DHDI


groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

Compte rendu du séminaire du 07/01/1998 animé par Christoph Eberhard et portant sur :


Vers une Communauté Humaine et une Praxis Dianthropologique

Etaient présents : de Graverol Gaël (INALCO), Eberhard Christoph (LAJP), Martin Boris (Juristes-Solidarités), Ngo Innak Rose (LAJP), Nké Eyebe Véronique (LAJP), Parmentier Ingrid (LAJP), Soykan Muazzez (INALCO) et Zelmar Stéphane (INALCO).

L'enjeu de ce séminaire était de voir comment il était possible en tant que juriste marqué par la modernité occidentale, dont le signe diacritique est la tendance à l'uniformité et à l'uniformisation, d'aborder la problématique des droits de l'homme et du dialogue interculturel. Les deux termes des "Droits de l'Homme", "Droit" et "Homme" sont pensés dans notre tradition moderne de manière unitaire. Les êtres humains sont conçus comme des individus abstraits, uniformes et égaux. Ils s'organisent en société rationnellement en abandonnant leur souveraineté à l'Etat, qui devient ainsi le dépositaire de tout pouvoir, et qui maintient l'harmonie de la société en lui imposant uniformément ses règles générales et impersonnelles. La pluralité y est perçue comme chaos et comme danger pour l'harmonie sociale. Or le dialogue interculturel semble nous inviter à reconnaître une pluralité de perspectives différentes. Comment répondre à cette exigence ? Comment sortir de l'unitarisme pour penser la pluralité sans tomber dans le relativisme ? Nous semblons être invités à nous engager sur les voies d'un pluralisme sain. Nous avons commencé par nous interroger sur le contexte dans lequel s'inscrit cette démarche et sur les enjeux qui y sont liés (1). Puis nous nous sommes arrêtés sur trois changements paradigmatiques qui semblent nécessaires pour avancer sur la voie d'un pluralisme sain : de la dialectique au dialogue (2), du système à la communauté (3) et de l'anthropologie des Droits de l'Homme à leur Praxis Dianthropologique (4).

(1) Tout d'abord, il faut noter qu'on ne peut pas réfléchir à la problématique des droits de l'homme dans une perspective de dialogue interculturel en faisant abstraction des phénomènes de globalisation. Certains voient la globalisation comme émergence d'un village planétaire, d'autres plutôt comme émergence d'un archipel planétaire (Rouland) et certains notent que la globalisation, perçue comme "rouleau compresseur occidental" (Latouche) est elle même à l'origine de replis identitaires. Il faut donc s'atteler à penser ensemble unité et diversité pour éviter d'en arriver à un "clash of civilizations" (Huntington) que ce soit par réaction à un universalisme oppressif ou par survalorisation des particularismes. Il semble que les "Droits de l'Homme" comme symbole d'un ordre harmonieux universel pourraient être un lieu privilégié pour réfléchir à une structuration harmonieuse de la vie que nous partageons au niveau global. En effet, si la globalisation est la "structuration du monde comme un tout" (Robertson), le droit c'est justement de "mettre en forme et mettre des formes" (Bourdieu), ou "l'art dogmatique de nouer le biologique le social et l'inconscient pour assurer la reproduction de l'humanité" (Legendre). Apprendre à sortir d'une représentation de "unité contre diversité" pour penser "unité et diversité", peut donc se faire dans le domaine des droits de l'homme, par l'essai de sortir du paradigme "universalisme/ relativisme" actuel. Il s'agira de suivre la voie d'un pluralisme sain, comme nous y invite Panikkar pour qui toutes les cultures sont autant de fenêtres sur notre humanité partagée. Si les perspectives de ces différentes fenêtres sont irréductibles l'une à l'autre, elles sont néanmoins des perspectives sur la même réalité. Approfondir notre connaissance de la réalité n'est donc possible qu'en acceptant son caractère fondamentalement pluraliste. Ce n'est qu'en entrant en dialogue avec les autres fenêtres que nous pouvons expliciter nos présupposés implicites, nous rendre compte de la particularité de notre perspective et par là enrichir notre compréhension de la réalité.

(2) Pour ce faire nous devons adopter une démarche dialogique allant au delà du simple dialogue dialectique dans lequel on discute rationnellement d'un objet pour mieux le cerner et qui présuppose un ensemble de présupposés partagés. Or les différentes cultures ne partagent pas les même présupposés. Elles ne sont pas enracinées dans les même mythes. La méthode dialectique dans le cadre interculturel risque donc de mener à ce que Dumont appelle "l'englobement du contraire". Explicitement on pose l'"autre" comme égal, et on l'englobe ainsi dans la catégorie générale d'"humanité". Or implicitement on se construit soi même comme point de référence de cette humanité, introduisant ainsi une hiérarchie cachée. Ainsi le dialogue est biaisé et "l'autre" est construit comme l'image inversée de soi même plutôt que dans son originalité propre. Le dialogue dialogique, qui est avant tout une démarche de dévoilement mutuel, permet de sortir de ce "piège" en mettant au centre l'"autre". On ne parle plus d'un objet, mais on parle entre sujets, de "moi à toi". Il est donc fondamentalement diatopique, c'est à dire qu'il émerge à partir d'un voyage à travers différents topoi (lieux) culturels enracinés dans des mythes différents et des logiques qui y sont liées. Véritablement dialoguer sur les droits de l'homme nécessite donc une démarche comme celle proposée par Alliot, pour qui on ne peut comprendre la forme et le sens des institutions juridiques d'une société qu'en les rapportant à l'univers visible et surtout invisible de la société dans laquelle on les observe. Ainsi pour Alliot "penser Dieu c'est penser le Droit" et il distingue trois grands archétypes juridiques: celui de l'identification (pensée confucéenne), de la différenciation (pensée animiste) et de la soumission (occident chrétien, Islam). Il semble selon les travaux récents de l'anthropologie du droit que ces trois archétypes correspondent à trois ordres sociétaux qu'on retrouve dans toutes les sociétés, bien que différemment valorisés : l'ordre accepté, l'ordre négocié et l'ordre imposé, ce qui nous incite à penser le droit comme "tripode" (Le Roy). Si ces archétypes juridiques et le droit tripode semblent constituer des fondements pour une recherche interculturelle sur les Droits de l'Homme, ils nous obligent cependant à penser le pluralisme et le multijuridisme, ce qui n'est possible qu'en abandonnant le paradigme systémique en faveur du paradigme de "communauté".

(3) Ce changement de paradigme peut être illustré par le passage de l'archétype d'ordre imposé dans lequel est ancrée la pensée contemporaine des droits de l'homme, à l'archétype communautaire de différenciation. Le premier est caractérisé par la valorisation de l'uniformité, l'abandon de la responsabilité de la société quant à son futur à une instance extérieure et supérieure (l'Etat, le "système des droits de l'homme") et par une logique d'exclusion des contraires. Le deuxième est caractérisé par la valorisation de la pluralité, par la prise en charge de la société par elle même et par une logique de complémentarité des différences. Ce changement de paradigme semble nécessaire car l'importance du témoignage dans le dialogue interculturel nous mène à nous intéresser aux droits vivants, aux droits de la pratique, plutôt qu'aux montages juridiques souvent inopérants. Ceci nous invite à abandonner une perspective systémique en faveur de la perspective des acteurs, nous obligeant ainsi de prendre en compte des situations de pluralisme, de reconnaître le pragmatisme et de penser la complémentarité des différences pour éviter un éclatement particulariste. Cette réflexion s'inscrit dans un mouvement plus général d'interrogations sur la condition d'un "droit postmoderne" en théorie du droit. Pour approfondir les recherches dans ce paradigme il semble intéressant de se pencher sur le débat "Liberals/Communitarians" anglo-saxon où des auteurs communautariens remettent de plus en plus en cause l'"individu" abstrait comme fondement des théories politiques, en montrant l'importance de l'inscription réelle des êtres humains dans leurs multiples communautés d'appartenance. La théorie anglo-saxonne de "Common Law" qui traditionnellement pense le droit plutôt comme expression des valeurs d'une communauté que comme ensemble de lois étatiques semble aussi offrir des perspectives intéressantes pour réfléchir au lien du droit et des communautés dont il est l'expression.

(4) Enfin cette démarche devra avoir pour horizon non une simple anthropologie des droits de l'homme mais une praxis dianthropologique des droits de l'homme, c'est à dire une praxis émergeant à travers nos différentes anthropologies, mais aussi ancrée au delà du simple "anthropologos", dans un mythe ("mythos") partagé. Celui-ci pourrait peut-être être approché par le dialogue avec les différentes traditions spirituelles de l'humanité qui pourrait permettre l'émergence dune "image de l'homme partagée" et pourrait se révéler être de nature cosmothéandrique (Panikkar) et encadré par les symboles d'Amour, de Sagesse et de Paix.

La discussion a surtout porté sur la manière de penser et de mettre en pratique un pluralisme sain dans le domaine des droits de l'homme. Nous avons clarifié ses rapports avec l'universalisme et le relativisme et nous nous sommes interrogés sur les liens entre théories et pratiques et sur les problèmes que soulevaient la rationalisation de la réalité et du vécu. Dans ce contexte nous avons aussi réfléchi au rôle du mythe et au sens de "praxis dianthropologique". Enfin nous avons réfléchi à la pertinence du concept de "droits de l'homme" dans le cadre d'une réflexion interculturelle ainsi que dans un cadre uniquement occidental et en avons dégagé des limites. La socialisation des êtres humains et l'organisation sociale ne relevant pas exclusivement et principalement du droit étatique, nous nous sommes rendus compte de la pertinence de l'approche tripode du droit qui permettait de mieux rendre justice à la "pluralité de nos mondes" (Boltanski et Thévenot).

Nous avons décidé pour le DHDI de tous apporter une cassette de 90 min. (normale et pas chrome) pour enregistrer les séminaires et 10 FF pour participer aux frais postaux. Les cassettes des séminaires sont consultables au LAJP ainsi que le mémoire Common Humanities and Human Community - Towards a Dianthropological Praxis of Human Rights dans lequel les idées exposées ci-dessus sont approfondies.