Bulletin de liaison

numéro 25, septembre 2000

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Droits de l’homme

et

cultures de la Paix

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Laboratoire d'anthropologie

juridique de Paris

Directeur : Étienne Le Roy


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Association anthropologie et juristique

ISSN 0297-908 X

Université Paris I

9, rue Mahler

75181 Paris Cedex 04

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Droits de l’homme

et

cultures de la Paix

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Directeur de publication

Étienne Le Roy

 

Comité de rédaction

Geneviève Chrétien Vernicos

Christoph Eberhard

Jacques Larrue

Jacqueline Le Roy

 


 

 

 

 

 

 

 

Sommaire

 

 

 

 

Éditorial

Christoph Eberhard. . . . . . . . . . .. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5

 

 

 

Au-delà de l’universalisation et de l’interculturisation  des droits de l’homme,

du droit et de l’ordre négocié

Robert Vachon. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9

La dimension invisible de la protection des droits de la personne

 en Afrique contemporaine

Camille Kuyu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 23

Droits de l’homme et diversité culturelle :

l’exemple de la dynamique vodou en Haïti

Jean Rosier Descardes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29

Les sources des droits traditionnels  et des droits ancestraux :

de la modernité  à la post-modernité

Barnabé Georges Gbago. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .37

Droits de l’homme, droits des hommes,

Vus depuis la Guinée-Conakry de 1958 à ce jour

Jacques Larrue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53

La “ bonne gouvernance ” et l’État en Afrique

Benjamin Boukamani . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61

La formation des juges en Chine et le dialogue portant sur l’État de droit

Alain Bissonnette . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .81

Ouvertures pour la Paix. Une approche dialogale et transmoderne

Christoph Eberhard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97

De l’impensable du génocide aux impensés du droit

O. Sara Liwerant. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .115

 

 

De la proximité dans le conflit à la proximité dans la relation :

À propos du conflit israélo-palestinien

Carole Younès. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127

 

Activités du Laboratoire

Rapport d’activité du séminaire des thésards

Jean Tounkara. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .141

Rapport d’activité du Groupe de Recherche sur l’État en Afrique

Rose Innack . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .143

Rapport d’activité du groupe de travail Droits de l’Homme et Dialogue Interculturel

Christoph Eberhard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145

 


 

 

 

 

 

Éditorial

 

Il était tout naturel qu’en cette année 2000, charnière entre deux millénaires, et déclarée “ Année Internationale de la culture de la Paix ” par les Nations Unies, ce Bulletin n° 25 soit dédié aux Droits de l’homme et aux cultures de la Paix.

Le Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris a, dès sa création, contribué, de manière plus ou moins explicite, à dégager une pédagogie interculturelle porteuse de Paix. Toute sa démarche depuis plus de trois décennies peut se résumer dans l’effort constant de dégager l’originalité des diverses cultures juridiques et de les mettre en tension créatrice. Cette attitude d’ouverture et de dialogue a permis dans divers domaines, tant aux niveaux global que local, de dégager des horizons pour l’émergence de “ cultures de la Paix ”.

C’est à partir du début des années 1980 que, parallèlement à l’émergence des premiers jalons pour une approche et une théorie véritablement interculturelles du Droit, des chercheurs du Laboratoire ont commencé à travailler sur la question d’une approche interculturelle des droits de l’homme. Ces travaux ont été diffusés de manière plus large et ont été approfondis de manière plus systématique depuis le début des années 1990, et la question du lien entre droits de l’homme et culture de la Paix s’est trouvée ouvertement formulée lorsque le Laboratoire s’associa en 1994 au programme de l’Unesco pour une culture de la Paix en apportant des éclairages anthropologiques sur la problématique des droits de l’homme.

Si le présent Bulletin s’inscrit dans l’actualité et veut contribuer à ce passage symbolique dans le troisième millénaire sous le signe de la Paix, il s’inscrit néanmoins dans une dynamique de recherche continue qui semble aller en s’intensifiant.

Les articles donneront au lecteur un petit aperçu de l’étendue et de la diversité du champ de recherche qu’ouvre la problématique des droits de l’homme et de la Paix, et lui feront prendre conscience du fait que c’est le “ pluriel ” qui est de rigueur : c’est bien en termes, non d’une culture de la Paix, mais de nos diverses cultures de la Paix qu’il convient de se poser les questions. Ce sont le partage, le vivre ensemble et le dialogue qu’il implique et donc la reconnaissance de l’altérité qui se trouvent aux fondements de la Paix. On ne saurait poser les droits de l’homme et la Paix comme équivalents. Les droits de l’homme peuvent tout au plus être lus comme une tradition de Paix qui doit s’ouvrir au dialogue avec les autres traditions de l’humanité pour réinventer les modalités du partage de nos vies dans le monde contemporain. Sinon, ils risquent non seulement d’être inefficaces mais aussi de devenir oppressifs, de se transformer d’outils pour la Paix en instruments de guerre. C’est donc avant tout à un changement d’attitude que nous sommes conviés tout au long de ce Bulletin qui nous fera voyager sur plusieurs continents : l’important est de développer notre attitude dialogale et de prendre conscience de la complexité des situations pour pouvoir nous émanciper de certains “ prêt à penser ” qui peuvent se révéler de véritables culs de sac et des obstacles à des démarches de Paix authentiques.

C’est en trois vagues que procède ce Bulletin : les quatre premiers textes nous convient à une remise en perspective interculturelle des problématiques même des droits de l’homme et de la Paix. Les trois textes suivants nous feront prendre conscience des défis intrinsèques à l’approche occidentale dès lors que celle-ci se trouve confrontée aux réalités : notre attention sera attirée d’une part sur les liens entre les droits de l’homme et le “ politique ” et d’autre part sur les exigences d’une “ politique ” de coopération en matière de droits de l’homme dans un contexte interculturel. Enfin, la dernière vague de contributions aborde plus frontalement le lien entre les droits de l’homme, et la Paix, voire entre le Droit et la Paix. Il s’agit de communications de chercheurs du Laboratoire au colloque “ Cicatriser les violences. Les processus de structuration idéologique, sociale et juridique de sociétés traumatisées par les guerres et les menaces d’éclatement ” organisé par l’Institut International de Sociologie du Droit à Oñati les 3 et 4 avril 2000, qui a permis de cristalliser un certain nombre de recherches en cours et semble souligner l’importance de s’ouvrir dans le futur à une véritable anthropologie du conflit.

C’est Robert Vachon de l’Institut Interculturel de Montréal qui introduit ce Bulletin ainsi que la première vague de contributions. Il nous plonge d’emblée dans les exigences du pluralisme et de l’interculturalisme qui impliquent un véritable désarmement culturel et un examen minutieux de tous nos présupposés pour pouvoir nous engager dans une démarche de Paix véritablement dialogale et dont l’horizon est constitué par une philosophia pacis qui n’est pas uniquement philosophie de la Paix mais philosophie qui naît de la Paix elle-même. Cette nécessité de désarmement culturel et d’ouverture à d’autres traditions est illustrée ensuite par Camille Kuyu et par Jean Rosier Descardes. Le premier relève l’importance de la prise en compte de la dimension du monde invisible si fondamentale encore dans l’Afrique contemporaine mais qui est ignorée par la vision du monde moderne et donc par la protection des droits de l’homme coulée dans sa matrice. Le second, par un détour en Haïti, nous fait découvrir un équivalent homéomorphe aux droits de l’homme, la dynamique Vodou, qui dans le contexte haïtien peut constituer une ressource précieuse pour une pacification sociale. Mais le choix ne semble pas pouvoir se poser aujourd’hui en termes d’alternatives entre visions modernes et autres visions du monde : c’est bien vers des métissages que nous semblons invités à nous acheminer petit à petit. Pour Barnabé Georges Gbago c’est là le défi “ postmoderne ” que nous devons relever. Mais cependant il faut veiller à ne pas se laisser piéger : dans un véritable métissage il n’est pas du tout évident qu’il faille se situer en référence à la “ modernité ”. Ici encore une fois, le fameux piège de l’englobement du contraire nous guette ! la vigilance reste de rigueur.

La deuxième vague de textes nous inscrit plus directement dans une réflexion sur les droits de l’homme et le politique. Jacques Larrue par son aperçu des droits de l’homme en Guinée-Conakry de 1958 à nos jours nous rappelle la question fondamentale de la violence de l’État. Ce faisant il attire notre attention sur un axe de réflexion absent dans ce Bulletin, qui avait déjà été abordé lors d’un colloque franco-allemand d’anthropologie du Droit à Saint Riquier, coorganisé par Le Laboratoire en 1990, mais qui nous semble devoir être encore approfondi : “ La violence et L’État ”[1]. Les droits de l’homme sont en quelque sorte l’autre face du Léviathan : la vision du  monde moderne voit notre “ vivre ensemble ” paisible comme devant être garanti par le jeu de ces deux pôles. Or, il apparaît de plus en plus clairement, et c’est implicite dans les premières contributions, que les droits de l’homme ne peuvent rien tous seuls : ils ne font sens et ne peuvent être efficaces en tant que tels que dans une structure étatique – or celle-ci, outre qu’elle n’est pas effective dans de nombreux pays, renferme intrinsèquement un noyau totalitaire. Une recherche sur cette question pourrait permettre de dégager de nouvelles alternatives pour repenser la problématique de la réalisation d’“ états ” (dans le sens de “ situations ”) de Droit. La contribution de Benjamin Boumakani de l’Université de Brazzaville, introduit dans notre réflexion le concept de “ bonne gouvernance ” qui devient une référence de plus en plus partagée pour aborder la question de l’État de Droit – peut être en partie, parce qu’il permet de mouler les discours dans une forme plus “ technique ” et donc plus neutre qu’un discours faisant référence explicitement aux droits de l’homme ou à la démocratie. Mais ici, encore, il ne faut pas se laisser leurrer par ce qui se présente comme évidence en soi, mais cache en fait une vision universaliste et souvent des intérêts politiques et stratégiques plus ou moins avouables. Alain Bissonnette, attaché de coopération du Centre de recherche en droit public de L’Université de Montréal et participant depuis deux ans à un projet de formation des juges en Chine, met bien en lumière la délicatesse, le sens du doigté requis pour une coopération judiciaire dans un contexte interculturel qui ne se résume pas au transfert pur et simple, voire à l’imposition, d’un modèle clef en main. Tout système de droit est lié à un contexte culturel, historique et politique particulier qu’il s’agit de ne jamais perdre de vue si on ne veut pas risquer de se fermer au dialogue indispensable pour un enrichissement mutuel par manque de respect pour l’autre.

La dernière vague des contributions nous plonge dans une réflexion sur les liens qui unissent le Droit à l’objectif de la pacification sociale. Fondamentalement, c’est toujours sur la question du lien social que nous devons revenir : c’est le partage de nos vies et les modalités de sa mise en œuvre qui doivent avant tout interroger l’anthropologue du Droit pour qui le Droit est avant tout abordé comme mise en forme et mise de formes de la reproduction de nos sociétés dans les domaines qu’elles considèrent comme vitaux. Christoph Eberhard propose une ouverture dialogale et transmoderne de notre façon d’aborder le Droit pour que nous puissions véritablement nous ouvrir à des démarches de Paix, son texte faisant écho à celui de Robert Vachon et à la philosophia pacis. C’est bien d’une nouvelle praxiologie prenant en compte nos réalités existentielles dont nous semblons avoir besoin pour pouvoir repenser nos Droits comme voies de Paix. C’est ce que souligne Sara Liwerant qui nous fait prendre conscience des paradoxes et des pièges que recèle le droit (occidental) lorsqu’il est utilisé pour la pacification et la reconstruction de sociétés ayant vécu un génocide : sa manière “ technique ” d’encadrer l’approche du génocide sous l’apparence de “ régler le problème ” contribue à créer de l’impensé et à prolonger la non confrontation aux réalités du génocide qui sont difficilement pensables. L’invocation au droit a pour effet, en ses termes, de substituer un “ penser ” (qui de plus reste très superficiel) à un “ panser ” véritable des plaies qui est indispensable à toute reconstruction du lien social. Après cette critique de l’approche actuelle, Carole Younes dégage, en partant des enseignements du conflit israélo-paléstinien, quelques perspectives pour repenser les relations entre Droit et Paix. On peut voir le droit comme ayant une double fonction : celui de séparer, de donner à chacun son dû, mais aussi celui de rapprocher, de créer du lien social. C’est sur cette deuxième fonction qu’il semble particulièrement important de réfléchir dans le contexte de nos sociétés contemporaines de plus en plus pluralistes et complexes et où il est important de réinventer de nouvelles formes de socialité.

Après ces textes, le lecteur pourra prendre connaissance de trois dynamiques s’inscrivant au sein du Laboratoire et qui restent des lieux de réflexion et de partage privilégiés : le séminaire des thésards animé par Jean Tounkara, le Groupe de recherche sur l’État en Afrique (GREA) animé par Rose Innack et le groupe de travail Droits de l’Homme et Dialogue Interculturel (DHDI) animé par Christoph Eberhard.

Christoph Eberhard

 

 

 

 

 

 

 

 


Au-delà de l'universalisation et de l'interculturalisation des droits de l'homme, du droit et de l'ordre nÉgociÉ

Robert Vachon*

Introduction

Sans la moindre prétention à dire ici quelque chose d'universellement valable, et sans renoncer aux droits de l'Homme, au droit, à l'ordre (même négocié) et au “ jeu des lois ”, j'aimerais offrir quelques réflexions sur le thème proposé “ Droits de l'Homme et Cultures de la Paix ”. Il s'agira pour moi d'approfondir ce que j'ai déjà écrit sur le sujet[2], mais à la lumière de deux œuvres majeures récentes de R. Panikkar[3] et de questions que me posent les publications du LAJP.

J'aimerais le faire sous le signe 1) du désarmement culturel ; 2) du mythe émergent — thématiquement nouveau — du pluralisme et de l'interculturalisme de la vérité et de la réalité ; 3) du défi de la “ philosophia pacis ”.

L'anthropologie juridique ne saurait être que juridique. Elle se doit d'être aussi philosophique et métaphysique. Cela me semble faire partie du “ préférer les valeurs sociales aux normes juridiques et concevoir ces valeurs autour de la primauté reconnue à la paix : respect de l'autre, maîtrise de soi et dialogue. ” (Le Roy, 1999 : 339).

I - Invitation au dÉsarmement culturel par rapport à la culture de la paix que constituent le droit, les droits de l'homme, “ l'ordre nÉgocié ” et leur universalisation

Une des découvertes les plus troublantes (insécurisantes) et en même temps les plus libératrices, de notre temps, est qu'il n'existe pas de critères universels qui nous permettent de tout juger sous le soleil.

Non seulement Dieu n'est pas un universel culturel, mais l'Homme et le Cosmos non plus. Encore moins les notions de développement, de démocratie, de droits de l'Homme, de Droit, d'Ordre (même négocié) et d'Universitas.

La paix est un symbole universel, mais il y a autant de cultures de la paix qu'il y a de mythes et de concepts de la paix.

Les Droits de l'Homme, le Droit lui-même et l'Ordre (même négocié) ne constituent qu'une culture de la paix parmi d'autres et pas nécessairement plus valable que d'autres.

Reconnaître ce fait dans la pratique, ne pas substituer cette culture de la paix à celle des autres, ne pas en faire nécessairement le point de référence universel, me paraît de prime importance, sinon on tombe dans le colonialisme et le totalitarisme du Droit, des Droits de l'Homme et de “ l'Ordre négocié ”. Il faut donc se poser des questions sérieuses et délicates par rapport aux notions d'interculturalisation et d'universalisation des droits de l'Homme, du Droit et de l'Ordre négocié.

1 - Les questions[4]

– Le droit, “ un problème commun à toutes les civilisations et donc universel, à savoir assurer une sécurité juridique qui donne une bonne confiance dans l'avenir, par une mise en forme pour assurer la reproduction de la société ” ?[5]

– L'ordre, l'ordonnancement et l'ordre négocié, des archétypes universels ?

– L'universalisme un problème universel ?

– L'interculturalisation du droit ?

Sans doute, à partir des fenêtres du droit, de l'ordre, de l'universalisme ! Le point de référence est universel si on le contemple de la position où est établie la culture qui l'affirme, mais pas universel si le regard qu'on porte sur lui vient du dehors. De l'intérieur, on prend le cadre pour le tout, mais, de l'extérieur, on a son propre cadre, sa propre fenêtre.

Or, on ne peut contempler le totum que dans le cadre déterminé par notre propre fenêtre et à travers celle-ci. En effet, le totum n'existe pas indépendamment de la partie à travers laquelle il est vu. Nous ne pouvons ni prendre la pars pro toto, ni croire que nous voyons le totum in parte. Personne n'a accès direct à toute la gamme universelle de l'expérience humaine. Toute culture exprime son expérience de la réalité et de l'humanum par des concepts et symboles qui appartiennent à cette tradition et comme tels, ne sont pas universels, ni très vraisemblablement universalisables.

Bref, dire que le droit, l'ordre, etc. est un problème commun à toutes les civilisations et donc universel, c'est vrai du point de vue de la fenêtre de celui qui pose cette question, mais ce ne l'est pas du point de vue de la fenêtre de ceux qui posent des questions radicalement différentes.

Non seulement les réponses des civilisations à nos questions ne sont pas nécessairement les mêmes, mais les questions elles-mêmes (et les présupposés) ne le sont pas.

Nous sommes en train de découvrir que de grands pans de l'humanité (Asie, Afrique, autochtones, etc.) ont des questions et présupposés tout autres, qu'ils ont des notions et cultures de la paix radicalement et même irréductiblement différentes, basées sur des mots, des mythes, souvent intraduisibles, et qui nous paraissent à notre tour, non-universels et fort particuliers.

Ce n'est donc pas en regardant par la même fenêtre (le droit, l'ordre, etc.) que je vais connaître ce que représente le tout vu par l'autre fenêtre. Je devrai commencer à faire l'effort de regarder le tout tel que vu par les autres fenêtres. De cette façon, elles me révéleront mes propres mythes, et le caractère particulier de ce que je crois être leur universalité.

2 - Quelques exemples

      Le droit

Il n'est pas un problème commun à toutes les civilisations, sauf à partir de la fenêtre partielle du droit.

Le “ principe référentiel ” de la plupart des autres civilisations n'est pas le droit (même dans le sens de mise en forme). Non seulement on n'y parle pas de droit mais pas même de “ principe référentiel ” ou d'archétype. Leur “ site symbolique ” ou matrice est le Dharma/Svadharma, le devoir, le Cercle de la Vie, etc.  Sites et matrices que ces civilisations ne présentent même pas comme étant universelles ou nécessairement universelles ou universalisables, mais comme la réalité dont les personnes et communautés de ces civilisations se considèrent comme étant les membres tout simplement et non les maîtres. Il me semble qu'il pourrait être important pour nous de connaître les sites symboliques/matrices de ces autres civilisations et comment elles perçoivent nos principes référentiels/archétypes de droit, d'ordre et d'ordre négocié par rapport au Dharma/Svadharma, au Cercle Sacré de la Vie, à la Grande Harmonie, à “ all our relations ”, etc.

La question “ d'assurer la sécurité juridique qui donne confiance dans l'avenir ” ! N'oublions pas que la culture de la certitude inaugurée en Occident par Descartes, conduit logiquement à la civilisation de la sécurité et de sa fabrique — l'idéologie prédominante de la société moderne. Or cette culture et idéologie est loin d'être partagée par toutes les grandes civilisations. Vivre dans l'insécurité et l'incertitude est intolérable pour la rationalité, mais c'est même plaisant dans l'amour, libérateur pour le sannyasin hindou (l'idéal de la civilisation n'étant pas, dit Gandhi, d'accumuler des richesses, mais de s'en départir, d'où l'accent donné à l'aparigraha : la non possession, dans toute la formation hindoue). L'éducation n'y est pas tant à la sécurité qu'à l'équanimité devant quoiqu'il arrive.

Certaines cultures de la paix montrent précisément comment faire face au manque total de certitude et de sécurité et comment vivre notre vulnérabilité, comment prendre position et risquer notre vie, comment “ éteindre le désir de la sécurité ”. Il est intéressant de noter qu'Augustin lui-même qui définissait la paix comme “ tranquillitas ordinis ” considérait la paix comme un “ bonum incertum ”.

Le futur est certes primordial dans une culture de la paix basée sur la cosmologie évolutionniste de l'univers entier (un état d'esprit qui va bien au-delà de l'évolutionnisme scientifique) et qui implique que l'histoire de l'humanité suit une évolution linéaire, de l'inférieur au supérieur, des Babyloniens, Égyptiens, Chinois, Indiens, aux Grecs, Romains, gens du Moyen Âge, aux modernes arrivant au sommet : l'homo technologicus moderne. Or un tel futur ou même la notion de futur est loin d’être primordial pour les civilisations qui sont centrées sur le présent, le rythme cosmique des saisons et de l'être tout entier (qui comprend évidemment les générations à venir).

      L'ordre et l'ordonnancement

La notion elle-même d'ordre et de “ mise en ordre ” est un archétype et un mythe essentiellement occidental, liée aux notions d'unité, d'intelligibilité, de logique, de cohérence, de synthèse, de “ reductio ad unum ”, et basée sur le principe de non-contradiction. C'est une notion qui provient de la pensée, que cette dernière soit divine ou humaine. La primauté ici est au logos. Les cultures sont alors perçues comme des “ logiques ”. Il y a là un certain anthropomorphisme et anthropocentrisme pour ne pas dire un “ logocentrisme ”.

Il peut être utile d'un point de vue occidental d'utiliser la notion d'ordre pour catégoriser les divers archétypes des traditions africaines, asiatiques et autochtones, comme le fait Michel Alliot, mais cela peut être profondément inadéquat pour rejoindre le cœur de ces cultures non seulement plus cosmocentriques au sens englobant, mais moins logocentriques ; elles sont moins enclines à soumettre la réalité à la pensée et à une mise en forme i.e. en ordre, ou à faire appel à un chef d'orchestre, un principe organisateur, mais plutôt à “ écouter ” la réalité et à s'y harmoniser. On y trouve plutôt la notion de Cercle où le centre est partout et nulle part. On y est moins préoccupé par l'ordre, la cohérence, ou même la différentiation et la synthèse, l'hybridation et le métissage, que par l'harmonie, la cohésion, la “ relationnalité ”, le maintien de la polarité créatrice, la symbiose ou comme me l'exprimait en français un ami Wolof : la symbiodiversité. Je trouve quelque chose d'analogue dans le non-interventionnisme poussé de la tradition autochtone à l'égard des autres personnes, cultures, ainsi qu'à l'égard des animaux et des plantes. On y parle d'harmonie, non pas malgré, mais dans et à cause des différences. Les différences irréductibles à l'unité y sont un présupposé, une condition nécessaire à l'harmonie. Elles n'ont pas à être éliminées mais à être maintenues. La nature, disait Héraclite lui-même, aspire à l'opposé.

Comme l'écrivait un hindou Sudhir Kakar (1985) : “ L'hindou traditionnellement ne cherche pas une synthèse des opposés mais se contente de garder chacun tel qu'il est... en termes classiques on pourrait dire que les éléments conflictuels sont résolus dans une suspension plutôt que dans une solution. La satisfaction du mythe hindou consiste à savourer pleinement les deux extrêmes plutôt que de chercher une synthèse ”.

Mais il ne faudrait pas s'y méprendre ici : l'important dans ces sites symboliques est moins les différences que la non-dualité c'est-à-dire la relation, le lien, ou relationnalité radicale entre toutes choses, ce que les Bouddhistes nomment Pratitya-Samutpada et que Panikkar traduit par “ relativité radicale ”. L'important est “ d'être ensemble ”. Cela ne requiert pas nécessairement un idéal d'unité et d'intelligibilité ou même de différentiation, de synthèse, de métissage et même de fécondation mutuelle ou enrichissement de leur dharma par l'incorporation des autres cultures de la paix. Il n'y a pas d'entités en soi et séparées. Tout est constitutivement relié. Il s'agit de la solidarité karmique de la totalité (qui est ni une, ni deux, ni plurielle). “ Esse est co-esse ”. Le yin et le yang ne sont pas perçus comme une dualité. C'est la relation entre eux qui prédomine. Comme l'exprimait Satish Kumar (2000 : 7) : “ Tu es, donc je suis. Mon existence est un réseau de relations. J'existe dans la réciprocité, la mutualité, la communauté. Je suis parce que la terre, l'air, le feu et l'eau sont. Je suis parce que mes parents, enseignants, amis, sont. ” En Afrique du Sud ils appellent ça Umbutu “ je suis parce que nous sommes ”. Ce n'est pas l'autonomie qui compte mais l'ontonomie.

L'univers est un uni-vers, non une unité. Il est un concours (con-cursus), une relation constitutive, un cercle de vie. Les pôles sont maintenus. Ils ne cessent d'être des pôles. La polarité n'est pas binaire, dualiste, car chaque pôle présuppose l'autre pôle, autrement les pôles cesseraient d'être pôles, ils fusionneraient ou se sépareraient totalement. L'harmonie implique une polarité constitutive, qui ne saurait être dépassée de façon dialectique, car alors elle serait détruite. La concorde n'est ni l'unité, ni la dualité ou pluralité. Elle est dynamisme du multiple vers l'un sans cesser d'être différent et sans devenir un, et sans atteindre une synthèse plus élevée. L'harmonie est le résultat de la polarité. Il y a une polarité qui est inhérente à la réalité. Elle est un caractère ultime de la réalité.

      L'ordre négocié

La Grande Harmonie du Cercle, pour ces cultures de la paix n'est pas une simple affaire humaine, de pensée et de construction/conjugaison de modèles de penser entre groupes et cultures. Leurs cosmocentrisme large ne leur permet pas de mettre l'homme et sa pensée au centre du Cercle. L'homme n'est pas la figure dominante du cercle de la paix. L'harmonie est vécue avec les esprits ancestraux de l'Homme et du bosquet sacré ainsi qu'avec toute la parenté des esprits du cosmos. L'homme, sa pensée et ses modèles ne sont pas le centre. C'est le Cercle tout entier qui parle et dicte : la palabre et l'écoute doit être intégrale et aller au-delà du visible, de la pensée et des modèles. La paix n'est pas simple affaire (négoce) de l'intellect et de la volonté humaine. Maintenir l'univers ensemble - le lokasamgraha de la Gita est précisément la fonction du Dharma primordial, dont les humains sont des facteurs actifs parmi d'autres, à savoir : le cosmos et le divin.

      L'universitas : totalité une[6]

L'élan vers l'universalisation est sans doute une caractéristique de la civilisation occidentale depuis les Grecs. Si quelque chose n'est pas universel, on le considère comme n'étant pas réellement valide. Ce qui est vrai et bon (pour nous) est (aussi) vrai et bon pour tous. “ Tout ce qui existe n'existe que parce qu'il est un ”. Cette soif d'universalité fait partie du mythe occidental.

Le courant qui consiste à chercher une théorie universelle, même si cette dernière est exprimée avec tout le respect et l'ouverture possible, trahit, à mon opinion, la même forma mentis — la volonté de comprendre, ce qui est une variante de la volonté-de-pouvoir, et donc le besoin senti de tout avoir sous contrôle (intellectuel dans notre cas).

Je ne dis pas que ce trait est erroné et tout à fait négatif, mais que cet élan n'est pas universel et donc qu'il n'est pas la méthode appropriée (pour faire face aux problèmes humains), d'une part parce qu'il n'est pas une théorie vraiment universelle (il y a toutes sortes de rationalités) et, d'autre part, ce qui est encore plus important, parce qu'aucune théorie n'est universelle (la rationalité ne définit pas l'être humain de façon exhaustive).

L'important est de prendre conscience que la culture occidentale, apparemment, n'a pas d'autre façon d'atteindre la paix de l'esprit et du cœur — l'intelligibilité — qu'en réduisant tout à une seule et unique formule ou modèle, dotée de valeurs universelles. Et que cette lumière occidentale sous laquelle nous cherchons la paix, n'est pas la seule à notre disposition, comme si l'humanité était la mesure de toute chose. Ce qui fait problème c'est l'anthropocentrisme d'une part, et surtout le metron - la mesure : cet élan de vouloir tout connaître parce qu'on présume que tout est connaissable. Or la pensée n'a pas à épuiser l'Être.

Le mouvement vers une théorie universelle est bienvenu en tant qu'effort pour “ mettre un certain ordre ” parmi les différentes visions du monde, mais la réalité est plus riche. L'effort de créer une théorie universelle est une noble et féconde entreprise. On surmonte tant de malentendus lorsqu'on cherche un langage commun. Mais la quête d'une théorie universelle court le grand danger d'imposer son propre langage ou le cadre à l'intérieur duquel le dialogue doit avoir lieu. Il prétend à une lingua universalis. Ce qui équivaut au réductionnisme, pour dire le moindre. Ensuite, il présuppose que les traditions humaines sont, sinon réductibles, du moins traduisibles en logos (et probablement dans une forme de logos), et donne ainsi une suprématie au logos sur l'esprit. Mais pourquoi tout doit-il être mis en parole? Pourquoi l'acceptation, sans comprendre, n'est-elle pas aussi une attitude humaine ?

Suis-je en train de chercher ici, moi aussi, un mythe universel — quoique différent ? Je ne crois pas. En effet, le mythe émerge par lui-même et ne saurait être fabriqué : il est polysémique et irréductible à une interprétation ; il ne souffre aucune théorie particulière. C'est ce mythe émergent — thématiquement nouveau — que j'essaie de déceler brièvement dans cette deuxième partie et qui nous aidera peut-être à dépasser l'interculturalisation du droit, sans nécessairement y renoncer ou pas.

II - Le mythe Émergent — thÉmatiquement nouveau — du pluralisme et de l'interculturalisme de la rÉalité.

Ayant déjà explicité cette question plus longuement ailleurs (Vachon, 1997), je me limiterai ici à quelques rappels et réflexions complémentaires de clarification.

Ce dont je parle ici, ce n'est pas d'un nouveau modèle du droit, de l'ordre social ou même d'une nouvelle vision pluraliste de la réalité que nous aurions à découvrir et à expérimenter, ni d'une nouvelle méthodologie accompagnatrice pour la réaliser. Le pluralisme et l'interculturalisme dont il est question dépassent l'ordre conceptuel, celui de l'idéologie et de la définition, de sorte que là où il y a synthèse possible entre deux visions, on ne saurait parler de pluralisme et d'interculturalité. Le mythe du pluralisme ne présente pas une alternative aux systèmes existants. Il ne s'agit pas d'une vue métaphysique de l'univers quoiqu'il puisse en comporter une ou plusieurs. Il s'agit d'une praxis irréductible à quelque théorie que ce soit, même universelle, interculturelle, ou pluraliste.

Il s'agit d'une attitude humaine fondamentale qui n'est pas anti-modèle, anti-paradigmatique, ni anti-méthodologie; elle ne dit pas qu'il faut ne pas avoir de position, de cadre conceptuel, de modèle, comme si mon “ modèle ” était de ne pas avoir de modèle. Mais je questionne la nécessité absolue de modèles pour penser et surtout pour vivre humainement. L'Homme ne jouit pas seulement de conscience rationnelle (logos) mais aussi de conscience mythique (mythos) qui est différente de la première. Mais le mythos n'est pas irrationnel.

Le pluralisme comporte donc aussi sa méthode : le “ dialogisme ” dialogique, qui n'exclut pas “ le dialogisme ” dialectique, à savoir une méthodologie ; mais sa méthode n'est pas réductible à cette dernière. C'est l'approche de l'écoute mutuelle et du respect mutuel. Ce qu'elle fait est d'empêcher, avec des raisons intrinsèques, qu'une méthode ou ensemble de méthodes se déclare autosuffisante pour approcher une question. C'est une méthode qui dépasse le champ mental, sans abandonner l'intellect.

Le pluralisme de la vérité et de la réalité[7]

Il semble y avoir un mythe qui émerge, le mythe du pluralisme. Nous avons encore peine à le déceler et à l'accepter, car ce mythe ébranle une de nos croyances millénaires les plus chères, à savoir 1) qu'on peut tout penser 2) que la réalité est réductible à la pensée, qu'elle doit obéir à la pensée.

Le pluralisme dont je parle ici n'est pas la simple pluralité. De plus, il se présente comme irréductible à l'unité i.e. à une multiplicité intelligible. Il apparaît lorsqu'on accède à un éveil, à une conscience qui nous conduit à l'acceptation positive de la diversité dans son irréductibilité, une acceptation qui ne force pas les différences dans une unité (une synthèse), ni ne les aliène par des manipulations réductionnistes. Ici le pouvoir n'a pas sa place, ni la règle de la majorité le dernier mot, et la praxis n'est pas réductible à la théorie et au modèle. Le pluralisme n'a pas à être compris pour exister. On ne peut le comprendre de façon cohérente, alors qu'on peut comprendre la pluralité. Cela ne veut pas dire que le pluralisme abandonne la rationalité, mais qu'il abandonne le rationalisme. Le pluralisme cherche à atteindre le plus d'intelligibilité et d'unité possible, mais sans requérir un idéal d'intelligibilité ou de compréhension totale de la réalité.

Par pluralisme, j'entends donc cette attitude humaine fondamentale qui est critiquement consciente, à la fois de l'irréductibilité factuelle (donc de l'incompatibilité) des différents systèmes humains qui cherchent à rendre la réalité intelligible, et de la non-nécessité radicale de réduire la réalité à un seul centre d'intelligibilité, rendant ainsi non-nécessaire une décision absolue en faveur d'un système humain particulier à validité universelle - ou même un Être Suprême.

En disant qu'il s'agit d'une attitude fondamentale, je suis en train de suggérer qu'il n'appartient à aucune construction conceptuelle particulière. En disant qu'il s'agit d'une attitude humaine, cela implique qu'il s'agit d'une attitude existentiellement humaine, i.e. d'une praxis humaine (praxis irréductible à une théorie), et qu'on en est conscient. Or cette conscience est critique et double.

Critique veut ici dire réflexive et consciente de son besoin de fondement ; le fondement critique du pluralisme consiste à appliquer à lui-même ce qu'il critique dans tous les systèmes : que tout fondement est simplement un lieu où l'on s'arrête parce qu'on pense qu'il n'a pas besoin de fondement ultérieur. Cela ne peut être qu'une croyance qui peut agir comme postulat pratique basé sur ce que j'ai appelé la confiance cosmique, c'est-à-dire l'expérience, le mythe, la croyance, ou même le postulat que la Réalité est le terrain ultime que nous avons pour donner sens à quoi que ce soit, trouver que la vie a une certaine valeur, le monde une certaine consistance, notre pensée une certaine vérité, nos paroles un certain sens. L'idée même que le monde pourrait être chaos ou illusion n'a de sens qu'à partir de la conscience (arrière-plan) que l'univers est un Kosmos qu'on présuppose en vue de le nier. Le mot confiance ne dit pas rêve d'un paradis. Ce n'est pas une confiance que la réalité est une harmonie selon quelque dessein subjectif et a priori, selon une harmonie préconçue, comme si l'on savait déjà ce que l'univers devrait être. L'harmonie invisible de la réalité est la source de nos idées de vérité, beauté et de leurs contraires. L'harmonie cosmique est notre dernier et ultime critère pour dire ce qu'est l'harmonie et la désharmonie. La confiance cosmique n'est pas la confiance dans le cosmos, mais la confiance du cosmos lui-même, dont nous formons une partie du simple fait que nous existons. La confiance cosmique n'est pas notre interprétation du monde. C'est cette conscience qui rend possible toute interprétation. Ce que le principe de non-contradiction fait dans le champ logique, la confiance cosmique le fait dans l'harmonie ultime de la réalité. On ne saurait nier l'harmonie cosmique sans déjà la présupposer. La notion védique rta ou harmonie cosmique pourrait être un équivalent homéomorphe de ce que je dis.

La confiance cosmique n'est pas la certitude épistémologique de Descartes : la confiance dans nos idées. La confiance cosmique c'est oui, amen, aum, l'affirmation de ce qui est, l'acceptation de la réalité. C'est la conscience que nous sommes dans et de l'univers. Le mot confiance suggère foi, espérance, amour. On fait confiance à la réalité telle qu'elle est et non parce qu'on la comprend ou peut la comprendre, quoique transcender ainsi la raison relève du pouvoir de l'intelligence. Il ne s'agit pas d'une option ou alternative ; dire oui est la seule façon possible de vivre libre et joyeux, d'être qui on est. Les Hindous diraient : c'est notre karma.

Conscience double, disais-je. Cela veut dire que cette conscience est à la fois consciente de sa propre perspective (v.g. le droit, l'ordre, le dharma, le cercle de vie) et de sa relativité.

Le perspectivisme n'offre pas de difficulté majeure : quelqu'un à partir de la fenêtre de son système de croyance particulier détecte l'irréductibilité de son système de croyance et celui de l'autre. Les deux systèmes respectifs — chacun de leur point de vue — ne peuvent être tous les deux vrais. On tiendra à l'un et l’on jugera l'autre comme finalement faux — quoique nous soyons conscients que nos différentes options métaphysiques sont dues à une perspective diverse sur ces questions elles-mêmes. On explorerait alors ce qui fait qu'une perspective est plus plausible qu'une autre et l’on pourrait soit passer à sa discussion ou reconnaître la validité relative de cette autre perspective. C'est le point suivant.

La seconde conscience (la relativité) est plus complexe. Imaginons trois vues irréductibles de la réalité : A, B et C., le pluralisme apparaît lorsqu'on réalise critiquement que notre position et notre système ne sauraient prétendre être à ce point absolu de juger les autres comme absolument faux et mauvais.

L'attitude pluraliste a son origine dans la praxis humaine et comporte deux intuitions 1) d'abord que notre connaissance n'est pas absolue, 2) que la connaissance représentée par les systèmes A et C a d'autres sujets qui comprennent et s'autocomprennent, de sorte que nous, de notre point de vue, ne pouvons prétendre représenter la totalité de la situation — quoique, pour notre part, il pourra arriver que nous nous opposions à ces systèmes.

Un autre nom pour le pluralisme : l'interculturalisme de la réalité[8]

“ L'interculturalisme de la Réalité n'est pas tant le creuset où se fondent les cultures sous la haute température d'une vérité que l'on considère comme une, qu'une mosaïque spéciale où s'harmonisent les divergences les plus dispersées et isolées sous la température ambiante d'une réalité qui ne prétend pas et ne cherche pas à unifier. ”

La voie de l'interculturalité de la réalité affirme l'irréductibilité, l'incommensurabilité, l'incomparabilité et l'incompatibilité des cultures, mais non leur incommunicabilité, leur séparabilité et leur absence de conditionnement mutuel i.e. de relationnalité radicale.

Le dialogue interculturel qu'elle élicite, requiert un langage commun mais non une langue ou langage universel. Il ne saurait y avoir de langage supra-culturel. On est toujours dans une culture même lorsque nous parlons d'interculturel.

Penser que les cultures sont incommunicables parce qu'elles sont incommensurables, irréductibles les unes aux autres, est un présupposé rationaliste qui croit que seule une ratio mensurabilis commune peut être l'instrument de la communication humaine. Or s'entendre ne signifie pas se comprendre ; l'intelligibilité n'est pas la même chose qu'avoir conscience. On peut avoir conscience de quelque chose d'inintelligible.

Le terrain d'entente entre les cultures de la paix, me semble-t-il, n'est ni un champ neutre et universel (quel qu'il soit), ni une ou des raisons communes, ni un “  Il s'agit d'un terrain qui n'est la propriété ni de l'une, ni de l'autre, ni même des deux ou plus. C'est le mythe. C'est lui qui peut servir de tremplin à nos alternatives interculturelles, créer des options et en même temps nous libérer d'avoir à choisir.

Il s'agit de se rendre compte que les choses les plus fondamentales de la réalité se trouvent hors de la juridiction de la pensée et de la volonté, ce qui pour plusieurs cultures est le début de la maturité. Il s'agit de cette conscience qui porte à laisser croître la confiance cosmique i.e. la confiance dans l'intégralité de la Réalité.

Étant libre par rapport à nos façons de penser, de comprendre et de vouloir l'interculturalité, l'interculturalité de la réalité ne présuppose pas que les cultures doivent nécessairement a) être complémentaires ou pas les unes des autres, b) se parachever ou pas mutuellement, c) s'interféconder ou pas, d) apprendre ou pas les unes des autres, e) s'hybrider/métisser ou pas, f) suivre ou pas la voie d'un simple “ être ensemble ” c'est-à-dire d'une simple coexistence de non-dualité et de relationnalité sans interfécondation mutuelle.

L'approche interculturelle propre à l'interculturalité de la réalité, à savoir le dialogisme dialogal (Vachon, 1995c : 2-20), relève plus d'une osmose et symbiose naturelle que de la libre interaction dialectique et que du jeu de la démocratie et des lois. L'osmose/symbiose n'a pas à suivre un plan préconçu, des règles de jeu, un centre intégrateur, comme c'est le cas pour un système. Le système se construit alors que la symbiose se donne. Mais elle n'est pas irrationnelle, anti-règles-de-jeu, anti jeu-des-lois, anti-construction. Il s'agit de participation au Rythme de la Réalité dans la totalité. Il s'agit de praxis postulant une consonance avec l'intégralité de la Réalité, une praxis d ’” être entièrement ”. C'est l'aspiration primordiale de l'être qui nous est donnée. Cette aspiration émerge quand nous trouvons l'ontonomie et vivons l'expérience holiste (“ wholeness ”), quand nous découvrons la relationalité constitutive de toute chose. C'est l'admiration révérentielle à l'égard de la réalité dans sa totalité : le Mysterion de la Vie.

La praxis du pluralisme “ juridique ” à l'Institut Interculturel de Montréal (I.I.M.)

Il aurait été important de compléter ce texte par une description et une histoire de cette praxis à l'I.I.M. depuis sa fondation légale en 1968, aux niveaux externe et interne. Il ne peut être question de le faire ici : on en trouvera quelques éléments incomplets (Vachon, 1998, passim et : 27-28).

Je mentionnerai seulement que nous avons essayé d'incorporer non seulement des éléments de “ la coutume et des habitus ” de diverses cultures dans notre fonctionnement, mais avons régulièrement défendu le droit des civilisations autres qu'occidentales, de vivre leur vie à partir de leurs propres matrices culturelles et sites symboliques de la paix (langages inclus), sans avoir à partir nécessairement du (ni à passer par) soit le site symbolique et le langage du Droit, de l'État de Droit (soit des Nations Unies ou de quelqu'État-Nation que ce soit), soit par les théories de Droit interculturel, de “ pluralité ” juridique, et des systèmes-modèles dits interculturels et universels v.g. synthèse, hybridation, métissage, multiculturalisme, etc.

Cela nous l'avons fait spécialement par rapport aux peuples autochtones de ce pays et de leurs sites symboliques propres, v.g. Kayanerekowa (la Grande Harmonie), le Cercle de la Vie. Nous avons défendu leur “ droit ” de ne pas baser leur vie d'abord sur le Droit (“ Man-made laws ” disent-ils), mais sur autre chose qu'ils nomment souvent “ les dispositions inscrites dans la Nature des choses ” (Vachon, 1991, 1993 a et b, 1995).

Indigénisation ? Oui ! “ Problématique de sauvage à la mode ” ? Nous pensons que non. On pourrait peut-être l'exprimer comme étant un respect de leur “ continuité dynamique ”, leur laissant la latitude de “ recipere ad modum recipientis ”, et de ne pas nécessairement entrer dans le métissage, l'hybridation, la négociation d'une culture commune, à la mode de l'universalisme et anthropocentrisme occidental.

Nous avons encouragé et encourageons cette “ indigénisation ” partout dans le monde où les peuples tiennent à leurs racines primordiales et cherchent à les affirmer et à les régénérer. Et nous avons insisté à l'encontre d'un certain universalisme évolutionniste occidental — que la continuité, pour être dynamique, n'a pas à passer nécessairement par la culture occidentale (même soi-disant universelle) de la paix, ni par ce qu'on nomme la fusion dans l'unité au nom du modèle de la complémentarité des différences.

Bref, interculturaliser le droit peut aussi vouloir dire : cesser de faire de la culture particulière de la paix (qu'est le Droit, l'État de Droit, l'Ordre et l'Universitas) le nécessaire foyer de convergence du pluralisme et de l'interculturalité. Cela nous amène alors au-delà du multi-juridisme et du pluralisme “ juridique ” (d'où les guillemets !), au-delà de l'interculturalisation du droit comme enrichissement de la notion symbolique de droit. Cela nous amène à accepter notre humble place aussi dans le Dharma primordial, la Grande Harmonie et le Cercle de la Vie, etc. qu'est la Réalité pour certaines autres cultures, la Réalité qui nous invite constamment à ne pas parler toujours et uniquement en termes de Droits, d'Ordre, d'interculturalisation et d'universalisation du droit, etc. La réalité n'est ni statique, ni dynamique, ni objective, ni subjective. On pourrait peut-être dire qu'elle est créatrice et libre et nous invite tous à une “ nouvelle innocence ” dont aucune personne, religion, culture ou philosophie — même interculturelle — n'a la possession. L'interculturalité continue d'être ce no man's land dont tous nous pouvons jouir pourvu que nous ne voulions pas la posséder[9].

III - Le dÉfi de la “ philosophia pacis ”[10]

La paix constitue un des rares symboles positifs ayant un sens pour toute l'humanité. C'est le symbole unifiant le plus universel qui soit. Il semble que tous les hommes sans distinction d'idéologie, religion ou disposition personnelle l'acceptent comme symbole universel positif. Elle n'est pas possible sans le désarmement par rapport à nos cultures de la paix, quelles qu'elles soient.

Je voudrais parler ici de la philosophia pacis, quelque chose de plus qu'une philosophie pacifique. Il s'agit d'une philosophie qui présuppose que la structure ultime de la réalité est harmonieuse.

Nous n'avons pas d'autre critère de ce qui devrait être que ce qui est. Seulement ce qui est rend possible de mesurer, penser, juger, ce qui est. Ce qui doit être, alors, est subordonné à ce qui est: l'être, la réalité. La pensée ne peut être authentique à moins que notre être y soit présent, à moins que notre être soit entier. La philosophia pacis peut être entendue au sens d'un génitif objectif (la philosophie au sujet de cet objet qu'est la paix), mais elle peut aussi être comprise dans le sens d'un génitif subjectif: une philosophie qui est de la paix elle-même, une philosophie qui reflète l'harmonie de la réalité, et, en même temps, y contribue, une philosophie qui est à la fois une cause et un effet de la paix — effet de la paix parce qu'elle surgit d'un esprit calmé, pacifié, cause de la paix parce qu'elle augmente ou rétablit l'harmonie de l'univers. Peut-être une des causes de notre situation précaire moderne est qu'on lutte pour atteindre une philosophie au sujet de cet objet qu'est la paix, une philosophie qui n'est pas une philosophie qui présuppose que la structure ultime de la réalité est harmonieuse. C'est ce qui fait qu'on a tendance à imposer notre propre concept et culture de la paix.

La Paix, avant toute chose, est reçue. Pas donnée. Pas gagnée. Elle est un don, une grâce, un présent. Ce qui est reçu doit l'être avec tout l'être, non comme un droit ou un devoir, non comme ce quelque chose qui est dû ou même comme quelque chose de connu. C'est une grâce, une surprise, une création continue — un surgissement constant, gratuit, surgissant de rien, sans les forceps de l'histoire et les rails des lois de la nature. La paix n'est pas du domaine de ma volonté ou de celui de l'homme. Elle n'est pas le résultat de notre volonté. Elle ne vient pas de nous, ni comme un don d'une personne puissante ou des autres sous forme d'aumône condescendante. Et elle ne saurait être imposée, négociée. Elle est reçue. Elle est un don. Mais elle ne peut venir à nous comme un donné, par un donateur, ou même par un être tout-puissant. Ce ne saurait être une faveur provenant d'un autre, même si le nom de cet autre est l'Autre. Le Divin n'est ni moi-même (panthéisme ou monisme) ni l'autre (monothéisme ou dualisme). La Paix c'est l'harmonie cosmothéandrique où nul ne commande, ni le Cosmos, ni l'Homme, ni le Divin.

C'est la participation dans l'harmonie du rythme de la réalité et une contribution harmonieuse à ce même rythme. Nous aussi sommes responsables de l'harmonie et coopérons synergiquement de façon à la fois active et passive à cette harmonie. L'Homme en est le co-créateur mais non le maître. C'est la participation à l'harmonie du Cercle sacré de la Vie où le centre est partout et nulle part.

La grande tentation est de croire qu'on peut construire la paix comme on manufacture tout autre chose. Comment recevoir la paix dans un monde où tout semble préfabriqué? La paix, un don préfabriqué ? La réponse la plus troublante est de dire qu'il faut avoir l'audace de transcender le simple fait de poser la question.

La paix comme la réalité n'est ni statique, ni dynamique. Maintenir l'harmonie de la réalité n'est pas maintenir le statu quo mais s'en émanciper en participant au rythme de la Réalité dont la nature est de venir à être.

On peut lutter pour ses droits et pour la justice, mais non pour la paix. Lutter pour la paix est une contradiction. La paix est une découverte, non une conquête. Ce n'est pas une reproduction mais une création toujours nouvelle. Elle est don et responsabilité. Elle n'est pas le résultat d'un processus dialectique. La paix n'est pas simplement un concept, c'est le mythe éminent de notre temps.

Trois ingrédients essentiels de la paix : Harmonie, Liberté, Justice

                                                          

Harmonie

L'harmonie (l'équilibre), valeur maximale des cultures asiatiques, autochtones et africaines, mais peut-être minimale dans la culture occidentale moderne, quoiqu'elle ait été cultivée en Occident depuis les Grecs. Il s'agit d'un espace où il y a place pour tout — même le mal et l'enfer (disent Dante et Catherine de Gènes) — sans réductionnismes unitaires.

La paix c'est l'harmonie, mais l'enfer ne la détruit pas. L'harmonie n'est donc pas une idylle bucolique, une lune de miel. L'harmonie inclut plus que l'ordre et l'universalité. Elle inclut la totalité. Elle appartient à la structure ultime de ce qui est nommé l'univers. Ce qui devrait être ne saurait finalement dépendre de quelque chose de plus que de ce qu’est la réalité toute entière ; le critère ultime c’est la réalité toute entière ; la paix n’a pas de critères — elle est le critère. La paix ne saurait donc être une conception ou une projection humaine, quelle qu'elle soit. C'est une relation qui n'est jamais fermée dans un circuit moniste, ni épuisée dans une lutte dualiste. C'est un flux — recevoir et donner — sans jamais retourner dans la même route.

Liberté

Pas de paix sans liberté de l'homme, de la terre, des animaux, etc. Liberté ne veut pas dire simplement la liberté de choix. Une grande possibilité de choix de certaines choses peut limiter la liberté et les possibilités. La liberté de l'Homme est antérieure et plus profonde que son habileté de choisir. La liberté consiste à faire, penser et agir en conformité avec ce qui est. La liberté implique auto-détermination, quoiqu'il puisse y avoir des idées fort différentes de l'autos, du soi v.g. l'individu, la personne, l'Atman, l'anatman, etc.

La liberté : reconnaître la dignité de la personne, ce qui est incompatible avec la réduction de la personne à être un simple moyen pour des fins plus hautes. C'est la reconnaissance de l'ontonomie de la personne, de sorte que la plénitude d'un être est en relation avec la perspective de la totalité : la structure ultime qu'est l'harmonie de la réalité.

L'harmonie de la liberté n'est pas sujette à une législation établie une fois pour toutes et ne présuppose pas un univers déterminé, tout fait. La paix ne saurait être basée sur un ordre immuable dans une structure fixe, prédéterminée.

Le sujet ultime de la liberté est la réalité dans sa totalité et pas l'individu. Avant d'être un droit de l'individu, la liberté est un caractère de la réalité. Une culture de la paix doit donc être une culture de la liberté. L'être n'a pas à obéir à la pensée.

Justice : ordre juste

Sans ordre juste, il ne saurait y avoir de paix. Mais la justice ne dénote pas seulement le concept romain de justitia (cohérence), mais inclut entre autres, la notion de dharma i.e. l'élément de cohésion, de samgraha du monde entier, de maintien ensemble de la totalité.

Elle dénote aussi attribution à chacun son dû, ce qui lui appartient. La justice est une relation aux autres et elle est constitutive de la personne humaine et de toute la réalité. La paix n'est pas une simple affaire interne ; elle requiert la paix extérieure. On ne saurait s'isoler des autres et du monde. Nous sommes interdépendants.

Mais la justice et la paix ne doivent pas être confondues avec la légalité, comme l'expriment bien les idées du LAJP. Et j'ajouterais : elle ne consiste pas seulement dans la justice sociale, mais plutôt dans la relation authentique, complète de l'homme avec la réalité. Elle consiste dans la réalisation harmonieuse de toutes les relations constitutives de l'homme. Elle est faite de tout l'ensemble des relations de l'homme avec la réalité.

RÉfÉrences bibliographiques

Kakar S., 1985, Moksha. Le monde intérieur, Paris, Les Belles Lettres.

Kumar S. 2000, You are, therefore I am, Resurgence, n° 19, March-Avril 2000, p. 7.

Le Roy É., 1999, Le jeu des lois, Paris, L.G.D.J.

Panikkar R., 1990 "L'harmonie Invisible" dans Interculture, cahier n° 108, pp. 48-84.

Panikkar R., 1990, Interculture, cahier 108.

Panikkar R., 1995, Cultural Disarmament. The Way to Peace, Wesminster John Knox Press, Louisville, Kentucky,145 p.

Panikkar R., 1996, "A self-critical Dialogue" dans Prabhu ed. The Intercultural Challenge of R. Panikkar (Orbis, pp. 227-291)

Panikkar R., 1998, Religion, Philosophie, Culture dans Interculture, 135, pp. 101-124.

Écrits de Robert Vachon

Vachon R.        1972, The Urgent Issues of Religion and Peace, Monchanin Journal, issue 36, pp. 19-26.

Vachon R.        1979, La justice incomplète des civilisés, Revue Monchanin, cahier 65, pp. 2-9.

Vachon R.        1982, Univers juridique autochtone et lutte pour les droits autochtones, Interculture, cahier 75-76, pp. 2-20 (voir tout ce cahier pour des contributions par d'autres auteurs).

Vachon R.        1983, Autogestion et développement : la tradition autochtone contemporaine d'ontogestion et de  solidarité cosmique. Recherches Amérindiennes au Québec, vol. XIII, n° 1.

Vachon R.        1984, Plaidoyer et proposi­tions concrètes en faveur des droits autoch­tones en tant que spécifiquement autochtones, Interculture, cahier 83, pp. 83-85.

Vachon R.        1985, Le désarmement culturel et la Paix, Interculture, cahier 89, pp. 27-42.

Vachon R.        1990,     L'étude du Pluralisme Juridique : une approche diatopique et dialogale in Journal of Legal Pluralism, n° 29, pp. 163-173.

Vachon R.        1991, Synthèse du Colloque : Justice Blanche Justice Autochtone, IIM, Montréal, pp. 112-121.

Vachon R.        1992, Droits de l'Homme et Dharma, IIM.

Vachon R.        1993a, La dynamique Mohawk de la Paix, Interculture, cahier 118, 86 p.

Vachon R.        1993b, Bases pour une nouvelle relation entre les peuples autochtones et non-autochtones de ce pays (Une présentation faite aux Audiences Publiques de la Commission Royale Canadienne sur les Peuples Aborigènes, à Kahnawake, le 5 mai 1993, 11 pp.)

Vachon R.        1995, Guswenta ou l'impératif interculturel. Les fondements interculturels de la Paix.

a) volet 1 : A la recherche d'un langage commun, Interculture, cahier 127, 87 p.

                                            b) volet 2 : Un horizon commun : le mythe nouveau qui émerge: le pluralisme (de la vérité et de la réalité) et l'interculturel, Interculture, cahier 128, 43 p.

                                            c) volet 3 : Une nouvelle méthode, Interculture, cahier 129, 47 p.

Vachon R.        1997, Le mythe émergent du pluralisme et de l'interculturalisme de la réalité, IIM, 34 p.

Vachon R.        1998a, L'IIM et sa revue. Une alternative interculturelle et un interculturel alternatif, Interculture, octobre 1998, cahier 135, pp. 1-75.

Vachon R.        1998b, Les droits humains, un concept universel ? Nouveau Dialogue, n° 122, nov-dec 1998, pp. 30-31.



 


La dimension invisible de la protection des droits de la personne en Afrique contemporaine

Camille KUYU  Mwissa*

Dans l’optique positiviste et moderniste, la protection de la personne humaine est assurée par un “ ensemble de principes et de normes fondés sur la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les êtres humains et qui visent à en assurer le respect universel et effectif ”,(Marie J.B. 1988). Tous les États du monde ont pris l’engagement solennel de promouvoir et de protéger l’ensemble de ces principes appelés droits de l’Homme qui sont censés protéger l’individu contre les abus du pouvoir étatique. Dénoncés déjà, à l’époque, par la philosophie des lumières imprégnée de la doctrine des droits naturels formulée par Hobbes et Locke, et illustrée par Rousseau et Montesquieu, ces abus ont été à l’origine des textes fondateurs de la doctrine des droits de l’homme : la Déclaration de l’indépendance américaine de 1776, la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen de 1789, et la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948.

Les droits de l’homme sont donc liés à un modèle sociétal que l’Occident prône depuis deux ou trois siècles. Ce modèle, écrit Michel Alliot (Alliot 1981 :169-170), “ repose sur une image de la société où des individus tous semblables et isolés dans une uniformité générale ont besoin à la fois d’un pouvoir fort et donc unique pour les protéger les uns des autres et d’un droit pour les protéger de ce pouvoir ”. Mais, poursuit-il, “ que vaut cette image pour des sociétés qui n’ont pas connu l’absolutisme européen , le face-à-face des individus et du pouvoir, l’unité du pouvoir, la nécessité du Droit pour en prévenir les excès, l’Europe médiévale, l’Afrique noire ou de nombreuses sociétés islamiques par exemple ? La personne n’y était pas sans protection, elle était autrement protégée, par la structure même de ces sociétés. ” (Alliot M. 1981 : 170).

Cet article poursuit deux objectifs : d’une part, montrer que les pouvoirs invisibles qui causent d’énormes dégâts partout en Afrique, et empêchent tout épanouissement de la personne sont ignorés par les droits de l’homme tout simplement parce qu’ils relèvent d’une autre rationalité que la cartésienne et d’autre part, mettre en évidence d’autres modes de protection de la personne humaine que les droits énumérés dans une déclaration.

I - La personne face à la pluralitÉ des pouvoirs

Quel sens donner donc à la notion de contre-pouvoir ? Et tout d’abord, qu’est-ce que le pouvoir ?  Guy Rocher (1988 : 309) écrit à ce propos : “ le pouvoir a été un thème de réflexion chez la plupart des grands philosophes. On le retrouve, à un titre ou à l’autre, dans les œuvres de Platon, Socrate, Aristote, Augustin, Thomas d’Aquin, Rousseau. Il occupe cependant une place particulièrement importante dans l’œuvre de certains, notamment Hobbes, Machiavel, Hegel, Marx, Sorel, Russell. Il est souvent difficile de trouver chez eux une définition rigoureuse du pouvoir ”. Dans cet article, nous entendrons par pouvoir “ la capacité d’amener une ou plusieurs personnes à agir, individuellement ou collectivement de manière désirée ” (Rocher G. 1988 : 309).

Ainsi défini, le pouvoir apparaît comme quelque chose de dangereux. Parce qu’il peut être monopolisé, il faut contrôler, pour éviter que ses détenteurs n’en abusent. Dans les sociétés démocratiques occidentales, de nombreux corps constitués participent à ce contrôle. Ils sont, de ce fait, des contre-pouvoirs nécessaires au bon fonctionnement des institutions de l’État de droit et de la démocratie.

La conception africaine traditionnelle est fondée sur une pluralité des pouvoirs et la complémentarité des différences. Le détenteur du pouvoir politique ne peut rien sans l’assentiment du maître des terres ou celui de l’invisible. Si un pouvoir voulait devenir despotique, immédiatement les autres l’arrêteraient (Alliot M., 1981 : 172). En d’autres termes, dans l’Afrique traditionnelle caractérisée par une pluralité des pouvoirs, chaque pouvoir est un contre-pouvoir pour l’autre. Qu’en est-il dans l’Afrique actuelle ?

L’Afrique est aujourd’hui à la fois moderne et traditionnelle. Elle connaît des formes modernes de pouvoir et de contre-pouvoirs. Modernité et pouvoirs invisibles s’y déclinent ensemble sans heurter les consciences. Les pouvoirs invisibles fonctionnent, dans la vie politique, comme des contre-pouvoirs, et par conséquent comme des équivalents fonctionnels de la notion occidentale des droits de l’homme.

Cependant, cette fonction des pouvoirs invisibles dans le champ politique et aussi dans la vie sociale, comme nous le verrons plus loin, ne doit pas occulter les dommages et traumatismes subis quotidiennement par les populations africaines. L’homme africain croit, en effet, que sa force vitale peut être diminuée, augmentée ou anéantie par des pouvoirs invisibles comme la sorcellerie[11]. Des millions de personnes affirment être quotidiennement victimes d’abus de la part des pouvoirs invisibles. De nombreux villages se vident au profit de la ville, parce que ses jeunes habitants craignent d’être envoûtés par des aînés. De nombreux citadins ne peuvent se rendre au village et, préfèrent parfois l’exil, pour échapper à l’emprise des sorciers.

Ce qui précède n’a, évidemment de sens que dans un univers où l’on croit en l’intervention des esprits dans le monde des vivants. Norbert Rouland (1991 : 277-278) écrit avec beaucoup de pertinence à ce propos : “ l’intervention des esprits et des ancêtres peut nous sembler pure affabulation. Mais pour des populations qui croient en la présence constante, dans le monde terrestre, des forces invisibles, c’est plutôt notre attitude de scepticisme qui semble irrationnelle ”.

Pour notre part, notre relation privilégiée avec les religions traditionnelles africaines ne nous autorise pas à partager ce scepticisme et à défendre la thèse de “ l’impossibilité de l’infraction surnaturelle ” évoquée par Norbert Rouland (1991 : 287). Cela reviendrait pour nous à renier notre propre culture juridique. Comme le dit si bien Eloi Messi (1997 : 64), “ Comment nier la vie en double et le cannibalisme sorcier ? Des personnes se plaignent d’avoir été mangées en diable par des sorciers, et en meurent ; d’autres confessent des crimes de sorcellerie. On affirme que la nuit, alors que le sorcier est couché dans sa case, son double peut, à plusieurs kilomètres de là parfois, se précipiter sur le double de sa victime et le frapper à mort. Alors, la victime se sent faiblir, comme minée en dedans, et meurt peu de temps après ”.

Nous avons été témoin des mésaventures d’une famille camerounaise, en 1984. Les faits se sont passés à Yaoundé. Un père de famille nous a confié que ses filles et sa femme étaient victimes de viols de la part d’un voisin. Cela se passait dans l’invisible. Pendant leur sommeil, les victimes avaient l’impression de faire l’amour avec ce dernier. Au réveil, leurs linges et draps de lit étaient mouillés de sang. La garantie des droits de ces personnes ne doit-elle pas être cherchée dans d’autres contre-pouvoirs que les droits déclarés et les mécanismes prévus pour les protéger ? En tout cas, cette famille n’a retrouvé sa paix qu’après une séance d’exorcisme.

Les phénomènes de possession[12]. sont aussi un exemple de l’intervention des pouvoirs invisibles dans la vie quotidienne des Africains. Partout en Afrique, ils font partie intégrante des cultes. Mais, comme le fait remarquer André Mary (1999 : 405), “ on peut se demander si la célébrité assurée par les études anthropologiques à ces cultes de possession (vaudou haïtien, candomblé de Bahia, bori du Niger, jinèr-don du mali, ndoep sénégalais, zar éthiopien, tromba de Madagascar, etc.) et la séduction qu’exerce le spectacle des danses de possession sur certains chercheurs et sur le public européen d’une façon générale ”, n’occulte pas finalement les dommages subis par les personnes possédées. Nous pensons, en effet, que la possession peut être une violation de la dignité de la personne humaine. Expliquons-nous.

Une personne possédée est privée de sa liberté et agit selon les directives de l’esprit qui prend possession de son corps et  se substitue en lui. Nous tenons à préciser toutefois que toute possession n’est pas une violation de la dignité de la personne. Il faut qu’à l’origine il y ait une intention humaine de nuire. Saint Paul était possédé par Dieu, sur la route de Damas. Peut-on parler dans ce cas de violation des droits de la personne ? Certainement pas. Car, Dieu n’est pas une personne humaine à qui l’on peut demander des comptes. On ne peut non plus parler de violations des droits de l’homme quand des esprits démoniaques s’emparent d’une personne sans être commandés par un maître humain.

Si les droits de l’homme constituent un antidote à la tendance à la monopolisation du pouvoir en Occident, les sociétés africaines ont, elles aussi, des antidotes aux abus de leurs pouvoirs par les sorciers et autres détenteurs de pouvoirs invisibles.

En Afrique traditionnelle, la personne était protégée par sa communauté. Dès sa venue à l’existence, l’enfant africain s’inscrit dans une pluralité de communautés dont les deux lignages paternel et maternel. La communauté lignagère des vivants visibles est, comme le souligne Jean Poirier (1999 : 791), “ indéfectiblement soudée par référence aux ascendants, qui montent d’ailleurs une veille et une surveillance pérennes ; l’individu se sait et se sent inscrit dans une entité qui le dépasse, le situe, et lui donne sens : ce groupe de référence lui apporte ainsi une sécurisation qui transcende les aléas de la vie quotidienne et la durée puisqu’il s’inscrit dans l’immortalité du lignage ”.

De nos jours encore, même en situation urbaine, la communauté remplit cette fonction protectrice vis-à-vis de ses membres. En cas de maladie ou d’autres calamités, la communauté lignagère à laquelle appartient la personne concernée se réunit, sous l’autorité de son chef, pour trouver des solutions adéquates. Souvent, on cherche le coupable, on lui demande réparation, et si nécessaire, on le punit. Fils de chef de lignage, nous ne pouvons compter le nombre de fois où notre père a été sollicité, à Kinshasa, pour résoudre des problèmes des membres de notre communauté de descendance paternelle. Lorsqu’il sentait que le problème dépassait sa compétence, il n’hésitait pas à accompagner l’intéressé au village, plus près des ancêtres.

Les médiation et protection communautaires n’excluent pas le recours aux “ gri-gri ” préparés par des nganga (praticiens traditionnels) et marabouts. Aujourd’hui encore, de nombreuses personnes, victimes de persécutions et possessions de toutes sortes recourent aux services de ces médiateurs de l’invisible pour retrouver et/ou conserver leur dignité. Insistons sur un autre type de protection : la prière.

Depuis quelques années, le recours à la prière est de plus en plus attesté, et de nombreux ministres de Dieu développent la pratique de l’exorcisme, pour lutter contre Satan et ses partisans qui torturent les créatures de Dieu et laissent des stigmates dans leurs corps et leurs esprits. La palme revient, à coup sûr, à des pasteurs évangéliques qui, comme ils le disent eux-mêmes mènent un combat spirituel contre Satan, pour la dignité de la personne humaine. Ces anti-sorciers des temps modernes, malgré toutes les critiques dont ils sont l’objet, suite à la logique mercantile qui les caractérise aujourd’hui, ne contribuent pas moins à promouvoir des contre-pouvoirs spirituels susceptibles de garantir aux croyants une dignité effective. La prière permet, en effet,  à des croyants d’être délivrés de l’emprise des esprits et d’accéder immédiatement  à certains droits comme celui à la santé. Ceci explique le succès des néo-communautés de prière, tant en Afrique qu’en situation d’immigration où les Africains continuent, malgré tout, à conserver des liens visibles et invisibles avec leurs communautés d’origine.

II - La personne face au pouvoir Étatique

L’homme africain n’est pas seulement victime des abus des pouvoirs invisibles. Il l’est aussi de la part des représentants du pouvoir étatique. En effet, les rapports entre populations et représentants de l’État, notamment les forces de l’ordre, sont souvent conflictuels. De nombreux cas d’abus de pouvoirs par des policiers, militaires et magistrats sont signalés un peu partout en Afrique. Dans certains pays, le civil ne jouit d’aucune considération de la part des hommes en uniforme. Il peut être l’objet de rackets de toutes sortes, sans que sa situation n’intéresse vraiment les pouvoirs publics. Comment font les populations pour se protéger et s’approprier leurs droits ?

Les opportunistes n’hésitent pas à chercher des parrains puissants ou à devenir membre de communautés influentes. Au Zaïre de Mobutu, par exemple, l’accès aux ressources passaient par ces communautés qui étaient aussi des réseaux d’influence et de redistribution de la manne républicaine. Les membres de ces communautés, qu’elles soient matrimoniales, ésotériques, ou encore mafieuses,  étaient au dessus de la loi et leurs droits étaient garantis. Le nom de leurs protecteur, famille ou communauté de rattachement leur servait de laisser-passer et tenait lieu de carte d’ayant droit.

Mais, tout le monde ne peut faire partie de ces communautés de “ happy few ”. Le reste de la population ne peut que se résigner, s’en remettre à une institution judiciaire minée par la corruption ou encore solliciter l’invisible. Un exemple précis en guise d’illustration. Le début du processus démocratique s’est accompagné, un peu partout en Afrique, par de débordements de violences. À Kinshasa, des scènes de pillage ont eu lieu en 1992 et 1993. Ils ont été l’œuvre des militaires suivis ensuite par des civils. Les observateurs n’ont pas manqué de souligner que de nombreux soldats qui avaient dépouillé des pauvres citoyens se précipitaient pour rendre des biens qu’ils avaient volés à leurs propriétaires. L’explication donnée par les Kinois est très intéressante. De nombreux pilleurs auraient subi des représailles invisibles. Ceux qui se précipitaient pour rendre des biens avaient peur de connaître ce même sort. L’invisible constitue donc ici un contre-pouvoir efficace qui permet une protection effective des personnes et de leurs biens. Il semble que la leçon ait été retenue par les forces de l’ordre qui savent désormais que l’impunité a des limites.

Dans un même ordre d’idées et dans une perspective comparative, J. R. Descardes (1999 : 63-64) remarque dans une étude consacrée au vaudou, que celui-ci a une fonction judiciaire dans la société haïtienne. Paraphrasant Jean de La Fontaine[13], il écrit “ la justice est rendue de façon partisane […] quand le peuple est victime d’abus de toutes sortes : arrestations arbitraires, vénalités des juges, expropriations injustifiées… Il n’a pas d’autre choix que de se tourner vers ses dieux vodou pour obtenir justice. Ainsi, la Dynamique vodou permet de contrebalancer le pouvoir politique et judiciaire, de limiter l’arbitraire et de favoriser la jouissance effective de certains droits plus en rapport avec les besoins quotidiens de la population. ”

Si dans la conception animiste, la réaction de l’invisible peut être immédiate, il existe un autre tribunal invisible auquel les Africains accordent aussi une importance : le tribunal de Dieu. Toutes les traditions monothéistes reconnaissent et redoutent ce tribunal décrit dans l’ancien et le nouveau Testament, et aussi dans le Coran. Ce tribunal, pensons-nous, remplit la même fonction symbolique que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. De nombreux croyants respectent la personne humaine, créée à l’image de Dieu, par crainte de ce tribunal invisible devant lequel toutes les créatures passeront pour le jugement dernier.

Conclusion

Et si la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme devait être réécrite ?

Nous attirerions l’attention des concepteurs de cette nouvelle déclaration sur le fait que “ la conception unitariste des droits de l’Homme, quels que soient ses indéniables avantages et les réelles libérations auxquelles elle a pu conduire et conduira des peuples asservis, ne représente sans doute pas un horizon indépassable, ni un axiome universel : elle peut et doit s’enrichir des apports d’autres cultures. ” (Rouland N. 1991 : 202)

Dans tous les cas, nous pensons qu’une réflexion sérieuse mérite d’être menée autour d’autres modes de protection de la personne humaine, et que les dommages subis par ceux qui se croient victimes des pouvoirs invisibles devraient être considérés comme des violations des droits de l’Homme.


 

RÉfÉrences  bibliographiques

Alliot M., 1981, Protection de la personne et structure sociale, Communication au congrès de l’IDEF, Recueil des textes, Paris, pp. 169-184, Paris, LAJP, (multigraphié).

AugÉ M., 1974, Les croyances à la sorcellerie, in La construction du monde, religion, représentations, idéologie, Paris, Maspero (Dossiers africains) pp. 52-74.

Descardes J. R., 1999, Dynamique vodou et droits de l’Homme, Mémoire de DEA d’Ètudes Africaines, Université Paris I, LAJP, 76 p..

Marie J.B., 1988, Droits de l’Homme, in Dictionnaire encyclopédique de Théorie et de sociologie du Droit, Paris, LGDJ, Bruxelles, Story Scientia, pp. 122-124.

 

 

 

 

 

 

Mary A., 1999, Le défi du syncrétisme, Paris, Ed. de l’EHESS.

Messi Metogo E., 1997, Dieu peut-il mourir en Afrique ?, Paris, Karthala, 249 p.

Poirier J., 1999, L’écriture des cultures orales, in Encyclopédie philosophique universelle, Tome V, le discours philosophique, Paris, PUF, pp. 791-805.

Rocher G.,1988, Pouvoir, in Dictionnaire Encyclopédique de Théorie et de Sociologie du Droit, Paris, LGDJ, Bruxelles, Story Scientia, pp.308-311.

Rouland N., 1991, Aux confins du droit, Paris, Odile Jacob, 318 p.



Droits de l’homme et diversitÉ culturelle : l’exemple de la dynamique vodou en Haiti

Jean Rosier DESCARDES*

L’une des contributions les plus marquantes du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) concerne la question des droits de l’homme. Bien qu’introduit tardivement dans le programme de ses travaux de recher­che, ce thème va connaître une évolution importante (cf. Eberhard C. 1998). De Michel Alliot à Christophe Eberhard, en pas­sant par Etienne Le Roy ou Norbert Rouland, le chemin parcouru est parsemé d’espoirs fondés et riche en enseignements féconds, marqué par des progrès théoriques et conceptuels importants. Nous en voulons pour preuve l’apparition dans la littérature scientifique de notions comme : “ les archétypes sociétaux ” (Alliot M., 1983) “ le droit tripode ” (Le Roy É., 1997), “ le dialogue diatopique et dialogal ” (Eberhard C. 1999) ou “ le dialogue interculturel ” (Eberhard C. 1998).

Notre propos, dans cet article, ne vise pas à approfondir le développement de la problématique, mais plutôt à montrer l’urgente nécessité de “ prendre conscience que les autres traditions politiques, philoso­phiques, morales et religieuses ont des manières propres d’afficher des valeurs et de protéger leurs membres contre des excès d’autorité, manières qui sont légitimes, opérationnelles et efficaces dans cette tradition ” (Etienne Le Roy, 1999 : 325)

Pour ce faire, nous choisirons nos exemples dans La Dynamique vodou[14], en Haïti

I - La sociÉtÉ haitienne

Avant l’arrivée de Christophe Colomb et de ses compagnons espagnols, le 5 décembre 1492, l’île d’Haïti hébergeait une civilisation amérindienne représentée par cinq “ caciquats ” ou royaumes : le Marien, la Maguana, le Xaraguah, le Higuey et la Magua. Assez tôt, les Espagnols réduisirent les aborigènes d’Haïti en esclavage. Contraints aux travaux forcés, les Indiens moururent en très grand nombre. Leur déci­mation rapide entraîna l’importation de Noirs venus d’Afrique, notamment du Dahomey (l’actuel Bénin), du Sénégal, de la Côte d’Ivoire, du Nigéria, ou du Congo.

Après trois siècles de vicissitudes dans la géhenne de l’esclavage, les va-nu-pieds de Saint-Domingue arrachèrent à la France, successeur de l’Espagne dans la partie occi­dentale de l’île, leur indépendance. Le 1er janvier 1804, Jean-Jacques Dessalines, à l’issue d’une épopée sanglante, fonda le premier État nègre du monde.

Malheureusement, après l’indépendance, le pays conserva la même structure coloniale. Ses dirigeants, successeurs des colons, vont suivre à la lettre les modèles occidentaux : leurs modes de pensée, leurs choix vesti­mentaires, alimentaires, leur langage politique, tout dénote une furieuse volonté d’imitation des valeurs de l’ancienne métropole.

Les significations et les valeurs autochtones, les structures de parenté, les solidarités cla­niques, les cosmogonies communautaires, les conduites qu’elles génèrent sont mutilées, perverties, discréditées. La culture tradition­nelle est niée, noyée dans la culture imitative, son oubli organisé.

Les influences multiples entrant dans la for­mation de la société haïtienne en font une société complexe. Cette complexité se trouve augmentée quand pour des questions de sur­vie, les élites et les masses opteront pour des logiques différentes. Les premières se récla­meront de la modernité tandis que les secondes entendent garder une fidélité exemplaire à leurs traditions africaines. L’écart est si grand entre ces deux “ classes ” qu’un sociologue américain est allé jusqu’à les comparer à deux nations qui se partageraient le même sol (cité par Métraux A., 1998 : 49).

II - Situation des droits de l’homme en Haïti

Divisé en deux sociétés diamétralement op­posées, le pays n’arrive pas à résoudre l’épineux problème des droits de l’homme. Si toutes les constitutions haïtiennes ont re­connu formellement aux Haïtiens la jouissance de leurs droits, si les responsables politiques ont ratifié nombre de Conventions internationales pour la protection des droits humains, dans la pratique, Haïti demeure le lieu privilégié de la dictature et de la tyrannie. Personne ne respecte la loi : ni les législa­teurs qui l’ont faite, ni les dirigeants, responsables de son application et encore moins les citoyens, qu’elle était censée protéger.

Tout laisse croire que ce modèle transplanté se révèle incapable de répondre aux exigences de la démocratie et de l’État de droit. M. Alliot (1986 : 33) faisait remarquer que “ la structure sociale peut être plus im­portante pour l’avenir des individus et des groupes que les déclarations des Etats ”.

La situation précaire des droits de l’homme en Haïti s’explique par la fragilité même du système tel qu’il est codifié dans les textes nationaux et internationaux. L’État s’établissant dans le rejet de l’existence de la culture nationale singe le modèle occidental sans tenir compte d’un fait essentiel : “ le modèle occidental [...] peut être un ‘effet de placebo’ dans les pays du Sud comme dans certaines situations propres au pays du Nord. Les droits de l’homme ne sont invo­cables que quand les projets de société se sont construits à partir de la triade Individu-État-Marché. Quand ces trois ins­tances ne sont pas présentes ou qu’elles n’ont développé qu’une partie de leurs po­tentialités (un Etat autoritaire, un marché lacunaire, un individu encore immergé dans les rapports statutaires collectifs ou com­munautaires), l’invocation des droits  de l’homme a autant d’effet qu’un emplâtre sur une jambe de bois ” (Le Roy É., 1999 : 332-333).

Mais que peuvent les pays du Sud quand “ l’aide au développement ” est conditionnée à l’acceptation du modèle du maître qui croît détenir “ la seule vraie vérité ” ?

III - Dynamique vodou et droits de l’homme

A - La dynamique vodou : auctoritas, non veritas, facit ius

La dynamique vodou n’est consignée dans aucun traité ou manuel. Sa compréhension exige une observation participante dans une attitude d’altérité sincère. Il faut divorcer d’avec l’attitude des voyageurs en mal d’exotisme qui s’amusaient à dénigrer ce qu’ils ne pouvaient  pas comprendre selon leur propre canon ou celle de certains Haïtiens qui, sous le fallacieux prétexte de donner une image de “ pays civilisé ”, per­pétuent l’œuvre des colonisateurs en rejetant tout ce qui rappelle “ l’Afrique ancestrale et maternelle  ”. Il ne s’agit pas de prendre parti pour ou contre le Vodou. Miroir de l’âme haïtienne et potomitan[15] de la culture haïtienne, il n’est pas seulement utile, mais indispensable à la compréhension de cette société. Car, il est une “ Totalité-sens ”, une réalité sui generis provenant des religions africaines maintenues dans la réalité collec­tive pour devenir un principe de survie, un exutoire et un refuge contre les affres de l’existence.

Un psychiatre haïtien, le docteur Legrand-Bijoux (1990 : 10) constate: “ Nous avons l’air de généraliser et de fait nous osons généraliser, fort que nous sommes de l’idée qu’il n’existe au fond qu’une mentalité haïtienne acquise depuis de nombreuses générations et transmise avec des modifica­tions plutôt superficielles [...] chaque fois que souffle le vent des grandes contrariétés, tout Haïtien, qu’il soit de la ville, de la plaine ou des mornes, qu’il soit instruit ou analphabète, se trouve bouleversé par des sentiments et des attitudes liés à des communes sources de croyances traditionnelles ”.

Lamartine Petit-Monsieur (1992 : 160) re­marque que “ l’Haïtien est un être dont la psychologie est influencée par le Vodou, car celui-ci s’avère être le cadre de référence de tous ses problèmes et le lieu de leur résolution ”

Alfred Métraux (1977 : 51) après avoir rappelé “ les conditions extrêmement dures du paysan et de l’ouvrier ” [haïtiens], conclut : “ Le vaudou reflète ces préoccupa­tions. Ce que les fidèles demandent aux dieux, c’est moins de leur accorder la fortune et le bonheur, que d’écarter d’eux les malheurs qui les assaillent de toutes parts. ” Pour ces raisons, nous pensons que le Vodou fait sens et qu’il est à inscrire au registre de “ ceux que la société haïtienne tient pour vitaux dans la reproduction individuelle et collective ”.

Les responsables politiques haïtiens n’ont pas tenu compte de la complexité de la so­ciété haïtienne (oscillant entre tradition et modernité), de l’existence de la pluralité de mondes (visible et invisible) et de l’enchevêtrement des logiques (institution­nelle et fonctionnelle) qui créent plusieurs systèmes normatifs autonomes. Ils ont pres­que réduit à néant leurs efforts pour apporter des réponses suffisantes et satisfaisantes au problème des droits de l’homme. Concevant le droit en termes d’opposition et de hiérar­chie, ils ont cherché à imposer, à tout prix un modèle importé, créant ainsi un vide que la dynamique vodou cherche à combler pour assurer la sécurité juridique de la collectivité.

B - L’effectivité des droits de l’homme

1 - Dynamique vodou face à la tyrannie et à l’injustice

Espace de pouvoir et force de résistance, le Vodou peut être considéré comme l’antidote du pouvoir tyrannique.

Dans le passé, le Vodou avait joué un rôle décisif dans la libération du pays. En effet, il avait fourni aux esclaves une base idéologi­que pour une action pratique. Il fut un stimulant révolutionnaire pour les masses. Dans le cadre du système esclavagiste, il a permis de transformer les conditions de vie de l’esclave. À partir de sa forme de société soumise et passive, le Vodou va évoluer vers une forme plus active et de combat en don­nant le branle au mouvement insurrectionnel qui fera naître l’occasion d’espérer contre toute espérance.

La résistance a été organisée par les marrons. Et selon Hénock Trouillot (1970 : 72), “ tous les chefs marrons étaient des prêtres du vodou. Leur prestige parmi les autres mar­rons venait de leur fonction de chef religieux ou était rehaussé par cette qualité ”.

Comme l’écrit Roger Bastide (1958 : 21) “ En Haïti, le vaudou eut jadis une fonction dans la société de production esclavagiste, comme expression de résistance du peuple haïtien vis-à-vis de ses maîtres. ”

Le Vodou n’a pas attendu l’internationalisation des droits de l’homme pour faire voler en éclats les structures iné­galitaires, oppressives, dégradantes et inhumaines qui amoindrissent l’homme.

Malgré les persécutions de toutes sortes, “ le Vodou ne s’est pas démarqué de sa fonction libératrice. Les chante pwen[16] se multiplient et fustigent le comportement des faux prophètes, des hypocrites ou vendeurs de patrie. Les festivités carnavalesques, après 1986[17], ont le Vodou pour toile de fond. Ces chansons, en permettant au peuple d’exprimer ses revendications essentielles, autorisent à dire que la dynamique facilite la liberté d’expression. D’ailleurs les chansons qui ont coupé le sommeil à nos plus récents chefs d’État étaient inspirées du Vodou dans le fond comme dans la forme.

Le pouvoir, étant de l’ordre du sacré, il n’y a rien d’anormal de rechercher à le freiner par le sacré. D’ailleurs, en Haïti, la politique et le religieux sont consubstantiellement liés. La séparation du sacré et du profane, de la foi et du politique, de la religion et de l’Etat n’est pas vraie. Aux prises avec la violence du pouvoir, ils pratiquent la fuite en avant. Su­blimant la violence en engendrant la sphère du sacré, ils vont y recourir directement contre ceux qui blessent leur amour-propre, leur font subir de mauvais traitements ou des injustices.

Le Vodou permet, selon ses adeptes, de dis­poser de très grands pouvoirs tant sur le monde visible que sur le monde invisible ; il met à l’abri du danger et rend vains les attaques et complots des rivaux. Dans un contexte ou les droits fondamentaux sont piétinés et les masses sans défense, le Vodou constitue un recours à l’arbitraire. Achille Mbembe (1988 : 151) avait fait le même constat en Afrique : “ Dans ces contextes où les pouvoirs créent l’insécurité et le désor­dre, les pratiques patrimonialistes traduisent un besoin de protection de la part des dominés. La course  des indigènes vers les espaces de mysticisme exprime le même souci de se placer sous un patronage sur­naturel en même temps que de trouver un idiome à cette inscription dans un champ de force supposé faire un contrepoids aux incertitudes du monde profane. ”

À la question de sorcellerie qui a fait reléguer le Vodou dans une zone grise, dangereuse et immorale, Gérard Barthélemy (1988 : 35) trouve une explication satisfaisante : “ Les mécanismes institutionnels de défense du citoyen n’existant pas, il appartient à l’intéressé lui-même de prendre l’initiative de la parade s’il se sent agressé. La sorcel­lerie devient ainsi le régulateur des rapports de crise entre les individus. Elle ne s’exprime que dans cet espace juridique et pénal laissé libre par l’absence de l’État ”.

“ En Haïti, la justice est rendue de façon fort partisane. Les jugements rendus par nos Cours et Tribunaux donnent souvent raison au grand fabuliste français du XVIIe siècle qui écrivait dans les Animaux malades de la peste :

“ Selon que vous serez puissant ou misérable

les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. ”

Donc, quand le peuple est victime d’abus de toutes sortes : vénalité des juges, expropria­tion injustifiée, il n’a pas d’autres choix que de se tourner vers ses dieux vodou pour obtenir justice ” (Descardes J. R., 1997 : 107)

Face au despotisme qui est une caractéristi­que fondamentale du système politique haïtien, le Vodou reste un frein pour le pou­voir et limite l’arbitraire. Il rappelle à la raison les dirigeants qui ne respectent ni les lois ni la Constitution.

2 - Dynamique vodou et droits essentiels

Les fondements

Malgré les jugements défavorables portés sur le Vodou par ceux qui l’ont déformé en l’analysant à travers un prisme occidental, on peut soutenir qu’il se veut au service de l’homme, du groupe et de la communauté.

La dynamique vodou prescrit une globalité fondamentale. Toutes les forces de la nature sont liées. L’univers est un tout : chaque force de la nature a une signification et une connexion avec les autres entités. La plante, l’animal, le minéral et les personnes sont sacrés et doivent être traités en conséquence. Cette unité de toute chose explique la place de la sainteté de la vie

Cette conception exige le respect de l’autre, de sa sécurité, de sa santé et de l’intégrité de sa personne. Plaçant les humains au centre du monde, même s’ils n’en sont pas les créateurs, le Vodou cherche à leur offrir les moyens de mener une existence terrestre décente. Ses dieux que les adeptes implorent doivent faire pleuvoir sur les hommes de riches pluies de bénédiction pour leur garan­tir une santé robuste, la prospérité dans les affaires, la protection contre les catastrophes naturelles ou l’invulnérabilité face aux forces du mal.

Il est interdit de mépriser les petits et les pauvres. Les plus faibles sont assurés de la protection des ancêtres. L’obligation de venir en aide aux personnes en situation de grande précarité est un devoir. Les plus jeunes sont astreints à l’obligation de fournir soin et assistance à tous les membres du groupe, et en priorité aux personnes âgées.

Le Vodou n’a jamais persécuté les autres, à cause de leur foi. Il est ouvert à tous. Il n’aurait certainement pas appuyé les croisa­des ou les guerres de religion qui ont endeuillé l’Occident chrétien. Il n’y a pas de place pour l’exclusion, la discrimination ra­ciale ou l’inégalité des sexes que l’on observe aux pays des théoriciens des droits de l’homme.

De même, le Vodou n’a pas attendu la Déclaration universelle des droits de l’homme et la montée des écologistes pour exiger la protection des animaux, des arbres, des sources, des rivières et des océans.

L’éthique vodou estime que ne pas s’acquitter de ses devoirs envers les person­nes âgées et les morts entraîne une rupture d’équilibre, qui peut être préjudiciable non seulement au fautif, mais aussi à toute la communauté.

Tous les cas d’infraction à la loi sont soumis au verdict du tribunal de l’opinion publique. Celui qui a transgressé la norme du contrat social encourt les châtiments des puissances invisibles qui veillent au respect des tabous pour assurer la protection du corps social.

— Dynamique vodou et éducation

C’est la dynamique vodou qui assure l’éducation traditionnelle de ses adeptes pour leur intégration harmonieuse dans la com­munauté, conformément au statut que leur assignent leur sexe, leur rang de naissance ou la fonction sociale de leurs parents.

Au cours de son éducation, l’enfant apprend progressivement et sur le tas, mais très précisément les différents rôles qu’il devra remplir dans sa vie d’adulte. La connais­sance de ce rôle lui apprend comment se comporter avec ses semblables. C’est un enseignement qui privilégie la conformité et non la compétition.

Le cursus porte notamment sur le fonction­nement des mondes (visible et invisible), la recherche de l’équilibre, le communautarisme, l’amour du prochain. L’accent est aussi mis sur la gestion des conflits qui ne sont pas réglés selon des mo­des abstraits. On s’efforce plutôt de trouver une solution à l’amiable, acceptable pour tous, en essayant de satisfaire tous les prota­gonistes. Il ne doit pas y avoir un “ gagnant ” et un “ perdant ”. Les solutions extrêmes, les positions rigides ou les normes absolues sont d’emblée écartées.

— Dynamique vodou et thérapie

Lorsqu’on sait que le monde rural est nette­ment défavorisé par rapport au monde urbain, que la population haïtienne doit faire face à des problèmes cruciaux de santé, on peut comprendre la fonction thérapeutique du Vodou qui traite et le corps et l’esprit. Nous rapporterons ici seulement deux cas. Ils sont choisis à cause de leur source et pour montrer que la médecine vodou reste un champ fécond à exploiter.

Voici le témoignage d’une catholique prati­quante rapporté par un prêtre catholique : “ Tout à coup un de mes sept enfants tomba malade. Je refuse d’aller consulter un bocor en dépit des conseils des voisins. Mais trop sensible, je ne peux pas voir mourir mon enfant sans tenter une chance de le sauver. Je suis allée voir le bocor. L’enfant est maintenant rétabli. Depuis, je ne cesse de prier Dieu d’avoir placé sur mon chemin un habile guérisseur. ” (Nérestant M., 1994 : 144).

Le second témoignage vient d’un intellectuel français, ancien Directeur du Théâtre des Nations : “ J’étais parti de Paris en très mauvais état. Depuis de longues années, je souffrais d’un ulcère dont l’évolution était devenue si inquiétante que mon médecin traitant m’avait formellement déconseillé d’entreprendre ce voyage comportant un long vol. Pour tout dire, lorsque j’arrivai à Port-au-Prince je souffrais le martyr et ne pouvais absorber que du lait, au point qu’un médecin haïtien, craignant une perfo­ration, me conseilla une hospitalisation immédiate. Je retardai ma décision au lendemain, ne voulant absolument pas man­quer une cérémonie en l’honneur de  ‘Saint Jean’ . [....] L’esprit se mit à me masser longuement l’estomac [...] Le lendemain, je ne souffrais plus.[...] À mon retour en France, j’allai voir mon médecin, qui me réclama une radio de contrôle. Quand il l’eut entre les mains, il me dit : ‘Je suis sur­pris: je ne trouve aucune trace de votre ulcère. Certes, ces choses vont et viennent, mais il devrait rester au moins une cicatrise. Par prudence, faites-vous une nouvelle radio, j’ai bien l’impression qu’il y a eu confusion’. Ce que je fis bien entendu, le résultat fut le même ”.

— Dynamique vodou et besoins économiques

L’agriculture, activité prédominante de l’économie haïtienne dépend des caprices de la nature qui n’est pas toujours clémente. Face à ces difficultés majeures, la dynamique vodou apporte quelques réponses.

L’activité agricole étant sacrée, le travail et le rite sont indissociables. Les paysans appren­nent à s’assurer la faveur des dieux généreux. Le geste rituel aura autant d’importance que le geste technique. Avant les semailles, on fait offrande aux dieux et aux ancêtres. On leur offrira les prémices de la récolte avant que quiconque puisse la consommer. C’est la fête de l’igname. Les adeptes du Vodou détiennent des “ connaissances ” leur permettant de proté­ger les champs, de s’assurer de l’abondance des récoltes et même de faire tomber la pluie.

Les différentes congrégations vodou se re­groupent en associations qui organisent l’activité économique et des réjouissances au profit de leurs membres. Ces associations en fonction de leur compétence territoriale, de leurs effectifs ou de leurs objectifs prennent le nom de : konbit, kove, escouad ou atribyion[18].

Avant de conclure cette modeste contribution, pour les lecteurs qui pourraient se demander si le Vodou ne génère pas des attitudes de violation des droits de l’homme, nous leur saurions gré de signaler à notre attention un modèle parfait des droits de l’homme. Si malgré tout, ils refusaient de regarder en face la véritable situation des droits humains dans les pays les plus avancés, qu’ils nous per­mettent de partager avec eux cette phrase de Montesquieu : “ Comme le despotisme cause à la nature humaine des maux ef­froyables, le mal même qui le limite est un bien ”.

Conclusion

Si, comme le pense Étienne Le Roy (1999 : 28) “ derrière des usages sélectifs de la mémoire (individuelle et collective dans les cas de coutumes familiales) se profile l’intuition que ce qui fait autorité ne tient pas seulement à la machinerie juridique et judiciaire : aux normes (lois, règlements, arrêtés...), aux institutions ou aux sanctions. Ce qui fait autorité ou plutôt ce qui fait l’autorité tient au fait que ces productions normatives ou institutionnelles sont em­boîtées dans un dispositif beaucoup plus complexe fait de mythes, de représentations et d’images, dispositif (ou modèle) large­ment inconscient et qui relève d’une lecture structurale ”, la dynamique vodou introduit une autorité nouvelle ou plutôt renouvelée dont la prise en compte positive, facilitera un métissage juridique généralisé, garantie du succès d’un programme en faveur des droits de l’homme et de l’avènement de l’État de droit en Haïti.

Au demeurant, dans un pays déchiré par la violence, le Vodou peut aider à bâtir une so­ciété de paix, en réconciliant la Nation avec elle-même. Cela est d’autant plus sûr qu’à l’inverse des idées qui sèment la discorde et attisent les tensions, il peut aider les fils d’une même patrie à se retrouver autour des valeurs qui les avaient jadis unis pour enta­mer le louable projet de reconstruction nationale.


 

RÉfÉrences bibliographiques

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Les sources des droits traditionnels et des droits ancestraux : de la modernitÉ Á la post-modernitÉ

Barnabé Georges GBAGO*

 Il est inexact de dire que le sens de l'évolution juridique est celui d'une différenciation du droit, de la morale et de la religion. ” (Carbonnier : 1995 )

Nul n'est censé ignorer la loi. Ce principe qui a généré de multiples interprétations dans le temps, situe le mot “ loi ” dans un espace autre — celui des sociétés tradition­nelles — où il peut être entendu comme le bon sens, la conscience, la morale ou autres manifestations de la religion. Comment peut-il en être autrement dans des contrées dépourvues d'un édifice cohérent, achevé et juste, capable de survivre à la Cité. Qu'est la loi dans son acception occidentale ?

La modernité est un phénomène dynami­que : espaces disputés, tentatives plus ou moins réussies d'unification, d'universa­lisme ou de pluralisme juridique. Il semble qu'il manque aux sociétés dites tradition­nelles, un projet où de savants juristes procèderaient aux réinterprétations, aux amputations et cisaillements des normes occidentales transférées sans bénéfice d'in­ventaire, dans le champ juridique des droits traditionnels. Ces juristes savants aideraient des mœurs mal préparées — là où elles existent — à se réajuster et à s'adapter à la pratique de ces droits exogènes, puis, éga­lement à une attente des opinions des pays traditionnels, conscientes qu'elles ont entre les mains “ les systèmes de droit les meilleurs ” dotés de la technicité — bien rodée — qui les ferait entrer de plain-pied dans la modernité.

Pour plagier Benjamin Constant, il faut dire que les sociétés traditionnelles vivent au­jourd'hui dans les temps modernes et qu'elles doivent vouloir une liberté et des mœurs convenables aux temps modernes. C'est une évidence que, de nos jours, la modernité partout où elle veut s'insérer, ne peut éluder le principe démocratique et les valeurs du droit des Droits de l'homme. Or le trait pertinent des droits traditionnels réside dans la primauté donnée en leur sein au consensus. C'est dire que, si consensus il y a, la tradition ne doit plus être présentée comme l'ennemie de la modernité au même moment où la théorie de la post-modernité puise dans les éléments traditionnels pour raffermir le cadre moral de la société (post)-moderne.

“La modernité reste inséparable de la tra­dition comme le sont l'avers et le revers d'une monnaie. ” (Balandier, cité par Nouss, 1995)

Il est donc urgent de rechercher la manière dont, en partant des droits locaux des sociétés traditionnelles, celles-ci pourront éviter les âpres batailles de la modernité et emprunter le “ raccourci ” qui les mènerait de la pré-modernité à la post-modernité (seconde partie). Néanmoins les acquis des normes occidentales transférées dans les droits “ autochtones ” doivent continuer à être assimilés de manière à constituer des “ habitus ” à l'intérieur de ces droits traditionnels (première partie).

I - Les droits traditionnels et la modernitÉ

Un processus normatif, loin de s'achever, milite fortement en faveur de l'osmose des droits reçus par les sociétés non-occidentales. Toutes les constitutions des États concernés, dans lesquelles vivent des peuples dont l'oralité détermine la forme et la nature des normes, mettent en valeur les droits de la personne humaine dans ces so­ciétés multidimensionnelles. La conception fortement individualiste de la Déclaration Universelle reste à l'opposé de l'idée col­lectiviste ou de la vue communautaire dominante au sein de ces sociétés.

“L'idée même de Déclaration Universelle des Droits de l'homme ne peut qu'être différemment reçue dans les diverses parties du monde. ” (Rouland N., 1994)

L'exemple de la modernité des droits de la personne humaine reçue dans les droits tra­ditionnels démontre, si preuve en est, que ces sociétés font désormais partie de l'idée du “ Tout-Monde ”, idée chère aux auteurs modernes. Bien que beaucoup de chemin reste encore à parcourir en vue de l'effecti­vité de ces réceptions, l'usage que ces peuples ou ces nouveaux États ont fait du jus naturalisme d’abord et du positivisme juridique ensuite, , démontre la hâte, tout au moins celle des élites, à se référer aux sour­ces de la modernité des droits occidentaux.

1 - Abstraction et subjectivisme. Du jus naturalisme au positivisme : le primat de la modernité juridique

Malgré ses insuffisances, la notion des Droits de l'homme explique par l'universa­lisme qu'elle véhicule les divers héritages et débats doctrinaux parmi les élites des pays de droits traditionnels. Sur ce dernier point, notre synthèse mettra en exergue l'analyse faite par Selim Abou dans Cultures et Droits de l'homme. Après une courte ana­lyse de la question du jus naturalisme (A). Si les débats sur le positivisme juridique n’ont pas encore de porte-parole au sein des sociétés traditionnelles, cela n'empêche pas de saisir les vues d'auteurs occidentaux qui ont abordé le concept du “ positivisme ” juridique sous un angle favorable aux droits traditionnels (B).

A - La philosophie de l'École du droit naturel

À Rome, le droit était une science tournée vers les choses. La justice n'avait pas pour fonction d'ordonner ni de permettre des comportements. Le droit que l'on prétendait induire de l'idée abstraite, anthropos, de la seule “ nature ” générique de l'homme ne serait qu'un droit informe, “ à peine un embryon de droit ” (Michel Villey).

Comment la notion des Droits de l'homme prend-elle sa source dans celle du “ droit naturel ”? L'idée des droits subjectifs est étrangère à l'esprit antique. C'est au XIVe siècle que naquit la “ métaphysique de l'in­dividu ”. Ockham, en inventant le “ droit positif divin” a frayé la voie de la laïcisa­tion de la pensée, voie dans laquelle s'engouffre Hobbes. Celui-ci pensait qu'il existe des individus qui sont murés en eux-mêmes et qu'il fallait reconstruire la société comme une machine. En 1540, Vitoria jugea des Indiens d'Amérique, “ hommes dotés de droits inhérents à leur nature et surtout du droit de propriété ”. Le droit de propriété fut ainsi conçu comme le premier des droits de l'homme moderne, “ droit naturel ” de l'homme.

Cependant c'est avec Grotius et Pufendorf que l'École moderne du droit naturel évolue et se systématise sur fond de laïcisation du droit. Grotius promeut une nature de l'homme abstraite d'où émane tout droit, de même que la société fondée rationnellement à partir de la nature de l'homme : c'est déjà là l'hypothèse du contrat social. L'idée d'une “ loi naturelle ” inscrite dans la nature même de l'homme, à l'état de nature et supérieu­re à toute volonté postérieure puis fondée sur le contrat social, apparaît avec Pufendorf. Locke, quant à lui, insiste sur les bornes du pouvoir politique et inspire l'article premier de la Déclaration des Droits de l'État de Virginie.

Les Droits de l'homme sont apparus comme un remède à l'inhumanité. Les philosophes de l'idéalisme allemand donnèrent son statut au droit naturel, le fondement des Droits de l'homme. Il s'agissait de trouver un carac­tère objectif absolu, c'est-à-dire non relativisable à la nature humaine un impératif moral. Kant formula son impératif catégorique puis Hegel montra l'incidence du droit naturel sur les droits positifs. Plus récemment, Éric Weil démontra le forma­lisme du principe primitif fondé sur “ l'égalité des êtres raisonnables et libres ”. Il fallut donner dans le même temps à la notion un contenu concret et déterminé sous la forme d'un ensemble de principes dérivés, pouvant servir de cadre de référence à toute législation qui se voulait juste.

“ Au-delà de ces variations historiques — écrit E. Bloch — un principe invariant donne forme et force au droit naturel : bouleverser toutes les relations où l'homme reste humilié, asservi, déclassé et déprimé. Le droit n'est plus un apprentissage de la résignation, mais une propédeutique à la ‘marche debout’. ” (in Aubert J.M., 1987)

Être fini, l'homme est habité par l'idée de l'infini qu'il élabore à partir de sa finitude même (Selim Abou). Le point culminant coïncida avec la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen de 1789. Aupara­vant, les droits étaient garantis par des forces sociales, spirituelles ou religieuses. Dorénavant, l'homme devenait source de la loi et non plus le commandement de Dieu ou des usages de l'histoire (H. Arendt, 1985). Le genre humain fut peu à peu conçu comme une famille de nations et partant le peuple devint l'image de l'homme avec des droits élémentaires peu protégés. C'était déjà la timide naissance du droit des peuples.

Aujourd'hui, la philosophie du droit naturel semble ne plus avoir droit de cité. Selim Abou distingue deux sortes de droit naturel : le droit naturel “ subjectif ” qui se réfère à la nature des choses, c'est-à-dire à un univers organisé et finalisé. En somme, les Droits de l'homme se situent entre le droit naturel (au principe universel et im­muable) et le droit positif (relié à une époque, à une culture et à une situation so­ciale). Les différentes définitions du concept de nature obscurcissent par ailleurs le débat du droit naturel. Selon Selim Abou, trois moments logiques se superposent chez les auteurs : la philosophie d'orientation cosmo-théologique qui part d'un critère d'évidence, d'une nature inscrite dès l'ori­gine dans le cœur de l'homme par la Divinité, d'une participation de l'homme à la loi éternelle. Une autre philosophie d'or­dre téléologique fonde le droit naturel sur une religion (chaque catégorie d'êtres est dotée d'un telos, d'une finalité qu'il faut dégager et poser comme idéal). Enfin, la dernière philosophie est d'orientation an­thropologique. Ici l'homme concret est projeté dans un hypothétique “ état de nature ”. En bref, le droit naturel est défini, ici et maintenant, résume Selim Abou, comme l'exigence de la raison pratique dégagée par le philosophe.

Plus concret, Bernard Edelman (1988) cri­tique l'essence de l'homme qui se pense désormais du point de vue de la science. Il revient à l'opposition kantienne des lois de la nature (c'est-à-dire de la physique) et des lois de la liberté (ou loi de l'éthique). Ces dernières comprennent une partie empirique (l'anthropologie) et une partie “ pure ” (la morale). Kant avait ainsi séparé ce que l'humanisme avait lié, c'est-à-dire l'union de la science et de la philosophie. La morale se lit à travers la mutation de la personne et dans la législation. Cette dernière devient un recours pour préserver l'humanité de l'homme. Quant à la personne, sujet de droit, tout converge vers elle et, sans elle, le droit n'aurait plus d'objet. Mais la destruc­tion de l'idée de nature “ naturelle ” avait entraîné un développement extraordinaire des droits subjectifs, ce qui nous amène à aborder les contours du positivisme juridique. Le passage du “ naturel ” au “ positif ” suppose beaucoup de difficultés.

B - Le “ positivisme ” juridique

Ici, tout ordre juridique procède de l'État. Pour cette école de pensée, tout d'abord éloignée du jus naturalisme et de la théorie des “ droits de l’homme ”, le droit n'est que le mouvement spontané des institutions (Michel Villey, 1983). On parle de volonta­risme “ scientifique ” et sociologique (cf. Hobbes, le premier positiviste volontariste). Benjamin Constant lui, contre l'objet de la Déclaration, récuse l'idée d'un “ droit naturel ” pour adopter celle des “ droits fondamentaux des individus ”. Sur ses traces, Auguste Comte fait une triple critique des Droits de l'homme :

— La critique de la Déclaration : la méta­physique n'est qu'une dégénérescence “ négative ” et “ critique de la théologie ”. Le développement continu est incompatible avec “ l'immobilité nécessaire des droits de l’homme ”.

— La critique du droit : les Droits de l'homme sont considérés par Auguste Comte comme la dégénérescence métaphy­sique des droits divins, la “ nature ” dont il est question n'étant qu'un pâle succédané de Dieu. Le droit a fait son temps et le positi­visme lui substitue le devoir (Bonald dira que, dans “ la société, il n'y a pas de droits, il n'y a que des devoirs ”).

— La critique de l'homme et du citoyen : la famille est dynamique et homogène au social ; c'est le microcosme antilibéral du social. Avant Karl Marx, Hegel dans ses Leçons sur la philosophie de l'Histoire définit l'individu à la fois comme membre de la famille, de la société civile et membre de l'État. Chaque étape implique un rapport du droit avec le devoir. Avec l'État, le de­voir cesse d'être l'envers du droit. Au niveau de l'État, le binôme droit/devoir s'équilibre. Pour Hegel, les droits de l'indi­vidu sont fondés d'abord sur les droits de l'État. La médiation de la liberté ne doit rien à la médiation des Droits de l'homme. Pour le disciple et dissident de Hegel, Karl Marx, la “ nature ” humaine n'est qu'une invention de la société bourgeoise. Dans son ouvrage de référence, Réflexions sur la question juive (1844), il précise que :

“ Les Droits de l'homme ne sont pas un présent de la nature, une dot de l'histoire écoulée jusqu'ici, mais le prix de la lutte contre le hasard de la naissance et contre les privilèges que jusqu'ici l'histoire a transmis en héritage d'une génération à l'autre. Ils sont le résultat de la culture, et seul peut les posséder celui qui les a appris et mérités. [...] L'homme (en tant que mem­bre de la société bourgeoise) passe pour l'homme authentique, pour l'homme par opposition au citoyen, parce qu'il est l'homme dans son existence immédiate, sensible et individu, alors que l'homme po­litique n'est que l'homme abstrait […] personne allégorique, morale. ”

Émile Faguet dans son ouvrage, Le Libéralisme (1902) pousse encore plus loin l'analyse positiviste jusqu'à la négation complète des Droits de l'homme. “ Droit de l'Homme ? ” s'interroge-t-il pour répondre aussitôt que “ l'homme n'a aucun droit [...] L'enfant qui naît apporte des besoins, mais aucun droit avec lui ”. Au contraire, il débute sa vie par des obligations envers ses parents et envers sa communauté en général qui le sauve de la mort. Le droit étant en­tendu comme le résultat d'un contrat, tout droit qui ne résulte pas d'un contrat est une prétention, un non-sens. Les Droits de l'homme ne seraient-ils qu'un trompe-l'œil, un complot visant à instaurer un athéisme ? (Burke, 1989)

Depuis le XVIIIe siècle, les constitutions et leurs préambules, par la technique de la notion d'agencement (Constitution-agence­ment), donnent un poids singulier à la loi dans le cadre de l'exercice des droits. On a pu observer des “ dérapages ” du droit na­turel au droit positif et des droits naturels aux droits civils. La nature a fait place à la volonté, les Droits de l'homme aux lois de l'homme (Rials Stéphane, 1989). Déjà l'article 5 de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen (1789) s'analyse comme une vraie charte du positivisme : “[…] Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut-être empêché  […]”. Aujour­d'hui, une technique comme le contrôle de constitutionnalité des lois nous plonge au cœur du positivisme juridique. Le juriste n'est plus un simple scribe qui met en forme les “ demandes sociales ” (Edelman Bernard, 1988). La ratio decidendi relève du droit lui-même, c'est-à-dire du sens que le droit entend conférer à sa pratique. Le classement juridique implique un jugement, le droit ordonne les pratiques du point de vue de ce jugement qui implique à son tour un statut dans l'ordre juridique, mais aussi une définition inter-culturelle du droit, pour tenir compte de la pluralité des conceptions du droit se côtoyant dans un même espace. C'est une pratique d'une autre nature qu'il faudra relever dans les modèles de vie et de comportement des sociétés traditionnelles ou ancestrales.

II - De la justification des droits traditionnels

Citant Karl Popper, André-Jean Arnaud attirait l'attention de ses lecteurs sur l'im­portance de la tradition qui, d'une part, donne à la société un “ cadre moral ”, c'est-à-dire le sens de la justice et de l'équité, et d’autre part, complète les institutions qui peuvent parfois servir des finalités oppo­sées. Les principes universels très abstraits sont à interpréter par les règles de la pratique qui constituent une tradition vivante (Arnaud A.-J., 1998).

Norbert Rouland renchérit lorsqu'il aborde la complexité des transferts de droits : “ […] dans des pays autrefois colonisés, mais aussi en Europe, le retour à une tra­dition aussi transfigurée que découverte affleure en de nombreux endroits. Certains sols sont plus fertiles que d'autres : le droit des personnes, le foncier, le règlement des conflits […] (1998 :458).

Deux prestigieux auteurs avaient abordé en leur temps l'autorité de la tradition et des droits y afférents : Henri Bergson et Max Weber.

A - Les droits traditionnels et le “ cadre moral”

On pourrait remonter à une morale univer­saliste dès l'Antiquité avec le système des devoirs moraux. Bergson en analyse le mécanisme dans un ouvrage célèbre : Les deux sources de la Morale et de la Religion. Pour l'illustre philosophe, il faut, à l'instar de Kant, ne pas confondre “ obligation ” et “ sentiment de l'obligation ”. L'obligation en général c'est “ le tout de l'obligation ”, c'est-à-dire l'habitude de contracter des ha­bitudes, une force proche de l'instinct, c'est acceptation universelle d'une loi aux for­mules impersonnelles. C'est une morale minimale mue par la pression sociale. Seul l'appel du héros fait naître l'émotion de la propulsion, l'émotion de la réaction, puis l'émotion de la représentation qui fait surgir la Morale. Elle s'incarne dans de fortes per­sonnalités, telles que celle des fondateurs de religions, des mystiques et des saints (cf. M. Weber).

“ Bref, pour résumer tout ce qui précède, nous dirons que la nature, dépassant l'es­pèce humaine le long du cours de l'évolution, l'a voulu sociable, comme elle a voulu les sociétés de fourmis et d'abeilles ; mais puisque l'intelligence était là, le maintien de la vie sociale devait être confié à un mécanisme quasi-intelligent : intelli­gent, en ce que chaque pièce pouvait en être remodelée par l'intelligence humaine, instinctif cependant en ce que l'homme ne pouvait pas, sans cesser d'être un homme, rejeter l'ensemble des pièces et ne plus ac­cepter un mécanisme conservateur. L'instinct cédait provisoirement la place à un système d'habitudes, dont chacune deve­nait contingente, leur convergence vers la conservation de la société étant seule nécessaire, et cette nécessité ramenant avec elle l'instinct. La nécessité du tout, sentie à travers la contingence des parties, est ce que nous appelons l'obligation morale en général ” (Bergson, éd. 1991 : 1021).

Et plus loin, son idée se fait encore plus précise :

 “ En allant de la solidarité sociale à la fraternité humaine[19], nous rompons donc avec une certaine nature, mais non pas avec toute nature. On pourrait dire, en détournant de leur sens les expressions spinozistes que c'est pour revenir à la Nature naturante que nous nous détachons de la Nature naturée. ” (Bergson éd. 1991 :1023-1024 )

C'est alors que la première morale (la pres­sion) donne la main à la Morale (l'aspiration), “ dans la région de la pensée où s'élaborent les concepts ” pour créer des représentations dont la justice, la plus ins­tructive de toutes les notions morales. La justice relative mesure et proportionne, elle conserve sa balance alors que la justice ab­solue, celle des droits de l'homme se signalerait par des idées d'incommensura­bilité et d'absolu. Cette justice des droits de l'homme comporterait une représentation complète “ à l'infini ” ce qui explique des interdictions et ses créations successives, réalisations de la personnalité de l'huma­nité, par le biais des lois (consente­ment de la société). Néanmoins, il fallut selon Bergson, attendre jusqu'au christia­nisme pour que l'idée de fraternité universelle (égalité des droits, inviolabilité de la per­sonne) devînt effective : besoin d'élargissement, de propagation, élan et mouvement.

Toutefois le positivisme enferme l'ordre juridique dans les lois de l'État et nous empêche d'aller à la recherche de la justice ; le droit est devenu le mouvement spontané des institutions et Michel Villey pense que le seul remède à l'inhumanité d'un droit qui a rompu les amarres avec la justice, la seule arme défensive, l'antidote au positivisme ce sont les droits de l'homme.

B - Les droits traditionnels, complément des institutions modernes

Dans son ouvrage écrit dans le cadre des grandes tendances historiques, aujourd'hui un peu dépassé, le sociologue et juriste Max Weber expose les catégories de la sociologie et aborde les fondements de la légitimité. Étudiant trois types de domina­tion légitime — légale, traditionnelle puis charismatique — Max Weber reconnaît qu'aucun type n'est d'essence pure puisque la réalité historique ne se laisse jamais em­prisonner dans un schéma conceptuel (Weber M. ., éd. 1995)

Les sociétés dans lesquelles le droit prédo­mine (c'est-à-dire la domination légale) se caractérisent essentiellement par “ la ratio ” et par des règles abstraites ; les subordonnés obéissent au droit, dans les limites de la compétence objective fixée par ces règles. Propositions, décisions et discussions préliminaires sont fixées par écrit. Les attri­butions du détenteur du pouvoir demeurent des “ compétences ” légales dans une hiérarchie solidement établie et avec des moyens séparés d'une administration caractérisée par sa direction bureaucratique.

Les droits traditionnels appartiennent selon Max Weber à une époque pré-rationnelle et se caractérisent par le caractère sacré des lois transmises par le temps. Dans son analyse de l’arbitraire du seigneur, Max Weber décèle une contradiction les actions de ce dernier sont à la fois matériellement liées à la tradition et libérées de cette même tradition :

 “ Pour autant qu'il procède selon des prin­cipes, ce sont ceux de l'équité matérielle éthique, de la justice et de l'opportunité utilitaire, mais non point — comme dans la domination légale — des principes formels. Ce mode effectif d'exercice de la domina­tion se conforme à ce que le détenteur du pouvoir (et sa direction administrative) peut habituellement se permettre, face à la docilité traditionnelle des sujets, sans aller jusqu'à pousser ceux-ci à la résistance. Résistance qui, lorsqu'elle survient, se dresse contre la personne du détenteur du pouvoir (ou celle de son serviteur), lequel a méprisé les limites traditionnelles du pou­voir, mais non contre le système en tant que tel (“ révolution traditionaliste ”). ” (Max Weber, éd. 1995 : 302-303)

Il est vrai que l'absence de principes for­mels rend aléatoire le respect des règles traditionnelles qui sont allègrement trans­gressées par les détenteurs du pouvoir et tous les “ associés traditionnels ” sans d'ailleurs qu'aujourd'hui l'ordre cosmique, expression par excellence du droit ne s'en trouve bouleversé. Dès lors la domination patrimoniale devient incontrôlée allant très souvent dans la direction d'un droit person­nel absolu (patrimonialisme, sultanisme, patriarcalisme, néo-patrimonialisme, favo­ritisme, prébendalisme...) du seigneur et tous les bénéficiaires de la table du sei­gneur. Il n'est plus à démontrer que ce patrimonialisme cause d'énormes retards à l'économie rationnelle.

Une fois admis avec Max Weber que la tradition ne fait pas toujours bon ménage avec l'économie rationnelle (Weber M. . éd. 1995 : 316-320), la tradition, par le biais des “ droits coutumiers ” valide les créa­tions de principes administratifs nouveaux et les légitime comme valables de tout temps (Weber M. . éd. 1995 : 303). C'est ce à quoi l'on assiste de plus en plus dans les sociétés modernes lorsqu'en matière éco­nomique, sociale ou d'urbanisme, l'élaboration du droit passe par l'inter­médiaire des administrateurs, des praticiens et des magistrats.

Michel Alliot a mis en lumière deux phénomènes juridiques qui ne se laissent pas réduire au positivisme : d'abord la juris­prudence et la pratique administrative françaises qui se modifient lentement, à petits pas comme les droits traditionnels, ensuite, la division du droit qui se ferait désormais non plus selon des critères logi­ques (ou considérés comme rationnels) mais “ selon les intérêts des groupes qu'ils régissent ou qu'ils contrôlent ” : on assiste­rait à la multiplication de droits particuliers qui communiquent de moins en moins entre eux, “ droits constituant des zones de résistance correspondant à des groupes qui refusent les modifications imposées de l'extérieur ” (Alliot M., 1980 : 483).

Cette observation de Michel Alliot se révèlera dans toute sa pertinence lorsque sera abordée la complexité des sources des droits traditionnels autant dans ce qu'il en reste dans les droits occidentaux que dans les droits des sociétés où prédominent les règles transmises et la communauté d'édu­cation. Ces dernières détiennent de nombreux atouts — contrairement à l'idée que se font d'elles les idéologies du droit occidental — pour passer de leur étape actuelle à celle de la post-modernité.

II - Les droits traditionnels ou ancestraux dans la post-modernitÉ : un nÉcessaire “ leapfrog ”

Le droit “ moderne ” enseigné aux élites des peuples traditionnels ou autochtones est loin de leur permettre d'atteindre la moder­nité — ou plutôt la modernisation — souhaitée. Le positivisme des normes occi­dentales a du mal à s'endogénéiser dans leur présent juridique. D'un ordre pleinement négocié autour duquel ces sociétés se sont érigées, on s’est orienté vers de nouvelles juridictions qui imposant d'autres systèmes de valeurs fort éloignés de leur histoire et des débats coutumiers de ces populations qui leur évitaient le détour de la destruction des liens sociaux. Si de timides efforts consentis font siéger à titre de conseillers dans des institutions judiciaires quelques juges “ coutumiers ”, ceux-ci n'ont jamais atteint les formations supérieures des tribu­naux. Le droit de la post-modernité gagnerait à prendre en compte toute la juri­dicisation qui s'opère au sein des instances sociétales et dans tout le champ juridique des peuples traditionnels ou autochtones. C'est dans ce sens qu'il convient de consi­dérer le terme “ peuples ” contenu dans la Charte Africaine des Droits de l'Homme et des Peuples et de se poser la problématique des critères de compétences, des ordres de juridictions puis de la nature et des effets des décisions qui interviendraient dans ce contexte de la post-modernité. Toutes ces questions se dessinent autour de la com­plexité des sources spécifiques des droits traditionnels ou ancestraux (1), qui permet­tront enfin, de manière prudente à vrai dire, à poser les conditions de la réalisation du passage de leur pré-modernité à la post-modernité (2).

1 - Penser la complexité des sources des droits traditionnels ou ancestraux

L'un des enjeux pour André-Jean Arnaud fut à partir des critères de la pensée “ moderne ” de déterminer les caractères d'un post-modernisme juridique (Arnaud, 1998 : 151 et ss.). Les traits pertinents rela­tifs à la post-modernité — contrairement à ceux qui sont étudiés dans la modernité — demeurent le pragmatisme, le relativisme, la complexité, la pluralité des rationalités, des logiques éclatées et surtout la notion de risque qui n'a jamais disparu des critères propres aux logiques traditionnelles ou an­cestrales. Le processus d’inter-normativité et le multi-fonctionnalisme qu'évoque André-Jean Arnaud restent, s'il faut encore le rappeler, les traits distinctifs de toutes les sociétés traditionnelles ou ancestrales : celles-ci auraient-elles un pied dans le post-modernisme sans le savoir ? Si tel était le cas, leurs institutions pourraient donc faire l'économie d'une partie du modernisme pour passer à l'étape suivante ; mieux, elles s'autoriseraient à servir de modèles aux so­ciétés occidentales dans la pratique des droits négociés (B) et dans celle de la for­mation “ coutumière ” spontanée des règles de droit (C) afin de minimiser le culte rendu à la conception codifiée de la loi (A). Il est temps de donner un contenu aux sources des droits traditionnels ou ancestraux sans oublier la figure d'autorité du juge (D) qui éclipse en partie celle de la loi.

A - La Loi : source privilégiée du Droit ?

La théorie pluraliste des sources du droit est en elle-même une réflexion confuse. En remontant à l'origine de cette conception, nous retrouvons l'École historique allemande qui, refusant d'admettre au XIXe siècle une codification, celle du Code civil de 1804 en France, développa une théorie alternative des sources du droit par l'in­termédiaire de ses plus grands représentants : Puchta et Savigny. La loi codifiée était alors en France la source uni­que du droit, étant entendu que le Code civil avait intégré en son sein les coutumes rédigées par écrit, de même que les maxi­mes et autres principes du droit. C'est pour cette raison que dès 1814 dans un pamphlet anti-codification, Savigny exprimait son sentiment que la science du droit rendait le code superflu sans quoi celui-ci la rendrait superflue. Le droit ne doit pas être un outil en dehors de la “ vie générale du peuple ”.

En observant le droit “ moderne ” pratiqué de nos jours dans les sociétés traditionnelles ou autochtones — qui ont reçu les droits occidentaux — la mise en garde de Savigny et de Puchta, alliant approche systématique et historique du droit, sonne comme une prophétie. Les chaos (bornés ou en voie de généralisation) en Afrique, les révoltes ca­naques dans le Pacifique, l’apathie des Indiens d'Amérique ou les timides revendi­cations des peuples autochtones, dénotent d'un suicide collectif rendu possible par le camouflage ou par l'inexistence dans ces sociétés d’une historicité des droits endogè­nes. Non seulement ces entités juridico-judiciaires doivent émerger au grand jour, mais les élites ont le devoir d'en dégager les principes directeurs afin de découvrir leur cohérence interne et le type de parenté qui existe entre toutes ces règles de droit ignorées mais tenaces.

Savigny a par ailleurs démontré que les peuples sans écriture et sans loi écrite cons­tituent les preuves vivantes que la loi écrite n'est pas forcément une source positive du droit, “ positif ” non pas parce que “ posé ” mais parce que fait “ positif ” réel d'une conscience (Jouanjan, 1998 : 65). Cons­cience qui prend vie non dans la règle abstraite, mais dans les institutions juridi­ques considérées dans leur cohésion organique. C'est donc dire que le culte de la loi reçue n'est pas pertinent pour les faits sociaux et les “ données objectives ” des droits des pays traditionnels ou des peuples autochtones.

Réidentifier aujourd'hui, c'est réinvestir les sources relevant spécifiquement des droits traditionnels ou ancestraux et remettre en cause la conception du Droit qui survalorise le rôle de la loi écrite et codifiée. Si selon Charles Pérelman, les sources du droit consistent en des normes “ posées ” qui servent de point d'appui à la recherche juridique, les questions : “ qui a posé ces normes ? ”, “ à quel moment ? ” et “ comment ont-elles été posées ? ” dans les sociétés traditionnelles ou ancestrales doi­vent trouver des réponses en vue de la légitimité, de la validité et de l'effectivité desdites normes mises à l'œuvre dans ces sociétés. L'impérialisme romain a imprégné les droits occidentaux sans les anéantir. L'impérialisme juridique occidental aura marqué de même les droits traditionnels ou ancestraux sans les éteindre : c'est la raison pour laquelle leur “ point d’appui ”, les droits négociés s'exportent loin de leur do­maine de naissance. Ce sont les vrais droits de la post-modernité.

B - La Pratique des droits négociés

Alors qu'en Occident les règles de droit préalablement établies et hiérarchisées répondent et correspondent à une vision donnée de l'homme, du cosmos et de Dieu, les droits traditionnels ou ancestraux repo­sent sur une autre vision selon laquelle le droit doit demeurer secret et peu normatif. La conciliation passe avant l'application correcte de la loi. Le consensus constitue la source première de ces droits trop hâtive­ment considérés comme archaïques. Alain Sériaux mentionne les rites de négociation à l'article des “ sources du Droit ” et affirme que le droit naturel a plusieurs manières de devenir positif :

“ Toute négociation — écrit-il — a ses ri­tes, plus ou moins formalisés. Les sociétés traditionnelles qui se caractérisent juste­ment par l'importance, chez elles, de rites très explicites, prévoient ainsi qui doit par­ler quand, pendant combien de temps. Des temps de silence, où chacun médite la portée des mots prononcés et des mots à venir, doivent être ménagés et respectés [...] Nos débats parlementaires, avec leurs procédures rigoureuses, constituent cepen­dant un bel exemple de négociations juridiquement organisées [...] Au sein de la famille ou d'autres associations plus vo­lontaires s'instaurent aussi en permanence maints rites de négociation que les juristes étudient peu mais qui font la joie des so­ciologues ou des psychologues lorsqu'ils se penchent sur ce qu'ils nomment la dynamique de groupe ” (Seriaux, A., 1997 : 108)

C'est dire que les droits négociés sont à l'œuvre dans tous groupes humains à l'état plus ou moins latent, et que les sociétés traditionnelles ou ancestrales y ont fondé le principe de leurs droits. Ceux-ci exigent plus de conviction que de rationalité (ou une pluralité de rationalités), plus de relati­vité, de pragmatisme et plus de complexité qui nous placent d'emblée dans les logiques de la post-modernité. Pour aller plus loin dans l'énumération ce sont les gestes, les rituels, les images, les mythes, l'exemple, la coercition, bref toute activité symbolique ancrée dans la vie psychique qui favorise la pratique des droits négociés. Ces derniers permettent également une grande économie de ressources et le désengorgement des cours et tribunaux, la célérité de la justice et le secret indispensable à certains milieux (essentiellement dans les affaires). La jus­tice des mineurs a également trouvé dans la pratique des droits négociés et dans l'oralité juridique sa source d'inspiration : ad majorem iuris gloriam. Que les élites des pays à tradition orale ou ancestrale écoutent une mise en garde venant de l'Afrique :

“ Alors que l'Afrique francophone cherche à stabiliser dans les pratiques, une justice en perpétuelle remise en cause et s'appro­prie les concepts d'un droit dont les mythes ne trouvent pas d'écho dans l'imaginaire juridique local, de l'autre côté du Sahara, les héritiers du Code civil, par une maïeuti­que encore difficile, essaient d'accoucher des procédures de médiations propres aux pays africains que ces derniers dénigrent. ” (Mavungu, Roseline, 1998 : 42).

C - Les coutumes et les habitus

Le “ droit coutumier ” ne peut constituer une source de droits traditionnels ou ances­traux que lorsque, règle obligatoire, il est respecté par les sujets de droit (alors que les droits négociés sont suivis de manière même inconsciente). Les coutumes dont il est question ne constituent aucunement “ des sources dérivées ”. À l'inverse de la coutume des manuels de droit, figée ou ob­solète dont la fonction consiste à compléter ou à enrichir la loi, les coutumes des so­ciétés traditionnelles ou ancestrales constituent des données objectives qui gui­dent l'interprète du droit. La confusion est grande dans ce domaine où de nombreux juristes y perdent leur latin. Certains tentent dans une vision occidentalo-centriste, de distinguer “ coutumes autochtones enten­dues au sens du droit coutumier ” et “ coutumes comme phénomène ethnologique ” (Otis, G., 1999 : 605 ; Vanderlinden, J., 1996 : 56).

Les coutumes ne sont que des modèles de conduite et de comportement qui énoncent de façon universelle le rapport au droit. Pour savoir comment le droit est habité et comment il est utilisé par les peuples et les sujets, ce sont les “ habitus ” (terme bourdieusien par excellence), c'est-à-dire des principes générateurs des pratiques au-delà des normes explicites et formelles, qui montrent les va-et-vient entre règles juridi­ques et les façons d'être dans le monde (coutumes).

À l'heure de la post-modernité, la coutume incarne les mœurs, c'est dire qu'à l'instar des sociétés traditionnelles ou autochtones, au­cune loi ne peut se prétendre générale et acceptée si elle n'est entrée dans les mœurs et devenue à son tour une “ coutume ”. C'est donc la réception de la loi par tout le corps social qui en fait un bon usage, une seconde nature et une habitude (du latin : habitus, manière d'être). Les coutumes contiennent l'ensemble des rites, rituels, droits, obligations, modèles de conduite et de comportement, c'est-à-dire qu’elles sont de véritables contenants, des universalités juridico-éthico-religieuses. Ce sont elles qui permettent la lecture des multiples mouve­ments du droit, des principes généraux et des adages juridiques.

L'un des avantages reconnus à cette source des droits traditionnels ou ancestraux réside dans la formation et dans l'adaptation spontanée des membres de la société en sa force, en sa légitimité ainsi qu'en une grande efficacité de ses règles. On est en présence d'ordres spontanés face à des or­dres imposés (droits occidentaux) ou acceptés (droits asiatiques) et négociés (droits animistes). C'est justement la dia­lectique des droits négociés qui permet de canaliser l'ordre spontané des coutumes et des habitus puis d'en saisir les phénomènes véritablement juridiques. F.A. Von Hayek a bien démontré que le droit n'a qu'une fonc­tion, celle d'imposer quelques restrictions d'ordre moral à l'ordre qui se crée de lui-même. Nous pouvons dire pour le plus grand intérêt de la post-modernité, que le rôle que cet auteur voudrait voir jouer par la jurisprudence est déjà à l'œuvre dans les droits traditionnels :

“ Le droit des communautés n'a pas besoin d'un pouvoir qui veuille le maintenir. Il est la conséquence nécessaire de leur structure. ”  (Alliot M., 1980 :  482)

Les sources des droits traditionnels peuvent également se retrouver dans le juge et dans la pratique de l'équité.

D - Le juge, figure d'autorité

L'activité du “ juge ” à vrai dire s'étale sur les trois pouvoirs, la séparation des pou­voirs étant très peu respectée dans la majorité des pays du monde. Le juge régule l'action administrative (empiète sur le do­maine de l'exécutif) et son rôle de créateur de droit est reconnu dans les pays de sépa­ration classique (le domaine reconnu au législatif). Comme le disait Michel Alliot cette séparation n'existe que dans l'esprit des professeurs de droit et dans celui des bons élèves qui les ont écoutés. Les méca­nismes traditionnels (classiques) ne répondent plus à la création du droit ; d'où la triple interrogation : comment juger ? Qui (quoi) juger ? Qui (avec qui) juger ?

À la première question “ comment ju­ger ? ”, on peut apporter les modèles clefs en main de l'Occident, que l'on appartienne au système de la Common Law ou au sys­tème naguère appelé “ romano-germanique ”. Seulement il faut savoir que ces systèmes sont eux-mêmes en crise et qu'un rapprochement est en train de s'opérer dans l'arène du droit communautaire, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et de la Cour afférente. Néanmoins cette efficacité technique re­prise ça et là peut modifier la culture au cas par cas. La compétence institutionnelle en­racinée dans l'État (alors qu'elle était enracinée dans le cosmos) ne suffit pas à éclairer la fonction de juger.

“ Qui juger ? ” La société avant les parties, répondent en partant des pratiques des so­ciétés traditionnelles les anthropologues du droit (Michel Alliot, Antoine Garapon, Étienne Le Roy). Le juge est à la fois un arbitre, un entraîneur et un pacificateur, c'est-à-dire un faiseur de paix (les juges de paix). Les sociétés traditionnelles sont des sociétés dotées d'une culture de la paix, une paix toujours en mouvement. Le droit, se­lon les mots d'Hauriou, “ constate les armistices sociaux ”. Selon les conflits, on mettait en œuvre tel ou tel rituel dans les sociétés traditionnelles. Henri Legré y dis­tingue les conflits sanguins, les conflits terriens et les conflits entre deux commu­nautés militairement puissantes. Pour les premiers, les juges entraient dans une sym­bolique avec un ensemble de rituels (bouc, plantes de purification, cercle de famille, père fondateur). Quant aux conflits terriens, ils étaient réglés par des chefs de famille et les rituels variaient. Enfin dans les conflits entre communautés intervenait le juge qui était un “ allié à plaisanterie ” dont la fonc­tion avant tout consistait à détendre et à amortir la tension entre les parties en usant des moqueries et des insultes. Quand le juge ne pouvait rien faire devant l'inconnu, il faisait appel aux ordalies (place de l'invisible et du sacré).

“ Qui juge ? ” et “ avec qui juger ? ” L'im­mensité et le poids de la fonction judiciaire entraînent le désarroi des juges. Ici entre en jeu la compétence personnelle du juge, sa formation, l'âge, la moralité, etc. La loi ne suffit plus. Le droit ne consiste pas seule­ment en des règles, le juge construit la société et ouvre celle-ci sur la vie (la place des rites et des paroles est analysée par Antoine Garapon dans son ouvrage inti­tulé : Bien juger, 1997). Le juge lie la société d'une façon nouvelle en tenant compte de l'actualité (Michel Alliot) et de l'avenir dans les limites imparties par sa mission. Ce faisant le judiciaire renvoie en même temps la société à sa propre image et reflète celle de la fonction du juge. Denis de Béchillon parle en ce sens d'une position habermatienne : le juge effectuant un travail communicationnel entre lui et le procès.

Si le terrain de la recherche est fertile dans le domaine de la post-modernité des droits traditionnels ou ancestraux, l'âge d'or n'est ni devant ni derrière. La grisaille ambiante au sein de ces sociétés n'incite pas à l'opti­misme béat. Il ne nous reste plus qu'à interroger les conditions de la réalisation d'un “ leader” qui conduirait les droits des peuples autochtones et traditionnels de l'ère de la pré-modernité à celle de la post-modernité.

2 - Les conditions de la réalisation du passage de la pré-modernité à l'ère post-moderne

L'Afrique Noire peut à elle seule représen­ter le modèle animiste des droits traditionnels ou ancestraux. Néanmoins l'absence et l'inexistence de travaux com­parés limitent ce rôle de modèle ; peu de juristes non-occidentaux se consacrent à cette problématique. C'est pourquoi cette dernière partie reflétera les observations réunies sur le terrain en Afrique, particu­lièrement en République du Bénin.

A - “ Semper Aliquid Novi Africa Afferre ” (Plaute)

Aujourd'hui (comme parfois hier) il y a un problème d'inadaptation entre les institu­tions et les besoins sociaux nouveaux. “ L'État africain contemporain croit qu'en utilisant les mêmes moyens (création d'une bourgeoisie d'entrepreneurs, industrialisa­tion lourde...), il arrivera aux mêmes résultats [...] continuer à penser le politique en fonction de ce modèle stérilise les capa­cités locales d'innovation tout en assurant la reproduction de la dépendance[…] ”. À l'extraversion des économies africaines (et, parce que les décisions d'innovation et de régulation sont prises à l'extérieur), corres­pondent des blocages des instances politiques.

“ Quand les institutions politiques sont dépassées— conclut É. Le Roy— et que les choix économiques sont confisqués, une des portes de sortie pour résoudre les contra­dictions sociales est une échappée dans l'imaginaire [...] en attendant de déboucher sur une réforme sociale lorsque les causes du blocage structurel auront disparu. ” (Le Roy É. ) [20]

Les causes du blocage structurel n'ont pas encore disparu — hélas ! — et les tentatives de réforme sociale ne sont pas légions à l'horizon de la modernisation en Afrique Noire. On peut craindre la multiplication des exemples de la paranoïa du pouvoir.

“ Dans un tel contexte de violence et d'op­pression, y a-t-il une place pour quelque chose d'analogue à la protection des droits de l'homme et du citoyen ? — s'interroge Étienne Le Roy — Les données précéden­tes ne doivent pas faire oublier que les mécanismes régulateurs existent ailleurs qu'au niveau du pouvoir central, au sein des lignages, des familles, des villages ou des confréries. ”(Le Roy : 65)[21]

Pour ce faire, il convient d'opérer une di­chotomie théorique entre les instances étatiques et les instances sociétales. En ce qui concerne le pouvoir étatique, seule l'im­position du respect des droits de l’homme “ universels ”, pourra désarmer la tendance hégémonique des dirigeants politiques. La presse libre et plurale par sa critique, per­mettra sans doute le dépassement de l'État ethnique. L'objectif serait l'équilibre des communautés et les libertés concrètes pour elles et les personnes. Les Constitutions gagneraient à prévoir des mécanismes de régulation sociale par consensus, établi coup par coup en cas de litige ou de conflit avec une communauté vivant à l’intérieur des frontières.[22]. Le pluralisme doit aller jusqu'à la constatation, à tous les niveaux de la hiérarchie des normes, du droit pour les ethnies de s'organiser en tenant compte chacune de sa spécificité, afin de mieux participer à la gestion des affaires de l'État. Enfin, l'articulation de certaines structures administratives doit correspondre aux réalités sociales (l'auto-administration des populations locales, une réelle autonomie sur la base de la participation...)[23].

Les instances sociétales doivent retenir plus encore l'attention du constituant. La nature de l'attitude à l'égard de la terre doit être revue et corrigée. À ce stade “ des institu­tions adéquates par rapport aux libertés des personnes et des communautés et par rapport à la révolution technico-instru­mentale en cours ” doivent régir la société. Le rôle de la famille et celui de l'apprentis­sage seront définis, compte tenu des objectifs que l'on voudrait atteindre, des valeurs et principes utiles à notre temps. Il en est de même de l'École qui a été trop séparée du milieu social environnant. Qu'un procès en sorcellerie soit instruit par des groupes sociaux et jugé par eux à l'aide des principes, valeurs et logiques propres à ces instances ne doit plus inquiéter les cours et les tribunaux étatiques qui relèvent eux, d'une logique de l'État. Le constituant de l'avenir doit désormais inviter toutes les instances, qu'elles soient étatiques ou so­ciétales à venir boucher de leurs doigts les trous de la jarre percée symbolisant la Nation.

Pour ce faire, au niveau tant national qu'in­ternational, il convient de “ remettre en cause la conception du Droit qui survalo­rise le rôle de la loi écrite et codifiée, dans la mesure où cette conception est la source de l'idéalisme juridique ” (Le Roy 1997). Le Droit, nous dit Étienne Le Roy repose sur trois pieds : la loi, la coutume et les habitus. Ces derniers permettent de saisir comment le droit est habité et utilisé alors que, c'est par la coutume (modèles de conduites et de comportements), “ que le rapport au Droit se trouve le plus universellement énoncé ”.

B - Ce qu'il reste à éradiquer

Les droits civils tels qu'ils existent en Occident ne sont pas bien “ développés ” dans les sociétés traditionnelles ; l'apport du droit international des droits de l'homme s'avère très utile. C'est ce qui ressort de l'enquête de terrain : “ Quoi éradiquer dans les valeurs culturelles traditionnelles afri­cainesÊ? ”. À la lecture des réponses apportées, on comprend mieux la crainte de ceux qui pensent que la démocratie n'est pas faite pour l'Afrique (tribalisme, guerres, corruption, ignorance, analphabétisme).

a) Le droit des femmes

À l'évidence la femme n'est pas libre. À un certain âge, il lui est reconnu des droits sur les cérémonies religieuses et familiales mais la femme pubère est mal lotie : ma­riage précoce (ou domination des aînés et des frères cadets, influence des personnes tutrices, etc.), polygamie ou une dot au plus offrant. Les filles adoptées servent encore trop souvent de “ bonnes ” à tout faire, taillables et corvéables à merci. Leur séjour est trop prolongé dans les couvents et elles sont accusées de sorcellerie souvent de ma­nière injuste. Et que dire des formes de répudiation de la femme mariée ? L'infanti­cide rituel existe encore dans de nombreuses régions ou bien les fillettes sont “ confiées ” à des migrants. Et en pays Peuhl, par exemple, la flagellation de la femme adultère ou de l'apprenti(e) n'a rien de démodé ou de biblique. L'absence des jeunes femmes dans les conseils de famille est aussi déplorée. Quant aux mariages forcés, au veuvage et à l'excision, ils ne sont aucunement remis en question par les “ modernes ”.

b) La lutte contre le “ tribalisme ”

Elle vient après les critiques formulées à l'encontre des droits de la femme. On met à l'index en général les scarifications, cicatri­ces, balafres et signes qui permettent de déterminer de quelle origine est issue la personne marquée à vie. Quoiqu'on recon­naisse que ces traces ne furent pas destinées à discriminer, leur retombée est injuste pour ceux qui les portent. Il est vrai qu'il ne faut pas renoncer à la race par les techniques de dépigmentation mais de là à accentuer les différences, les réponses au questionnaire ne sont pas prêtes à le cau­tionner. De façon plus précise, certains groupes sociaux se révoltent contre leur séparation avec d'autres. Comment organi­ser ce brassage ethnique et racial réclamé sinon par l'école, le collège, l'université, l'armée, bref à travers les institutions hérit­ées du colonialisme ?

c) Le culte des chefs et des personnalités importantes

Nous avons recensé un très grand nombre de revendications, relatives à des pratiques à décourager comme celle par exemple  qui consiste à exhumer des morts pour les ré­enterrer une seconde fois. Le droit d'aînesse continue à sévir dans les régions éloignées du centre et il est même demandé aux Bokonon, prêtres d'Ifa ou marabouts d'éviter de désagréger les familles. La chefferie, si elle fait partie des valeurs à encourager res­sort également de la liste de celles à décourager lorsqu'elle résulte d'une usurpa­tion du pouvoir traditionnel. C'est une forme d'individualisme, lui-même forte­ment rejeté. Les chefs et personnalités, nous dit-on, doivent s'exhiber en costume tradi­tionnels et respecter les modes de succession.

C'est dire ici toute la problématique des droits de l'homme qui consiste en cette ten­sion entre la liberté et le pouvoir ; que faire ici et maintenant à la lumière de cette en­quête de terrain pour mettre un frein à la déconstruction du champ social.


RÉfÉrences Bibliographiques

Abou, S., 1992, Cultures et Droits de l'Homme, Hachette, 140 p.

 

Alliot, M., 1980, “Un Droit nouveau est-il en train de naître en Afrique in G. Conac (dir.), Dynamiques et finalités des Droits africains, Economica, pp. 469-491.

Arendt, H., 1985, Essai sur la révolution, Paris, Gallimard, 475 p.

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Droits de l’homme, droits des hommes

Vus depuis la Guinée-Conakry de 1958 à ce jour

Jacques LARRUE*

Le 10 mai 1940 commençait véritablement la seconde guerre mondiale du XXe siècle. Jamais, pendant cette courte période de cinq années qui s’achève avec la capitulation de Berlin du 8 mai 1945, les droits de l’homme[24] n’ont été autant bafoués.

Mépris total des lois de la guerre (s’il en existe vraiment), massacres des populations civiles, des centaines de villes rasées et des millions d’êtres transformés en sous-humains dans les camps de concentration d’Europe et d’Asie. Notre mémoire, pourtant souvent infidèle, en a conservé la trace indélébile.

La guerre était à peine achevée que les massacres passèrent du “ collectif ” à “ l’industriel ” : après des guerres coloniales menées par “ l’homme blanc ”, comme aurait dit Kipling, pour tenter de perpétuer son pouvoir, celles-ci n’étaient pas achevées que des guerres civiles naissaient — et se poursuivent encore — en Afrique, en Asie et même en Europe.

Pour ce 60e anniversaire de l’offensive de 1940, on peut constater que les guerres effectivement perdurent alors qu’en même temps nos voix se rassemblent pour déplorer notre inefficacité devant les cités bombardées du Kosovo, les charniers du Rwanda et du Congo, les peuples affamés de certains pays d’Asie et d’Amérique latine. Et ce sont toujours les mêmes incantations pour invoquer, à ces multiples occasions, les droits de l’homme toujours bafoués.

Chacun, certes, donne à ses clameurs une définition différente : pour les uns, c’est le rappel de l’âge d’or d’avant la colonisation - oubliant au passage ce qu’elle avait apporté en biens de toute nature ; pour les autres, c’est l’accès à un droit “ virtuel ” dont on pense que l’acquisition, après une guerre victorieuse contre les responsables de ces forfaits, réglera tous les autres problèmes.

Les droits de l’homme sont-ils devenus autre chose qu’une coquille vide ou existe-t-il encore quelque chose qui pourrait peut-être trouver son fondement dans ce qu’il y a de plus fort dans l’être humain : sa volonté de vivre ou simplement de survivre, en un mot le droit des hommes, celui d’être eux-mêmes de leur naissance à leur  mort ?

En prenant comme exemple un pays que je connais peut-être un peu mieux que d’autres, celui de la Guinée qui a Conakry pour capitale, premier pays de l’Afrique francophone à prendre en 1958 son indépendance, je cherche à soulever un coin du voile qui a longtemps recouvert la connaissance qu’on pouvait en avoir.

En effet, de Sekou Touré à Lansana Conté, les droits de l’homme auront été revendiqués non par les institutions mais par les hommes — et surtout par les femmes — de ce pays. Par là-même, ils auront forgé pour une part leur destin.

Mais trois types de questions se posent justement à ce sujet :

Pour quels résultats (I) ? avec quels moyens (II) ? pour quelle finalité (III) ?

1 - Quels rÉsultats ?

Les hommes et les femmes de ce pays, considéré à juste titre comme un des plus riches d’Afrique, n’étaient à l’origine de la colonisation — c’est-à-dire dans les dernières années du XIXe siècle — ni meilleurs ni plus mauvais que les autres habitants de cette partie occidentale de l’Afrique.

Les droits des “ indigènes ” tels que les percevaient les colonisateurs français sont avant tout d’assurer leur subsistance quotidienne, de voir les grandes endémies jugulées et si possible maîtrisées et de vivre en paix.

Il est devenu aujourd’hui difficile de dire — et encore plus d’écrire — tant on est alors accusé de colonialisme, que ces droits ont alors été rapidement satisfaits et que jusqu’à la guerre de 1914, la “ servitude ” — comme on dira 50 ans plus tard — a été compensée par des avantages substantiels.

Les choses changent durant la période de guerre et pour nourrir la population civile restée au pays — pendant que beaucoup d’hommes s’engagent ou sont appelés aux Armées — les récoltes de produits vivriers servent en priorité à nourrir en riz, en arachides et en palmistes les habitants des grandes villes notamment Conakry et Dakar privés de biens consommables en provenance d’Europe.

La paix revenue, l’équilibre des moyens de vie n’est pas facilement respecté, notamment en fonction des besoins en main d’œuvre de quelques centaines de “ colons ” européens, producteurs de bananes et d’agrumes dont la culture nécessite des travailleurs de plus en plus nombreux.

L’administration coloniale n’a pas alors toujours su résister aux pressions locales relayées par les exigences du ministère des Colonies — la “ rue Oudinot ” comme on dit alors en raison de sa localisation dans le VIIe arrondissement de Paris — attentif à ce que les territoires placés sous son contrôle ne coûtent pas trop cher à la métropole.

On peut alors dire que les droits de l’homme et, bien entendu, ceux de la femme ne sont pas exactement les mêmes suivant qu’ils — ou elles — sont blancs ou noirs. La forme la plus élaborée de ce qu’il faut bien appeler une “ servitude ” est la mise en œuvre du “ travail obligatoire ” selon lequel “ l’indigène ” adulte doit cinq journées dans l’année — et quelquefois davantage — à la construction ou à la réfection des routes et des ponts — et, ce qui est beaucoup moins admissible, au travail chez les planteurs.

Même si ces journées sont payées — plus ou moins bien — ces prestations sont difficilement supportables dans la mesure où elles subordonnent une partie de la population à une autre hors de tout volontariat de la classe dominée. Le seul argument que l’on puisse présenter pour justifier cette “ voie de fait ” est qu’elles aident au développement économique, qu’elles habituent les intéressés à une certaine forme de travail et donc de formation professionnelle et qu’elles génèrent un certain nombre de petits métiers où les femmes vont alors exceller.

Le législateur de 1946 supprimera finalement le travail forcé — c’est la loi Lamine Gueye du nom du député du Sénégal qui l’a rapportée à l’Assemblée nationale française et force est de constater que la mesure, malgré les protestations des colons et des planteurs, sera bien respectée. Les droits de l’homme se déplacent alors sur le terrain syndical.

Il n’est pas indifférent de noter qu’à l’occasion de l’action entreprise pour l’adoption d’abord, la publication ensuite, du code du travail Outre-mer en 1954, la revendication des droits des salariés — publics d’abord, privés ensuite — deviendra le support de la lutte de Sekou Touré alors employé de commerce au “ Niger Français ”, puis fonctionnaire des P.T.T. guinéens et servira à sa montée en puissance.

En 1958, à la veille de l’indépendance de la Guinée, le plus important est acquis et la puissance du Parti Démocratique de Guinée (P.D.G.) branche locale du Rassemblement Démocratique Africain (R.D.A), dont le leader est alors incontestablement Félix Houphouet-Boigny, est totalement assurée.

Cette réussite continuera sur sa lancée pendant une à deux années. Elle cèdera la place — et peut-être faut-il en fixer la date à la sortie de la Guinée de la zone Franc le 1er mars 1960 — à une politique de coercition guère favorable aux droits de l’homme et qui ira en croissant des années 1970 à la fin  du “ règne ” de Sekou Touré. En 1980, on verra un régime “ mixte ” : les droits des individus s’expriment par pulsion, avec une volonté d’opposition, souvent violente, au pouvoir en place quand celui-ci dépasse les limites.

Avec “ la mort du tyran ” — comme l’a écrit l’historien Ibrahima Baba Kaké — et l’arrivée au pouvoir de militaires plus proches du peuple de par leurs origines, une espérance naît : certains avantages se confirment mais ils n’empêchent pas la crise économique dès la fin des années 1980 qui va peser lourdement sur les droits élémentaires des individus.

Quand le chômage atteint des proportions tellement importantes qu’on renonce à le quantifier, quand l’exigence du “ manger ” mobilise toute l’énergie du plus grand nombre, quand le vol des humbles répond à la corruption des puissants, quand l’insécurité règne dans les quartiers des villes et se répand dans les campagnes, où sont donc les droits des hommes ?

II - Par quels moyens ?

La première étape est celle de l’affirmation du pouvoir absolu.

Dans les deux Républiques qui se sont succédées en Guinée depuis 1958, la réponse à cette question n’est pas identique : Sekou Touré a eu recours à la dialectique marxiste, son successeur a fait davantage confiance à la logique capitaliste, tous deux ont eu recours à l’expression religieuse pour communiquer leurs messages au peuple. Les droits de l’homme ne sont, ni chez l’un, ni chez l’autre, que résonance d’un discours occidental auquel il faut sacrifier sans, probablement, jamais y croire !

La première explication que trouvera le régime de Sekou Touré est l’existence de multiples et successifs complots : les enseignants dès 1961, les militaires après “ le débarquement portugais ” dans le port de Conakry et bien sûr, les ministres dont on veut se débarrasser et qui fourniront les premiers contingents de pendus au pont de l’Autoroute sur la route de N’Gessia.

L’argument est simple, voire simpliste, mais il porte : comment peut-on invoquer les “ droits de l’homme ” quand ce sont les “ ennemis du peuple ” qui s’en servent pour mettre à bas le régime que le peuple lui-même a voulu ?

Mais cela ne saurait suffire et il faut en outre une explication philosophique : “ Cheytane ”, démon dans les livres de Sekou Touré, est toujours au travail pour tromper le peuple et l’on ne peut discuter avec lui. Il faut donc non seulement le poursuivre, le mettre à mort si on le trouve, mais aussi le rechercher dans tous les villages, dans chaque famille, au cœur de chaque individu. Il y a certes “ de l’inquisition ” dans cette méthode mais qui saurait s’en offusquer ?

Amnesty International est venu enquêter en Guinée en 1982 sur les exactions que, de toutes parts, on lui avait signalées ; le rapport établi qu’on trouve difficilement dans les bibliothèques publiques fait état de 8000 disparitions ou morts violentes concernant les seuls Guinéens dont les noms ont pu être relevés. Le Camp Boiro — du nom d’un commissaire de police venu arrêter en 1960 des parachutistes “ putschistes ” qui le précipitèrent au sol depuis l’avion qui les ramenait à Conakry — est le plus célèbre de ces lieux d’anéantissement mais il n’est pas le seul.

Emprisonnements sur simple dénonciation, absence de toute procédure d’instruction et généralement de tout procès public sauf quand celui-ci donne lieu à spectacle, les accusés étant amenés à déposer par micro interposé. Dans les “ goulags ” staliniens, on n’agissait pas autrement.

On en vient à la notion de “ droit de l’homme ”, virtuels dont le journal “ Horoya ”, périodique d’information devenu le journal officiel du régime, se fait l’écho : ses récits de ces confessions-radio diffusées aux heures des informations ont quelque chose d’hallucinant. Le jugement est acquis dès que “ ceux qui savent ” ont connaissance de la faute.

En Guinée, c’est incontestablement le Parti qui seul sait et qui seul décide. Ses positions sont celles du comité directeur dont les membres, aux noms rarement connus, ont la prééminence sur ceux du Gouvernement. Seule la tradition orale rappelle ce souvenir de nos jours. Les traces écrites semblent en avoir été volontairement effacées — si elles ont vraiment été établies — tant il est apparu opportun de “ lisser ” à l’usage des générations futures le visage d’un régime particulièrement sanguinaire.

Sekou Touré avait inventé, dans les années 1970, une formule à la fois synthétique et brutale pour définir son régime, celle du “ Parti-État ” : le Parti, représenté par son Secrétaire général, s’exprime au nom du peuple et l’État n’a qu’à obéir, ce qui revient, comme dans un groupe “ maffieux ” à remettre le pouvoir à un seul, le Secrétaire général du Parti qu’il a créé et qu’il domine, Ahmed Sekou Touré lui-même.

C’est dire que les droits de l’homme n’ont pas d’existence légale ou conventionnelle puisque aucune institution, sans parler de contre-pouvoir ne les autorise à s’exercer. Cette absence de droit justifiera en 1984, après la mort du tyran et pendant que ses anciens amis ou le clan constitué autour de sa veuve se disputent le pouvoir, le fait que le régime que Sekou Touré a tenu 26 ans entre ses mains, se soit effondré comme un château de cartes.

C’est la véritable explosion de joie d’un peuple libéré de la peur où se retrouvent les pulsions de 1789 et les emballements de 1968 qui porte le colonel Lansana Conté à un pouvoir désormais vacant : les droits de l’homme trouvent là leur revanche sans que cet événement soit perçu cependant avec toute son importance par tous ceux qui, en Afrique ou ailleurs, fondent leur pouvoir sur les mêmes errements.

La seconde étape qui se poursuit encore aujourd’hui en est à ses débuts.

Certes, le discours présidentiel de décembre 1987 du général Lansana Conté ne conteste pas des droits qui, pour lui, ne sont pas virtuels : il voit le paysan guinéen à la base de la renaissance du pays et dès 1986, en donnant lui-même l’exemple, il avait invité ses fonctionnaires à prendre le dimanche la “ daba ”[25] pour nettoyer leurs champs. Version moderne de l’“ Ense et aratro ” cher au maréchal Bugeaud, cette invitation n’aura qu’un succès d’estime, mais elle a le mérite d’avoir au moins été tentée.

Son élection en décembre 1993 à la suite d’un scrutin multipartite sera sans doute le point haut d’une évolution politique qui tendait à faire d’un régime présidentiel à connotation militaire une structure civile à l’écoute des évolutions du monde. Tout était sans doute possible avec un minimum de ce qu’on appelle aujourd’hui “ la bonne gouvernance ”. Force est de dire qu’on n’y est pas encore parvenu.

La raison en est que l’économie reste fragile. Les discussions de 1995 avec les investisseurs étrangers fabriquant l’alumine, principale ressource fiscale du pays, aboutissent à une rupture ; l’administration interprète à sa guise — c’est-à-dire dans le sens négatif — la volonté réelle d’ouverture du régime aux investissements étrangers. Par voie de conséquence, il faut bien admettre que les droits de l’homme à peine rétablis se trouvent désormais à nouveau compromis car les préoccupations sont ailleurs.

L’exemple en est donné par les élections présidentielles de 1999 où le principal opposant de Lansana Conté, le professeur Alpha Condé, se voit arrêter dès le lendemain du scrutin : comme sous le régime précédent, il sera accusé de complot mais contrairement à ce qui se faisait auparavant, son procès sera officiellement tenu au printemps 2000, renvoyé puis repris[26]. Mais certains opposants ne craignent pas de dire que c’est pour justifier une éventuelle libération de sa prison des îles de Loos, sans doute pénible mais où ne se pratiquent pas les tortures du Camp Boiro.

Les droits de l’homme apparemment niés — un ministre français ne s’est-il pas fait traiter d’“ emm... ” par le Président parce qu’il rappelait justement la nécessité d’un procès équitable pour Alpha Condé ? — finissent donc par émerger à nouveau dans “ l’habitus ” guinéen comme dans une bonne pièce italienne de théâtre, où “ tragediante ” et “ comediante ” ne sont jamais très loin l’un de l’autre.

III - Quelle finalitÉ ?

Au commencement, en 1958, la Guinée nageait dans le bonheur d’une indépendance qui devait régler tous les problèmes et pour ceux qui, sur le terrain, ont vécu cette période, tout se passait, pour les expatriés et pour les Guinéens, comme si une nouvelle ère allait voir le jour.

C’était tout à la fois 1789 — sans les piques supportant entre autres la tête du gouverneur de la Bastille — et 1968 — l’occupation de la Sorbonne en moins. Le droit nouveau des hommes allait naître d’un consensus général de toutes les parties prenantes. Rien ne serait plus comme avant, même si dans les nouveaux ministères de la République de on se référait toujours, notamment à l’Éducation nationale, aux instructions attendues et souhaitées des “ services centraux ” de l’ancienne administration coloniale.

Et quand, en novembre suivant, un premier problème se pose quant à la régularité du paiement de la solde des fonctionnaires — que le Trésor français ne paye plus depuis octobre — il suffit que le même Trésor assure l’acheminement de la généreuse subvention envoyée par N’Kame N’Krumah du Ghana à la Guinée pour que “ la bonne ambiance ” se rétablisse comme par enchantement.

Le réveil — on l’a déjà vu dans le chapitre précédent — n’en fut que plus amer. Non seulement il fallait satisfaire aux nécessités de la vie quotidienne, mais encore devait-on donner un sens à cette “ révolution tranquille ” qui venait de s’accomplir.

La première finalité fut, pour le nouveau régime, de regarder toujours plus haut et avant de “ digérer ” le gouvernement de la Guinée, de partir à l’assaut des “ collègues ” qui avaient, un temps, accepté la Communauté française.

Il ne pouvait y avoir de droits des hommes que s’ils étaient collectifs, ce qui conduisit rapidement à porter la solution de ce problème au niveau des dirigeants les plus avancés dans la revendication de l’indépendance totale.

A ce moment-là-là, les droits des hommes n’étaient plus une revendication essentielle, mais leur affirmation  permettait d’écarter les opposants ou simplement des souvenirs gênants. Le nouveau droit des hommes passait donc par l’élimination de celui des autres.

Cela débute avec un “ gommage ” de tout ce qui peut rappeler le passé et je me souviens encore avec un certain sourire de cet agent sanitaire de la nouvelle République peinant avec application un jour d’octobre 1958 au guichet de l’aéroport international de Conakry-Gbessia pour rayer le mot “ Française ” après celui de Guinée sur l’empreinte du tampon déjà apposé sur mon certificat de vaccination anti-amarile plusieurs années auparavant…

Plus sérieusement, on se souviendra qu’en février 1959, Diallo Telli — ancien magistrat de la France d’Outre-mer et en tant que tel, membre l’année précédente du cabinet du Haut-commissaire Bernard Cornut-Gentille, devenu représentant personnel de Sekou Touré à l’Assemblée Générale de l’Organisation des Nations-Unies — consacrera l’essentiel de son discours devant ladite Assemblée où il vient d’être admis à représenter son pays, à nier tous les apports de la colonisation française qui lui avait notamment permis, ce jour-là, d’être ce qu’il était.

La finalité recherchée est donc l’affirmation d’une puissance collective de l’homme guinéen, premier des hommes africains (francophones d’abord mais pas seulement) à avoir “ arraché ” son indépendance — étant par ailleurs entendu que la communication qu’on en fait n’a qu’un but : faire de 1958 l’an zéro de ce pays, comme si rien ne s’était passé auparavant.

Cette volonté de détruire aurait pu aller jusqu’à la disparition totale du droit des hommes, mais on n’en était pas encore là.

La deuxième finalité coïncide avec la montée des périls et notamment, l’effondrement progressif d’une économie jusqu’alors prospère, le seul support des ressources fiscales du pays restant alors la ressource minière : est donc oubliée la première transformation, prévue à Fria comme à Boké, du produit semi-élaboré — l’alumine — en aluminium, les investissements réalisés avec l’aide de la puissance coloniale se poursuivant, en particulier pour le port de Conakry, après l’indépendance.

L’issue normale à cette nouvelle donne aurait pu être, avec l’aide des pays étrangers qui la proposent alors à la Guinée, de donner à celle-ci les mêmes chances en matière de développement économique qu’au sud-est Asiatique.

Mais Conakry n’est ni Manille ni Singapour ou Hongkong et tout se passe comme si la parole pouvait remplacer l’initiative économique : le droit de l’homme n’est qu’affirmation verbale et son contenu, sans support concret, se liquéfie avec le temps.

Il arrive alors rapidement ce à quoi se trouvent réduits les maîtres absolus : attirer sur eux la méfiance et la contestation, cela commence habituellement à mots couverts et dans les conciliabules (j’ai été incidemment témoin début 1959 de l’un d’entre eux), se poursuit, et avec Sekou Touré, s’achève par la répression.

L’histoire a retenu que de 1961 à 1979, les complots succédèrent aux complots et que leur découverte fut d’abord l’occasion d’écarter brutalement ceux qui prétendaient donner à leur pays une autre issue que le chaos.

Encore faut-il préciser que ceux-ci ne voulaient pas prendre la place d’un homme dans lequel ils avaient mis toute leur confiance. Même dans la géhenne du Camp Boiro, des hommes comme Camara Balla, ancien administrateur de la France d’outre-mer devenu ministre des Affaires étrangères ou Keita Fodéba, passé de la direction des Ballets guinéens en France au poste de ministre de l’Intérieur dès le gouvernement de la Loi-Cadre, ont cru, jusqu’au dernier moment, qu’ils recouvreraient la liberté.

Cette disparition totale des droits de l’homme qui va jusqu’à nier l’existence antérieure des intéressés eux-mêmes — leurs épouses n’étaient-elles pas invitées à se remarier dès qu’ils étaient simplement portés disparus — s’est retrouvée dans le régime stalinien. Il n’est sans doute pas indifférent de savoir que ce sont des “ spécialistes ” de la Sûreté des pays de l’Europe de l’Est qui ont alors “ conseillé ” le chef suprême de la Guinée.

La troisième finalité transcende alors le cours des deux Républiques : celle de Sekou Touré jusqu’en 1984 et celle de Lansana Conté après cette date. Leurs discours paraissent alors se ressembler étrangement : le premier est celui d’un autocrate que la maladie conduit à ne plus regarder que lui-même, le second est celui d’un homme convaincu du devoir qui lui a été remis par l’histoire de sortir son pays de l’anarchie et qui n’accepte donc pas que le simple jeu de scrutins démocratiques puisse remettre en question la finalité qu’il s’est fixée.

La différence — et elle n’est pas mince — est que l’opposition au premier amenait inéluctablement à la mort et souvent dans des conditions effroyables alors que celle faite au second n’allait pas jusqu’à cette extrémité, même si elle a conduit à des emprisonnements et pour le professeur Alpha Condé à un procès auquel manque sans doute une instruction sérieuse et l’oubli des principes inscrits dans la constitution — comme l’immunité que lui donne son appartenance à l’Assemblée nationale guinéenne — mais qui laisse espérer, en ce printemps 2000, une issue équitable.

Dans les deux cas, on aura donc parlé des droits de l’homme, mais ce qui était leur simple négation sous la Première République, est devenu désormais un espoir sans doute fragile mais non dépourvu de réalité.

En attendant — et le discours des autorités guinéennes est habile — mieux vaut accepter des difficultés qu’on déclare passagères en compensation d’une certaine stabilité économique et proportionner les droits de l’homme à ce qu’ils ont de plus élémentaire : permettre de continuer à vivre.

De fait, à côté de ce qui se passe au Liberia et en Sierra Leone, pays frontaliers dont les populations ont, pour une part, la même origine ethnique — où l’assassinat et les tortures sont devenus monnaie courante, peut-on  dire que la Guinée de l’an 2000 ne s’en est pas finalement la moins mal sortie.

Conclusion

Les droits des hommes se substituent donc, qu’on le veuille ou non, au droit de l’homme, mais ce qui n’était sous Sekou Touré qu’un moyen commode d’assurer la prédominance du Parti qu’il avait fondé et dont il était le maître absolu — est plus subtilement sous Lansana Conté un moyen transitoire de gouvernement.

Et comme, selon  toute vraisemblance, Alpha Condé verra un jour ou l’autre s’ouvrir les portes de sa prison — peut-être même retrouvera-t-il sa place au Parlement Guinéen — ainsi l’aspect formel du droit de l’homme se trouvera finalement, presque respecté.

La Guinée de l’an 2000 n’est pas très loin de l’image que revêtait la Rome antique dont les citoyens, pour être heureux, se contentaient de panem et circenses le pain et les jeux du cirque. Même si dans ce pays le riz remplace le pain, et le cinéma, la danse et les chants, les plaisirs des jeux, il y a comme une espérance dans l’air.

 


 


La “ bonne gouvernance ” et l’État en Afrique

Benjamin Boumakani*

Le thème de la “ bonne gouvernance ” connaît une effervescence constante aussi bien dans l’ordre international (Smouts, 1998 : 85 et Senarclens, 1998 : 95)[27] que dans l’ordre interne. Tout État est porté à se parer ostentatoirement de ce label que les bailleurs de fonds internationaux imposent aux so­ciétés africaines au titre des conditionnalités[28] de leur coopération avec les États africains et en considération de ce qu’il est présenté comme l’une des valeurs de la légitimité éta­tique. Cet engouement à l’égard de la “ bonne gouvernance ” ne procède pas d’une compréhension partagée des différents acteurs sur son contenu, il tient plutôt à l’ampleur des enjeux politiques, institution­nels et économiques que recouvre le concept.

L’étonnante promotion de la “ bonne gouvernance ” est relativement récente, pourtant on lui trouve une origine bien an­cienne. L’idée de “ bon gouvernement ” appartiendrait également à la littérature poli­tique de la chrétienté médiévale[29] . Introduite dans la “ common law ”, puis transposée dans le droit américain (good governance) avant d’être enfin redécouverte par la Banque Mondiale[30], la “ bonne gouvernance ” dési­gne un mode d’exercice de l’autorité dans la gestion impartiale, transparente et efficace des affaires publiques, fondé sur la légitimité[31].

La référence au concept de bonne gouver­nance par les bailleurs de fonds internationaux au premier rang desquels se trouve la Banque Mondiale procède d’un changement de perspective de leur part. Après plusieurs années au cours desquelles les plans d’ajustement structurel étaient axés exclusivement sur les aspects techniques de l’économie, les organisations internationales économiques et financières ont commencé, à compter des années 80, à prêter une attention croissante aux aspects institutionnels dans leur diagnostic de “ l’échec à développer ”[32]. La réforme des institutions, le renforcement institutionnel (capacity building) sont considérés dès lors comme une “ précondition ” pour garantir le succès des réformes économiques.

Le choix du concept de bonne gouvernance procède aussi, en grande partie, de sa relative innocuité. Il permet d’aborder les questions délicates liées à la souveraineté des États en termes techniques pour éviter d’être accusé d’outrepasser leurs compétences statutaires qui leur interdisent d’intervenir dans les af­faires politiques d’États souverains (Alcantara (de) 1998 : 109). La seule finalité de la bonne gouvernance ne serait que le développement.

D’autres bailleurs de fonds ne s’embarrassent pas d’autant de précautions. Ils cherchent, au moyen de la bonne gouvernance, à instituer une conditionnalité politique pour favoriser la démocratisation, notamment l’érection des systèmes multi­partites et la défense des libertés civiles considérées comme des éléments indispensables au bon gouvernement (USAID, ACDI, U.E. etc.).

Ces différentes approches suggèrent que les contenus de la bonne gouvernance sont mul­tiples. Elles se rejoignent, cependant, autour d’un certain nombre de termes qui sont au cœur de ce concept. Celui-ci implique, en effet : 1 - Que la sécurité des citoyens soit assurée et que le respect de la loi soit garanti, notamment par l’indépendance des magis­trats : c’est l’État de droit ; 2 - Que les organismes publics gèrent de façon correcte et équitable les dépenses publiques : c’est l’efficacité de la gestion publique ; 3 - Que les dirigeants politiques rendent compte de leurs actions devant la population : c’est la responsabilité des décideurs ; 4 - Que l’information soit disponible et facilement accessible à tous les citoyens : c’est la transparence.

La bonne gouvernance s’inscrit, en tout état de cause, dans un contexte d’expansion du marché dans une nouvelle phase de redé­ploiement du capitalisme à l’échelle mondiale. Les exigences affichées dans ce cadre néo-libéral sont celles de “ moins d’État ” et de “ mieux d’État ” pour assurer le “ mieux être ” dans les pays africains. Ce faisant, la bonne gouvernance participe à un mouvement plus ample d’homogénéisation des règles du jeu international qui se nourrit, pour l’essentiel, sur la croyance inavouée au monopole de la “ représentation de la cons­cience universelle ” et qui autoriserait l’occident à déterminer ce qu’est la bonne gouvernance pour les Africains. Sous une apparence inoffensive, la bonne gouvernance apparaît comme un nouvel avatar de l’universalisme qui ne serait, en fait, qu’une enveloppe formelle de domination[33].

Le concept de bonne gouvernance comme la théorie de l’État de droit ou celle des droits de l’homme[34] pose, en définitive, un réel problème relatif à la réflexion sur la capacité à universaliser certains modes de régulation. En effet, toutes les sociétés se sont posées à un moment de leur développement le pro­blème de la bonne gouvernance. Chaque contexte culturel offre ainsi sa propre interprétation de ce qui lui apparaît comme la bonne gouvernance. Dès lors, la question qui se pose fondamentalement est celle de la bonne gouvernance pour quel État, pour quelle société et pour quoi faire (pour quels besoins) ?

Ces interrogations dépassent, à l’évidence, toute approche qui tendrait à ramener la bonne gouvernance à un changement organi­sationnel de nature technique en vue d’améliorer l’efficacité de la gestion des ressources publiques dans n’importe quel État.

En Afrique où l’État colonial puis post-colo­nial est en errance inachevée depuis un siècle (Le Roy É., 1996a : 5) et traverse une profonde crise de légi­timité depuis plus de trente ans[35], la question de la bonne gouvernance devient consubs­tantielle à celle de la nature de l’État dont elle a vocation à assurer l’efficacité.

Pour être opératoire, le concept de bonne gouvernance doit s’inscrire dans une pers­pective de refondation de l’État qui doit avoir des fondements endogènes et ne plus procéder exclusivement d’une vision unidi­mensionnelle, mais artificielle (I) pour deve­nir, enfin, au sein de chaque société qui s’en approprierait, une valeur commune (II).

I - La bonne gouvernance, un nouvel avatar de l’universalisme

La bonne gouvernance est devenue rituelle dans le discours des bailleurs de fonds inter­nationaux comme si le caractère polysémique du concept et les approches variées qui lui sont attachées le rendait sans cesse plus prisée. Aussi, est-elle imposée aux États afri­cains comme nouvelle conditionnalité d’aide et de coopération économique depuis que les organismes de financement ont acquis la conviction que la réforme des institutions est le gage du succès du modèle néo-libéral de croissance qui sous-entend les programmes d’ajustement. Ils établissent l’indissociabilité entre le développement et le modèle d’organisation et de fonctionnement des États. Par ce moyen, on enjoint aux États africains d’appliquer le modèle d’organisation et de gouvernement considéré comme supérieur. La bonne gouvernance apparaît ainsi comme une nouvelle illustra­tion de cette tendance traditionnelle de l’occident à s’arroger le monopole de la “ représentation de la conscience univer­selle ” et à s’ériger en garant d’une vérité qu’il s’ingénie à rendre, chaque jour, plus exclusive et plus absolue.

Une telle prétention porte, à l’évidence, des limites intrinsèques en ce qu’elle feint d’ignorer que la société internationale, d’une part, est pluriculturelle, d’autre part, est pluri-étatique et que les différents États n’ont pas nécessairement les mêmes idées sur le contenu de la bonne gouvernance. C’est pourquoi une application uniforme de la bonne gouvernance à toutes les sociétés en développement révèle rapidement les distor­sions entre le discours et la réalité, au moyen des pratiques différenciées. Comment peut-il en être autrement ? La bonne gouvernance en tant que nouvelle conditionnalité, en tant que nouveau modèle de référence culturellement et idéologiquement marqué, peut apparaître à ses destinataires comme l’enveloppe d’un rapport de domination.

A - La “ bonne gouvernance ”, un concept polysémique connoté idéologiquement

Que la “ bonne gouvernance ” soit ap­préhendée par rapport au développement (Banque Mondiale, Fonds Monétaire International...) ou par rapport à la démocra­tie (Union Européenne, France, États-Unis, Canada...), ces différentes approches suggèrent qu’elle a des contenus multiples. L’absence d’une portée précisément définie des éléments pris en compte par la notion de “ bonne gouvernance ” ouvre aux différents bailleurs de fonds la faculté de déterminer leurs propres paramètres pour la condition­nalité à la coopération économique et légitime leur éventuelle immixtion dans le fonctionnement des États africains.

Un tel usage ne peut, à l’évidence, que heur­ter surtout lorsqu’on se réfère à l’empreinte idéologique qui marque la “ bonne gouvernance ”. En effet, cette notion s’est épanouie dans les pays occidentaux et en Afrique sur le terreau idéologique du néolibéralisme.

En Occident, la bonne gouvernance est l’une des réponses apportées à la crise de l’État-providence qui s’est traduite par l’effritement de la capacité d’action de l’État dans le domaine économique et a ouvert la voie aux privatisations, à la déréglementa­tion... En Afrique, la bonne gouvernance coïncide avec l’échec de “ l’État développe­mentiste ” avec ses dérives autoritaires, son endettement excessif, sa corruption généralisée... L’expansion du régime de démocratie libérale, devenue un peu partout incontournable, est associée aux exigences du marché qui requiert l’autonomie des pro­ducteurs et des consommateurs. La bonne gouvernance apparaît, dans ce contexte, comme la condition institutionnelle pour mener à bon port les programmes d’ajustement structurel d’inspiration libérale.

1 - Un concept né dans un contexte néo-libéral

Le concept de bonne gouvernance est née en Occident d’une réflexion sur la redéfinition de l’articulation de l’État et du marché (Truchet D., 1995 : 315-325) plus largement, de celle entre l’autorité politique et la société civile. Il a pris corps dans le ca­dre des analyses critiques de l’État, de ses déficits budgétaires, des effets pervers de ses politiques en matière de sécurité sociale. La crise de “ l’État-providence ” en a été le principal révélateur. Il était, en effet, de bon ton, de dire que “ l’État-providence ” aurait fait son temps, qu’il s’est trop engagé dans les domaines de la vie économique et sociale, voire culturelle où il n’a rien à faire, qu’il s’y révèle un piètre gestionnaire, malhabile à prévoir et à décider, exagérément coûteux, empêtrée dans des formules archaïques. Bref, l’État doit être recentré sur les fonc­tions régaliennes[36]. “ Moins d’État, mieux d’État ” tel est le credo de l’État néo-libéral et qui appelle de nouvelles régulations au premier rang desquelles on trouve la bonne gouvernance.

En Afrique, en revanche, l’indissociabilité des réformes institutionnelles avec les pro­grammes d’ajustement structurel d’inspiration libérale constitue le terreau de la bonne gouvernance. En effet, on explique et justifie l’insuccès des réformes économi­ques initiées par les institutions financières internationales par l’absence d’une meilleure gestion de la “ chose publique ”. “La bonne gouvernance se trouve ainsi labélisée comme la condition fondamentale d’un développement réel.

a - La réponse à la crise de l’État-providence en Occident

La critique de l’État-providence débouche à partir de la fin des années soixante-dix sur un ensemble de mesures concrètes visant à donner un coup d’arrêt au processus de croissance étatique et à amorcer un mouve­ment de repli. Le mouvement est lancé en Grande-Bretagne en 1979 avec l’arrivée au pouvoir de Mme Thatcher qui s’assigne comme mission de modifier de fond en comble des habitudes héritées d’une nation en hibernation par trente ans de welfare state. La même orientation trouve un regain particulier aux États-Unis avec l’élection du Président Reagan pour qui les maux dont souffre son pays proviendraient des inter­ventions et réglementations gouvernementa­les exagérées[37].

La crise de la gouvernance apparaît, dans ce contexte, comme le résultat inéluctable de l’évolution des sociétés et qui appelle de nouvelles formes de régulation, car l’action publique traditionnelle n’est ni efficace, ni efficiente, ni équitable. La bonne gouver­nance est présentée dès lors comme la réponse au dysfonctionnement croissant de l’action publique. Elle répond à une exigence d’État minimal qui privilégie les marchés. Il en résulte notamment que la contractualisa­tion doit être substituée au droit unilatéral, le passage de la centralisation à la décentralisation, de l’État redistributif à l’État régulateur, de la “ guidance publique ” à la coopération des acteurs publics et des acteurs privés (Merrien F. X. 1998 : 61).

b - La condition institutionnelle de la mise en œuvre des programmes d’ajustement struc­turel d’inspiration néo-libérale en Afrique

L’insertion de la bonne gouvernance dans les discours des bailleurs de fonds procède d’un changement fondamental de perspec­tive. Alors qu’à l’origine, les programmes d’ajustement structurel ne répondaient qu’à des considérations strictement techniques où les paramètres clés tournaient autour de la masse monétaire, des prix, des salaires, des taux de change, de l’orientation sectorielle des investissements..., aujourd’hui, la pers­pective s’est élargie. Les programmes in­cluent des préoccupations institutionnelles voire politiques. Pour les bailleurs de fonds internationaux, le développement économi­que, social et durable ne peut être possible sans un État efficace. Les préoccupations institutionnelles deviennent inextricablement liées à celles du développement. La Banque Mondiale écrit, par exemple, dans son rap­port de 1997 : “ La tâche est particulière­ment urgente dans beaucoup de pays, en développement, où les appareils d’État fai­bles et adonnés à l’arbitraire alimentent les incertitudes qui ont maintenu les marchés dans un état de faiblesse et de sous-dévelop­pement ” (Banque Mondiale 1997 : 43). C’est ce changement de perspective qui fait place à la qualité et la capacité des institutions dans les program­mes d’ajustement structurel et qui donne une dimension particulière à la bonne gouvernance dans les discours des bailleurs de fonds internationaux en direction de l’Afrique.

De manière générale, qu’elle procède de la crise de l’État-providence ou de la redéfini­tion des programmes d’ajustement structurel, la bonne gouvernance naît dans un contexte néo-libéral et demeure culturellement et idéologiquement connotée. Ce même constat se trouve résumé par un analyste britannique ainsi qu’il suit : “ La gouvernance est très clairement un produit idéologique qui reflète la doctrine socio-politique anglo-américaine libérale/pluraliste qui domine actuelle­ment [38]. Quoique marquée par cette connotation idéologique, elle ne préserve pas pour autant le concept de bonne gouvernance de contenus multiples.

2 - Un concept au contenu imprécis

Le rapprochement de diverses approches des acteurs internationaux sur la gouvernance révèle aussitôt l’absence d’un consensus sur le contenu qu’il convient d’attribuer à la bonne gouvernance.

Certains bailleurs de fonds, mettant en avant, l’interdiction d’immixtion dans la vie politi­que des États, appréhendent la bonne gouvernance sur un angle exclusif de la “ gestion du développement ” alors que d’autres affichent un volontarisme politique qui conduit à aborder la bonne gouvernance sous l’angle de la démocratie.

a - La gouvernance appréhendée sous l’angle de la “ gestion du développement ”

Pour les besoins de son action, à savoir la gestion du développement, la Banque Mondiale s’y réfère pour définir le concept de gouvernance. Ainsi, dans son rapport consacré explicitement au thème de la gou­vernance et du développement (1992), elle définit la gouvernance comme un mode d’exercice du pouvoir dans la gestion des ressources économiques et sociales d’un pays, notamment dans le cadre d’une optique de développement. Il est fait appel à la trans­parence, à la gestion des deniers publics en vue de rechercher l’efficacité. La dimension institutionnelle qui est incluse dans la bonne gouvernance conditionne la réussite des me­sures d’ajustement structurel. Les réformes à accomplir dans les États doivent aboutir à des mutations dans leur mode de gouverner.

Dans cette perspective, selon la Banque Mondiale, la bonne gouvernance s’articule autour de quatre volets :

- le gestion du secteur public ;

- la responsabilisation ;

- le cadre juridique du développement ;

- l’information et la transparence.

Formellement, la Banque Mondiale aborde la bonne gouvernance que du point de vue de la “ gestion de développement ” tout en mettant l’accent sur les conditions institutionnelles de celui-ci.

Au Fonds Monétaire International, le concept de gouvernance est appréhendé par référence à un aspect particulier de la gestion du déve­loppement à savoir les dépenses militaires et, en particulier, leur poids dans le budget des pays en développement (Tortora M., 1992 : 110).

Ainsi qu’il apparaît, les institutions finan­cières multilatérales ne s’engagent pas formellement à préconiser telle ou telle forme de gouvernement comme préalable à la bonne gouvernance. Cette dernière leur per­met néanmoins de tourner l’obstacle — posé par leur statut — de l’immixtion politique directe dans les États en mettant l’accent sur les conditions institutionnelles du dévelop­pement économique. Tous les bailleurs de fonds ne s’encombrent pas d’autant de scrupules.

b - La gouvernance appréhendée sous l’angle de la démocratie

Très accusée notamment chez les bailleurs de fonds bilatéraux : américain (USAID)[39] , Canadien (ACDI)[40] français etc., cette ten­dance se rencontre aussi auprès de l’Union Européenne. Tous mettent en avant l’impératif démocratique libéral pour ap­préhender la bonne gouvernance[41].

Par exemple, au XIXe sommet franco-africain en décembre 1996 à Ouagadougou, le Président Jacques Chirac précise que la bonne gouvernance implique non seulement “ l’efficace et saine gestion des affaires pu­bliques ”, mais encore l’existence d’un “État respectueux des droits de l’homme et des principes démocratiques ”. En juillet 1999, le Président français réaffirme les principes fondateurs de la bonne gouvernance : “ c’est d’abord la bonne gestion des affaires publi­ques, celle qui respecte le droit des citoyens, prend en compte la justice sociale, assure convenablement les missions essentielles dévolues à l’État, celle qui donne sa chance à chacun et permet au pays tout entier d’avancer ”[42].

En automne 1991, le gouvernement canadien rendait publique lors des sommets du Commonwealth et de la Francophonie son intention politique de conditionner son aide au respect des droits humains et à la démo­cratisation dans les pays bénéficiaires de l’aide. Le Premier Ministre canadien décla­rait, par exemple, au sommet de Chaillot “ nous prenons de plus en plus conscience que, sans démocratie véritable, il ne peut y avoir de développement durable, et que, sans développement soutenu, il ne peut y avoir de démocratie solide ” (cf. Gervais M., 1997 : 123).

Le concept de bonne gouvernance comporte ainsi trois dimensions :

- respect des droits humains et démocratie ;

- renforcement de la société civile ;

- bonne gestion gouvernementale et efficacité.

Comme en France, le sens attribué à la bonne gouvernance au Canada aux États Unis, à l’Union Européenne dépasse largement l’optique de la gestion du développement que retient la Banque Mondiale[43]. On y inclut plutôt l’idée suivant laquelle les gouverne­ments démocratiquement portés au pouvoir doivent tenir compte des intérêts de l’ensemble de la population et redistribuer les ressources disponibles de manière équitable.

La dimension politique ainsi affichée dans la bonne gouvernance procède d’un change­ment dans la manière de voir les choses par les bailleurs de fonds. Le Comité d’Aide au Développement (CAD) de l’Organisation de Coopération et de Développement Economique (OCDE) avance aux moins deux motifs à cet égard.

En premier lieu, le développement durable apparaît comme tributaire de systèmes politi­ques responsables qui œuvrent en faveur du respect des droits fondamentaux de la per­sonne humaine, de la stabilité politique, et permettant à la société civile et à l’entreprise individuelle de prospérer à tous les niveaux, dans un environnement administratif et juridique sain.

En second lieu, les contribuables des pays donateurs n’ont pas envie de voir leur argent alloué à des pays où les droits fondamentaux de la personne humaine sont menacés, où les élites corrompues opèrent librement faute de systèmes efficaces de responsabilité et où peu de progrès sont faits dans la voie de la démocratie  (Michel H., 1995 : 32).

La bonne gouvernance apparaît ainsi comme un concept au contenu multiple selon qu’on l’associe à la gestion du développement à la démocratie et parfois même aux deux à la fois. La fragilité du concept apparaît, en ou­tre, quand il s’agit de savoir si la bonne gouvernance se ramène aux seuls acteurs publics ou si elle englobe aussi les acteurs non étatiques, ce qui serait la marque de son importance dans la société civile.

Cette absence de définition précise donne aux bailleurs de fonds internationaux une large latitude qui conduit à une immixtion dans le fonctionnement des États.

B - La “ bonne gouvernance ”, l’enveloppe formelle d’un rapport de domination

Posée dans le discours des bailleurs de fonds internationaux comme une finalité nouvelle, la bonne gouvernance participe au renforcement des moyens dont ils se dotent pour conditionner et structurer les compor­tements dans le pays dans lesquels ils opèrent. Elle joue aussi le rôle de référent nécessaire et suffisant pour légitimer l’intervention des acteurs internationaux dans la régulation des pays bénéficiaires de leur action, mais aussi, pour justifier le pou­voir d’appréciation du fonctionnement des insti­tutions et le pouvoir de sanction qu’ils s’attribuent en cas de “ mauvaise gouvernance ”.

1 - La “ bonne gouvernance ” légitime l’immixtion des acteurs internationaux dans le fonctionnement des États

Chaque société, chaque contexte culturel offre sa propre interprétation, ses propres représentations de ce qui apparaît être la bonne gouvernance. Or le discours des bail­leurs de fonds internationaux est conçu pour conditionner de manière uniforme tous les pays par rapport à un unique référent éludant la prise en compte des spécificités histori­ques et culturelles de chacun des pays.

Érigée en dimension essentielle de la politi­que extérieure des différents bailleurs de fonds, la “ bonne gouvernance ” participe à un mouvement plus ample d’homogénéisation des règles sur la scène internationale. Leurs interventions se tradui­sent par une exportation des modèles politiques, institutionnels, juridiques et sociaux dominants dans les pays donateurs[44]. Ce faisant, ils sont amenés à exercer une influence sur la définition par les pays afri­cains de leurs orientations dans les différents domaines au moyen des conditionnalités financières, économiques et politiques. Il en résulte, pour eux, une perte du monopole de la régulation de la vie économique, politique et sociale, manifestation évidente de la crise de la souveraineté[45]. L’obstacle formel de l’interdiction des critères politiques prévus par les statuts de certaines institutions éco­nomiques internationales ne change en rien cette donnée. On constate même que sous l’enveloppe technique de la simple surveil­lance macro-économique des pays débiteurs, les bailleurs de fonds sont conduits au cœur des questions de souveraineté nationale. Par exemple, les dépenses militaires peuvent avoir un impact important sur la situation fiscale et sur la balance des paiements, l’information les concernant pour évaluer la politique économique d’un pays touche un domaine sensible de la souveraineté nationale.

Une telle perspective révèle bien que la conditionnalité relative à la bonne gouver­nance entraîne une perte significative du monopole de régulation économique voire politique par les États africains. Est-elle compatible avec la souveraineté politique et économique quand on sait, en outre, que “ les plus faibles ont toujours été les plus attachés aux valeurs souverainistes desti­nées à les protéger et les garantir contre l’initiative des puissants ” ? Ne porte-t-elle pas atteinte au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes ou au principe du libre choix du système politique et économique par référence aux principes posés par les résolu­tions de l’Assemblée Générale des Nations Unies ?

Deux réponses sont susceptibles d’être avancées et qui varient, d’ailleurs, suivant que l’on se situe sur le terrain juridique ou sur le terrain politique.

Sur le premier terrain, la conditionnalité rela­tive à la bonne gouvernance résulte d’une négociation entre le bailleur de fonds et l’État africain. La communauté internationale soutient conditionnellement les budgets de l’État qui en a besoin ; celui-ci doit, en contrepartie, s’engager à déréglementer son économie, à réduire la taille de l’administration et du secteur public, à s’ouvrir à la concurrence internationale, à rendre compte d’une politique jugée apte à promouvoir une forme de développement. Sur le papier, une telle démarche s’apparente à une responsabilité partagée et contractua­lisée. Formellement, même si l’exercice paraît déséquilibré, il n’est pas porté atteinte à la souveraineté de l’État destinataire.

Sur le second terrain, la réponse est dif­férente. La bonne gouvernance est imposée à l’État qui n’a d’autres choix que de se plier aux exigences des bailleurs de fonds pour obtenir des financements. Il est banal de rap­peler, par exemple, que la politique de développement conduite par la Banque Mondiale relève d’une minorité d’États parmi les plus riches, s’inscrivant peu ou prou dans une ligne évidemment néo-libérale. En définitive, il s’agit de la rencontre du pot de fer et du pot de terre d’autant plus que, par ailleurs, les bailleurs de fonds sont seuls juges pour apprécier si les critères de bonne gouvernance ont été bien observés.

2 - La bonne gouvernance érige les acteurs internationaux en juges de la conformité du fonctionnement de l’État

La mise en œuvre des engagements pris par les États africains dans le cadre de la bonne gouvernance doit être suivie et contrôlée. Mais certaines mesures inscrites au compte de la bonne gouvernance peuvent s’avérer difficilement contrôlables parce qu’elles sont fondées sur des critères imprécis laissant au bailleur de fonds une large marge d’appréciation. Il en résulte, dans un tel contexte, un manque de lisibilité autant pour les opinions politiques occidentales que pour les africains car n’ayant pas de repères exacts, permanents et intelligibles qui justi­fient le déclenchement des sanctions. Les observateurs pensent d’ailleurs à cet égard qu’il peut même avoir une inclination à sanctionner rapidement des petits États et plus difficilement les grands (Marchand Y., 1996 : 52).

Le bailleur de fonds est dès lors investi du pouvoir unilatéral de la mise en œuvre des sanctions consécutives à la “ mauvaise gou­vernance ”. C’est la portée d’un tel pouvoir de surcroît fondé sur des critères trop larges et flous qui constitue la pierre d’achoppement dans le cadre du nouveau partenariat pour le développement des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique avec l’Union Européenne.

Depuis 1995, en effet, la Convention dite de Lomé IV bis prévoit en son article 5 que la politique de développement entre l’Union Européenne et les A.C.P est dorénavant “ étroitement liée[s] au [...] respect des droits et libertés fondamentales de l’homme, ainsi qu’à la reconnaissance et à l’application des principes démocratiques, à la consolidation de l’État de droit et à la bonne gestion des affaires publiques [...] ”. Une clause de non exécution est introduite à l’article 366 bis de la Convention pour sanc­tionner les manquements à une obligation concernant l’un des éléments essentiels visés à l’article 5 précité  (Dauge Y., 1999 : 66).

À l’occasion de la définition du cadre de coopération qui doit succéder à la quatrième Convention de Lomé, le groupe A.C.P. a réitéré son opposition à l’introduction du concept de bonne gouvernance dans le futur partenariat en tant qu’élément essentiel dont le non-respect entraînerait la mise en œuvre automatique de non-exécution prévue à l’article 366 bis de la Convention de Lomé. Les pays A.C.P. soutiennent, à cet égard, qu’ils souhaitent établir avec l’Union Européenne une relation égalitaire et rempla­cer progressivement la multitude de condi­tionnalités qui déséquilibrent cette relation. La réforme doit donc viser à instaurer un véritable partenariat équilibré entre les deux parties. Dans cette optique, le dialogue poli­tique sur les intérêts communs doit conduire à remplacer les conditionnalités qui ne de­viendraient alors qu’une solution extrême d’ultime recours, marquant l’échec du dialo­gue politique et ne pouvant plus être à la base du partenariat (Karl K., 2000 : 16).

Affichée par les bailleurs de fonds comme un moyen pour promouvoir le développe­ment et consolider la démocratie, la bonne gouvernance porte en elle aussi, du moins au stade actuel, une logique intrinsèque de domination.

Son appréhension par référence à une grille de lecture unique et diverses possibilités qu’elle offre aux bailleurs de fonds interna­tionaux pour s’immiscer dans le fonctionnement des États en sont autant d’illustrations parmi d’autres. Suffisent-ils cependant pour rejeter un concept qui est aussi porteur d’un certain nombre de valeurs ? À l’évidence la réponse est négative. En­core faut-il réussir à séparer l’ivraie du bon grain pour que la bonne gouvernance devienne une valeur partagée et acceptée par les Africains.

II - La “ bonne gouvernance ”, un concept opÉratoire dans un État refondÉ

Historiquement et conceptuellement occi­dentale, l’origine de la bonne gouvernance n’est pas en soi une tare. En raison des va­leurs qu’elle proclame quant à la transparence, la responsabilité, l’efficacité, le respect de l’État de droit..., elle est suscepti­ble d’être universalisée. Pour ce faire, il convient de s’armer d’un grand volontarisme. En premier lieu, il faut prendre conscience que les autres traditions politi­ques, morales et religieuses ont leur propre interprétation de ce qui leur apparaît la bonne gouvernance. En second lieu, la bonne gouvernance doit être reconstruite sur une base réellement partagée par toutes les cultu­res. À cet effet, elle doit alors s’inscrire dans une perspective de refondation de l’État africain.

A - La bonne gouvernance est porteuse de valeurs qui sont susceptibles d’être universalisées

Le renforcement institutionnel de l’État qu’implique la bonne gouvernance est conçu comme une condition pour garantir un développement réel, durable et participer à la consolidation de la démocratie. L’accent est ainsi mis non pas sur les fondements de l’État africain qui sont à l’origine de sa crise actuelle, mais sur son rôle, son fonctionne­ment en vue d’une double finalité : le développement et la démocratie. La vision instrumentaliste de l’État est ici mise en avant[46]. Les valeurs liées à la bonne gouvernance véhiculées dans les discours à l’usage des pays africains sont loin d’être inscrites dans les faits alors même qu’elles se situent dans le cadre d’un ordonnance­ment imposé. Il faut en avoir la pleine cons­cience et travailler à leur donner les moyens de leur parfaite et pleine expression.

La refondation de l’État africain par le dépassement de l’État post-colonial, la cons­truction d’un ordonnancement négocié dans une perspective de conciliation de diverses traditions et acceptions de la bonne gouvernance dans ce qu’elles ont de parta­geable devraient être la doctrine à explorer si l’on entend voir les valeurs de bonne gouvernance inscrites dans les faits, être ac­ceptées et légitimées.

En attendant, parmi les principales valeurs affichées et exigées par les bailleurs de fonds au titre de la bonne gouvernance, on peut retenir : l’État de droit, l’efficacité de la ges­tion publique, la responsabilité des décideurs, la transparence (Charlick R., 1999 : 27 et suiv. ; Dufour 1995 : 59 ; Souley A.N., 1998 : 48).

1 - L’État de droit

Il s’agit de la conception d’un pouvoir en­tièrement coulé dans le droit. L’État est non seulement régi par le droit mais encore soumis au droit. Dans un tel État, tous ceux qui veulent entreprendre et tous ceux qui, au sein de la société, veulent mener à bien une activité quelle qu’elle soit peuvent le faire sans être inquiétés par un arbitraire qui pour­rait menacer leurs initiatives. La capacité de l’État porte non seulement sur son aptitude à promouvoir des actions d’intérêt collectif, mais aussi d’établir des règles qui sous-tendent les marchés et leur permettent de fonctionner. À cette fin, différents aspects du cadre institutionnel doivent permettre de ga­rantir une prévisibilité des règles, de la justice, une sécurité des personnes et des biens et améliorer le climat propice au développement économique.

L’État de droit est ainsi présenté comme une des valeurs essentielles dont dépend la légi­timité étatique, traduction de l’hégémonie du modèle libéral d’organisation politique. Pourtant, l’universalité de l’État de droit n’est pas acquis, il est à construire.

Les particularismes nationaux persistent. Ils resurgissent à travers les pratiques différen­ciées, voire déviantes de l’État de droit qui sont autant de ré-interprétations et de ré­inventions (Chevallier, 1999b, : 337).

Étienne Le Roy met en lumière, à cet effet, les difficultés auxquelles se heurte la “ requête d’universalité ” de l’État de droit :

- d’une part, pour être universalisé, l’État de droit doit trouver des applications globale­ment analogues dans toutes les sociétés et sous tous les régimes juridiques et politi­ques. Or, fait remarquer l’auteur, “ dans nombre de sociétés, en particulier dans les sociétés africaines [...] les valeurs proclam­ées dans les textes protecteurs des droits de l’homme ne représentent que des valeurs partagées par une élite restreinte, valeurs respectables mais en décalage avec les va­leurs effectivement poursuivies par la grande majorité de la population [...] ” (Le Roy, 1999 : 267).

- d’autre part, poursuit l’auteur, pour être un de ces nouveaux “ universaux ” d’une so­ciété mondialisée, l’État de droit doit s’ouvrir à tous les changements qu’induit la com­plexité de nos sociétés (Le Roy, 1999, 268).

2 - L’efficacité de la gestion publique

Une administration qui fonctionne bien peut contribuer à la croissance et au recul de la pauvreté. Elle peut aussi aider à définir de bonnes orientations et fournir au moindre coût les biens et les services publics essen­tiels. D’une manière générale, l’efficacité de la gestion est l’aptitude à utiliser adroitement et judicieusement les ressources publiques pour traiter et améliorer les problèmes pu­blics. Sans une gestion efficace, les pouvoirs publics ne peuvent s’acquitter de manière satisfaisante de leur tâche et courent le risque de perdre leur légitimité en raison de la déception engendrée par leurs contre-per­formances. Il faut donc établir les fonde­ments d’une administration compétente avec un personnel motivé, compétent, rémunéré adéquatement et ayant un esprit de corps sur des valeurs partagées de l’intérêt général. De même, les budgets élaborés ne doivent pas être irréalistes et les choix budgétaires ne pas être remis en cause en cours d’exécution, au gré des circonstances. Concrètement, l’efficacité doit s’appréhender en privilégiant l’utilité commune et les multiples intérêts concernés dans les actions qu’entreprend ou fait entreprendre l’autorité. Apparaît ainsi le caractère relatif car déterminé largement dans le contexte où elle s’apprécie. Par exemple, dans le cadre de la sécurisation foncière, M. Le Roy prévient : “ plutôt qu’à une définition abstraite et mimétique de l’intérêt général, une autorité foncière ou de gestion des res­sources naturelles doit répondre aux préoccupations des usagers et y répondre prioritairement, surtout lorsqu’il s’agit de protection des sols et de baisse de fertilité, par des actions visibles et communes dépas­sant les seuls intérêts locaux, individuels ou technocratiques. ” (Le Roy, 1996b : 243).

3 - La responsabilisation des décideurs

Le troisième volet de bonne gouvernance c’est la responsabilisation des décideurs. L’anglais offre à cet égard un mot qui est difficile à traduire en français, celui de “ accountability ” qui impose aux dirigeants de rendre compte de leur gestion à tous les groupes sociaux impliqués dans le processus de développement.

Cette responsabilisation des décideurs impli­que des règles claires de conduite ou des attentes de performances connues. De même, les moyens relativement objectifs doivent être disponibles pour évaluer les comportements des décideurs[47] et, le cas échéant, appliquer les sanctions juridiques et politiques.

Puisqu’il s’agit d’une responsabilité à la fois politique, morale économique des gou­vernants envers les gouvernés, ces derniers doivent avoir un droit de regard sur la conduite des affaires publiques, être consultés et associés toutes les fois que cela est nécessaire. En conséquence, la participa­tion devient incontournable dans ce contexte. Elle revêt à cet égard plusieurs formules possibles. En effet, dans la plupart des so­ciétés démocratiques, les citoyens ne veulent pas seulement être représentés en tant qu’électeurs, ils veulent l’être en tant que contribuables, usagers des services publics et de plus en plus en tant que membre d’O.N.G. et d’organismes bénévoles. L’Afrique précoloniale peut ici constituer une précieuse source d’inspiration car dans maintes sociétés, le pouvoir politique n’est pas constitué en organe spécifique de gou­vernement. Il est plutôt distribué entre les différentes unités sociales dont l’ensemble constitue la société politique et les décisions sont prises après une large concertation.[48]

4 - La transparence

C’est à la fois une exigence de la démocratie et de la bonne gestion

D’abord, la population a le droit de savoir comment les décisions la concernant sont prises, par qui et dans quelles conditions, comment les ressources publiques sont gérées, par qui et pour quoi faire. Ensuite, la transparence est garante de la bonne gestion car la mauvaise gestion s’accommode de l’opacité et redoute la lumière. Elle participe à cet égard et dans certains aspects à la lutte contre la corruption qui figure parmi les grandes priorités internationales eu égard à l’entrave au développement[49] que constitue ce fléau. En effet, la corruption limite la crois­sance, dissuade les investissements étrangers, affecte les prêts et aides financiers[50] en pri­vilégiant des projets peu utiles au détriment de ceux qui sont censés en être les bénéfi­ciaires mais qui sont extrêmement rentables pour les décideurs corrompus[51].

La liberté de la presse peut être un atout supplémentaire pour développer la transpa­rence. Des médias plus libres, ayant des sources multiples, voire concurrentielles d’informations donnent au citoyen un droit de regard critique. Un citoyen ainsi bien in­formé est naturellement mieux à même de sanctionner les agents de l’État, que ce soit dans l’isoloir ou par d’autres moyens de contestation.

Au stade actuel, les principes de bonne gou­vernance affichés restent des énoncés abstraits et non contextualisés qui renforcent la tendance à l’extraversion des sociétés visées. Certes, ils portent une charge symbo­lique indéniable mais il s’agit des signifiants qui renvoient à plusieurs signifiés qui ne peuvent s’inscrire dans les faits qu’en tour­nant le dos à un ordonnancement imposé et favoriser l’exigence de partage des valeurs de l’autre pour l’éclosion d’un ordonnancement accepté.

B - La bonne gouvernance ne peut être un mode de régulation opérationnel que si elle a des fondements endogènes dans un État refondé.

Si la crise de l’État est devenue un des lieux communs de la pensée politique en Afrique, c’est au niveau des analyses explicatives que les divergences sont apparentes. Générale­ment on incrimine les mécanismes de fonctionnement des administrations, l’incapacité de l’État à créer les conditions du développement. Mais, de plus en plus, l’on incline à reconnaître que ce qui est en cause ce sont moins les mécanismes que l’État importé en tant que modèle de cons­truction politique posé comme l’horizon de la modernité et de la rationalité.[52] L’enjeu de la question est tel que certains auteurs n’hésitent pas à affirmer directement. “ l’Afrique n’a qu’un problème ; celui de légitimité des institutions publiques d’inspiration européenne, que l’on s’efforce d’y faire fonctionner depuis les indépendan­ces ... Aller à la recherche du type d’institutions enfin aptes à faire régner un ordre accepté devrait donc être pour tous la première urgence ”. (Michalon 1998 : 289).

La crise de l’État est ainsi appréhendée dans ses fondements, son essence. Elle ne résulte­rait pas de la dégradation des conditions économiques et des dispositifs d’ajustement structurel imposés par les institutions finan­cières internationales qui ne seraient, en définitive, qu’un révélateur. La bonne gouvernance, conçue dans ce contexte, en tant que mode de régulation au dysfonction­nement de cet État comme une réponse à un État plutôt en crise de légitimité, peut s’avérer comme un pis-aller. Cela d’autant que la crise de l’État africain résulte, pour l’essentiel, d’une ablation des instances po­litiques de l’Afrique précoloniale et d’une greffe forcée de l’État occidental fondé sur une conception judéo-chrétienne qui justifie les idées d’unité et de centralité. Les sociétés africaines se retrouvent face à un principe d’organisation contraire au fonctionnement de leur dispositif de régulation qui est d’ordre plural et dont le principe de base est celui de la complémentarité des différences.

1 - L’antagonisme du principe d’organisation de l’État imposé et les principes de base de la société africaine ne garantissent pas la pleine expression de la bonne gouvernance

L’État colonial puis post-colonial comme la bonne gouvernance qui lui est désormais attachée procède de la manière très subjec­tive, celle d’appliquer aux autres ce qu’on considère bon pour soi, en tout état comme étant un modèle d’organisation et de gouver­nement supérieur sans se préoccuper de la manière de l’appliquer aux réalités pourtant dissemblables. La manière africaine de réguler la société se construit, en effet, sur des bases différentes.

a - Le modèle pluraliste africain

La manière africaine de réguler la société, se construit autour d’un dispositif qui est d’ordre plural, de séparation, de division des pouvoirs concentrés jusqu’à trouver un équi­libre entre les principes de division et de complémentarité des différences. C’est cette logique qui lie les pouvoirs. En effet, dans chaque communauté, on discerne non un pouvoir, mais des pouvoirs de nature dif­férente : pouvoir sur la terre ou les eaux, sur la brousse, sur les hommes, sur l’invisible, pouvoir de police, de justice, de guerre, fiscal politique, etc. Le pouvoir est distribué entre les différentes unités sociales dont l’ensemble forme la société politique. Il est alors exercé par les différents détenteurs d’autorité sur les membres respectifs (chefs de famille, doyens de lignage, chef de terre, notables, chefs de confréries...). Multiples, ces pouvoirs sont aussi hiérarchisés : hiérar­chie des lignages et des clans, des entités spirituelles... Ces pouvoirs sont, en outre, interdépendants : aucun d’eux ne peut agir sans tenir compte de l’autre ; les décisions étant prises, le plus souvent, après une large concertation. C’est cette interdépendance, sauf accidents, qui fait qu’aucun pouvoir ne peut devenir absolu.

Les communautés africaines répondent à un modèle clair de distinction, de hiérarchie, de complémentarité d’où elles tirent d’ailleurs leur cohésion. Aux antipodes de ce modèle plural des sociétés africaines, a été imposé l’État colonial puis post-colonial fondé autour des idées d’unité et de centralité.

b - Le modèle institutionnel de l’État européen imposé à l’Afrique

À la suite des enseignements du M. Alliot, on peut s’autoriser à considérer que l’État importé de l’Europe conquérante relève d’un modèle d’essence unitariste : l’unité n’y vient pas de la diversité complémentaire, mais de l’uniformité garantie par la soumission à un même pouvoir. L’empreinte de la concep­tion judéo-chrétienne est nettement apparente. Dieu a fait l’homme à son image et de ce fait, tous les hommes sont égaux et doivent se ressembler le plus possible : les similitudes unissent, les différences désunis­sent. Il faut abolir les groupes, auteurs et symboles de différences.

En revanche, l’homme a fait l’État à l’image de Dieu. La vocation de cet État est d’abaisser tous les autres pouvoirs jusqu’à être seul. Il est le seul maître du Droit qu’il peut imposer, modifier ou abroger. La conclusion du M. Alliot sur le modèle d’inspiration unitaire restitue parfaitement les contours et le fond de la trame qui le sous-tend : “ Dieu, la Société, l’État, dans la pensée occidentale, répondent donc  bien à une même logique de l’unité par l’unicité de Dieu et de l’État par l’uniformité qu’ils im­posent aux individus : comme dans la physique newtonienne, seul compte le centre de gravité, il n’y a qu’un seul État, source unique du Droit et de tout droit... ” (Alliot M., 1981 : 97).

C’est cet État qui sera transposé en Afrique au nom de la modernité. Ce référent à la mo­dernité n’aura été négocié ni par le colonisateur ni par les Africains et dévelop­pera différentes perversités au point d’en prendre les formes les plus autocratiques et les plus attentatoires à la démocratie.

L‘“errance centenaire et inachevée ” (Le Roy, 1999 : 5) de l’État en Afrique et corrélativement la crise dont il est oblitéré y trouve son explication. Dans ces conditions, la bonne gouvernance qui tend à corriger les dysfonctionnements d’un État artificiellement incubé qui ne sont, en fait, que des révélateurs d’une crise plus profonde liée à l’illégitimité de l’État lui-même n’apparaît alors que comme un pla­cebo, un ravalement de façade. Tout au plus, sert-elle à donner bonne conscience aux bailleurs de fonds internationaux qui l’utilisent comme label dans les relations avec les États africains. Les exigences d’efficacité, de transparence, de responsabi­lité, d’État de droit attachées à la bonne gouvernance ne peuvent être garanties plei­nement et parfaitement que dans une perspective de “ refondation ” de l’État en Afrique.

2 - La bonne gouvernance ne peut trouver sa pleine expression que dans le cadre d’un État “ refondé ”

Face à l’inefficacité et au défaut de légitimité qui caractérise l’institution étatique trans­posée de l’Europe, seule sa véritable appropriation sur la base des représentations du politique actuellement prévalantes dans les sociétés africaines lui conféreraient une légitimité et partant une base solide à la bonne gouvernance. Une telle refondation passe par le métissage du modèle occidental en procédant à la fusion des modèles unitai­res modernes et des modèles pluralistes en­dogènes africains (Le Roy, 1999 : 374) Le pari vaut bien son pesant d’or car il conditionne la bonne gouvernance mais, en outre, il interpelle et place les Africains devant la responsabilité historique de réfléchir sur ce que doit être leur État en fonction de leur génie propre[53]. Ce faisant, on renoncerait aux faux-semblants entretenus depuis plus d’un siècle au moyen d’institutions confisquées par quelques élites et qui leur servent de faire-valoir.

La rénovation étatique passe principalement par deux idées qui s’articulent autour du métissage du modèle occidental et de la redéfinition des fonctions de l’État.

Le défi du dépassement de l’État post-colonial ne peut être raisonnablement relevé qu’avec une approche qui, selon Étienne Le Roy, “ reflète le paradigme de l’entre-deux : ni tradition, ni modernité mais l’un et l’autre donc la contemporaneité ” (Le Roy, 1999 : 378). L’Africain doit, en conséquence, accepter l’héritage de la forme institutionnelle an­térieure tout en faisant le pari de couler sa démarche dans un projet substantiellement différent pour refonder l’État sur des bases neuves. Aussi, les Africains doivent-ils re­prendre l’initiative historique et à partir non pas d’une histoire stéréotypée, mais de la manière selon laquelle les problèmes de société se vivent maintenant, interroger l’ensemble des expériences et des vécus pour trouver des réponses à la hauteur des enjeux de la refondation de l’État. Ce n’est qu’au moyen de ces réinventions et de ces réappropriations[54] qu’on mettra fin à “ l’errance de l’État en Afrique ”[55] et qu’on verra émerger, enfin, “ un État régulateur, réconciliateur, réformateur ou réorganisateur des services ” (Le Roy, 1999 : 378) tenant naturellement compte de chaque réalité nationale.

Le métissage de l’État post-colonial permettrait de repenser les fonctions de l’État. À cet égard, la refondation du modèle étatique reposerait sur le principe de subsi­diarité  (Le Roy, 1999 : 376) redécouvert en Europe avec le traité de Maastricht (Million-Delsol, 1993 ; Ziller 1992). Dans le cadre d’un État, ce principe conduit à rechercher toujours le niveau adéquat d’exercice de compétences correspondantes : un niveau supérieur n’étant appelé à intervenir que dans les cas où les niveaux inférieurs ne peuvent pas exercer eux-mêmes les comp­étences corres­pondantes. Il convient alors de privilégier les dispositifs les plus proches des problèmes à résoudre. L’État doit ainsi déléguer aux col­lectivités tous les pouvoirs qu’elles sont en mesure d’exercer. La subsi­diarité suppose une inversion des principes actuels d’organisation administrative allant du som­met à la base. L’État ne serait plus appelé à intervenir que dans les domaines pour les­quels les intérêts en jeu sont représentatifs d’un “ bien commun  partagé par tous ”. Dans les autres cas, on ferait appel à d’autres institutions résultant d’un double mouve­ment de transfert de comp­étences vers les communautés de base et vers le secteur privé au moyen de la privatisation. Le but visé ici étant la réduction du rôle des administrations centrales. Il s’agit, en effet, d’inciter les po­pulations à prendre en main leur destinée, de rendre davantage les collectivités locales responsables de leur développement et les pouvoirs publics plus attentifs aux desiderata de la population. La réalisation de ces objec­tifs serait favorisée par la mise en place d’une structure institu­tionnelle pluraliste où figureraient, en bonne place, les associations de développement, les structures tradition­nelles et les administra­tions locales aux pouvoirs renforcés.

Le schéma simplifié de cette structure pourrait s’articuler en trois niveaux :

À la base, par exemple, on aurait des institutions relevant de plusieurs ordres fonctionnels désignant des formes d’associations locales pouvant être consti­tuées sur des bases socio-économiques ou représenter des formes traditionnelles d’assemblage social : assemblées villageoi­ses, hiérarchies traditionnelles, associations villageoises de développement, associations de quartiers.

Au niveau intermédiaire, on trouverait les collectivités locales gérant de nombreux ser­vices publics essentiels et qui constitueraient le lieu de rencontre de différentes assemblées villageoises, associations de développement, hiérarchies traditionnelles...

Au niveau supérieur, l’État, porteur d’équité dans le développement du territoire national jouerait le rôle d’arbitrage, rôle indissociable de sa souveraineté. L’État se légitimerait par sa capacité à prendre en compte la pluralité des arrangements institutionnels locaux et à leur fournir la garantie. Il assumerait légiti­mement ses propres objectifs en les négociant avec les autres acteurs. C’est dans ces conditions qu’émergerait “ Un État ‘ré ” ainsi que le qualifie Etienne Le Roy : “ Ré ” comme régulateur, réconciliateur, réformateur ou réorganisateur de l’intervention de ses services assurant ainsi à la bonne gouvernance un terrain de prédilection pour sa pleine expression dans le cadre d’un État légitimé et largement décentralisé. La com­plémentarité de la bonne gouvernance et de la décentralisation serait ainsi mise en perspective (sur la complémentarité de la bonne gouvernance et de la décentralisation, voir, Le Roy É., 1997 : 153).. Cette dernière déterminant la meilleure échelle et le dispositif le plus adapté pour réaliser la bonne gouvernance. Elle ne représentera plus uniquement les valeurs partagées par une élite restreinte pour se légitimer auprès des bailleurs de fonds mais sera en adéquation avec les valeurs ef­fectivement poursuivies et partagées par la grande majorité de la population. À l’égard de la plupart des “ universaux ” tels que les droits de l’homme, l’État de droit... il faut se garder de toute perception messianique qui s’inscrit dans une logique d’uniformisation. Cette option ne laisse aux sociétés destinataires aucune autre alternative que celle de l’adhésion voire de la soumis­sion au nom d’un universalisme apparent mais superficiel. Rien d’étonnant dans ces conditions que des recettes qui en résultent soient ignorées parfois même récusées dans des contextes culturels qui ont leur propre interprétation de ce qui leur apparaît la bonne gouvernance, et disposent des solutions les plus appropriées pour la gestion de leur de­venir.

Il convient donc de faire place nette à une logique dans laquelle l’échange et l’enrichissement mutuel prévalent. Ce n’est qu’ainsi que la bonne gouvernance cessera d’être une notion abstraite pour devenir enfin un concept opératoire parce que réapproprié et de ce fait légitimé par les sociétés africaines africaines.


 

 

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La formation des juges en Chine et le dialogue portant sur l’état de droit

Alain Bissonnette*

 “ On ne peut pas fonder des vertus durables sur une décision de la conscience pure… ”

Pierre Bourdieu

Participant depuis maintenant plus de deux ans à un projet de coopération entre la Chine et le Canada, j’ai pu prendre cons­cience d’un certain nombre de difficultés à discuter ouvertement de la question des droits de l’homme, mais tout aussi bien du très grand intérêt manifesté par plusieurs juges chinois à mieux comprendre les sys­tèmes juridiques étrangers. Notre projet vise à renforcer l’Institut national des juges de Chine en formant certains des membres de son personnel enseignant ou des person­nes aptes à le devenir à très court terme, d’abord, en ce qui concerne les théories juridiques et la pratique judiciaire, mais aussi en matière de pédagogie, de formation continue et de programmation, permettant par la suite à l’Institut d’intégrer dans ses propres activités les connaissances et habi­letés acquises par ces stagiaires (CIDA, 1998 : 60)[56].  Pour ceux-ci, les activités de formation se déroulent sur une période continue de dix-huit mois.  Pour ma part, j’ai été en charge de la phase préparatoire, à savoir quatre mois de cours donnés en Chine avant que les stagiaires ne se rendent au Canada pendant dix mois, et de la phase finale du projet, à savoir quatre mois d’appui accordé aux stagiaires suite à leur formation reçue à Montréal. J’ai donc pu par ces activités d’enseignement et d’accompagnement côtoyer quotidienne­ment une trentaine de jeunes juges chinois appelés à devenir eux-mêmes des forma­teurs auprès de leurs collègues[57].

Je souhaite dans cet article, d’abord, discu­ter des défis auxquels est confrontée la formation des juges chinois et indiquer dans quelle mesure les théories juridiques et l’apprentissage de certains éléments de la pratique judiciaire peuvent contribuer au processus de réforme actuellement en cours.  Ensuite, j’entends poser quelques pistes de réflexion sur les conditions nécessaires pour amorcer un véritable dialogue professionnel sur ce qu’il est convenu d’appeler dans les démocraties libérales l’État de droit, préci­sant également les risques de dérapage qui lui est inhérent.

I - Les dÉfis auxquels est confrontÉe la formation des juges en Chine

Depuis l’ouverture de la Chine à l’économie de marché, le rôle des lois, de leur interprétation et de leur mise en œuvre a suscité de profonds changements institu­tionnels.  À la veille de voir enfin leur pays accéder à l’Organisation mondiale du commerce, et après avoir signé, mais non encore ratifié, le Pacte international sur les droits civils et politiques et celui sur les droits économiques, sociaux et culturels, les dirigeants chinois ont manifestement re­donné au droit un rôle qu’il avait totalement perdu au moment de la Révolution cultu­relle.  Dans ce contexte, depuis plus de vingt ans maintenant, et encore pour plusieurs années, la formation des juges se situe au cœur d’un vaste processus de trans­formation de la société chinoise.

A - Une réforme encore inachevée

La réforme juridique et judiciaire mise en branle depuis 1979 en Chine est d’abord motivée par des raisons d’ordre économi­que.  L’économie y devient sans doute plus influencée par le marché, mais elle n’en est pas pour autant totalement privatisée, loin de là : le rôle de l’État central y perdure, mais en y associant les pouvoirs locaux.  Cette réforme entraîne l’élargissement de l’autonomie individuelle dans la mesure où ce ne sont plus les unités de travail qui of­frent automatiquement à leurs employés le logement, les services sociaux et de santé, par exemple.  Entre l’individu, sa famille et les instances étatiques, s’instaure un rapport laissant dorénavant une plus grande part d’autonomie aux premiers concernés, mais suscitant également plus de risques à assu­mer au plan personnel, de graves problèmes de disparité à l’échelle du pays et des situa­tions de chômage auparavant inconnues.  Selon certains, malgré les difficultés rencontrées, le succès généralement atteint par la mise en place d’une économie plus ouverte aux investissements étrangers et à l’initiative personnelle, aurait eu comme effet pervers d’ébranler les convictions au­paravant affichées envers l’idéologie communiste chinoise. D’où, entre autres, l’importance accordée aux lois devant dorénavant constituer la base à partir de laquelle le pays doit être gouverné, sous le contrôle toujours présent, mais moins immédiat, du Parti communiste chinois.  Selon Stanley Lubman, l’un des chercheurs les plus familiers de la Chine et de ses pro­fondes transformations juridiques depuis plus de vingt-cinq ans, il est certain qu’aujourd’hui les citoyens entendent utili­ser les lois adoptées afin de contrer l’arbitraire, le pouvoir discrétionnaire ou la corruption. Bref, au gouvernement par un seul homme, est dorénavant opposé le gou­vernement par la loi dûment édictée et devant être appliquée, sans pour autant toujours évacuer l’instrumentalisation du droit par les autorités politiques (Lubman 1997 : 244-251).

De façon générale, la formation juridique a repris en 1979 avec la réouverture des facultés de droit et elle s’est intensifiée au cours des années avec la création de nou­velles universités ou institutions ; on en compterait aujourd’hui environ 300, qui permettent à 10 000 individus d’enseigner le droit à environ 75 000 étudiants de premier cycle, 5 000 de cycles supérieurs ainsi qu’à un nombre encore plus élevé de personnes qui suivent des formations de durée variable, mais ne menant pas à l’obtention d’un véritable diplôme en droit (Shen et Zhu 1999 : 11-12).  Un consensus semble se dégager quant à la qualité de la formation juridique en Chine, à savoir qu’elle n’équivaut pas à son expansion strictement numérique.  Elle serait trop abstraite, uniquement orientée vers la connaissance des règles écrites et largement dispensée par l’intermédiaire des seuls cours magistraux.  D’où la conséquence inévitable de voir les étudiants demeurer passifs, d’abord soucieux d’apprendre par cœur ce qui est contenu dans l’enseignement du maître et dans son ma­nuel, mais négligeant par ailleurs le raisonnement analytique tel qu’il peut être appliqué dans des cas concrets.  Autrement dit, le droit enseigné et appris est celui des livres, laissant dans l’oubli sa mise en œuvre et ses effets pratiques, aussi bien que les habiletés professionnelles et exigences éthiques qu’il requiert des différents acteurs concernés (Lubman 1997 : 264 ; Shen et Zhu 1999 : 13).

En ce qui concerne plus particulièrement la formation des juges chinois, il faut souli­gner que bon nombre d’entre eux n’étaient pas nécessairement détenteurs, au moment de leur nomination, d’un diplôme en droit.  En effet, pendant les années 1980, plusieurs membres du Parti communiste chinois et plusieurs militaires ont accédé à la magistrature sans avoir préalablement bénéficié d’une formation juridique.  En 1985, la Cour populaire suprême a créé une Université dite à temps partiel, la tâche principale de cette nouvelle institution étant d’offrir à ces juges la possibilité d’acquérir les connaissances juridiques de base[58]. Les cours étaient planifiés en fonction des be­soins des juges et des exigences du ministère de l’Éducation. Au total, une vingtaine de cours pouvaient être suivis par ces juges, allant d’une présentation de la théorie générale du droit jusqu’à des cours très pratiques donnés par des juges expli­quant leur travail quotidien au sein des tribunaux.  La durée des études était de trois ans, mais à temps partiel, soit six semestres de six mois chacun. À la fin de chaque se­mestre, les participants devaient subir un examen.  Si l’examen était réussi, le juge pouvait continuer sa formation.  À la fin des six semestres, si les examens avaient été réussis, un diplôme équivalent à une licence en droit était octroyé.

Par ailleurs, la mission de l’Université à temps partiel ne permettant pas de répondre aux besoins de formation des juges qui avaient déjà un diplôme en droit, mais qui avaient tout de même des besoins à combler, en 1988, la Cour populaire suprême a créé le Centre de formation des juges supérieurs.  La durée des formations offertes aux juges supérieurs variait entre un an, six mois ou quelques semaines.  Ces formations portaient généralement sur le contenu des lois nouvelles ou parfois sur des cas difficiles auxquels l’on souhaitait voir les juges réfléchir.  Une formation d’une durée d’un an était également dis­pensée à des juges qui bénéficiaient déjà d’une très bonne expérience, sans pour autant pouvoir être qualifiés de juges sup­érieurs, c’est-à-dire, selon ma compréhension, sans qu’ils soient déten­teurs d’un premier diplôme en droit.  Après cette formation de qualification, ils étaient nommés juges supérieurs.

En 1997, l’Institut national des juges a été créé en prenant appui sur les deux précédentes institutions.  L’approbation de l’État est venue des plus hautes autorités chinoises, M. Li Peng, le Premier Ministre, et M. Jiang Zeming, le Président.  Cette approbation témoignait de la haute impor­tance accordée par l’État chinois à la for­mation des juges. Non seulement l’Institut national des juges recevait-il alors le man­dat de hausser la formation des juges en Chine, mais également d’assumer la direction des Centres de formation provinciaux.

Aujourd’hui, la mission de l’Université à temps partiel est presque terminée, la plu­part des juges chinois ayant dorénavant reçu une formation leur permettant d’acquérir l’équivalent d’une licence en droit. La seule exception concerne les régions de l’ouest de la Chine où des formations à temps partiel sont encore données au niveau local. L’obtention du premier diplôme en droit étant maintenant chose acquise pour la plupart des juges chinois, le prochain plan quinquennal en matière de formation des juges, qui devrait être adopté sous peu, se fixera d’autres objectifs, soit essentielle­ment d’offrir des formations spécifiques pour les juges nouvellement nommés soit au sein d’un tribunal, soit à de plus hautes fonctions ou pour des juges déjà jugés comme des experts dans des domaines précis.  Afin d’atteindre ces objectifs, le plan quinquennal devrait souligner, entre autres, qu’il est nécessaire de renforcer les institutions de formation au niveau provin­cial, de rendre obligatoires les formations offertes aux juges, de leur faire subir des examens rigoureux, d’améliorer la qualité des enseignants et de porter une attention soutenue à la rédaction des manuels et à la programmation des cours. La plupart de ces tâches devant être réalisée, sinon supervisée, par l’Institut national des juges.

Bref, les défis principaux en matière de formation des juges ont clairement été, pendant les quinze dernières années, d’assurer l’obtention par bon nombre d’entre eux de connaissances juridiques de base.  Cette étape est globalement franchie et de nouveaux défis se profilent à l’horizon, soit principalement de renforcer les connaissances, habiletés et expertises préalablement acquises par les juges nou­vellement nommés ou en voie d’être promus dans la hiérarchie.  Les quelques 175 000 juges aujourd’hui en poste en Chine verront de plus en plus leur compétence juridique mise en cause, non seulement en vertu de la Loi sur les juges qui les oblige à subir des examens et à démontrer leur rendement à leurs supérieurs, mais également parce que le nombre des litiges augmente substantielle­ment depuis quelques années et que les parties en cause réclament de plus en plus la mise en œuvre de leurs droits à la lumière des lois et règlements en vigueur, plutôt que la simple médiation de leurs intérêts, du moins dans les matières liées aux affaires (contrats, dettes, etc.) par opposition aux rapports familiaux (mariage et disputes entre conjoints) (Lubman 1997 : 309-313).

Dans ce contexte, la façon dont les connais­sances, les habiletés et les changements d’attitudes liés à l’exercice de la magistra­ture sont enseignées, renforcées ou favorisés, devient de plus en plus pertinente.  Autrement dit, la formation des juges en Chine, comme ailleurs du reste, ne peut plus guère faire l’économie du souci pédagogique.

B - Le souci pédagogique

Si la tradition des examens a pu naître en Chine et qu’elle y demeure si vivement pratiquée, on conviendra facilement du fait que cette méthode est largement répandue ailleurs dans le monde, qu’elle a marqué bon nombre de juristes et qu’elle comporte toujours des mérites évidents.  Ceci étant dit, que ce soit en Chine ou ailleurs, depuis le début du siècle dernier, plusieurs ex­périences ont été réalisées en matière de pédagogie et il serait faux de prétendre à quelque retard congénital de la part d’un pays ou d’un autre à cet égard. En revanche, on ne peut ignorer les débats houleux qui, principalement dans les pays de Common law, ont marqué, depuis quelque vingt ans déjà, l’enseignement du droit tel qu’il est pratiqué dans les facultés de droit, la péda­gogie y constituant l’un des enjeux claire­ment identifié (LeBrun & Johnstone 1994 : 5-48).

On peut, je crois, résumer les débats à cet égard en affirmant que, dans le contexte des enseignements offerts à des étudiants de premier cycle, le souci pédagogique vise essentiellement à mieux utiliser les différentes méthodes disponibles pour non seulement transmettre des connaissances à des étudiants, mais également les aider eux-mêmes à s’engager, en utilisant leurs ca­ractéristiques, forces et expériences personnelles. Cette démarche s’inscrit dans un processus d’apprentissage qui, à terme, les introduira à la pratique du droit, sans perdre de vue ni les multiples variantes sous lesquelles il est mis en œuvre quotidienne­ment, ni combien l’équation qu’il établit provisoirement entre l’ordre et la justice peut être transformé sous l’effet de conflits politiques, de luttes sociales ou encore d’une exigence égalitaire se raffinant.  Le rôle de l’enseignant en est par conséquent transformé, puisqu’il doit principalement veiller à la création d’un environnement favorisant l’apprentissage ainsi qu’à la va­lorisation des personnes dont il a la charge d’aider la progression dans la maîtrise des connaissances, habiletés et attitudes associées à un domaine particulier du droit. En d’autres termes, l’enseignant devient à vrai dire un initiateur favorisant le chemi­nement personnel et collectif de ceux qui, dans la culture propre à un secteur particu­lier du droit, deviendront bientôt ses pairs (LeBrun et Johnstone 1994 : 49-97).

Transposé dans l’univers de la formation continue offerte à des juges dont la nomi­nation même a été fondée sur une renommée d’avocats de marque, ce qui est essentiellement le propre des juges nommés en pays de Common law, le débat demeure entier, mais prend une nouvelle forme.  Jusqu’à quel point, d’abord, les juges ont besoin de formation, alors qu’en principe, ils ont justement été choisis pour exercer cette nouvelle fonction à cause de leurs compétences ?  Ensuite, même si est admis le besoin de formation, parce qu’il existe des secteurs du droit avec lesquels certains juges sont moins familiers, ou parce que la fonction même de juger diffère de la pro­fession d’avocat, ou encore parce que la connaissance du contexte social est néces­saire à l’interprétation du droit qui doit s’y appliquer, il reste encore à déterminer par quelles méthodes pédagogiques l’apprentissage en question se réalisera le mieux, tout en s’assurant que l’indépendance judiciaire sera préservée (Armytage 1996 ; Friedland 1995 : 167-173). 

L’inventaire des politiques et pratiques en matière de formation des juges de pays de Common law révèle un net déficit en termes de souci pédagogique, les objectifs visés par cette formation, le niveau où elle doit être réalisée, son caractère obligatoire ou non, son étendue et son contenu, son orga­nisation, la façon dont elle est donnée, et les critères devant mesurer son efficacité, demeurant trop souvent dans l’oubli.  C’est en réaction à cette situation que Livingston Armytage a élaboré non seulement une réflexion approfondie sur la pédagogie en matière de formation des juges, mais éga­lement quelques outils pouvant guider la planification des services offerts dans ce domaine. Ces outils tiennent en deux do­cuments : d’une part, une matrice de servi­ces de formation et, d’autre part, le cycle de la pratique de la formation judiciaire, l’un et l’autre étant reproduits en annexe. Ces ou­tils visent essentiellement à associer consciemment les divers services offerts en matière de formation des juges aux besoins et priorités clairement définis en vertu d’un exercice d’ordre politique. La matrice per­met d’identifier les différents éléments de formation qui peuvent être planifiés en dis­tinguant, dans l’axe vertical, entre les éléments de droit substantif, de procédure, d’habiletés à manifester en tant que juges agissant au sein d’une cour, d’attitudes, de valeurs et d’éthique que doivent adopter les juges, et d’interdisciplinarité, et en asso­ciant chacun de ces éléments avec les suivants apparaissant dans l’axe horizontal, à savoir, l’orientation, la mise à jour, les échanges, la spécialisation et le rafraîchis­sement des connaissances déjà acquises. La rencontre des éléments des deux axes crée vingt-cinq possibilités de services pouvant être planifiés.  Quant au cycle de planifica­tion de la formation judiciaire, elle tient essentiellement en quatre composantes : d’abord, l’identification des besoins, en­suite la programmation de la formation en fonction de critères, de choix et de structuration logique entre chacun de ses éléments, l’enseignement proprement dit se fondant sur les différentes méthodes péda­gogiques et, enfin, l’évaluation, le cycle se poursuivant indéfiniment en assurant une amélioration de la formation ainsi conçue et mise en œuvre (Armytage 1996 : 155-181).

La réflexion et les outils élaborés par cet auteur australien peuvent très certainement servir à améliorer la qualité de la program­mation des cours offerts aux juges chinois et, de façon générale, les idées qu’il ex­prime sont bien reçues chez nos stagiaires et nos partenaires.  S’inspirant de ses propositions, les étrangers qui interviennent en Chine en matière de coopération juridi­que et judiciaire doivent veiller à clairement identifier les besoins des juges chinois par rapport aux théories juridiques et à la pratique judiciaire telles qu’elles sont ac­tuellement répandues au sein des pays occidentaux.

La philosophie spontanée en ce domaine consiste à penser que les juges chinois pro­fiteront de toute connaissance ou de tout savoir qui peut leur être enseigné en ce domaine, les systèmes juridiques des pays développés ayant atteint un professionna­lisme, une logique interne et une justice enviée de tous.  Évidemment, comme on s’en doute, pareil sentier mène rapidement à un retour chez soi, les principaux intéressés demeurant non seulement méfiants envers les systèmes étrangers, mais se sentant en outre requis de défendre le cheminement qui leur est propre.

Une deuxième approche consiste à se fonder sur l’expérience des juges chinois pour y découvrir des domaines où les connaissances, les habiletés ou les attitudes associées aux théories et à la pratique judi­ciaire occidentales peuvent devenir des outils utiles permettant de combler des la­cunes, résoudre des difficultés ou créer des solutions inédites dans le contexte judiciaire chinois.  Cette approche, plus exigeante, requiert non seulement un très grand respect envers l’orientation générale du système juridique et judiciaire chinois, mais égale­ment un détachement face aux résultats qui pourront être atteints à court terme, étant entendu que les juges chinois eux-mêmes, agissant au sein des institutions d’enseignement ou au sein des tribunaux, détermineront graduellement dans quelle mesure ce qu’ils auront appris pourra avoir un véritable effet pratique, soit par le biais de formations données à d’autres juges, soit plus directement en transformant les pratiques judiciaires actuelles. 

Chose certaine, la plupart des juges du monde ont en partage le devoir d’entendre des parties, leurs témoins, d’évaluer des éléments de preuve, de convenir des faits pertinents au litige, de leur associer les règles de droit pertinentes et de rendre ju­gement. En outre, la mondialisation des échanges favorise une meilleure connais­sance réciproque de la façon dont chacun met en œuvre ses devoirs en tant que juge.  Notre projet répond très clairement à un besoin exprimé par les autorités chinoises et vise, en deux mots, à renforcer les connais­sances de la magistrature chinoise à l’égard des théories juridiques et de la pratique judiciaire, telles que conçues et mises en œuvre dans les pays démocratiques.  Les résultats atteints jusqu’à présent non seule­ment par nos activités d’enseignement auprès des stagiaires mais également nos échanges avec bon nombre de juges chinois dans le cadre de colloques portant sur différents thèmes précis, témoignent du très grand intérêt chez nos partenaires à mieux comprendre nos propres façons de faire.  Il en va de même entre les institutions juridi­ques et judiciaires chinoises et plusieurs autres intervenants faisant partie de la communauté internationale.  Bref, il est hors de doute qu’il existe plusieurs possibi­lités d’échanges professionnels entre les juges chinois et les juges étrangers, et ce peu importe ce qui, par ailleurs, les distin­gue, car la fonction même de juger entraîne un rapport au moins comparable, sinon dis­cutable, à un certain nombre de connaissan­ces, d’habiletés et d’attitudes.  Sur ce plan, la coopération judiciaire est promise à de beaux lendemains.

En revanche, la controverse risque constamment de refaire surface car le droit est par définition un système complet, où chaque partie n’existe et n’a d’efficacité qu’en liaison avec l’ensemble tout entier, y compris l’histoire, les valeurs et les choix idéologiques inhérents aux institutions qui le produisent (Ost 1991).  À cet égard, il est indiscutable qu’en remplissant adéquate­ment leur rôle et en témoignant constam­ment de leur probité personnelle, les juges renforcent l’allégeance accordée au régime politique auquel ils appartiennent (Cabestan 1994 : 319 ; Russell 1988 : 3).  Bref, il est illusoire de penser pouvoir constituer des isolats où une entente quelconque pourrait régner indépendamment du contexte plus global.  D’où l’obligation de réfléchir aux conditions et aux risques du dialogue qui peut être instauré en matière d’État de droit, alors que, de nos jours, cette notion sert de plus en plus de critère distinctif entre les différents régimes juridiques.

II - Un dialogue professionnel utile, mais fragile

Discuter de l’État de droit, c’est, pour plu­sieurs, aborder la question de la légitimité d’un régime politique en analysant son or­ganisation juridique et judiciaire.  Vu sous cet angle, les pays qui ne répondent pas à la définition de ce que doit être un État de droit, cherchent soit à convaincre leurs in­terlocuteurs du contraire, soit à éviter toute critique pouvant leur être opposée en se retranchant derrière le voile de la souverai­neté nationale.  En général, les projets de coopération juridique et judiciaire prennent place dans un contexte de dénonciation ou du moins de controverse par rapport à l’un des partenaires.  Nul n’a besoin de citer les différents rapports publiés en matière de droits de l’homme pour convaincre du fait que le régime juridique et judiciaire chinois est fortement sous le feu de la critique de­puis bon nombre d’années déjà. À vrai dire, et paradoxalement, surtout depuis le mo­ment où la Chine s’est ouverte à l’étranger et a amélioré sensiblement la situation des droits de l’homme chez elle (Le Beon 1996 : 28).

Quoi qu’il en soit, ne pouvant échapper à cette question qui surplombe toutes les au­tres, à quelles conditions peut-on favoriser un dialogue plutôt que de simplement antagoniser des rapports déjà fragiles ?

A - Les conditions du dialogue portant sur l’état de droit

Mon propos ici est à la mesure de mon engagement professionnel, c’est-à-dire modeste, car je ne suis ni Chinois, ni sino­logue, inductif, car s’appuyant sur les faits qu’il m’a été permis d’observer dans un milieu très limité, et résolument porté vers la création d’un climat de confiance, car, sans un tel climat, il me serait tout simple­ment impossible de remplir le mandat qui est le mien. 

1. Comme première condition à l’amorce d’un tel dialogue, il y a lieu de convenir que le régime chinois ne répond pas encore à la définition de l’État de droit, à savoir “ un État dont la puissance est soumise au droit, avec deux conséquences, la soumission de l’administration à la loi et la subordination de la loi à la constitution ” (Le Roy 1999 : 265).  Derrière cette définition, se profile la figure d’un État fondant sa légitimité sur la contribution qu’il apporte à l’épanouissement de l’individu et celle d’un État arbitre, n’ayant plus l’ambition de régir de haut en bas l’ensemble de la société (Ibid. : 266).  La réforme juridique et judi­ciaire amorcée en Chine depuis 1979 tend vers la création d’un État gouverné par les lois (Rouland 1998 : 8), mais on est encore loin d’un régime où l’administration et la loi sont soumises à la constitution, ou en­core d’un État privilégiant l’épanouissement de l’individu, bien au contraire.  Selon Stanley Lubman, le droit y est instrumentalisé afin de servir les politi­ques adoptées d’abord par le Parti communiste chinois et formalisées ensuite par l’Assemblée populaire nationale ou les Assemblées populaires locales :

“  There is no doubt that in formal doctrine, at any rate, law must still be subservient to policy, and an instrumental conception of law prevails in current Chinese thought and practice. ” (Lubman 1997 : 247)

En outre, ce qui apparaît comme propre­ment impensable pour la plupart des juristes canadiens, il est de notoriété publique qu’en Chine “ les institutions judiciaires sont en réalité placées sous la direction des organi­sations du Parti à chaque échelon ” (Cabestan 1994 : 315 ; Normandin 1996 : 149-150).

Enfin, en Chine encore aujourd’hui, les conceptions relatives au droit et aux fonc­tions attribuées aux juges en relation avec les autorités politiques s’inscrivent sans aucun doute dans une longue tradition (Le Beon 1996 : 21-24 ; Li 1999 ; Liu 1998 ; Lubman 1997 : 375-378 ; Rouland 1998 : 3-7), qui se distingue nettement des fonde­ments mêmes de la tradition juridique occidentale (Berman 1983 : 1-45) et qui va jusqu’à faire douter certains experts de l’existence même d’un véritable système juridique, tel qu’on le conçoit en Occident :

“ China does not yet have a legal system.  Formal legal institutions are neither functionally well-differentiated from other institutions wielding state power nor per­mitted to operate with a high degree of regularity.  Law and policy remain linked, and legality is necessarily weak.  China does have a growing body of formal legal institutions – promulgated norms and agen­cies of the state that have begun to interpret and apply these norms with some regula­rity.  Much power, however, continued to be denied to these institutions. […]

In the absence of fundamental political re­form that would validate abandonment of the reigning ideology, Chinese law is likely to retain the tentative quality it acquired during the 1980s.  If so, it will retain an assortment of disparate institutions lacking some of the elements that Western ideals take as essential in a meaningful formal legal system such as a hierarchy of sources of law, differentiation from other organs of state power, procedural regularity and control of discretion in decision-making, and adherence to professional values among the officials in the system. ” (Lubman 1991 : 317-319)

2. Ceci étant, ceux qui veulent favoriser le dialogue portant sur l’État de droit en Chine, doivent obligatoirement faire le pari qu’il est possible d’intervenir au sein des institutions chinoises et d’y appuyer les intervenants qui sont favorables à la pro­gression de la réforme mise en branle depuis 1979, réforme qui, malgré des limi­tes évidentes, tend tout de même vers un plus grand respect des droits des individus, de la procédure et de la légalité en général.  Devant les nouvelles lois qui ont été récemment adoptées en matière de droit criminel et de procédure criminelle, le Lawyers Committee for Human Rights estime que ce pari peut être tenu :

 “  From a human rights point of view, the main significance of the reforms to the Criminal Law and the Criminal Procedure Law lies less in what they have accomplished so far than in to what they may lead.  In addition to enhancing rationality and accountability in the administration of justice, the reforms have laid the intellectual and institutional foundation for further progress. One consequence of the reform process, partly unintended, has been to strenghten – even in some cases to create – a range of social actors with a strong interest in bringing Chinese law and practice more closely into line with international standards.  This is becoming a significant domestic consti­tuency.  In addition to the legal scholars and practitioners who are actively engaged in designing and implementing the reforms, it comprises many judges, lawyers, and others who know from firsthand experience that the present legal system does not work and is not fair. ” (Lawyers Committee for Human Rights 1998 : iv)

Stanley Lubman, pour sa part, estime difficile d’être optimiste :

 “  [T]he weight of Western scholarship on China suggested that in the next few years, the continuation of some form of authorita­rianism is most probable and the establishment of a true parliamentary democracy seems most unlikely, as the crisis began to affect the Chinese economy, the near-term prospect for all reforms worsened.  Until now, China has been the most hesitant dragon of all to deepen legal reforms because of their serious political implications, and the economic crisis only seemed to increase leadership apprehensions. ” (Lubman 1997 : 381)

Si les perspectives de démocratisation de­meurent encore faibles en Chine, il faut à cet égard refuser le piège des prédictions déterministes, l’émergence de la démocratie n’étant pas nécessairement liée à un processus rationnel et linéaire et l’évolution politique dans ce pays en ayant surpris plus d’un dans le passé, comme l’a si bien écrit Normandin (1996 : 158). Un pari se prend toujours dans un contexte d’incertitude !

3. Ma troisième condition découle des deux premières et est bien connue de ceux qui ont déjà fait l’expérience de la coopération internationale (Seidman, Seidman et Payne 1997 : 1-32) et de ceux pour qui “ le com­paratiste a pour vocation d’ouvrir des portes ” (Vanderlinden 1995 : 423). Il faut penser globalement, ne pas comparer l’incomparable et admettre des solutions différentes, mais compatibles, et qui tendent à une harmonisation plutôt qu’à une confrontation :

 Aujourd’hui la course est engagée entre une globalisation économique qui risque de conduire à l’impérialisme unificateur de l’économie la plus forte et l’universalisme des droits de l’homme dont le rejet total laisserait les particularismes culturels et religieux se dresser les uns contre les au­tres.  La réponse passe sans doute par une conception pluraliste des droits de l’homme, conçus à partir de principes di­recteurs communs, appliqués avec une ‘ marge nationale d’appréciation ’ qui re­connaît aux États une sorte de droit à la différence, mais à condition de ne pas des­cendre au-dessous d’un seuil de compati­bilité ’, qui peut d’ailleurs varier selon qu’il s’agit d’une question plus consensuelle ou plus conflictuelle.  Un tel pluralisme, que l’on peut nommer ‘ constructiviste ’, tant il reste pragmatique et évolutif, suppose un véritable dialogue entre des civilisations dont aucune ne peut prétendre avoir atteint la perfection et l’imposer aux autres. ” (Delmas-Marty 1998 : 105-106) 

4. Ma dernière condition a trait au respect qui est de mise dans les rapports que nous entretenons avec nos partenaires. Ce respect entraîne plusieurs attitudes. D’abord, convenir des contraintes auxquelles font face nos partenaires, veiller à ne pas les placer dans des situations compromettantes, chercher à convaincre du bien-fondé de nos actions les plus hauts responsables ren­contrés, car, sans leur aval, rien ne peut avancer.  Ensuite, proposer des pistes de réflexion et d’action qui, tout en favorisant l’amélioration d’un certain nombre de théo­ries et de pratiques, n’en constituent pas pour autant la mise en échec du système dans son ensemble.  Enfin, rappeler au be­soin que, si le dialogue se fonde sur le res­pect des partenaires, le respect entre partenaires permet d’exprimer des divergences de vue et même des critiques à l’occasion : “ On peut […] affirmer une attitude de respect de la culture de l’autre et, symétriquement, prendre position pour ou contre certaines pratiques, comme tout citoyen. ” (Le Roy 1999 : 327). Pour ma part, je suis persuadé que sur la base du respect, on peut progresser lentement vers la constitution d’une confiance mutuelle et la construction d’un domaine de responsa­bilisation commune. 

B - Les risques de dérapage

Même en respectant minimalement les conditions que je viens d’énoncer, il n’en demeure pas moins que l’on marche ici sur de la glace éminemment mince, tant les débats entourant les questions relatives aux droits de la personne et à l’État de droit sont aujourd’hui investies d’une nouvelle forme de messianisme.  Les risques de dérapage me semblent si évidents que je ne m’étendrai pas sur le sujet.  Tout le monde conviendra que fermer les yeux sur l’inacceptable et que susciter un dialogue de sourds ne mèneront jamais à la réalisation d’objectifs de coopération dignes de ce nom.  En effet, pour atteindre des résultats durables en matière d’acquisition de connaissances, d’habiletés et d’attitudes associées aux notions de justice, il faut nécessairement mettre en lumière les fon­dements qui lui sont inhérents, et ce y compris lorsque le climat est tendu.  En revanche, si nos interlocuteurs se sentent si menacés qu’ils coupent la communication, il sera alors impossible de progresser en­semble vers la réalisation de ces mêmes objectifs.  Si les deux parties au dialogue assument également le risque de l’interrompre par une mauvaise volonté, un double langage ou encore une arrogance déclarée ou cachée, il convient d’apprécier toutefois que le recours aux droits de l’homme ne comporte plus aucun risque pour les uns et qu’il demeure hautement problématique pour les autres.  En deux mots, l’une chante, l’autre pas, et il est très facile de comprendre pourquoi.

Conclusion

Le mandat qui est le mien pour l’instant n’est ni de critiquer, ni de confondre un adversaire, mais de favoriser la réalisation d’un projet commun, globalement fascinant bien que parsemé d’embûches.  Je participe et j’observe des acteurs qui ont choisi, eux-mêmes, de s’engager dans un projet de coopération.  Je me sens comme un cinéaste, caméra légère à l’épaule, complice et confident de ceux qu’il filme.  À l’occasion, je partage des moments d’intimité avec nos stagiaires et avec les responsables de l’Institut national des juges.  Si j’assiste parfois à des manifestations d’affirmation personnelle, je suis aussi témoin du ressentiment manifesté par ceux qui voudraient faire plus, mais qui sont ra­broués par ceux qui les dirigent ou qui souffrent des lenteurs à obtenir les décisions qu’ils attendent.

Chose certaine, les objectifs de notre projet sont ambitieux et les défis auxquels fait face la réforme juridique et judiciaire entre­prise en Chine sont énormes.  Cela dit, au-delà de notre projet, les occasions d’échange entre la Chine et les pays étran­gers vont s’intensifiant, que ce soit du simple fait de la participation de la Chine aux forums internationaux, de son acces­sion prochaine à l’Organisation mondiale du commerce, de son adhésion à un certain nombre d’instruments internationaux en matière de droits de l’homme, à des réseautages dorénavant consolidés dans plusieurs secteurs professionnels et universitaires.

Mon sentiment est que la confiance s’installe de part et d’autre, malgré les inci­dents de parcours comme, par exemple, les réactions au bombardement de l’Ambassade de Chine en Yougoslavie qui ont été si vi­ves l’année dernière et qui m’ont fait pren­dre conscience de la fragilité de la présence étrangère à Beijing.  En effet, il m’a alors semblé qu’une évacuation de tous les étran­gers aurait pu être organisée en moins de deux ou trois jours.  Malgré ces incidents donc, la confiance qui s’installe, se fonde à mon avis, sur la reconnaissance de prati­ques, d’intérêts et d’enjeux communs.  Mais les assises de cette confiance ne pourront se consolider que si l’on reconnaît aussi les différences qui se manifestent inévitablement dès que l’appartenance de chacun à sa propre société globale est rap­pelée.  C’est dans une certaine mesure l’expression du dilemme anthropologique. Il existe un certain nombre d’observateurs qui s’identifient à ceux qu’ils observent et qui cherchent, de part et d’autre, à traduire les mentalités qui se rencontrent ou qui s’esquivent. Si leurs connaissances aug­mentent peu à peu, elles sont toujours infimes par rapport à leur ambition. Aussi, le soir venu, peuvent-ils sympathiser avec la poétesse Ping Hsin et déclarer :

“ Firmament

Ôte ton masque d’étoiles

Que je contemple ton vrai visage de lumière ” (Cheng 1990 : 178)


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ANNEXE 1

MATRIX OF SERVICES : PROGRAM PLANNER[60].

 

CONTENT/

APPLICA-TION

ORIENTATION

UPDATE

EXCHANGE

SPECIALTY

REFRESHER

SUBSTAN-TIVE LAW

 

 

 

 

 

 

PROCEDURE

 

 

 

 

 

 

SKILLS AND COURT-CRAFT

 

 

 

 

 

 

DISPOSI-TION : Atti-tudes and values ; Conduct and Ethics

 

 

 

 

 

 

ANNEXE 2

CYCLE OF JUDICIAL EDUCATION PRACTICE[61].

 

EVALUATION

-        Review;

-        Management

 

NEEDS ASSESSMENT

-        Purpose;

-        Scope & Content

 

DELIVERY

-        Educational theory;

-        Instructional Design

 

EDUCATIONAL DESIGN/

CURRICULUM DEVELOPMENT

-        Standards;

-        Choice;

-        Planning;

-        Structure

 


 




Ouvertures pour la Paix. Une approche dialogale et transmoderne*

Christoph Eberhard**

“ Une histoire tibétaine raconte qu’un moine renonça à sa vie samsarique, confuse, et décida d’aller vivre dans une grotte pour y méditer tout le temps. Aupa­ravant, il n’avait pas arrêté de penser à la douleur et à la souffrance. Son nom était Ngonagpa de Langru, la Figure Noire de Langru, celui qui ne sourit jamais et voit toujours la vie sous son jour de souffran­ces. Il resta de nombreuses années en retraite, très solennel et mortellement honnête, jusqu’à ce qu’un jour, regardant l’autel, il vît que quelqu’un y avait déposé une turquoise en cadeau pour lui. Alors qu’il contemplait le présent, il aperçut une souris qui approchait en rampant et es­sayait d’emporter la turquoise. Mais la souris n’y arrivait pas. Aussi rentra-t-elle dans son trou chercher de l’aide. Elle res­sortit avec une autre souris, et, toutes deux essayèrent de bouger ce gros morceau de turquoise, mais elles n’y parvinrent pas. Alors toutes deux se mirent à couiner, et huit autres souris arrivèrent, et réussirent finalement à tirer jusqu’à leur trou la grosse pierre précieuse. Alors, pour la première fois, Ngonagpa de Langru com­mença à sourire et à rire. Et ce fut sa première approche de l’ouverture, un éclair soudain d’illumination. ” (Trungpa, 1996 : 120-121).

Réfléchir à la Paix nécessite une approche en profondeur. On ne peut se contenter de réfléchir à une paix extérieure entre les hommes sans se pencher sur le problème de la paix intérieure de chacun d’entre nous. La paix concerne chacun de nous, à chaque moment et ne doit pas être uniquement considérée comme  remède à des situations de conflit ou de violence ouvertes. C’est donc une question extrêmement sérieuse, tout à fait fondamentale. Et pourtant si nous l’abordons dans une attitude “ mortellement sérieuse ” (todernst en allemand) nous ris­quons fort bien de passer à côté. En effet, comme le remarque Raimon Panikkar (1995 : 7) la Paix ne peut pas être donnée, elle ne peut être que reçue. Et ceci demande une attitude de réception, d’ouverture. Nous devons d’abord vider notre tasse avant d’y verser du thé frais. De même devons nous nous vider de nos conceptualisations si nous voulons recevoir la paix. Du moins devons-nous relâcher quelques peu nos fixations et nos attaches sur les cadres mentaux qui nous sont si chers. Si ceux-ci nous donnent un sentiment de sécurité, ils figent en dernière analyse l’espace et ne laissent pas la place au déploiement naturel des choses. Ce qui nous semble donc fon­damental dans toute approche de la paix, c’est l’espace qui peut l’accueillir, qui peut permettre son émergence. Comme nous le montrerons, nos approches modernes du droit sont peu propices à l’émergence de tels espaces lorsqu’il s’agit d’aborder le problème de pacification de sociétés déchirées par la violence ou plus simple­ment lorsque nous tentons de réfléchir aux conditions qui permettraient à une société de se reproduire de manière paisible. Ainsi nous semble-t-il important d’ouvrir ces démarches à des approches plus “ dialogales ” c’est-à-dire fondamentale­ment à des démarches plus ouvertes à l’“ écoute”[62],. En quelque sorte aurons-nous à “ traverser ” la modernité pour pouvoir aborder notre “ ici et maintenant ” : “ il s’agit de prendre conscience des limites qui émergent dans nos expériences de crise de société [...] et de trouver des solutions à l’échelle de la complexité  redécouverte, donc en trouvant des solutions tantôt dans la prémodernité, tantôt dans la modernité elle-même tantôt de poser que seul une so­lution radicalement neuve, ne relevant ni de la tradition prémoderne ni de la modernité s’impose ” écrit Étienne Le Roy (1998a : 3) Dans cet article nous concrétiserons surtout la “démarche transmoderne” dans le sens d’une traversée[63] de la “modernité” par l’ouverture à des expériences culturelles différentes et à des expériences humaines n’appartenant pas au domaine moderne par excellence : celui de la raison, du logos. Après une première “ prise de contact ” avec la “ problématique ” de la paix, nous la mettrons en perspective à travers une lecture bouddhiste, ce qui nous permettra ensuite de nous ouvrir à une approche dia­logale et transmoderne du droit et des “ cultures de la paix ”.

PremiÈres approches de la Paix

La Paix est fondamentale. Ce n’est pas uni­quement un problème ou une question fondamentale. Elle est fondamentale dans le sens qu’elle fait intrinsèquement partie de la réalité, qu’elle en est un fondement. Il semble que ce n’est pas la façon dont nous l’abordons d’habitude. Nous avons plutôt tendance à la voir comme quelque chose d’extérieur, quelque chose “ de plus ”, quelque chose qui se définirait non pas par rapport à soi-même mais par rapport à autre chose. Ainsi, avons-nous souvent tendance à voir la paix comme absence de conflit, voir même comme absence tout court : pas d’irritations, pas de bruits, pas de préoccu­pations. Dans cette veine, nous pouvons voir la paix comme quelque chose de mort, d’inerte : c’est l’immobilité qui fait taire les armes, qui fige nos agressions. C’est la paix telle qu’incarnée par le Léviathan, auquel nous avons abandonné tous nos pouvoirs, toutes nos violences personnelles pour qu’il nous assure la paix par son omnipotence et son “monopole de violence légitime”. Mais il y a un problème dans cette approche. La vie est création permanente, changement permanent, jeu permanent. Comment concilier une paix morte avec la danse de la vie ? Comment concilier la paix avec l’idée d’un ordre qui s’impose ? À quoi jouons-nous lorsque nous voulons figer la réalité afin de nous sentir en sécurité ? Est-ce vraiment de la paix dont nous faisons l’expérience de cette façon ?

Nous pouvons aussi avoir tendance à asso­cier l’idée de paix à celle de non-violence. Et pourtant un problème se pose à nous : la paix n’implique-t-elle pas de faire violence à notre violence ? N’implique-t-elle pas de partir en croisade contre la “violence” et le mal ? N’implique-t-elle pas que nous fas­sions tout ce qui est en notre pouvoir pour la protéger, pour la restaurer, pour l’apporter à ceux qui en manquent ? Ces questionnements nous confrontent à un paradoxe, à une contradiction qui semble insurpassable.

Peut-être ce peut-il que pour approfondir la question de la paix il nous faille accepter de retourner à la case départ de notre existence humaine, de laisser initialement de côté une réflexion trop “ juridique ” ou “ anthropologique ”, voire trop “ scientifique ”, si nous entendons par cette dernière une démarche visant à rendre ra­tionnellement intelligible la réalité. Car la difficulté que nous avons à aborder la paix provient peut-être en partie du fait que nous l’abordons principalement à travers une grille de lecture conceptuelle, rationali­sante, au lieu de nous attacher à en faire une expérience de première main. Ainsi, som­mes-nous peut-être invités à mettre provisoirement de côté nos concepts habi­tuels et toute finalité de notre démarche pour nous ouvrir à une autre façon d’aborder la paix avant d’en tirer des consé­quences sur nos pratiques du droit et sur les manières d’envisager des “ cultures de la paix” .

Ce faisant, nous sommes invités à un cer­tain “ lâcher-prise ” qu’il ne faudrait pas confondre avec de l’indifférence. Il se peut que nous sommes tellement obsédés à trou­ver des solutions que nous soyons complètement fermés à la réalité, et que nous empêchions par là qu’elle s’épanouisse de manière harmonieuse. Les arts martiaux, qui se veulent des voies de paix, peuvent beaucoup nous enseigner dans ce sens. Si nous entrons dans un com­bat avec nos peurs et nos espoirs, nos souvenirs et nos attentes, nous ne pouvons pas entrer en contact de manière juste avec la situation. Ce sont nos peurs, nos frustra­tions, nos envies qui vont s’exprimer et nous ne pourrons plus “ danser ” avec et à travers les situations qui se présentent. Il nous faut donc lâcher prise, juste être là - ce qui a donné naissance au concept d’“ action dans la non-action ”. L’activité du combat peut être intense mais en fait n’est qu’expression de la non-action, de la paix, de l’espace. On peut donc dire que le “ lâcher-prise ”, le détachement, sont ou­verture à la “ situation telle qu’elle est ” et permettent l’action appropriée, juste, ha­bile. C’est tout l’inverse d’une attitude d’indifférence ou d’ignorance face à une situation qui caractérise plutôt le “ non-lâcher-prise ”, l’attachement à nos pensées et sentiments, qui nous rend insensible, voir indifférent aux situations telles qu’elles se présentent. Cette compréhension des choses est avant tout expérimentale et ne devient paradoxale qu’au moment où on la met en mots et qu’on essaye de la transmettre uni­quement à travers ces mots, de même que l’apparent paradoxe d’une voie martiale qui est voie de paix. Cet enseignement des arts martiaux de l’action dans la non-action, de l’ouverture au “ ici et maintenant ” pour s’engager de manière juste et harmonieuse dans les situations de la vie se retrouve au cœur des enseignements bouddhistes et a des applications dans tous nos domaines d’activité.

Le Bouddha, après avoir atteint l’illumination mais avant de commencer à enseigner, dit : “ Une paix profonde et sans limite, tel est l’enseignement que j’ai trouvé. Mais nul ne saurait le comprendre, et donc je resterai silencieux dans la forêt. ” (cité dans Trungpa, 1981a : 31). Chögyam Trungpa (1981a : 31-32) com­mente ce passage en notant que : “ Ce fut alors l’acquisition finale de la vraie com­passion, et il comprit son aptitude à créer la situation exacte. Jusque-là, il avait tou­jours eu le désir d’enseigner [...] Et c’est là, juste à l’instant précis où il a décidé de quitter le monde et de se retirer dans la forêt, exactement à cet instant que s’est levé en lui le réel sentiment de la compas­sion vraie, absolument impersonnelle. Il ne pensait plus du tout à lui en tant que per­sonne ayant un enseignement à donner ; il n’avait plus conscience d’être un maître ; il n’avait plus du tout l’idée de sauver les gens ; mais il était prêt à s’accommoder et à se servir spontanément de la situation qui se présentait, quelle qu’elle fût. ”

C’est le “ lâcher-prise ”, l’ouverture aux situations, l’ouverture à nos vies, l’ouverture à la réalité qui semblent se trouver au cœur de la paix[64] . Nous avons commencé par évoquer la tradition bouddhiste et nous continuerons dans les pages suivantes à nous fonder sur elle pour aborder cette “ ouverture ”. La raison en est double. Tout d’abord c’est une tradition que nous connaissons assez bien. Ensuite, c’est une tradition très directe, très “ terre à terre ”, visant à voir les “ choses telles qu’elles sont ”. Il ne s’agit pas de rêver à un monde meilleur, d’améliorer le monde dans lequel nous vivons, mais tout simplement de nous ouvrir au monde tel qu’il est, en commençant par reconnaître la réalité de la souffrance. Il semble que cette approche soit un bon antidote à nos démarches habi­tuelles très prométhéennes. Mais ce n’est pas la seule. Elle apporte juste un éclairage possible (voir par ex. Panikkar, 1996), per­mettant de retrouver la voie vers l’ouvertures dans les dynamiques existentielles.

Dynamique de l’ego / Dynamique du Droit

Nous ne pourrons pas exposer ici de ma­nière détaillée les enseignements bouddhistes. Nous nous contenterons de partager quelques enseignements fonda­mentaux de la “ psychologie bouddhiste ” relative au développement de l’ego. Ces derniers nous permettront d’éclairer les notions d’“ ouverture ”, d’“  espace ”, de paix. En les rapportant à notre façon d’aborder le “ droit ” ils permettront de mettre en perspective la pratique dialogale du droit et les quelques jalons pour des cultures de la paix que nous proposerons ensuite.

Le lecteur s’apercevra de prime abord, que l’une des problématiques fondamentales dans l’approche bouddhiste du développe­ment de l’ego est le rapport entre l’“ espace ” et la “ forme”, et d’une cer­taine manière de la “ mise en forme de l’espace ”, ce qui pose aussi le problème de l’Espace pouvant exister au sein de la Forme. Cette réflexion nous renvoie ainsi à notre problématique juridique quand nous voulons aborder la problématique de la paix. En effet, comme nous l’avons déjà annoncé et comme nous continuerons à le développer, la paix est fondamentalement liée à l’espace, à l’ouverture. Or le droit pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu à propos de la codification c’est “ mettre en forme et mettre des formes ” (1986a : 41) et l’autorité juridique est la “ forme par excellence de la violence sym­bolique légitime dont le monopole appartient à l’État et qui peut s’assortir de l’exercice de la force physique. ” (1986b : 3). Dans cette perspective, l’essence du droit (du moins tel que nous l’entendons en Occident) apparaît comme violente, comme la tendance à figer, à réifier l’espace, à lui imposer un cadre de lecture et une forme d’être. Au cœur de l’approche anthropolo­gique du droit, entendu comme phénomène juridique, “ ce qui permet la mise en forme et la mise de formes à la reproduction de l’humanité ” pour enrichir la définition de Pierre Bourdieu par une définition em­pruntée à Pierre Legendre, il nous semble que nous trouvions aussi la problématique de la “ liberté et de la limitation ”, “ de la mise en forme et de l’improvisation ”, d’autant plus si nous nous plaçons dans la perspective ludique illustrée par Étienne Le Roy dans son Jeu des lois (1999) dont le centre est justement le “ jeu ”, cet  entre-deux créatif ” également abordé par Michel van de Kerchove et François Ost dans Le droit ou les paradoxes du jeu (1992)[65] .

Nous espérons que ces quelques mises au point permettront au lecteur de s’ouvrir plus facilement à la présentation qui suit - laquelle nous en sommes conscients peut paraître quelque peu déconcertante au pre­mier abord - et de situer sa pertinence dans une approche de la paix dans la perspective d’un anthropologue du droit.

Avant de présenter l’ego dans une perspec­tive bouddhiste, peut-être devrions-nous rappeler que le fondement de la démarche bouddhiste est la pratique de la méditation qui consiste fondamentalement à être là, à s’ouvrir à la situation présente, à faire di­rectement l’expérience de la réalité. Il s’agit donc avant tout d’une démarche expéri­mentale, d’un mode de connaissance expérimental. Et tous les maîtres insistent sur la nécessité de la pratique - une simple étude intellectuelle des enseignements ne saurait nous ouvrir à leur compréhension profonde. “L’étude principale de l’esprit ne peut se faire par la théorie ; il faut recourir à l’expérience pratique de la méditation, observer encore et encore cet esprit afin d’en pénétrer la véritable nature. ” selon Kalou Rinpoché (1993 : 47) et Chögyam Trungpa note que “  “(...) les philosophes se sont souvent fourvoyés en essayant de connaître la vérité sur le mode d’être des choses au lieu d’établir un rapport avec elles sur le plan de la perception. Le résul­tat est qu’ils ont fini par tout théoriser complètement, sans savoir quelle pourrait être l’expérience réelle qu’on a des choses telles qu’elles sont. Si l’on théorise au sujet de l’existence du monde, de sa solidité, de son caractère éternel etc., on se ferme à une grosse tranche de sa propre ex­périence, parce qu’on s’efforce trop de prouver ou d’établir les fondements de sa position philosophique. À tel point, d’ailleurs, qu’on finit par s’intéresser plus aux fondements de sa position qu’à la rela­tion de celle-ci avec la terre. ”(1994 : 154).

Est ainsi affirmée dès le départ l’insuffisance de l’intellect (qui ne signifie nullement son inutilité, au contraire !) pour comprendre et aborder correctement nos situations existentielles.

D’un point de vue bouddhiste, le dévelop­pement de l’ego se fait en cinq stades, et l’ego n’est rien d’autre que l’assemblage de ces cinq stades, des cinq Skandha ou cinq agrégats. Notre esprit a primordialement un caractère spacieux (stade 1). Le terrain fon­damental à partir duquel se développe notre ego est espace, ouverture fondamentale, liberté fondamentale, intelligence primor­diale[66]. “ Nous sommes cet espace, nous sommes un avec lui, avec vidya, l’intelligence et l’ouverture ”” Mais “ Comme c’est spacieux, on a envie de dan­ser [...] nous commençons à tournoyer un peu plus qu’il n’était nécessaire pour ex­primer l’espace. C’est à ce moment que l’on devient conscient de soi, conscient que “ je ” suis en train de danser dans l’espace. Parvenus à ce point, l’espace n’est plus l’espace en tant que tel. Il se solidifie. Au lieu d’être un avec l’espace, nous le res­sentons comme une entité séparée, tangible. C’est la première expérience de dualité [...] ” (Trungpa, 1996 : 130). Il se produit à ce moment la découverte de la Forme, de l’” autre ” (stade 2). Nous découvrons l’espace solide et en oublions l’espace fon­damental. “ Nous l’ignorons complètement, ce qui s’appelle avidya. A signifie 'néga­tion’ et vidya ‘intelligence’, aussi est-ce la ‘non-intelligence’. Parce que cette extrême intelligence s’est transformée en perception de l’espace solide, parce que cette intelli­gence aiguë, précise, lumineuse est devenue statique, on la nomme avidya, ‘igno­rance’.” (Trungpa, 1996 : 131). Ce deuxième stade du développement de l’ego, le stade de la Forme / Ignorance revêt trois aspects : d’abord nous concluons à notre existence séparée provenant de notre ex­périence de la dualité. Puis nous croyons qu’il en a toujours été ainsi, que nous avons toujours existé de façon séparée. Enfin, nous commençons à nous voir comme un objet extérieur, “ ce qui conduit à la notion primaire de l’‘autre’. On commence à en­tretenir une relation avec le soi-disant monde ‘extérieur ’ [...] on commence à créer le monde des formes. ” (Trungpa, 132). Notons que “ ignorance ” ne doit pas être entendu au sens de stupidité, “ [...] l’ignorance est très intelligente, mais c’est une intelligence complètement à sens uni­que. [...] l’on réagit uniquement à ses propres projections au lieu de voir simple­ment ce qui est. Il n’y a aucune situation de laisse- être puisque l’on ignore perpétuel­lement ce que l’on est. ” (Trungpa, 1996 : 132-133).

Se met en place alors un mécanisme de protection de notre ignorance, la Sensation (stade 3). Lorsque quelque chose survient (que nous percevons, ayant perdu notre ouverture fondamentale, comme extérieur à nous-même, de façon essentialisée, comme “ autre ”) nous nous efforçons de sentir s’il s’agit de quelque chose d’agréable, de me­naçant ou de neutre. Et nous nous engageons alors vers la Perception / Impul­sion. “Nous commençons à être fascinés par notre propre création, les couleurs sta­tiques et l’énergie statique. Nous voulons établir une relation avec elles. Aussi com­mençons-nous graduellement à explorer notre création. (...) La sensation transmet son information au centre de contrôle, c’est l’acte de la perception. En fonction de cette information, nous formons des jugements, nous réagissons. ” (Trungpa, 1996 : 133-134). Si les choses perçues nous semblent menaçantes nous voulons les repousser, si elles nous semblent agréables nous voulons les attirer à nous, si elles nous paraissent neutres nous restons indifférents. Ces per­ceptions sont ainsi à l’origine de trois formes d’impulsion : haine, désir et stupidité.

Mais la Perception / Impulsion reste une réaction automatique à une sensation intui­tive. Or “ Pour nous protéger et nous illusionner intégralement, correctement, nous avons besoin de l’intellect, de la ca­pacité de nommer et de catégoriser les objets. ” (Trungpa 1996 : 134). Ainsi le développement suivant de l’ego est le Concept (stade 4). Il nous permet d’étiqueter les choses et les situations, de les ranger dans nos diverses boites conceptuelles comme bonnes, mauvaises, belles, laides, etc. C’est à ce stade que le développement de l’ego commence à sortir d’un simple processus d’action / réaction pour devenir plus sophistiqué et beaucoup plus lourd. “ Nous commençons à faire l’expérience de la spéculation intellec­tuelle, nous nous confirmons et interprétons en nous plaçant dans des situations logi­ques ou interprétables. La nature fondamentale de l’intellect est tout à fait logique. [...] il aura tendance à travailler en vue d’établir des conditions positives : en vue de valider notre expérience, d’interpréter la faiblesse en termes de force, de fabriquer une logique sécurisante, en un mot, de confirmer notre ignorance. ” (Trungpa, 1996 : 134-135).

Suit alors le cinquième et dernier stade du développement de l’ego, la Conscience. Celui-ci ne nous intéressera pas aussi di­rectement dans la suite de nos développements et nous le présentons ici avant tout par souci de précision. À ce stade s’amalgament l’intelligence intuitive du second stade, l’énergie du troisième et l’intellectualisation du quatrième donnant ainsi naissance aux pensées et aux émo­tions. Le modèle mental devient irrégulier et imprévisible. Il est marqué par les “ Six Mondes ” ou six états psychologiques qui marquent nos expériences quotidiennes : le Monde de l’Enfer claustrophobique et agressif, le Monde des Fantômes Affamés caractérisé par une faim insatiable pour des choses qu’on ne peut pas obtenir, le Monde Animal caractérisé par la stupidité, le Monde Humain de la passion discrimi­nante, le Monde des Dieux Jaloux de la compétition et de l’insécurité et enfin le Monde des Dieux caractérisé par l’autoabsorption. Ces six Mondes consti­tuent dans la tradition bouddhiste le cercle du samsara, la réaction en chaîne karmique de la fixation dualiste. Tant que nous n’avons pas tranché à sa racine l’ignorance, que nous ne nous sommes pas débarrassés des trois poisons que sont la Haine, le Désir et l’Ignorance nous sommes condamnés à rester emprisonnés dans ce cycle (illustré par la Roue de la Vie en annexe). Notons que l’” éveil ” dans le sens bouddhiste consiste en une redécouverte de notre na­ture fondamentale ouverte, spacieuse et intelligente (stade 1) qui est toujours présente. Il s’agit donc avant tout d’une dissipation de notre ignorance par la redé­couverte du “ terrain fondamental ” et non pas de surajouter une expérience de plus à notre ego.

Cette présentation nous paraît intéressante dans une perspective d’anthropologue du droit, pour qui les enjeux juridiques sont “ ceux qu’une société tient pour vitaux dans la reproduction individuelle et collective ” (Le Roy, 1999 : 159 ss). En effet, nous pouvons la voir comme une parabole pour notre “ entrée en contact juridique ” avec la réalité. Fondamentalement nous vivons (premier stade). Mais pour pouvoir vivre dans notre environnement physique, social, intellectuel, pour nous permettre de nous reproduire individuellement et collective­ment nous sommes amenés à poser des limites, des règles (stade 2). Celles-ci ont pour but de valoriser ce qui nous est im­portant (ce qui nous séduit) et d’éviter ce que nous considérons comme menaçant. Dans les domaines qui nous sont indif­férents notre “ droit ” restera “ stupide ” dans le sens qu’il ne se sera pas intéressé à la question et l’ignorera donc (stade 3). Suit tout un travail d’intellectualisation et de conceptualisation (stade 4) qui dans le ca­dre occidental (et plus spécialement continental-européen) a abouti à la mise en place de “ systèmes juridiques ”, d’une lecture “ systémique ” et essentialisée du droit, et au-delà, d’une “ lecture déformée ” de la réalité sociale à travers le prisme juri­dique-systémique, (pour faire allusion à un article célèbre de Boaventura de Sousa Santos paru en 1988). Enfin (stade 5), nous retrouvons-nous en tant que juristes qui croyons à nos fabrications, qui les avons matérialisées et essentialisées, dans une situation de “ paranoïa inconsciente ” qui nous pousse à nous maintenir et à maintenir notre création face aux situations de la vie qui se présentent à nous. Nous sommes ainsi incapables de penser autrement les défis qui se posent à nous. Nous nous condamnons à développer ce qui existe déjà, à étendre et à complexifier de plus en plus notre système jusqu’à ce qu’il en de­vienne insupportable et que nous prenions conscience de son inefficacité et de la nécessité de le repenser - voir de repenser fondamentalement nos questionnements. Pour faire le lien avec la théorie juridique : on se trouve donc, après les illusions de la modernité confronté au défi postmoderne, voir “ transmoderne ” pour emprunter le terme d’Étienne Le Roy que nous préférons et sous le signe duquel nous avons placé notre contribution (Arnaud 1990, de Sousa Santos 1995, Le Roy 1999). Ce défi peut faire peur. Mais nous ne semblons pas tel­lement avoir le choix. Il nous faudra le relever. Et pour ce faire, il nous semble important d’arrêter de nous précipiter. De lâcher prise. De nous asseoir et de nous ouvrir.

Ouverture à l’Écoute et à une approche dialogale du Droit

Nous voilà arrivé à notre situation d’anthropologue du droit : le propre de sa démarche n’est-il pas de s’immerger dans une situation et de s’ouvrir à elle, de jouer le jeu consistant à être à nouveau un enfant qui doit apprendre les processus de sociali­sation du milieu qui l’entoure ? Si en général les démarches juridiques partent du point de vue du droit, du système juridique, l’anthropologue du droit au contraire - sans ignorer ce point de vue - part du point de vue des acteurs, du point de vue de la so­ciété, voire de l’universitas. Il nous semble, en effet, que la notion de “ société ” peut être piégeante car trop imprégnée d’une vision contractuelle (contrat social), insti­tutionalisante voire “ étatique ” de notre “ vivre ensemble”. Elle biaise nos appro­ches de “sociétés” différentes qui ne partagent pas notre matrice culturelle. De plus elle fausse la vision que nous avons de notre “ société ” même, puisque nous ac­ceptons le prisme de la societas comme une réalité objective, et en oublions que c’est une vision du monde. Ainsi semble-t-il préférable de suivre Louis Dumont (1991 : 98, 99) et de privilégier des approches en termes d’universitas  : Societas (...) évo­que un contrat par lequel les individus composants se sont ‘associés’ en une so­ciété. (...) Cette façon de penser (...) considère la société comme consistant en individus, des individus qui sont premiers par rapport aux groupes ou relations qu’ils constituent ou ‘produisent’ entre eux plus ou moins volontairement. (...) universitas, ‘tout’, conviendrait bien mieux que ‘so­ciété’ à la vue opposée (...) selon laquelle la société avec ses institutions, valeurs, concepts, langue, est sociologiquement première par rapport à ses membres particuliers (...)”

Par rapport à notre anthropologie du droit, cette approche implique de rompre avec des approches du “ phénomène juridique ” qui se réfèrent plus ou moins implicitement au modèle de la societas et qui nous le font percevoir avant tout comme un ensemble de règles générales et impersonnelles s’appliquant de manière uniforme à des individus. Il s’agit de s’émanciper de cette lecture réductrice en s’ouvrant au “ phénomène juridique ” tel qu’il apparaît lorsque abordé à travers les prismes de l’universitas. C’est la démarche qu’a suivi implicitement d’abord, explicitement plus récemment (Le Roy, 1999 : 384 ss), Étienne Le Roy en proposant la théorie du “ multijuridisme ” et d’un droit tripode (Le Roy, 1998, 1999 : 189 ss). Sa démarche anthropologique et interculturelle l’a mené à considérer qu’on ne pouvait réduire le phénomène juridique aux normes généra­les et impersonnelles que nous valorisons dans notre tradition et qui expriment un ordre imposé. D’autres “ sociétés ”  valorisent d’autres approches : la coutume des droits traditionnels africains par exem­ple est fondée sur des modèles de conduite et de comportement et relève de l’ordre négocié. La tradition confucéenne marquée par l’autodiscipline et le respect des rites (li) valorise les systèmes de dispositions durables ou habitus, relevant de l’ordre accepté. De plus, si différentes traditions culturelles valorisent différemment ces di­vers “ pieds ” du Droit et les articulent de manière originale, ces trois pieds sont néanmoins présents dans toutes les tradi­tions et semblent constituer les fondements du “ phénomène juridique ”.

Cette lecture multijuridique du Droit, qui pourra certes encore être affinée, nous sem­ble fondamentalement dialogale, dans le sens que donne à ce terme Raimon Panikkar (1984a), et s’émancipe ainsi du cadre dialectique réducteur dans lequel nous restons d’habitude emprisonnés. Nous pouvons poser de manière simplifiée que l’approche du phénomène juridique à tra­vers le prisme de societas révèle fondamentalement une vision du monde dialectique, alors qu’à travers le prisme de l’universitas nous entrons dans une démarche dialogale.

En suivant Raimon Panikkar[67], l’approche dialectique de la réalité est caractérisée par le sentiment que cette dernière est entière­ment épuisable par les lumières de la raison : nous pouvons la connaître entièrement et de façon objective. Cette vision est donc imprégnée par notre foi en la toute puis­sance et l’universalité de la raison, d’où découle la croyance en l’universalité de nos concepts qui organisent la réalité et en der­nière analyse la croyance que la réalité se réduit aux conceptions que nous nous en faisons. Cette approche dialectique impli­que aussi une notion de maîtrise absolue du réel par la manipulation de concepts[68]  et voit le pluralisme plutôt comme problème conceptuel à surmonter à travers la recher­che de synthèses plutôt que de le voir comme une qualité fondamentale du réel où les choses sont ce qu’elles sont et ne le sont que dans leur interdépendance mutuelle. Nous n’acceptons pas la part irréductible de “ mystère ” dans nos vies et ne tenons pas compte du fait que fait partie de la “ réalité objective ” les différents sujets que nous sommes. Or, on ne pourra jamais réduire les sujets à de simples objets de connais­sance. D’où l’importance pour se faire une vue plus complète de la réalité, d’écouter les témoignages que portent les autres sur elle et de s’engager dans un dialogue dialo­gal avec eux, qui plutôt que dialogue sur un objet est dialogue entre sujets visant à leur dévoilement mutuel, et à une décou­verte/transformation de soi par la découverte/transformation de l’autre. L’approche dialogale nous ouvre ainsi à une autre dimension de la réalité : outre le domaine du logos il y a aussi le domaine du mythos[69] . Comme le note Robert Vachon (1995c : 7) en citant Raimon Panikkar, “ La vie est plus que signification (sens) (...) L’approche conceptuelle doit avoir sa place, mais ni la primauté, ni le monopole. (...) La conscience mythique est antérieure à la conscience logique. Nous n’avons pas seulement les yeux de l’intelligence pour voir, mais aussi les oreilles du cœur pour sentir, pour entendre l’impensable. ” [70]

Il nous semble que ces enseignements sont de première importance lorsqu’on réfléchit au Droit (phénomène juridique) en relation avec la problématique de la Paix. Il semble, en effet, que dans le cadre de la reconstruc­tion de sociétés ayant vécues des guerres, voir des génocides, la focalisation sur l’unique “ droit officiel ” qu’il soit national ou international, est non seulement insuffi­sante mais peut se révéler dans une certaine mesure contre-productive. Comme nous le notions avec Sara Liwerant dans un travail sur le droit international confronté aux cri­mes contre l’humanité et génocides (1999c) ces expériences nous confrontent à l’indicible et à l’impensable. Même en tant que scientifiques écrivant sur ce sujet nous nous sentions bloqués, confrontés à une impossibilité de dire, d’écrire. Il nous sem­ble important de le noter, car trop souvent lors de colloques ou de séminaires, on a tendance à éluder cet aspect de l’indicible et de l’impensable - où si on l’aborde c’est justement pour en parler, pour le concep­tualiser. Or si ce travail de parole et de conceptualisation est primordial, il semble cependant nécessaire de ne jamais perdre de vue cette dimension et l’expérience qu’on a pu en faire. En ce qui concerne plus spéci­fiquement le traitement juridique des génocides et crimes contre l’humanité nous notions (p 6) que :

“La règle pénale se présente et est reçue comme une réflexion sur l’essence de la logique génocidaire, alors qu’elle ne per­met pas le passage entre l’impensable au pensé. Ainsi le travail de qualification ef­fectué aujourd’hui par les juristes des T.P.I. continue à faire obstacle à une inter­rogation sur l’essence des génocides car le droit se limite à nommer en désignant une qualification juridique. Ceci revient à su­perposer une mise en forme à une réalité ainsi redéfinie, éludant toutes les autres possibilités d’interrogation. Une redéfini­tion de la réalité par l’imposition d’un ordre symbolique n’équivaut pas à sa no­mination au sens symbolique. Il reste que la force de cette seule mise en forme permet l’illusion d’une résolution. C’est en ce sens que l’on peut dire que le droit, forme par excellence de la violence symbolique, ne traduit pas une symbolisation mais pro­longe l’impensé par la non-confrontation à l’impensable. ”

Il paraît donc important d’adopter une démarche plus humble face à la réalité de la souffrance humaine. Ce ne sont pas les ju­gements des génocidaires et criminels de guerre qui permettront de reconstruire un lien social même s’ils peuvent y contribuer. Surtout si la justice est perçue comme ext­érieure et que les populations concernées s’en sentent dépossédées[71] . Il faut prendre au sérieux les conceptions de justice et du droit de ces populations autant en ce qui concerne leur prise en charge de leur passé que leur invention d’un futur partagé. Ainsi nous apparaît-il comme primordial dans un cadre africain par exemple d’ouvrir la conception occidentale du droit, reflété tout aussi bien dans le droit international que dans le droit des États africains, à un dialo­gue avec les conceptions endogènes valorisant davantage les ordres négocié et accepté que l’ordre imposé (Le Roy, 1999 : 202). Ainsi reprenions-nous dans le cadre rwandais six principes de politique judi­ciaire basés sur des conceptions endogènes de la Justice pour contribuer à une pacifi­cation de la société rwandaise qui avaient été proposés par Étienne Le Roy dans un rapport pour le Centre International pour les Droits de la Personne et le Développe­ment Démocratique de Montréal (1996) :

“ (1) de centrer la démarche de pacifica­tion sur l’oralisation de la réalité du génocide et non sur la poursuite judiciaire des génocidaires, (2) de valoriser les rap­ports socio-juridiques basés sur des valeurs de partage au sein du groupe qui a vu naître le différend, (3) de s’atteler à remet­tre en pratique le principe traditionnel de complémentarité des différences pour pou­voir repenser une complémentarité entre Hutu et Tutsi, (4) de redonner place au pluralisme en reconnaissant le pluralisme de l’être humain (son inscription multiple dans des réseaux différents) et en réintro­duisant celui du pouvoir, (5) de restituer aux groupes leurs Droits afin qu’ils puis­sent dégager les modèles de conduite et de comportement qui font sens pour eux et enfin (6) de toujours préférer initialement à une solution importée de l’extérieur une solution émergeant de la confrontation et de la négociation internes au groupe. ”” (Eberhard, Liwerant, 1999c : 13)

Nous ne pourrons pas dans le cadre de cet article mener beaucoup plus loin cette réflexion, mais nous aimerions insister sur l’importance dans le contexte africain en vue de la pacification des sociétés de s’engager dans un véritable dialogue entre le droit idéaliste occidental et la “ juridiction de la parole ” que constitue la palabre africaine (voir Bidima 1997). Peut-être ce dialogue pourrait-il contribuer à une refondation de l’Etat de Droit en Afrique (Le Roy, 1997), garant de Paix[72]  ? En outre il nous semble primordial, comme nous le notions déjà dans l’article précité coécrit avec Sara Liwerant (1999c), d’étendre l’exigence dialogale plus largement à nos conceptions du Droit, même dans des contextes pouvant sembler plus “ monoculturels”. En effet, si le détour par l’Afrique a permis de révéler quelques inadéquations du droit occidental en vue de contribuer à la pacification des sociétés africaines, cette inadéquation existe aussi dans des cadres occidentaux, comme le montre l’expérience du Tribunal Pénal In­ternational pour l’Ex-Yougoslavie. Nous devons tirer tous les enseignements de la théorie du multijuridisme et accepter qu’en Europe aussi, la reproduction sociale repose - je préférerais dire “ marche ” - sur trois pieds. Spécialement dans des cas de déchi­rures de sociétés nécessitant la renégociation d’un nouveau “ projet de société ” partagé, il semble important de ne pas négliger - voir dévaloriser - l’ordre négocié et de veiller à la mise en place de forums où tous puissent s’exprimer.

Que ce soit en vue de contribuer à la cica­trisation des violences et à la reconstruction du lien social dans des sociétés trauma­tisées par les guerres et les menaces d’éclatement ou plus généralement pour repenser les fondements pour un “ vivre ensemble ” plus harmonieux (que ce soit à des échelles plus “ locales ” ou plus “ globales ”) il nous semble que nous pou­vons considérer que ce sont l’écoute, l’ouverture à soi-même, aux autres et au monde, et ainsi une attitude dialogale qui sont aux fondements de la Paix. Or, comme nous l’avons noté plus haut, nos approches modernes du Droit semblent fondamenta­lement non-dialogales : il est perçu comme universel, excluant ainsi dès le départ le dialogue avec d’autres conceptions, comme ordre imposé unitariste, fait de normes générales et impersonnelles devant s’appliquer uniformément à tous. Il est dans les mains de spécialistes qui savent - et les citoyens s’en trouvent ainsi dépossédés. Il n’est donc pas fondamentalement ouvert à la négociation et à la prise en compte des acteurs dans “ leurs altérités ”. De plus, il est perçu de manière essentialiste et essen­tialise à son tour les réalités qu’il touche et qui deviennent à son contact juridiques (voir par exemple les théories du droit comme système autopoiétique). À son contact, les identités se figent, leur négo­ciation permanente devient impossible et par là l’invention ensemble d’un futur par­tagé dans la complémentarité de nos différences devient difficile[73]. Ces consta­tations m’ont mené dans une réflexion plus large sur les Droits de l’Homme dans un contexte de globalisation qui ne soit pas uniquement occidentalisation, à les appro­cher comme une tradition de Paix devant entrer en dialogue avec les autres traditions de Paix de notre monde. Ceci m’a mené à proposer de compléter une approche en termes d’universalité par une approche en termes de pluriversalité, ancrée dans un paradigme pluraliste valorisant la com­plémentarité des différences, le dialogue et la négociation et qui est inspiré du modèle communautaire caractéristique des sociétés traditionnelles africaines (Eberhard, 1999e). Repenser ainsi nos Droits comme voies de Paix qui doivent s’enrichir dans leur dialo­gue mutuel et non plus comme “ les solutions qui s’imposent ” nous mène ainsi à travers un désarmement culturel à nous ouvrir aux “ cultures de la Paix ”.

Vers des “ cultures de la Paix ” ?

Revenons pour introduire cette dernière partie à une perspective bouddhiste sur la question de la Paix :

“ L’amour, ou la compassion, le sentier ouvert, sont impliqués dans ‘ce qui est’. Pour développer l’amour - l’amour univer­sel, l’amour cosmique, appelons-le comme nous voulons - il nous faut accepter l’ensemble de la situation de la vie telle qu’elle est, le lumineux et l’obscur, le bien et le mal. Il faut s’ouvrir à la vie, commu­niquer avec elle. Peut-être lutte-t-on pour développer, pour accomplir la paix et l’amour : ‘Nous réussirons, nous dépense­rons des milliers de dollars pour répandre partout la doctrine de l’amour, nous allons proclamer l’amour.’ D’accord, proclamez, dépensez votre argent, mais qu’en est-il de la fébrilité et de l’agression qui sous-ten­dent vos actes ? Pourquoi voulez-vous nous forcer à accepter votre amour ? Pourquoi y mêler tant de force et de précipitation ? Si votre amour circule à la même vitesse et avec le même élan que la haine des autres, quelque chose ne va pas. Cela se ressemble comme deux gouttes d’eau. Tant d’ambition est impliquée dans le prosélytisme. Ce n’est pas là une situation ouverte, une communi­cation avec les choses telles qu’elles sont. Le sens ultime des mots ‘paix sur la terre’ consiste à supprimer conjointement les no­tions de guerre et de paix, et à nous ouvrir intégralement et complètement aux aspects négatifs et positifs du monde. (...)

L’action du boddhisattva[74]  ressemble à un clair de lune qui se répand sur une centaine de bols emplis d’eau, de telle sorte qu’il y a une centaine de lunes, une dans chaque bol. La lune, ni personne, ne cherche à illumi­ner les bols. Mais pour une raison mystérieuse, il y a cent reflets de la lune dans les cent bols. L’ouverture requiert ce type de foi absolue et de confiance en soi. La situation ouverte de la compassion tra­vaille ainsi, plutôt que d’essayer délibérément de créer une centaine de lu­nes, une dans chaque bol. (...) Le bodhisattva agit, spontanément, c’est la voie ouverte, la communication ouverte n’implique aucune précipitation, aucun combat ” (Trungpa, 1996 : 107-109).

L’UNESCO a proclamé l’an 2000 Année internationale de la culture de la paix. Dans la dernière partie de cette contribution, nous aimerions poser quelques jalons pour une possible émergence de cultures de la Paix (que nous préférons mettre au pluriel) en bâtissant sur les enseignements du bouddhisme et de l’anthropologie juridique exposés ci-dessus. Comme nous le notions dans un article mettant à jour l’exigence du pluralisme et du dialogisme dans le cadre d’une réflexion sur les droits de l’homme dans une perspective interculturelle, il sem­ble primordial de nous émanciper du prisme juridique occidental pour aborder aujourd’hui les questions liées à notre “ vivre ensemble ”, que ce soit par rapport à nos rapports avec les autres, la nature, les générations futures, la paix, la vie, le “ divin ” (Eberhard, 1999b : 276). Tant que nous continuerons à uniquement raisonner en termes de “ droit à ” (à l’identité, à la paix ...) ou de “ droits de ” (des minorités, des générations futures...), ou plus large­ment tant que nous nous bornerons à aborder nos problèmes existentiels (notre reproduction, la violence, la liberté, la paix...) uniquement à travers le prisme juri­dique occidental, nous resterons fermés à des parts importantes de notre expérience humaine. Nous sommes d’accord avec Raimon Panikkar (1984b : 3) quand il note qu’“Il n’est pas de culture, de tradition, d’idéologie ou de religion qui puisse au­jourd’hui, ne disons même pas résoudre les problèmes de l’humanité, mais parler pour l’ensemble de celle-ci. Il faut nécessaire­ment qu’interviennent le dialogue et les échanges humains menant à une fécondation mutuelle. ”

Mais si nous sommes convaincus de la nécessité d’une ouverture dialogale (qui est tout d’abord une ouverture à l’écoute) pour pouvoir recevoir ensemble la paix, un cer­tain nombre de préalables nous semblent indispensables et plus particulièrement ce­lui d’un désarmement culturel et de l’acceptation (dans une perspective occi­dentale) de l’idée de transmodernité, d’une traversée de notre modernité. Comme le fait remarquer Robet Vachon (1995b : 39), si toute paix est culturelle, le fait qu’on la réduise à la seule conception culturelle qu’on peut en avoir constitue un obstacle à la paix, et transforme la culture en une arme[75] C’est pourquoi, il propose un double désarmement culturel, horizontal et vertical (Vachon, 1985 : 38-39, 1995b : 40, 41).

Horizontalement, il convient de désabsolu­tiser et de relativiser radicalement nos cultures respectives, tout en reconnaissant qu’elles représentent pour chacun d’entre nous nos points d’ancrage, le point de référence symbolique de nos dialogues (nos topoi) : “ Il faut (...) s’assurer que la ques­tion (...) de la Paix ne soit pas posée, décrite ou définie à partir des catégories, postulats et présupposés (mythes) d’une seule culture, mais à partir des paradigmes de toutes les cultures qui se trouvent en présence.” (Vachon, 1995b : 40). Ceci im­plique de réfléchir à des fondements interculturels de la Paix en ne s’intéressant non seulement à ses diverses dimensions socio-économiques, juridico-politiques et religieuse mais aussi à ses fondements épistémologiques, anthropologiques et cosmologiques telles qu’ils apparaissent à travers les diverses traditions humaines. En relation avec le Droit, ce désarmement ho­rizontal nous invite à aller au-delà d’une simple théorisation interculturelle du Droit pour la compléter par une approche inter­culturelle. En effet, si la théorisation interculturelle du Droit traduit dans la théorie socio-juridique occidentale des enseignements interculturels (voir la théorie du multijuridisme d’Étienne Le Roy), une approche interculturelle va plus loin dans le sens qu’elle accepte au cours du dialogue d’abandonner les cadres de référence occi­dentaux pour accepter d’autres cadres de référence (qui peuvent être plus cosmo- ou théocentrés que l’approche occidentale qui reste très anthropocentrée), voire pour en inventer de nouveaux. Notons que nous ne considérons pas du tout la théorisation et l’approche interculturelles du Droit comme deux démarches opposées mais comme complémentaires (Eberhard, 1999a).

Verticalement, le désarmement culturel consiste “ à libérer la Vie (et donc sa vie) de l’emprise exclusive d’une culture de la Paix ou de l’ensemble des cultures de la Paix, mais en passant par, c’est-à-dire à travers elle(s). (...) La Paix n’est pas sim­plement question de préserver nos cultures traditionnelles, ni de nous ouvrir à la mo­dernité ou à la postmodernité, ou même d’accepter nos différentes façons de vivre, de co-exister dans l’indifférence mutuelle ou dans la tolérance résignée. Elle requiert la rencontre, la compréhension (understan­ding, i.e. standing under), un horizon commun, une vision nouvelle. Mais cela requiert que nous reconnaissions ensemble un centre - un cercle - qui transcende l’intelligence qu’on en a ou peut en avoir, à un moment donné de l’espace et du temps. Bref, pour avoir la paix, on ne saurait par­tir du présupposé qu’on sait ce qu’est la paix. Ni avant, ni pendant, ni après notre démarche de paix. ”  (Vachon 1995b : 40-41)

Mais au moins devons-nous développer une conscience de ce qui ne peut pas être la Paix, ni mener vers la Paix parce que cela bloque notre ouverture aux situations de la vie, et devons-nous chercher à repenser nos Droits à l’aune de cet étalon. Fondamenta­lement, comme le note Raimon Panikkar (1995 : 102-103), malgré tous les obstacles, la voie vers la Paix consiste à vouloir l’emprunter et le désir de Paix équivaut au désir de dialogue qui nous renvoie à une attitude d’écoute, d’ouverture. Et donc conclurons-nous avec Raimon Panikkar : “ Si vis pacem, para teipsum ”  ou alors : “ si nous voulons la Paix, commençons par nous préparer nous-mêmes ”.


 

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De l'impensable du génocide aux impensés du droit*

O. Sara LIWERANT**

Que peuvent signifier les termes “ cultures de la paix ” et quelle peut être la résonance des “ droits de l’homme ” pour les sociétés ayant vécu un génocide ?

L'association légitime de ces trois expressions ne doit pas dissimuler la difficulté de les relier. S'ils sont juxtaposés leur articulation demeure problématique. En effet, les processus par lesquels relier ces termes nécessitent d'éclairer leur signification ainsi que leurs modalités d'application. Cette perspective inscrit une interrogation sur les espaces et les chemins de pensée permettant de réfléchir à un processus de restructuration après un génocide.

La signification des cultures de la paix conduit à mettre en relation la difficulté d'appréhension de la réalité des génocides avec les exigences des cultures de la paix affirmant différentes visions du monde.

Plus encore que les significations des cultures de la paix, il s'agit de réfléchir à la direction par laquelle peuvent s'articuler les dynamiques — implicites et à mettre en œuvre — entre deux notions de nature différente, un concept, la paix, et une expérience, celle du génocide. En d'autres termes, le rapprochement consacré entre “ paix ” et “ génocide ” nécessite de s'interroger sur son sens, c'est-à-dire au-delà de l’interprétation des termes, sur le cheminement permettant d'aborder de telles significations simultanément. Face à l'impensable, que nous reste-t-il de la pensée et comment procéder “ au penser ” ?

Actuellement la paix est envisagée à l'aide du droit, l'instrument juridique étant considéré comme la pierre angulaire de l'instauration de la paix. Ce recours quasi-exclusif au droit interroge le discours du droit sur le génocide. De plus, le droit formalise un rapport à l'altérité qui est au centre des problématiques soulevées par les cultures de la paix et le génocide ; quelles sont alors les modifications de la normativité dans le rapport à l'altérité et ses formes fondées dans le droit ?

Quelques remarques nous permettront d'établir un parcours des espaces de pensées existants et potentiels sur la paix après un génocide (I), vers une réflexion sur le droit qui apparaît comme le seul traitement proposé après un génocide (II).

I - Les cultures de la paix et les ruptures de l'aprÈs

Concevoir ce que recouvre “ la paix ” requiert d'identifier ce vers quoi tendent les aspirations que nous y mettons. Cette exigence de définition répond moins à une préoccupation académique qu'à une compréhension des visées recherchées. S'attacher au sens des cultures de la paix et du génocide implique de dégager les possibilités de penser la paix.

La notion de paix constitue une référence commune et un objectif affiché de la communauté internationale. Ce discours vise à promouvoir la paix et s'accompagne d'une élaboration d'instruments internationaux instituant une justice à vocation universelle. Pourtant l'interprétation de la paix diffère selon la tradition mais aussi selon la finalité recherchée, selon les processus mis en œuvre et selon l'adéquation avec l'analyse de la situation.

Le choix consiste à interroger en amont ce qui est entendu par “ paix ” pour ensuite confronter au génocide les exigences formulées. Quels sont les espaces empruntés pour pouvoir penser la paix, d'une part au travers des approches de son contenu (A) et d'autre part en se confrontant au génocide (B).

A - Concevoir la “ paix ”

L'usage du terme “ paix ” sous-tend l'existence d'un consensus. L'adhésion commune à ce principe, au moins dans les discours de la communauté internationale, semble fonctionner en éludant une interrogation relative au concept.

1 - Une terminologie singulière

La formulation du mot paix suffit à reconnaître d'un commun accord la priorité de cet objectif. Les processus diplomatiques visant à l'arrêt des combats et la volonté d'appliquer un droit international pénal pour sanctionner les exactions commises démontrent que la communauté internationale entend la paix comme un temps d'une société excluant tout massacre, voire tout massacre considéré comme arbitraire, la distinction étant généralement définie par les intérêts économiques.

Cette acceptation de la signification de la paix revient à privilégier les processus de paix au détriment d'une réflexion sur sa signification. Cependant les processus qui restent à mettre en œuvre sont loin de rassembler des conceptions univoques révélant par là, des enracinements culturels. La mise en place d'une justice internationale sous-entend une universalisation des concepts proclamés dont l’application est exigée. Or l'existence de différentes visions du monde exprimant autant de signification de la paix sont rarement recherchées. La mise en place des modalités de processus de paix contribue à renforcer l'absence de questionnement sur ce que signifie la paix.

Ce consensus implicite présuppose des requis constitués généralement par les droits de l’homme, seul contenu clairement identifié et formulé. Ces derniers sont entendus selon une acceptation occidentale qui se confond avec le caractère universel des concepts et de leur application et se superpose à la notion de paix.

Pour autant ce consensus équivoque masque l'absence d'une définition “ positive ”. La “ paix ” est souvent définie en opposition à son contraire la “ guerre ”. Cette définition a contrario associe en miroir une notion générique et des réalités de plus en plus différenciées.

La singularité du terme “ paix ” laisse place peu à peu à “ entente ”, “ accord ”, envisageant ainsi une acceptation réduite de ce concept désignant une technique juridique entérinant l'arrêt des combats. Cette interprétation restrictive de la notion de paix peut refléter la reconnaissance de la complexité toujours illustrée par la récurrence des massacres simultanés aux discours du “ plus jamais ça ”. Substituer le terme “ d’accord ” à celui de “ paix ” a pour effet de réduire les possibilités de penser ce concept. En effet, cette perspective s'oriente autour des modalités de contrôle d'arrêt des passages à l'acte. Si l'urgence de l'interruption des massacres dicte une dissociation des priorités en plusieurs temps, elle se distingue d'une réflexion sur le sens de la paix.

De plus, cette approche cantonne le droit à un rôle de contrôle et de sanction et dissimule sa fonction de socialisation. Cette utilisation restrictive du droit tend à dissocier les normes juridiques du lien social.

En outre, le droit apparaît comme une solution qui peut conduire à une équivalence entre “ paix ” et “ droit ”.

Cette réduction de la conception du droit et l'équivalence entre paix et droit a pour effet de fermer des espaces de pensée.

2 - Guerres et génocides

Si le terme “ paix ” reste singulier[76], la paix demeurant un mystère traduit en une catégorie sui generis, en revanche, le terme de “ guerre ” tend à être remplacé par ceux de “ conflits armés ”, “ conflit ”, voire “ troubles ”. Ces derniers se distinguent de la guerre “ classique ” et progressivement l'expression “ conflits ” tend à devenir la dénomination courante. L'évolution de cette terminologie peut refléter une modification du rapport à la violence et marque une nouvelle dissolution des références et des représentations de la guerre. Ainsi, l'évolution de la terminologie relative aux violences collectives signe une différenciation qui dévoile une complexification des violences collectives contemporaines. Les désignations, selon les périodes historiques et/ou les aires géographiques et culturelles dans lesquelles se déroulent les violences mettent en question la distinction guerre/conflit et nécessitent d'analyser les représentations de la violence dans son rapport à l'altérité.

Envisager les conflits au pluriel, permet d'accéder à certaines énonciations par exemple l'établissement de typologies des différents affrontements. Ces instruments, pour ne citer que les anthropologies du massacre, distinguent les situations des massacres selon des critères distinctifs tels les circonstances, la manière de tuer, la détermination des auteurs, leurs qualités, la désignation des victimes… Ces analyses identifient un certain nombre d'éléments participant au déclenchement des violences collectives, intéressant directement la compréhension de “ l'après ”. Les modèles dégagés par ces typologies peuvent ouvrir vers une perspective de resocialisation redécouvrant un droit qui n'est plus entendu comme un ensemble de textes régissant la sanction mais comme une expression de la normativité. Ces approches permettent d'ouvrir la pensée vers une différenciation des principes de régulation.

Introduire la distinction des registres de l'impensé et de l'impensable permet une autre perspective des violences collectives qu'il s'agisse tant de leur appréhension que de leur traitement. Nous empruntons les définitions à Étienne Le Roy (1999 : 56) “ Un impensé est une catégorie dont les significations ou les connotations ne sont volontairement pas approfondies en raison des difficultés d'énonciation sur le plan de la pratique. Un impensable obéit à des prescriptions beaucoup plus fortes, de l'ordre du tabou ou de l'interdit et son examen d'une grande richesse potentielle, reste soumis à des contraintes idéologiques et pratiques délicates à négocier. 

Pour illustrer notre propos, l'existence de typologies permet d'envisager les guerres et conflits comme des impensés et non plus comme impensables.

Cependant, ces typologies présentent une limite considérable, le génocide correspondant en lui-même à une catégorie de conflit et s'inscrit dans le seul registre de l'impensable.

Ainsi, la paix ne peut être elle-même définie a contrario lorsqu'il s'agit de génocide car encore faut-il pouvoir définir le génocide. Le génocide répond à des éléments caractéristiques définis par le droit. Or, comme nous le verrons, ces éléments ne permettent pas une réflexion sur “ l'après ”, car il s'agit bien plus d'une typologie se fondant sur les effets recherchés par la logique génocidaire alors sanctionnés que de la formulation d'un projet de société. Définir a contrario un phénomène inconcevable peut paraître paradoxal, pourtant il s'agit d'identifier la résurgence de l'impensable.

3 - Le passage vers “ l'après ”

Réduire le concept de “ paix ” à une définition a contrario pose la question du contenant de ce concept au risque de n'accéder qu'aux seuls termes d'opposition. Une telle démarche implique une perspective dialectique, or la paix suppose un concept d'ouverture afin de ne pas être réduit à des correspondances inversées des objectifs définis par la guerre. Une réflexion en termes “ positifs ” doit alors permettre d'ouvrir des espaces de pensée pour sortir, selon l'expression de P. Legendre (1999 : 339), de “ la doctrine de la causalité. ”.

Les difficultés d'une définition a contrario de la paix et pour approcher le génocide dégagent une double réduction des espaces de pensée : d'une part une opposition positif/négatif fondant une dialectique et d'autre part une opposition avant/après ne permettant d'envisager qu'une perspective synchronique.

Une perspective dialectique s'articule autour de la rupture avant/après envisageant une seule lecture synchronique. Dissocier le temps du pendant et le temps de l'après annule les traces du second temps affecté par le premier. Pour autant, cette constatation oblige à se confronter directement à l'impensable de la logique génocidaire. Le génocide nécessite d'intégrer la rupture comme un élément constitutif du lien existant. Par conséquent, il s'agit d'ouvrir une perspective diachronique qui permet alors un renversement de perspective libérant des espaces d'un possible après cette rupture. En d'autres termes quelles sont les logiques qui président dans le temps de l'après et quelles sont les modes qui font encore sens dans un tel lien social ? Les interrogations concernant le “ que faire après ” et le “ comment faire vivre ensemble ” touchent au lien existant et à rétablir. Si la perspective diachronique permet de faire disparaître cette contradiction, il reste qu'elle était le dernier rempart face à l'impensable du génocide.

Ainsi, l'enchaînement des perspectives dialectique et synchronique entrave la pensée et ne permet pas d'envisager le passage entre l'avant et l'après.

La question des “ cultures de la paix ” nécessite de prendre en compte dans le temps de l'après, la rupture opérée par la violence dans le lien social. Or, le traitement “ post-génocidaire ” nécessite une perspective en termes de transition et de passage. Envisager un passage permet de dépasser l'opposition pour considérer l'empreinte de l'extermination. En effet, rétablir une continuité, au sens d'une horizontalité et non d'une verticalité, comme le sous-entend une rupture, permet de produire d'autres perspectives pour envisager l'après génocidaire.

Penser la paix après un génocide semble borné par des limites tenant aux définitions restrictives qui marquent alors l'existence d'impensés. Pour autant, on peut se demander si de telles définitions n'illustrent pas une impossibilité d'énonciation en raison de l'existence d'un impensable. En tout état de cause il reste à s'attacher au génocide que tous s'accordent à reconnaître comme relevant du registre de l'impensable.

B - Se confronter au génocide

À défaut de pouvoir considérer le génocide comme un concept, il faut alors s'interroger sur la signification et les traces de l'expérience du génocide sur le lien social. Considérer la restauration de la paix comme un passage implique d'envisager l'expérience génocidaire du lien social et nous projette dans l'horreur des passages à l'acte, plus exactement à l'horreur de leur incompréhension.

1 - L'indicible du génocide

Le génocide est généralement présenté comme un “ inimaginable ” décrit par des récits qualifiés d'indicibles. Ces violences se caractérisent par une impossibilité de dire, dont on occulte souvent la capacité d'entendre.

On peut discerner actuellement la construction d'un discours que l'on pourrait désigner de “ discours de l'indicible ”. En effet, on assiste à une association du qualificatif “ indicible ” aux récits des survivants. Si nombre d'entre eux ne peuvent pas, ou n'ont pas pu utiliser le langage, en revanche beaucoup d'autres ont, ou avaient, une parole. On remarque d'ailleurs selon les périodes historiques et/ou les aires culturelles des différences dans la potentialité d'un témoignage[77].

Si la parole est parfois interdite (sans aucune possibilité d'être reçue) ou taboue (en raison d'un équilibre de survie), on constate un appel croissant aux récits auquel le droit n'échappe pas. Ce mode employé pour établir la “ vérité ”, parfois même pendant la période des exactions révèle les logiques présidant au processus de collecte des preuves du procès pénal. On peut citer à titre d'exemple, l'effort effectué pour recueillir les témoignages des victimes en ex-Yougoslavie ou au Kosovo en vue d'un futur procès des auteurs et de la qualification des infractions.

Toutefois aujourd'hui, alors même que des paroles sont libérées celles-ci sont nommées comme “ indicible ”. Ce terme général paraît désigner bien plus la logique génocidaire que la singularité des violences infligées. On assiste alors à une désignation inversée de ce qui est considéré comme “ indicible ”. En effet, l'indicible semble signifier non pas tant l'impossibilité de dire les violences subies que l'impossibilité d'entendre ou de se représenter les horreurs narrées. L'adjectif “ indicible ” employé au singulier semble devenir un nom invariable, voire un adverbe. L'utilisation du terme “ indicible” pour qualifier les récits des survivants signale moins une limite du dicible qu'une limite de l'audible, ou plus exactement de ce qui peut être perceptible. On peut alors établir une confusion entre indicible et irreprésentable.

La dénomination d’“ inimaginable ”, d’“ inénarrable ”, “ d'irracontable ”, d’“ indicible ” est pourtant toujours quotidienne, accompagnant bien souvent les velléités des partisans de la prévention. Cette classification de récits “ indicibles ” revient à établir des catégories transformant la condition des sujets en un statut “ intangible ”. L'impensable de l'horreur reste alors impensé et a pour fonction de représenter l'interdit ; mais si l'on reprend l'interprétation de P. Legendre (1999), ce phénomène illustre un signe de cette “ civilisation bouchère ”. Envisager l'impensable implique de ne pas catégoriser l'expérience de l'extrême et nécessite de distinguer l'interdit et le tabou des difficultés d'énonciation.

2 - Les passages à l'acte

Cette confusion entre indicible et irreprésentable nous confronte directement au registre de l'impensable. L'effroi engendré par la réalisation de l’“ inimaginable ” nous confronte à la négation de l'appartenance à “ l'espèce humaine ” (Antelme, 1957) qu'il est impossible d'éluder si l'on veut s'attacher au traitement du lien social d'une société ayant vécue un génocide.

À quoi nous renvoient les passages à l'acte qui bloquent notre pensée et comment trouver l'articulation entre l'impensable des passages à l'acte et le pensé d'un processus de restructuration ? C'est à ce titre que les passages à l'acte constituent une dimension de l'impensable.

Pour la réalisation de tout génocide, un discours est nécessaire pour soutenir et permettre la réalisation de meurtres dans la durée. La principale spécificité de la logique génocidaire consiste à produire une inversion du double interdit du meurtre et de l'inceste. Ce discours génocidaire permet d'instituer la loi ainsi falsifiée. Une caractéristique du génocide, participant de la construction du discours de l'impensable, consiste en la destruction du voisin qui devient le destinataire des violences. Quelles sont les représentations collectives de l'altérité cristallisées dans les passages à l'acte, permettant de déclencher des mécanismes dans l'économie psychique des individus devenant alors le réceptacle du discours génocidaire ? La logique génocidaire institue un hors-statut des populations visées, opposé par le bourreau à la seule reconnaissance de l'existence de son propre statut. En outre, on peut s'interroger sur la fonction du langage utilisé dans ce discours pour destituer le statut de l'Autre dans les représentations collectives. Ceci implique une certaine fonction du pouvoir pour les sujets dans le processus de réception du discours génocidaire. Pour rendre possible le passage à l'acte, on observe une déshumanisation de l'autre, où le sujet se réduit à la matérialité de son corps biologique. Le corps alors réifié, devient le nouveau territoire. La mise en scène de la cruauté devient une justification du meurtre et constitue la matérialisation de la négation de l'appartenance à l'espèce humaine. La seule reconnaissance du “ vivant ”, mettant en cause le rapport entre “ biologique ” et “ symbolique ”, permet de perpétuer les meurtres.

Par ailleurs, la forclusion du double interdit de l'inceste et du meurtre, prescrit par le discours génocidaire et réalisé par des individus, ne peut que nous projeter dans l'impensable. On peut s'interroger alors sur le rapport entre la fonction du crime et la question de l'origine dans le discours génocidaire ainsi que sur la fonction de séparation prescrite par l'interdit de l'inceste et du crime.

Ainsi, considérer les cultures de la paix après un génocide suppose un questionnement sur le processus de négation de l'appartenance à l'espèce humaine. En effet, afin de déterminer les processus possibles de réinscription dans une communauté, il est nécessaire de s'attacher à l'expérience du lien social. C'est pourquoi, nous considérons le discours génocidaire, le passage à l'acte et le traitement de ces situations comme les termes d'une même problématique qui soulève un rapport à l'altérité.

II - Un impensable encadrÉ par le droit

Le droit est présenté comme l'instrument permettant le lien entre la paix et le génocide.

Il constitue une figure centrale des modes sociaux de nomination de la violence. À ce titre, il apparaît comme l'instrument privilégié du traitement des génocides, bénéficiant ainsi de la légitimité de penser ces phénomènes de violence. Le recours toujours croissant au droit et la primauté du discours juridique pose la question de savoir comment nommer ce qui relève de l'impensable. En effet, le droit est présenté comme une réponse à des phénomènes, alors qu'il encadre un impensable.

L'encadrement de cet impensable nous interroge quant au recours au droit (A) et à la lecture par le droit de l'impensable (B).

A - Le droit, instrument de nomination des génocides

Le droit peut apparaître comme un instrument offrant une possibilité de nommer symboliquement là où la logique génocidaire visait à effacer toute inscription — symbolique — du présent, de l'avenir et du passé. Le droit est aussi l'expression d'un projet de société et une expression d'une normativité fondant un rapport à l'altérité selon une certaine vision du monde. Le recours au droit peut être considéré comme une exigence centrale de nommer afin de barrer, et non pas de suspendre le projet génocidaire et le déni constitutif des logiques génocidaires.

1 - Face à l'impensable, le recours au droit

Le droit constitue actuellement le mode d'accès à la pensée des situations post-génocidaire. Dans la perspective de “ l'après ”, seul le droit apparaît comme le discours se confrontant à l'impensable des génocides[78]. Les exigences des réconciliations nationales après un génocide passent par le droit dont le rôle le plus spectaculaire consiste à lutter contre l'impunité et à déterminer une sanction. Plus encore, le droit est présenté comme synonyme de la lutte contre l'impunité et constitue la seule réponse proposée et envisagée. Le droit constitue une exigence irréductible des processus de pacification. Ainsi, le traitement actuel proposé passe par le prisme incontournable du droit lequel devient ainsi la base de tout processus de réinscription dans une communauté.

La création du Tribunal Pénal International pour l'ex-Yougoslavie en 1993 (TPIY), du Tribunal Pénal International pour le Rwanda en 1994 (TPIR), les efforts d'instauration de la future Cour Pénale Internationale (CPI) et l'affirmation du droit international pénal illustrent d'une part, le monopole du droit et d'autre part, la réduction de la reconstruction du lien social à l'application du droit international pénal en cours d'élaboration.

Le discours des juristes a non seulement une prétention explicative, mais il est reçu comme tel. Les appels à la justice internationale témoignent de la primauté du rôle du droit alors même que les dysfonctionnements des juridictions pénales internationales sont largement soulignés.

Néanmoins, le droit est face à un impensable qui par définition ne peut être traduit. Ce paradoxe d'un discours et d'une pratique encadrant un impensable remet en question la nature du lien établi par le droit.

Le discours du droit a d'autant plus d'impact qu’il constitue la forme par excellence de la violence symbolique. C'est pourquoi nous pouvons qualifier le droit comme un discours de vérité. En le considérant comme le seul mode de traitement des génocides, excluant alors d'autres systèmes alternatifs de traitement, le droit induit certaines conséquences. La lecture du génocide par le droit dévoile un double enjeu. D'une part le droit constitue le seul mode d'accès au processus de nomination, d'autre part, la “ vérité ” intrinsèque de la lecture du droit se transmet dans ce qu'il nomme. L'interprétation d'un impensable est paradoxale et peut produire différents effets. L'analyse par le droit du génocide peut produire soit une rupture avec la logique génocidaire, soit une inefficience, soit une réparation, ou encore une prolongation de la logique génocidaire.

De plus, il faut aussi considérer la réception du discours du droit par les populations concernées. La lecture du génocide par le droit peut faire sens en elle-même ou être réinterprétée à la lumière d'une autre vision du meurtre ainsi que de sa régulation. La transmission de l'analyse du génocide peut s'avérer en inadéquation avec la vision du monde de ceux à qui le droit est destiné.

À la lecture du génocide par le droit comme un lien établi entre le génocide et la paix, s'ajoute les logiques de régulations exprimées par le droit. Sa fonction de lien nécessite de déterminer son rôle dans le rétablissement du lien entre les sujets d'une société, dans “ le faire vivre ensemble ”. En d'autres termes, si nous reprenons les définitions du droit de P. Bourdieu (1986 : 41) et de P. Legendre (1999), que nous révèle cette fonction de “ mise en forme et mettre des formes ” “ pour nouer le social, le biologique et l'inconscient ”?

Le droit consistant à mettre des formes et à mettre en forme, cette opération d'encadrement des génocides contient implicitement une cosmogonie particulière. Ainsi, le mode de lutte contre l'impunité constitue l'expression d'un projet de société. Comment le droit, appliqué par les juridictions internationales, reflet des concepts occidentaux, exprime-t-il une vision du monde ?

2 - La réponse occidentale du droit

Les processus de restructuration de ces sociétés font appel majoritairement au droit et plus précisément au droit international qui exprime une acception occidentale du droit, reconnue de portée universelle.

La création des juridictions pénales internationales fonde une universalisation de la justice devenue internationale. Aujourd'hui, le projet de la Cour Pénale Internationale s'inscrivant dans la continuité de l'activité des Tribunaux Pénaux Internationaux, vise à établir la compétence de cette juridiction pour toutes les violences susceptibles d'être qualifiées d'infraction internationale. Si le droit prétend à la neutralité, il est l'expression d'un projet de société fondé sur ses logiques propres ce qui pose la question de l'adéquation avec le contexte culturel dans lequel il est introduit mais aussi de l'interprétation du droit appliqué. C'est pourquoi, il s'agit de distinguer les logiques qui fondent le droit, en rappelant très sommairement quelques repères historiques illustrant l'enracinement culturel du droit international pénal appliqué par les juridictions pénales internationales existantes.

La construction du droit international pénal émerge au XXe siècle en “ réponse ” aux deux guerres mondiales en se fondant sur le principe de la responsabilité pénale issue de la tradition des Lumières. En 1945 les principes du droit de Nuremberg sont élaborés puis appliqués par les deux Tribunaux Militaires Internationaux de Nuremberg et de Tokyo et repris par les statuts et la jurisprudence des Tribunaux Pénaux Internationaux. Aujourd'hui ils constituent toujours la seule référence.

La réponse juridique internationale face aux génocides est élaborée à travers les prismes d’“ individu ”, de “ responsabilité ”, de “ peine ” et d’“ État ”. Ces notions sont spécifiques au lieu culturel dans lequel elles s’enracinent.

Cette place accordée au droit exclut tout autre modalité de régulation sociale. L'hypothèse d'autres pratiques ne peuvent qu'être éventuelles et complémentaires, ce qui ne permet pas d'envisager d'autres visions du monde. Ainsi, on assiste à un monopole du droit occidental dans l’exercice légitime d'un traitement de l'après crise.

Au rôle prépondérant du droit, s'adjoint alors une conception restrictive du droit. En effet, sous le terme “ droit ”, est compris le seul droit positif. Ainsi, cette conception imposée du droit fait prévaloir l'application des normes générales impersonnelles, répondant aux critères de juridicité, et s'articulant autour de concepts occidentaux propres à cette tradition.

Si l'on reprend la conception du droit tripode établie par Étienne Le Roy (1999) distinguant trois fondements du droit constitué par les normes générales et impersonnelles (NGI), les modèles de conduite et de comportement (MCC) et les habitus, on peut s'interroger sur la réception des NGI — constituant le fondement dominant dans la tradition occidentale — dans d'autres aires culturelles. En effet, lorsque les MCC ou les habitus prévalent dans cette articulation des différents fondements, les NGI sont réinterprétées à partir d'une autre vision du monde, impliquant des conséquences normatives sur le traitement des violences, voire même sur son déclenchement.

Par conséquent, cette conception du droit induit un mode exclusif de nomination de ces phénomènes de violence. Or, le processus de nomination nécessite une symbolisation et révèle une interprétation. L'instrument juridique contribue à la paix, cependant les normes juridiques se nourrissent du lien social et la paix ne peut avoir de sens que si elle se dégage de ce lien social. L'acceptation d'une lecture transversale de la logique génocidaire inclut les formes différentes selon les lieux culturels où elle se réalise. Le lien social est issu de traditions différentes impliquant des interprétations de la réception du droit, produisant ainsi une “ alchimie ” particulière du processus de restructuration. À ce titre, présenter le droit comme instrument de contrôle et de sanction au détriment d'une fonction de socialisation peut conduire à une dissociation entre les normes juridiques et le lien social. L'instrument juridique est détaché de la vision du monde qui l'a produit. Si l'instrument juridique n'est pas relié au rôle de socialisation du droit, la conception même du droit se détache du lien social, base de son enracinement. Outre la réception d'une autre vision du monde, l'écart entre la norme juridique et le lien social souligne la difficulté pour relier la technique juridique à ce qui fonde le sens du droit, le biologique, l'inconscient et le social.

B - La lecture de l'impensable par le droit

Le droit encadre un impensable afin de sanctionner les actes produisant cet “ indicible ”. Le paradoxe revient à déterminer un indicible dit par le droit et à se demander ce que le droit nomme. Identifier ce que le droit “ dit ” de l'impensable conduit à comprendre comment il désigne et ce qu'il qualifie. Un tel paradoxe nécessite de distinguer ce qui relève du registre de l'impensable de celui de l'impensé.

1 - La désignation “ génocide ”

Le droit et plus particulièrement le droit international, , nomme l’impensable en créant les infractions de crimes contre l'humanité et de génocide. Cette élaboration est conçue à partir de la spécificité de l’horreur à laquelle les éléments constitutifs de l’infraction doivent répondre. Pour ce faire, la formulation des caractéristiques de cette horreur est élaborée à partir du discours génocidaire (indispensable à tout projet génocidaire) qui les classifie et les systématise. Le droit reprend alors les buts recherchés par la logique génocidaire afin de pouvoir les sanctionner. Le droit instaure ainsi une typologie fondée sur une lecture a contrario de la logique génocidaire. Ainsi, le droit prétend expliquer et traiter le génocide alors même qu'il ne fait que le désigner en établissant une typologie. L'analyse de ces infractions démontre que le vocabulaire juridique de “ génocide ” offre l'illusion d'une définition des logiques génocidaires et d'une réflexion sur leurs traitements.

Cette lecture revient à superposer une mise en forme à une réalité alors redéfinie.

2 - L'opération de qualification

Le travail de qualification juridique est aussi l’imposition d’un ordre symbolique. Ainsi, le travail de qualification effectué aujourd’hui par les juristes des Tribunaux Pénaux Internationaux continue à faire obstacle à une interrogation sur l’essence des génocides car le droit se limite à nommer en désignant une qualification juridique. La force de cette seule mise en forme permet l’illusion d’une résolution.

La force symbolique de ce discours suffit à produire un effet de vérité qui devient la seule alternative de traitement et élude toutes autres réflexions potentielles. C’est en ce sens que l’on peut dire que le droit, forme par excellence de la violence symbolique, ne traduit pas une symbolisation mais prolonge l’impensé. En effet, si l'interdit est prononcé par le droit, il reste que les difficultés d'énonciation de cet interdit subsistent. L'existence d'une solution apparente ne permet pas d'ouvrir d'autres perspectives de réflexion. La règle pénale se présente et est reçue comme une réflexion sur l’essence de la logique génocidaire, alors qu’elle ne permet pas le passage de l’impensable au pensé. Le droit bloque alors la pensée, voire prolonge la logique génocidaire qu'il est censé combattre car le droit offre une solution qui se résume à la seule sanction.

C’est en ce sens que l’on peut dire que le mode d’approche de l’impensable par le droit produit l'impensé et le prolonge par la non confrontation à l’impensable. Si cette lecture ne permet pas le passage de l’impensable au “ penser ”, pourquoi ou en quoi le droit bloque-t-il la pensée ?

Articuler les termes de paix et de génocide réclame de discerner ce qui relève de l'impensable pour en distinguer les impensés. Cette approche permet un renversement de perspective ouvrant sur d'autres espaces de pensée.

La paix notion complexe à formuler, réclame de discerner les difficultés relevant de l'impossibilité d'une représentation. Si la paix est considérée comme un impensé on peut s'interroger sur sa nature “ impensable”. De même, le génocide relevant du registre de l'impensable dévoile aussi l'existence d'impensés tout au moins dans son traitement. Sa réalité inimaginable, inénarrable ne doit pas masquer l'absence d'essai d'énonciation. Nous sommes alors face à deux impensables dont il reste à distinguer les impensés.

L'assimilation de ces deux registres conduit à une confusion qui a pour effet de substituer le “ penser ” au “ panser ”. Le traitement des situations de génocide est envisagé uniquement comme une sanction par une juridiction, qui plus est, internationale. Or, cette acceptation sous-tend une pensée là où il ne s'agit que d'un “ pansé ” nécessaire mais qui ne peut pas se substituer à l'action de penser le génocide. Cette confusion constitue un blocage et produit des instruments qui participent à cet obstacle de la pensée. Ainsi, le droit, tel qu'il est conçu par les juridictions internationales crée une catégorisation basée sur les effets recherchés par la logique génocidaire.


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De la proximité dans le conflit à la proximité dans la relation : à propos du conflit israélo-palestinien*

Carole YOUNES**

Nous nous proposons dans le cadre du thème de cette parution sur les Droits de l’Homme et les Cultures de paix d'aborder les relations entre paix et justice à partir de l'exemple du conflit israélo-palestinien, à travers notamment le détour de la philosophie éthique, et en particulier la réflexion de Paul Ricoeur sur le Juste. L'anthropologue du droit, devant cette problématique, est directement interpellé : il s'agit en effet à travers cette question des relations entre justice et paix d'une réflexion sur les fonctions du droit ou plus exactement d'une nouvelle illustration des paradoxes du droit : face à un conflit, le droit devrait tout à la fois séparer et rapprocher, instaurer de la distance et favoriser la proximité.

Que l'accent soit mis sur la fonction de séparation du droit ou sur son rôle de rapprochement, de création de lien social, il apparaît évident que le droit ne se conçoit pas en dehors de la relation (Le Roy, 1996: 344) ; c'est pourtant ce message d'interdépendance, semble t-il quelque peu oublié, que la médiation est venue rappeler ; dès lors, la préoccupation pour la relation, le lien social apparaît comme une exigence fondamentale, un besoin impérieux sous peine de menacer la cohésion voire la survie de nos sociétés (I).

Toutefois, il nous semble que cette préoccupation pour le lien social ne peut se faire au détriment de toute préoccupation pour la justice, et en particulier dans les conflits régionaux contemporains basés sur des revendications historiques, culturelles ou religieuses concurrentes de deux groupes sur le même territoire comme dans le conflit israélo-palestinien. La violence ne se conçoit pas seulement comme violence physique, hostilité et état de belligérance, c'est aussi la violence qui s'exprime dans la non-reconnaissance de l’Autre, dans l'injustice. C'est ici que le besoin de distance se fait sentir : c'est par la reconnaissance de l'Autre dans son identité propre, distincte, par sa visibilité que le rapprochement, la construction du lien social est envisageable.  En outre la construction de la relation nécessite une certaine symétrie entre les parties, gage de la reconnaissance mutuelle d'autant plus que c'est l’asymétrie qui a prévalu jusque-là dans les relations entre les parties (II).

C'est ainsi, que l'interdépendance subie peut se transformer en interdépendance positive et que la proximité dans le conflit peut se transformer en proximité dans la relation (III).

Il apparaît en effet que pour pouvoir faire oeuvre de pacification véritable, les processus de résolution des conflits doivent comporter ces deux dimensions, d'une part la dimension dialogale de la relation, d'autre part celle de la reconnaissance de l’Autre et de sa légitimité qui doit être guidée par les principes de symétrie et de réciprocité.

Ces deux dimensions nous semblent être contenues dans la notion de “ juste distance ” développée par Ricoeur à propos de l'acte de juger qui nous apparaît particulièrement pertinente dans sa caractérisation de la spécificité du juridique. Ce dernier comporte d'une part un acte de séparation entre les parties en conflit et d'autre part un acte de partage. Nous essayerons d'examiner dans le conflit israélo-palestinien la nécessité et les conditions de réalisation de cette juste distance entre les protagonistes.

I - InterdÉpendance et devoir vivre ensemble

Une réflexion sur ces conflits régionaux est l'occasion de mettre en évidence ce qui semble oublié dans les sociétés occidentales à savoir le potentiel de violence inhérent à toute société que le système judiciaire a pour fonction de contenir. C'est cette violence qui est à l'avant de la scène dans les conflits régionaux et qui semble mouvoir les protagonistes l'un vers l'autre à la recherche d'un compromis. Dès lors, l'examen de ces conflits au-delà de ses mérites pour essayer de cerner les conditions de leur résolution, apporte un éclairage intéressant quant à la fonction du droit au sein des sociétés occidentales.

Il apparaît en effet que la préoccupation pour la paix sociale ne réapparaît dans nos sociétés que devant le spectre de décomposition de la société ; c'est lorsque la violence menace, que la cohésion de la société est mise à mal, voire remise en question que l'on redécouvre l'importance de se concentrer sur le lien social.

Cela permet d'envisager les réflexions contemporaines sur le droit à travers les modes alternatifs de résolution des conflits comme le symptôme d'un corps social malade où la violence est susceptible de réapparaître et d'enflammer la société en se répandant comme une traînée de poudre. C'est aussi, si l'on considère les sociétés occidentales, la violence de l'anonymat qui se caractérise par l'absence de relations.

Lorsque le droit se préoccupe de façon consciente de paix sociale, c'est semble-t-il que le processus de reconnaissance où chacun a conscience de participer au même schème de coopération qu'est la société est déficient.

Cette réflexion permet également de mettre en question les mystifications existantes autour d'une certaine idéologie de l'harmonie et de la pacification qui semble parfois guetter nos sociétés et qui cherche des solutions faciles aux maux dont elles souffrent dans les modes alternatifs de résolution des conflits.

Ce n'est pas à partir d'une idéologie de l'harmonie que se pense la résolution des conflits dans nombre de sociétés traditionnelles mais dans le but d'éviter une escalade de la violence (Nader, 1996: 43). De même, Girard (1992 : 36, 37) a montré que les procédés curatifs d'aménagement et d'entrave à la violence, ont pour objectif premier de préserver la sécurité du groupe en coupant court à la vengeance, de préférence par une réconciliation basée sur une composition. Cette fonction est exercée dans les sociétés modernes par le système judiciaire, par l'appropriation de la violence légitime et donc du monopole de la vengeance.

Dans les conflits régionaux et internationaux, et en l'absence d'une institution semblable dans sa légitimité et sa force contraignante au système judiciaire associé à un pouvoir politique fort (Girard, 1992 : 39), il apparaît que les seuls moyens d'élimination pacifique de la violence doivent être dans le registre de la conciliation.

Toutefois et sans prétendre que la résolution de ces conflits puissent être assimilable à la résolution de conflits au sein d'une même société, nous pensons qu'ils doivent être abordés à partir d'un horizon commun que serait l'ordre régional. En effet, il nous apparaît important pour aborder ces problématiques de les inscrire dans un collectif qui sans être comparable au schème de coopération qu'est une société n'en est pas moins un espace commun à partir duquel une nouvelle dynamique de relations doit se penser.

Le conflit israélo-palestinien se caractérise par l'interdépendance entre les parties : elles doivent continuer à vivre ensemble sur le même espace limité au niveau de la sécurité, la justice, l'économie, les ressources naturelles, l'environnement, la santé, l'immigration... C'est cette conscience qui apparaît comme déterminante dans la volonté de construire la paix (Kelman, 1999 : 194)[79].

C'est ainsi qu'il convient à notre avis d'aborder la résolution de conflits de l'ampleur et de la profondeur du conflit israélo-palestinien comme ayant pour fonction première d'éliminer la violence et finalement de garantir l'existence, la pérennité et la sécurité des sociétés en question.

Certes, les explications abondent qui ont conduit Arafat, affaibli et dont l'autorité était disputée par les Palestiniens de l'intérieur à accepter un compromis territorial et à renoncer à ses revendications sur toute la Palestine. De la part des Israéliens, on attribue généralement la volonté de négocier à l'affaiblissement d'Arafat et à la division du monde arabe qui créaient ainsi des conditions favorables à la négociation. 

Toutefois, ces explications ne rendent pas obsolète la tentative d'une explication qui se situerait plus en amont et qui aurait pour point d'ancrage la nécessité de mettre fin à la violence destructive. Tandis que les Juifs avaient accepté le partage décidé par l'ONU en 1947, leur position a été amenée à se radicaliser par les victoires militaires et les revendications religieuses ; les Palestiniens, quant à eux, après avoir refusé tout compromis, ont évolué, pour des considérations pragmatiques, vers une attitude plus conciliante. Il n'empêche que les uns et les autres dans leur majorité ont accepté d'envisager un compromis en premier lieu pour mettre fin à la violence, violence directe et personnelle d'une part (terrorisme, intifada) structurelle de l’autre (colonisation, répression) qui menaçait leur survie.

Cette volonté d’échapper à la violence prend racine, nous l'avons dit, dans la conscience aiguë de l'interdépendance du sort de chacun des protagonistes ; c'est cette conscience d'appartenir à un tout et que la destruction de l'un pourrait aboutir à celle de l'autre qui amène les ennemis à entrer en dialogue[80].

L'élimination de la violence apparaît comme le moteur apparent ou caché du droit[81]. La question qui se pose étant comment passer du devoir vivre ensemble au vouloir vivre ensemble ? C'est ici que l'on souhaiterait avoir recours à la notion de juste distance, développée par Paul Ricoeur, (1995 :192), à propos de l'acte de juger mais qui nous semble être transposable plus généralement à l'ensemble des modes juridiques ou pacifiques de résolution des conflits :

“ C'est dans cette juste distance entre les partenaires affrontés, trop près dans le conflit et trop éloignés l'un de l'autre dans l'ignorance, la haine ou le mépris, qui résume assez bien, je crois, les deux aspects de l'acte de juger : d'un côté trancher, mettre fin à l'incertitude, séparer les parties ; de l'autre, faire reconnaître par chacun la part que l'autre prend à la même société que lui, en vertu de quoi, le gagnant et le perdant du procès seraient réputés avoir chacun leur juste part à ce schème de coopération qu'est la société ”

C'est dans l'articulation entre ces deux étapes, d'une part la séparation entre les protagonistes et d'autre part, leur entrée en relation et leur nécessaire complémentarité qu'intervient le concept de juste distance développé par Ricoeur et sur lequel nous nous arrêterons.

Il apparaît que ces deux étapes doivent être conjuguées au risque de faire échec à une paix véritable. En effet, prôner uniquement la mise à distance, la séparation sans se préoccuper d'instaurer une nouvelle relation entre les parties peut aboutir à une paix froide dans laquelle la violence est susceptible de resurgir à tout moment. Par ailleurs, invoquer uniquement la reconnaissance, la proximité dans la relation sans avoir résolu le conflit et rendu à chacun le sien peut aboutir à une paix imposée et factice qui reviendrait à nier l’identité de l’Autre.

Il est intéressant de noter à cet égard que ces deux versions ont été utilisées sur la scène politique israélienne comme deux options possibles pour régler le conflit avec les Palestiniens. Tandis que les partisans du grand Israël, invoquaient la proximité pour dénier les droits politiques légitimes des Palestiniens à l'autonomie et à l’autodétermination, certains partis de gauche, invoquaient comme seule possibilité une paix froide, qui devait dès lors se réaliser par la séparation du chacun chez soi, seule susceptible, selon eux, de mettre fin à la violence.

La notion de juste distance permet de mettre en lumière la spécificité du juridique que l'on retrouve dans les différents ordonnancements, qu'ils soient imposés ou négociés. De ce point de vue, il nous semble que ce qui apparaît premier dans l'ordonnancement imposé, à savoir résoudre le conflit et opérer la séparation entre les parties et dans l'ordre négocié, rétablir la paix sociale, doivent être en réalité conjugués afin de faire œuvre de pacification et ainsi de parvenir à assurer la reproduction des sociétés.

II - Instaurer la distance : mettre fin à la proximitÉ dans le conflit

“ La vertu de la justice s'établit sur un rapport de distance à l'autre, aussi originaire que le rapport de proximité à l'autrui offert dans son visage et dans sa voix ” [82].

C'est pour tenir à distance que l'on s'en rapporte à la justice. Cette fonction du droit et de la justice apparaît naturelle dans une logique d'ordre imposé. Toutefois, si dans l'ordre négocié l'emphase est mise sur le lien social, il n'en reste pas moins que cette conciliation ne peut avoir lieu si l'on n’a pas préalablement procédé à la séparation entre les parties. “ Trancher, on l'a dit, c'est séparer, tirer une ligne entre “ le tien ” et “ le mien ” (Ricœur, 1995 : 190).

Or, dans les conflits du type de ceux qui nous occupent, il n'existe pas d'autorité pour trancher le conflit en rendant à chacun le sien. C'est par la conciliation, éventuellement la médiation par un tiers impartial, que la séparation va devoir se réaliser.

Le conflit israélo-palestinien se caractérise en effet par une trop grande proximité dans le conflit où l'identité de chacun n'est pas reconnue, voire est niée par l'autre.

“ La réconciliation nécessite l'acceptation mutuelle par les parties de leur identité nationale respective. L'histoire du conflit israélo-palestinien est particulièrement marqué par des tentatives systématiques de nier l'identité de l'autre ”. (Kelman, 1999 : 198)[83] 

Il faut sortir de la logique de l'englobement des contraires explicitée par Louis Dumont (1983), dans laquelle la vérité de l'un exclu celle de l'autre, et où la légitimité de l'un s'appuie sur la délégitimation de l'autre. À cet égard, il a été montré par exemple comment, pendant longtemps, l'ethos juif israélien s’est fondé sur la négation de l'identité palestinienne. Les croyances sociétales sur la justesse de sa propre cause : droit sur la terre, sécurité, victimisation, patriotisme, unité nationale, ont contribué à la délégitimation de l'adversaire (Kelman, 1999 : 195).

On peut à cet égard, considérer que cette séparation trouve son expression dans les accords de paix signés par les Israéliens et les Palestiniens à Oslo et plus particulièrement par la reconnaissance mutuelle de leur droits politiques légitimes devant aboutir à la création de deux entités sur deux territoires distincts[84].

 Reaffirming the determination to put an end to decades of confrontation and to live in peaceful coexistence, mutual dignity and security, while recognizing their mutual legitimate and political rights… (and) their desire to achieve a just, lasting and comprehensive peace settlement and historic reconciliation through the agreed political process. ”[85]

Toutefois, les qualités de cet accord, à savoir la négociation d’accords intermédiaires permettant d’instaurer la confiance et d’établir des relations, sont aussi ses défauts et mettent en question son potentiel de pacification. Tant que les parties n’auront pas négocié sur l’accord final, des questions fondamentales restent en suspens, et principalement la question de Jérusalem ainsi que le statut des réfugiés, qui sont comme autant d’obstacles sur le chemin de la reconnaissance mutuelle.

Reconnaître l’Autre comme autre dans son identité propre, c'est en effet l'entendre dans ses besoins fondamentaux, dans ses peurs et dans son sens de la justice[86].

En effet, il apparaît que la résolution de ce conflit ne doit pas se penser uniquement à partir d'une idéologie de la pacification qui paraît mal dissimuler le musellement et le renforcement des relations de pouvoir mais à partir d'une démarche dans laquelle les relations de pouvoir sont rendues à leur visibilité, ou chacune des parties se voit reconnaître dans ses craintes et ses désirs et dans sa propre conception de la justice.

Imposer la paix à partir d'une position de force, revient à la destruction de son ennemi, et donc à la violence. La violence, c'est l'injustice.

Cette séparation doit aller de pair avec la recherche de la justice au risque de tomber dans une paix qui est l’autre visage de la violence, l'expression de l'oppression.

C’est encore une fois Paul Ricoeur qui nous rappelle ce danger : “ Il faut une prise de conscience difficile, qui n'a pas encore un siècle, pour dévoiler la violence du droit et de l'ordre. La paix est alors une tâche immense, si elle doit être le couronnement de la justice : comment la violence de l'oppression n'appellerait-elle pas la violence de la révolte. ” (Ricoeur, 1955 : 234).

Comment “ rendre à chacun ce qui lui est dû ” ? On peut ici considérer qu'en l'absence de principes abstraits de justice, et vu la complexité du conflit, c'est à partir de la recherche d'un équilibre, d'une symétrie entre les parties, tant dans le processus de règlement du différend que dans la prise en compte effective et réciproque des besoins des protagonistes, que l'on pourrait se rapprocher d'une séparation qui parvient à rendre à chacun le sien. Cette réciprocité qui semble être le leitmotiv des accords d'Oslo apparaît comme étant la pierre angulaire de tout processus de reconnaissance.

Contrairement à la formule : “ Justice suffers the hand of peace ”, une paix qui ne serait pas sensible à la problématique du pouvoir et de la domination ne saurait être que d'une valeur toute relative.

Transformer la relation entre les parties nécessite donc au préalable une reconnaissance de l’Autre comme autre dans son identité propre et dans sa légitimité. Elle implique en outre que le processus de séparation ait été perçu comme juste et que la part que chacun reçoit réponde à ses besoins fondamentaux. C'est semble-t-il à cette condition qu'une nouvelle relation peut être construite entre les parties. Nous verrons que dans ce travail de rapprochement, la reconnaissance mutuelle continue à jouer un rôle de premier ordre et qu'elle passe par un profond besoin de symétrie et de réciprocité[87].

III - La proximitÉ dans la relation

“ L'arbre symbolise l'enracinement, il surplombe le conflit par le vouloir-vivre ensemble ” (Bidima, 1997 : 13)[88].

La paix aspire à autre chose et n'est pas uniquement élimination de la violence.

Selon Levinas, “ Dans la paix, il ne faut pas voir l'absence de conflit, la crainte de la division. La paix n'est jamais la fin, l'exclusion, l'éradication de la violence ; en elle se cherche autre chose: la paix rend visible l'un à l'autre et l'autre à l'un. Si la paix rime avec non-violence, cela ne revient jamais à enterrer le conflit ” (Levinas, 1955 : 286).

Cette notion de visibilité impliquent nécessairement la relation sociale.

“ Guerre et paix - l'une et l'autre implique la "tension", l'histoire, la relation sociale. ” “ Reste que rien n'est pire que l'absence de relation: la mort provoquée de l'autre, le meurtre ou la sociabilité froide, la foule solitaire” (Levinas, 1955 : 286).

Dès lors, il apparaît que la résolution pacifique des conflits, si elle doit mettre fin à la proximité dans le conflit doit instaurer une proximité dans la relation. C'est à une transformation de la relation que nous devons assister pour pouvoir parler de pacification.

Pour Ricoeur (1995 : 190, 191), “ l'horizon de l'acte de juger, c'est finalement plus que la sécurité, la paix sociale ”. “ La finalité de la paix sociale fait apparaître en filigrane quelque chose de plus profond qui touche à la reconnaissance mutuelle. ”

C’est la métaphore du partage qui apparaît comme la plus parlante pour exprimer les deux aspects de l’acte de juger, les deux temps du droit : “ dans partage il y a part, à savoir ce qui nous sépare : ma part n'est pas votre part ; mais le partage c'est aussi ce qui nous fait partager, c'est-à-dire au sens fort du mot : prendre part à...” (Ricoeur 1995 : 189)

En effet l'acte de séparation ne suffit pas en lui-même à aboutir à la pacification qui nécessite une reconnaissance. “ La finalité courte de l'acte de juger est trancher le conflit c’est-à-dire mettre fin à l'incertitude ; sa finalité longue, c'est de contribuer à la paix sociale c'est-à-dire à la consolidation de la société comme entreprise de coopération. ” (Ricoeur, 1995 : 189).

Le conflit israélo-palestinien se caractérise par une division entre les  protagonistes qui s'exprime tout d'abord par une absence de contacts et une division géographique qui ne sont pas propices au rapprochement. En outre, les parties sont éloignées l’une de l’autre au niveau économique et social. Enfin et plus que tout, elles sont séparées l’une de l’autre par la méfiance[89].

Dès lors comment créer les conditions d’un “ vouloir vivre ensemble ” ?

Pour mettre fin à cette situation de paix froide ou de violence rentrée et parvenir à une normalisation des relations, les traités de paix au niveau politique ne suffisent pas. Il s'agit de construire une relation dynamique et positive. Cette fonction de “ lieur ” apparaît indispensable mais l’on peut douter qu’elle puisse être remplie par le politique préoccupé avant tout de séparation et de reconnaissance symbolique et juridique.

En outre, l'ampleur du conflit et la violence qui est à la clef nécessitent une vision dynamique et à long terme qui passe par l’investissement du lien social et la construction de la paix au niveau des sociétés civiles.

À cet égard, il importe de faire une distinction entre “peace making ”  et “ peace building ”. Il existe une nécessaire complémentarité entre ces deux processus, l'un impulsé par le haut, l'autre par le bas, dans la recherche d'une cohabitation pacifique. Concernant le conflit israélo-palestinien, il semble que chacun des processus soit amené à remplir une fonction primordiale dans l'instauration d'une juste distance entre les parties qui pourrait constituer l'un des fondements épistémologiques de la justice appliquée à la résolution des conflits[90].

Il apparaît également que cette distinction entre “ peace making ” et “ peace building ” recoupe, en partie du moins, celle entre logique institutionnelle et logique fonctionnelle. En effet, alors que la logique institutionnelle implique une démarche par le haut qui viendrait consolider l'État et ses institutions afin de permettre au processus de paix de pouvoir se consolider, la logique fonctionnelle vise à répondre à des besoins identifiés dans chacune des sociétés et obéit à une logique pragmatique de coopération.

Passer d'une interdépendance subie à une interdépendance active et recherchée nécessite une vision qui passe de l'objet du conflit à la relation. “ Le dialogue dialogal ne consiste pas tellement en un dialogue sur un objet... mais plutôt en un dialogue entre sujets, et l'accent est déplacé de 'ce dont on parle' vers 'ceux qui parlent' et qui devient ainsi un lieu de partage et de dévoilement mutuel des sujets, les menant à se découvrir soi-même en découvrant l'autre ”. (Eberhard, 1999 : )

La paix ne peut se concevoir en dehors de la relation. On peut à cet égard faire un parallèle avec le processus de médiation qui insiste sur la place fondamentale qu'occupe la relation. C'est parce que l'on doit continuer à vivre ensemble ou à être en relation que cette relation devient le point focal principal à partir duquel va se penser la résolution du conflit. Il s'agit donc de positiver l'interdépendance, de la transformer d'une trop grande proximité dans le conflit à une plus grande coopération dans la coexistence.

Comme l’a écrit Étienne Le Roy, “ Il n'y a pas de paix sans possibilité de construire ensemble, d'investir en commun. ” (1999 : 337)

Cette transformation de la relation passe par la connaissance de l'autre et la reconnaissance mutuelle ; cela constitue une condition sine qua non à l'instauration de relations de confiance entre les parties.

La construction d'une nouvelle relation passe par une large participation des sociétés civiles afin de soutenir le processus de réconciliation (Rothstein 1999 : 232) [91].

Dans le conflit israélo-palestinien, les efforts de construction de liens au niveau des sociétés civiles et des ONG sont dirigés vers ces objectifs. Tant dans leur structure que dans leurs moyens et objectifs, les ONG se caractérisent par le même souci pour le respect, la recherche de symétrie et d’égalité dans la relation entre les parties. Les projets de construction de paix qui fonctionnent actuellement au Moyen Orient apparaissent comme étant guidés par ces mêmes principes : ils sont en général dirigés conjointement par des membres des deux communautés. Souvent, leur localisation géographique est double. Parfois, un partenaire ressortissant d’un État tiers est impliqué comme “ facilitateur ” entre les parties.

Ce souci d’une rigoureuse symétrie entre les parties s'exprime en présence d'une grande asymétrie dans la relation. Il apparaît toutefois que la condition d’une relation véritable soit le renforcement de la partie la plus faible à défaut de quoi elle risque de se cantonner à un exercice de domination.

Certains Palestiniens sont critiques par rapport au potentiel du tiers secteur de construire la paix[92]. Ils invoquent en effet la difficulté de renforcer la société civile et ses efforts de paix en l’absence d’un État ; de part leur nature même, les relations actuelles entre les Palestiniens et les Israéliens sont des relations qui sont à la base déséquilibrées. Comment, dans ces conditions, préserver l'égalité ? autant de difficultés, qui loin de faire reculer l'idée de symétrie, la rendent d'autant plus nécessaire.

La nécessité de symétrie n’est-elle pas, en outre l’expression concrète de cette reconnaissance auxquelles les parties aspirent.

Conclusion

“ Paix, paix, au proche et au lointain. ” (Isaie)

Concilier Justice et Paix est une exigence ; toutefois, tandis que l'on peut s'entendre sur la nécessité de la paix, la justice apparaît quant à elle, en écho à la Realpolitik habituellement pratiquée sur la scène internationale, comme plus controversée : elle implique de définir la violence non pas seulement comme violence physique mais aussi comme oppression et injustice. Elle nécessite un dépassement de l'idéal de paix comme ordre, absence de conflit dans une  exigence éthique ou la relation à l'Autre se construit dans la visibilité, l'alterité et la reconnaissance mutuelle. Elle implique une remise en question de la séparation entre éthique et politique (Finkelkraut 1991 : 468).

Cette leçon est également riche en enseignements sur le plan interne ; la préoccupation de la paix sociale semble aujourd'hui resurgir comme une fonction indispensable du droit ; le lien social n'apparaît plus comme une donnée intrinsèque à la société ; l'érosion des mythes collectifs nationaux avec leur postulat d'unité et de cohésion nécessite un investissement permanent de la relation sociale à tous les niveaux. C’est donc un défi de taille que nous sommes sommés de relever au risque peut-être de nous perdre : celui d'être à la hauteur de la complexité et du pluralisme qui caractérisent nos sociétés.


 

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Nader, Laura. 1998. Harmony models and the construction of law dans Conflict resolution, Cross-Cultural Perspectives, Kevin Avruch, Peter W Black, Joseph A Scimecca (ed.), Wesport,Connecticut : Prager. première édition 1991.

Near East Report 34, No.22 (Octobre 9, 1995).

Panikhar, Raimundo. The dialogal Dialogue dans The World's Religious Traditions, Whaling F. (ed.), Edinburg: T T. Clark, pp. 201-221.

Ricoeur, Paul. 1995. Le Juste, Paris : éditions Esprit, Le seuil.

Ricoeur, Paul. 1955. Histoire et Vérité, Paris : Le seuil.

Rothstein, Robert. L. Fragile Peace and its aftermath in After the Peace, Resistance and reconciliation, édité par Robert L. Rothstein London : Boulder, p. 223.

Rothstein, Robert. L. In Fear of Peace : Getting Past Maybe in After the Peace, Resistance and reconciliation, Robert L. Rothstein (ed.) London: Boulder, p. 1.

Shikaki, Khalil. The Internal consequences of Unstable Peace: Psychological and Political responses of the Palestinians in After the Peace, Resistance and reconciliation, Robert L. Rothstein. (ed.), London: Boulder, p. 29.


 

 


 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Activités du LAJP

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Cette année a confirmé le caractère indispensable de ce lieu de rencontre, d’échange et de formation à la recherche scientifique qu’est le séminaire des thésards. En effet, celui-ci s’est révélé particulièrement dynamique et enrichissant. Tout d’abord il y a eu un nombre considérable d’interventions : nous avons tourné plus ou moins sur le rythme d’une intervention toutes les trois semaines, ce qui constituait un rythme soutenu mais néanmoins suffisamment espacé pour ne pas décourager les participants. Ensuite, il était extrêmement fructueux de consacrer une plus large place que par le passé aux diverses expériences de terrain de chacun des chercheurs. Si ces dernières se trouvent bien au centre de la démarche de l’anthropologie du droit, elles nous confrontent à des difficultés dont nous n’avons pas souvent l’occasion de discuter. Il conviendra de prolonger cette valorisation l’année prochaine.

Le cycle de nos rencontres a été inauguré par une intervention de Camille Kuyu, un des anciens du Laboratoire, qui a partagé avec nous ses réflexions sur “ L’innovation de la famille et du couple en Afrique subsaharienne ”. Au cours de l’année, un autre hôte nous a honoré de sa présence : Jacques Vanderlinden. Cet éminent théoricien du pluralisme culturel a, lors de son intervention ,démonté devant nos yeux ses propres approches devenues classiques du pluralisme juridique. À ses yeux celles-ci se révèlent aujourd’hui insatisfaisantes car pas assez pluralistes. Quelle leçon d’humilité pour nous tous. Rien n’est jamais acquis et la balle est maintenant entre les mains des jeunes chercheurs pour mener plus loin les recherches de leurs devanciers.

Les doctorants du Laboratoire sont intervenus sur les sujets de leurs thèses respectives :

Pascal Maire-Amiot : la réforme de la tenure foncière en Afrique du Sud : la sécurisation des droits vulnérables dans la province du KwZulu/Natal.

Negeth Arrar : L’impact juridique de la musique Raï en Algérie. De la tradition à la modernité en matière de statut personnel, de l’individu à l’artiste.

Martial Chazallon : Peinture murale ndebele et dynamiques du changement social chez les Ndzundza. De l’efficacité symbolique d’une expression artistique sud-africaine contemporaine.

Mohamed Moustapha Diop : Représentation des maîtrises foncières et gestion des ressources naturelles renouvelables dans le Leydi de Timbi madina au Fouta Djallon.

Christoph Eberhard : Droits de l’homme et dialogue interculturel.

Olivier Evrard : Droit du sol et partage de l’espace agricole chez les Rock du Haut-Laos.

Isabelle Lendrevie-Tournan : Les tribunaux mixtes d’Égypte de 1875 ou les tribunaux dits de la Réforme.

Maria Mercedes Maldonado : Les droits à la ville et la production normative en Colombie depuis 1991.

C’est lors d’un pot d’amitié regroupant les trois séminaires de notre Laboratoire, le séminaire sur l’État en Afrique, celui sur les droits de l’homme et le dialogue interculturel, que nous avons clôt cette année universitaire fructueuse et nous sommes fixés rendez-vous pour la rentrée prochaine.

 


 

 


 

L’année académique 1998/1999 a vu la naissance, au sein du L.A.J.P., d’un nouveau groupe de recherche qui a choisi comme objet, la problématique de l’État en Afrique. L’intérêt d’un “ énième ” apport aux questionnements sur l’État en Afrique repose sur plusieurs fondements. D’une part, toute société connaît des remises en questions permanentes. D’autre part, il ne faut pas perdre de vue la spécificité du processus d’étatisation : l’héritage colonial, les politiques de développement, le mimétisme institutionnel... Et enfin, par-delà l’institution, l’être humain qui est la finalité.

Les réunions ont eu pour cadre la bibliothèque du L.A.J.P. (au Panthéon) et par la suite, le Centre Malher. Lors de notre assemblée constitutive le Professeur Étienne Le Roy a attiré notre attention sur la nécessité de procéder à un état des lieux sur la question de l’État en Afrique, particulièrement en ce qui concerne les travaux du L.A.J.P. ; travail qui fit l’objet d’un séminaire de présentation.

Des différentes approches pluridisciplinaires mais complémentaires qui se sont croisées durant toute l’année 1999, ont émergé des notions fortes telles que : le sacré, l’africanité, les projets de société, les transitions démocratiques, l’État de droit, les pratiques informelles de droit, le pouvoir, la citoyenneté, la société civile, les droits de l’homme... Parmi les différents participants, notons l’intervention sur notre invitation du Docteur Janvier Onana (de l’Université Paris X Nanterre) qui nous a intéressé aux dynamiques transitionnelles démocratiques en Afrique sub-saharienne.

Une séance spéciale a été consacrée à l’évaluation par le groupe de ses travaux, et à la recherche d’axes principaux de réflexion. Deux tendances se sont ainsi dessinées :

- l’une considérant que l’État existe, bien que problématique. La démarche devrait dès lors avoir pour finalité, la recherche de “ contre-pouvoirs ”.

- l’autre, estimant que l’on ne peut parler de crise tout en continuant à faire une “ assimilation de concepts ”. Nos préoccupations devraient porter essentiellement sur le “ sacré ”, toute société se construisant autour d’une idée fondatrice.

Le dernier séminaire de l’année a été l’occasion pour le Recteur Michel Alliot de nous communiquer son sentiment sur ce qui fut dit et, sur ce qui aurait mérité de l’être dans le cadre de nos activités.

L’année 1999/2000 a connu une activité globalement faible, en raison de l’absence, pour des besoins d’enquêtes de terrain dans le cadre de leur thèse, des coordonnateurs et responsables du groupe. L’événement notoire de cette année 2000 fut l’intervention du Professeur Roger Gabriel Nlep de l’Université de Douala, sur le thème : Constitutions sociales, constitutions politiques, constitutions juridiques en Afrique.

Les orientations prises suite à tous ces travaux vont guider sans aucun doute le programme d’activités pour l’année 2001.

 

Rose INNACK


- Lundi 2 novembre 1998

Assemblée constitutive du G.R.E.A.

- Lundi 30 novembre 1998

Raymond Manga Messi : L’intérêt d’une réflexion sur le(s) projet(s) de société en Afrique.

- Lundi 14 décembre 1998

Jacques Larrue : Les problèmes liés à la décentralisation et la situation sur le continent africain

Jean-François Obiang : Pratiques clientélaires et logiques étatiques : les rapports entre la France et le Gabon.

- Lundi 11 janvier 1999

Rose Innack : Les rapports État/Société à travers les pratiques alternatives de droit en Afrique (L’informel en débat).

- Lundi 18 janvier 1999

Moustapha Diop : Les enjeux fonciers et les ressources naturelles dans la construction de l’État (Le cas de la Guinée).

- Lundi 25 janvier 1999

Nicole Simé : La place de l’Etat de droit dans l’évolution constitutionnelle en Afrique.

- Lundi 1er février 1999

Christophe Mfizi : L’Etat africain et ses citoyens.

- Lundi 8 février 1999

Invité : Janvier Onana : Penser les dynamiques transitionnelles “ démocratiques ” en Afrique sub-saharienne. Prolégomènes à une lecture de quelques hypothèses routinisées.

- Lundi 15 février 1999

Charlemagne Messanga Nyamding : L’Etat et les conceptions du sacré en Afrique.

- Lundi 22 février et Lundi 1er mars 1999

Réunions de synthèse.

- Lundi 8 mars 1999

Ibrahima Diallo : Clin d’oeil sur la question de l’État en Afrique (Point de vue de l’anthropologie).

- Lundi 15 mars 1999

Jean Tounkara : L’Etat africain face à la société multiculturelle : la problématique de l’excision.

- Lundi 22 mars 1999

Akofa Da Matha Sant’anna : La question de la nation dans la problématique de l’Etat en Afrique.

- Lundi 29 mars 1999

Solange Ngono : La place de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples dans la problématique de l’État en Afrique.

- Lundi 17 mai1999

Loïc Madjri Ohini : Les logiques à la base du système économique en Afrique : accumulation et/ou distribution ?

- Lundi 25 mai 1999

Invité au séminaire de fin d’année : Recteur Michel Alliot.

- Mercredi 29 mars 2000

Flavien Enongoue : L’Etat-nation au Gabon : trajectoire historique d’un mariage erratique.

- Mercredi 10 mai 2000

Moustapha Diop : Les enjeux politiques de la terre dans la construction de l’Etat décentralisant. Exemple guinéen.

Mercredi 17 mai 2000

Invité : Professeur Gabriel Nlep : Constitutions sociales, constitutions politiques, constitutions juridiques en Afrique

 


Cette année, le DHDI a mis en œuvre un nouveau mode de fonctionnement. Tout en gardant la division entre “ séminaires épistémologiques ” et “ séminaires de présentation de travaux ” que nous avions déjà mis en place l’année dernière, nous avons décidé de ne plus fonctionner en alternance, mais de commencer notre saison par un volet épistémologique, avant de nous orienter vers l’exposé de nos travaux. Cette manière de faire s’est révélée fort efficace, car elle nous a permis de véritablement nous immerger dans des questions fondamentales de méthode et d’expliciter notre enracinement scientifique, avant d’illustrer nos démarches par nos sujets spécifiques. Les débats qui ont résulté de la présentation de nos travaux se sont trouvés enrichis par ce travail épistémologique préalable. En effet, nos sujets de recherche sont fort divers. C’est la préparation méthodologique préalable qui nous a permis lors de chaque débat de nous recentrer autour des problématiques sous-jacentes que permettaient d’aborder les divers sujets, ce qui a permis a chacun de participer à tous les débats et aussi à en tirer bénéfice pour ses propres travaux.

Le volet épistémologique de cette année était centré sur l’ouvrage récemment paru d’Etienne Le Roy, Le jeu des lois. Une anthropologie “ dynamique ” du Droit (LGDJ, France, 1999). Après le paradigme de l’altérité abordé l’année dernière à travers les travaux de Raimon Panikkar, de Robert Vachon et de Michel Alliot nous nous sommes ainsi cette année davantage penchés sur le paradigme de la complexité dans la démarche d’anthropologie du droit. Quelques séances étaient dédiées à la mise en perspective de l’approche d’Etienne Le Roy par les travaux du sociologue / anthropologue du Droit portugais, Boaventura de Sousa Santos (voir plus particulièrement son ouvrage Toward a New Common Sense. Law, Science and Politics in the Paradigmatic Transition, Routledge, USA, 1995).

Si nous nous sommes initialement intéressés plus particulièrement aux chapitres du Jeu des lois liés à la complexité, aux droits de l’homme et à l’Etat de Droit, nous nous sommes progressivement ouverts au livre dans son ensemble – selon les intérêts et difficultés de ceux qui étaient présents durant les diverses réunions. Nous avons clôturé ce volet épistémologique par une rencontre / débat avec Étienne Le Roy en mars 2000.

Les exposés lors de cette saison portaient sur les sujets suivants :

Maria-Mercedes Maldonado : “ Présentation de la pensée de Boaventura de Sousa Santos ”

Carole Younes : “ Médiation et diversité culturelle : modèles, approches et stratégies pour quelle société ? ”

Pierre Munganeza : “ Le conflit rwandais à travers la conception rwandaise de la parenté et du pouvoir ”

Jean-Rosier Descardes : “ Droits de l’homme et diversité culturelle. L’exemple de la dynamique Vaudou ”

Akuavi Adonon : “ Vers une complémentarité du droit étatique et du droit autochtone au Mexique ”

Raymond Manga Massi : “ La loi de monogamie et ses pratiques en Afrique ”

Sara Liwerant : “ Le droit international face aux génocides ”

Il nous semble que par rapport a l’année dernière, nous avons su trouver une plus grande spontanéité et les débats se sont révélés plus enrichissants. Il s’agira de garder cet esprit pour l’année prochaine, tout en y rajoutant peut-être un tout petit peu plus de “ logique institutionnelle ”, pour faire discrètement allusion à la rédaction effective et systématique des compte-rendus de nos séminaires, qui pourrait ne pas être complètement dénuée d’intérêt …

Outre notre travail “ interne ”, des membres du DHDI ont pu participer comme intervenants à diverses conférences et rencontres dont :

“ L’Europe et le Sud à l’aube du 21e siècle : Enjeux et renouvellement de la coopération ”, organisée par l’EADI (Association européenne des instituts de recherche et de formation en matière de développement) à Paris du 22 au 25 septembre 1999 ;

“ Politiques publiques et droit dans un contexte de globalisation : Les dynamiques du global et du local ”, organisée par l’Université de Genève et le Réseau européen Droit & Société à Genève du 24 au 25 septembre 1999 ;

“ Les droits culturels dans le système des droits de l’homme ”, organisée par l’Association Française d’Anthropologie du Droit (AFAD) à Paris le 19 novembre 1999 ;

“ Savoirs et moyens de subsistance dans le contexte de la globalisation ”, organisée par le réseau INCAD (International Network of Cultural Alternatives to Development) à Bangalore du 8 au 13 mars 2000 ;

“ Cicatriser les violences. Les processus contemporains de restructuration idéologique, sociale et juridique de sociétés traumatisées par les guerres et les menaces d’éclatement ”, organisée par l’Institut International de Sociologie Juridique à Oñati, les 3 et 4 avril 2000.

De manière générale nos interventions ont été accueillies de manière favorable et intéressée et il nous semble que nous avons pu  véritablement contribuer à enrichir les divers débats surtout en ce qui concerne les exigences du dialogisme, du diatopisme et de la complexité.

Enfin, notre site internet (http://www.dhdi.org) continue à s’enrichir et continue à attirer des visiteurs, déjà plus de trois milles à ce jour. Il a permis d’initier des prises de contact avec des chercheurs du monde entier intéressés par la problématique des droits de l’homme et du dialogue interculturel et par nos démarches.

 

 

Chistoph Eberhard

 

 

 



[1] Voir LE ROY E., VON TROTHA Tr. (éds.), La violence et l’état - Formes et évolution d’un monopole - Textes rassemblés et présentés par J. LOMBARD, Mondeville, L’Harmattan, 272 p

* Directeur de la revue Interculture

[2]Voir la liste à la fin de cet article.

[3]R. Panikkar Cultural Disarmement, The Way to Peace (Westminster John Knox Press, Louisville, Kentucky, 1995, 142 pp.); "A self-critical Dialogue" dans Prabhu ed. The Intercultural Challenge of R. Panikkar (Orbis, 1996, pp. 227-291), qui font suite à "The Myth of Pluralism" (1979), "La notion des Droits de l'Homme est-elle un concept occidental?" (1982), "The Dialogical Dialogue (1984), The Invisible Harmony (1987), "La diversidad como presupuesto para la armonia entre los pueblos" (1993), "The Pluralism of Truth" (1990) et "L'harmonie Invisible" dans Interculture (1990), cahier no 108, pp. 48-84. Pour une liste complète voir la bibliographie à la fin des deux premiers ouvrages cités ci-dessus.

[4]Pour les droits de l'Homme un concept et symbole universel et universalisable? Voir à ce sujet Interculture, cahiers 82-83 (1984).

[5]Voir E. LeRoy, Le jeu des lois, L.G.D.J. 1999, (passim). Je suis conscient que l'auteur parle pour sa part de mise en forme pour assurer la reproduction de la société comme totalité dynamique, car, dit-il, "nous avons perdu le sens d'universitas" (p. 273). Voir plus loin dans notre texte: "universitas".

[6]Voir R. Panikkar, Interculture, cahier 108 (1990) d'où est tirée cette partie du texte.

[7]Cette question (pp. 7-9) est extraite de R. Panikkar "A Self-critique" dans Prabhu, op. cit. pp. 227-291, et surtout pp. 252-262, 272-282.

[8]Les noms du pluralisme de la Vérité et de la Réalité sont nombreux. Exemples: advaita: ni unité, ni dualité, ni multiplicité; non-dualité entre l'être et la pensée, entre l'être et le non-être; trinité: non-dualité entre mythos, logos, pneuma, entre l'humain, le cosmique et le divin (l'expérience consmothéandrique), entre connu, inconnu, inconnaissable, entre je-tu-nous, entre la matière, le non-être, et l'être, entre le Père (Source), le Fils (Logos), L'Esprit (pneuma), entre conscience sensible, intellectuelle, mystique, etc.; pratitiya samudpada: relationnalité radicale de toutes choses; harmonie invisible; la nouvelle innocence; Samanvaya (être ensemble); la Robe sans couture; la Toile d'araignée qu'est la Vie; le Cercle Sacré de la Vie (où le centre est nul part et partout); l'Ignorance de l'ignorance; la personne (réseau et noeud de je-tu-nous-cela): Brahman, Anatman (Sunyata); Pleroma; le Dharma primordial; Symbiodiversité; Wholeness; Integralité de la Réalité; Totalité; Concordia discors et la “discorde concordante”; sympathie; pathos commun entre tous les constituants de la réalité, l'ontonomie, "all our relatives", etc.

[9]Voir R. Panikkar, Religion, Philosophie, Culture dans Interculture, 135, 1998, pp. 101-124.

[10]Cette section est extraite de R. Panikkar, Cultural Disarmament. The Way to Peace (Wesminster John Knox Press, Louisville, Kentucky, 1995), ch. 2-3-7.

* Chargé d’enseignement au LAJP (Université Paris I). Président de l’Académie Africaine de Théorie du Droit.

[11] On peut dire avec Marc Augé (1974), que la sorcellerie désigne “ un ensemble de croyances structurées et partagées par une population donnée touchant à l’origine du malheur, de la maladie ou de la mort, et l’ensemble des pratiques de détection, de thérapie et de sanctions qui correspondent à ces croyances ”.

[12] La possession est, d’après le dictionnaire Larousse, l’“ état d’une personne possédée par une force démoniaque ”.

[13] Le fabuliste français a, en effet, écrit : “ selon que vous serez puissant ou misérable les jugements […] vous rendront blanc ou noir ”. (Les animaux malades de la peste).

* Doctorant au LAJP

[14] L’orthographe du mot varie d’un auteur à l’autre. Nous avons adopté l’orthographe :VODOU. Toutefois dans les citations, l’orthographe de l’auteur est respectée. De plus pour les raisons que l’on retrouvera dans le texte, nous avons forgé l’expression  “ Dynamique vodou ”.

[15] Le soubassement.

[16] Chansons engagées.

[17] Après 182 ans d’intolérance religieuse, les Constituants de 1986 autorisèrent la pratique de ce culte (art.30).

[18] Combite, corvée, escouade, attribution (traduction littérale).

* Faculté de Droit, UNIVERSITÉ LAVAL, (Canada)

[19]  c'est nous qui soulignons

[20] Ibidem.

[21] Le ROY, E., op. cit., p. 65.

[22] Pour le moment, niant les groupes sociaux elles prévoient seulement les litiges entre les “ pouvoirs ” législatif, exécutif et judiciaire.

[23] Voir le Colloque sur “ La problématique de l'État en Afrique Noire ”, Dakar, 29 novembre - 3 décembre 1982, Présence Africaine, n  127/128, 1984, 413 p.

*“ Doyen ” du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris qui a soutenu en 1994 une thèse sur “ Fria  en  Guinée ”.

Ce qui le conduit à croire dans les hommes et les femmes de ce pays et à leur avenir.

[24] Définis par la Déclaration Universelle des droits de l’homme de 1948 comme les droits à la vie, à la liberté, à la sûreté de sa personne, à l’égalité, à la propriété...

[25] Sorte de bêche à très long manche utilisée essentiellement dans les rizières.

[26] Voir le Monde des 14 et 21 avril et 24 mao 2000 et le Figaro du 18 avril 2000.

* Université de Brazzaville

[27]  Pour Marie-Claude Smouts, la bonne gouvernance permet une visibilité à des acteurs et à des interactions négligés par la littérature classique. Elle renouvelle, ce faisant, la réflexion sur l’idée de société internationale. Mais en s’intéressant plus à la procédure qu’à la substance, elle peut aussi conduire à cautionner insidieusement le plus cynique des néolibéralisme

[28] Sur les rationalités apparentes, cachées ou révélées de la conditionnalité, voir Laidi Z., 1992 ; voir aussi, Piquemal A., 1996.

[29] En ce sens, voir, de Montbrial Th. et Jacquet P., (dir.) 1999, p. 16.

[30] Pour Étienne Le Roy la notion de gouvernance est d’origine française et anglo-normande, introduite dans le common law, dans le droit américain avant d’être redécouverte par les experts de la Banque Mondiale, voir, Le Roy É. 1999 : 294.

[31] Cette définition est proposée à partir des travaux de Robert Charlick (1999 : 20) pour qui le terme gouvernance signifie: “ la gestion efficace des affaires publiques par la génération d’un régime (ensemble de règles) accepté comme légitime, visant à promouvoir et améliorer les valeurs sociales auxquelles aspirent individus et groupes ”.

[32] Le lien entre développement et “ crise de gouvernance ” est explicite dès 1989, voir ; World Bank, 1989 : 60-61 et : 192 et suiv. Sur un plan plus général relatif à la présentation de différentes générations des programmes d’ajustement et aux vives critiques provenant des pays concernés mais aussi de certaines organisations onusiennes comme l’UNICEF ou le B.I.T. dénonçant les effets négatifs de l’ajustement que l’on connaît sous le vocable des “ coûts sociaux ” de l’ajustement, voir, SARRASIN B., 1999 : 19.

[33] Jean COUSSY (1994 : 227) écrit, par exemple, “ Le transfert actuel des compétences économiques des administrations nationales aux administrations internationales se fait, certes, sous le signe de la libéralisation du marché. Mais l’expérience des dix dernières années montre que les administrations internationales sont progressivement conduites à s’impliquer dans des décisions affectant de plus en plus des intérêts particuliers et dans des estimations de plus en plus subjectives de l’opportunité politique de ces décisions ”.

[34] Sur le débat autour de la conception occidentale des droits de l’homme. En général, les anthropologues du droit sont réservés envers la notion de “ Droits de l’Homme ” qui leur paraît ethnocentriste dans la mesure où elle isole l’État et l’individu, alors que dans les sociétés traditionnelles, l’individu est mieux protégé par la valorisation de la structure plurale de la société. Cependant, si la conception moderne et universaliste est rejetée, il en est de même de l’enfermement dans le ghetto des particularismes. Il faut fonder l’intercuturalité des droits de l’homme et ouvrir sa conception actuellement dominante à une universalité compréhensive de toutes les traditions. Voir, en ce sens, Panikkar R., 1982 : 87 ; Alliot M., 1982 : 713 ; Rouland N., 1994 : 5 et 1998 : 1 ; Le Roy É., 1992 : 139 et 1995 : 5 ; Verdier R., 1983 : 97.

[35] Les crises économiques, sociales, politiques sont des facteurs révélateurs d’une crise plus profonde : la crise de la légitimité de l’État. Quarante ans après les indépendances, l’Afrique ne s’est toujours pas relevée du remodelage forcé auquel l’ont soumise les puissances européennes. Dans le rapport de la Banque Mondiale intitulé “ l’Afrique peut-elle revendiquer sa place au XXIe siècle ? ” (mai 2000), il est montré que depuis la fin de la colonisation le continent s’est peu à peu enfoncé dans la misère. Les conflits, les phénomènes climatiques, l’incurie des gouvernements sont cités parmi les maux qui minent l’Afrique. Le revenu total des 48 États est à peine supérieur à celui de la Belgique et le continent possède moins de routes que la Pologne. Près de la moitié de la population vit sous le seuil de pauvreté, Le Monde, 4-5 juin 2000.

[36] Sur la récurrence du thème des limites de l’État en France, voir, Gaudemet Y., 1998, : 9-19.

[37] Sur la crise de l’État providence, voir, Chevallier J., 1996 : 155.

[38] “ Governance ” is very much an ideological pro­duct, and one that reflects currently dominant Anglo-Américan/liberal/pluralist socio-political doctrine, ” More M., 1993 :41.

[39] United States Agency for International Development.

[40] L’Agence canadienne de développement international (ACDI) créée en 1968.

[41] Cette association de la “ bonne gouvernance ” à la démocratie est écartée par certains auteurs. Non point que la gouvernance exclut le multipartisme, les élections libres et la possible alternance au pouvoir mais parce que l’option de gouvernance est d’un autre ordre, à la fois éthique et juridique. En ce sens, voir, R. Charlick, in Esoavelomandroso M. et Feltz G. (dir.),1999 : 17.

[42] Discours prononcé en Guinée lors de la quatrième tournée du Président Chirac sur le continent africain initialement prévue du 21 au 25 juillet 1999 et écourtée en raison des obsèques le 25 juillet du Roi Hassan II du Maroc, voir, Marchés Tropicaux, 30 juillet 1999, p. 1547.

[43] Il en va de même pour l’USAID, voir, Campbell B., 1996 : 18.

[44] Il s’agit ici de la catégorie d’importation non souhaitée (aide économique conditionnelle). En effet, l’importation peut être un choix délibéré dont les motivations sont extrêmement diverses : séduction du modèle, stratégie d’élites modernisatrices, économie de temps et d’énergie résultant de l’importation de l’expérience externe, voir, La greffe et le rejet, in Meny Y. (dir.), 993 : 8.

[45]  L’un des éléments de cette crise se situe dans la connexion entre souveraineté et responsabilité dans la vie internationale. En effet, chaque État, en raison de ses ressources a une obligation matérielle, voire morale, à l’égard de tous les autres États ou non-États qui peuplent la planète en matière de développement, de protection de l’environnement, de paix. Mais que vaut alors cette responsabilité sans instrument de mesure, sans moyen de contrôle et de sanction ? Sur cette question, voir, Badie B., 1999 :13.

[46] Déjà, après les indépendances, l’État autoritaire en Afrique a été justifié en ce qu’il prétendait se donner la mission de forger, au besoin par la force, une identité nationale évanescente. (Chevallier J., 1999 : 98).

[47] Sur la place de l’évaluation dans les politiques publiques, voir “ l’évaluation en question ”, R.F.A.P., 1993, n° 66.

[48]  En ce sens, voir, par exemple, Verdier R., Ordres juridiques, loi et société politique en Afrique Noire, Droit et Cultures, n° 7, 1984, p. 109.

[49]  Outre les partenaires gouvernementaux ou intergouvernementaux, les acteurs non gouvernementaux se mobilisent autour de cette question. Née en 1993, Transparency International, une O.N.G., se consacre exclusivement à la lutte contre la corruption.

[50] Voir dossier sur la corruption, in Le courrier A.C.P.-UE, n° 77, octobre-novembre 1999, pp. 60-85.

[51] Par exemple, la presse a porté au grand jour une affaire de détournement de fonds européens d’aide destinés à la Côte-d’Ivoire dans les domaines de la santé et de la décentralisation. Le détournement porte sur 27,44 millions d’euros. Plus généralement, selon un rapport des Nations Unies, la corruption coûte extrêmement cher, particulièrement en Afrique, où 30 milliards de dollars d’aide internationale ont été détournés, Le Monde, op. cit, p. 4.

[52] Sur cet État importé et ses implications, voir, Alliot M., 1981 : 95-99 ; Le Roy É., 1986 : 81-108 et 1996a : 5-16 ainsi que 1998 : 53-56 ; Michalon Th., 1998 : 289-313 ; Tshiyembe M., 1997 : 140-145, et 1999 : 485-518.

[53] Étienne Le Roy souligne, par exemple, la trahison des élites africaines à travers l’adhésion au modèle de l’État colonial puis post-colonial parce qu’il servait leurs intérêts (Le Roy, 1998 : 54). Cette critique gagerait à être nuancée, par exemple, avec les travaux Check Enta Diapo. Son ouvrage sur Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire ” (1960) procède bien d’une réflexion sur le dépassement de l’État importé. L’actualité de celui-ci a été rappelée, voir, Fauvelle F.X., (1996 : 103).

[54] A propos de la réappropriation liée à l’importation du modèle étatique de type occidental, J. Chevallier (1999a : 22) écrit : “ l’importation s’accompagne en fait d’un processus de réappropriation : le fonctionnement réel de l’État dépend du système de valeurs et du réseau de significations qui prévalent dans la société... la réappropriation se double ainsi d’une réinvention qui aboutit à des configurations étatiques originales ”,.

[55] Étienne Le Roy (1996a) adopte le métaphore de l’odyssée à propos de l’errance de l’État en Afrique qui apparaît inachevée.

* Attaché de coopération Centre de recherche en droit public Université de Montréal

[56] L’agence d’exécution canadienne est un consortium créé par trois institutions bien connues : la Faculté de Droit de l’Université de Montréal, la Faculté de Droit de l’Université McGill et l’Institut canadien pour l’administration de la justice.  Pour ma part, j’agis à titre de Directeur du Projet, résidant en Chine. Je vis à Beijing depuis l’été 1998. Mon lieu de travail quotidien se situe à l’Institut national des juges de Chine, en banlieue de Beijing. Bien que bénéficiant de l’appui de mon employeur pour rédiger cet article, les idées qui y sont exprimées n’engagent que moi.

[57] Les stagiaires ont entre 26 et 36 ans. La grande majorité d’entre eux détiennent ou sont sur le point d’obtenir une maîtrise en droit décernée par une université chinoise. À la fin de leurs études au Canada, dans le cadre de notre projet, ils ont obtenu un Diplôme d’études spécialisées en droit, qui, hiérarchiquement, se situe entre la licence et la maîtrise.  Un premier groupe de stagiaires a terminé l’ensemble du cycle de formation en mai 2000. Le second groupe le terminera en février 2001. Les activités d’enseignement et d’accompagnement se déroulent principalement en anglais. Mon collègue, M. Jiao Jie, qui est lui-même chinois, s’adresse toutefois aux stagiaires dans leur langue maternelle.

[58] Les informations qui suivent m’ont été fournies par M. Fang, l’un des deux Vice-Directeurs de l’Institut national des juges de Chine, lors d’entrevues réalisées en avril et mai 2000.  Qu’il en soit ici remercié.

[59] Je n’ai en ma disposition que le manuscrit de cet article et, par conséquent, je ne peux pas identifier la pagination, ni le numéro de la revue dans lequel l’article a été publié.

[60] Reproduit de l’ouvrage d’Armytage 1997.

[61] Reproduit de l’ouvrage d’Armytage 1996.

* Contribution pour la rencontre scientifique de l’Institut International de Sociologie Juridique à Oñati, 3 et 4 avril 2000, “ Cicatriser les violences. Les processus de restructuration idéologique, sociale et juridique de sociétés traumatisées par les guerres et les menaces d’éclatement ”.

** Doctorant au LAJP

[62] Et qui vont à travers (dia) notre logos pour atteindre la dimension du mythos (voir Panikkar 1984a). Nous préciserons ce que nous entendons par la méthode “ dialogale ” et ses implications au cours de l’article.

[63]  dans le sens “d’aller à travers” - ce qui implique qu’on se retrouve autre part à la fin qu’à son départ, donc plus dans la modernité même si elle continue à nous marquer.

[64] Voir dans ce sens les chapitres “Lâcher prise”, “La voie ouverte”, “Le sentier du Bodhisattva” dans Trungpa, 1996.

[65] Il peut être intéressant pour illustrer et mettre en perspective ces réflexions de se reporter à Ost, 1997.

[66] Les développements qui suivent sont plus particulièrement fondés sur les chapitres “Le développement de l’ego” et “Les six mondes” dans Trungpa 1996. Voir aussi Trungpa 1981b.

[67] Pour des développements plus poussés voir Eberhard, 1999a et 1999b et pour une présentation rapide des paradigmes dialectique et dialogal voir Eberhard, 1998.

[68]  Voir par exemple l’introduction “The Quest for Order” de Modernity and Ambivalence de Zygmunt Bauman (1993), et spécialement p 7. Pour l’impact de ce genre de pensée sur le génocide juif voir Bauman 1991.

[69] “Le mythe c’est l’horizon invisible sur lequel nous projetons nos conceptions du réel” (Panikkar, 1979 : 30). C’est “ce en quoi l’on croit, sans croire qu’on y croit.” (Vachon, 1995a : 38)

[70] Il ajoute (1995c : 9) : “Nous sommes tellement habitués à réduire la conscience à la conscience logique que nous en sommes devenus prisonniers et esclaves ; il nous faut des cadres conceptuels pour tout. C’est comme si nous fuyions l’expérience directe de la réalité, et conséquemment l’interprétation de l’expérience à la lumière de l’expérience directe. C’est comme si nous avions peur de la réalité et de sa transparence. Or, la réalité est d’abord mystère de liberté par rapport à la conscience. Elle ne se laisse pas réduire à cette dernière. Elle exige que notre conscience fasse une place prépondérante au mythe, qui est le véhicule du mystère, et au symbole, qui est l’instrument du mythe.”

[71]  Pour l’expérience du Tribunal International Pénal pour le Rwanda voir par exemple Eberhard et Liwerant, 1999 : 10 ss.

[72] Pour l’exigence de replacer toute réflexion sur des politiques juridiques entre les quatre pôles que constituent les archétypes juridiques, les logiques juridiques, les pratiques des acteurs et les “projets de société” voir Eberhard 1999d.

[73] L’exemple de l’Inde nous semble extrêmement instructif pour illustrer les fixations et cristallisations identitaires à travers l’importation de la vision moderne du monde et de son organisation juridique, politique et économique. Voir par exemple Heuzé, 1993,  Madan, 1997, Nandy et al., 1997.

[74] Celui qui marche sur le chemin de l’éveil.

[75] Pour les liens entre inteculturalité et paix voir Vachon 1995b : 36 ss., Panikkar 1995.

* Contribution pour la rencontre scientifique de l’Institut International de Sociologie Juridique à Oñati, 3 et 4 avril 2000, “ Cicatriser les violences. Les processus de restructuration idéologique, sociale et juridique de sociétés traumatisées par les guerres et les menaces d’éclatement ”.

** Doctorante au LAJP

[76] Pour autant, l'acceptation et la déclinaison des cultures de la paix permet d'accéder du générique aux topos et de concevoir un concept d'ouverture.

[77] Nous entendons ici notamment les espaces dégagés entre celui à qui est destiné le récit en corrélation avec la capacité du Sujet à dire.

[78] Hormis les perspectives clinique et historique qui ne s'inscrivent qu'indirectement dans notre propos.

* Contribution pour la rencontre scientifique de l’Institut International de Sociologie Juridique à Oñati, 3 et 4 avril 2000, “ Cicatriser les violences. Les processus de restructuration idéologique, sociale et juridique de sociétés traumatisées par les guerres et les menaces d’éclatement ”.

** Doctorante au LAJP

[79] À propos de ce conflit, Kelman écrit : “ In such conflicts, there is no substitute for an agreement that adresses the partie's grievances and existential fears and transforms the relationship between them, since they must continue to live together in the same limited space. ”

[80] A cet égard, les paroles qu'auraient prononcées Ehud Barak en 1996 cité dans Rothstein (1999) sont révélatrices de cette prise de conscience de l'interdépendance entre les protagonistes : “ The prerequisite for a stable middle east is that we recognize the needs and sensibilities of our inevitable partners. There're going to be here forever. You don't choose your parents, and a people cannot choose their neighbors... The question is: are we going to settle with them (the Palestinians) or are we going to manipulate it to let us control them without appearing to ? ”

[81] “ La place de la justice se trouve ainsi marquée en creux, comme faisant partie de l'ensemble des alternatives qu'une société oppose à la violence.[...] au fond, la justice s'oppose non seulement à la violence tout court, [...] mais aussi à cette simulation de la justice que constitue la vengeance, l'acte de se rendre justice à soi-même. ” (Ricoeur, 1995 : 192)

[82].

[83] Kelman (1999 :198) “ Mutual acceptance of each's other national identity, based on separating out the different components of the images of self and other. The objective is to come up with language and actions that would allow each party to acknowledge the other's identity in ways that are meaningful to the other without thereby negating their own narrative and threatening their own identity. ”

[84]  Ma'oz (1999 : 67) “ C'est la première fois que les deux communautés nationales rivales ont mutuellement reconnu la légitimité et les aspirations nationales et politiques de l'autre et se sont engagées à oeuvrer ensemble pour une coexistence pacifique sur la terre partagée d'Israel/Palestine. Ainsi, l’asymétrie historique entre les parties était réparée sans pour autant corriger le déséquilibre entre les parties ”.

[85]  Extrait des accords d’Oslo: Near East Report 34, No.22 (Octobre 9, 1995).

[86] Kelman (1999 :198) à propos du conflit israélo-palestinien écrit dans le même esprit : “ First, the peace agreement itself must entail a solution that satisfies the fundamental needs and fulfills the national aspirations of both parties, rather than one that is experienced as defeat and subjucation by one of the party. ... An agreement conductive to reconciliation must leave each party with the sense that its basic needs have been met and that it owns a share of the contested land in which it can express its national identity. ”

[87] Kelman (1999 :196) “ The search for a solution that addresses the fundamental needs and fears of both parties can be viewed as the operational quest for justice. ... Perception of justice also depends , however on people's conviction that the process whereby the agreement was achieved was fair; that their side 's concerns were seriously considered; that the other side did not take advantage of their leaders'weakness in order to impose an unacceptable agreement... ”

[88] À propos de l’arbre à palabre, cité dans Le Roy (1999 : 139)

[89] Rothstein (1999 : 11) “ The crosscutting and overlapping ties that have done so much to reduce the significance of ethnic and other divisions in many democratic societies simply do not exist."( ...) "Encounters with the "other" are thus largely formal, distant, and tense, with little opportunity to developp shared interests or a common identity. ”

[90] Galtung (1996) “ Peace-making strategies are reformative in nature, as they usually seek resolutions or de-escalation of conflicts. Peace-keeping strategies tend to be more palliative as they are generally mechanisms for decreasing the level of violence and maintening cease-fires, but do little to adress the underlying causes of conflict. Peace-building strategies, on the othe hand, are transformative in nature and also construct positive structural and cultural mechanisms toward "positive peace ”.

[91] “ Joint coopération has a great impact in the long establishing channels of communication and diminishing demonization of the unfamiliar other ”.

[92] Peu d'ONG palestiniennes ont comme objectif direct la coopération avec des ONG israéliennes "(They) perceived such activism as normalization of relations prior to solving the outstanding isues, which is problematic, as the peace process is not fulfilling the aspirations of the Palestinians. Hassassian dans  Adwan, Sami, Bar-On, Dan (2000 : 25).