Christoph Eberhard 04/09/2001
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Droits de lhomme et dialogue interculturel
" Quelquun vit Nasrudin chercher quelque chose sur le sol :
Quas-tu perdu, Mulla ?
- Ma clé ! dit le Mulla. Ils se mirent alors tous les deux à genoux pour essayer de la trouver.
Mais, au fait, où las-tu laissé tomber ?
- Dans ma maison.
- Alors pourquoi la cherches-tu ici ?
- Il y a plus de lumière ici que dans ma maison. "
Nous semblons vivre aujourdhui une époque paradoxale : notre monde se rétrécit de plus en plus, nous navons peut-être jamais eu autant le sentiment de tous appartenir à la grande famille de lhumanité, dêtre tous des citoyens ou des enfants du monde et en même temps nous sommes confrontés à des replis et à des exacerbations identitaires qui ont mené ces dernières années à des guerres civiles, des épurations ethniques et à des génocides questionnant les fondements même de notre " humanité ". Sil est de bon ton de parler du " village planétaire " des voix se font entendre qui se demandent si ce nest pas plutôt à lémergence dun " archipel planétaire " que nous assisterions, voire si nous ne sommes pas en train de nous acheminer vers un choc des civilisations. Parallèlement le débat sur le " global " se double de plus en plus dune réflexion sur le " local ", menant certains à réfléchir en termes non plus de " globalisation " mais de " glocalisation ".
Les droits de lhomme qui pouvaient apparaître au sortir de la seconde guerre mondiale comme un projet de société globale pacifiée mobilisateur semblent de plus en plus contestés. Le mouvement de critique des droits de lhomme remettant en question leur prétention à luniversalité en relevant leur caractère occidental sest affirmé avec la pluripolarisation du monde qui a suivi la chute du mur de Berlin et leffondrement dun monde bipolaire flanqué de quelques nations non-alignées. Cette tendance a été illustrée lors de la Conférence mondiale sur les droits de lhomme à Vienne en 1993. Si le premier point de la Déclaration et Programme daction de Vienne réaffirme le caractère universel des droits de lhomme ainsi que lengagement solennel de tous les États de les faire respecter, ceci ne doit pas occulter des critiques quant à la relativité culturelle des droits de lhomme qui ont été formulées lors de la conférence par des gouvernements dAsie, du Moyen-Orient et dAfrique du Nord. Sil ne faut pas négliger les intérêts politiques dÉtats autoritaires dans cette remise en question, on ne peut cependant pas ignorer les valeurs de civilisation spécifiques qui sy sont exprimées. La déclaration fait dailleurs dans une certaine (très timide) mesure, justice à cette exigence en mentionnant dans son cinquième point après avoir rappelé luniversalité, lindivisibilité et linterdépendance de tous les droits de lhomme et dans un mouvement pour réaffirmer le devoir de tous les États quel quen soit le système politique, économique et culturel de promouvoir et de protéger tous les droits de lhomme et toutes les libertés fondamentales, quil " convient de ne pas perdre de vue limportance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse ". Il semble légitime, surtout si on tient compte des développements récents (voir par exemple tout le débat sur les " valeurs asiatiques ", celui sur le droit des peuples autochtones), de lire dans ce point cinq le sentiment dun besoin de repenser petit à petit nos instruments internationaux sur des bases moins occidentales.
La remise en question des droits de lhomme comme symbole dune vie juste au niveau global sous forme de critique de leur universalité saccompagne dune attitude de plus en plus critique envers la transplantation de lÉtat de droit à " loccidentale " : le transfert de modèles juridiques qui était perçu comme clef au développement et aux reconstructions nationales au lendemain des indépendances des pays précédemment colonisés na pas su tenir ses promesses. Souvent il a donné naissance à des avatars autoritaires et violents, que nont pas su museler lantidote classiquement pressenti que sont les droits de lhomme. Et il semble que lon ne puisse plus se contenter aujourdhui de réfléchir à la problématique de lÉtat de Droit ou Rule of Law intimement liée à celle dune approche " pragmatique " des droits de lhomme, cest-à-dire visant à être effective sur les divers terrains de manière globale. Le rêve dune panacée universelle sévanouit et ainsi émerge lexigence de porter une attention accrue sur le " local ", pour réfléchir non pas à une réalisation idéelle de lÉtat de Droit et des droits de lhomme sur toute la surface du globe mais de comprendre comment bâtir des États de Droit concrets, comment incarner lidéal des droits de lhomme dans les divers contextes historiques, sociaux, culturels et économiques.
Par rapport à ces défis, nous semblons nous trouver un peu dans la situation du Mulla Nasrudin dans notre anecdote introductive. Dans la recherche dune clef pouvant nous permettre de les aborder, il semble que nous nous limitions au champ éclairé par les puissants projecteurs de la modernité occidentale : nous cherchons des réponses dans le domaine de la Raison et du Droit conçus comme Loi universelle. Or peut être, notre situation mondiale contemporaine nous invite-t-elle, voire nous oblige-t-elle, à chercher autre part. Continuer à creuser un puit à un certain endroit où il apparaît de plus en plus clairement quil ny a pas deau nest pas raisonnable. Même si cest plus facile car toute linfrastructure est déjà en place, le lieu défini, le travail entamé etc. Il faut avoir le courage dans certaines conditions daller creuser ailleurs pour avoir une chance de tomber sur de leau - et ce choix nest pas uniquement un choix intellectuel. Il est existentiel, vital. Cest là lintuition fondamentale que nous mettrons en oeuvre tout au long de cette thèse. Il faudra sortir des chantiers battus, avec tous les risques que cela comporte mais avec lespoir de trouver une source rafraîchissante et vivifiante pour une praxis interculturelle des droits de lhomme conciliant unité et diversité, discours et pratiques.
Problématique
Comme nous venons de lintroduire, deux défis majeurs semblent se révéler à nous. Lhorizon dune " praxis interculturelle des droits de lhomme " nous les indique tous les deux : dune part, il sagira de relever le défi de linterculturalisme qui imprègne de plus en plus nos vécus, et dautre part il sagira daborder de front le défi du pragmatisme.
Il nest plus possible aujourdhui de réfléchir à notre " vivre ensemble " ou à la " bonne vie " - dont les droits de lhomme constituent une expression dans notre tradition occidentale - de manière monoculturelle. Il semble incontournable de souvrir à " lAutre ", à laltérité, au dialogue avec nos diverses traditions humaines, de sintéresser aux phénomènes de métissages culturels, de réfléchir à des manières darticuler et ainsi de mutuellement enrichir des visions du monde et du droit au lieu de les opposer, de dégager un horizon de partage pour nos " communes humanités ". Comme le notait Raimon Panikkar, dans un article fondamental pour initier une transformation interculturelle de notre praxis des droits de lhomme, " La notion des droits de lhomme est-elle un concept occidental ? " " Tout en faisant la part de lavidité humaine et du mal pur et simple dans cette transgression universelle, ne faut-il pas voir une autre raison de la non-observation des Droits de lHomme dans le fait que, sous leur forme actuelle, ils ne représentent pas un symbole universel assez puissant pour susciter la compréhension et laccord ? Il nest pas de culture, de tradition, didéologie ou de religion qui puisse aujourdhui, ne disons même pas résoudre les problèmes de lhumanité, mais parler pour lensemble de celle-ci. Il faut nécessairement quinterviennent le dialogue et les échanges humains menant à une fécondation mutuelle. "
Nous sommes donc bien en tout premier lieu invité à une ouverture, à une certaine hospitalité envers lautre, permettant de laccueillir et ensuite dentrer en dialogue avec lui. Ceci présuppose un certain " désarmement culturel " par rapport à notre approche des droits de lhomme. Nous ne pouvons les considérer a priori comme lidéal universel et ultime à atteindre par tous les peuples, comme le cadre de référence non dépassable pour une vie digne, en fraternité et en paix. Nous devons accepter de nous ouvrir à dautres manières de nouer ces problématiques et dy répondre. Et pour cela nous devons accepter le risque daller regarder là où ne nous éclairent pas forcément nos puissants projecteurs modernes. Ce qui implique aussi daccepter le risque de faire confiance à " lautre " qui nous introduit dans ces nouveaux mondes, et qui ce faisant est notre hôte. Comme nous commençons à lentre-apercevoir, le risque est au rendez-vous. On ne saurait léviter. Le dialogue véritable doit forcément nous transformer et nous devons donc être capables daccepter cette transformation, daccepter le risque de nous ouvrir à nous même et aux " autres ", dentrer en amitié avec nous même et avec les autres - il faut que nous ayons confiance dans notre humanité en tenant compte de la diversité de ses expressions. Cest peut-être là le coeur de linterculturalisme et de toute démarche dialogale.
Dautre part, nous devrons nous confronter au défi quon pourrait appeler le pragmatisme : celui de ne pas se contenter de penser les problématiques liées aux droits de lhomme à partir du global et des concepts, mais dintroduire dans notre réflexion et notre pratique des droits de lhomme les perspectives " du local ", de " la base " et les " pratiques " des acteurs. En effet, si luniversalité théorique des droits de lhomme peut aujourdhui sembler remise en question face au défi de linterculturel, il ny a en revanche aucun doute quant à la non-réalisation effective des droits de lhomme sur notre planète et donc quant à leur non-universalité " pratique ". Il est donc primordial de sattacher à ces " terrains " où les droits de lhomme et lÉtat de Droit sobstinent à ne pas fonctionner. Il est incontournable pour repenser nos approches dapprendre des expériences " de la base " et daccepter de modifier nos théories et pratiques en conséquence.
En dautres termes et pour utiliser un langage plus familier dans les débats contemporains autour des droits de lhomme, nous pourrions reformuler notre problématique en posant quil sagira de relever le double défi de dégager des voies permettant de sortir des dilemmes " universalisme et relativisme " et " universalisme et particularismes ".
Ces deux couples conceptuels ne nous semblent pas tout à fait équivalents mais nous semblent renvoyer respectivement aux deux problématiques du pluralisme / interculturalisme et du pragmatisme évoqués ci-dessus. Le premier dilemme " universalisme et relativisme " se rattache à la problématique du pluralisme en ce quil est lié à la difficulté de penser en un même mouvement lunité et la diversité humaine. Pour pouvoir y parvenir il semble primordial de sortir de limpasse que constitue le fait de penser en termes dexclusion des contraires, dalternative : " universalisme ou relativisme ". Ou les droits de lhomme sont universels et doivent sappliquer tels quels à tous les êtres humains en faisant fi des diverses traditions culturelles de notre monde et de ce quelles ont à dire sur lHomme et sa vie avec les autres (" hors des droits de lhomme point de salut ") ; ou alors ils ne le sont pas et il ny aurait alors aucun standard permettant à une culture donnée de porter un jugement sur les pratiques dune autre culture ce qui compromet lidée même dune humanité commune et dune communauté humaine partagée. Pour trancher le nud gordien de luniversalisme et du relativisme il semble donc quil nous faille nous ouvrir à une démarche dialogale, condition sine qua non pour une approche interculturelle et pluraliste des droits de lhomme. Le deuxième dilemme " universalisme et particularismes " nous semble moins lié au problème de penser la diversité culturelle humaine en même temps que lunité de lhumanité quau problème de penser larticulation entre une théorie, par nature globale, idéale et abstraite et des pratiques, par natures concrètes, pragmatiques et liés à des contextes spécifiques. Cest donc le défi dune praxis des droits de lhomme qui se pose ici à nous et qui nous oblige à réfléchir à des façons daborder le Droit à travers ses pratiques.
Lenjeu qui sous-tend ces deux défis est denrichir notre tradition des droits de lhomme à travers le dialogue interculturel afin de leur permettre, dans le contexte contemporain, de renouer avec leur " mission initiale " qui, outre la mission de protéger la dignité humaine, doit être lue comme une " mission de Paix ". Le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de lHomme ne commence-t-il pas en considérant " que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ", faisant ainsi écho à larticle premier de la Charte des Nations Unies qui fixe comme premier but de maintenir la paix et la sécurité internationales ? Mais le paysage a changé et malgré des conquêtes positives indéniables, on ne peut pas fermer les yeux sur les détournements et les instrumentalisations des droits de lhomme et sur les effets pervers et inattendus quont pu générer leur invocation. Évoquons ici uniquement les ingérences quils ont pu permettre à des grandes puissances, quelles se soient concrétisées par des interventions militaires ou à travers des plans dajustement structurels ; la garantie de bonne moralité quils ont pu donner à des états autoritaires protégés par un " masque constitutionnel " faisant miroiter une adhésion aux valeurs des droits de lhomme et de lÉtat de Droit et détournant lattention des situations réelles ; le glissement intellectuel vers lacceptation dune gestion rationnelle, " juridique " des sociétés, évacuant ainsi les débats politiques et les choix de société quils ont pu légitimer
Si les droits de lhomme étaient perçus à lorigine entre autre comme instrument de Paix, il semble nécessaire aujourdhui, dans un monde qui semble saffirmer de plus en plus comme global plutôt quinternational (comme il létait à la fin de la seconde guerre mondiale) et où de nouvelles dynamiques de domination se font jour, de repenser la dynamique des droits de lhomme en tant que véritables Droit de Paix, en tant que jus pacis, pour paraphraser lidée dune philosophia pacis chère à Raimon Panikkar. Nous entendons par là un " Droit de Paix " qui ne serait pas uniquement Droit pour la Paix, mais un Droit soriginant, ancré dans la Paix donc forcément dans une ouverture et une attitude dialogale. Cette exigence nous semble dautant plus fondamentale que nous avons tendance, en Europe de lOuest, à raisonner sur les droits de lhomme et lÉtat de droit à partir de situations où ceux-ci sont dans une large mesure vécus comme un donné. Nous avons tendance à baigner dans lillusion que cest la technicité de nos systèmes de droit qui assure notre " vivre ensemble paisible " Ceci nous mène à aborder le droit de manière plutôt technique et a tendance à nous fermer aux questions qui sont sous-jacentes à toute interrogation en profondeur sur les fondements dun " vivre ensemble " en Paix : quest ce qui fait lien social ? Quels sont les modalités de partage de nos différentes vies ? Quelle rôle de mise en forme le droit joue-t-il dans ces processus ? Je ne nie pas quil y ait chez nous aussi des problèmes et même des problèmes graves en ce qui concerne le respect des droits de lhomme et la justice. Mais la situation nest pas comparable à celle de pays déchirés par la violence, de pays où de larges parties de la population vivent dans lextrême pauvreté, de pays largement dépendants des " grandes puissances " et des institutions financières internationales, de pays où la justice est corrompue et où lÉtat représente pour beaucoup une réalité lointaine et quil vaut mieux éviter Ces situations beaucoup plus " brutes " interrogent toutes nos certitudes et nous obligent à repenser autrement notre " vivre ensemble " et le rôle que peut y jouer le Droit. Elles nous obligent aussi à nous pencher sur les mystères du Droit, de la Paix et de leurs relations.
Comme nous lavons déjà noté à propos de linterculturalisme, le préalable de toute notre démarche est une ouverture à lautre qui doit forcément se traduire par un désarmement culturel, quon peut comprendre, au plus simple, par lacceptation quil existe différentes manières dentrer en relation avec le monde, et quon ne saurait poser a priori la supériorité de certaines dentre elles sur dautres : le monde dans lequel nous vivons nest pas notre monde. Cest un monde à partager. Cette intuition fondamentale devra se concrétiser dans notre approche des droits de lhomme et nous mènera vers un désarmement culturel permettant de proposer lhorizon dune praxis interculturelle des droits de lhomme comme jus pacis.
Voilà donc mis en contexte les termes de notre titre et le projet qui les sous-tend : " Droits de lhomme et dialogue interculturel. Vers un désarmement culturel pour un Droit de Paix ". Il est maintenant nécessaire de justifier notre angle dapproche, celui dune anthropologie du Droit particulière (celle pratiquée au Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris) enrichie par une théorie du Droit telle quelle est abordée et enseignée à lAcadémie Européenne de théorie du Droit et par une démarche interculturelle telle que pratiquée, dans la lignée des travaux de Raimon Panikkar, à lInstitut Interculturel de Montréal.
Pourquoi une approche danthropologie du Droit ?
Comme nous lavons noté, ce sont le pluralisme (culturel et juridique) et le pragmatisme qui constituent les deux défis majeurs pour repenser actuellement une praxis des droits de lhomme qui peut faire sens. Or ce sont là justement les deux problématiques diacritiques des démarches danthropologie du Droit. Tout dabord lanthropologie du Droit (ou ce que lon appelle maintenant ainsi) a eu pour vocation originale détudier les droits de " sociétés exotiques ", traduisons " de sociétés différentes des nôtres à tel point quelles ne partagent plus une même matrice culturelle commune ". Linterculturel et le pluralisme dans la vision de lHomme qui en découle nécessairement sont ainsi au cur de la démarche de lanthropologie du Droit. Cest ce décentrement culturel, qui à notre sens, en fait la spécificité par rapport à deux disciplines dont elle est particulièrement proche : le droit comparé qui tout en ayant une semblable vocation comparative se limite néanmoins à comparer un droit compris au sens occidental (lié à lÉtat, à des normes générales et impersonnelles ) même sil sest répandu maintenant à lensemble de la planète, et la sociologie juridique qui étudie le phénomène juridique " de la base " comme peut le faire lanthropologie du Droit mais qui se limite à lexpérience des sociétés occidentales modernes, voire à laspect moderne des sociétés non-occidentales étudiées. Lanthropologie du Droit sinscrit ainsi dans une anthropologie plus vaste telle que pouvait la définir Claude Lévi-Strauss en sappuyant sur Jean Jacques Rousseau quil considère comme son fondateur :" Rousseau ne sest pas borné à prévoir lethnologie : il la fondée. Dabord de façon pratique, en écrivant ce Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes qui pose le problème des rapports entre la nature et la culture, et où lon peut voir le premier traité dethnologie générale ; et ensuite, sur le plan théorique, en distinguant, avec une clarté et une concision admirables, lobjet propre de lethnologue de celui du moraliste et de lhistorien : Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier lhomme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut dabord observer les différences pour découvrir les propriétés (Essai sur lorigine des langues, ch. VIII). "
Cette démarche interculturelle, cette construction de luniversel à partir du particulier, a pour corollaire une pratique de terrain, une immersion dans un contexte culturel différent afin den comprendre le fonctionnement. Ceci nous mène à la deuxième caractéristique de lanthropologie du Droit : son pragmatisme. Ne savant a priori pas comment fonctionne un société différente, et ne pouvant pas sous risque de construction ethnocentrique partir de ses propres présupposés, ce sont bien les divers acteurs avec lesquels il est en contact, leurs pratiques et leurs discours qui constituent pour lanthropologue sa base de réflexion. Pour Étienne Le Roy cette perspective pragmatique pourrait se résumer dans le précepte pour tout anthropologue du Droit que le " Droit nest pas tant ce quen disent les textes mais ce quen font les citoyens "
Ainsi se trouve renversée la perspective classique de la théorie du droit qui part du haut (du droit, du système juridique) pour penser la société et ainsi nous engageons nous dans une réflexion par le bas qui met en lumière le droit à travers le vécu socio-culturel. Cette démarche pragmatique, quon aurait tort dopposer à des approches juridiques plus traditionnelles et quon a tout intérêt à aborder comme complémentaires semble cependant demander une véritable révolution intellectuelle, voire " culturelle " à nous juristes - et particulièrement de tradition latine fortement imprégnés dune philosophie idéaliste. Et ceci dautant plus que ce renversement de perspective nous confronte à la problématique du pluralisme juridique, quon pourrait lui même voir comme lexpression de notre condition humaine foncièrement pluraliste. En effet, dès lors quon prend le point de vue de la base, on se trouve confronté à linscription multiple des acteurs dans divers réseaux et on se retrouve ainsi confronté au problème du pluralisme de notre " être social " se reflétant dans celle du pluralisme juridique et qui fait sévanouir le rêve dun " Droit Un ", dun système juridique englobant et synthétique. De plus cette perspective invite à sémanciper dune approche statique et à se lancer dans une approche dynamique des phénomènes juridiques tels que la illustré Étienne Le Roy dans son récent ouvrage Le jeu des lois. Une anthropologie " dynamique " du Droit.
Après ces quelques mots introductifs sur la démarche de lanthropologie du Droit, il semble pertinent de dire quelques mots quant à loriginalité de la démarche menée au Laboratoire danthropologie juridique de Paris (LAJP) en rapport avec la problématique des droits de lhomme. En effet, au LAJP la réflexion sur les droits de lhomme et celle sur lélaboration dune science non-ethnocentrique du Droit étaient et demeurent intimement liées. On ne peut pas aborder les droits de lhomme de manière interculturelle si on ne commence pas par aborder la problématique du Droit de manière interculturelle. Ainsi l'intitulé même de notre problématique " Droits de lhomme et dialogue interculturel " séclaire sous un jour nouveau. Il ne sagit pas uniquement de repenser nos droits de lhomme dans le dialogue interculturel mais de réfléchir aux Droits de lHomme dans le sens des différentes manières dont sy sont pris et sy prennent les humains (" lHomme ") pour penser et organiser leur vivre ensemble et leur reproduction pacifique (Droit). De plus il convient dy intégrer les perspectives denrichissement mutuels qui peuvent sen dégager.
Cette perspective exige une double ouverture. Premièrement, il faut compléter nos démarches de " théorisation interculturelle " du Droit par des approches interculturelles plus fondamentales qui peuvent en dernière analyse quitter le langage juridique occidental pour nous ouvrir à dautres façons culturelles de nouer ce que nous nouons en Occident dans la forme du " juridique ". Cette première ouverture, sur laquelle nous reviendrons, nous a été possible à travers lapprofondissement des travaux de lInstitut Interculturel de Montréal (IIM) qui à leur tour sont profondément enracinés dans les démarches développées par Raimon Panikkar, grand philosophe de linterculturel dont le domaine de recherche privilégié est celui du dialogue interreligieux.
Mais une deuxième ouverture est tout aussi nécessaire. Pour repenser le Droit encore faut-il sinterroger sur ce que nous entendons dans notre tradition occidentale par " droit " et ainsi se révèle-t-il indispensable de se tourner vers la théorie du Droit au sens large. Cest dans le cadre de lAcadémie Européenne de théorie du Droit (AETD) à Bruxelles, et plus largement dans le cadre du Réseau européen Droit & Société que nous avons pu effectuer cet approfondissement de notre propre tradition juridique. Ainsi notre anthropologie du Droit sest-elle trouvée profondément fécondée par lapproche dune théorie critique du Droit au sens où lentendent François Ost et Michel van de Kerchove qui se caractérise par un regard externe / interne sur le phénomène juridique et une démarche interdisciplinaire (telle que reflétée en général par les démarches du réseau européen Droit & Société.) à vocation émancipatrice où selon François Ost et Michel van de Kerchove " sont alors remises explicitement en question les déterminations tant sociales quindividuelles qui pèsent sur les discours et les pratiques juridiques, (et) se trouve par le fait même favorisée la critique de la rationalité sociale dominante et suscitée la recherche de finalités alternatives. ".
Les contours de notre démarche apparaissent maintenant de façon de plus en plus nette. Si cest lanthropologie du Droit qui constitue la colonne vertébrale de notre recherche, nous ne pouvons cependant pas réduire celle-ci à une discipline, mais devons noter demblée son caractère interdisciplinaire. Peut-être plutôt quune discipline pourrait-on la définir comme un art, une manière de faire, un certain regard sur le société et le Droit, un point de vue qui se situerait dans l " entre-deux " de lanthropologie et de la théorie du droit, tout en ne se fermant pas à dautres apports disciplinaires. Ce caractère dinterdisciplinarité et dinterculturalité se cristallise dans une dernière exigence de la démarche de lanthropologie du Droit que nous devons déjà relever ici à cause de son caractère fondamental : elle doit être diatopique et dialogale. Cest à dire que tous les discours et toutes les pratiques doivent être resitués dans leur contexte (topos) pour pouvoir être compris et mis en dialogue respectif en vue dun enrichissement mutuel. Ainsi, si nous avons ci-dessus situé notre démarche, cest non seulement pour répondre à lexigence de scientificité consistant à permettre à dautres de retracer nos cheminements, mais aussi pour relever la particularité et donc aussi les limites de notre point de vue. Il ny a pas de perspective à 360 degrés et ainsi tout choix de point de vue, tout en permettant déclairer certaines choses, mettra obligatoirement dautres choses dans lombre. En situant notre démarche nous espérons quelle sera susceptible dinviter au dialogue dautres chercheurs, juristes, sociologues du droit, historiens du droit et praticiens pour construire ensemble une approche interculturelle des droits de lhomme apte à relever les défis contemporains. Loin de nous donc lidée de présenter une théorie interculturelle des droits de lhomme. Notre objectif est plus humble : cest celui de partager certaines expériences dune certaine anthropologie du Droit, expériences qui nous semblent aptes à débloquer quelques impasses actuelles dans la réflexion sur les droits de lhomme à lépreuve de linterculturalité et du pragmatisme.
Le lecteur sapercevra rapidement de loriginalité de nos démarches qui si elles sinscrivent dans le cadre dune théorie du droit au sens large, sont néanmoins fort éloignées des démarches juridiques classiques. Et le juriste invétéré pourra déplorer que nous nabordions pas vraiment des aspects de " technique juridique ", que nous ne nous livrions pas à lexégèse et à linterprétation du droit international des droits de lhomme tels quil se reflète à travers les différents instruments internationaux, que nous ne proposons pas vraiment un nouveau système " interculturel " des droits de lhomme, ni même une nouvelle théorie finie pouvant servir de base à lélaboration dun tel système. Il pourra aussi se sentir quelque peu déstabilisé par la remise en question de ce qui semble constituer " notre fonds de commerce " en tant que juriste, que nous soyons " juristes purs ", sociologues du droit, historiens du droit etc. : le droit tel que nous lentendons au sens occidental. On pourra se demander si ce que nous faisons est vraiment encore du droit, et si nous nallons pas par moment un peu trop loin. Ne devrions nous pas en effet, au moins, accepter les prémisses fondatrices de notre champ disciplinaire ?
A ces interrogations, nous répondrons quil nous semble inévitable de repenser notre approche des droits de lhomme - point de vue qui est largement partagé - et que pour ce faire il est inévitable de repenser notre " droit " - autre point de vue qui nest pas si hérétique si lon tient compte de tous les débats " postmodernes " en théorie du droit. Si nos ruptures peuvent sembler plus radicales, cest que notre positionnement épistémologique danthropologue du Droit, ne nous permet pas de nous arrêter aux constructions et discours occidentaux, mais nous oblige à prendre au sérieux dautres constructions culturelles ainsi que nos diverses pratiques - ce qui oblige à effectuer des écarts, des retraits, des mises à distance critiques par rapport à notre propre tradition. Mais ce faisant nous devons avoir conscience que toutes ces mises à distance nont un sens justement que par rapport à notre tradition et que toute notre problématique est orientée par ce mystère que nous dénommons " droit " en Occident et par les questions que soulève notre pratique culturelle des droits de lhomme. Il sagit bien de comprendre comment nous pouvons, nous, comme juristes occidentaux pour qui les droits de lhomme constituent quelque chose dimportant et incarnent un idéal humain que nous voulons soutenir, relever les défis du pluralisme et du pragmatisme qui se posent à nous, sans jeter léponge et nous réfugier dans linaction. Ainsi, si nos développements auront effectivement tendance à nous mener " très loin ", il est cependant justifié dinscrire notre travail dans le cadre dune théorie du droit comprise au sens large puisque tout le champ de notre recherche est structuré par le " juridique ", ce qui " permet la mise en forme et la mise en forme de la reproduction de lhumanité dans les domaines que nos sociétés considèrent comme vitales " pour bâtir sur des définitions de Pierre Bourdieu, de Pierre Legendre et de Michel Alliot.
Cela dit, nous navons pas la prétention de tout dire. Nous ne voulons pas remplacer la théorie du droit existante ou la théorie des droits de lhomme existante par la notre, qui se voudrait plus générale ou plus englobante à travers son ouverture à la diversité humaine et à nos expériences existentielles. Outre notre inscription scientifique particulière, notre recherche est en effet aussi déterminée par un point de vue particulier de théoricien / anthropologue du Droit qui nest pas partagé par tous : nous somme personnellement profondément choqués par labsence de dialogue entre nos diverses traditions de vie et de savoir et par lexclusion dun nombre énorme dêtres humains du modèle dominant moderne. Nous ne pouvons rester aveugle face à cet état des faits.
La modernité était supposée apporter une vie digne à tous et les droits de lhomme devaient être un des instruments pour réaliser cette promesse. Or nous constatons quaujourdhui non seulement les promesses nont pas été tenues pour des larges pans de la population mondiale, mais quen plus nos manières de raisonner nous les font complètement ignorer. Il ny a pas de place dans les colloques, les séminaires, les cours de " droit / théorie du droit " pour les laissés pour compte. On raisonne uniquement à partir du système, et à partir de lintérieur du système dominant, en faisant complètement fi du fait, que ce système est quasiment inexistant pour la majorité, voire est perceptible pour eux surtout comme menace à leurs modes de vie, voire comme oppression. On sattache à lexégèse de constitutions qui nexistent que sur le papier et nont pratiquement aucune réalité concrète, on se focalise sur linterprétation des instruments internationaux, on sengage sur des débats philosophiques quant à ce quest la Justice, quant à la problématique de luniversalisme et du relativisme dans la pensée des droits de lhomme, en empruntant les arguments en grande majorité à la théorie du droit en place, occidentale et moderne. Des juristes / théoriciens du droit de " pays du Sud " viennent participer à des colloques, des rencontres. Lors des pauses cafés on se rend compte du fossé entre les débats et les situation concrètes où ils vivent mais dès lors que lon reprend les travaux, les problématiques redeviennent à nouveau celles " du Nord ". Parfois on fait leffort découter " lautre ", venant dune autre culture ou dune autre discipline. Mais on ne se laisse pas vraiment toucher par son témoignage. On veut bien écouter tant quil ne remet pas en question ses propres présupposés et outils de travail. Mais dès lors quémerge lintuition que ce qui se dit risquerait de remettre en question notre " droit ", notre " science occidentale ", notre situation de pouvoir, tout de suite le " dialogue " se ferme. Et ceci se fait très souvent de manière inconsciente car nous avons peur de linconnu et nosons pas nous y aventurer.
Nous sommes tout à fait conscients aussi bien des difficultés que des enjeux énormes liés au fait de souvrir à dautres approches, ou si on veut, de la " transition paradigmatique " en cours. Mais il nous semble primordial de faire entendre ces voix quon a tendance à ne pas écouter, de faire apparaître ces perspectives que nous avons tendance à occulter pour pouvoir en enrichir notre réflexion sur les droits de lhomme et leur praxis. Tant que nous ne le ferons pas, nous resterons dans la logique dimposition dun modèle aux autres, qui est une logique autiste, de pouvoir, de domination et qui est fondamentalement incompatible avec lidéal émancipatoire des droits de lhomme. On pourrait dire que si nous prenons vraiment les droits de lhomme au sérieux, le temps semble venu de dépasser les droits de lhomme, ou du moins la conception actuelle que nous en avons. Précisons puisque nous ne prétendons pas " prêcher " un nouveau modèle : il sagit pour nous avant tout dapporter des éclairages à vocation interculturelle sur la problématique des droits de lhomme et du dialogue interculturel, dans une traduction accessible à des juristes / théoriciens du droit ouverts desprit voire à un public plus large, qui puissent les interpeller et leur permettre de remettre en perspective, denrichir, de réorienter leurs propres démarches relatives aux droits de lhomme, en espérant ainsi contribuer à l'émergence d'un véritable dialogue interculturel quant à notre "vivre ensemble" contemporain dans le partage de nos "communes humanités".