.

Donc, pour chaque collectivité locale concernée, le Plan local d'aménagement forestier fixe les droits et les obligations. Bien qu'élaboré par le Service des Eaux et Forêts, le plan doit être approuvé par la collectivité. Cette disposition montre que le service des Eaux et Forêts possède une large compétence technique en matière forestière. Nous avons à travers cette disposition une lacune à combler pour qu'on puisse parler d'une véritable décentralisation. Mais, exiger l'approbation des conseils ruraux équivaut à donner une grande importance à la communauté rurale, ce qui dénote un effort d'implication des populations dans la gestion forestière. Le plan en question doit préciser les droits et obligations de la collectivité locale chargée de sa mise en oeuvre. Il prévoit aussi les conditions d'annulation de ces droits et obligations.

La question que l'on pourrait se poser est de savoir ce qu'il en est des droits et obligations des services techniques. Là, le code garde le silence en offrant aux services techniques la possibilité de s'exprimer à l'impératif.

Dans le détail, le code forestier de 1993 prévoit que le plan local peut comporter en son sein d'autres documents dénommés plans de gestion. Ce plan de gestion doit définir, de manière spécifique, les modalités de reforestation, de protection, de suivi et d'exploitation de tout ou partie de la formation concernée.

Au total, on peut dire que le plan local d'aménagement forestier est un véritable code de conduite. Il ne peut limiter la libre jouissance par la collectivité locale des produits des forêts que pour des motifs d'intérêts général tirés des nécessités de la protection et de la conservation des ressources forestières, du reboisement ou de la restauration de terrains dénudés sur lesquels s'exerce ou risque de s'exercer une érosion grave. Après le plan local d'aménagement forestier, c'est l'adjudication ou alors l'affectation.

La communauté rurale affecte aux personnes physiques ou morales qu'elle désigne, les parcelles relevant des forêts ayant fait l'objet d'un plan local d'aménagement forestier. Les personnes désignées doivent assurer la mise en valeur, conformément à ce qui est prévu dans le plan. Lorsqu'une partie est affectée, le reste peut alors être exploité par la communauté rurale elle-même.

En effet, le code prévoit que la communauté rurale peut exercer les droits d'exploitation concédés par l'État. Elle peut alors vendre les ressources forestières, c'est l'adju-dication. Le produit de ces ventes lui revient. Cette idée est importante à souligner car le code met l'accent sur la nouvelle philosophie qui anime les autorités sénégalaises. En outre, il s'agit de faire en sorte que la mise en valeur des forêts ait des retombées financières pour les collectivités locales.

En réalité, l'État a mis en place un fonds forestier national qui contribue à la mise en valeur des ressources nationales. Le fonds forestier national exécute ou encourage par ses interventions, les actions de protections et de conservation des ressources forestières, les actions de reboisement des terrains dénudés sur lesquels s'exerce ou risque de s'exercer une érosion grave (article 4 et 53 du nouveau code forestier). Destiné à la préservation de la forêt, ce fonds est utilisé concrètement pour des opérations de reboisement ; la formation du personnel, le perfectionnement des techniques de coupe et de carbonisation etc. Néanmoins, la plupart des commentateurs estime que la taxation de la sylviculture est trop légère. Le bois sur pied en conséquence est quasiment gratuit. Seul un apport en travail confère quelque prix aux produits ligneux (ramassage, transfert, transformation).

Enfin, l'article R 54 du code forestier prévoit que des subventions ou des récompenses ne dépassant pas globalement les 20% du montant annuel du fond peuvent être accordées aux collectivités locales qui se sont distinguées dans des actions de protection ou de reboisement. La réhabilitation de la forêt par le biais d'une fiscalité plus contraignante ne doit pas toutefois faire oublier une autre réalité : pour la majorité des populations rurales, le bois est actuellement un produit de première nécessité aussi indispensable à la survie que les denrées de grande consommation (miel, riz, maïs). En rehausser le prix peut certes, à court terme, être bénéfique pour la forêt, en déterminant la pression de l'exploitation. Cependant on risque à longue échéance, de peser plus lourdement sur la bourse du consommateur, en augmentant les prélèvements frauduleux. Mettre en balance les intérêts en présence requiert une raison globale, intégrant d'autres niveaux de protection. Les ressources financières des populations rurales sont très faibles et toute mesure fiscale doit en tenir compte afin de gagner une plus grande efficacité.

En ce qui concerne les droits d'usage dans les forêts du domaine national, il convient de souligner que les collectivités limitrophes ont un certain nombre de droits comme la cueillette, les produits d'exsudation et de bois de services destiné à la construction ou à la réparation des habitations.

Le droit d'usage traditionnel des riverains continue aussi de s'exercer. Mais ce droit d'usage est limité. D'abord, il ne s'applique pas aux périmètres de reboisement et de restauration, ni aux parcs nationaux et aux réserves naturelles intégrales. Ensuite, une intervention du ministre, chargé des Eaux et Forêts (ministre de l'Environnement et de la Protection de la nature) est toujours possible. En effet, le code prévoit que le droit d'usage est subordonné à l'État et à la possibilité du peuplement de la végétation ou du sol forestier. Il peut alors être restreint par arrêté, notamment dans le cas où le service forestier estime nécessaire d'apporter des restrictions en vue de la sauvegarde du patrimoine forestier. De plus le droit d'usage peut également être restreint ou supprimé sans compensation dans tous les cas où l'intérêt public l'exige. Enfin l'incessibilité et la précarité constituent également des restrictions. Dans ces conditions, le droit d'usage est strictement limité aux besoins personnels ou familiaux ; il ne peut en aucun cas donner lieu à une transaction commerciale, à un échange ou à une cession.

Les essences forestières sont également protégées par le code (Article R 59 du nouveau code forestier). Sauvegarder la forêt, c'est pense-t-on, réprimer ses agresseurs car la sanction pénale ou la menace qu'elle agite est de nature à décourager les fauteurs de trouble éventuels ou lorsque le mal est déjà commencé, à empêcher la récidive.

Faisant sienne cette approche, le législateur sénégalais a soigneusement et copieusement réglementé la délinquance forestière. Ainsi toute la partie législative du nouveau code forestier (61 articles) lui est presque dédiée au point qu'elle fait figure d'un véritable code pénal de la forêt ; En effet, les infractions y sont définies, les sanctions fixées sanctions et les procédures établies.

On observe que certaines incriminations font fi de certaines coutumes et des besoins des populations. Ériger en délit, de manière insoucieuse, les pratiques sociales aussi solidement ancrées dans le vécu des ruraux que sont la culture ou le parcours en forêt, l'entourage ou l'abattage pour nourrir le bétail, le feu de brousse ou l'empiétement sur les parcelles réservées, c'est faire preuve d'une parfaite méconnaissance des habitudes locales quant à l'occupation de l'espace ou l'utilisation des ressources naturelles (sous réserve du droit d'usage).

B Le maintien juridique de la gestion pastorale

La gestion pastorale régie pas un décret de 1980, doit être combiné au droit forestier et au droit de culture.

1) Le décret n° 80-268 du 10 mars 1980 portant sur le pastoralisme

Ce décret a pour objet d'organiser le parcours du bétail et l'utilisation des pâturages. Jusqu'en 1980, il n'y avait pas eu à proprement parler de réglementation en la matière.

La loi n° 64-46 du 17 juin 1964 relative au domaine national, la loi n° 72-25 du 19 avril 1972 relative aux communautés rurales, la loi n° 72-02 du 1er février 1972, relative à l'organisation de l'administration territoriale ainsi que leurs textes d'application ont posé et mis en oeuvre le principe de l'organisation de l'échelon de base qu'est la communauté rurale et définit les modalités pratiques de l'utilisation des terres, suivant la vocation à laquelle elles sont destinées.

Mais, toute cette réglementation relative à l'organisation du monde rural, bien que soucieuse de la nécessité de mettre en place des structures propres à assurer une organisation cohérente et une intégration progressive des activités agricoles et pastorales, n'a nullement permis de poser les règles d'organisation des parcours du bétail et d'utilisation du pâturage.

L'opportunité d'une organisation et d'une réglementation pastorale découle de la coexistence difficile qui caractérise les rapports entre agriculteurs et éleveurs. Du reste, l'insuffisance ou l'inexistence de réglementation précise est la source de nombreux conflits entre agriculteurs et éleveurs.

Le décret n° 80-268 définit comme pâturage l'ensemble des espaces libres utilisés pour l'alimentation des animaux ou susceptibles de l'être. Ces espaces comprennent :

- Les pâturages naturels ou parcours du bétail qui constituent l'ensemble des espaces libres naturels traditionnellement destinés à la pâture des animaux ;

- Les pâturages artificiels ou prairies artificielles aménagées pour la production de fourrage ou réservées à cet effet ;

- Les pâturages artificiels post-culturaux ou l'ensemble des surfaces cultivées libérées des récoltes constituées pour le reste de sous produits agricoles (pailles, foins) ainsi que les repousses des plantes et d'herbes récoltées et les espaces herbacés séparant les champs.

Les articles 4 à 7 du décret de 1980 prévoient des cas facilitant le déplacement des animaux. Mais de nombreux décideurs les ignorent, en particulier les conseillers ruraux et encore plus les agropasteurs et les pasteurs. Ce qui se traduit par des conflits entre agriculteurs et éleveurs.

Malgré la volonté du législateur de créer un cadre favorable à la conduite des troupeaux, tout en gérant les conflits, il apparaît que décret renferme beaucoup de subtilités et d'ambiguïtés.

Par ailleurs, sa diffusion reste encore à parfaire.

L'article 9 de ce même code prévoit que le classement et le déclassement de tout ou partie des pâturages naturels ne peut se faire qu'à la suite d'une étude détaillée, aboutissant à l'établissement d'un dossier de classement ou de déclassement.

Ce dossier doit comprendre :

- Une carte détaillée faisant apparaître l'emplacement des villages, les terres, destinées à la culture, les terre destinées au pâturage, les jachères ou espaces cultivables, les réserves forestières, les terres dont le classement ou déclassement est demandé à la population villageoise, l'effectif du cheptel et sa variation au cours des cinq dernières années.

- Une justification de classement ou déclassement

- Un procès verbal de réunion de la commission départementale

- En cas de déclassement, la liste des collectivités bénéficiaires.

Il nous semble que la constitution d'un tel dossier est difficile pour ne pas dire complexe, lorsque l'on sait que les communautés rurales ne disposent pas de carte et encore moins de dossier foncier pour répondre à une telle préoccupation.

2) Le droit pastoral, le droit forestier et le droit de culture

Le code forestier autorise le pâturage et le passage des animaux domestiques en forêt. Toutefois, toute personne qui fait paître des animaux domestiques dans les parties réservées au domaine forestier non ouvertes au parcours, peut être condamnée à payer une amende allant de 20.000 à 200.000 FCFA et une peine d'emprisonnement d'un mois à deux ans. De plus les animaux peuvent être mis en fourrière et leur confiscation ordonnée.

Deux restrictions importantes doivent être signalées :

- Le pâturage et le passage d'animaux domestiques sont strictement interdits dans le périmètre de reboisement et de restauration et dans les parcelles de forêts en voie de régénération naturelle ou dans les zones repeuplées artificiellement.

- Le parcours du bétail pourra également être réglementé en cas de nécessité ou d'aménagement particulier.

Quant à la nourriture du bétail, l'abattage, l'embouche ou l'encodage de certaines essences protégées peuvent être autorisées mais ces pratiques sont strictement réglementées. Le code forestier dispose que quiconque procède à l'embouche ou à l'encodage d'essences protégées, sans autorisation en vue de la nourriture du bétail, doit être puni d'une amende allant de 20.000 à 500.000 FCFA et d'une peine d'emprisonnement d'un mois à deux ans (Article L 56, alinéa 1).

La consécration d'un droit de culture dans l'espace forestier constitue aujourd'hui une préoccupation des décideurs en vue de mieux impliquer les populations. Cependant, il y a lieu de noter que les contrats de culture sont nominatifs. Même si c'est un groupement qui négocie le contrat, il est important de souligner que la responsabilité de chaque paysan est grandement engagée.

Ainsi le contrat doit mentionner : l'identité du cultivateur et son domicile, l'emplacement et la superficie de la parcelle accordée, la nature de la culture et de l'ordre de l'assolement, ainsi que les dates de délivrances et d'expiration de l'autorisation

De son côté, le bénéficiaire du contrat de culture s'engage sous peine de nullité à procéder à l'abattage des arbres rez-terre, sans mutilation ni incinération des souches, à aider les agents forestiers lors de la mise en place dans les cultures de plants, de semis d'essence et de reboisement, à respecter les plants du semis, à les protéger du feu et du bétail, à les entretenir au même titre que les cultures pendant tout le temps que durera le contrat, à respecter toute clause spéciale qui pourrait être insérée dans le contrat et enfin, à abandonner le terrain à l'expiration du contrat. En effet ce contrat ne peut être que temporaire

Il ressort de ces modalités certaines insuffisances : tout d'abord, le code prévoit que le paysan doit abandonner le terrain à l'expiration du contrat et précise que le contrat ne peut être que temporaire. Une telle démarche n'est pas satisfaisante car il n'y a aucune mesure d'encouragement pour le paysan encore moins une prise en considération de son intérêt immédiat.

En effet, le code devrait prévoir une possibilité de renouvellement du contrat mais aussi une assistance technique pour, non seulement aider le paysan à produire beaucoup plus mais aussi afin de le maintenir pour des activités de restauration.

Le paysan a aussi, l'obligation de protéger la nature. Une place importante est ainsi donnée à la conservation et à la restauration des ressources forestières en même temps que le paysan cultive son champ dans la forêt classée. Mais aucune disposition ne s'intéresse à la rentabilité de ces cultures qui pourtant constitue le lien ombilical qui lie le paysan à la forêt classée.

C - Le maintien du cadre juridique de la gestion de la terre

3 points seront étudiés successivement : la loi sur le domaine national, les pouvoirs des collectivités rurales sur le domaine national et les droit dur la gestion des ressources naturelles.

1) La loi n° 64.46 sur le domaine national

La question foncière a été l'une des questions les plus délicates que le Sénégal a dû affronter au moment de son indépendance. La loi sur le domaine national a été réalisée pour supprimer les tensions et les conflits dérivant de la coexistence d'un régime foncier traditionnel au sein duquel la terre constitue un bien inaliénable et collectif, à côté des formes d'appropriation individuelle et de propriété privée, introduites par les autorités coloniales. À l'époque, la distribution de la terre était assez inégale et les fréquentes concentrations foncières engendraient des tensions et des conflits croissants.

L'objectif “ théorique et déclaré ” de la loi sur le domaine nationale de 1964 était donc de garantir aux masses rurales l'accès à la terre. Son introduction abolit toute forme de propriété privée et les 95% du territoire national sont déclarés “ domaine national ”. Le jeune État devient “ le Seigneur de la terre ” respectant la tradition communautaire et les principes du socialisme africain, il devient l'héritier des pouvoirs des autorités coutumières en matière foncière.

Le choix sénégalais, d'après L.S. Senghor, “Le plus socialiste et le plus négro africain possible” se fondait sur le refus, d'une part, du modèle foncier traditionnel et d'autre part, des solutions coloniales et occidentales et il sembla alors audacieux et original. L'élément essentiel de la loi a été la création d'un domaine national couvrant la presque totalité du territoire. La terre devient un bien commun que personne ne peut s'approprier. C'est le grand rêve national de Senghor. La propriété privée a été abolie comme concession colonio-bourgeoise de la terre et les traditions négro-africaines ont refait surface.

Selon le croisement des critères socio-économiques, géographiques et écologiques, la loi sur le domaine national établit la division en quatre zones du territoire national : les zones du terroir, les zones classées, les zones pionnières et les zones urbaines.

Les critères à la base de cette division en grandes zones, reflètent la complexité et la multiplicité des objectifs de la loi sur le domaine national. La nouvelle loi a été établie pour en faire l'instrument d'un développement économique et social centré sur trois stratégies différentes de développement. L'interventionnisme de l'État, l'agrobusiness et le développement à la base, communautaire ou individuel.

Aujourd'hui, du fait du changement de la politique étatique, le débat s'articule autour de la privatisation des terres du domaine national. L'interventionnisme n'est plus de rigueur et des divergences surgissent entre les partisans de la logique du domaine national et ceux qui défendent la privatisation.

Le domaine national au moins dans sa plus vaste expression correspond à un modèle de mise en valeur de type traditionnel. Le caractère dominant est plus la stabilisation qu'une volonté de modernisation ou l'intention de faire une réforme agraire. Le paysan travaille comme le faisaient ses pères sur les terres de ses ancêtres qui de plus, lui sont attribuées par l'administration. De cette façon, ils se sent en sécurité et croit jouir d'un droit inaliénable : “Il rêve d'être propriétaire” (Debene).

En réalité, le paysan ne jouit pas d'un droit d'usage, mais d'une autorisation d'exploiter le sol. La réalité juridique se superpose et s'oppose au rêve paysan. La solution sénégalaise - absence d'un droit du sol -, est originale et ambiguë. Pour atteindre les buts de la loi, il fallait constituer des institutions appropriées capables de s'opposer soit aux forces traditionnelles féodales, soit aux forces administratives. La loi de 1964 confiait la gestion de la terre aux occupants organisés démocratiquement en communautés.

La loi sur le domaine national est intimement liée dans sa conception et dans son application, à la réforme administrative et ses effets dépendent étroitement du fonctionnement des organes et des institutions créées dans le cadre de la décentralisation administrative.

2) Domaine national et communautés rurales

La loi sur le domaine national confère la responsabilité foncière à des organismes représentatifs de la population, c'est-à-dire aux communautés rurales. Les communautés rurales sont des structures de base sur lesquelles s'appuient les processus de décentralisation administrative et politique mis en oeuvre par la réforme administrative de 1972 (loi n° 72-25) qui les définit comme constituée par un ensemble de villages appartenant au même terroir, unis par une solidarité résultant notamment du voisinage, possédant des intérêts communs est capable de trouver les ressources nécessaires à leur propre développement.

La loi 72-25 met un accent particulier sur cet aspect. La communauté rurale est une unité économique de développement à laquelle, selon les principes de base de la réforme administrative de la participation responsable, est confiée la tâche de promouvoir un développement autonome et autogéré. C'est dans ce but que l'on doit employer les ressources financières de la communauté rurale qui constituent son budget communautaire.

Il y a lieu de préciser que la loi 72-25 est abrogée et c'est le code des collectivités locales qui constitue le cadre juridique de la communauté rurale.

L'affectation de la terre est organisée autour du concept de mise en valeur : les terres sont attribuées par les organes de la communautés rurale à ceux qui les cultivent et tant qu'ils les cultivent.

Au sein de la réglementation sénégalaise, le fait de disposer d'un terrain confère seulement le droit de le cultiver, mais n'implique aucun droit d'occupation séparé d'une activité d'utilisation de la terre.

L'affectation de la terre est décidée par le Président de la communauté rurale, en conformité avec l'avis exprimé par le conseil et elle doit être approuvée par le préfet.

Le critère d'affectation d'un terrain est la capacité des demandeurs à pouvoir en assurer individuellement, en famille ou en association la mise en valeur.

L'affectation a une durée indéterminée et s'éteint avec la mort de l'affectataire ou la dissolution de l'association. Dans le premier cas, les héritiers peuvent continuer à exploiter la terre avec la réserve “ théorique ” que cette nouvelle situation ne n'entraînera pas un fractionnement excessif des terres.

3) Droit de la gestion des ressources naturelles et le domaine national

Dans les zones de terroirs, la législation foncière offre des perspectives pour la responsabilisation de la gestion des ressources naturelles. La loi n° 64-46 dispose que la zone de terroir correspond aux terres régulièrement exploitées pour l'habitat rural, la culture et l'élevage. Le décret n° 64-573 du 30 juillet 1964 fixant les conditions d'application de la loi n° 64-46 confère aux conseils des communautés rurales un ensemble d'attributions pour une judicieuse exploitation des ressources et une protection des biens agraires de toute nature. Ces propositions furent peu appliquées, la mise en valeur étant de ce fait associée aux exploitations agricoles “ modernes ”, les activités traditionnelles en sont exclues. L'exploitation minière des ressources naturelles milite cependant pour une application de cette législation et pour son adaptation progressive. Certaines dispositions importantes de la législation ne furent jamais suivies d'exécution comme la tenue de registre foncier (loi n° 64-573), l'élaboration de programmes de développement par le conseil rural et la fixation pour chaque communauté rurale des conditions de mise en valeur ainsi que la constitution de groupements ruraux pour des gestions communautaires (foresterie, chasse, pastoralisme, pêche). La législation foncière est complétée par divers codes (eau, foresterie, chasse, pêche) et par le décret n° 80-268 du 10 mars 1980 portant sur l'organisation du parcours du bétail et fixant les conditions d'utilisation des pâturages.

II - LE CONTEXTE DE LA D&EACUTE;CENTRALISATION

La décentralisation consiste à transférer des compétences à des organismes dotés de la personnalité juridique et de l'autonomie financière.

Le Sénégal depuis son accession à la souveraineté nationale a opté pour une politique de décentralisation progressive et prudente mais désormais irréversible.

Il convient de rappeler que les premières communes de notre pays remontent à 1872 avec la création des communes de Saint-Louis et de Gorée.

Plus tard, Rufisque en 1880 et Dakar en 1887 furent également érigées en communes. Saint Louis, Gorée, Dakar, Rufisque étaient des communes de plein exercice, celles qui ont été instituées par la suite ont connu un statut mixte, puis celui de moyen exercice.

Plus tard, après l'accession du pays à l'indépendance, l'Assemblée nationale adopta la loi n° 66-64 portant sur le code de l'administration coloniale qui dispose dans son article premier que la commune est le groupement des habitants d'une même localité, unis par une solidarité résultant du bon voisinage, désireux de traiter de leurs propres intérêts et capables de trouver les ressources nécessaires à une action qui leur soit particulière au sein de la communauté et dans le sens des intérêts de la nation. La commune est une personne morale de droit public. Ses organes représentatifs exercent dans la circonscription territoriale correspondante les attributions définies par le code.

Toutefois, la période décisive de la politique sénégalaise de décentralisation a véritablement commencé en 1972, année de la réforme de l'administration territoriale et locale dont les grandes caractéristiques sont les suivantes : renforcement des pouvoirs d'intervention des communes dans le domaine économique, création des communautés rurales, poursuite de la politique de la décentralisation et son approfondissement se manifestant par l'érection de la région en collectivité locale.

Mais cette politique de décentralisation se manifeste aussi dans le domaine de la gestion des ressources naturelles.

A - La loi n° 96-07 portant sur le transfert de compétence aux régions, communes et communautés rurales

Cette loi milite en faveur de la décentralisation de la gestion des ressources naturelles. Ainsi, aux termes des articles 28, à 30 de cette loi, les collectivités locales reçoivent de nombreuses compétences : protection et gestion de l'entretien des forêts, des zones protégées et des sites naturels ; mise en défens et autres mesures locales de protection de la nature ; création de bois, forêts et zones protégées ; protection de la faune ; quote-part d'amendes prévues par le code forestier ; gestion des déchets et l'insalubrité ; élaboration des plans d'action pour l'environnement ; délivrance d'autorisation préalable pour toute coupe d'arbres ou autre.

En application des dispositions de la loi n° 96-07 du 22 mars 1996, portant sur le transfert de compétences aux communautés rurales notamment à son titre 2 ; Chapitre relatif au domaine de l'environnement et des ressources naturelles, le décret 96-1137 du 27 décembre 1996, portant application de la loi portant sur le transfert de compétences nouvellement dévolues à celles ci ainsi que les mécanismes, procédures et moyens de leur mise en oeuvre.

L'objectif final est de doter les collectivités locales d'instruments pouvant leur permettre de promouvoir des politiques de développement durable à partir notamment, d'une gestion et d'une exploitation rationnelle des ressources naturelles et de l'environnement.

Ce décret d'application s'articule principalement autour des points suivants :

- Assurer une harmonisation de la compétence et de la compréhension des termes clés utilisés. Le développement durable est entendu comme la gestion rationnelle des ressources naturelles et de l'environnement afin d'assurer la satisfaction des besoins actuels sans compromettre celle des générations futures. Ainsi, la conservation est un mode d'intervention qui consiste en une utilisation rationnelle des ressources naturelles et de l'environnement en vue de réaliser à la fois des objectifs de protection et de mise en valeur. Quant à la protection, elle est définie comme un mode d'intervention qui consiste à préserver une catégorie de ressources ou un milieu soit d'utilisation humaine ou animale soit de phénomènes naturels jugés dommageables du fait de l'état de la ressource ou de l'environnement. Elle est un ensemble de mesures et d'actions visant au développement et au maintien de la ressource. La gestion, quant à elle, constitue un mode d'utilisation et de valorisation en vue de satisfaire des objectifs préalablement définis dans un plan d'aménagement. Le décret d'application définit aussi l'entretien des forêts comme étant l'ensemble des actions menées en vue d'une bonne conduite et d'un bon développement des formations.

- Définir les procédures applicables à l'ensemble des collectivités locales dans le cadre du transfert de compétences comme les possibilités pour celles-ci de constituer les organismes de coopération entre elles et de recevoir des concours de l'État et d'autres partenaires pour la réalisation de leurs programmes

- De la gestion des ressources naturelles avec notamment la protection, l'entretien des forêts, la gestion de la faune et des eaux continentales.

B - La loi n° 96-06 portant sur le code des collectivités locales

Le principe de cogestion des ressources entre l'État et les populations devient une nécessité incontournable qui est loin d'être irréaliste. Ainsi le décret d'application de cette loi dispose que l'État est le gérant de la gestion des ressources naturelles et de l'environnement. Il veille sur la pérennité des ressources pour un développement durable. Cette disposition témoigne de la volonté de l'État de “ mettre sa main dans la gestion des ressources naturelles ” et remet en question l'idée d'une véritable décentralisation et confirme le manque de confiance totale faite aux collectivités locales.

Les collectivités locales gèrent les ressources naturelles dans la limite des compétences qui leur sont transférées. Elles exercent ces compétences en sus des compétences générales qui leurs sont attribuées. Ces compétences générales se trouvent dans les articles 195, 92 et 25 du code des collectivités locales. Ces domaines de compétences sont : la protection de la faune et de la flore ; la lutte contre les déprédateurs et les braconniers ; la lutte contre les incendies et la pratique des feux de culture ; les services de passage à la vaine pâture ; les modalités et les régimes d'accès et d'utilisation des points d'eau de toute nature ; l'organisation et l'exploitation de tous produits végétaux de cueillette et de coupe de bois, etc.

À cet effet, le décret d'application de cette loi (décret n° 96-1137 du 22 décembre 1996) dispose que la collectivité locale peut mettre en place un cadre de concertation sur la gestion des ressources naturelles. Elle a pour compétence la constitution et le fonctionnement des comités de vigilance dans le cadre de la lutte contre les feux de brousse.

III - LES CONTRAINTES JURIDIQUES EN MATI&EGRAVE;RE DE GESTION DES RESSOURCES NATURELLES

Les problèmes posés par le cadre juridique de la gestion des ressources naturelles sont multiples et variés. Il s'agit généralement de contraintes liées à la bonne application de la législation et de la réglementation.

Parmi ces contraintes, figure en premier lieu la multiplicité des textes et des structures laquelle pose le problème aigu de l'inadéquation entre les politiques sectorielles et parfois leur inadéquation à un contexte précis et déterminé. En effet, les politiques sectorielles, plans, programmes et projets sont souvent en contradiction avec les grandes orientations générales définies en matière de développement économique et social de la puissance publique.

Il se trouve aussi que faute d'une politique de suivi et de contrôle des textes, due à une absence de permanence dans l'application, les structures ne peuvent être opérationnelles, étant donné que certains textes n'ont pas encore de décrets d'application. Il y a des contradictions manifestes entre les textes comme nous l'avons démontré plus haut parce qu'en réalité, les textes récents ne tiennent pas toujours compte de la logique et de l'esprit des plus anciens.

C'est ainsi que peu de textes ont tenu compte de la loi n°° 64-46 créant le domaine national. Ces contradictions peuvent être dues en très grande partie aux conflits de compétences entre les différentes structures techniques et le manque de coordination qui caractérise leur action.

La méconnaissance des textes par les différents acteurs constitue également, une contrainte majeure. Ainsi les élus locaux (pour la plupart analphabètes), n'appréhendent pas toujours à leur juste mesure les textes qu'ils sont chargés de faire appliquer. Nous avons pu constater, tant à Sangalkam qu'à Sébikotane que peu d'élus locaux savent ce que disent les textes de lois.

Le système de formation et d'information est tel que même les agents de l'administration ne connaissent pas le contenu des textes qu'ils sont chargés de faire appliquer. Si toutefois ils disposent de ces textes.

Une des contraintes essentielles résulte de la faiblesse des capacités des ressources humaines à gérer les différentes compétences qui sont mises à leur disposition dans le contexte de la décentralisation. Cette situation est la conséquence du manque de formation, d'information des conseillers, lesquels, de surcroît, changent d'une législature à une autre.

À l'insuffisance des ressources financières, s'ajoute une absence de personnel administratif et technique propre aux communautés de gestion et qui n'est pas comblée par les services de l'État.

Le CERP à qui a été confié la mission d'assister les communautés rurales et un pouvoir de tutelle, manque cruellement de moyens malgré les innovations apportées par les textes sur la décentralisation. Quant au préfet, sa fonction de contrôle se révèle être difficile et, le plus souvent, formaliste tant il lui manque les moyens d'ordre technique ou humain pour asseoir son contrôle, motiver sa décision et orienter ses propositions.

Ces problèmes sont à la base de la naissance de pratiques propres à entraver la mise en valeur de la réforme foncière par la voie de la décentralisation.

Un autre problème surgit : sans dossiers fonciers, sans plans de délimitation des sols, sans cadastre rural, il n'est pas certain que les conseillers ruraux puissent acquérir les outils par le seul biais de la décentralisation car, après un an de régionalisation, le problème persiste. Sans ces outils, il n'est pas possible de développer des ententes inter-collectivités nécessaires à un développement durable à la base. En effet, la mise en valeur du sol présuppose un repérage des terres faisant ressortir la configuration de la zone pour qu'il soit possible de procéder à une individualisation des parcelles ou terrains en vue d'assurer une gestion efficace.

Actuellement, il n'existe pas de représentation cartographique sur une base communautaire et selon une division en terrain ou en parcelle affectées. On sait que cet état de fait peut être source de conflits entre les occupants. Les références aux délimitations coutumières permettent de pallier en partie cet inconvénient ; mais si elles facilitent le règlement des litiges occasionnels de peu d'importance en cas d'incertitude sur la délimitation des parcelles, elles n'ont pas suffi à éviter ou à régler à l'amiable des antagonismes plus graves, notamment entre ressortissants traditionnels de communautés différentes. La décentralisation a ouvert la voie en accordant au conseil rural la possibilité d'émettre des voeux sur le plan général d'utilisation des terres en fonction des qualités agropédologiques des sols et des impératifs du développement. Il est constaté également l'absence de mesures incitatives dans les textes de loi, à côté d'une pléthore de mesures répressives.

&AGRAVE; ces problèmes, s'ajoutent au plan institutionnel, d'autres contraintes : dispersion des structures compétentes, insuffisance des moyens matériels et financiers nécessaires au financement des programmes des communautés de base, non reconnaissance de l'activité pastorale comme critère de mise en valeur et d'appropriation de l'espace.

En effet, la notion de mise en valeur est encore porteuse de nombreuses ambiguïtés qui affectent surtout le statut des mises au repos prolongé de terrains de culture ainsi que l'activité pastorale. En 1991, un groupe de travail conduit par le ministre de l'Intérieur indiquait la possibilité pour les préfectures de prendre le soin d'établir les critères minimaux de mise en valeur des terres selon les particularités des zones. Le cadre général établit “ qu'une superficie est considérée comme mise en valeur à partir du moment où un investissement y a été consenti aux fins de son exploitation intégrée ou non pour des activités de production agricole, forestière, pastorale, halieutique, cynégétique […] de mise en défens, ou une jachère par des technique appropriées. ”

Loin d'améliorer la situation, une telle orientation, si elle est retenue, pose le problème crucial du maintien des espaces pastoraux dont l'exploitation repose essentiellement sur l'élevage et la cueillette.

La loi sur le domaine national ne garantit pas la sécurité foncière des investisseurs. En effet, le titre d'occupation délivré par les organes de gestion est une délibération portant affectation, mais il est précaire et ne lui confère qu'un droit d'usage. Il ne peut en conséquence servir de garantie pour obtenir les fonds nécessaires à une exploitation rationnelle de grande envergure.

Or, un investisseur avisé ne saurait s'engager sans s'assurer que la consistance du droit qu'il détient lui garantit une durée minimale pour l'amortissement de sa mise en valeur. De même, un bailleur de fonds ne peut asseoir sa garantie que sur les droits de son partenaire. La nature du droit est un frein au développement d'exploitation de la terre.

Enfin, il faut souligner que le manque de communication entre les divers acteurs qui interviennent sur des sujets interdépendants sans concertation, explique en grande partie les échecs des politiques, plans ou programmes et projets sectoriels ainsi que la difficulté d'assurer une bonne coordination des actions initiées par les pouvoirs publics.

CONCLUSION

Au terme de cette étude, il nous semble possible d'avancer quelques propositions.

L'harmonisation des textes est nécessaire pour tenir compte du contexte du moment et de la nécessité de renforcer les moyens des structures chargées de la gestion des ressources naturelles.

Au plan des textes législatifs et réglementaires, un travail de toilettage est indispensable pour atténuer la diversité et l'insuffisance des textes (Loi sur le domaine national, Code de l'environnement, Code de l'urbanisme, Code de l'eau, Code minier, Code de la chasse et de la protection de la nature, etc.)

La politique de décentralisation et de désengagement de l'État constitue un des principaux leviers des nouvelles grandes orientations du gouvernement. Ces dernières visent à renforcer les pouvoirs locaux et à transférer un certain nombre de compétences aux collectivités locales.

Nous pensons que le contexte n'a jamais été aussi favorable pour réaliser “ la gestion par les collectivités locales elles-mêmes ” afin d'assister à une véritable démocratie locale.

Associer les villageois, les paysans, à la gestion de la forêt où ils évoluent, ce n'est pas simplement mobiliser une main d'oeuvre pléthorique. C'est plutôt en faire les acteurs du développement forestier, en les impliquant réellement dans la conception de la politique forestière par l'intégration de leur savoir-faire et de leurs valeurs culturelles et dans la gestion des ressources forestières en tenant compte de leurs besoins et de leurs aspirations.

À cet égard, le nouveau code forestier ouvre la porte à la foresterie communautaire dans la mesure où il permet l'affectation de certaines parties du domaine forestier à des collectivités locales ou des coopératives en vue d'un aménagement. En outre, le nouveau code forestier prévoit la propriété privée.

Cette gestion participative permet d'encourager, de soutenir et de renforcer les aptitudes existant au sein des villages pour identifier leurs propres besoins et la mise sur pied des moyens pour les résoudre.

Toute solution doit viser à rendre la forêt plus durable, efficace et utile en termes d'amélioration de la vie des populations locales. C'est pourquoi il est nécessaire de mettre en oeuvre tout ce qui peut concourir d'une part, à une réelle participation des populations à la gestion de la forêt et d'autre part, à une plus grande valorisation économique, culturelle et sociale de la forêt.

Pour une gestion durable des ressources naturelles, la formation doit occuper une place fondamentale. Comme l'a si bien dit le Chef de l'État,

“ Une communauté quelle qu'elle puisse être, est forte lorsque la majorité des individus la composant ont un sens civique certain, une claire conscience de leurs droits et devoirs, impliquant le respect de la différence et la volonté de recherche du mieux être pour soi et pour les autres, l'éducation, la formation, l'observance de certaines valeurs pouvant seules y conduire. ”

Il ressort de cette affirmation que la formation des habitants et des élus locaux en particulier, constitue un préalable nécessaire à toute action de développement.

Pour un réel développement local, il faut avant toute chose que l'initiative vienne de la population et d'organisations de bases locales réellement représentatives, efficaces, capables de négocier avec les autres acteurs et de mettre en oeuvre des programmes et des projets qui répondent aux aspirations des résidents locaux.

En outre, ces organisations ou comités doivent être en mesure d'innover, de servir de relais aux projets. Mais elles doivent aussi être capables de gérer de façon rationnelle les ressources de la collectivité et de proposer des solutions qui répondent aux sollicitations de leurs adhérents.

Il est donc primordial de travailler avec ce genre de comité ou d'organisation ce qui implique nécessairement leur formation et le renforcement de leurs ressources. La réussite passe par la promotion d'une certaine politique de développement intégré du type participatif. Celle-ci n'aura de sens que si les populations sont impliquées dès la conception des programmes dans un processus de suivi-évaluation des actions. Dès le départ, les programmes d'actions doivent faire l'objet d'un contrat sur le projet entre les partenaires en faisant référence à un cadre juridique institutionnel.

Il faut qu'il y ait intégration de toutes les composantes du terroir, aussi bien les aspects liés à la production que ceux en rapport avec la protection du milieu.

Dès lors, grâce à un encadrement logique, cohérent et réaliste, l'acteur rural se sentira plus concerné par des mesures d'accompagnement (volet micro-réalisation).

Les générations actuelles ont reçu la forêt en héritage et elles doivent veiller à ce que celles qui suivront puissent en bénéficier de la même manière.

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R&OCIRC;LE DU DROIT ET MOD&EGRAVE;LE DE SOCI&EACUTE;T&EACUTE;

L'apport d'Élisabeth Gianola-Gragg

Geneviève Chrétien-Vernicos*

Les rapports du droit et des pratiques sociales sont loin de faire l'unanimité. En simplifiant à outrance il est possible de dire qu'il existe deux tendances opposées parmi les juristes. Les uns considèrent que le droit ne doit pas se soumettre au fait mais au contraire guider les pratiques, montrer le “ bon chemin ”, ils soutiennent que “ prétendre que telle solution à maintenir ou à établir est imposée par les faits, c'est [...] la mettre, sans contrôle à l'abri de la critique […] ” et que “ lorsque la morale est impliquée dans la solution de droit, le recul de ses exigences n'est jamais inévitable : il résulte aussi d'un choix ” en conséquence “ le droit [devrait] être maintenu dans sa fonction de 'bastion avancé' de la morale ”. (Attias C. et Linotte D. 1977 : 257). Les autres, pensent que le droit reflète nécessairement la société et ses pratiques, c'est ce qu'implique Monique Chemillier-Gendreau lorsqu'elle constate que “ Selon les systèmes culturels et l'organisation des sociétés humaines, les rapports juridiques avec la terre ont été d'une grande variété [...] ” (1990 : 81) et surtout lorsqu'elle affirme que “ [...] la modification législative illustre la nécessité que le droit prenne en compte les mutations sociales dans un rapport satisfaisant. ” (1990 : 83).

Cette question, évoquée par des juristes français, dans le cadre de leur propre système de droit à propos du rôle du législateur, n'est pas si éloignée des préoccupations africaines qu'il n'y paraît. En effet, les vicissitudes de l'histoire, tout comme la mondialisation de l'économie rendent nécessaire le choix d'une politique juridique nouvelle et/ou originale. Si les décideurs africains ne recherchent plus les solutions à leurs difficultés dans une copie servile d'un droit européen, ils ne peuvent pas non plus s'abstenir de toute intervention et faire aveuglément confiance aux pratiques ancestrales.

Á cet égard, les moyens juridiques à utiliser pour arriver à une sécurisation foncière satisfaisante sont à l'ordre du jour et c'est à leur propos qu'Élisabeth Gianola-Gragg, dans sa thèse soutenue dans le cadre du LAJP, soulève des questions qui vont bien au-delà du foncier. Juriste américaine, sa conception du droit est tout autre que celle du juriste “ civiliste ” ou “ romano-germanique ” (dirions-nous), sa lecture du droit français, vue de l'extérieur, est tout à fait rafraîchissante et nous sort de ce nombrilisme qui nous fait trop souvent considérer droit français et droit occidental, comme synonymes. Grâce à elle, nous abordons des débats théoriques ayant fait date dans la doctrine anglo-américaine - à propos notamment du droit de propriété - réflexions qui apporteraient beaucoup aux juristes français s'ils avaient la curiosité de s'y intéresser. Ce qu'Élisabeth Gianola-Gragg rend tout à fait possible, tant par son abondante bibliographie sortant nettement des “ sentiers battus ” que par l'aimable attention qu'elle a eue de photocopier en annexe les textes fondamentaux.

Parmi les nombreux thèmes abordés dans cette thèse si riche, il nous semble que le plus intéressant est celui des effets sur les sociétés africaines de l'adoption d'institutions empruntées à un système juridique étranger. En effet, l'auteur montre que selon que l'on s'inspire du système de common law ou du système civiliste français, les conséquences sur la société sont sensiblement différentes.

L'examen de cette question suppose d'abord l'exposé des moyens employés tant par les acteurs que par les États pour assurer la sécurisation foncière (I). Ces moyens se révélant inadéquats, une autre politique juridique s'avère nécessaire ce qui conduit à s'interroger sur les résultats potentiels du choix d'un système de droit ou d'un autre sur la société concernée (II).

I - INAD&EACUTE;QUATION DES SOLUTIONS ADOPT&EACUTE;ES JUSQU'ICI

Dans sa première partie, intitulée : “ la sécurisation foncière en tant que construction socio-culturelle ”, l'auteur après un certain nombre de précisions méthodologiques -partant du point de vue que les droits sur la terre ne peuvent être séparés ni des rapports entre les hommes et les groupes ni des différentes conceptions de la personne - analyse les problèmes soulevés tant par le modèle foncier africain que par le modèle foncier moderne.

1 - Le modèle foncier africain

Ce terme désigne “ les pratiques foncières actuellement en usage ” et faisant “ l'objet d'un consensus collectif ” (p.68). Il faut “ les concevoir plus comme un ensemble de gestes ou d'actions habituelles par rapport à la terre, produits du système socio-culturel [...], plutôt que comme un ensemble de normes foncières établies par [...] l'État ” (p. 68).

Contrairement à une croyance erronée largement répandue, ces pratiques sont en transformation constante ce qui les rend difficiles à saisir, elles ne sont pas le contraire de ce qui se fait en Europe, mais elles sont différentes. “ Le foncier africain dans sa forme précoloniale [peut se qualifier] de communautaire ” (p.70) ce qui ne veut pas dire collectif mais qui s'oppose à individualiste bien que n'excluant pas des droits individuels : “ un individu possède des droits individuels sur une parcelle de terre en raison de sa qualité de membre d'une communauté, son statut dérivant de cette appartenance. ” (p. 70). Autrement dit, les droits individuels dépendent d'abord des rapports avec les autres (le fait d'être membre du groupe “ maître de la terre ” ou d'être membre d'un groupe arrivé plus récemment, le fait d'être un jeune célibataire ou d'être un père de famille...), le rapport homme/homme détermine le rapport homme/terre. En conséquence, les droits fonciers dépendent étroitement des structures sociales et ils vont se modifier en même temps qu'elles.

Ainsi, l'auteur qui s'intéresse plus particulièrement aux économies de plantation, constate que “ la force extérieure principale qui apparaît est celle du marché à travers l'introduction des produits commerciaux ” (p. 73), et cette prise en compte du marché va modifier les structures sociales et par suite, les rapports avec la terre. On pourrait s'attendre à ce que cette intrusion du marché précipite des processus d'individualisation et de privatisation, or ce n'est pas toujours le cas : “ bien que l'introduction des produits d'exportation ait altéré les relations foncières, la manière dont ces relations ont été réorganisées ne correspond qu'imparfaitement à un processus d'individualisation. On assiste plutôt à une concentration soit des droits soit des pouvoirs qui varie selon le type d'économie de plantation en question. ” (p.71) Élisabeth Gianola-Gragg considère que l'ouverture économique vers l'extérieur a essentiellement généré une concentration des droits en Côte d'Ivoire et au Ghana et une concentration des pouvoirs au Mali.

- Concentration des droits

Dans les régions de plantations de café et de cacao, on observe une prolifération des revendications sur la terre. Les exploitants migrants se sont fait accorder des droits d'usage sur les terres d'accueil en créant des liens avec les autochtones (cadeaux, alliances politiques, mariages, et diverses transactions...), sans que les originaires se soient totalement dépouillés de leurs propres droits sur cette même terre. Si bien que “ tout ceci [a ajouté] de nouveaux prétendants à la liste des personnes possédant des intérêts sur une parcelle donnée et augmente le nombre des revendications à l'exercice des droits d'usage, de possession ou de transfert (aussi bien que le nombre des obligations correspondantes) portant sur une certaine partie des terres. ” (p. 78) Avec l'accroissement de la population, la “ concentration des prétendants par rapport à un lieu donné [a continué] à s'intensifier ” (p. 78). Il en est, bien évidemment, résulté une fragmentation de la terre qui n'est cependant pas équivalente à une individualisation.

En effet, “ ce n'est pas la [...] division de l'espace qui représente le processus d'individualisation ” (p. 81), il y a individualisation, non seulement lorsqu'une parcelle est affectée à un individu, mais lorsque la terre n'est plus “ perçue comme l'élément constituant de l'identité sociale de l'individu [...] mais comme une source de richesse. ” (p. 81) Or, dans le système foncier indigène, la valeur économique de la terre est encore occultée ou subordonnée. En outre, dans les sociétés de plantations de café et de cacao étudiées, malgré la multiplication des réclamations d'intérêts ou de droits individuels, la majorité des individus ne se sont pas détachés de leur groupe d'appartenance. Conformément à leurs habitudes, ces sociétés continuent à privilégier “ l'aspect relationnel du système foncier ” (p. 84), c'est pourquoi, “ les types de relations par rapport à une parcelle donnée augmentent beaucoup plus que les types de droits. ” (p. 86). Les droits qui portent sur la terre sont toujours les mêmes : droit d'accès, d'usage, de possession, de transfert, mais ce qui change c'est le nombre de personnes qui les réclame.

Tous ces changements conduisent à des résultats différents selon la manière dont les nouvelles cultures ont été introduites.

En Côte d'Ivoire, l'introduction de ces cultures a été ressentie par les populations autochtones comme une imposition, le fameux slogan “ la terre appartient à celui qui la met en valeur ” ayant pour conséquence concrète de favoriser les populations immigrantes décidées à exploiter les zones forestières, au détriment des détenteurs traditionnels. En conséquence, les autorités foncières autochtones n'ont concédé la terre qu'en contrepartie de dons et de services créant ainsi tout un réseau de clientélisme entre elles et les allogènes, mais entraînant aussi un malentendu quant à l'étendue des droits cédés :

“ Bien que les allogènes possèdent souvent des documents attestant le transfert d'une parcelle de terre, les droits précis régissant le transfert sont souvent objet de contestation. Pour les allogènes, le “ certificat de vente ” qu'ils possèdent atteste leur droit d'occuper et d'exploiter définitivement la terre en question sans obligation de paiement ou de service et sans possibilité d'expulsion par un parti tiers y compris l'&EACUTE;tat. […] Pour les autochtones, toute parcelle de terre inscrite dans leur territoire traditionnel fait toujours partie de leur patrimoine ancestral. Ainsi ils insistent sur le fait que a) les dons et les services sont des symboles normaux de reconnaissance de leur terre et b) dans la mesure où une terre a été transférée conformément aux politiques étatiques, elle n'a pas été aliénée et doit de fait, revenir aux autochtones une fois qu'elle cesse d'être exploitée. ” (p. 90-91)

Au Ghana, au contraire, le gouvernement a donné des garanties aux groupes ethniques traditionnels, les migrants n'ont que des droits d'usage, les autorités traditionnelles gardant toujours les droits juridictionnels, les droits supérieurs dits “ allodiaux ”. Il en résulte que “ les problèmes fonciers se concentrent autour de la sécurisation des droits des tenanciers et des métayers pour les protéger contre l'expulsion, le paiement de rentes exorbitantes ainsi que des litiges prolongés et coûteux. ”(p. 91-92)

- Concentration du pouvoir

Au Mali, la culture de plantation est le coton, laquelle ne nécessite pas l'appropriation d'une parcelle particulière pour une longue durée, puisqu'il s'agit d'une plante annuelle, qui, à l'origine, faisait l'objet d'une agriculture rotative (l'agriculteur laisse la parcelle en jachère lorsqu'elle est épuisée et en cultive une autre). Mais avec l'intensification de la production, les longues jachères diminuent, la terre s'épuise et le besoin d'engrais ne cesse d'augmenter. Pour pouvoir produire du coton de manière continue, il faut un encadrement et un accès au crédit. Or, tout ceci passe par l'adhésion aux associations villageoises mises en place par la Compagnie malienne pour le développement des textiles (CMDT).

L'introduction de ces associations ne change pas grand-chose à la relation homme/terre, mais elle entraîne une “ fragmentation du corps social couplée à une concentration du pouvoir au niveau local ” (p. 94).

Fragmentation du corps social parce que la terre commence à manquer. Les frères cadets partent avec leur famille sur des terres non occupées fondant ainsi de nouveaux villages ou hameaux. De même, les fils réclament un champ individuel pour avoir une source personnelle de revenu et deviennent ainsi moins dépendants du chef de famille.

Mais ceci n'entraîne pas une dispersion du pouvoir. Au contraire, on assiste plutôt à sa concentration, car au lieu d'avoir, “ un chef de terre, un chef coutumier, un chef de chasse, un chef des eaux, un chef de fétiches etc. ” (p. 96), le pouvoir économique, ainsi que bien souvent le pouvoir politique, vont se concentrer dans les associations et plus précisément sur la tête de ceux qui les dirigent (président, secrétaire ou trésorier). Les aînés, titulaires des pouvoirs traditionnels, sont marginalisés, d'autant plus que les dirigeants des associations exercent un pouvoir reconnu par l'extérieur et tout spécialement par les agents des institutions. Il en résulte que ce n'est pas la terre mais ces associations qui sont à la source des conflits :

“ Ces associations sont devenues des lieux de confrontation entre les groupes sociaux, les individus et même dans certains cas les lignages. Les chefs de village cherchent à accéder aux ressources des associations pour redonner force à leur pouvoir tandis que les membres du bureau cherchent à légitimer leur autorité à travers les associations pour accéder au poste de chef. ” (p. 97)

Ainsi, le modèle foncier africain tel qu'il est vécu actuellement ne réussit pas totalement à assurer la sécurisation foncière, notamment parce qu'il est source de nouveaux conflits. Néanmoins, notre auteur démontre que le recours au droit foncier “ moderne ” n'est peut-être pas la panacée car, droit français ou droit anglais, il correspond à d'autres structures sociales, à d'autres visions du monde.

2 - Le modèle foncier moderne

Avant de voir le recours au modèle européen, plus précisément à la propriété privée et ses résultats, l'auteur montre qu'il y a plusieurs conception de la propriété privée et que chacune correspond à une vision du monde particulière.

- Les deux principales conceptions de la propriété

Le modèle foncier moderne est fondé sur la propriété, mais ce terme est susceptible de recouvrir diverses réalités. En effet, “ Si la propriété est une institution omniprésente dans la culture occidentale elle est […] d'une grande diversité. ” (p. 108). Pour s'en tenir aux modèles utilisés en Afrique de l'Ouest, on peut distinguer en Occident deux types de propriété : le “ type français ”, et le “ type anglo-américain ”.

Le modèle civiliste français

La propriété telle que l'appréhende le droit français moderne est d'origine romaine réinterprétée par les glossateurs au XVIe siècle, mais cette conception est l'une des “ conquêtes ” de la Révolution. L'ancien droit français connaissait un système de propriété divisée dans lequel une même terre supportait deux droits de nature différente : un domaine éminent appartenant au seigneur (celui qui exerce un pouvoir “ politique ” ou “ régalien ” et qui a - lui ou son ancêtre - concédé la terre en échange de services nobles ou roturiers) et un domaine utile appartenant au tenancier, vassal ou censitaire (celui à qui la terre a été concédée). Le titulaire du domaine éminent en retirait la possibilité de percevoir un certain nombre de taxes, de redevances et de services. Le titulaire du domaine utile profitait tant des fruits que des produits de la chose et pouvait, depuis le XIIIe siècle environ, transmettre “ sa terre ” à cause de mort et entre vifs. Mais, parce qu'au Moyen Âge, l'individu n'existe pas tout seul, qu'il est toujours considéré comme membre d'un groupe (famille, corporation, ordre, etc.) diverses institutions du droit familial limitaient ce droit de disposer, notamment pour ce qui est des biens de famille. Le testament ne peut constituer un héritier et lorsqu'une personne meurt sans postérité, ses propres doivent revenir à la famille dont ils proviennent. Pour ce qui est de l'aliénation entre vifs, le lignage jouit du “ retrait lignager ”, institution qui lui permet de se substituer à l'acquéreur pour que les biens ne sortent pas de la famille.

À la fin de l'Ancien Régime, ce système ne correspondait plus aux conceptions de la société, à l'individualisme triomphant et aux aspirations de la bourgeoisie. Aussi sera-t-il répudié avec force, d'abord par les révolutionnaires eux-mêmes qui, dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789 reviendront à la notion de propriété romaine et en feront un droit “ inviolable et sacré ”, puis par le code civil dans le célèbre article 544 selon lequel, la propriété c'est “ le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue […] ”.

Élisabeth Gianola-Gragg montre que la Révolution marque le triomphe de l'&EACUTE;tat souverain unitaire qui “ se reflète dans le propriétaire […] qui [jouit] de toutes les prérogatives […] (usus, fructus, abusus) qui se confondent en un concept unitaire, la propriété privée. ” (p. 140)

L'Angleterre, ayant eu une histoire et une organisation politique différentes, a abouti à un autre type de “ propriété ”.

Le modèle de la common law

L'Angleterre a elle aussi connu le système féodal, mais alors qu'en France le roi n'était dans ce système qu'un seigneur parmi d'autres et au début du Moyen Âge, moins puissant que certains, n'exerçant son pouvoir direct que sur une toute petite partie du royaume, la conquête de l'Angleterre par Guillaume le Conquérant a permis à celui-ci d'évincer les propriétaires ou possesseurs antérieurs et de devenir le seul titulaire de la terre. Ainsi, tout le royaume appartient au roi, il est le seul à être “ propriétaire ” de la terre, “ tous les autres sont des tenants soit libres soit asservis. ” (p. 141). Comme sur le continent, une personne tient sa terre d'une autre en retour de services rendus - services pouvant être d'ordre militaire, religieux, culturel … - mais tous tiennent directement ou indirectement leur terre du roi. Le système féodal ayant disparu en Angleterre de manière moins abrupte qu'en France et le caractère jurisprudentiel et casuistique du droit anglais permettant d'adapter le système de la tenure à l'individualisme et au libéralisme, “ le droit anglo-américain ” moderne va reconnaître “ plus de types d'intérêts fonciers que le droit civil. ” (p. 142)

“ En Angleterre, le seul propriétaire des terres est encore la couronne. L'individu ne peut jouir que d'une tenure, et l'étendue temporelle de cette tenure se définit en estates. Mise à part la couronne, le propriétaire dans le sens civiliste est celui qui a un estate in fee simple absolute, c'est-à-dire un estate qui est transmissible sans limite et n'est sujet à aucune condition, suspensive ou résolutoire. ” (p. 143)

Un individu n'est pas propriétaire d'une terre, mais il a sur celle-ci un legal estate in fee simple, il en découle qu'une même terre peut faire l'objet de droits (legal estate) différents. Sur la même parcelle, l'un aura un fee simple estate, un autre un bail, un troisième une servitude et ils sont tous considérés comme étant titulaires d'un intérêt sur cette terre, bien qu'aucun ne soit qualifié de propriétaire. Selon la common law, la propriété est “ toute espèce de droit ou d'intérêt de valeur qui est susceptible d'ownership ” (p. 144). Cette notion d'ownership étant “ la forme la plus complète des droits de propriété et l'équivalent le plus proche du 'droit de propriété' ” (p. 144).

Cependant, certains juristes contemporains américains considèrent que la notion d'ownership s'est décomposée et que la propriété s'est éloignée de son association classique avec l'ownership. Selon cette nouvelle doctrine juridique la propriété serait un “ bundle of rights ” (une masse de droits), elle correspondrait à des “ relations existantes parmi les personnes eu égard aux choses. ” (p. 147)

Alors que dans le droit français, le droit de propriété est assimilé à la chose sur laquelle il porte, on dit “ ma terre ” et non pas “ la terre sur laquelle j'ai un droit de propriété ”, le droit anglo-américain fait nettement la différence. On ne peut pas, nous dit Élisabeth Gianola-Gragg, être propriétaire d'une parcelle de terre, mais seulement être titulaire “ d'un estate dans une parcelle de terre et la terre n'est pas la propriété du détenteur des droits qui portent sur elle. La même parcelle de terre peut être sujette à un nombre d'intérêts différents possédés par des personnes différentes. ” (p. 148)

Ainsi c'est la personne et non pas l'objet qui serait “ au centre de l'univers foncier du common law ”. Le droit de propriété de la common law accorde un pouvoir : celui d'imposer la mise en vigueur d'un droit, le droit de propriété civiliste accorde à son titulaire la souveraineté.

Ces deux conceptions de la propriété correspondent à deux types de structures sociales.

“ La nature fragmentée de la forme américaine de propriété reflète une société opposée […] à l'&EACUTE;tat […] ” dans laquelle “ le système juridique et la société civile ” exercent chacun un pouvoir face à l'&EACUTE;tat. Au contraire, la conception unitaire de la propriété à la française “ reflète une société qui privilégie un État centralisé incarnant l'intérêt général et intégrant le système juridique. Ce qui correspond à deux types de modèles socio-culturels. ” (p. 149)

La structure sociale contemporaine française héritée de la Révolution correspond à un système dans lequel l'&EACUTE;tat souverain, mis à la place de Dieu, garant de l'intérêt général, est seul source de droit. Les tribunaux judiciaires ont pour mission de trancher les conflits entre les particuliers en disant le droit, c'est-à-dire en appliquant des règles - lois ou décrets - produites par les organes étatiques. En réaction contre les excès de l'Ancien régime, ils n'ont pas le pouvoir de créer du droit. L'&EACUTE;tat et ses organes étant extérieurs à la société civile, les particuliers ne peuvent les assigner que devant des tribunaux particuliers, tribunaux de l'ordre administratif, lesquels appliquent un droit spécial, le droit public.

Au contraire, dans la conception américaine, ce n'est pas l'&EACUTE;tat qui est au centre de la société mais l'individu dont on doit respecter la liberté et qu'il importe essentiellement de protéger de toute intervention intempestive de l'&EACUTE;tat. Pour ce faire, on fait confiance à un système “ multipolaire ” de pouvoirs et de contre-pouvoirs (système de checks and balances). Le système juridique est un “ instrument de régulation dans les mains des citoyens pour limiter le pouvoir gouvernemental et assurer leur liberté. […] Le judiciaire en tant qu'instrument juridique de la Constitution américaine, peut limiter les pouvoirs du gouvernement afin de garantir les droits des citoyens, de même le gouvernement a le droit de voter des changements dans la Constitution ”. (p. 152)

Parce que “ l'État n'est pas un agent spécifique porteur d'une rationalité supérieure ou différent de la société civile ” (p. 152), il n'est pas régi par un droit particulier, et la fameuse division droit privé/droit public est inconcevable.

Ainsi “ à la notion américaine fragmentée de la propriété correspond la segmentation des pouvoirs. […] le foncier qui en résulte […] à l'image de la société […] s'est construit à partir des relations contractuelles entre les [particuliers], l'&EACUTE;tat ne sert que de médiateur et n'intervient qu'en cas de conflit ou d'abus. ” (p. 155). Par contre “ la conception unitaire de la propriété reflète un État homogène et centraliste. […] À l'image de la société soumise à un législatif chargé de formuler des règles […] rationnelles et universelles, le propriétaire est soumis à un code civil chargé de définir et de délimiter les droits qui découlent de chaque statut foncier […]. ” (p. 155)

La forme foncière moderne privilégie donc la relation homme-terre sur la relation homme-homme. Cependant, en examinant la relation de l'individu avec l'&EACUTE;tat, (laquelle fait partie de la relation homme-homme) l'auteur constate que l'on peut distinguer deux systèmes fonciers, l'un dans lequel l'individu est conçu comme un “ détenteur de droits ”, l'autre dans lequel il est comme un “ petit souverain ”.

Il reste à voir si la transplantation de l'un ou l'autre de ces modèles en Afrique a servi à la sécurisation foncière.

- Efficacité relative du modèle de la propriété privée en Afrique

Il va de soi que les États coloniaux ont utilisé les instruments de leur propre système juridique pour s'approprier la terre. Les Français ont utilisé la théorie de la domanialité et les Britanniques l'institution du trust, le résultat a été exactement le même, l'État colonial est devenu, en fait, le maître de la terre.

Aujourd'hui, lorsque l'on veut promouvoir le modèle européen de propriété privée, c'est parce que l'on considère que c'est le meilleur moyen pour favoriser “ la promotion des initiatives d'investissement, l'intensification de la production […] la protection des intérêts individuels fonciers et […] une meilleure internalisation (sic) des coûts et des bénéfices associés avec les interactions sociales . ” (p. 162)

Les défendeurs de la propriété privée pensent que le principal obstacle à la sécurisation foncière consiste dans la relative inaliénabilité de la terre, puisque celle-ci est toujours liée à la personne, ils considèrent donc qu'il faut d'abord casser le lien homme-terre, qui empêche de faire de la terre simplement une richesse. D'autre part, ils estiment qu'il est nécessaire de restructurer la relation entre droits et obligations et qu'il faut “ désencastrer ” l'économie.

Ils observent que les structures d'autorité traditionnelles s'affaiblissant, les régimes fonciers indigènes risquent de devenir “ d'accès libre ”, chacun cherchant à intensifier l'usage des ressources, les dégradations étant supportées par tous, personne ne se sentant responsable. C'est pourquoi certains pensent qu'il faut rapprocher autorité et responsabilité par l'instauration de la propriété privée : “ le propriétaire a l'autorité d'exclure les autres de la jouissance des fruits de ses efforts et la responsabilité de maximiser la valeur actuelle de sa terre ” (p. 170).

Mais ceci n'est pas suffisant, il faut aussi éliminer l'économie d'affection - dans laquelle les décisions économiques sont encastrées dans des facteurs sociaux ou non-économiques - qui serait à la base du sous-développement. On voudrait attirer “ la multitude des petits producteurs qui s'engouffrent dans l'économie d'affection, pour les orienter vers des objectifs et des considérations macro-économiques nationaux ” (p. 173), pour ce faire on préconise l'élimination du mode de production paysan : “ en immatriculant la terre, les parcelles deviendront aliénables et ainsi seront transférables aux agriculteurs le plus capables. Il en résultera une combinaison mêlant la concentration foncière pour quelques-uns et la dépossession de la terre pour les autres, ce processus devant permettre de contribuer à la sécurisation foncière. ” (p. 174-175)

Élisabeth Gianola-Gragg démontre que l'introduction de la propriété privée ainsi conçue ne provoque pas, par elle-même, la sécurité foncière car il faut tenir compte des facteurs socio-culturels caractérisant la structure sociale. “ En Afrique où l'économie est liée au tout social […] l'introduction de la propriété grâce à l'immatriculation des terres ne peut pas promouvoir les buts économiques […] tels que la concentration foncière et l'accumulation du capital. ” (p. 177)

En effet, la concentration foncière n'a pas suivi de manière automatique l'immatriculation des terres. Car, au fur et à mesure que la terre est subdivisée pour être cultivée, les droits d'usage tendent à être redistribués et seuls les droits d'allocation et de transfert restent concentrés. En outre, “ on assiste à des période de concentration et de déconcentration des droits [selon] la redistribution de la part des chefs, la réinterprétation des règles gouvernant l'accès aux divers droits, les subdivisions résultant des héritages et l'incorporation […] des immigrants […]. (p. 179-180)

D'autre part, il est extrêmement difficile d'obtenir un droit complet de propriété sur une terre, car les propriétaires traditionnels essaient de conserver leur droit de cultiver dans des zones particulières. Aussi lorsque des agriculteurs réussissent à se procurer plusieurs parcelles, celles-ci se trouvent dans des zones éloignées les unes des autres. Il en est ainsi tant au Ghana où les “ deeds ” sont immatriculés qu'en Côte d'Ivoire où ils ne le sont pas.

Ce n'est donc pas l'immatriculation des terres qui peut mener à la concentration foncière, mais l'accumulation du capital, or celle-ci s'avère aléatoire.

Pour qu'il y ait accumulation du capital, nous dit l'auteur, il faut un système de titres qui protège les acquéreurs de bonne foi et qui favorise la disponibilité du crédit.

En ce qui concerne le premier point, il apparaît que le système d'immatriculation n'est pas efficace. Ainsi au Kenya - où ce procédé a été mis en place il y a une vingtaine d'années - on s'aperçoit que depuis l'immatriculation initiale, peu d'acheteurs et de vendeurs informent les autorités des transferts, essentiellement en raison du coût des formalités, mais aussi parce qu'il n'est pas facile de transformer les droits communautaires en droits individuels et exclusifs. Ce dont on peut se rendre compte en comparant la situation d'un acquéreur à titre onéreux entre vifs d'un parcelle et celle d'un héritier, lui aussi d'une parcelle de terre. &AGRAVE; première vue, leurs droits sur la terre concernée sont très différents, mais sur le long terme (et même le moyen) le statut de leur terre sera identique. En effet, l'acquéreur entre vifs considère sa nouvelle parcelle comme son champ individuel, il peut la céder définitivement à quiconque sans avoir besoin du consentement de sa famille, alors que pour l'héritier, sa parcelle est un champ familial qu'il doit gérer pour les générations futures et même s'il a le droit de la céder définitivement, il ne doit pas en principe le faire sans avoir obtenu le consentement de tous ceux qui sont susceptibles d'avoir dans le futur des droits sur cette terre. L'acheteur peut immatriculer un titre foncier individuel et exclusif, tandis que l'héritier ne bénéficie que d'un titre foncier lié aux droits des autres. Mais cette différence ne va pas durer, dès que la parcelle immatriculée au nom de l'acquéreur fait l'objet d'un héritage “ elle devient un champ familial et le titre auparavant individuel et exclusif redevient familial et collectif. ” (page 184)

Pour ce qui est de l'accès au crédit, l'immatriculation n'est pas non plus la solution, non seulement pour des raisons économiques (disparition du crédit institutionnel, faible valeur marchande de la terre rurale…), mais surtout en vertu des relations spécifiques entre l'homme et la terre en milieu africain.

Les agriculteurs habitent avec leurs parents et des membres de leur lignage si bien que lorsqu'une plantation est saisie, le créancier trouvera difficilement un acquéreur car personne ne veut se mettre à dos toute la famille du débiteur. Pour les populations rurales, le non-paiement d'une dette n'est pas une raison suffisante de priver définitivement une homme de sa terre.

En outre, même dans les communautés où l'idée de vente est quelque peu acceptée, “ les populations ne conçoivent pas la vente en terme d'aliénation complète. ” (p. 186) Elles admettent qu'on puisse céder ses droits individuels sur une terre mais pas ceux de la communauté.

L'accès au crédit ne peut donc pas se faire par la propriété privée, il ne peut se faire qu'à travers des solutions communautaires (associations villageoises au Mali, groupes de producteurs au Ghana).

Si ces tentatives de réformes foncières par l'introduction d'une institution telle que la propriété privée n'ont pas atteint leur but c'est parce qu'elles s'inséraient dans un système de valeur, dans une structure sociale et dans un modèle culturel qui ne les reconnaissaient pas.

En examinant la relation société-État-marché, Élisabeth Gianola-Gragg constate que les sociétés occidentales sont “ organisée[s] selon un modèle dominé par l'influence soit de l'&EACUTE;tat soit du marché ” (p.191) et que dans la relation société-État-marché, c'est la société civile qui est en position de faiblesse face soit à l'&EACUTE;tat (France), soit au marché (États-Unis). Par contre, les sociétés africaines, se caractérisent par des sociétés fortes et par des marchés et des États faibles. Ce qui, néanmoins, ne signifie pas que “ les communautés africaines existantes doivent être détruites pour bâtir des États et des marchés ” (p. 201), mais cependant qu'il est nécessaire de faire quelque chose pour que le marché et l'État y aient leur place.

Le système foncier traditionnel africain ne constituant pas un système d'exploitation - contrairement à ce qu'était le système féodal européen - il n'y a pas lieu d'en détruire la structure interne. Au contraire, “ Pour sécuriser il faut plutôt renforcer la structure interne en améliorant la relation État-marché-société à travers la création de groupement locaux . [Si] l'introduction de l'immatriculation des titres n'[a] pas abouti à l'intégration de l'&EACUTE;tat et du marché […] c'est parce que la réalisation de l'intégration sociale est plus liée à la création d'associations politiques et économiques qu'à l'introduction d'instruments et d'institutions juridiques. ” (p. 205-206) Ce qui semble être confirmé par le fait que c'est au Mali, moins développé économiquement que le Ghana ou la Côte d'Ivoire, que les possibilités d'intégration sont les plus prometteuses, et ceci parce que les populations ont bénéficié d'un encadrement bien structuré sous forme d'associations villageoises. D'ailleurs, ces associations donnent déjà naissance à de nouvelles structures (groupes de production, syndicats…) constituant une étape préliminaire à la domestication de l'&EACUTE;tat et du marché.

Cette amélioration de la relation société-État-marché peut-elle être obtenue par le droit et quels effets une intervention juridique est-elle susceptible d'avoir ? c'est la question que se pose notre auteur dans sa seconde partie.

II - LES EFFETS D'UNE INTERVENTION JURIDIQUE

Selon Élisabeth Gianola-Gragg, la sécurisation foncière ne peut être atteinte par l'intermédiaire des systèmes fonciers indigènes actuels, “ ils ont besoin de l'introduction et de l'instauration progressive d'un ordre alternatif perçu comme légitime et effectif et capable de guider et de garantir le processus de sécurisation. ” (p. 214)

Toujours d'après notre auteur, “ le droit semble être le meilleur moyen pour établir cet ordre ”, mais l'expérience montre qu'il ne s'agit pas de n'importe quel droit. Il faut un droit qui continue le chemin pris par la société tout en déterminant “ la voie que la société doit prendre ” (p. 216-217). Or, “ en matière de droit foncier africain, […] le droit peut réussir à refléter la société en reconnaissant le lien entre le foncier et la 'personne' et il peut promouvoir l'objectif de la sécurisation foncière en promouvant le développement socio-économique […] ” (p. 218). Il s'agit alors de passer à l'aune de ces deux critères les deux modèles fonciers inspirés l'un du droit anglo-américain l'autre du droit français, ce qui suppose d'abord de cerner la notion de personne, car, on l'a vu le foncier et la personne sont liés.

1 - La notion de personne

Dans le langage courant, une personne c'est un être humain. En droit, une personne c'est une entité ayant l'aptitude d'acquérir des droits et d'encourir des obligations. De nos jours elle désigne tout être humain. Ce qui aboutit à confondre individu et personne. Quoique ces deux concepts soient distincts, tout être humain est à la fois un individu et une personne. Un individu, en tant qu'organisme biologique particulier, différent de tous les autres, une personne, en tant qu'“ ensemble complexe de relations sociales. Il est citoyen d'Angleterre, époux et père, maçon, membre d'une congrégation particulière méthodiste, électeur dans une certaine circonscription électorale, membre d'un syndicat, adhérent du Parti travailliste, et ainsi de suite… chacune de ces relations se référant à une relation sociale ou à une place dans une structure sociale ” (Radcliffe-Brown A., 1977 : 30 cité p. 221).

Cette analyse de la personne - les exemples mêmes le montrent - correspond à la vision individualiste de nos sociétés. Mais dans une vision communautaire du monde, la notion de personne est tout autre. “ Dans les sociétés où la première entité humaine reconnue est un groupement comme la famille ou le lignage, la conceptualisation d'un individu en tant qu'entité politique, morale ou psychologique recevra une reconnaissance sociale moindre. Donc, les individus ne doivent pas être conçus indépendamment des groupements sociaux dont ils font partie ” (p. 222)

Le lien exclusif entre personne et être humain doit donc être abandonné. “ La ' personne ' est un tout qui comprend la représentation sociale de l'être humain ainsi que les groupes sociaux plus larges dans lesquels l'être humain est incorporé. ” (p. 223) Ces deux aspects de la personne coexistent dans toutes les sociétés, mais chaque société donne la prééminence à l'un ou l'autre au point de subordonner ou d'occulter l'autre.

Pour cerner la notion de personne il faut donc l'envisager dans des contextes socio-culturel ou socio-économique plus larges, et en l'occurrence, par rapport au foncier et au développement économique

- La personne dans le contexte foncier

La conception occidentale de la personne ignore le groupe social et ne voit que l'être humain, mais cet être humain, cette personne, est à la fois la personne-sociale (acteur social, citoyen, détenteur d'obligations envers les autres et surtout l'&EACUTE;tat ) et la personne-moi (l'être psychologique qui a une volonté individuelle et qui se façonne lui-même).

Quoique les philosophes comme Kant distinguent le sujet et l'objet, et les juristes les personnes et les choses, la distinction n'est pas aussi nette qu'il y paraît. Déjà Marx prétendait que les travailleurs n'étant pas maîtres des biens qu'ils produisent deviennent par là même des biens. Et aujourd'hui, on constate que l'acquisition d'objet est un acte social par lequel une personne se définit. Certains auteurs vont même jusqu'à dire que “ non seulement la personne se confond avec les objets mais les objets font eux-mêmes partie de la culture qu'un individu doit incorporer à son être pour développer sa propre personne ” ( G. Simmel expliqué par J. Israel, cité p. 234). Il en découle que “ la séparation des personnes et des objets (autrement dit, rendre un objet aliénable) a des effets qui se ressentent bien au-delà du domaine du marché […] sauf si l'objet en question est complètement fongible ” (p. 235-236), mais en matière foncière peu de biens sont totalement fongibles : les cimetières, les fermes et maisons familiales… ne sont pas des lieux quelconques, des objets simplement marchands, ils ont un côté affectif très fort. C'est pour cela que l'on peut dire que, dans la conception européenne, la terre est souvent liée à la personne-individu.

La notion africaine de personne, elle, s'attache moins à l'être humain qu'à la société et à ses parties constituantes. La personne se distingue fortement de l'individu, elle est exclusivement d'origine sociale, “ on reconnaît la qualité de personne non pas dans le fait d'avoir une bonne ou une mauvaise âme mais dans l'accomplissement des rôles sociaux. […] Une personne est socialisée et assimilée complètement à un groupe social, une chose ne l'est pas. ” (p. 241) Alors que dans la conception occidentale l'individu naît personne, dans la conception africaine la personnalité se construit selon un long processus qui s'achève à la mort.

 La personnalité africaine est […] toujours un personnage et non pas un moi. […] il est peu important qu'un homme soit bon ou mauvais père ; ce qui est important c'est le fait d'être père (à savoir, d'assumer le fonctions d'un père). ” (p. 245-246)

Il en résulte une différence quant à la relation homme-terre, quoique l'homme n'investisse pas sa personne dans la terre son identité socio-culturelle s'entremêle avec elle. “ En Afrique, [c'est] la communauté qui est investie d'une parcelle de terre, c'est donc la communauté qui attribue [la personnalité] à la terre et c'est le fait d'être membre de cette communauté qui à son tour attribue [la personnalité] à l'individu ” (p.247).

Les sociétés traditionnelles africaines privilégient le développement de la communauté (l'acte qui est bon pour la communauté est bon pour tous, donc pour chacun), elles “ ont besoin de la terre, car [celle-ci] les aide à définir l'image partagée de l'identité culturelle qui leur confère une existence et les maintient en vie. ” (p. 248) L'aliénation de la terre, la séparation de la terre et de la communauté va donc agir directement sur les mécanismes de la reproduction sociale.

Tandis que dans les sociétés occidentales l'aliénabilité de la terre est la règle et l'inaliénabilité l'exception, dans les sociétés traditionnelles la terre n'est pas investie d'un statut utilitaire et elle n'entre pas dans le marché en tant que bien d'échange. Lorsque l'acquéreur d'un droit d'usage le revend à un tiers et que ce sous-acquéreur meurt sans héritier, ce droit d'usage va revenir au détenteur initial, ce qui montre que la parcelle de terre n'est jamais complètement détachée de son détenteur originaire, malgré les transferts dont elle peut faire l'objet, en d'autres termes qu'elle est liée à la personne de celui-ci.

Ce qui explique pourquoi, alors qu'en Occident ce sont les droits touchant la personne qui sont inaliénables et même hors du commerce, en Afrique c'est la terre car, la personnalité de la communauté y est investie et prend forme à travers elle.

- La personne et l'économie

Le développement économique bien compris implique un développement parallèle de l'économie (le matériel) et de la personne (l'immatériel).

Dans la pensée occidentale, domine l'idée qu'il existe une opposition entre la personne et l'économie “ le modèle économique de la société, sorte de conception du monde […] n'est pas destiné à régir toutes les relations humaines ” (p. 259). On pense que l'économie et la personne sont des éléments antagonistes qui agissent l'un sur l'autre, avantager l'un ne faisant que désavantager l'autre. Ainsi, dans les sociétés anglo-américaine on tend à donner plus de protection juridique aux droits “économiques ” (droit de propriété par exemple) qu'aux droits de la personne (tels les droits de l'homme). On considère que le droit de propriété est le fondement des droits de l'homme puisqu'il donne aux individus (ou aux groupes) le droit d'agir indépendamment. Autrement dit “ les droits des personnes dépendent des droits économiques. ” (p. 260)

Devant cet état de fait plusieurs courants doctrinaux ont vu le jour. Certains proposent d'englober dans la notion de propriété (avec la protection qui en découle) tous les intérêts à caractère économique, tels des “ largesses ou permis gouvernementaux ”. Alors qu'un autre plaide pour le “ réencastrement ” de l'économie notamment par la division ou le partage de la propriété “ en différents types auxquels on accorderait différentes protections juridiques ” (p. 261). Un même bien n'ayant pas la même valeur pour des personnes différentes - une maison n'est pour un agent immobilier qu'une source de gains, une valeur strictement économique alors que pour le vendeur et pour l'acquéreur, elle est ou deviendra une chose personnelle chargée d'une signification symbolique et émotionnelle - il faut accorder davantage de protection à la personne qu'aux intérêts économiques parce que “ les prétentions des personnes par rapport à certains objets (ceux qui sont investis de personhood [personnalité] sont plus valables que les prétentions concurrentes des entités économiques telles que les entreprises .” (p. 262)

Paradoxalement alors que certains cherchent des solutions pour réencastrer l'économie en Occident, de nombreuses thèses militent en faveur du désencastrement en Afrique, impliquant qu'il n'existe qu'une seule voie vers le développement économique.

Or, notre auteur a montré que la désagrégation sociale ne constitue pas un problème en Afrique car une grande partie des valeurs culturelles est demeurée intacte. Ce qui est en question ce sont les moyens de réussir l'intégration des structures économiques sans affecter les structures socio-culturelles, c'est-à-dire en respectant la personne.

Élisabeth Gianola-Gragg pense qu'il n'est pas prouvé que ce soit impossible. En effet de nombreux travaux démontrent que rien ne permet d'affirmer que les systèmes fonciers africains soient un obstacle au développement économique. Effectivement, “ dans le cas particulier des plantations de cacao et de café au Ghana et en Côte d'Ivoire, les systèmes fonciers traditionnels ont prouvé qu'ils peuvent répondre aux exigences du marché. Bien qu'il faille clarifier les intérêts concurrents fonciers ” (p. 268-269). Et pour ce qui est du Mali, l'essor économique est associé à la performance des associations coopératives, “ l'économie et la personne [s'y] rencontrent moins dans la structuration des systèmes fonciers que dans la structuration des populations réunies en groupement à but économique ” (p. 273) Les phénomènes d'éclatement dont ces associations sont l'objet ne retardent même pas le progrès économique - à condition qu'ils respectent la structure hiérarchique traditionnelle - car ils donnent naissance à d'autres formes de structures endogènes.

C'est pourquoi l'auteur considère qu'il serait judicieux d'envisager des solutions juridiques respectueuses de la conception africaine de la personne et capables de promouvoir le développement économique

2 - La sécurisation foncière par le droit

Élisabeth Gianola-Gragg part de l'idée que la sécurisation foncière nécessaire au développement socio-économique ne peut être assurée sans intervention juridique. Cependant, cette intervention doit se faire en respectant la conception de la personne, telle qu'elle existe dans les sociétés africaines sinon, ses objectifs ne seront pas atteints.

Mais, parce que le foncier s'inscrit dans un contexte local, national et international il n'est pas possible de s'inspirer uniquement des système indigènes. On doit aussi avoir recours aux systèmes qui ont fait leurs preuves face au marché et à l'&EACUTE;tat, en l'occurrence, étant donné le contexte historique, “ les instruments juridiques inspirés de la common law anglo-américaine et du droit civil français ” (p. 294). Il ne s'agit pas, néanmoins, de répéter les erreurs du passé, c'est-à-dire de transposer tels quels les système occidentaux. Il faut “ s'inspirer des éléments de ces systèmes et les adapter à la conception africaine de la personne (à savoir, à la culture, aux systèmes politiques, aux modèle sociaux, etc.) ” (p. 294).

À cet effet, elle va analyser les éléments constitutifs de chacun de ces systèmes, pour voir comment ils peuvent être adaptés à la réalité africaine et quelles influences éventuelles ils sont susceptibles d'avoir sur les sociétés concernées.

- Le système de common law et ses implications

Le système de common law repose sur ce qu'on appelle la “ théorie des droits ”, qu'il est nécessaire d'exposer avant d'envisager la manière dont on peut l'appliquer au contexte africain et les implications qui en découlent.

La théorie des droits

Dans le système de la common law “ on définit la propriété comme un ensemble de droits individuels de propriété (property rights) possédés par de multiples acteurs (individus, groupes d'individus, États), le démembrement de ces droits étant permis sans restriction dans l'espace et dans le temps ” (p. 295)

Selon l'analyse de Hohfeld, devenue classique dans la doctrine américaine, il existe quatre sortes de relations légales fondamentales :

Demand right/Duty

Privilege/No-demand-right

Power/liability

Immunity/No-power (disability)

Que notre auteur traduit par :

1 - Droit-demande/Devoir

2 - Droit-privilège/Droit-non-demande

3 - Pouvoir/Responsabilité

4 - Immunité/Non pouvoir

- La relation légale de type 1 (Droit-demande/Devoir) correspond à ce que nous appellerions un contrat synallagmatique, par exemple un contrat où Primus accepte d'acheter à Secondus une voiture pour 10 000 F. Primus a un droit-demande, une espérance légale, que Secondus lui remette le véhicule et Secondus a un devoir corrélatif, remettre le véhicule à Primus. De son coté, Secondus a également un droit-demande, une espérance légale : se voir remettre la somme de 10 000F, Primus a un devoir corrélatif, donner à Secondus la somme convenue de 10 000 F. Il peut y avoir aussi droit-demande lorsqu'une personne peut exiger d'une autre une abstention (ne pas divulguer des processus de fabrication, ou ne pas faire concurrence à son ex-employeur…)

- Dans la relation de type 2 (Droit-privilège/Droit-non-demande), un droit n'implique pas un devoir corrélatif. Il y a droit privilège lorsqu'une personne, Primus peut accomplir un acte quel que soit le désir de Secondus, lequel a alors un droit-non-demande car il n'a aucune espérance légale, il ne peut rien demander ou exiger. Par exemple, si Primus décide de repeindre ses persiennes en violet (et qu'aucune loi au règlement ne l'interdise), Secondus, son voisin, n'a aucun droit de l'en empêcher même s'il déteste la couleur violet. Les droits-privilèges sont des libertés légales qui comprennent tous les droits fondamentaux tels que liberté de parole, liberté de la presse etc., ils impliquent l'absence d'un droit de la part d'autrui.

Selon cette analyse, le droit de propriété est un droit-demande et le droit de parole est un droit-privilège. Le titulaire du droit de parole peut parler quand il veut, comme il veut, mais les autres n'ont pas le devoir de respecter ce droit, ils peuvent harasser l'orateur, lui couper la parole. Le propriétaire, lui, a son droit protégé par l'État, les autres ont un devoir de le respecter, de ne pas en empêcher l'exercice.

Les droits-privilèges ou libertés consistent en une faculté de s'engager dans des actes qui ne regardent que leur auteur, tandis que les droits-demandes confèrent un droit à être protégé contre toute nuisance.

- La relation légale de type 3 (Pouvoir/responsabilité) implique un droit et un devoir chez la même personne. Une personne dotée d'un pouvoir peut changer sa position légale ou celle d'autrui, alors qu'une personne dotée d'une responsabilité est susceptible d'avoir sa position légale changée par autrui. C'est ce qui se passe en cas de mandat : le mandataire est doté de pouvoirs dont l'exercice peut soumettre son mandant à responsabilité. C'est aussi le cas lors d'une offre de contracter à personne déterminée, une vente par exemple. Le bénéficiaire de l'offre a le pouvoir d'accepter l'offre, ce faisant de créer le contrat et de faire naître chez le co-contractant, une responsabilité (nous dirions une obligation) celle de vendre l'objet concerné.

- La relation de type 4 (Immunité et non-pouvoir) implique qu'aucune relation légale n'existe entre deux personnes ; ainsi lorsque Tertius vend à Secondus une parcelle de terre appartenant à Primus, celui-ci n'est en rien affecté par cette transaction.

Le pouvoir est un droit qui implique un devoir (une responsabilité) de la part d'un autre tandis qu'une immunité est une absence de tout droit à l'égard d'un autre.

Le détenteur d'un pouvoir dispose d'une autorité qui implique une combinaison de droits et de devoirs, tandis qu'un droit-demande suppose un droit chez une personne associé à un devoir chez une autre personne.

Cette théorie semble pouvoir s'adapter facilement au contexte foncier africain.

Application au contexte foncier africain

Comme on l'a vu, le système foncier traditionnel ne connaît pas un droit de propriété conférant à son titulaire des pouvoirs complets et exclusifs sur la terre, mais on y trouve un ensemble de droits “ de propriété ” qui peuvent tout aussi bien être donnés à une seule personne (individu ou groupe) qu'à plusieurs.

L'application de la théorie des droits au contexte africain consiste donc à séparer les “ property rights ”, et à les affecter, en masse ou un à un, à des “ personnes ” différentes.

On discerne ainsi des droits opérationnels et des droits collectifs. Les premiers seront attribués aux individus, les seconds aux communautés.

Les droits opérationnels, comparables à des droits-demandes, sont ceux qui donnent à leur titulaire le droit de faire quelque chose et imposent aux autres le devoir de ne pas y faire obstacle. Il s'agit du droit d'accès, droit d'entrer dans une zone physique sans en soustraire les ressources et du droit de prélèvement : le droit d'extraire certains produits (poissons, eau, etc.).

Les droits collectifs se rapprochent des pouvoirs, ils confèrent à leur titulaire le droit d'établir des règles. Ils impliquent aussi des devoirs et des responsabilités. On en distingue trois, ce sont : le droit de gestion, droit de réguler les procédures internes d'usage d'une ressource ; le droit d'exclusion, droit de déterminer ceux qui peuvent avoir accès à une ressource et comment ce droit est transféré et le droit d'aliéner : droit de vendre ou de louer les deux droits précédents.

Ainsi, plusieurs “ personnes ” (individus ou groupes) peuvent se trouver titulaires de droits sur la même parcelle de terre, chacun ayant des droits différents.

Dans le cas des plantations de cacao, on peut imaginer un système foncier composé de quatre types d'acteurs :

Le premier, le village, serait le “ propriétaire en droit ”, il a les droits de gestion, d'exclusion et d'aliénation et le devoir de distribuer et réguler les terres dans l'intérêt de la communauté.

Le deuxième, le lignage, intitulé “ propriétaire de fait ”, a le droit de déterminer les personnes qui peuvent avoir accès à la terre et les procédures de transmission des droits d'accès. Il a également le devoir de penser aux intérêts présents et futurs du lignage.

Le troisième acteur, “ ayant droit ”, est le chef de famille, il peut décider comment distribuer la terre entre les différents membres de la famille.

Le quatrième acteur est le simple producteur, l'utilisateur autorisé. Il a le droit d'accès à “ ses ” terres et le droit d'en prélever les fruits. Ces droits impliquent pour les tiers, y compris le village et l'&EACUTE;tat, l'interdiction de s'ingérer dans ses affaires.

L'adoption de ce système est-elle de nature à atteindre les buts économiques qui lui sont fixés et s'accorde-t-elle avec la conception africaine de la personne, c'est la question que se pose Élisabeth Gianola-Gragg ?

Implications de l'adoption de cette construction

À première vue, l'emprunt aux conceptions de la common law semble - dans le contexte foncier africain - favoriser “ le développement économique dans la mesure où il engendre une intégration des populations locales et de l'&EACUTE;tat. ” (p. 312) En effet, ces droits - que nous appellerions subjectifs - donnent à l'individu un certain nombre de pouvoirs et parallèlement, “ supposent l'existence d'une source d'autorité extérieure capable ” (p. 312) d'assurer leur protection. Ainsi, “ […] les droits permettent à l'&EACUTE;tat de faire son entrée au niveau des populations locales en tant qu'assurance d'une certaine sécurité, [Mais] ils permettent également à ces mêmes populations d'agir sur l'État. ” (p. 312-313), puisque dans la conception anglo-américaine, les droits individuels sont des instruments juridiques servant à se protéger de l'État. Ce résultat semble donc positif, mais il faut comprendre que cette modification juridique est liée à une certaine organisation politique qui n'est peut-être pas adaptée au contexte africain actuel.

Effectivement, cette “ théorie des droits amène à une certaine politique réformatrice qui se présente sous le vocable de 'gouvernance'. ” (p. 313-314). Le concept de gouvernance s'oppose à décentralisation ou déconcentration, il implique non pas une redistribution des pouvoirs mais “ la constitution d'un cadre de développement amenant à une prise de décision commune et à l'action collective ” (p. 314). La gouvernance diffère aussi de la notion de gouvernement car elle s'opère “ sans organisation administrative, ce qui signifie une intervention très limitée de l'État ” (p. 314). La gouvernance “ implique une 'prise de responsabilité', c'est-à-dire la capacité des communautés à résoudre elles-mêmes leurs problèmes collectifs avec un minimum d'intervention de la part d'une organisation centralisée. ” (p. 314) Ceci est loin d'être étranger aux conceptions africaines, mais notre auteur s'interroge sur la capacité - concrète - des communautés traditionnelles à promouvoir, à elles seules, un développement socio-économique durable étant donné la faiblesse du capital (monétaire et humain) au niveau local.

Ses recherches lui ont montré que les populations impliquées dans les économies de plantation ont encore besoin d'une intervention étatique. En effet, elle a pu constater que le retrait de l'État, auquel on assiste aujourd'hui dans la filière cacaoyère, a entraîné une désorganisation des canaux de distribution et une désintégration des groupements de producteurs.

Aussi, elle considère que dans le présent contexte foncier africain, cette théorie des droits n'est pas adaptée à la promotion du développement économique. Pour que la théorie des droits et le système de gouvernance fonctionnent, il faudrait que la “ population soit bien formée à l'accès au capital ” (p. 316) et cette formation ne peut venir que de l'intervention de l'&EACUTE;tat ou d'organisations publiques ou privées extérieures.

En ce qui concerne l'adéquation de la théorie des droits à la conception africaine de la personne, notre auteur est également négative, malgré le fait que ces droits peuvent “ être arrangés et organisés dans des ensembles qui reflètent les situations de fait ” (p. 316).

Son jugement est fondé sur le concept même de “ droits ” difficilement conciliable avec les structures socio-politiques africaines.

Les droits reflètent la conception individualiste de la personne selon laquelle, “ l'homme a besoin des droits pour se réaliser à travers les interactions avec les autres hommes et les actes de volonté par rapport aux objets. ” (p. 317) La “ théorie des droits […] s'applique […] à l'abstraction de l'individu : la personne en tant que moi. ” (p. 317) Or, “ les droits dans la mesure où ils existent dans les sociétés traditionnelles, dérivent de statut. Un statut caractérise la situation d'un individu que le groupe auquel il appartient a investi d'un ensemble de devoirs et d'obligations réciproques qui coexistent avec sa seule personne sociale. ” (p. 318)

Les “ droits ” dans le système africain ne correspondent ni à des droits-demandes ni à des pouvoirs. D'une part, parce que le droit-demande n'implique aucune obligation de la part de son titulaire contrairement aux droits dérivant d'un statut et d'autre part, parce que le titulaire d'un pouvoir a certes des devoirs mais ces devoirs ont un champ beaucoup moins vaste que les devoirs incombant à celui dont le statut est élevé. Ainsi, dans le trust, le trustee en tant que détenteur d'un pouvoir est obligé de gérer la res (chose mise en trust) dans le meilleur intérêt du bénéficiaire, mais son devoir s'arrête là, il n'a pas à s'occuper du bien-être général du bénéficiaire, au contraire, le chef de lignage ou le chef de famille a le devoir de subvenir aux besoins matériels (et parfois moraux) de tous ceux qui sont sous son autorité.

“ En mettant l'accent sur ces droits, on ne respecte pas les spécificités du modèle foncier africain qui est structuré par les relations dont les droits découlent ”. En effet, “ plus la société identifie une terre avec un acteur individuel, plus le modèle foncier est façonné par les droits. Et plus la relation est conçue par la société comme non individualisée […] plus le modèle foncier est façonné par les relations, [or] le modèle foncier indigène s'inscrit dans la deuxième catégorie. ” (p. 319)

En conséquence, si l'on abandonne “ l'aspect relationnel au profit des droits, le modèle foncier en résultant ne coïncidera plus avec la conception africaine de la personne et suscitera par la suite la désintégration des communautés. ” (p. 319-320) Car, lorsque “ les droits priment sur les relations le contrôle sur les terres devient de plus en plus fragmenté ” (p. 320). Une multiplicité d'individus, d'institutions, d'intérêts vont réclamer un pouvoir juridique sur la terre mais en se refusant à toute obligation communautaire. On aboutit à la destruction des communautés locales alors que celles-ci sont indispensables à la construction d'une relation État-société-marché durable.

Il reste à voir si le recours aux conceptions civilistes est susceptible de donner de meilleurs résultats.

- Le système du droit civil français et ses conséquences éventuelles

Notre auteur, de par sa formation, envisage les conceptions civilistes par comparaison avec celles de la common law. Elle est frappée par l'importance de l'État, seule source théorique de droit, qui n'est limité que par ses propres règles et dans lequel repose la protection des droits des citoyens, des statuts individuels et de la propriété privée. Alors que dans le système anglo-américain, les droits sont des instruments juridiques servant à se défendre contre l'État, à participer à la constitution de la structure sociale, ils sont dans le système civiliste accordés par l'État, mis sous sa protection et en conséquence ils peuvent valablement être limités par celui-ci.

Il en résulte que “ c'est l'&EACUTE;tat qui décide du statut des terres ainsi que de leurs titulaires ” (p. 324) et ceci en référence aux distinctions privé/ public et chose/bien, ce qui nous conduit aux quatre statuts fonciers du code civil tels que les a dégagés Étienne Le Roy (Le Roy 1996 : 61)
Les statuts fonciers selon le code civil

d'après Étienne Le Roy
statut juridique de la ressource
Chose
Bien
usage socialement reconnu
Public
Domaine public
Domaine privé
Privé
Communaux
Propriété privée

Chacun de ces types de foncier est soumis à un statut et à des droits différents, déterminés par les textes. Ainsi le propriétaire est investi des trois fameux droits, d'usage, de jouissance et de disposition. En réalité, le propriétaire civiliste a les mêmes droits (analysés différemment) que le propriétaire de common law, mais ce qui les distingue c'est que le premier jouit de ses droits grâce à l'État, alors que les droits du second ont leur source dans les relations contractuelles, et qu'ils lui servent contre l'État.

Dans le système civiliste “ L'État conçoit et bâtit un régime foncier en désignant par avance les statuts qui s'appliqueront aux terres, les titulaires et les droits qu'ils posséderont. ” (p. 326)

Les travaux d'Étienne Le Roy ont montré que cette construction peut être adaptée pour s'appliquer aux conceptions africaines

Application au contexte foncier africain.

L'application du modèle français au contexte africain consiste à conserver les catégories ainsi que le modèle sociétal qui distingue entre la sphère privée et la sphère publique, tout en créant un nouvel organe “ politique ”, le “ patrimoine commun ” et un nouvel élément juridique “ la maîtrise foncière ”.

- La notion de patrimoine commun a été dégagée à partir de deux autres concepts, celui de “ patrimoine ” du droit civil français et celui de “ patrimoine commun de l'humanité ” du droit international et de l'environnement.

On sait que la notion de patrimoine au sens civiliste du terme vise “ l'ensemble des droits et des obligations d'une personne, ayant un caractère pécuniaire ”. Il s'agit d'une universalité en ce sens qu'il est composé d'un actif (les droits) et d'un passif (les dettes) indissolublement liés, lesquels varient en fonction de l'activité économique de la personne mais ne modifient pas le patrimoine qui est, en réalité, l'aptitude à être titulaire de droit et d'obligations. Parce qu'en droit français, seule une personne est susceptible d'avoir des droits et d'encourir des obligations, il est considéré comme l'émanation juridique de la personne, en ce sens que toute personne a un patrimoine, et que celui-ci est intransmissible entre vifs et indivisible comme la personne.

Le “ patrimoine commun de l'humanité ”, quant à lui, évoque “ l'idée d'une richesse que nous avons reçue de nos ancêtres et que nous devons transmettre intacte à nos successeurs ”. Cette notion implique l'idée que l'humanité est un tout indivisible et qu'elle a des droits et des obligations quant à la ressource en question.

Il appert donc que le patrimoine est toujours associé à la personne : personne physique (essentiellement ) dans le droit civil, laquelle est équivalente à une personne-moi, personne un peu nébuleuse pour le patrimoine commun de l'humanité, car cette dernière n'a guère de consistance juridique. Cependant, “ quand on reconnaît l'humanité en tant que personne, on reconnaît le partage d'une expérience collective ou […] une communauté de vie ”. (p. 329)

Le patrimoine consiste toujours en un ensemble de droits et d'obligations. Le concept de droit se retrouve dans les deux types de patrimoine mais le terme obligation prend des connotations différentes. Dans la perspective civiliste, l'obligation est un lien de droit entre deux personnes en vertu duquel l'une peut exiger de l'autre une prestation ou une abstention et ce lien de droit découle d'actes volontaires ou involontaires d'une ou des parties en question. Tandis que les obligations du patrimoine commun de l'humanité dérivent d'une “ responsabilité collective préexistante ” (p. 330).

Pour transposer le concept de patrimoine dans le contexte africain il faut élargir les définitions tant de la personne que de l'obligation pour les faire correspondre aux situations de fait. On arrive alors à une conception “ indigénisée ” du patrimoine commun qui donne un nouveau type de statut foncier et une nouvelle sorte de titulaire.

Élisabeth Gianola-Gragg part de la définition de B. Otch-Akpa selon lequel on peut distinguer “ le patrimoine parentalisé (terres de cultures, résidence, brousse…) le patrimoine communautarisé (bijoux, pagnes…), les avoirs matérialisés (champs de café, cacao, argent), les avoirs individualisés (bijoux, pagnes , machettes etc.) [et le] patrimoine des communautés villageoises […] constitué par les dédéku-wus (terres de cultures, forêts, les zones de pêche), les espaces sacralisés […] les objets sacralisés symboles du pouvoir […]. ” (Otch-Akpa B. 1992, cité p. 330)

On constate d'après cette énumération que fait partie du patrimoine commun, non seulement tout ce qui a une valeur économique, mais aussi tout ce qui a une valeur affective, sociale ou sacrale et que la terre est moins richesse que valeur sociale. C'est pourquoi H. Ollagnon définit le patrimoine commun comme “ l'ensemble des éléments matériels et immatériels qui concourent à maintenir et à développer l'identité et l'autonomie de son titulaire dans le temps et dans l'espace par adaptation en milieu évolutif ”. (Ollagnon 1989 : 265).

De cette définition des biens composant le patrimoine commun, découle leur statut. Alors qu'entrent dans le champ de la propriété privée toutes les choses susceptibles d'une appropriation exclusive - et donc, soumises à une gestion gouvernée par l'intérêt personnel - entrent dans le patrimoine commun toutes les choses, biens ou valeurs, dont “ la gestion se caractérise par la complémentarité, le partage et la négociation des droits et des obligations entre les individus et les groupes selon la recherche d'un intérêt communautaire ”. (p. 332)

Dans cette conception “ africanisée ” du patrimoine, la “ personne ” titulaire de ce dernier est la “ communauté de vie ” et les membres de celle-ci ont des obligations tant envers le patrimoine commun qu'envers la communauté elle-même. Car ces obligations ne sont pas le pendant des droits mais dérivent de l'appartenance à la communauté et elles sont pour cela réciproques, en ce sens que ses membres doivent répondre à l'appel de la communauté pour lui rendre des services et cette dernière doit leur garantir sécurité et protection.

Alors que le statut foncier de la propriété privée confère des droits à son titulaire, le patrimoine commun confère une ou des “ maîtrises foncières. ”

Cette notion de “ maîtrise foncière ” a été dégagée par Étienne Le Roy. Selon lui, si l'on adapte les classifications civilistes aux réalités africaines, on constate que le patrimoine commun implique trois types de statuts pour les richesses et trois types de rapports juridiques.

- Les types de statuts des richesses sont : les avoirs qui sont “ tous les objets largement disponibles et qui ne prêtent pas à un contrôle préalable du groupe (bois mort, vaine pâture) ”, les possessions : “ choses qui peuvent supporter plusieurs usages ou être affectées à plusieurs utilisations successives (terre agricole) ”, les propriétés fonctionnelles : “ choses qui servent une fonction sociale dans la reproduction communautaire et qui peuvent aussi bien être des richesses marchandes (animaux, parures) que des ressources hors commerce (terres habitats, arbres plantés). ” (p. 336)

- Les types de rapports juridiques peuvent être interne, interne/externe, et externe, “ Ainsi, 'le système d'exploitation des sols' opère au plan interne selon une méthode de gestion commune d'un seul groupe (par exemple le village). Il comprend l'ensemble des règles qui portent sur l'utilisation d'espaces et qui cherchent à assurer le faire-valoir des terres. Le 'système de circulation-distribution des produits des terres' opère au plan interne/externe, selon une méthode de cogestion qui est commune aux deux groupes alliés. Il constitue l'ensemble des pratiques et des opérations qui concernent le partage de produits de la terre. Enfin, les 'systèmes de répartition des terres' opèrent sur le plan externe, selon une méthode de cogestion commune à quelques groupes limitativement énumérés. Il comprend l'ensemble des solutions de répartition des terres entre les groupes .” (p. 235).

En combinant les types de richesses et de rapports juridiques on obtient divers types de maîtrises foncières qui chacune, peuvent être publique : commune à tous ; externe : commune à n groupes ; interne-externe : commune à deux groupes ; interne : commune à un groupe ; privée : propre à une personne.

La notion de maîtrise “ suggère l'exercice d'un pouvoir et d'une puissance donnant une responsabilité particulière à celui qui, par un acte d'affectation de l'espace a réservé plus ou moins exclusivement cet espace ” (Le Roy 1992 cité p. 338).

Il s'agit de la maîtrise indifférenciée, (portant sur des choses) la maîtrise prioritaire (correspondant aux avoirs), la maîtrise spécialisée (sur les possessions) la maîtrise absolue (sur les propriétés) et enfin la maîtrise exclusive qui porte sur une chose considérée comme un bien. Ces différentes maîtrises foncières recouvrent tant les catégories du droit traditionnel (celles qui découlent du statut foncier du patrimoine commun) que celles du Code civil.

Ainsi, celui qui a le droit d'accéder à une forêt villageoise et de récolter ses fruits est titulaire d'une maîtrise prioritaire interne, il s'agit d'un droit temporaire qui opère dans le cadre d'une cogestion commune au niveau du village. L'intéressé se voit accorder ce droit dans la mesure où il accepte de remplir ses obligations envers le village qui lui a délégué cette autorité pour récolter, on est tout à fait dans le cadre indigène. Celui qui a une maîtrise absolue et privée sur un objet individualisé, se voit accorder un droit par l'État, il a sur cet objet une sorte de souveraineté garantie par l'État, on se trouve alors dans la conception du droit civil le plus pur.

Comme elle l'a fait pour la common law l'auteur étudie ensuite, les implications de cette analyse

Implications du système civiliste

Selon Élisabeth Gianola-Gragg, “ la théorie […] juridique française fait partie d'un projet politico-juridique qui consiste dans une série de thèmes d'action, dont notamment l'instauration d'un État de droit, l'appui à l'appareil d'État et la décentralisation ” (p. 340).

Elle considère que dans ce cadre, “ le patrimoine commun sert à promouvoir la coexistence et l'intégration des communautés et [de] l'&EACUTE;tat ainsi qu'à maintenir les idéaux d'indépendance et de pluralisme en créant des zones dans lesquelles la majorité (représentée par l'&EACUTE;tat) s'accorde à reconnaître une certaine souveraineté aux groupements minoritaires ”. (p. 342)

Mais cette souveraineté n'est pas absolue, car le droit de gérer les éléments patrimoniaux dépend de l'État et il est donc toujours susceptible de limitations et de restrictions au nom de l'intérêt général.

En conséquence, les communautés se trouvent dans une position d'infériorité par rapport à l'État, et leur capacité à participer à la construction de la relation État-société-marché s'en trouve limitée. D'autre part, alors que les détenteurs de property rights sont envisagés comme indépendants, les communautés de vie, titulaires du patrimoine commun, sont conçues comme interdépendantes. Pour que le système fonctionne il faut donc que les acteurs se mettent d'accord. “ Les communautés en tant que parties constitutives de ce système institutionnel, ne peuvent agir sans prendre en considération les positions des autres parties, ce qui amène à un système politique qui s'opère autour de négociations. ” (p. 343) Étant donné que les modes de résolution des conflits en Afrique se caractérisent par la conciliation, le compromis et la négociation, ce système est plutôt bien adapté.

Néanmoins, la faiblesse des communautés face à l'État peut les rendre incapables de “ se transformer en société civiles et en acteurs économiques capables de domestiquer l'État et d'intégrer le marché mondial. ” (p. 343) Et si ces communautés ne se sentent pas acteurs de la construction sociale à part entière, elles risquent de se replier sur elles-mêmes.

En ce qui concerne la personne, les concepts de maîtrises foncières et de patrimoine commun “ reflètent plus que tout autre modèle juridique les spécificités de la notion de personne dans le contexte africain ” (p. 344). Le patrimoine commun réussit en effet à donner un statut juridique aux communautés culturelles qui dans la mentalité africaine sont de véritables personnes.

Mais son application dans la pratique peut se révéler délicate car, le patrimoine commun ainsi que son titulaire, les communautés de vie, ne sont pas des phénomènes complètement saisissables. Comment les définir avec précision ?

La notion de communauté de vie se rapproche des concepts de nation ou d'ethnie dans la mesure où ces termes désignent des groupements qui s'identifient par une langue, une tradition de descendance commune et un territoire, mais elle va au-delà. Comme l'a montré Michel Alliot, elles impliquent outre le partage d'une même vie, celui de la totalité des spécificités et d'un champ décisionnel commun.

D'autre part ces formes d'organisation sociale ne sont pas statiques, elles se modifient dans le temps et dans l'espace. “ Si aujourd'hui les communautés de vie occupent des fonctions sociales et culturelles assurant une sécurité minimale de subsistance et l'affirmation d'une identité culturelle pour ses membres, leur reconnaissance juridique en tant que titulaires de patrimoines communs peut les transformer en entités socio-politiques.. Dans ce cas, le fait de définir le patrimoine comme l'attribution d'un espace à une entité socio-culturelle devenue depuis politique peut risquer de provoquer un phénomène de “ tribalisme ” (ou le renforcer dans le pays où les divisions et conflits ethniques et/ou communautaires persistent). ” (p. 345-346)

CONCLUSION

Après avoir envisagé les deux types de solutions juridiques possibles, à l'aune de deux critères, capacité de promouvoir le développement socio-économique, compatibilité avec la conception africaine de la personne, notre auteur en tire deux enseignements. D'une part, que des deux modèles étudiés, chacun ne satisfait qu'à l'un des deux objectifs, d'autre part que le choix d'un système juridique implique le choix d'un modèle sociétal.

- Chaque modèle répond plus particulièrement à l'un des deux critères

Le modèle des property rights répond mieux au critère du développement économique, il protège les individus face à l'État et leur donne la capacité d'opérer de l'intérieur une restructuration de la relation État-société-marché, à condition que les populations locales soient formées et des modes de financement trouvés.

Par contre, parce qu'il néglige l'aspect relationnel des systèmes fonciers africains, ce modèle risque, sur le long terme, d'entraîner une fragmentation de communautés locales qui remplissent aujourd'hui la fonction primordiale de sécurité.

Le modèle patrimonial répond mieux au critère de la personne, il réussit à donner un statut juridique à des communautés culturelles et aux acteurs un instrument juridique qui respecte les spécificités des sociétés africaines.

Mais le patrimoine est un statut qui dépend de l'État, sa capacité à promouvoir le développement économique est restreinte, car elle dépend de la volonté de l'État qui peut le modifier ou le supprimer complètement. Il faudrait pour pallier cet inconvénient, nous dit Élisabeth Gianola-Gragg, reconnaître (mais qui ?) le patrimoine commun comme un droit inviolable et sacré au même titre que le droit à la propriété.

- Le choix d'un système juridique implique le choix d'un modèle sociétal

Il s'agit là, nous semble-t-il, de l'apport le plus intéressant de cette thèse qui, on l'a vu, n'en manque pas.

Le recours, même avec adaptation, à une analyse, une théorie ou une technique juridiques empruntées à un système de droit quelconque n'est pas neutre. Car, à chaque système juridique correspond un certain idéal de société.

Le modèle de la common law est fondé sur une philosophie individualiste dans laquelle on se méfie de l'État - qui doit se faire le plus discret possible - et dans laquelle les droits subjectifs sont des armes que les individus responsables - supposés vouloir se débrouiller tous seuls - se donnent pour se défendre contre l'État. Le modèle civiliste est au contraire fondé sur “ le culte de l'État ”, cet État qui doit être un “ État de droit ” - c'est-à-dire respecter les règles qu'il a lui-même édictées - est là pour protéger les sujets de droits. Dans ce système c'est l'État qui consacre les droits individuels et qui veille à leur respect.

En conséquence, “ […] le choix d'un de ces modèles implique plus que le choix d'un système juridique […] il transporte dans son sillage un projet de société qui détermine une certaine forme de relation État-société-marché, une certaine structure institutionnelle et un certain type de redistribution des droits et des obligations entre les différents partenaires sociaux ”.

Ce qui ne signifie pas que tout emprunt aux systèmes de droits étrangers soit à proscrire mais qu'ils doivent se faire en connaissance de cause. Comme le constate le doyen Carbonnier (Carbonnier 1999 : 5) : “ la société se reflète dans le droit, et le droit a pu aider à la construire. ”

R&EACUTE;F&EACUTE;RENCES BIBLIOGRAPHIQUES

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