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groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

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La "boite noire" de l'impunité

en matière de crimes contre l'humanité en Afrique,

spécialement dans le cas du génocide au Rwanda

 

 

Présentation préliminaire de la problématique

anthropologique soumise à l'appréciation du

Centre International des Droits de la Personne

et du développement démocratique de Montréal

 

par Etienne Le Roy, professeur d'anthropologie du droit

Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris,

Université de Paris 1

 

(leroylaj@univ-paris1.fr)

 

Paris, décembre 1995

 

Préambule

 

Lors de la conférence internationale sur le génocide, tenue à Kigali du 1° au 5 novembre 1995, l'israélien John Lemberger, directeur général de l'agence AMCHA, déclarait :

 

"Demander aux gens si vite de surmonter leur chagrin, leurs rancunes, alors qu'il n'y a même pas de réparation, parler aussi légèrement de réparation, de pardon, ce n'est pas seulement irréaliste, c'est cruel et inhumain. Seule une vrai justice permettrait de faire un pas dans ce sens.(...) L'assassinat de la mémoire est le deuxième volet du génocide. Nous en avons fait l'expérience et les Rwandais vivent cela aujourd'hui.[1]"

 

Les propos de ce journaliste israélien nous posent deux questions complémentaires : comment éviter à travers "l'assasinat de la mémoire" donc la consécration de l'impunité ce second génocide mais aussi qu'entendre par "une réparation" autorisant une "vrai justice"?

 

Depuis les origines de l'humanité, les hommes se sont interrogés sur le sens à donner à la justice et ils n'ont pu y apporter que des réponses contextuelles. C'est dans cette perspective qu'il faut relire les poèmes homériques[2] ou la tragédie grecque, les philosophes romains ou les théologiens chrétiens mais aussi la sagesse indienne ou la pensée confucéenne. La justice et le Droit sont issus de visions du monde[3] qu'ils concrétisent dans des espaces-temps toujours particuliers. A l'inverse de ce que tentent d'accréditer les conceptions positivistes du Droit ou de la Justice modernes, il n'existe pas (ou pas encore) de vision universaliste qui soit susceptible d'être proclamée et appliquée par l'ensemble des sociétés en cette fin de XX° siècle. Si, à la suite de la déclaration "universelle" des droits de l'homme de 1948, la communauté internationale a largement contribué à constituer un corpus iuris  à la hauteur des défis de ce siècle, ce corpus est plus "proclamé" qu'effectivement "concrétisé". Car, son  exigence d'universalité reste, pour reprendre une distinction du philosophe Raymundo Panikkar à propos des droits de l'homme, un "requis" plutôt qu'un" acquis", un requis qui ne peut être concrétisé que par un dialogue des cultures échappant au double danger de l'enfermement dans le ghetto des particularismes comme de la prétention  à l'universalisme fondé sur le rationalisme d'une tradition[4].

 

En effet, et d'un point de vue historique cet universalisme est l'expression d'une occidentalisation du monde au nom de valeurs ( le progrès, la réussite matérielle, la liberté individuelle, l'accumulation., l'égalité des chances et des statuts..) très généralement incontestables du point de vue de la tradition qui leur a donné naissance, mais, au moins, partiellement étrangères aux autres traditions. Ainsi, si la contestation de cette forme particulière d'impérialisme n'est encore que latente ou minoritaire et que la conférence de Vienne de l'ONU sur les droits de l'homme de juin 1993 a largement réduit la portée des remises en question énoncées par certains pays asiatiques ou arabes,  les limites de cet universalisme commencent à être saisies pratiquement ou empiriquement.

 

Le problème de l'impunité en matière de crimes contre l'humanité en Afrique et plus spécialement en matière de génocide au Rwanda en apporte une illustration. Dix huit mois après le génocide, la communauté internationale s'interroge toujours sur les conditions à réunir pour donner sens et cohérence au tribunal international qui doit en juger et qui n'existe encore que comme une coquille vide. A l'apathie de certains s'oppose le bon vouloir, parfois brouillon, de beaucoup d'autres, sans que les vrais enjeux aient été posés. Donc sans que des possibilités de construire les bases d'une véritable réparation par la pacification aient été explicitées.

 

Parce que, dans le cas du génocide au Rwanda, au moins deux visions du monde sont en confrontation, l'une endogène et pluriséculaire, l'autre exogène, moderne donc introduite avec la colonisation allemande du Rwanda en 1898, on ne peut continuer à poser le problème de l'impunité sur le seul registre de la modernité et de son Droit, international comme national. Il convient donc, au moins temporairement, de renoncer à trouver une réponse univoque sur les seules bases juridiques officielles pour tenter de découvrir à quoi peut correspondre, pour les Rwandais, l'exigence de vrai justice que nous avons identifiée initialement.

 

Ce rapport sera donc celui d'un juriste qui a dû non seulement pratiquer "l'anthropologie du détour"[5] par l'Afrique pour comprendre l'essence des fondements institutionnels de la tradition occidentale du Droit , mais aussi un "détour" par l'anthropologie pour tenter de saisir un "impensé" : que l'impunité des crimes contre l'humanité soit déterminée non seulement par des considérations politiques[6] (internes ou internationales) ou par des insuffisances de la réglementation [7] mais aussi par la conception du Droit qui est invoquée pour assurer la sanction-punition des génocidaires.

 

Or, il est vraisemblable que pour nombre de lecteurs, spécialistes de droit humanitaire ou membres d'ONG/NGO de solidarité internationale, cet impensé est aussi un "impensable" et qu'ainsi il ne soit pas possible d'apercevoir les limites d'un Droit que la civilisation matérielle de l'Occident et certaines de ses représentations font appréhender comme "naturellement" supérieur. Qu'ont donc les hommes de coutume à opposer aux héritiers de Justinien et de Portalis ? Peu de choses, sans doute, si on s'inscrit dans la technique juridique de la tradition romano-civiliste. Mais beaucoup plus que ce que nous pouvons imaginer si le doute vient à nous effleurer quant à la généralité des conceptions juridiques occidentales.

 

D'un point de vue comparatif et transculturel, cette généralité que le Droit international tient pour définitivement acquise n'est que l'expression d'une tradition confrontée à d'autres traditions et imposant son discours impérialiste par le biais d'une idéologie humanitaire[8]. De même, le droit interne du Rwanda que les fictions "modernes" de l'Etat et du Droit doivent nous faire considérer comme l'expression de la volonté des Rwandais à travers leurs légitimes représentants n'est pas l'analogue de notre "droit positif" mais un placage subissant les conditions de réception -et de rejet- caractéristiques des transferts de modèles juridiques [9].

 

Ce discours juridique officiel, élaboré par des consultants internationaux ou par des élites nationales occidentalisées a fictivement occupé un espace institutionnel, conforme aux critères d'une société dite civilisée, selon les normes de la seconde moitié du XX° siècle. Mais la pratique des acteurs y est si étrangère  qu'elle a dû trouver ses propres réponses[10] et qu'entre le discours officiel  et la pratique populaire  il y a moins un abime à franchir qu'un mur d'incompréhension à détruire.

 

Dans tous les cas, et ceci fera l'objet d'un postulat pour la suite de l'analyse, il y a, en Afrique noire en général et au Rwanda en particulier, deux visions du monde en confrontation et en compétition. Loin de dominer, la vision occidentale de la société et du Droit doit donc composer avec la vision endogène donnant lieu à des pratiques métisses  où c'est le modèle endogène qui paraît, de plus en plus, absorber les apports extérieurs et les soumettre à sa logique de formalisation et d'utilisation.

 

De ce postulat on peut tirer deux propositions :

 

- d'une part, ces traditions confrontées sont en constante innovation sans que de telles innovations puissent être tenues nécessairement pour des "progrès"[11] de l'esprit ou de la civilisation;

 

- car d'autre part, l'une et l'autre des deux traditions font l'objet de remises en cause, constamment affectées par des conditions de reproduction[12] spécifiques par rapport au milieu originel.

 

Sans refaire le procès de la colonisation - ou de la tutelle belgo-flamande au Rwanda- on doit considérer que le modèle occidental moderne introduit par la colonisation a été perverti  par le contexte autoritaire, dérogatoire des libertés publiques et caractéristique de la "situation coloniale" comme de la "post-colonie"[13], spécialement  du régime de Habyarimana. Le mode de régulation n'est ainsi ni conforme aux antécédents occidentaux ni surtout aux précédents africains. Derrière l'apparente anarchie, il y a pourtant des facteurs qui font sens et autorité. Il appartient à la recherche de les révéler pour que le processus de réparation et de pacification puisse opérer.

 

Mise en contexte : l'impunité et l'anthropologie du Droit

 

L'objet de cette section est d'interroger le sens des mots pour en connaître les implications; non seulement de quoi parle-t-on mais, surtout, de qui parle-t-on ? Le Droit, qui est mise en forme de statuts des êtres, des actes et des choses par des taxinomies, ne peut que récuser toute ambiguïté dès lors qu'il y a un risque de polysémie. Paraphrasant le principe issu du droit romain, nullum crimen, nulla poena sine lege, nous chercherons quelle est le Droit applicable aux différents protagonistes et comment penser la réparation du crime contre l'humanité.

 

La manière la plus simple de procéder paraît de partir de la notion d'impunité, "manque de punition" comme le définit le dictionnaire Larousse. Ceci nous conduit à "punition" puis à "punir", défini comme "faire subir à quelqu'un la peine d'un crime, d'une faute".  Avec la référence à la faute, nous entrons de plein pied dans la vie juridique et en particulier dans le régime de la responsabilité pénale. Or, depuis une vingtaine d'années, les anthropologues du droit considèrent que les notions de personne juridique, de faute et de responsabilité n'ont pas d'équivalent dans les droits traditionnels africains non par suite d'une infériorité (quelque primitivisme...) mais par un lien fondamental entre ces notions et la représentation judéo-chrétienne du monde. De même que la "persona"[14] a été construite par les Chrétiens pour dépasser l'opposition entre le civis et l'homo du droit romain, de même en va-t-il pour les notions de faute  et de responsabilité, si intimement liées à notre cosmologie que décrit le livre biblique de la Genèse. C'est là où les sociétés européennes puis occidentales vont trouver leur principe de gouvernementalité en découvrant le péché originel dans le mythe d'Adam et Eve puis en pensant l'organisation des sociétés sur le modèle divin de celui du monde. Pour qui n'a pas abordé ces rivages cosmologiques, de larges citations de l'oeuvre de Michel Alliot seraient indispensables non seulement pour saisir la cohérence de notre conception du monde et ses continuités dans les versions étatiques et laîques récentes mais également pour percevoir les divergences sensibles avec d'autres visions du monde, spécialement celles des Africains.

 

En effet, dans la tradition judéo-chrétienne et à la différence des traditions confucéenne et animiste africaine, "le créateur ne s'est ni progressivement distingué du monde avec lequel il n'a jamais été confondu au sein d'un chaos primordial ni progressivement manifesté en puissances multiples antagonistes, complémentaires et solidaires. Il est unique; il est éternel, et il n'a d'autre histoire que celle de sa création et de ses rapports avec cette création à laquelle il s'est révélé par étapes et qu'il ramène peu à peu en son sein. Avant cette création il est. Avant cette création était son verbe, c'est-à-dire sa puissance créative (...)

 L'univers islamique ou chrétien (...) est dans la totale dépendance du dieu qui le crée et impose ses lois. Loin de se gouverner spontanément, comme par son désir, il est régi de l'extérieur. Cette vision marque jusqu'à la pensée scientifique occidentale.. [15]"

 

Outre l'idée d'unité de la création donc des créatures, retenons surtout l'idée d'extériorité ou, plus exactement de causalité externe qui paraît si liée, comme le note justement l'auteur, aux conceptions de la science moderne, mais aussi, comme il le note dans une autre partie de son étude aux interventions de l'Etat. '"L'Etat occidental applique (...) le modèle du Dieu créateur unique et tout-puissant, gouvernant le monde par ses décrets. iI lui revient, à lui seul, de créer un monde meilleur et, à cette fin, de transformer la société par la loi[16]". Mais cet Etat l'applique dans un contexte moderne, où le principe d'égalité est venu contrebalancer le principe de hiérarchie au fondement  de toute organisation sociale[17]. A l'idée d'égalité est associée la recherche d'un traitement, donc d'un procès, juste et équitable parce que égal pour tous. Quant au sens de la sanction, il est une expression directe de notre cosmologie.  Car son objet est de rétablir un ordre antérieur  perturbé (à l'image de l'ordre divin bousculé par Eve) en faisant appel à une instance, la justice, qui par son exteriorité est garante d'une impartialité de traitement donc de l'égalité  de tous dans le procès et devant la loi[18]. Enfin, le sanction judiciaire,  par sa supériorité, retrouve le principe de causalité externe structurant notre cosmogonie. Tout cela a une cohérence certaine et produit un effet de système qui paraît surdéterminant pour les adeptes de cette tradition, au point de la sacraliser au moins implicitement.

 

Dans un contexte africain, ces diverses représentations doivent être adaptées ou, plus exactement, transposées pour tenir compte de la spécificité d'un monde qui se conçoit par un mouvement  progressif d'organisation et d'harmonisation  venant de l'intérieur et faisant appel  moins à l'abstraction d'une institution qu'à la parole de l'homme . Citons à nouveau Michel Alliot : "La comparaison de la mythologie bien connue des Dogons avec celle des temples de la vallée du Nil est saisissante. Dans l'un et dans l'autre cas le monde est le résultat transitoire d'une création. Avant la création il y avait le chaos. Après la fin du monde, il y aura peut-être une stabilité indéfinie. Le chaos n'était pas le néant : bien au contraire, il contenait, indistinct, tout l'avenir en puissance, aussi bien la création que le créateur lui-même. En son sein se sont distingués progressivement le dieu primordial puis les dieux primordiaux qu'il ne faut pas confondre avec des personnes indépendantes mais plutôt comme l'inéluctable développement du chaos et de la divinité dont les puissances apparaissent en se différenciant, le plus souvent en couples complémentaires(...) Ces cosmologies qui retracent l'histoire du chaos des origines aux temps que nous vivons, on peut les lire comme des cosmologies enseignant que l'inorganisé est au fondement de l'être et que l'apparence n'est stable que dans la mesure fragile où les forces d'ordre l'emportent sur les puissances de désordre. Quelle que soit la lecture retenue, l'univers est toujours en péril." Cette belle leçon d'anthropologie dont les incidences paraissent directement liées à notre réflexion relative au Rwanda, sont suivies de ces remarques : "Dans cette incertitude, l'homme tient une place exceptionnelle. Par la parole, il rend la réalité cohérente, faisant passer sa représentation du monde invisible de la pensée au monde visible du réel. Par les rites  qu'il accomplit, il permet aux puissances divines de faire triompher l'ordre...[19]"

 

Dans un tel contexte, les notions de personne, de faute, de responsabilité ou de culpabilité sont fondamentalement inadéquates. Dans un autre texte, Michel Alliot écrit : "Culpabilité et responsabilité renvoient en effet à une philosophie subjectiviste et à une éthique qui se sont précisées depuis trois siècles et qui considèrent avant tout l'auteur du délit comme coupable de sa faute et responsable de son fait. (...) (D)e nombreuses sociétés s'intéressent plus au désordre qu'à son auteur et de ce fait ignorent les catégories de culpabilité et de responsabilité. En revanche toutes les sociétés connaissent des normes, des déviances et des sanctions. (...) Dans beaucoup de sociétés, la transgression fait plutôt changer de statut ( comme en changeant de frontière un national devient un étranger). Celui qui transgresse les interdits les plus graves entre dans le monde surhumain (il fait la preuve qu'il est de destin royal) ou tombe au contraire dans un monde inférieur et, par là, souille la communauté.

Mais, dans cette communauté, il joue encore un rôle, et un rôle important. Nul ne peut se définir par rapport à lui-même; on ne se définit bien que par rapport à autrui, en se distinguant de lui. Les interdits alimentaires, les prohibitions de mariage permettent au groupe de s'identifier par rapport à l'étranger qui n'a pas les mêmes interdits. De même la déviance permet au groupe de se reconnaître dans ses normes en se distinguant du déviant dont l'exemple est utile à l'enseignement des jeunes et à la conscience de tous. De même, la peine qui lui est infligée et qui doit être exemplaire doit moins faire craindre le châtiment que renforcer la conscience de groupe en inscrivant la norme en chacun[20]".

 

Pour quiconque veut bien y préter quelque intérêt, ces réflexions donnent déjà l'essence d'une philosophie de la réparation qui, sans abolir l'ethnocide, oriente la stratégie internationale dans la direction du travail que les Rwandais doivent faire sur leur mémoire et dans la perspective d'une catharsis, purification nécessaire (puisqu'il y a eu souillure) et autorisant, en faisant le deuil de la violence, la pacification collective.

 

A ces analyses de Michel Alliot, on ajoutera seulement quelques remarques tirées de nos travaux les plus récents et à propos des normes[21]. Nous avons appris que le Droit est "tripode" : qu'il repose sur trois fondements que les diverses traditions ne privilégient pas de la même façon. Là où l'Occident préfère des régles générales et impersonnelles préxistant aux conflits et susceptibles d'être invoquées devant toute instance juridictionnelle, les sociétés africaines ont privilégié les modèles de conduites et de comportements qui condensent l'esprit de la coutume[22]. La tradition confucéenne a, pour ce qui la concerne, valorisé par l'auto-discipline et les pratiques rituelles les systèmes de disposition durables, ce que Pierre Bourdieu dénomme "habitus". Ainsi, les règles, les modèles et les habitus concourrent-ils, chacuns à sa manière, à la régulation de toute société. Mais, dans le cas de l'Afrique noire, les modèles de conduite et de comportements, associés aux habitus lors de l'endo-culturation, sont la matière première de la juridicité. Ce sont donc des modèles de conduites et de comportements présents ou à inventer qui doivent être à la base de ce travail de catharsis que nous proposions aux Rwandais, modèles nécessairement pluri-culturels et "métisses" comme il a été dit ci-dessus. Ensuite, il faudra en transmettre les enseignements par des "habitus" favorisant une initiation à la non-violence. Mais, notre démarche ne saurait s'arréter là car il faudra transposer nos leçons d'anthropologie dans le champ du Droit positif.

 

Transposer les enseignements de l'anthropologie dans le Droit positif rwandais

 

Si la section précédente a permis de reconnaître les deux visions du monde qui interagissent dans notre "boite noire",  pour sortir  la question de l'impunité de son impasse il faut  provoquer l'émergence d'un Droit métisse obligeant à repenser  l'actuel système juridique rwandais.

 

On a déjà, dans les pages précédentes, abordé le problème de la personnalité juridique, laquelle doit  cèder au concept de représentation[23] propre au   communautarisme. On se doute également que l'idée de culpabilité, liée à une notion de péché reste, malgré les apparences de la christianisation, étrangère[24] à la société rwandaise. Comme le suggère M. Alliot,  on doit lui préférer la référence à la déviance.

 

Mais, bon gré, mal gré, il nous faut changer plus largement d'appareil référentiel.

 

A l'opposition public/privé il faut substituer le couple interne/externe, en préférant l'internalité car dans les idées juridiques animistes ce qui vient de l'extérieur est toujours signe de danger ou de tension et ce qui vient de l'intérieur est source d'apaisement et de réconfort.

 

Il faut également se méfier du sens qui peut être donné à la sanction judiciaire et préférer le couple visible/invisible à l'opposition délictuel /criminel par exemple, non seulement pour les raisons déjà avancées mais également parce que la véritable sanction est donnée de l'invisible (par les ancêtres) et souvent dans l'invisible (en refusant à un disparu le statut si essentiel d'ancêtre) . L'important est moins la sanction pénale et son exécution que la condamnation stigmatisant officiellement l'acte de déviance et proposant à terme la procédure de réinsertion sociale à travers l'affirmation du modèle de conduites et de comportements qui pourra y donner sens.

 

 A partir de cette  réorientation, on peut proposer pour la nouvelle politique juridique et judiciaire  les six principes suivants.

 

1° Comme le suggère la dernière citation de M. Alliot, il convient  non de partir de  la poursuite des acteurs, les génocidaires  mais de l'oralisation de la réalité du génocide. Ce n'est donc pas dans le secret du cabinet du juge d'instruction mais sur la scène publique que doit être "instruit[25]" le génocide, éventuellement par le biais d'une théatralisation et d'une médiatisation par la voie de la télévision. Pour être exorcisée et sublimée, la violence doit être revécue de manière ritualisée et il n'est pas inimaginable qu'on puisse y associer des cérémonies de possession collective et de thérapie traditionnelle, si cela s'avère indispensable.

 

2° Dans ces cérémonies de purification, valoriser les rapports socio-juridiques basés sur des valeurs de partage au sein du groupe qui a vu naître le différent, pour faire en sorte que les droits de la défense puissent être pris en considération et que l'objectif visé ne soit point le lynchage, même médiatique, mais la réhabilitation.

 

3°Pour ce faire, remettre en pratique le principe de la complémentarité des différences, par lequel, en Afrique noire, les différences d'origine (donc d'ethnicité dans le contexte contemporain) sont non seulement dépassées mais aussi sublimées et enrichies de valeurs spécifiques. Ce sont ces bases qui pourraient permettre, selon la formule pré-citée de M. Alliot "aux forces de l'ordre de l'emporter sur les puissances  du désordre" car c'est par la manipulation du mythe fondateur du Rwanda ancien que le génocide a pu être légitimé[26]. C'est par la réhabilitation du principe que la complémentarité entre Hutu et Tutsi redeviendra pensable, donc que le pardon pourra être envisagé.

 

4° Reconnaître que l'être humain appartient dès sa naissance à des collectifs distincts et qu'il a vocation à multiplier ses appartenances sans dépendre exclusivement de l'une d'entre elles. Postuler le pluralisme identitaire c'est récuser le fondement unitaire de l'ethnicité  et donner à ceux qui n'ont pas provoqué le génocide mais l'ont vécu comme une grande peur à conjurer la possibilité, en privilégiant d'autres appartenances, de faire le deuil de la logique ethnocidaire. Par ailleurs, penser la nouvelle politique judiciaire en terme de pluralisme[27]  c'est formuler les bases contemporaines d'un "contrat social" qui se donne les moyens d'éviter la concentration du pouvoir et sa manipulation  par un seul groupe, fut-il démographiquement dominant.

 

5° Chaque groupe fait son Droit en élaborant ses propres modèles de conduites et de comportements qui, à défaut de rester secrets comme cela était traditionnellement indispensable, doivent au moins être produits par le groupe lui-même. Restituer aux groupes leurs Droits, donc leurs sanctions, c'est leur restituer leur propre capacité à dégager de la déviance le modèle de conduite puis à "légiférer" quant à l'avenir et, spécialement, selon la formule de M. Alliot, "à inscrire la norme en chacun".

 

6° Toujours préférer initialement la solution produite par la confrontation interne au groupe à celle qui serait importée ou imposée de l'extérieur. De manière idéale, le conflit doit d'abord être réglé au sein du groupe qui l'a vu naître. Si le groupe est dépassé, divisé, impuissant, alors, mais alors seulement, l'appel à une instance extérieure et supérieure, la justice étatique, est justifiée, donc légitime. De là découle logiquement la conclusion que l'intervention d'une juridiction internationale ne peut être que subsidiaire à l'organisation par les Rwandais d'une "vrai justice" selon leurs exigences publiquement débattues et démocratiquement décidées.

 

En conséquence, nous nous proposons, dans le cadre du rapport général et si les bases de ce rapport préliminaire  ont été approuvées, d' interroger le droit international et national pour identifier comment conjuguer ses propres techniques, contraintes et valeurs avec les exigences que l'anthropologie nous enseigne.

On remarquera seulement que le schéma sur lequel nous devrons travailler ne pourra s'enfermer dans les seules limites du Droit, même revisité par l'anthropologie. Il y a en effet des dispositifs et des ressources qui lui sont étrangers  (tels le politique ou le religieux) tout en étant essentiels pour la compréhension de cette crise rwandaise.

 

Il y aura en outre un accompagnement à donner à ces solutions juridiques, tant sur le plan éducatif que moral, institutionnel et économique. Ce qui est en cause, comme un virus infestant le corps social, c'est la présence d'un archétype moderne , l'unitarisme, qui a déjà produit en Europe les totalitarismes, du fascisme et du bolchevisme, et dont je traque les effets depuis plusieurs années sur les régimes autoritaires africains[28].  Ce qui est en cause c'est aussi la présence, obsédante, de la pauvreté, surtout rurale, et où la faim de terres se conjuge à la faim tout court pour expliquer que ce génocide consacre la fin de l'histoire multi-séculaire des Rwandais et de son mode de production agro-pastoral. Ce n'est pas seulement un pardon à recevoir, un peuple à réconcilier mais aussi une économie à construire dans un environnement fort peu favorable.

Enfin, il faut apprendre à lier le global et le local et non à nier les référents locaux africains au nom de valeurs de société ou de civilisation, valeurs qui sans doute honorent ceux qui les proclament mais qui sont si totalement étrangères aux sociétés africaines comme le Rwanda que prétendre les y incarner  serait non seulement inopérant mais aussi dangereux pour ces sociétés, au moins à moyen terme.

 

La manière selon laquelle la communauté internationale a traité des précédents génocides doit nous conduire à une grande humilité  mais aussi à une grande exigence que rappelait John Lemberger en introduction : éviter l'assassinat de la mémoire et, pour ce faire, inventer les voies les plus adaptées à la pacification des sociétés en cette fin du XX°siècle.

 

 



[1]Entretien pour Le Soir de Bruxelles, cité dans Billets d'Afrique, N° 29, décembre 1995, p. 3.

[2] Maryvonne David-Jougneau, "Ulysse, médiateur ou comment sortir de la logique de la vengeance", Droit et Société , 1995, vol. 29, p11-24.

[3] Michel Alliot, "Genèse et permanence des traditions juridiques" Séminaire de Fribourg, 1977, Recueil des articles du recteur Michel Alliot, Paris,  Laboratoire d'anthropologie juridique de Paris, 1989, p. 74-88.

[4] Un état de la question dans E. Le Roy, "L'accès à l'universalisme par le dialogue interculturel", Revue Générale de Droit, 1995, vol. 26, 5-26.

[5] Au sens de Norbert Rouland, "Penser le Droit", Droits, 1989, vol. 9, p. 77.

[6] Voir la définition du Dr Gillies "Is there a history or pattern of inaction or tolerance by the judicial system and political autorities regarding alleged human rights atrocities" David Gillies, Human Rights and Democratic Governance : A Framework for Analysis and Donor Action, Montréal, CIDPDD/ICHRDD, 2° ed. Mars 1995, p. 15.

[7] William A. Schabas, Impunity : Human Rights, Democratic Development, and the Apparent Contradiction Between National Reconciliation and Criminal Prosecution , Montréal, CIDPDD/ICHRDD, 1995, p. 48.

[8] E. Le Roy, Les fondements anthropologiques des droits de l'homme, crise de l'universalisme et post-modernité", Revue de la recherche juridique-Droit prospectif, 1992, vol. 1, p. 139-162.

[9] Dans la perspective de notre analyse du transfert du code civil au Sénégal au congrès de Moncton de 1992. E. Le Roy, "Le code civil au Sénégal ou le vertige d'Icare", M. Doucet et J. Vanderlinden, (eds), La réception des systèmes juridiques, implantation et destin , Bruxelles, Bruylant, 1994, p.291-330.

[10] Filip Reyntjens , "Le gacaca ou la justice du gazon au Rwanda", Politique africaine, 1990, vol. 40, "Le Droit et ses pratiques", p. 31-41.

[11] La représentation du chef et de la chefferie que la science politique vulgaire tient pour une des clefs de l'Africanité n'est en fait qu'un produit de traite, l'effet de cette pseudo-science  que la colonisation produit  et que nous avons détecté sous l'expression "Référent précolonial", E. Le Bris, E. Le Roy, F. Leimdorfer, Enjeux fonciers en Afrique noire, Paris, ORSTOM-Karthala, 1982, p. 23-26. Voir également pour le Zaïre, J.-C. Willame, L'automne d'un despotisme , pouvoir, argent et obéissance dans le Zaïre des années quatre-vingt, Paris, Karthala, 1992, 232 p.

[12] On songe, pour le Rwanda, à la déligitimation du pouvoir central avec l'abolition du caractère sacral de la royauté, aux modifications foncières de l'agropastoralisme sous les conditions démographiques...

[13] Au sens d'Achille Mbembé, Afriques indociles, Paris, Karthala, 1988.

[14] La persona désigne initialement le masque de tragédie, voir Marcel Mauss, "Une catégorie de l'esprit humain, la notion de personne, celle de moi", Sociologie et anthropologie, Paris PUF-Quadrige, 5° ed. 1993, p. 333-364.

[15]Michel Alliot, "Anthropologie et juristique, sur les conditions d'élaboration d'une science du Droit", Bulletin de liaison du LAJP, 1983, N° 6, p. 98. 

[16] Ibidem, page 100.

[17] Sur la contradiction entre les principes d'égalité et de hiérarchie et leur apparent dépassement par l'idéologie moderne voir Louis Dumont , Essais sur l'individualisme, une perspective anthropologique sur l'idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983, p. 119 et s.

[18] Depuis la transmission du décalogue aux Juifs sur le mont Sinaï,  nous savons que la Loi est parole de Dieu donc son avatar.

[19] Anthropologie et juristique", op. cit. p. 95-96.

[20]Michel Alliot, "Hâtives réflexions sur l'avant-projet de symposium, <Le Droit de punir>", Bulletin de liaison du LAJP, Juin 1980, N° 2, P. 71-72.

[21] E. Le Roy, "La face cachée du complexe normatif en Afrique noire", Communication au séminaire du Groupe Européen de Recherche sur les Normes (GERN), Paris, novembre 1994, à paraître.

[22] E. Le Roy, "L'esprit de la coutume et l'idéologie de la loi, à partir d'exemples sénégalais contemporains", Connaissance du Droit en Afrique, Bruxelles, ARSOM, 1984, p. 210-240.

[23]La notion de représentation est liée au principe de la réciprocité des droits et des obligations, le respect des obligations autorisant à revendiquer ses droits. E. Le Roy, "Les chefferies traditionnelles  et le problème de leur intégration", G. Conac (ed.), Les Institutions administratives des Etats francophones d'Afrique noire, Paris, Economica, 1979, p. 105-132. 

[24]Gabriel Marc, "L'horrible tuerie qui a affecté ce pays a jeté le frère contre le frère qui, la veille en core, communiaient sur les mêmes bancs au corps et au sang du Christ. (...) Il reste que le foi professée en commun n'a pas empéché le massacre. Cela jette un trouble dans les Eglises,"La conversion des croyants" La Croix L'événement , 10 août 1994, p. 14. 

[25] Au double sens de l'instruction judiciaire et de la transmission de connaissances par voie d'enseignement

[26] Travaux en cours d'une étudiante du DEA d'études africaines, Université de Paris 1

[27] Notre rapport à la conférence des ministres francophones de la justice du Caire, 31.10-1.11 1995, sur le thème "Oser le pluralisme judiciaire", Paris, ACCT, mai 1995,à paraître.

[28] E. Le Roy, " L'introduction du modèle européen de l'Etat en Afrique francophone : logiques et mythologiques du discours juridique" C. Coquery-Vidrovitch et A. Forest (eds.), Décolonisation et nouvelles dépendances, Lille, PUL, 1984, p. 81-122.