PROTECTION DE LA PERSONNE ET STRUCTURE SOCIALE

(EUROPE ET AFRIQUE)

 

Michel ALLIOT

 

 

(paru dans Bulletin de liaison du LAJP, n 4, 1981, pp. 103-131)

 

 

 

La question de la protection des droits de la personne correspond un problme fondamental de la vie en socit auquel aucune n'chappe: celui de la confiance dans l'avenir. Mais en la formulant ainsi, en se rfrant des droits de la personne , on la lie un modle socital que l'Occident prne depuis deux ou trois sicles.

 

Ce modle repose sur une image de la socit o des individus tous semblables et isols dans une uniformit gnrale ont besoin la fois d'un pouvoir fort et donc unique pour les protger les uns des autres et d'un droit pour les protger de ce pouvoir. Ce droit serait une conqute des citoyens et ses progrs, notamment les Dclarations de droits de 1776[1], 1789[2], 1848[3] et toutes celles qui ont suivi la fin de la dernire guerre mondiale[4] marqueraient l'avancement de la libert, de la rationalit politique et de la socit dans son ensemble.

 

Mais que vaut cette image ? N'est‑elle pal; la base de grandes illusions ? Que vaut‑elle pour des socits qui n'ont pas connu l'absolutisme europen, le face‑‑face des individus et du pouvoir, l'unit du pouvoir, la ncessit du droit pour en prvenir les excs, l'Europe mdivale, l'Afrique noire ou de nombreuses socits islamiques par exemple ? La personne n'y tait pas sans protection, elle tait autrement protge, par la structure mme de ces socits.

 

Dans l'Europe mdivale ou en Afrique, l'individu n'est jamais isol: il appartient un lignage, une famille, il est membre d'un village, d'une corporation, d'une caste, d'une clientle. Au sein de son lignage, au sein de son village, il se sent dans un espace de libert la solidarit de tous y garantit la sret de chacun[5].

 

Et que vaut l'image pour les socits domines par cette forme d'tat qui est ne de la pense absolutiste europenne ? Dans les socits europennes tout d'abord : est‑il sr que la personne y est protge par des dclarations de droits et les mcanismes juridiques de protection correspondants ? Cela ne ferait‑il pas partie de la mythologie que l'Occident a somptueusement dveloppe propos de l'tat et du droit ? La vraie protection de la personne ne rsulte‑t‑elle pas toujours de la structure sociale sans que les Occidentaux en aient conscience, fascins qu'ils sont par leur mythologie ?

 

Que vaut enfin l'image pour les socits africaines ? En adoptant les structures de l'tat, ont‑elles emprunt la mythologie ? N'opposent‑elles pas cette mythologie europenne un ralisme qui les dtourne souvent de faire confiance l'tat pour protger les droits de la personne ?

 

 

LES SOCITS TRADITIONNELLES

 

Encore faut‑il que ces groupes soient assurs de leur avenir. Il y a de bonnes et de mauvaises socits. Les bons systmes sociaux sont ceux qui garantissent l'avenir des groupes qui les constituent, mais cette garantie n'est pas attendue d'un pouvoir ou de la parole d'un pouvoir. La sret des groupes sociaux dcoule de la structure de la socit, de celle des pouvoirs et de l'indpendance de leurs droits.

 

Les bonnes socits ne sont pas constitues de groupes semblables, car alors aucun n'est indispensable aux autres. Elles s'organisent partir de groupes diffrents ayant chacun besoin des autres : si les paysans ne peuvent travailler le fer et si les forgerons ne cultivent pas,,alors chaque groupe tant ncessaire l'autre est sr de son avenir. La sret est mieux garantie par la structure de la socit que par un pouvoir[6].

 

D'ailleurs les bonnes socits ne sont pas soumises un pouvoir mais des pouvoirs, des pouvoirs de nature diffrents. Il faut qu'il y ait des pouvoirs distincts : un pouvoir sur les hommes, un pouvoir sur les terres, un pouvoir sur les eaux, un pouvoir militaire, un pouvoir sur l'invisible, etc., car chaque pouvoir dpend alors de tous les autres : que pouvait dans l'Europe mdivale le seigneur combattu par l'glise ? Et que peut en Afrique noire le dtenteur du pouvoir politique sans l'assentiment du matre des terres ou de celui de l'invisible ? Et imagine‑t‑on qu'au Maghreb ou au Mashreq les lignages de pouvoir et les lignages saints qui exeraient leur autorit les premiers partir d'une ville, les seconds partir du dsert, aient pu se rendre indpendants les uns des autres[7] ? Quand ainsi chaque pouvoir est indispensable aux autres, aucun ne peut dominer les autres au point de les liminer : si un pouvoir voulait devenir despotique, immdiatement les autres l'arrteraient.

 

D'ailleurs dans les bonnes socits, le droit n'appartient aucun pouvoir. Chaque groupe a ses coutumes, ses privilges (au sens tymologique du mot) qui ne doivent rien aux pouvoirs. Si des rgles gnrales purent, en pays d'Islam tre dduites de la rvlation coranique et de la tradition du Prophte, e ne fut pas au pouvoir khalifat, mais aux docteurs, c'est‑‑dire d'une certaine faon la communaut scientifique, de les noncer. Et les accords entre seigneurs et communauts mdivales en Europe, taient scells par des serments qui les faisaient chapper aux hommes. Coutumes, sharia, chartes sont donc trangres aux pouvoirs.

 

Elles leur sont souvent opposes et leur force est d'autant plus grande que, distinctes mais non indpendantes, des croyances religieuses, technologiques ou scientifiques, etc., elles peuvent difficilement tre modifies. Et l'on comprend l'attachement des populations leurs coutumes quand un tat naissant essaie de les abolir : mme irrationnelles, mme incomprhensibles, elles sont l'affirmation d'une identit, le signe d'une libert.

 

Les bonnes socits sont ainsi celles o le droit indpendant des pouvoirs, la structure plurale de ces pouvoirs et la structure complmentariste de la socit, garantissent la sret des groupes et o ceux‑ci assurent la libert de leurs membres.

 

Les mauvaises socits sont celles o il n'y a qu'un seul pouvoir et o, aucun groupe n'tant indispensable aux autres, tous laissent dtruire leurs privilges et se laissent dtruire par ce pouvoir.

 

 

LES TATS ET LA MYTHOLOGIE EUROPEENNE

 

Tout a chang en Europe avec l'avnement de pouvoirs de plus en plus absolus. Rien n'est plus redoutable que l'absolutisme pour l'avenir des individus. Mais pour le rendre moins redoutable l'Europe s'est alors dote d'une luxuriante mythologie faisant apparatre la loi de ]'tat comme protectrice des individus contre l'tat. Si l'on suit cette mythologie, doctrine officielle des tats europens et fondement de l'enseignement universitaire, la personne n'est plus protge par son intgration dans divers corps sociaux dont les privilges sont garantis par la structure de la socit, des pouvoirs et du droit, elle est protge par la loi.

 

Un premier ensemble mythique prsente cette loi non comme la volont des groupes qui dominent ou utilisent l'tat, mais comme la volont gnrale de la Nation et par consquent comme protectrice de chacun de ses membres. Un second ensemble mythique dcrit comme plus particulirement protectrices les lois qui dclarent les droits de la personne et dfinissent les mcanismes juridiques qui en garantissent l'exercice. Mythe et mythologie doivent ici tre pris au sens propre, celui que les Occidentaux rservent gnralement l'antiquit mditerranenne ou aux autres peuples.

 

La prsentation de la loi comme volont gnrale de la Nation est une vritable thogonie juridique. Les gnrations dfilent, agissent et parlent. Il y a d'abord la Nation, ternellement jeune[8], l'tat[9] qui par un heureux mariage lui apporta l'poque moderne sa protection, et leurs trois enfants dont la sparation et les rapports passionnent les juristes, le pouvoir lgislatif, le pouvoir excutif qui n'est que le cadet mais le plus grand et le plus fort, et le dernier au sexe quelque peu indcis, le pouvoir ou l'autorit judiciaire, qui n'arrive pas galer les deux autres. Tous sont au service du couple parental et leur rvrence est partage par la troisime gnration : qui doute que la loi, fille du pouvoir lgislatif, la rglementation, fille du pouvoir excutif et les petits princes qui portent le titre de principes gnraux du droit, progniture rcente mais innombrable du pouvoir judiciaire[10], ne font entendre que la volont gnrale, celle de la nation qu'ils expriment au nom de l'tat (puisque ce sont les hommes qui ont la parole). Pour les juristes, ces personnages sont bien rels. Ils ne cessent de rapporter leurs propos : la loi dit [ ... ] , le dcret exige [ ... 1 . Et comme ils sont un peu magiciens, les juristes arrivent mme, partir de ces paroles, fabriquer une quatrime gnration de personnages nouveaux dont les plus clbres s'appellent intrt gnral et service public, tous vous la dfense des individus contre l'absolutisme.

 

Le second ensemble mythique voque en cinq chants les hros d'un tragique combat qui aurait oppos la faiblesse la puissance : l'individu au pouvoir. Le premier chant montre, dans l'tat de nature, l'individu tremblant d'tre isol et expos tous les mauvais desseins de ses semblables. Dans le second chant, il les persuade de passer tous ensemble un contrat fondant la socit qui interdira chacun de nuire aux autres et instituera l'tat pour y veiller. Au cours du troisime chant, les citoyens louent l'tat qui les protge les uns contre les autres. Hlas ! au quatrime, le plus tragique, l'tat pour le plaisir de ses reprsentants perscute les citoyens : il faut se protger de lui, mais des sicles noirs s'coulent et l'individu ne trouve pas de protecteur contre le protecteur. Ce n'est qu'au cinquime chant que, faible mais tellement plus intelligent que le monstrueux tat, il dcouvre une technique magique : l'tat peut‑tre enchan par sa propre parole. Un individu lui fait alors dclarer ses liberts et droits fondamentaux. Priodiquement, il oblige le monstre complter sa liste de liberts et de droits, ce qui permet aux juristes de chanter la fois l'individu pour son habilit, l'tat pour sa gnrosit et ses dclarations pour leur efficacit.

 

Ces deux ensembles mythologiques ont l'vidence pour effet de rassurer ceux qui en coutaient le rcit au moment o disparaissait le systme traditionnel de protection des individus. Est‑ce dire que la protection que leur offre l'tat est illusoire et que les individus n'ont plus aucune protection ? Non. Mais la garantie des droits de la personne n'est pas chercher du ct des droits dclars et des mcanismes prvus pour les protger.

 

N'oublions pas que ces dclarations sont ambigus. C'est aussi un mythe que de considrer la loi comme une conqute de l'individu sur l'tat. Elle est bien plus une affirmation du pouvoir de l'tat contre les individus. En dclarant la libert de runion, l'tat a reconnu un droit de la personne, mais en prcisant les conditions de cette libert, il a tout dclar dans quels cas il serait matre d'autoriser ou d'interdire les runions. Toutes les liberts ont un double sens. Elles indiquent que l'tat tolre certaines actions des individus, celles qu'il ne juge pas dangereuse pour l'ordre politique, mais on peut dire qu'elles dfinissent les autres domaines, ceux dans lesquels la contestation de l'autorit de l'tat ne sera pas admise. Quant nos droits conomiques et sociaux, nous y mettons ce que nous esprons, mais lՃtat y met ce qu'il veut en disant qu'il fait ce qu'il peut.

 

En fait, c'est encore du ct de la structure sociale et de l'indpendance des droits qu'il faut rechercher la vritable protection des droits de la personne. Ni les structures fodales et tribales de nos socits, ni l'indpendance de nos droits, n'ont pas disparu avec l'avnement des grands tats modernes. Elles ont seulement t refoules dans le monde invisible des ralits dont on ne parle pas. L'tat a russi donner honte aux Occidentaux de cet aspect fodal et tribal d'eux‑mmes en les persuadant qu'il tait un dfaut dans la grande construction promthenne de la socit dmocratique laquelle ils sont appels.

 

Mais cette ralit toujours tue n'en est pas moins une ralit. Si les juristes refusent de la voir, les sociologues la dnoncent. Aujourd'hui comme au Moyen ge, l'individu n'est jamais isol. Nous appartenons des familles, des groupes de familles, des ethnies (flamande, basque, bretonne, corse ou autre), des socits initiatiques que nous appelons universits ou grandes coles, des clientles politiques qui se mobilisent priodiquement pour des combats de chefs, des firmes conomiques ou des corps de fonctionnaires et nous luttons pour les privilges et les progrs de ces communauts parce que nous savons que la solidarit de groupe est notre vraie libert. Ce que nous appelons la procdure est un moyen d'obtenir la protection de la grande famille des juristes. Ceux d'entre nous qui ont la malchance d'appartenir un groupe exploit par d'autres et qui ne bnficient pas de la protection d'un groupe suprieur constituent immdiatement un groupe de lutte que nous appelons un syndicat : ils savent bien qu'individuellement, ils n'obtiendraient rien de l'tat.

 

Quoi que nous disions et crivions depuis que le pouvoir chez nous est centralis et que le droit relve officiellement de ce pouvoir d'tat, nous sommes rests en fait trs mdivaux. Ce n'est ni par la rationalit ni par des dclarations que nous assurons notre avenir. Il nous faut appartenir un groupe et que les autres sachent que ce groupe leur est indispensable. Nos socits sont demeures des socits de diffrence et de complmentarit quoique nous nous arrangions maintenant pour le cacher.

 

D'ailleurs la ralit quotidienne de notre tat lui‑mme ressemble tout fait une rivalit de pouvoirs multiples. Le pouvoir politique, mme s'il cherche liminer les autres, doit compter avec d'autres pouvoirs qui lui sont extrieurs : des pouvoirs conomiques, des pouvoirs technologiques, des pouvoirs syndicaux, des pouvoirs religieux, des pouvoirs culturels, y compris ceux des mdia, et d'autres pouvoirs politiques, trangers ou internationaux. Et au sein mme de cet tat, le pouvoir politique doit composer avec ses propres serviteurs : la fidlit des militaires leur idal, le fodalisme des fonctionnaires, notamment en France dans les tribus issues des grandes coles, l'inertie ou l'activisme de leurs comportements, psent souvent plus lourd que les volonts du parlement et du gouvernement. Cette multiplicit des pouvoirs est notre garantie : si l'un d'eux l'emportait sur tous les autres, nous tomberions dans le despotisme.

 

Faut‑il ajouter que le droit n'est pas, comme dans la thorie, la proprit de l'tat ? En France, dans le domaine si important du droit public, le Conseil d'tat n'hsite pas dfinir des principes gnraux du droit qui imposent ses vues au lgislateur, allant jusqu' dclarer qu'il lit mieux dans la pense du Parlement que les parlements eux‑mmes.

 

C'est donc la structure de notre socit et l'indpendance de notre droit qui garantissent la sret des groupes et par consquent notre libert tous. Ce sont eux qui limitent la puissance et l'arbitraire de l'tat, sans qu'il y ait irrductible opposition, car entre Il tat qui dclare les droits fondamentaux et notre socit fodale et tribale qui les garantit, foisonne toute notre mythologie juridique qui fait admettre le premier et oublier la seconde.

 

Ce rle important de la mythologie juridique, on l'apprcie mieux en considrant l'Afrique. Beaucoup moins porte que l'Europe mythifier la vie politique, elle a en grande partie adopt les structures de l'tat europen sans emprunter la construction mythique dont nous laccompagnons : que deviennent alors les droits de la personne ?

 

 

LES TATS ET LE RALISME AFRICAIN

 

Quoique l'Afrique nous donne une leon de ralisme, bien des traits rapprochent la situation africaine de la situation europenne. D'abord, l'opposition entre un tat et le bon sens traditionnel : un tat qui se dit unique, se veut tout‑puissant, qui affirme tre sa propre borne et qu'il assurera aux individus la garantie de leur avenir ; le bon sens qui fait plus confiance soi‑mme, son action, la structure sociale, la multiplicit et l'interdpendance des pouvoirs, au droit indpendant de l'tat ‑ les coutumes ‑ qu' l'tat d'origine occidentale pour garantir cet avenir. Ensuite, un investissement de l'tat par les groupes les plus opposs. S'emparer de l'tat est devenu l'objectif de nombreux groupes : les ambitions ethniques ou tribales, les vises religieuses, les alliances, les guerres offensives et dfensives s'y dploient dcouvert, on prend position sur les institutions nouvelles en s'appuyant sur la plus traditionnelle sacralit, sur l'Islam et sur le Christianisme : l'tat devient alors un enjeu, comme en Europe.

 

Mais, premire diffrence, si le tribalisme ancien y est beaucoup plus puissant, le tribalisme nouveau, celui des fonctionnaires, des grandes coles, I.H.E.O.M., I.I.A.P., coles nationales d'administration, etc., est beaucoup moins structur et les groupes qui investissent ainsi l'tat ont peut‑tre beaucoup moins besoin les uns des autres que ceux qui le font en Europe, ce qui signifie un plus grand risque d'arbitraire.

 

Seconde et capitale diffrence : ces jeux ne sont dissimuls par aucune mythologie. Le ralisme africain considre la vie politique telle qu'elle est, sans entourer l'tat de qualits fictives, sans se dissimuler la ralit quotidienne. Ds lors, on a plus tendance chercher appui contre l'arbitraire de l'tat sur cette ralit que dans un dveloppement des dclarations de droit et des mcanismes d'application. Le village apparat souvent comme un vritable espace de libert. Beaucoup plus frquemment qu'on ne le dit en Europe, on cre de nouveaux espaces de libert de type traditionnel. Des milliers de prophtes se sont levs contre l'tat, sans avoir cherch le renverser, mais en le considrant, la faon des prophtes de la Bible, comme chtiment divin et donc comme mal ncessaire[11]. Chacun d'eux fond son glise dont les fidles vivent hors de l'tat, dchirant cartes d'identit et d'lecteurs, refusant tout la fois les administrateurs, les impts, les routes, les dispensaires et les coles de l'tat, traant leurs propres chemins, difiant leur hpital de mdecine traditionnelle et leur cole elle aussi traditionnelle. Ce mouvement n'est pas sans rappeler le marronnage des esclaves antillais vads. De vastes zones et des centaines de milliers d'hommes chappent ainsi l'tat, les glises les plus connues tant en Cte d'Ivoire, au Congo et au Zare o le dernier dcret interdisant celles de ces sectes que le gouvernement tient pour illgales en numrait cinq cents[12].

 

Ainsi se prsente trs claire la contre‑preuve. Des socits africaines, trop ralistes pour admettre les mythologies europennes, nous donnent une grande leon. Elles ne font pas confiance au droit de l'tat pour garantir les individus et les groupes contre l'tat : elles tiennent pour illusoire l'image occidentale du droit de l'tat conquis sur l'tat par les individus auquel il assurerait les garanties fondamentales. Elles comptent bien plus sur les solidarits de groupe, la structure sociale, la diversit et l'interdpendance des pouvoirs, le droit non tatique.

 

On mesure alors l'importance de la mythologie dans la protection des droits de la personne. L'accepter, c'est se donner l'illusion que des dclarations de droits fondamentaux par l'tat, assorties de mcanismes satisfaisants, permettent de garantir la personne et ses droits. Cette illusion n'est pas ddaigner. Elle a certainement vit bien des rvoltes et bien des scessions. Et la croyance que les droits sont acquis par les individus sur l'tat s'est rvle un instrument utile de combat et d'espoir dans les conflits entre les matres et les sujets : elle a invit et invite formuler des exigences lies ce que nos socits considrent comme indispensable l'existence et combattre pour les imposer. N'apportant par elles‑mmes que peu de garanties aux individus, les dclarations de droits ont en tout cas indiqu le sens qu'ils donnent la vie.

 

Ignorer ou refuser la mythologie qui fonde ces dclarations, c'est au contraire exacerber les tensions entre les individus, les groupes et l'tat. C'est aussi faire apparatre, selon une distinction chre aux juristes musulmans, que les droits de la personne, mme dclars par lՃtat, ne sont pas garantis par lui, mais par la structure sociale, la multiplicit des pouvoirs et l'indpendance du droit. Du mme coup, c'est rappeler tous les juristes, qui se contenteraient facilement de faire confiance au droit, qu'il faut aussi chaque instant organiser et rorganiser nos socits de telle sorte qu'aucune de leurs composantes ne l'emporte au point d'craser les autres. Le droit n'a point de force par lui‑mme. Il a besoin des hommes.



[1] Prambules de la Dclaration d'indpendance des tats‑Unis du 4 juillet 1976 et de la plupart des Constitutions des treize anciennes colonies, la plus clbre tant celle de l'tat de Virginie du 12 juin 1776.

[2] Dclaration des droits de l'homme et du citoyen du 27 aot 1789 et dispositions de la Constitution du 3 septembre 1791, suivies de peu par celles des Constitutions franaises du 24 juin 1793 et du 5 Fructidor An III.

[3] Prambule et premiers articles de la Constitution franaise du 4 novembre 1849.

[4] Prambules des Constitutions franaises du 27 oct. 1946 et du 4 oct. 1958 (ce dernier est d'autant plus important que la dcision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 a consacr sa pleine valeur constitutionnelle et puisqu'il s'y rfre, celle de la Dclaration de 1789 et du prambule de 1946) ‑, Constitution italienne du 27 dc. 1947 ; loi fondamentale de la RFA du 23 mai 1949 ; prambule et dispositions des Constitutions des anciennes colonies devenues tats et surtout Dclaration universelle des droits de l'homme adopte par l'Assemble gnrale des Nations Unies le 10 dc. 1946.

[5] Voir le rapport de J.‑F. Poudret, Lindividu face au pouvoir dans quelques pays d'Europe occidentale du XIlle au XVIIe sicle , au Congrs de la Socit Jean Bodin Delphes en 1981 ( paratre).

[6] Le modle complmentariste et solidariste des socits de lAfrique de l'Ouest a t bien dgag par M. Balla Traor, Socit initiatique et rgulation sociale chez les Malink et Bambara du Mali, essai d'interprtation sociologique d'un systme juridique , thse de 3c cycle (sociologie juridique), en cours d'dition sur microfiches par l'Institut d'ethnologie, Paris, Musum national d'histoire naturelle.

[7] M. H. Chrif, Hommes de religion et pouvoir dans la Tunisie de l'poque moderne , Annales, 35, 1980, pp. 580‑597 ; A. Mammoudi, Saintet, pouvoir et socit : une zaouia marocaine, Tamgrout aux XVIle et XVIIF sicles , op. cit., pp. 615‑641 , E Colonna, Saints furieux et saints studieux, ou, dans l'Aurs, comment la religion vient aux tribus , op. cit., pp. 642‑662.

 

[8] On connat la date exacte et le lieu de sa naissance : 27 juillet 1214 Bouvines. Mais ce n'est qu'au XIXe sicle, la suite d'une sorte de jugement suppltif du tribunal de l'histoire officielle, que ces indications auxquelles on avait jusqu'alors prt peu d'importance furent transcrites dans les manuels des coliers franais.

[9] N Paris, peu aprs la Nation, une date encore non tablie avec prcision, mais vraisemblablement aux alentours de 1254, anne du retour de croisade du roi Saint‑Louis et de la premire organisation permanente de la bureaucratie royale. Voir G. Sivry, La rmunration des agents du roi de France au XIlle sicle , Revue historique de Droit franais et tranger, 1980, pp. 587‑607.

[10] Aussi bien l'autorit judiciaire au sens de la Constitution franaise que le Conseil d'tat et les autres tribunaux de l'ordre administratif.

[11] Par exemple Amos. Voir A. Nher, Amos, contribution l'tude du prophtisme, Paris, Vrin, 1950, XV, 299 p., 2e d. 1980, 328 p.

[12] Sacralit, pouvoir et Droit en Afrique , actes du colloque organis par le Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris, janv. 1980, paratre.