Maison des Droits de l'Homme : lieu de recherche

et de dialogue des cultures

Je partirai d'un propos d'E.Morin :"Toute erreur de pensée conduit à des erreurs d'action qui peuvent aggraver les périls que l'on veut combattre. Il nous invite ainsi à mettre de la complexité dans notre pensée pour affronter les problèmes de notre temps. Parmi ces problèmes, il en est un qui prédomine actuellement, à tous les niveaux. Comment mieux vivre ensemble là où il y a confrontation des cultures ? Comment instaurer ou restaurer du dialogue, là où il y a menace d'affrontement ? Que peut nous apporter la référence aux Droits de l'Homme face à ces problèmes ? Je répondrai : tout dépend de la conception que l'on s'en fait et je vais commencer par examiner deux conceptions qui me semblent à la fois erronées et dangereuses.

Deux conceptions erronées des Droits de l'Homme :

1) La première, c'est une conception impérialiste des valeurs de l'Occident et de leur Universalisme. À l'œuvre dans le colonialisme, elle continue à perdurer tant dans l'action politique contemporaine que dans le regard méprisant que nous avons sur les autres cultures et ceux qui en sont porteurs. Dérivant de la philosophie des Lumières, elle considère l'Homme de manière abstraite en le détachant de toute appartenance culturelle. Il est "normal" alors d'aller "civiliser" tous ceux qui n'ont pas encore accédé à la Raison et n'ont pas découvert par eux-mêmes les valeurs qu'elle prône. Avec les Droits de l'Homme, on va leur inculquer les concepts de la Civilisation comme, quelques siècles auparavant, on allait leur inculquer la Vraie religion.

2) Le deuxième danger, contraire, c'est le nihilisme occidental :

Les échecs de la colonisation ont donné lieu, en Occident, pour certains, à un retour sur soi. Parallèlement, avec la naissance et le développement des sciences sociales on a découvert au XXème siècle que l'homme ne pouvait être considéré sans son appartenance sociale, sa langue, sa culture prise au sens ethnologique du terme. Il n'y a pas seulement l'Homme avec un grand H, mais il y a des hommes, s'inscrivant dans leur histoire, dans leurs civilisations avec des valeurs et un patrimoine culturel qui méritent d'être considérés. D'où l'idée d'un respect de la diversité des peuples et de leurs traditions. A bien des égards, on ne peut que s'en féliciter.

Mais, dans sa forme extrême, cette reconnaissance des identités culturelles peut aller jusqu'à nier un lien d'universalité entre les hommes, considérant, comme le fait Samuel Huntington, dans Le choc des civilisations, (1994) que les "grands principes" de l'Occident, ne sont pas exportables, comme si les civilisations rendaient les hommes imperméables les uns aux autres. Cette manière de penser qui va à l'encontre de l'expérience historique -qui témoigne autant de la rencontre et du brassage possible et fructueux des cultures, que des tentatives parfois réussies d'anéantissement de certaines d'entre elles- alimente un nihilisme moderne,( d'extrême droite , mais aussi de gauche) qui sévit parmi certains penseurs occidentaux. Elle nie les fondements de l'Humanisme et prône l'inaction ou le chacun chez soi, plus ou moins musclé...

Les droits de l'Homme ne seraient que l'expression de l'idéologie de l'Occident, rien de plus. C'est ainsi que dans un colloque organisé par l'Unesco, le 8 décembre 2.001 sur le thème : Dialogues du XXIème siècle, Où vont les valeurs ? on est arrivé à ce résultat paradoxal : les penseurs européens présents et cités dans le compte rendu du journal le Monde (Gianni Vattimo, Baudrillard, Maffesoli) concluaient au relativisme des valeurs occidentales. Tandis que les penseurs non-occidentaux : un anthropologue indien Arjoun Appaduraï, une anthropologue tunisienne, Hélé Béji, Mohammed Arkoun , et un philosophe sénégalais, Souleymane Bachir, soutenaient les valeurs humanistes et n'excluaient pas "l'horizon d'une civilisation universelle", à condition disait l'un d'entre eux que l'Occident se prête à un dialogue des cultures et cesse de poursuivre son soliloque, même dans son autocritique.

Ces deux conceptions des droits de l'Homme sont fausses parce qu'unilatérales. La rencontre de l'Autre, de l'autre culture, implique que je le respecte dans son Humanité, dans sa dignité comme mon semblable, mais aussi dans sa différence, dans sa culture. Mais, cette formule éthique qui peut facilement faire l'unanimité, abstraitement, n'est pas sans poser de problème dans sa mise en œuvre. Certaines pratiques culturelles entrent en contradiction avec certaines valeurs prônées par les droits de l'Homme. Il ne faut pas se le cacher... Telle la dignité accordée à tous, face au problème des castes en Inde ou bien l'égalité de l'homme et de la femme bafouée dans bien des endroits. Comment respecter à la fois les traditions dans lesquelles s'ancrent les individus et les valeurs universalistes des droits de l'Homme? Et comment faire valoir ces dernières tout en préservant la diversité culturelle.

Claudio Magris écrivain de langue italienne, professeur de littérature allemande au Collège de France, qui vient de recevoir le prix Erasme de littérature européenne nous propose une réponse à méditer. Ayant fait une allusion à Antigone, il poursuit :"Toute notre difficulté aujourd'hui est de savoir qui écrit les lois non écrites des dieux, puisque ce ne sont pas les dieux. Nous sentons bien que nous avons besoin d'élaborer constamment par le dialogue, un minimum éthique non négociable, qui est devenu de plus en plus difficile à établir à mesure que les cultures sont mélangées.... L'Europe a besoin, dit-il, du Principe de la Recherche des valeurs. Et une recherche autonome de toute institution morale instituée."

La Maison des Droits de l'Homme : Lieu de recherche :

Et là je reviens à notre Maison des Droits de l'Homme. Il me semble qu'elle pourrait être un lieu idéal pour une telle recherche. Recherche ... ce qui veut dire que tout ne va de soi.

Et tout d'abord, ces Droit de l'Homme auxquels nous accordons, à juste titre, une grande valeur. D'où viennent-ils ? Sont-ils ces idées innées que découvriraient la Raison débarrassée des préjugés, comme le pensaient Les Lumières ? Il est intéressant d'en faire la genèse, à partir de l'Antiquité grecque, en faisant remarquer que ces Grecs qui ont donné valeur à la fois à la raison et à la liberté individuelle de penser n'étaient nullement choqués de l'inégalité entre l'homme et la femme ni de l'esclavage. La "réminiscence" des idées innées n'a pas suffi... Il faut attendre le Christianisme pour introduire l'idée d'une égalité entre tous les hommes comme créatures de Dieu, investis d'une même valeur. Ce même christianisme au nom duquel on décimera des populations dans des génocides qu'on considérerait à notre époque comme des crimes contre l'Humanité.

On voit que rien n'est simple et qu'il serait bon de revenir à l'Histoire, de manière scrupuleuse, pour comprendre comment se sont élaborés ces droits de l'Homme qui ne cessent d'être en chantier à partir de ce que vivent et de ce que pensent les hommes de ce qu'il vivent. De ce point de vue, la philosophie des Droits de l'Homme apparaît comme la construction progressive d'une merveilleuse Utopie qui peut aider les hommes à se guider dans leurs pratiques. "Une bonne utopie dit E.Morin, c'est une utopie civilisatrice, les pieds sur terre... qui n'est peut-être pas réalisable pour le moment, mais qui a une possibilité dans le réel.

Maison des droits de l'Homme : Lieu de dialogue interculturel autour d'un "minimum éthique non-négociable".

Mais, cet idéal des Droits de l'Homme, né au sein d'une culture, s'exprime dans un certain langage philosophique et juridique, qui nous vient de la Rome antique et qui a servi de modèle aux révolutionnaires pour élaborer leurs premières Déclarations. On comprend que ce langage ou cette approche des valeurs ne soit pas immédiatement accessible ou intégrable dans d'autres cultures qui ont inventé chacune leur vision du monde et leur langage propres. Là où nous parlons de "droits", d'autres parleront de "devoirs", ce qui peut revenir au même au niveau de la pratique.

D'où ce travail, entrepris par les Anthropologues du Droit qui, au sein des cultures et derrière des langages différents, recherchent les valeurs qui sont à l'œuvre, valeurs parfois différentes, (comme l'importance donnée à l'Individu en Occident), mais aussi et souvent valeurs communes ou équivalentes.

Pour ne parler que de l'Islam, qui bien sûr nous intéresse en premier lieu on peut lire sous la plume d'un spécialiste de l'Islam : ...Il ne serait pas très difficile de montrer que les exigences de la morale coranique et ses conséquences sociales sont en harmonie avec le décalogue judéo-chrétien, et recoupent, par là, des principes de droit et de morale naturels... Et, plus loin, à propos de l'IJMA ou consensus des croyants :"Tout croyant qui en est capable peut et doit contribuer au consensus. C'est à tout musulman que revient en quelque sorte la charge de commander le bien et interdire le mal, de lutter contre les abus et les erreurs qui mettent en cause les droits de Dieu et des hommes. (In Encyclopédie Universalis, 1972, art. Islam)

Cette responsabilité individuelle au niveau moral par rapport à la Communauté ou l'Oumma, ce n'est sans doute pas la représentation courante qu'on se fait de l'Islam. Et pourtant, dans un documentaire récent sur les Femmes afghanes, une de ces femmes courageuses qui, au péril de leur vie avait continué à enseigner clandestinement aux jeunes afghanes sous les Talibans, déclarait vouloir se charger désormais également de l'éducation religieuse afin de donner une autre lecture du Coran. Du temps de Mahomet, disait-elle, la femme avait droit à l'espace public et à la libre parole. Manifestement, elle se sentait autorisée, d'elle-même, à faire cette autre lecture, sans s'en référer à quiconque.

D'où cette question : ces valeurs universalistes que nous pensons être "occidentales", ne les trouvons nous pas, avec une hiérarchie quelque peu différente, dans d'autres sagesses, dans d'autres religions auxquelles nous commençons seulement à nous intéresser ? Ces sagesses, ces religions que nous méconnaissons, n'ont-elles pas, dans leur message spirituel, elles aussi, une fonction civilisatrice ? Certes ce message s'est brouillé chaque fois qu'il s'est chargé d'une volonté d'Hégémonie politique, réductrice de l'Autre. Et ce, dans quasiment toutes les religions. Mais ce sont les hommes qui réinterprêtent leurs textes fondateurs face aux réalités et aux problèmes de leur époque. Il n'est qu'à songer aux divers visages du Christianisme durant ces 20 derniers siècles !

Or, nous savons qu'il y a, dans l'Islam - et dans d'autres cultures-, actuellement, des chercheurs, des religieux, des femmes, des hommes qui considèrent qu'il y a urgence à proposer une relecture des textes qui soient en phase avec les réalités du XXIème siècle, avec ses aspirations vers le meilleur de la civilisation occidentale contemporaine : l'autonomie individuelle, les libertés politiques, le droit à la critique, l'émancipation de la femme... La Maison des Droits de l'Homme pourrait être ce lieu neutre qui permette un dialogue authentique et sérieux entre les cultures, mené à la fois par des spécialistes et des représentants de ces cultures, à la recherche de ce "minimum éthique non-négociable" dont parle Claudio Magris.

Pour ce faire, il faut mettre en œuvre la raison, au sens originel socratique de Logos, c'est-à-dire de dialogue où l'on recherche avec l'autre et sur un pied d'égalité, le vrai, le bien... en l'occurence ce mieux vivre ensemble dans lequel chacun n'aurait pas à renier son identité.

Lieu de formation permanente à la citoyenneté :

Et ce, à tous les niveaux. On peut imaginer qu'à côté de ces dialogues "savants", les conflits interculturels de la région puissent trouver aussi dans cette Maison un lieu d'accueil où des médiateurs, animés du même esprit, aideraient à mettre en œuvre la reconnaissance de l'Autre au sein d'une citoyenneté qui a, elle aussi, ses règles à respecter et à faire respecter. On peut ainsi concevoir la Maison des Droits de l'Homme comme un lieu de formation permanente à la citoyenneté, citoyenneté française et européenne, mais aussi à la "citoyenneté planétaire" dont nous parlent certains penseurs qui vont déjà plus loin dans l'Utopie.

Maryvonne DAVID-JOUGNEAU

27 février 2.002