DHDI


groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

Christoph Eberhard


Les droits de l'homme au laboratoire d'anthropologie juridique de Paris - Origines et développement d'une problématique

(paru dans Bulletin de liaison du Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris, n° 23, juillet 1998, p 23-34)

Aborder la pensée des droits de l'homme au sein du LAJP en quelques pages n'est pas chose aisée. Le champ des droits de l'homme est tellement vaste et tellement flou qu'il semblerait que toutes les différentes démarches du LAJP pourraient lui être rattachées d'une manière ou d'une autre. Ainsi qu'il s'agisse de “médiation”, de “gestion foncière”, de “l'enfance en danger”, de “Justice et Etat de Droit”, tous des thèmes d'action privilégiés du Laboratoire, le rapport aux droits de l'homme semble évident. Mais si une des difficultés quant à la délimitation de notre objet est relative au flou de la notion même de droits de l'homme, une deuxième difficulté est liée à notre angle d'approche. En effet, penser les droits de l'homme en tant qu'anthropologue du droit exige de s'atteler à penser le Droit et à penser l'Homme. Or cette exigence nous mène au coeur même des démarches du Laboratoire et nous place d'une certaine façon sur un carrefour où ses différentes démarches se croisent. C'est à ce carrefour que nous allons nous intéresser au fil des pages à venir, car si le carrefour est le lieu de rencontres de différentes routes, de différentes démarches, il est aussi le lieu d'échange qui leur permet de s'enrichir mutuellement, de se féconder. Il est donc le lieu où elles peuvent se nouer dans une problématique originale.

Ainsi, à y regarder de plus près, on se rend compte qu'au début des années 1980, s'est nouée au Laboratoire une problématique originale relative aux droits de l'homme, qui s'est concrétisée dans des démarches intimement liées à la constitution d'une anthropologie (voir science) du droit cherchant à permettre de penser le Droit et à penser l'Homme de manière non-ethnocentrique.

Ce sont les origines et les développements de ces démarches et des problématiques qui les sous-tendent que nous essaierons de retracer dans cet article. Nous tenterons de ne pas nous arrêter à la simple description de l'évolution des idées, mais essaierons de les replacer dans leur contexte afin que le lecteur en découvrant l'“habitat” puisse mieux situer ses “habitants”.

Le lecteur s'apercevra que pour l'instant ce sont surtout Michel Alliot et Etienne Le Roy qui ont fait avancer la problématique des droits de l'homme au Laboratoire, bien que depuis le début des années 1990 des étudiants aient commencé à s'y atteler. Remarquons aussi que jusqu'à maintenant le travail du Laboratoire sur les Droits de l'Homme a surtout résulté de la réponse à des demandes extérieures. Ce n'est que cette année que s'est mis en place un groupe de travail et de recherche Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel qui a pour vocation de véritablement dynamiser cet axe de recherche et de lui donner un caractère plus systématique. Notons enfin, avant de nous lancer dans le vif du sujet, que la bibliographie de cet article n'est pas exhaustive ó elle se veut plutôt représentative. Ainsi, des textes de Michel Alliot et d'Etienne Le Roy seuls ceux qui nous ont paru les plus importants ont été retenus. De même, en ce qui concerne les travaux des étudiants, nous avons privilégié ceux qui traitaient de la problématique des droits de l'homme dans une perspective anthropologique en laissant de côté ceux qui étaient trop indirectement liés aux droits de l'homme ou dont l'approche était plus juridique qu'anthropologique. Enfin, on y trouvera quelques textes ne provenant pas de chercheurs du Laboratoire mais ayant joué un rôle important pour cristalliser leurs démarches.

On peut distinguer deux phases dans l'approche des droits de l'homme au LAJP. La première est celle des années 1980 où ce thème n'était pas vraiment d'actualité, ni dans le domaine politique, ni dans le domaine de la recherche scientifique. C'est à cette époque qu'émerge au LAJP la réflexion sur les droits de l'homme au travers d'un questionnement sur la (prétendue) universalité du droit occidental. Elle débute sous la forme d'un questionnement du modèle étatique occidental et de son droit en rapport avec l'explicitation de l'originalité du modèle communautaire et de la coutume caractéristiques des sociétés traditionnelles africaines. Elle se cristallise ensuite dans l'élaboration d'une démarche comparative originale qui constitue encore aujourd'hui les fondements de la recherche sur les droits de l'homme au LAJP.

Dans une deuxième phase, correspondant aux années 1990, la demande d'une réflexion interculturelle sur les droits de l'homme s'accroît, et la recherche s'oriente de la remise en question de l'universalisme vers un questionnement sur des approches interculturelles possibles. Ceci s'explique aisément si nous gardons à l'esprit que 1989 est l'année de la chute du mur de Berlin qui marque le passage d'un monde dichotomique partagé entre le “monde libre” et le “monde communiste” auxquels s'ajoutent les “nations non alignées” à un monde qui s'affirme de plus en plus pluripolaire et dans lequel souffle un “vent de démocratisation”. On peut caractériser cette période par une application plus spécifique et plus explicite des résultats des années 1980 à des interrogations touchant aux droits de l'homme lesquels peuvent être répartis selon deux axes de recherche : l'un portant plutôt sur l'élaboration d'une théorie ou d'une théorisation interculturelle des droits de l'homme, l'autre s'intéressant davantage aux problématiques de l'interculturalité par rapport à des situations concrètes relatives aux droits de l'homme.

Les années 1980 : Remise en question de l'universalisme occidental et jalons pour une science non-ethnocentrique du Droit

Conscients de l'écart entre droit vivant et droit théorisé ainsi que de l'ethnocentrisme dont étaient teintées les approches des droits originellement africains et s'appuyant sur d'importants travaux de terrain effectués lors de la décennie précédente, Michel Alliot et Etienne Le Roy écrivent, au début des années 1980, un certain nombre de textes qui font ressortir le contraste entre la manière dont le Droit est pensé dans les sociétés modernes occidentales et la manière dont il est pensé dans les sociétés traditionnelles africaines. Pour rendre cette comparaison possible, ils sont conduits à entreprendre un travail de modelisation qui petit à petit s'émancipe du simple contexte comparatif africo-occidental pour poser les fondements d'une réflexion interculturelle plus générale sur le Droit et les droits de l'homme.

Pour Michel Alliot (1998), on peut distinguer trois étapes dans l'approche de la problématique des droits de l'homme.

La première consistait à prendre conscience que malgré l'universalité de la problématique de la dignité humaine et de sa protection, la proclamation d'une déclaration universelle des droits de l'homme pour reconnaître et garantir cette dignité, était quelque chose de spécifique à l'Occident. Ces droits sont dans leur genèse situés dans l'espace et dans le temps et reflètent ainsi un point de vue particulier sur les rapports entre individu et pouvoir susceptible de disconvenir à d'autres cultures. Mais en quoi le point de vue occidental pouvait-il se révéler problématique ?

C'était la deuxième étape de la démarche : il fallait se rendre compte qu'il ne s'agissait pas d'un simple problème de contenu, mais qu'en fait la manière d'“assurer les droits de l'homme” était fondamentalement liée à une manière de voir le droit qui différait d'une société à l'autre. Il fallait donc effectuer une rupture épistémologique, en recentrant l'analyse du cadre institutionnel sur les “logiques des situations et des acteurs, car c'est elles qui nous permettent de savoir jusqu'où on peut pousser les ressemblances et les dissemblances” (Le Roy 1998).

Enfin, troisièmement, fallait-il comprendre que les différentes logiques juridiques, les différentes visions du Droit, correspondaient à différentes visions du monde.

Ainsi Michel Alliot (1981 : 169) écrit : “La question de la protection du droit de la personne correspond à un problème fondamental de la vie en société auquel aucun n'échappe : celui de la confiance dans l'avenir. Mais en la formulant ainsi, en se référant à des “droits de la personne”, on la lie à un modèle sociétal que l'Occident prône depuis deux ou trois siècles. Ce modèle repose sur une image de la société où des individus tous semblables et isolés dans une uniformité générale ont besoin à la fois d'un pouvoir fort et donc unique pour les protéger les uns des autres et d'un Droit pour les protéger de ce pouvoir.”

Conscient que tout droit est lié à un modèle sociétal et que toutes les sociétés, dans notre cas plus particulièrement celles d'Afrique noire et d'Occident, ne partagent pas le même modèle, il s'agissait alors de s'atteler à dégager ces différents modèles afin d'en permettre une comparaison non-ethnocentrique. Ainsi s'ouvrait un axe de recherche original, voire l'élaboration d'une méthode de recherche inédite, qui partant des exigences d'une comparaison Afrique/Occident allait mener à une réflexion sur l'élaboration d'une science du droit non-ethnocentrique. Cette évolution se laisse déjà pressentir dans l'introduction au texte “Communautés d'Afrique noire et protection des droits de l'individu face au pouvoir” d'Etienne Le Roy (1982a : 37) : La vocation d'une anthropologie du droit étant de mener une approche compréhensive de l'histoire des institutions dans le respect des valeurs de civilisation qui les organisent et les justifient, il convient donc initialement de réfléchir aux visées anthropologiques qui fondent, en Occident et en Afrique noire, les rapports de l'individu au pouvoir. Une fois qu'il aura été reconnu la spécificité d'une conception africaine fondée sur la pluralité des pouvoirs, des représentations divines et des attributs humains, il sera possible de décrire schématiquement les canaux et les processus à travers lesquels une société communautariste prétend organiser les rapports de l'individu et du pouvoir et les protéger l'un de l'autre (...)”

Les démarches se sont donc tout d'abord cristallisées autour de l'explicitation, face au modèle de l'Etat occidental et de son droit, du modèle communautaire des sociétés africaines et de l'originalité du droit qui lui est lié : la coutume. Bien que les grands textes sur celle-ci (Alliot: 1984 ; Le Roy 1984a, 1984b) soient légèrement postérieurs aux textes sur “anthropologie et juristique” (Alliot 1983b ; Le Roy 1983), je traiterai ensemble, par souci de simplicité, le modèle communautaire et la coutume, avant d'aborder l'émergence de la science comparative et anthropologique du droit qui fonde encore maintenant la recherche sur les droits de l'homme au sein du Laboratoire et qui découle justement de la réflexion sur le modèle communautaire et la coutume.

Il apparaissait que si le modèle sociétal occidental est marqué par une tendance à l'uniformisation et une vue de la société comme ensemble d'individus égaux lui préexistant et ayant délégué par contrat leur gestion à un organe supérieur, l'Etat, les communautés africaines répondent le plus souvent à“un modèle clair de distinction, de hiérarchie et de complémentarité et tirent leur cohésion de cette complémentarité” (Alliot 1980a : 148). De plus Michel Alliot (1980b : 158) constate, concernant les communautés, que “la logique du modèle est plus importante que son contenu”, que “le droit d'une communauté, en ce qu'il a de spécifique résulte du modèle complémentariste et polyarchique” et que “Nous sommes aux antipodes du système dans lequel, à l'image d'un Dieu dont tout dépend dans une création continue de chaque instant, les droits des uns et des autres ne leur sont maintenus que par la grâce de celui qui est l'auteur de tous les droits, l'Etat. Le droit des communautés n'a pas besoin d'un pouvoir qui veuille le maintenir, il est la conséquence nécessaire de leur structure.” .

Cette prise de conscience a permis de dégager l'originalité du droit des communautés, la coutume, qui avait longtemps était conçue, sous la pression de l'idéologie des “juristes de la loi” ayant perdu “l'esprit de la coutume” (Le Roy 1984a : 215),“à l'aune de la loi, par un procédé de qualification par inversion négative qui ne pouvait être que caricatural et qui est illustré par la procédure de rédaction des coutumes.”(Le Roy 1984a : 214 ; voir aussi Le Roy : 1984b). Or “la coutume ne peut pas être considérée comme un ensemble normatif et autonome de règles distinctes de celles qu'imposeraient la morale, la religion ou les convenances. La coutume n'est pas un être, comme serait un corpus de lois : elle est la manière d'être, de parler, d'agir qui permet à chacun de contribuer au mieux au maintien de la cohésion du groupe.” (Alliot 1984 : 277)

Le prochain pas, après avoir explicité la différence des visions du Droit était de se rendre compte que ces visions différentes correspondaient en fait à des visions différentes du monde et de poser ainsi les bases pour une science du droit non-ethnocentrique. C'est ce que fait Michel Alliot (1983b) dans “Anthropologie et Juristique”. Dans l'introduction il écrit : “Le droit est à la fois lutte et consensus sur les résultats de la lutte dans les domaines qu'une société tient pour vitaux. Les modèles du Droit ó il y en a souvent plusieurs dans la même société ó se définissent par rapport à la vision de l'univers et d'elle-même de chaque société et par rapport à la logique selon laquelle ils sont organisés. Elles permettent de rendre compte non seulement de la structure des institutions concernées, mais de leur place, apparente ou occultée, et de leur signification. Il n'est pas facile de définir les conditions de l'élaboration d'une science du Droit. (...) J'essayerai de le faire en proposant une définition de l'objet d'une science du Droit, une exploration des archétypes à l'oeuvre dans les systèmes juridiques, une analyse des logiques qui les caractérisent et une étude des rapports entre archétypes et logiques à partir desquels devraient être élaborés les modèles nécessaires à la constitution d'une science du Droit.”(Alliot 1983b : 207-208).

Michel Alliot met à jour dans ce texte trois archétypes pour penser le Droit, qu'il illustre à l'exemple de l'expérience de la tradition chinoise, de la tradition égyptienne et africaine et de la tradition du Livre (Islam et Occident chrétien), ainsi que deux logiques qui y sont liées.

Dans la tradition chinoise, où le monde est infini dans le nombre et dans le temps et se fait et se défait au cours de périodes cosmiques selon un dynamisme qui lui est propre et que ne vient limiter aucune loi imposée de l'extérieur et qui laisse se combiner les contraires sans les laisser s'exclure l'un l'autre, le droit a un caractère d'identification : on cherche à se conformer et à conformer la marche de la société à la marche de l'univers.

Dans l'univers égyptien et africain, où le monde émerge du chaos par la différenciation de forces différentes mais complémentaires et où le monde a donc un caractère plural et fragile, l'homme joue un rôle primordial dans le maintien de l'harmonie cosmique et le droit a un caractère de manipulation : l'harmonie résultant de la complémentarité des différences, c'est à l'intérieur du groupe qu'il faut chercher à résoudre ses problèmes.

L'univers des enfants d'Abraham au contraire est fondé sur la vision d'un monde créé et régi de l'extérieur, par un créateur unique et éternel. Le droit est ici principalement perçu comme soumission à un ordre extérieur et uniforme. Enfin, Michel Alliot distingue deux logiques : celle des sociétés responsables d'elles-mêmes, s'inscrivant dans la continuité de l'archétype de manipulation et celle des sociétés qui remettent leur destin à un pouvoir supérieur et qui s'inscrit dans la continuité de l'archétype de soumission.

Parallèlement à ce travail de Michel Alliot privilégiant plutôt le pôle de l'anthropologie sur la juristique, Etienne Le Roy porte son attention plutôt sur le pôle de la juristique dans “Juristique et Anthropologie”, où il dessine, “à partir d'une restitution de la conception Lévy-Bruhlienne de la juristique (...) le programme des travaux qu'il conviendrait de réaliser pour réconcilier, par la médiation de la juristique, les juristes et les autres chercheurs en sciences sociales préoccupés d'expliquer, les uns et les autres, le phénomène juridique dans sa totalité, c'est-à-dire dans sa complexité.” (Le Roy 1983: 7). Il y explicite la démarche du Laboratoire (10 ss) et trace la topologie et l'axiologie d'une approche interculturelle du phénomène juridique (15 ss). En rapprochant l'intuition de Michel Alliot, mise en oeuvre au Laboratoire, selon laquelle “Qui veut comprendre la forme et le sens des institutions juridiques d'une société a (...) intérêt à les rapporter non aux institutions de sa propre société ó le rapprochement serait superficiel ó mais à l'univers de celle dans laquelle il les observe” (Alliot 1983b : 215) de l'herméneutique diatopique basée sur la recherche d'équivalents homéomorphes développée par Raimon Panikkar (cf. Panikkar 1984 ; Vachon 1990), il ouvre les voies de la recherche d'un dialogue interculturel sur les droits de l'homme.

Notons qu'un autre emprunt à Louis Dumont cette fois-ci, du concept d'“englobement du contraire” (cf. Dumont 1991: 140-141), lui permet d'expliciter ce qui posait problème dans les approches traditionnelles des droits non-occidentaux et qui demandait à être dépassé par une approche diatopique : “on doit se garder d'une (...) erreur (...) qui repose sur un principe que l'anthropologue Louis Dumont a contribué à éclairer en le qualifiant de principe “hiérarchique et d'englobement du contraire”. En valorisant, inconsciemment ou implicitement, une solution qui apparaît juste, bonne ou efficace, on a tendance non seulement à lui soumettre les autres solutions mais encore à les englober en les considérant comme un simple contraire. On leur dénie alors toute autre logique et on s'interdit de les prendre positivement en considération.” (Le Roy 1988a : 33).

Dans “Le pluralisme juridique dans le creuset de la démocratie” (1988a), il dégage aussi une seconde exigence méthodologique : celle de “ne pas confondre les discours et les pratiques et ainsi de supposer que les discours, même officiellement tenus et portés par l'appareil de l'Etat, peuvent être facilement concrétisés dans les pratiques” (Le Roy 1988a : 33) ce qui le mène à privilégier une anthropologie dynamique et une analyse de processus pouvant permettre d'élaborer une théorie des pratiques (35 ss).

Ainsi étaient dégagés tous les fondements sur lesquels a continué à se développer la réflexion interculturelle sur les droits de l'homme au LAJP dans les années 1990.

Les années 1990 : une réflexion interculturelle sur la problématique des droits de l'homme

Suite à la chute du mur de Berlin, la vague de démocratisation et la pluripolarisation du monde dans les années 1990 font apparaître les limites des approches classiques aux droits de l'homme et font percevoir la nécessité de les repenser de manière interculturelle. Il en émerge une demande explicite de recherche anthropologique sur les droits de l'homme à laquelle le LAJP va répondre. Ainsi est créé au début des années 1990 à l'Institut International des Droits de l'Homme de Strasbourg, un cours sur les fondements anthropologiques des droits de l'homme assuré par Etienne Le Roy et sont engagées des collaborations avec la Division des droits de l'homme et de la paix de l'UNESCO, le Centre International des Droits de la Personne et du Développement Démocratique de Montréal, et le programme de l'UNESCO pour une culture de la paix qui voit le jour en 1994.

Si ces collaborations prennent plus la forme de réponses à des demandes ponctuelles, les droits de l'homme n'étant qu'un axe de recherche parmi d'autres et non pas le plus important du LAJP, le changement de l'environnement va cependant réorienter la manière d'aborder cette question. De la remise en question de l'universalisme occidental, on s'oriente vers une réflexion sur un enrichissement de cet universalisme par le dialogue interculturel. Cette réflexion s'inscrit en outre dans le cadre plus vaste d'une réflexion sur le paradigme moderne dans lequel sont enracinés les droits de l'homme et sur notre condition contemporaine, appelée par certains “postmoderne”, marquée par une crise de l'universalisme et du juridisme et par l'affirmation croissante de la relativité du droit, du pluralisme de ses sources et de la nécessité d'un retour au pragmatisme (Arnaud 1990 : 81).

Le premier cours d'Etienne Le Roy en 1991 à l'Institut International des Droits de l'Homme à Strasbourg, “Les fondements anthropologiques des droits de l'homme - Crise de l'universalisme et post modernité” (1992b) illustre bien cette réorientation. Il y approfondit les racines modernes et judéo-chrétiennes des droits de l'homme et montre comment la “logique unitariste fondant la modernité en Occident” (p 146) pourrait s'enrichir dans le dialogue avec d'autres traditions culturelles. Il conclut cet enseignement en écrivant :“on est amené à repenser le futur de nos institutions comme un enrichissement progressif et continu de nos expériences institutionnelles à la lumière des expériences des autres cultures. Ainsi la postmodernité serait-elle l'occasion de fonder l'universalisme des droits de l'homme sur une approche acceptant le métissage de nos modes d'interprétation et reconnaissant finalement les vertus du pluralisme et de l'altérité, dans le domaine juridique et politique.” (Le Roy 1992b : 158). En outre, Etienne Le Roy complète dans ce texte la théorie des archétypes de Michel Alliot en introduisant l'archétype indien dégagé par Raimon Panikkar (cf. par ex : 1984), sorte de plaque tournante entre les trois archétypes précédents et en notant le partage de l'archétype de manipulation par toutes les traditions animistes. Dans un texte de la même année (1992a) il introduit aussi les notions de logiques fonctionnelle et institutionnelle pour désigner les logiques déjà dégagées par Michel Alliot et propose leur articulation en vue d'une nouvelle approche des droits humains (Le Roy 1992a : 453). Mais l'intuition la plus importante reste que l'enjeu principal d'une approche interculturelle des droits de l'homme est pour nous occidentaux, marqués par la modernité occidentale, d'apprendre à penser le pluralisme (1992b : 146-147) pour éviter les écueils de l'universalisme et du relativisme (Le Roy 1994).

On peut noter ici qu'il semble exister une différence d'approche entre Michel Alliot et Etienne Le Roy, ce dernier mettant l'accent sur un métissage des cultures alors que pour Michel Alliot il s'agit avant tout de développer une pédagogie consistant à approfondir les différentes logiques, de développer la connaissance de l'autre pour en arriver à une tolérance des pratiques et des propositions de l'autre qui peut mener à un consensus sur les désaccords et les pratiques discordantes, sans chercher à métisser des cultures qui de toute manière ne pourront d'après lui jamais être ramenées à un dénominateur commun (Alliot 1998).

Il nous semble cependant qu'il ne faut pas exagérer cette opposition. Elle nous paraît tenir au choix du contexte scientifique dans lequel chacun des deux auteurs préfère s'inscrire plutôt qu'à une divergence de fonds. En effet, Michel Alliot pondère davantage à notre sens dans son anthropologie du droit le pôle de l'anthropologie et Etienne Le Roy celui de la juristique, comme nous l'avons déjà remarqué. Si les deux auteurs partagent selon nous une vue foncièrement pluraliste du Droit dans les sociétés humaines, l'accentuation du pôle “juristique” mène Etienne Le Roy à chercher à formaliser l'articulation de logiques ce qui nécessite l'élaboration de modèles visant à formaliser le pluralisme pour qu'il puisse être pensé tout en étant conscient des problèmes que cela pose. Ne rappelle-t-il pas souvent à ses étudiants qu'un des plus grands défis actuels était d'apprendre à penser le pluralisme de manière plurale ?

Dans cette perspective, la réflexion sur des paradigmes communs pouvant résulter d'un métissage de logiques ne peut pas être assimilée à la recherche d'un syncrétisme totalisant puisqu'il s'agit avant tout de penser l'articulation de logiques gardant leur originalité propre. Comme l'écrit Etienne Le Roy à propos du développement : “Ce qui nous intéresse c'est le principe de métissage permettant que la langue, les institutions, les valeurs et les représentations puissent à la fois varier entre ces différentes cultures et être complémentaires. Pour qu'elles soient complémentaires et multiculturellement efficaces, il faut fonctionnellement, que les logiques soient interdépendantes. Ainsi, hors de l'articulation des logiques, point d'avenir à nos cultures, donc à nos sociétés.” (Le Roy 1992a : 447-448). L'avantage de l'élaboration de modèles métis est de permettre outre la réflexion interculturelle sur les droits de l'homme, une pratique interculturelle ce qui permet de passer d'une simple “méditation” à une “action” (cf. pour cette exigence déjà Le Roy 1984c : 71)

On peut comprendre dans cette perspective l'élaboration par Etienne Le Roy d'une théorie du “multijuridisme” à partir de la théorie des archétypes de Michel Alliot, pressentie en ce qui concerne les droits de l'homme dans “Droits humains et développement” (1992a : 2), présentée sous forme de la théorie d'un droit tripode dans “L'accès à l'universalisme par le dialogue interculturel” (1995 : 26) et développée comme “modèle opératoire pour formaliser la rencontre interculturelle autour de principes communs de régulation” dans “L'universalité des droits de l'homme peut-elle être fondée sur le principe de complémentarité des différences?” (1997a : 27ss).

Notons aussi la tendance qui se dessine dans les années 1990 à réfléchir sur les droits de l'homme en rapport avec la problématique du dialogue interculturel et qui rapproche les démarches du LAJP de celles développées par Raimon Panikkar (par ex : 1984).

Cette réorientation est particulièrement illustrée par nos propres démarches qui reprennent dans un mémoire d'anthropologie du droit en 1996 les démarches antérieures du LAJP tout en les nouant autour de la problématique du dialogue interculturel (Eberhard 1996) et l'approfondissent en 1997 dans un mémoire de théorie du droit (Eberhard 1997), où nous définissons des paradigmes pour une approche dialogale de la problématique des droits de l'homme qui pourraient permettre l'émergence d'un pluralisme sain, tel qu'entrevu par Raimon Panikkar (1984, 5).

Ces paradigmes sont celui de “Commune Humanité”, de “Communauté Humaine” et de “Praxis Dianthropologique des Droits de l'Homme”. Tout en nous inscrivant dans la continuité des démarches antérieures du Laboratoire, nous approfondissons à travers ces paradigmes la notion de dialogue interculturel, remettons l'accent sur la nécessité d'une approche dynamique centrée sur les acteurs et donc d'une analyse de processus pour approcher la problématique des droits de l'homme, ainsi que sur la nécessité de sortir d'une approche anthropocentrée pour s'orienter selon les termes de Panikkar vers une approche plus “ cosmothéandrique ” (mais voir déjà Le Roy 1992a : 452-453).

Le développement de la perspective offerte par le point de vue du dialogue interculturel semble aussi réorienter la démarche d'une réflexion centrée sur “l'universalisme ou l'universalité des droits de l'homme” vers une réflexion plus générale sur la réalisation d'ordres sociaux apparaissant comme justes aux différentes cultures. Ceci semble en outre nous pousser à approfondir dans le futur ce que l'UNESCO appelle “culture de la paix” mais qui reste non défini et à dégager ses rapports avec les “droits de l'homme”. En effet, les exigences du dialogue interculturel mettent de plus en plus à jour les limites inhérentes à la terminologie même de “droits de l'homme”, trop marquée par la perspective occidentale pour pouvoir constituer le symbole d'un “ordre juste” pour toutes les sociétés, comme nous avons pu le constater lors des réunions du groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel.

Cette recherche plus générale et plus théorique sur les droits de l'homme au Laboratoire, s'est accompagnée de recherches liées à des problématiques plus concrètes dont quelques-unes se sont déjà cristallisées sous la forme de thèses, d'autres étant en voie de l'être.

Ainsi, Barnabé Georges Gbago a soutenu en 1997 sa thèse Contributions Béninoises à la Théorie des droits de l'Homme. (Gbago 1997). Il y a apporté des éléments pour une nouvelle doctrine des droits de l'homme, en partant de l'expérience béninoise de démocratisation et de mise en place d'un Etat de Droit. Son objectif était d'"aller au-delà d'une abstraction presque vide et de combattre l'universalisme bâti hâtivement, sans dialogue" par "l'immersion dans la pensée proprement endogène, qui n'est pas consignée dans les livres" mais peut être appréhendée à travers la coutume et les modèles de conduite et de comportement et qui peut enrichir la théorie moderne des droits de l'homme. Pour ce faire il a confronté les montages institutionnels béninois aux pratiques et à la vision du monde béninoises en montrant que leurs traditions animistes pouvaient, si on les prenait en compte, enrichir l'approche béninoise aux droits de l'homme et la rendre plus proche des préoccupations des populations.

Marie-Pierre Jouan quant à elle s'est attelée, après avoir étudié dans un mémoire de DEA “La différence culturelle dans la codification internationale des droits de l'homme” à partir de la situation de l'enfant africain (Jouan 1991) à s'interroger dans sa thèse de doctorat sur Les mauvais traitements à enfants en milieux immigrés d'Afrique noire en France (1998). En partant d'une situation où l'enfant victime se trouve, de par sa situation d'interculturalité, au coeur d'une concurrence ó voire d'un conflit ó de normes, celles des droits de l'enfant et celles de sa culture d'appartenance, elle met en évidence la coexistence de logiques diverses et d'un “multijuridisme du Droit”. Son constat est que : “L'étude des représentations et des pratiques des instances de la société d'accueil et surtout des familles concernées souligne que la rencontre de ces deux logiques n'est pas vouée à l'affrontement. L'immigration est un parcours complexe qui, s'il induit une certaine vulnérabilité, permet une mobilité (entre les différents registres juridiques en présence) propice au dialogue. (...) de part et d'autre, des modes de régulations innovants montrent que la recherche de l'égale dignité des êtres humains n'est pas incompatible avec la pluralité des identités.

Le problème des conflits de normes et de logiques dans des contextes interculturels qui remettent en cause l'universalité de la conception occidentale du droit et des droits de l'homme et soulignent l'importance de l'élaboration d'une démarche dialogale a aussi été explicité à l'exemple de l'excision. En étudiant la judiciarisation de l'excision en France, Jean Dubois arrive à montrer que “Bien plus que de vouloir s'attaquer à cette pratique, l'élaboration hasardeuse de cette prohibition contribue à l'ordonnancement du monde selon notre modèle culturel. (...) Tant que nous privilégions la prévention en informant des risques de cette pratique, nous évoluons, me semble-t-il, dans une logique de négociation (...) En renonçant aujourd'hui à requérir l'assentiment pour adopter la répression, nous situons la solution du problème hors de tout discours. (...) Ce processus de judiciarisation aimerait se voir reconnaître pour seul but l'application de la loi. Il y a cependant derrière cet objectif celui non déclaré de substituer à l'ordre symbolique du migrant celui de la société d'accueil. L'accession au nouvel ordre symbolique se déroule sur le mode de l'obéissance à une autorité supérieure et extérieure. (...) La question primordiale est d'établir les conditions sociales de ce dialogue, de manière à concevoir ensemble et non unilatéralement et autoritairement, en se retranchant derrière l'écran du droit, les limites au possible.” (Dubois 1992 : 160-163).

Boris Martin (1996), dans une approche plus juridique, montre en partant du problème de l'excision que c'est peut-être à travers les droits culturels que les droits de l'homme pourraient intégrer la “dialectique de l'identité et de l'altérité” (Martin 1996 : 9) et ainsi s'approcher d'une véritable universalité. Ainsi il écrit: “Il s'agit de procéder à la mise en relation de ces cultures et de fonder un nouvel universalisme des droits de l'homme à partir de celles-ci. Nous pensons, au terme de cette étude, que les droits culturels peuvent apporter leur contribution à cette réinvention de l'universalisme.” (Martin 1996 : 147).

Enfin, dans son mémoire relatif à l'émancipation des femmes au Cameroun (1995), Véronique Nké Eyebe montre aussi l'importance de l'articulation des logiques et du métissage des pratiques : “(...) le processus de l'émancipation de la femme camerounaise doit sans contredit allier discours et action : il doit engager un travail intellectuel qui repère les aspirations fondamentales de la femme et les confronter avec sa propre manière d'être et de vivre, lequel travail doit susciter et développer des initiatives concrètes, même embryonnaires de la part de la femme et même de l'homme. (...) Il apparaît que l'émancipation est une notion inscrite dans un mouvement de société qui semble vouloir rassembler deux logiques différentes : celle de la femme occidentale individuelle et celle de la femme camerounaise communautaire.” (Nké Eyebe 1995 : 61, 63), ce qui pose bien sûr des difficultés mais n'est peut-être pas contradictoire si on l'envisage sous l'angle d'un processus, comme le fait Véronique Nké Eyebe pour qui “La question de l'émancipation reste donc un processus de redécouverte de la dignité de la femme, de reconnaissance de son être, de la voie à choisir pour elle-même en fonction de l'idéal, et du sens qu'elle veut donner à son existence.” (Nké Eyebe 1995 : 64).

Notons enfin, qu'Etienne Le Roy (1996), à la demande du Centre international des droits de la personne et du développement démocratique de Montréal a écrit un rapport sur l'impunité dans le contexte africain, et plus spécialement en ce qui concerne le génocide rwandais, selon une approche d'anthropologue du droit. Il a réfléchi aux problèmes que posent le génocide et son impunité au regard des références normatives confrontées dans la situation rwandaise et plus généralement pour des crimes contre l'humanité dans un contexte interculturel. Le principal problème semble être celui de penser dans des contextes, comme celui du Rwanda, où au moins deux visions du monde sont en confrontation, un "impensé" voire un "impensable" : "que l'impunité des crimes contre l'humanité soit déterminée non seulement par des considérations politiques (internes ou internationales) ou par des insuffisances de la réglementation mais aussi par la conception du Droit qui y est invoquée pour assurer la sanction-punition des génocidaires." (Le Roy 1996 : 3) ce qui oblige à repenser toutes ces problématiques en ne se cantonnant pas à la sphère du droit “ officiel ” moderne mais en partant du postulat que : "Loin de dominer, la vision occidentale de la société et du Droit doit donc composer avec la vision endogène donnant lieu à des pratiques métisses où c'est le modèle endogène qui paraît, de plus en plus, absorber les apports extérieurs et les soumettre à sa logique de formalisation et d'utilisation." (Le Roy 1996 : 5).

Si nous nous sommes permis de largement citer des extraits de ces différents travaux, c'est pour rendre compte de la diversité des approches qui sont restées pour l'instant individuelles, mais qui mettent en évidence le partage d'une approche caractéristique du LAJP. Espérons que la mise en place fin 1997, d'un groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel permettra de mieux cristalliser toutes ces démarches et celles en cours et de créer une dynamique plus collective, en nous permettant de mieux mettre en perspective nos différentes approches quant à la problématique des droits de l'homme et à leurs liens avec les autres axes de recherche du LAJP.

En effet, le groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel a pour vocation de créer un espace de rencontre, de dialogue et de recherche sur des problématiques relatives aux Droits de l'Homme et au Dialogue Interculturel au sein du LAJP. Il vise à encourager un travail d'équipe et à offrir un cadre dans lequel peut se développer une dynamique de travail continue sur la problématique des droits de l'homme et du dialogue interculturel. En outre, il a pour objectif de tenter d'engager un dialogue avec des instituts de recherche ou des organismes intéressés par ces problématiques.

Il a commencé à bien fonctionner. Depuis début 1998 sont organisés des séminaires dans un rythme bimensuel où les différents chercheurs présentent leurs travaux respectifs afin que nous apprenions à mieux nous connaître. La dynamique est lancée et une demande relative à une réflexion plus méthodologique sur nos démarches et de clarification de nos objectifs commence à se dessiner. Notons que ce groupe de travail abrite aussi des chercheurs qui ne sont pas du LAJP. Les thèmes qui y sont abordés sont pour l'instant rattachés à la problématique générale des droits de l'homme dans le dialogue interculturel, à l'Etat de droit, à l'immigration, aux droits de l'enfant et aux droits de la femme. Parallèlement les archives du LAJP relatives aux droits de l'homme ont été remises en ordre et des contacts ont été et continuent à être pris avec diverses associations et autres centres de recherche, la collaboration la plus étroite se faisant avec Juristes-Solidarités. Depuis le mois d'avril le groupe de travail a aussi un site sur internet (http://www.msh-paris.fr/red&s/dhdi).

Si de prime abord l'approche pouvait sembler déroutante, nous espèrons qu'au terme de cet article le lecteur aura pu un peu se familiariser avec la problématique des droits de l'homme telle qu'abordée au LAJP. Il a néanmoins tout intérêt pour mieux situer cette démarche de la mettre en perspective avec celles exposées dans les autres articles de ce numéro du bulletin. Ce faisant, il mettra d'ailleurs lui même en oeuvre les exigences fondamentales sous-tendant toute notre recherche interculturelle et constituant en fait le coeur de notre problématique : celles du diatopisme et du dialogisme.

Références bibliographiques

Travaux et recherches en cours