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La "boite
noire" de l'impunité
en matière
de crimes contre l'humanité en Afrique,
spécialement
dans le cas du génocide au
Rwanda
Présentation préliminaire de la
problématique
anthropologique soumise à l'appréciation
du
Centre International des Droits de la Personne
et du développement démocratique de
Montréal
par
Etienne Le Roy, professeur d'anthropologie du droit
Laboratoire
d'anthropologie juridique de Paris,
Université
de Paris 1
(leroylaj@univ-paris1.fr)
Paris,
décembre 1995
Préambule
Lors
de la conférence internationale sur le génocide, tenue à
Kigali du 1° au 5 novembre 1995, l'israélien John Lemberger,
directeur général de l'agence AMCHA, déclarait
:
"Demander aux gens si vite de surmonter
leur chagrin, leurs rancunes, alors qu'il n'y a même pas de
réparation, parler aussi légèrement de réparation,
de pardon, ce n'est pas seulement irréaliste, c'est cruel et inhumain.
Seule une vrai justice permettrait de faire un pas dans ce sens.(...)
L'assassinat de la mémoire est le deuxième volet du génocide.
Nous en avons fait l'expérience et les Rwandais vivent cela
aujourd'hui.[1]"
Les
propos de ce journaliste israélien nous posent deux questions
complémentaires : comment éviter à travers "l'assasinat
de la mémoire" donc la consécration de l'impunité ce
second génocide mais aussi qu'entendre par "une réparation"
autorisant une "vrai justice"?
Depuis
les origines de l'humanité, les hommes se sont interrogés sur
le sens à donner à la justice et ils n'ont pu y apporter que
des réponses contextuelles. C'est dans cette perspective qu'il faut
relire les poèmes
homériques[2] ou la
tragédie grecque, les philosophes romains ou les théologiens
chrétiens mais aussi la sagesse indienne ou la pensée
confucéenne. La justice et le Droit sont issus de visions du
monde[3]
qu'ils concrétisent dans des espaces-temps toujours particuliers.
A l'inverse de ce que tentent d'accréditer les conceptions positivistes
du Droit ou de la Justice modernes, il n'existe pas (ou pas encore) de vision
universaliste qui soit susceptible d'être proclamée et
appliquée par l'ensemble des sociétés en cette fin de
XX° siècle. Si, à la suite de la déclaration
"universelle" des droits de l'homme de 1948, la communauté internationale
a largement contribué à constituer un
corpus
iuris à la hauteur
des défis de ce siècle, ce corpus est plus "proclamé"
qu'effectivement "concrétisé". Car,
son exigence d'universalité
reste, pour reprendre une distinction du philosophe Raymundo Panikkar à
propos des droits de l'homme, un
"requis" plutôt qu'un"
acquis", un requis qui ne peut
être concrétisé que par un dialogue des cultures
échappant au double danger de l'enfermement dans le ghetto des
particularismes comme de la
prétention à
l'universalisme fondé sur le rationalisme d'une
tradition[4].
En
effet, et d'un point de vue
historique cet universalisme est l'expression d'une occidentalisation
du monde au nom de valeurs ( le progrès, la réussite
matérielle, la liberté individuelle, l'accumulation.,
l'égalité des chances et des statuts..) très
généralement incontestables du point de vue de la tradition
qui leur a donné naissance, mais, au moins, partiellement
étrangères aux autres traditions. Ainsi, si la contestation
de cette forme particulière d'impérialisme n'est encore que
latente ou minoritaire et que la conférence de Vienne de l'ONU sur
les droits de l'homme de juin 1993 a largement réduit la portée
des remises en question énoncées par certains pays asiatiques
ou arabes, les limites de cet universalisme commencent à
être saisies pratiquement ou empiriquement.
Le
problème de l'impunité en matière de crimes contre
l'humanité en Afrique et plus spécialement en matière
de génocide au Rwanda en apporte une illustration. Dix huit mois
après le génocide, la communauté internationale s'interroge
toujours sur les conditions à réunir pour donner sens et
cohérence au tribunal international qui doit en juger et qui n'existe
encore que comme une coquille vide. A l'apathie de certains s'oppose le bon
vouloir, parfois brouillon, de beaucoup d'autres, sans que les vrais enjeux
aient été posés. Donc sans que des possibilités
de construire les bases d'une véritable réparation par la
pacification aient été explicitées.
Parce
que, dans le cas du génocide
au Rwanda, au moins deux visions du monde sont en confrontation, l'une
endogène et pluriséculaire, l'autre exogène, moderne
donc introduite avec la colonisation allemande du Rwanda en 1898, on ne peut
continuer à poser le problème de l'impunité sur le seul
registre de la modernité et de son Droit, international comme national.
Il convient donc, au moins temporairement, de renoncer à trouver une
réponse univoque sur les seules bases juridiques officielles pour
tenter de découvrir à quoi peut correspondre, pour les Rwandais,
l'exigence de vrai justice que nous avons identifiée initialement.
Ce
rapport sera donc celui d'un juriste qui a dû non seulement pratiquer
"l'anthropologie du
détour"[5] par l'Afrique
pour comprendre l'essence des fondements institutionnels de la tradition
occidentale du Droit , mais aussi un "détour" par l'anthropologie
pour tenter de saisir un "impensé" : que l'impunité des crimes
contre l'humanité soit déterminée non seulement par
des considérations
politiques[6] (internes
ou internationales) ou par des insuffisances de la réglementation
[7] mais aussi
par la conception du Droit qui est invoquée pour assurer la
sanction-punition des génocidaires.
Or,
il est vraisemblable que pour nombre de lecteurs, spécialistes de
droit humanitaire ou membres d'ONG/NGO de solidarité internationale,
cet impensé est aussi un "impensable" et qu'ainsi il ne soit pas possible
d'apercevoir les limites d'un Droit que la civilisation matérielle
de l'Occident et certaines de ses représentations font appréhender
comme "naturellement" supérieur. Qu'ont donc les hommes de coutume
à opposer aux héritiers de Justinien et de Portalis ? Peu de
choses, sans doute, si on s'inscrit dans la technique juridique de la tradition
romano-civiliste. Mais beaucoup plus que ce que nous pouvons imaginer si
le doute vient à nous effleurer quant à la
généralité des conceptions juridiques
occidentales.
D'un point de vue comparatif et
transculturel,
cette généralité que le Droit international tient pour
définitivement acquise n'est que l'expression d'une tradition
confrontée à d'autres traditions et imposant son discours
impérialiste par le biais d'une idéologie
humanitaire[8]. De même,
le droit interne du Rwanda que les fictions "modernes" de l'Etat et du Droit
doivent nous faire considérer comme l'expression de la volonté
des Rwandais à travers leurs légitimes représentants
n'est pas l'analogue de notre "droit positif" mais un placage subissant les
conditions de réception -et de rejet- caractéristiques des
transferts de modèles juridiques
[9].
Ce
discours juridique officiel, élaboré par des consultants
internationaux ou par des élites nationales occidentalisées
a fictivement occupé un espace institutionnel, conforme aux critères
d'une société dite civilisée, selon les normes de la
seconde moitié du XX° siècle. Mais la pratique des acteurs
y est si étrangère
qu'elle a dû trouver ses propres
réponses[10]
et qu'entre le discours officiel
et la pratique populaire il
y a moins un abime à franchir qu'un mur d'incompréhension à
détruire.
Dans
tous les cas, et ceci fera l'objet d'un
postulat pour la suite de l'analyse, il y a, en Afrique noire en
général et au Rwanda en particulier, deux visions du monde
en confrontation et en compétition.
Loin de dominer, la vision occidentale
de la société et du Droit doit donc composer avec la vision
endogène donnant lieu à des pratiques
métisses où
c'est le modèle endogène qui paraît, de plus en plus,
absorber les apports extérieurs et les soumettre à sa logique
de formalisation et d'utilisation.
De
ce postulat on peut tirer deux propositions :
-
d'une part, ces traditions confrontées sont en constante innovation
sans que de telles innovations puissent être tenues nécessairement
pour des
"progrès"[11] de l'esprit
ou de la civilisation;
-
car d'autre part, l'une et l'autre des deux traditions font l'objet de remises
en cause, constamment affectées par des conditions de
reproduction[12]
spécifiques par rapport au milieu originel.
Sans
refaire le procès de la colonisation - ou de la tutelle belgo-flamande
au Rwanda- on doit considérer que le modèle occidental moderne
introduit par la colonisation a été
perverti par le contexte
autoritaire, dérogatoire des libertés publiques et
caractéristique de la "situation coloniale" comme de la
"post-colonie"[13],
spécialement du régime
de Habyarimana. Le mode de régulation n'est ainsi ni conforme aux
antécédents occidentaux ni surtout aux précédents
africains. Derrière l'apparente anarchie, il y a pourtant des facteurs
qui font sens et autorité. Il appartient à la recherche de
les révéler pour que le processus de réparation et de
pacification puisse opérer.
Mise en contexte : l'impunité et l'anthropologie
du
Droit
L'objet
de cette section est d'interroger le sens des mots pour en connaître
les implications; non seulement de quoi parle-t-on mais, surtout, de qui
parle-t-on ? Le Droit, qui est mise en forme de statuts des êtres,
des actes et des choses par des taxinomies, ne peut que récuser toute
ambiguïté dès lors qu'il y a un risque de polysémie.
Paraphrasant le principe issu du droit
romain, nullum crimen, nulla poena
sine lege, nous chercherons quelle est le Droit applicable aux
différents protagonistes et comment penser la réparation du
crime contre l'humanité.
La
manière la plus simple de procéder paraît de partir de
la notion d'impunité, "manque de punition" comme le définit
le dictionnaire Larousse. Ceci nous conduit à "punition" puis à
"punir", défini comme "faire subir à quelqu'un la peine d'un
crime, d'une faute". Avec la référence à la faute, nous
entrons de plein pied dans la vie juridique et en particulier dans le
régime de la responsabilité pénale. Or, depuis une vingtaine
d'années, les anthropologues du droit considèrent que les notions
de personne juridique, de faute et de responsabilité n'ont pas
d'équivalent dans les droits traditionnels africains non par suite
d'une infériorité (quelque primitivisme...) mais par un lien
fondamental entre ces notions et la représentation
judéo-chrétienne du monde. De même que la
"persona"[14] a
été construite par les Chrétiens pour dépasser
l'opposition entre le civis et
l'homo du droit romain, de même en va-t-il pour les notions
de faute et de responsabilité,
si intimement liées à notre cosmologie que décrit le
livre biblique de la Genèse. C'est là où les
sociétés européennes puis occidentales vont trouver
leur principe de gouvernementalité en découvrant le
péché originel dans le mythe d'Adam et Eve puis en pensant
l'organisation des sociétés sur le modèle divin de celui
du monde. Pour qui n'a pas abordé ces rivages cosmologiques, de larges
citations de l'oeuvre de Michel Alliot seraient indispensables non seulement
pour saisir la cohérence de notre conception du monde et ses
continuités dans les versions étatiques et laîques
récentes mais également pour percevoir les divergences sensibles
avec d'autres visions du monde, spécialement celles des
Africains.
En
effet, dans la tradition judéo-chrétienne et à la
différence des traditions confucéenne et animiste africaine,
"le créateur ne s'est ni
progressivement distingué du monde avec lequel il n'a jamais
été confondu au sein d'un chaos primordial ni progressivement
manifesté en puissances multiples antagonistes, complémentaires
et solidaires. Il est unique; il est éternel, et il n'a d'autre histoire
que celle de sa création et de ses rapports avec cette création
à laquelle il s'est révélé par étapes
et qu'il ramène peu à peu en son sein. Avant cette création
il est. Avant cette création était son verbe, c'est-à-dire
sa puissance créative (...)
L'univers
islamique ou chrétien (...) est dans la totale dépendance du
dieu qui le crée et impose ses lois. Loin de se gouverner
spontanément, comme par son désir, il est régi de
l'extérieur. Cette vision marque jusqu'à la pensée
scientifique
occidentale..
[15]"
Outre
l'idée d'unité de la création donc des créatures,
retenons surtout l'idée d'extériorité ou, plus exactement
de causalité externe qui paraît si liée, comme le note
justement l'auteur, aux conceptions de la science moderne, mais aussi, comme
il le note dans une autre partie de son étude aux interventions de
l'Etat. '"L'Etat occidental applique
(...) le modèle du Dieu créateur unique et tout-puissant,
gouvernant le monde par ses décrets. iI lui revient, à lui
seul, de créer un monde meilleur et, à cette fin, de transformer
la société par la
loi[16]". Mais
cet Etat l'applique dans un contexte moderne, où le principe
d'égalité est venu contrebalancer le principe de hiérarchie
au fondement de toute organisation
sociale[17]. A l'idée
d'égalité est associée la recherche d'un traitement,
donc d'un procès, juste et équitable parce que égal
pour tous. Quant au sens de la sanction, il est une expression directe de
notre cosmologie. Car son objet
est de rétablir un ordre
antérieur perturbé
(à l'image de l'ordre divin bousculé par Eve) en faisant appel
à une instance, la justice, qui par son exteriorité est garante
d'une impartialité de traitement donc de
l'égalité de tous
dans le procès et devant la
loi[18]. Enfin,
le sanction judiciaire, par
sa supériorité, retrouve le principe de causalité externe
structurant notre cosmogonie. Tout cela a une cohérence certaine et
produit un effet de système qui paraît surdéterminant
pour les adeptes de cette tradition, au point de la sacraliser au moins
implicitement.
Dans un contexte africain, ces diverses représentations
doivent être adaptées ou, plus exactement, transposées
pour
tenir compte de la spécificité d'un monde qui se conçoit
par un mouvement progressif
d'organisation et d'harmonisation
venant de l'intérieur et faisant
appel moins à l'abstraction
d'une institution qu'à la parole de l'homme . Citons à nouveau
Michel Alliot : "La comparaison de
la mythologie bien connue des Dogons avec celle des temples de la vallée
du Nil est saisissante. Dans l'un et dans l'autre cas le monde est le
résultat transitoire d'une création. Avant la création
il y avait le chaos. Après la fin du monde, il y aura peut-être
une stabilité indéfinie. Le chaos n'était pas le néant
: bien au contraire, il contenait, indistinct, tout l'avenir en puissance,
aussi bien la création que le créateur lui-même. En son
sein se sont distingués progressivement le dieu primordial puis les
dieux primordiaux qu'il ne faut pas confondre avec des personnes
indépendantes mais plutôt comme l'inéluctable
développement du chaos et de la divinité dont les puissances
apparaissent en se différenciant, le plus souvent en couples
complémentaires(...) Ces cosmologies qui retracent l'histoire du chaos
des origines aux temps que nous vivons, on peut les lire comme des cosmologies
enseignant que l'inorganisé est au fondement de l'être et que
l'apparence n'est stable que dans la mesure fragile où les forces
d'ordre l'emportent sur les puissances de désordre. Quelle que soit
la lecture retenue, l'univers est toujours en péril." Cette belle
leçon d'anthropologie dont les incidences paraissent directement
liées à notre réflexion relative au Rwanda, sont suivies
de ces remarques : "Dans cette incertitude,
l'homme tient une place exceptionnelle. Par la parole, il rend la
réalité cohérente, faisant passer sa représentation
du monde invisible de la pensée au monde visible du réel. Par
les rites qu'il accomplit, il
permet aux puissances divines de faire triompher
l'ordre...[19]"
Dans
un tel contexte, les notions de personne, de faute, de responsabilité
ou de culpabilité sont fondamentalement inadéquates. Dans un
autre texte, Michel Alliot écrit :
"Culpabilité et responsabilité
renvoient en effet à une philosophie subjectiviste et à une
éthique qui se sont précisées depuis trois siècles
et qui considèrent avant tout l'auteur du délit comme coupable
de sa faute et responsable de son fait. (...) (D)e nombreuses
sociétés s'intéressent plus au désordre qu'à
son auteur et de ce fait ignorent les catégories de culpabilité
et de responsabilité. En revanche toutes les sociétés
connaissent des normes, des déviances et des sanctions. (...) Dans
beaucoup de sociétés, la transgression fait plutôt changer
de statut ( comme en changeant de frontière un national devient un
étranger). Celui qui transgresse les interdits les plus graves entre
dans le monde surhumain (il fait la preuve qu'il est de destin royal) ou
tombe au contraire dans un monde inférieur et, par là, souille
la communauté.
Mais, dans cette communauté, il joue encore un
rôle, et un rôle important. Nul ne peut se définir par
rapport à lui-même; on ne se définit bien que par rapport
à autrui, en se distinguant de lui. Les interdits alimentaires, les
prohibitions de mariage permettent au groupe de s'identifier par rapport
à l'étranger qui n'a pas les mêmes interdits. De même
la déviance permet au groupe de se reconnaître dans ses normes
en se distinguant du déviant dont l'exemple est utile à
l'enseignement des jeunes et à la conscience de tous. De même,
la peine qui lui est infligée et qui doit être exemplaire doit
moins faire craindre le châtiment que renforcer la conscience de groupe
en inscrivant la norme en
chacun[20]".
Pour
quiconque veut bien y préter quelque intérêt, ces
réflexions donnent déjà l'essence d'une philosophie
de la réparation qui, sans abolir l'ethnocide, oriente la stratégie
internationale dans la direction du
travail que les Rwandais doivent faire
sur leur mémoire et dans la perspective d'une catharsis, purification
nécessaire (puisqu'il y a eu souillure) et autorisant, en faisant
le deuil de la violence, la pacification collective.
A
ces analyses de Michel Alliot, on ajoutera seulement quelques remarques
tirées de nos travaux les plus récents et à propos des
normes[21]. Nous avons
appris que le Droit est "tripode" : qu'il repose sur trois fondements que
les diverses traditions ne privilégient pas de la même façon.
Là où l'Occident préfère des
régles
générales et
impersonnelles préxistant aux conflits et susceptibles d'être
invoquées devant toute instance juridictionnelle, les sociétés
africaines ont privilégié les
modèles de conduites et de
comportements qui condensent l'esprit de la
coutume[22].
La tradition confucéenne a, pour ce qui la concerne, valorisé
par l'auto-discipline et les pratiques rituelles les systèmes de
disposition durables, ce que Pierre Bourdieu dénomme
"habitus". Ainsi, les règles,
les modèles et les habitus concourrent-ils, chacuns à sa
manière, à la régulation de toute société.
Mais, dans le cas de l'Afrique noire, les modèles de conduite et de
comportements, associés aux habitus lors de l'endo-culturation, sont
la matière première de la juridicité. Ce sont donc des
modèles de conduites et de comportements présents ou à
inventer qui doivent être à la base de ce travail de catharsis
que nous proposions aux Rwandais, modèles nécessairement
pluri-culturels et "métisses" comme il a été dit ci-dessus.
Ensuite, il faudra en transmettre les enseignements par des "habitus" favorisant
une initiation à la non-violence. Mais, notre démarche ne saurait
s'arréter là car il faudra transposer nos leçons
d'anthropologie dans le champ du Droit positif.
Transposer les enseignements de l'anthropologie dans le
Droit positif rwandais
Si
la section précédente a permis de reconnaître les deux
visions du monde qui interagissent dans notre "boite
noire", pour
sortir la question de
l'impunité de son impasse il faut
provoquer l'émergence d'un Droit métisse obligeant à
repenser l'actuel système
juridique rwandais.
On
a déjà, dans les pages précédentes, abordé
le problème de la personnalité juridique, laquelle
doit cèder au concept de
représentation[23] propre
au communautarisme. On
se doute également que l'idée de culpabilité, liée
à une notion de péché reste, malgré les apparences
de la christianisation,
étrangère[24] à
la société rwandaise. Comme le suggère M.
Alliot, on doit lui
préférer la référence à la déviance.
Mais,
bon gré, mal gré, il nous faut changer plus largement d'appareil
référentiel.
A
l'opposition public/privé il faut substituer le couple interne/externe,
en préférant l'internalité car dans les idées
juridiques animistes ce qui vient de l'extérieur est toujours signe
de danger ou de tension et ce qui vient de l'intérieur est source
d'apaisement et de réconfort.
Il
faut également se méfier du sens qui peut être donné
à la sanction judiciaire et préférer le couple
visible/invisible à l'opposition délictuel /criminel par exemple,
non seulement pour les raisons déjà avancées mais
également parce que la véritable sanction est donnée
de l'invisible (par les ancêtres) et souvent dans l'invisible (en refusant
à un disparu le statut si essentiel d'ancêtre) . L'important
est moins la sanction pénale et son exécution que la condamnation
stigmatisant officiellement l'acte de déviance et proposant à
terme la procédure de réinsertion sociale à travers
l'affirmation du modèle de conduites et de comportements qui pourra
y donner sens.
A partir de cette
réorientation, on peut proposer pour la nouvelle
politique juridique et judiciaire
les six principes suivants.
1°
Comme le suggère la dernière citation de M. Alliot, il
convient non de partir
de la poursuite des acteurs, les
génocidaires mais de
l'oralisation de la réalité du génocide. Ce n'est donc
pas dans le secret du cabinet du juge d'instruction mais sur la scène
publique que doit être
"instruit[25]" le
génocide, éventuellement par le biais d'une théatralisation
et d'une médiatisation par la voie de la télévision.
Pour être exorcisée et sublimée, la violence doit être
revécue de manière ritualisée et il n'est pas inimaginable
qu'on puisse y associer des cérémonies de possession collective
et de thérapie traditionnelle, si cela s'avère
indispensable.
2°
Dans ces cérémonies de purification, valoriser les rapports
socio-juridiques basés sur des valeurs de partage au sein du groupe
qui a vu naître le différent, pour faire en sorte que les droits
de la défense puissent être pris en considération et
que l'objectif visé ne soit point le lynchage, même
médiatique, mais la réhabilitation.
3°Pour
ce faire, remettre en pratique le principe de la complémentarité
des différences, par lequel, en Afrique noire, les différences
d'origine (donc d'ethnicité dans le contexte contemporain) sont non
seulement dépassées mais aussi sublimées et enrichies
de valeurs spécifiques. Ce sont ces bases qui pourraient permettre,
selon la formule pré-citée de M. Alliot
"aux forces de l'ordre de l'emporter
sur les puissances du désordre" car c'est par la manipulation
du mythe fondateur du Rwanda ancien que le génocide a pu être
légitimé[26]. C'est
par la réhabilitation du principe que la complémentarité
entre Hutu et Tutsi redeviendra pensable, donc que le pardon pourra être
envisagé.
4°
Reconnaître que l'être humain appartient dès sa naissance
à des collectifs distincts et qu'il a vocation à multiplier
ses appartenances sans dépendre exclusivement de l'une d'entre elles.
Postuler le pluralisme identitaire c'est récuser le fondement unitaire
de l'ethnicité et donner
à ceux qui n'ont pas provoqué le génocide mais l'ont
vécu comme une grande peur à conjurer la possibilité,
en privilégiant d'autres appartenances, de faire le deuil de la logique
ethnocidaire. Par ailleurs, penser la nouvelle politique judiciaire en terme
de
pluralisme[27]
c'est formuler les bases contemporaines d'un "contrat social" qui
se donne les moyens d'éviter la concentration du pouvoir et sa
manipulation par un seul groupe,
fut-il démographiquement dominant.
5°
Chaque groupe fait son Droit en élaborant ses propres modèles
de conduites et de comportements qui, à défaut de rester secrets
comme cela était traditionnellement indispensable, doivent au moins
être produits par le groupe lui-même. Restituer aux groupes leurs
Droits, donc leurs sanctions, c'est leur restituer leur propre capacité
à dégager de la déviance le modèle de conduite
puis à "légiférer" quant à l'avenir et,
spécialement, selon la formule de M. Alliot,
"à inscrire la norme en
chacun".
6°
Toujours préférer initialement la solution produite par la
confrontation interne au groupe à celle qui serait importée
ou imposée de l'extérieur. De manière idéale,
le conflit doit d'abord être réglé au sein du groupe
qui l'a vu naître. Si le groupe est dépassé, divisé,
impuissant, alors, mais alors seulement, l'appel à une instance
extérieure et supérieure, la justice étatique, est
justifiée, donc légitime. De là découle logiquement
la conclusion que l'intervention d'une juridiction internationale ne peut
être que subsidiaire à l'organisation par les Rwandais d'une
"vrai justice" selon leurs exigences publiquement débattues et
démocratiquement décidées.
En
conséquence,
nous nous proposons, dans le cadre du rapport général et si
les bases de ce rapport
préliminaire ont
été approuvées, d' interroger le droit international
et national pour identifier comment conjuguer ses propres techniques, contraintes
et valeurs avec les exigences que l'anthropologie nous enseigne.
On
remarquera seulement que le schéma sur lequel nous devrons travailler
ne pourra s'enfermer dans les seules limites du Droit, même revisité
par l'anthropologie. Il y a en effet des dispositifs et des ressources qui
lui sont étrangers (tels
le politique ou le religieux) tout en étant essentiels pour la
compréhension de cette crise rwandaise.
Il
y aura en outre un accompagnement à donner à ces solutions
juridiques, tant sur le plan éducatif que moral, institutionnel et
économique. Ce qui est en cause, comme un virus infestant le corps
social, c'est la présence d'un archétype moderne , l'unitarisme,
qui a déjà produit en Europe les totalitarismes, du fascisme
et du bolchevisme, et dont je traque les effets depuis plusieurs années
sur les régimes autoritaires
africains[28]. Ce qui est en cause c'est aussi la
présence, obsédante, de la pauvreté, surtout rurale,
et où la faim de terres se conjuge à la faim tout court pour
expliquer que ce génocide consacre la fin de l'histoire
multi-séculaire des Rwandais et de son mode de production agro-pastoral.
Ce n'est pas seulement un pardon à recevoir, un peuple à
réconcilier mais aussi une économie à construire dans
un environnement fort peu favorable.
Enfin,
il faut apprendre à lier le global et le local et non à nier
les référents locaux africains au nom de valeurs de
société ou de civilisation, valeurs qui sans doute honorent
ceux qui les proclament mais qui sont si totalement étrangères
aux sociétés africaines comme le Rwanda que prétendre
les y incarner serait non seulement
inopérant mais aussi dangereux pour ces sociétés, au
moins à moyen terme.
La
manière selon laquelle la communauté internationale a traité
des précédents génocides doit nous conduire à
une grande humilité mais
aussi à une grande exigence que rappelait John Lemberger en introduction
: éviter l'assassinat de la mémoire et, pour ce faire, inventer
les voies les plus adaptées à la pacification des
sociétés en cette fin du
XX°siècle.
[1]Entretien
pour Le Soir de Bruxelles, cité
dans Billets d'Afrique, N°
29, décembre 1995, p. 3.
[2]
Maryvonne David-Jougneau, "Ulysse, médiateur ou comment sortir de
la logique de la vengeance", Droit
et Société , 1995, vol. 29, p11-24.
[3]
Michel Alliot, "Genèse et permanence des traditions juridiques"
Séminaire de Fribourg, 1977,
Recueil des articles du recteur Michel
Alliot, Paris, Laboratoire
d'anthropologie juridique de Paris, 1989, p. 74-88.
[4]
Un état de la question dans E. Le Roy, "L'accès à
l'universalisme par le dialogue
interculturel", Revue Générale
de Droit, 1995, vol. 26, 5-26.
[5]
Au sens de Norbert Rouland, "Penser le Droit",
Droits, 1989, vol. 9, p. 77.
[6] Voir la définition du Dr Gillies "Is there
a history or pattern of inaction or tolerance by the judicial system and
political autorities regarding alleged human rights atrocities" David
Gillies, Human Rights and Democratic
Governance : A Framework for Analysis and Donor Action, Montréal,
CIDPDD/ICHRDD, 2° ed. Mars 1995, p. 15.
[7] William A. Schabas,
Impunity : Human Rights, Democratic Development, and the Apparent
Contradiction Between National Reconciliation and Criminal Prosecution
, Montréal, CIDPDD/ICHRDD, 1995, p. 48.
[8]
E. Le Roy, Les fondements anthropologiques des droits de l'homme, crise de
l'universalisme et post-modernité",
Revue de la recherche juridique-Droit
prospectif, 1992, vol. 1, p. 139-162.
[9]
Dans la perspective de notre analyse du transfert du code civil au
Sénégal au congrès de Moncton de 1992. E. Le Roy, "Le
code civil au Sénégal ou le vertige d'Icare", M. Doucet et
J. Vanderlinden, (eds), La réception des systèmes juridiques, implantation
et destin , Bruxelles, Bruylant, 1994, p.291-330.
[10] Filip Reyntjens
, "Le gacaca ou la justice du gazon
au Rwanda", Politique africaine,
1990, vol. 40, "Le Droit et ses pratiques", p. 31-41.
[11] La
représentation du chef et de la chefferie que la science politique
vulgaire tient pour une des clefs de l'Africanité n'est en fait qu'un
produit de traite, l'effet de cette
pseudo-science que la colonisation
produit et que nous avons
détecté sous l'expression "Référent
précolonial", E. Le Bris, E. Le Roy, F. Leimdorfer,
Enjeux fonciers en Afrique noire,
Paris, ORSTOM-Karthala, 1982, p. 23-26. Voir également pour le
Zaïre, J.-C. Willame, L'automne
d'un despotisme , pouvoir, argent et obéissance dans le Zaïre
des années quatre-vingt, Paris, Karthala, 1992, 232 p.
[12] On songe,
pour le Rwanda, à la déligitimation du pouvoir central avec
l'abolition du caractère sacral de la royauté, aux modifications
foncières de l'agropastoralisme sous les conditions
démographiques...
[13] Au sens
d'Achille Mbembé, Afriques
indociles, Paris, Karthala, 1988.
[14] La
persona désigne initialement
le masque de tragédie, voir Marcel Mauss, "Une catégorie de
l'esprit humain, la notion de personne, celle de
moi", Sociologie et anthropologie,
Paris PUF-Quadrige, 5° ed. 1993, p. 333-364.
[15]Michel Alliot,
"Anthropologie et juristique, sur les conditions d'élaboration d'une
science du Droit", Bulletin de liaison
du LAJP, 1983, N° 6, p. 98.
[16] Ibidem,
page 100.
[17] Sur la
contradiction entre les principes d'égalité et de hiérarchie
et leur apparent dépassement par l'idéologie moderne voir Louis
Dumont , Essais sur l'individualisme, une perspective anthropologique sur
l'idéologie moderne, Paris, Seuil, 1983, p. 119 et
s.
[18]
Depuis la transmission du décalogue aux Juifs sur le mont
Sinaï, nous savons que
la Loi est parole de Dieu donc son avatar.
[19] Anthropologie
et juristique", op. cit. p. 95-96.
[20]Michel Alliot,
"Hâtives réflexions sur l'avant-projet de symposium, <Le
Droit de punir>", Bulletin de liaison
du LAJP, Juin 1980, N° 2, P. 71-72.
[21]
E. Le Roy, "La face cachée du complexe normatif en Afrique noire",
Communication au séminaire du Groupe Européen de Recherche
sur les Normes (GERN), Paris, novembre 1994, à
paraître.
[22]
E. Le Roy, "L'esprit de la coutume et l'idéologie de la loi, à
partir d'exemples sénégalais contemporains",
Connaissance du Droit en Afrique,
Bruxelles, ARSOM, 1984, p. 210-240.
[23]La notion
de représentation est liée au principe de la
réciprocité des droits et des obligations, le respect des
obligations autorisant à revendiquer ses droits. E. Le Roy, "Les
chefferies traditionnelles et
le problème de leur intégration", G. Conac
(ed.), Les Institutions administratives
des Etats francophones d'Afrique noire, Paris, Economica, 1979, p.
105-132.
[24]Gabriel
Marc, "L'horrible tuerie qui a affecté ce pays a jeté le
frère contre le frère qui, la veille en core, communiaient
sur les mêmes bancs au corps et au sang du Christ. (...) Il reste que
le foi professée en commun n'a pas empéché le massacre.
Cela jette un trouble dans les Eglises,"La conversion des croyants"
La Croix L'événement
, 10 août 1994, p. 14.
[25]
Au double sens de l'instruction judiciaire et de la transmission de connaissances
par voie d'enseignement
[26]
Travaux en cours d'une étudiante du DEA d'études africaines,
Université de Paris 1
[27]
Notre rapport à la conférence des ministres francophones de
la justice du Caire, 31.10-1.11 1995, sur le thème "Oser le pluralisme
judiciaire", Paris, ACCT, mai 1995,à
paraître.
[28]
E. Le Roy, " L'introduction du modèle européen de l'Etat en
Afrique francophone : logiques et mythologiques du discours juridique" C.
Coquery-Vidrovitch et A. Forest (eds.),
Décolonisation et nouvelles
dépendances, Lille, PUL, 1984, p. 81-122.