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Christoph Eberhard 29/08/1998
E-mail : eberhard@univ-paris1.fr
Mots clefs : droits de l'homme, interculturalité, paradigme,
transmodernité, pluralisme/pluriversalité, "miroir noir", droit
tripode, multijuridisme, "jeu de lois", écosystème.
Les réflexions développées dans cet article s'inscrivent
dans le cadre d'une recherche d'anthropologie/théorie du Droit sur
les fondements d'une approche interculturelle des Droits de l'Homme qui
permettraient de dépasser des démarches fortement teintées
d'ethnocentrisme ou encastrées dans la dichotomie
relativisme/universalisme pour nous ouvrir les voies à un pluralisme
sain. Une telle recherche nous semble primordiale pour relever les
défis que nous lancent les phénomènes de
"globalisation/pluripolarisation" de notre monde, et l'exigence qui leur
est corollaire : celle de l'émergence d'un véritable dialogue
interculturel en ce qui concerne notre invention d'un futur partagé
pacifié qui outre nos discours prenne aussi en compte nos pratiques.
Il nous semble que ce n'est qu'à travers une approche véritablement
dialogique et pluraliste que pourront émerger des approches permettant
d'articuler un projet de société "Droits de l'Homme" partagé
au niveau global avec des projets de société locaux (1). Dans
cet article nous nous pencherons plus spécialement sur la question
des paradigmes à travers lesquels nous pourrions aborder une telle
démarche interculturelle et proposerons deux ruptures
épistémologiques qui nous semblent nécessaires et nous
mènerons à proposer "un paradigme communautaire comme
écosystème pour une approche pluriverselle des Droits de
l'Homme".
Mais pour planter le décor et avant de nous lancer dans le vif du sujet, commençons par méditer la petite histoire suivante de Mulla Nasrudin :
"Quelqu'un vit Nasrudin chercher quelque chose sur le sol:
"Qu'as-tu perdu, Mulla?
- Ma clé!" dit le Mulla.
Ils se mirent alors tous les deux à genoux pour essayer de la trouver.
"Mais, au fait, où l'as-tu laissé tomber?
- Dans ma maison.
-Alors pourquoi la cherches-tu ici?
-Il y a plus de lumière ici que dans ma maison." (SHAH, 1985: 22)
Peut-être sommes nous dans une situation semblable à celle du
Mulla Nasrudin dans notre recherche d'une clef pouvant nous permettre d'aborder
la problématique des Droits de l'Homme (2) en perspective interculturelle
: il semble que pour l'instant nous la cherchions surtout là où
nous éclairent les puissants projecteurs de notre modernité
occidentale : dans le domaine de la Raison et du Droit conçus comme
Loi universelle. Notre incapacité de sortir du paradigme
universaliste/relativiste, du dilemme entre le choix d'un universalisme
oppresseur ou du ghetto des particularismes selon les termes d'Etienne LE
ROY (1994a) en témoigne. Ainsi se pourrait-il que nous soyons
invités à changer de perspective et de paradigmes pour aborder
cette problématique (3) et ainsi peut-être d'une certaine
manière de "monde" (4) en nous installant progressivement dans un
mythe (5) pluraliste de la Réalité. Pour entrer dans ce "nouveau
monde", dans ce mythe du pluralisme, des béquilles nous sont
nécessaires - des béquilles construites sur des
représentations qui nous sont familières mais enrichies de
manière à nous permettre de nous ouvrir à des horizons
nouveaux, à nous rendre intelligibles les nouvelles contrées
qui nous apparaîtront.
Le défi que cet article tentera de relever est de participer à
l'élaboration de certaines de ces béquilles : nous nous pencherons
plus particulièrement sur celles que pourraient constituer une
"pluriversalité des Droits de l'Homme", le "paradigme communautaire"
et l' "écosystème" où une pensée des Droits de
l'Homme pluraliste pourrait se déployer et que le dernier rend
possible.
Il nous semble indispensable d'accompagner nos changements de perspective
par de nouveaux termes permettant de les exprimer pour pouvoir vraiment aborder
d'un oeil nouveau la problématique des Droits de l'Homme en perspective
interculturelle. Nous espérons que le lecteur nous suivra dans leur
découverte et à travers eux dans le dévoilement progressif
d'un nouveau paysage.
Il s'agira dans les pages suivantes d'émanciper notre réflexion
contemporaine sur les Droits de l'Homme du paradigme moderne dans lequel
ils sont enracinés en proposant des paradigmes qui nous semblent plus
aptes pour relever les défis de l'interculturalité, autant
quant à l'horizon de notre démarche que quant à
l'"écosystème" dans lequel elle pourrait s'épanouir
(6). Ce faisant nous suivrons l'invitation de certains auteurs à repenser
un droit "postmoderne", voir "transmoderne" pour emprunter un terme forgé
par Etienne LE ROY (1998a) et qui nous paraît judicieux. En effet,
cette émancipation telle que nous l'entendons - et qui apparaît
comme inévitable dans un monde qui nous apparaît de plus en
plus emprunt de "pluralisme" et de "complexité", surtout si on le
regarde dans une perspective interculturelle - ne signifie pas rejet de notre
héritage moderne, mais son enrichissement et son ouverture. Plutôt
que d'en sortir (pour nous trouver "post-") il s'agit de la traverser ("trans-").
Etienne LE ROY (1998a : 3) écrit :
"(...) il ne s'agit pas de rejeter la modernité qui offre encore
des services significatifs. Comme Alain TOURAINE, il s'agit de prendre conscience
des limites qui émergent dans nos expériences de crise de
société (...) et de trouver des solutions à l'échelle
de la complexité redécouverte, donc en trouvant des solutions
tantôt dans la prémodernité, tantôt dans la
modernité elle-même tantôt de poser que seul une solution
radicalement neuve, ne relevant ni de la tradition prémoderne ni de
la modernité s'impose. Il faut donc traverser les apports de la
modernité (...)."
Et peut-être s'agit-il aussi - et c'est le pari que nous faisons à
travers l'élaboration de nos "béquilles" - "de créer
un espace où la créativité puisse se développer,
un espace où les solutions même partielles, relatives, petites
et imparfaites, soient possibles (...) où de petites choses puissent
croître d'elles-mêmes" et "où les mythes puissent
se développer" (PANIKKAR 1982 : 13-14).
Dans le cadre d'une réflexion interculturelle sur les Droits de l'Homme,
une "ouverture" à deux niveaux pour "penser le Droit" nous semble
nécessaire, d'où une double rupture épistémologique
: D'une part il s'agira de permettre un décentrement par rapport à
notre vision du monde, largement marqué par l'idéologie moderne.
Celle-ci se reflète dans notre conception des Droits de l'Homme mais
informe aussi implicitement à travers notre "philosophie spontanée
de juristes" (voir LENOBLE, OST 1980 : 81) la manière dont nous
réfléchissons à leur problématique dans des contextes
interculturels. D'autre part il s'agira de dégager des paradigmes
nous permettant de nous acheminer vers une théorie véritablement
interculturelle du Droit qui permettra de formaliser la rencontre et le dialogue
des cultures au "niveau idéologique" dans le domaine du Droit. Comme
le fait remarquer Jaques LENOBLE (1974 : 80) "Le phénomène
de la protection des droits de l'homme se rattache tant au niveau
idéologique par le type de représentation qui sous-tend la
protection accordée qu'au niveau juridico-politique par le type de
mécanisme par lequel se traduit cette protection." Ainsi semble-t-il
indispensable pour pouvoir éclairer nos pratiques de les ramener tout
autant aux vues du monde qui leur donnent cohérence et sens qu'aux
logiques à travers lesquelles ces vues du monde se manifestent et
se formalisent (7). Dans notre entreprise actuelle visant à dégager
de nouveaux paradigmes dans lesquels inscrire nos pratiques du Droit et des
Droits de l'Homme nous ne pouvons donc pas faire abstraction de l'un de ces
deux aspects : c'est ainsi que nous nous proposerons d'opérer au niveau
de notre vision du monde un changement de perspective nous menant - tout
en restant où nous sommes - à quitter notre "univers" pour
un "plurivers", ce qui nous permettra de réfléchir aux Droits
de l'Homme en termes de "pluriversalité" plutôt que
d'"universalité" ; puis nous expliciterons le "modèle
communautaire" en faisant le détour par l'expérience juridique
que nous offrent les sociétés africaines (8) pour tenter ensuite
de proposer un "paradigme communautaire" comme "écosystème"
où notre nouvelle vision "pluriverselle" des Droits de l'Homme pourrait
se déployer.
La première rupture nous semble nécessaire pour échapper
au paradigme universalisme/relativisme en faveur de celui d'un pluralisme
sain et afin d'éviter de tomber dans un piège que relève
Boaventura de SOUSA SANTOS selon lequel (1998 : 86) :
"(...)tant que les droits de l'homme seront conçus comme universels,
ils auront tendance à opérer comme un localisme globalisé,
c'est-à-dire une forme de globalisation par le haut. Pour être
à même d'opérer comme une forme de globalisation cosmopolite
anti-hégémonique, les droits de l'homme doivent être
reconceptualisés comme droits multiculturels. Conçus de
manière universelle, comme ils l'ont été, les droits
de l'homme resteront un instrument de ce que Samuel Huntington nomme le
ëchoc des civilisations', c'est-à-dire la lutte de l'Occident
contre le reste du monde. Leur validité globale sera gagnée
au prix de leur légitimité locale. Au contraire, le
multiculturalisme, comme je l'entends, est une condition préalable
pour une relation équilibrée où viennent se renforcer
mutuellement une compétence globale et une légitimité
locale, qui sont les deux attributs d'une politique anti-hégémonique
des droits de l'homme à notre époque."
La deuxième rupture nous semble nécessaire car si nous changeons
notre "idéologie", nos présupposés sous-tendant nos
théorie et pratique des droits de l'homme, il est nécessaire
de préparer un nouvel "habitat juridique" ou écosystème
dans lequel notre nouvelle "vision du monde" pourra pousser racine et
croître. A défaut, si nous ne voyons aucun moyen (ni espoir)
de traduire notre nouvelle perception du monde dans lequel nous vivons en
action, nous risquons soit de la censurer en la reléguant aux oubliettes
comme "utopie", soit nous risquons par peur ou résignement de retomber
dans le paradigme universaliste/relativiste. De plus s'arrêter au niveau
des visions du monde ne permettrait pas d'imaginer des montages juridiques
à la hauteur des défis qui se posent à nos
sociétés. Les réflexions d' Etienne LE ROY dans son
article "Juristique et Anthropologie : Un pari sur l'avenir" (1990) où
il propose d'allier "anthropologie et juristique" en vue de dégager
des voies pour "une nouvelle vision du monde et du Droit qui nous
réconcilie avec le futur" (1990 : 19) souligne dans notre contexte
la pertinence d'une approche interdisciplinaire et plus particulièrement
la fécondation mutuelle de l'anthropologie et de la théorie
du Droit. En effet, pour lui :
"En simplifiant, on pourra (...) considérer que les juristes
préoccupés de l'efficacité du discours et des institutions,
sous-estiment à quoi sert le Droit alors que les seconds (sociologues
et ethnologues), interpellés par ses fonctions sociales
générales, perdent de vue les techniques juridiques et le
ëmontage' institutionnel qu'elles permettent, s'interdisant dès
lors de se faire comprendre des juristes ou d' infléchir l'application
du Droit.(...)" (1990 : 5)
Les enjeux étant clarifiés, les préparatifs à
notre "voyage" terminés, prenons le départ.
Dans une intervention présentée par Raimon PANIKKAR (1982)
au Centre Interculturel Monchanin et publié dans la revue
Interculture : "Alternatives à la culture moderne" celui-ci
dit (p 6-7):
"Je pense que le temps des réformes est révolu, que ce
rêve de réformer plus ou moins profondément le système
actuel de vie collective est passé. Je me rends compte que c'est un
peu effrayant. Mais je suis de plus en plus convaincu que de vouloir faire
seulement quelques rapiéçages et réformer le système
ne fera que prolonger l'agonie. Il faut plutôt un changement radical,
une metanoia profonde, une vraie révolution. (...) Ma
première thèse est qu'il n'y a pas d'alternative, au singulier
! (...) Il n'y a pas d'alternative. C'est un reste de colonialisme intellectuel
que de croire qu'on peut fonder un ordre mondial (avec la meilleure des bonnes
intentions !) Il ne s'agit pas de penser que tous ceux qui croient qu'il
n'y a qu'un Dieu, une civilisation, un empire, une science, une église,
une religion, une technologie, un système économique ... qui
portent la solution du monde, soient toujours des gens qui veulent exploiter
les autres ! Ils croient sincèrement que c'est la façon de
civiliser, de sauver, de nous amener à la félicité,
de rendre l'espèce humaine plus heureuse etc. Je crois qu'après
6000 ans d'expérience, depuis les pharaons jusqu'à nos jours,
on pourrait commencer à penser que peut-être ce rêve d'un
ordre mondial unique devient un cauchemar qu'on doit éliminer en se
réveillant. Il s'agit donc d'un réveil, d'un éveil."
Le ton est donné. Même si cela peut paraître effrayant
- et pourrait constituer pour certains un autre cauchemar - nous allons suivre
dans cette partie l'invitation que nous adressent dans la lignée de
Raimon PANIKKAR Gustavo ESTEVA et Madhu Suri PRAKASH dans leur ouvrage
Grassroots Post-Modernism - Remaking the Soil of Cultures.(1998).
Dans cet ouvrage les auteurs reéclairent d'un jour tout à fait
nouveau le "mythe global" en prenant la perspective des "gens de la base"
(des grassroots). Nous sommes conscients qu'en les suivant de l'"univers"
que nous habitons vers le "plurivers" qu'ils nous font découvrir,
et en passant ainsi d'une perspective universelle à une perspective
"pluriverselle" sur les Droits de l'Homme, nous nous attelons à penser
ce qui est du niveau de l'impensable pour le juriste "moderne" (9). Mais
n'est ce pas là la contribution que l'anthropologue du Droit peut
(doit ?) apporter au théoricien du Droit : éclairer l'impensé
voir essayer de penser l'impensable et ainsi provoquer un éveil ?
Gustavo ESTEVA et Madhu Suri PRAKASH (1998 : 36) écrivent :
"Liberation from the logic of "global forces" implies "rethinking the
world." It requires a shift in focus from the goal of living in One World,
a universe. In its stead, the door is opened for settling in a
pluriverse."
Dans leur Chapitre 4 "Human Rights : The Trojan Horse of Recolonization"
ils s'intéressent plus particulièrement à la
problématique des Droits de l'Homme :
"Our grassroots experiences continue to teach us that we do not live
in a universe, but in a pluriverse ; that the universality in the human condition
claimed by human rights propagators exists only in their minority worldview.
After becoming aware that we live in a pluriverse, after learning to accept
the radical heterogenity of Being (Machado), we have no desire to return
to primitive tribal violence or traditional provincialism. (Neither do those
who have experienced these forms of violence first hand.) Discarding modern
provincialism (inherent to the global human rights march) opens doors of
hospitality (pre-modern as well as post-modern) for dis-covering others.
Every culture is enriched through learning from both the positive and negative
implications of embracing human rights, with its particular formulations
of human well-being or suffering. But that ëfact' does not give to the
morality of human rights universal superiority over other cosmovisions. It
is to treat it as one cosmovision - which can be enriched by others at least
as much as it enriches other's cosmovisions (...) Those who have the courage
to depart from the Grand March of Human Rights have countless other cultural
paths open to them. These cultural alternatives do not entail alliances with
the Pinochets, the Pol Pots, the oppressors of Tibet (...) In breaking free
from the oppressiveness of the Universal Declaration of Human Rights, we
can begin to celebrate the ways cultures single themselves out, giving conceptual
form to their singularity - which includes the ways in which they even classify,
identify or define human invariants." (ESTEVA, PRAKASH 1998 :
125-126).
Pour illustrer que la reconnaissance d'un plurivers ne va pas forcément
de pair avec l' "anarchie" ou la "barbarie" les deux auteurs rappellent que
Gandhi par exemple qui représente à nos yeux l'incarnation
même d'un idéal de Paix et de "Droits de l'Homme" ne s'est pas
fondé dans son action sur les Droits de l'Homme mais sur le
dharma. On peut noter que sa perspective d'action était même
opposée à celle sous-tendant la philosophie des droits de l'homme
puisqu'il considérait que son travail de paix ne pouvait pas se faire
de manière "universelle" mais uniquement par des "hommes locaux dans
leurs propres localités" (local men in their own localities
- ESTEVA, PRAKASH 1998 : 145).
L'approche de Gustavo ESTEVA et de Madhu Suri PRAKASH illumine la
nécessité et la perspective d'une approche pluraliste et dialogale
aux Droits de l'Homme qui permettrait de nous émanciper de notre dilemme
actuel qu'on peut résumer comme suit (10) : d'une part, nous nous
rendons compte qu'un universalisme oppressif sous forme de globalisation
du localisme occidental des droits de l'homme, pour reprendre des termes
de de SOUSA SANTOS (1998 : 84), non seulement ne permet pas la réalisation
effective de l'idéal des "Droits de l'Homme" dans les différentes
situations locales mais en plus risque d'attiser des replis identitaires
et de cristalliser des lignes de fracture au niveau global ; d'autre part
l'alternative consistant à questionner l'universalité des Droits
de l'Homme pour en faire un projet interculturel risque de conduire à
ouvrir la porte à tous les relativismes oppresseurs. Ne risquons nous
pas d'aboutir à travers la reconnaissance de la "différence"
de l'"autre" à une attitude d' "indifférence" à son
égard (11) ?
L'enjeu consistant à envisager la question des Droits de l'Homme dans
une perspective pluriverselle est donc de taille. Il apparaît comme
primordial dans notre situation contemporaine et n'est pas réductible
à une simple spéculation intellectuelle gratuite (12). Outre
les enjeux théoriques, ce recentrement de notre manière de
voir vise à nous permettre de réfléchir à des
pratiques du Droit, à une organisation de la Justice, plus proches
des besoins et des attentes des populations concernées -
l'inadéquation entre Droit moderne et attentes de populations se dessinant
le plus clairement dans des contextes non-occidentaux. Dans un rapport sur
la politique française de coopération judiciaire, Etienne LE
ROY et Camille Mwissa KUYU (1996 : 16) notent :
"Mais, surtout, ce document (13), fait état, avec beaucoup de diplomatie, de l'abîme existant entre le droit proclamé et le ësoubassement culturel' des populations. Trente cinq ans après les indépendances, un tel fossé entre les offres et les demandes de justice pose problème par sa permanence et son intensité, créant une schizophrénie collective chez les juristes (et bien d'autres citoyens), dans la mesure où cette maladie est définie par une ëambivalence des pensées, des sentiments, une conduite paradoxale, la perte de contact avec la réalité'.Chacun sait, magistrat africain ou coopérant français, que la situation est inacceptable et constitue un déni de Droit, car nul n'est plus censé ni connaître ni appliquer le Droit de l'Etat. On reconnaît, toujours en privé, qu'une rupture forte devrait intervenir mais on n'ose pas rompre avec l'idéologie développementaliste, tant on continue à croire dans la supériorité du modèle judiciaire et (implicitement) de la civilisation qui lui a donné naissance.
Par exemple, un autre rapport général de la conférence
du Caire, relatif aux ëInstitutions et mécanismes contribuant
à la consolidation de l'Etat de Droit et à la protection des
Droits de l'homme en matière de Justice" (Paris, avril 1995) suggère
principalement ëd'assurer la promotion et la vulgarisation des droits
auprès des populations' (p 17). Le rédacteur ne s'interroge
pas sur le contenu du message mais sur les seules modalités de conversion
à la nouvelle idéologie. La mentalité du missionnaire
juridique colonial n'a décidément pas disparu."
Il ne peut donc pas suffire dans le domaine des "Droits de l'Homme" de
réfléchir à des manières de "vulgariser" leur
universalité dans des contextes particuliers pour les rendre efficaces
- il devra plutôt s'agir d'en reconstruire une praxis qui
émerge des différents univers dans lesquels nous vivons.
Nous devons ici tirer tous les enseignements d'une anthropologie du droit
qui nous enseigne que nos conceptions du Droit, notre manière de penser
notre vie en société, dépendent de la manière
dont nous concevons notre vie en général, notre univers et
que Michel Alliot résume par l'aphorisme que "penser Dieu, c'est penser
le Droit", en comprenant "Dieu" comme une métaphore du principe de
causalité ultime qui organise notre monde. Nous ne nous attarderons
pas ici sur ces différentes visions du monde et du Droit (14) mais
soulignerons plutôt la perspective unitaire voir unitariste de notre
vue du monde et du Droit, nous rendant très difficile l'accès
à une pensée et à une pratique du pluralisme et le passage
de l'univers au plurivers. Cette transition nous est d'autant plus difficile
que nous avons tendance à assimiler à travers notre idéalisme
occidental notre unitarisme à l'universalisme. Cette tendance se trouve
renforcée par notre position dominante dans le monde, ce qui nous
fait apparaître la transition vers une vue plus pluraliste de la
Réalité et du monde dans lequel nous vivons comme d'autant
plus importante. Comme le remarquent Jacques LENOBLE et François OST
(1980 : 83) :
"Cette matrice conceptuelle de type idéaliste, qui préside
à l'origine des conceptions et institutions propres à la pratique
juridique occidentale, appelle donc une critique rigoureuse dans la mesure
où la logique sous-jacente au discours juridique occidental a un effet
pratique-politique (si l'on veut) d'autant plus réel qu'elle prétend
à la neutralité axiologique (...) Cette critique s'impose tout
particulièrement dans la perspective d'une libération des
autonomies et créativités culturelles spécifiques, car
le caractère idéaliste de la théorie occidentale du
droit constitue le vecteur le plus puissant de transfert des connaissances
juridiques et le masque le plus efficace du fonctionnement réel du
droit positif et de ses implications politiques."
Si nous voulons nous ouvrir à une démarche véritablement
interculturelle dans le domaine des Droits de l'Homme et nous acheminer vers
leur "pluriversalité" nous devons donc nous émanciper de ce
cadre - les autres cultures, si nous les prenons au sérieux, pouvant
nous y aider. En effet, des sociétés non occidentales, et plus
particulièrement les sociétés animistes du monde,
s'inscrivent dans une vision plurale de l'univers qui se reflète dans
leur mode d'organisation sociale : le modèle communautaire fondé
sur un archétype plural du Droit. S'il serait certes naïf de
vouloir se jeter sur cette "bouée de secours" que nous lancent les
sociétés animistes afin de trouver La solution ou
L'alternative (au singulier) aux problèmes de notre vie en
commun au niveau global, il semble cependant qu'une réflexion plus
approfondie sur la notion de communauté semble permettre l'émergence
d'un "écosystème communautaire" plus viable à une
réflexion et à une pratique interculturelle et "multijuridique"
des droits de l'Homme que l' "écosystème" actuel.
Nous opérerons maintenant un détour par les sociétés
animistes africaines pour mettre en perspective notre propre expérience
du Droit et pour nous permettre ainsi d'approfondir ce que pourrait signifier
le passage de l'universalité à une "pluriversalité"
des Droits de l'Homme ainsi que de dégager des fondements à
une théorie du Droit adéquate pour un tel changement. Ce faisant
nous suivrons Michel ALLIOT qui dans un texte qui a inspiré le titre
de cette partie "Le miroir noir : Images réfléchies de l'Etat
et du droit français" écrit (1980a : 86) :
"L'expérience africaine révèle aussi la nature
du Droit. Nous avons trop tendance à le concevoir comme un ensemble
de règles édictées par l'Etat pour éviter et
trancher les litiges. L'Afrique fait apparaître cette vision comme
celle de pays et d'un moment déterminés. Le Droit n'est pas
seulement un instrument de l'Etat comme celui-ci le veut en Occident, ailleurs
il garantit à des communautés leur existence indépendamment
de l'Etat, voire contre l'Etat. Et l'on peut penser qu'en Europe même,
surtout en Europe occidentale, le Droit sert à la fois à l'Etat
et aux forces qui lui sont extérieures : la pratique, moins visible
que la théorie, le montrerait sans doute. Dans le miroir noir, nous
apercevons la face cachée de l'Occident."
Or l'image que nous apercevons en regardant dans le "miroir noir" est celle
du "communautarisme". Nous tenterons d'esquisser succinctement ses contours
pour ensuite mettre en évidence quelques traits pertinents du modèle
communautaire pour notre problématique des Droits de l'Homme en
perspective interculturelle et "multijuridique". Notons que si nous avons
choisi ici de faire le détour par les sociétés africaines,
il semble que le modèle communautaire ne soit pas uniquement limité
aux sociétés animistes d'Afrique mais caractérise des
sociétés animistes reparties sur tout le globe (15) (LE ROY
1995a : 18-20).
Dans un texte qui fait une synthèse des connaissances du Laboratoire
d'Anthropologie Juridique de Paris relatives aux communautés en 1980,
Michel ALLIOT (1980b) caractérise les "communautés" "non
par une ressemblance mais par un triple partage" (1980b : 87) : celui
d'une "même vie", de la "totalité des spécificités"
et d'un "champ décisionnel commun". Concernant le partage de la
totalité des spécificités il note "qu'elles
répondent le plus souvent à un modèle clair de
complémentarité et qu'elles tirent leur cohésion de
cette complémentarité (...) la spécificité de
chacun est nécessaire à la vie des autres . Et c'est là
le fondement de la société." En relevant la différence
avec nos mythes fondateurs occidentaux fondés sur l'égalité
et l'homogénéité il note que "La plupart des mythes
de fondation de communautés montrent que les individus semblables
ne peuvent pas fonder la société politique si au préalable
ils ne se sont pas différenciés." (1980b : 88). Ainsi
pourra-t-on dire que :
"La communauté est constituée d'éléments
différents, hiérarchisés et interdépendants.
Et parce qu'ils sont interdépendants, elle n'est pas un total
d'éléments additionnés dont on pourrait enlever quelques-uns
sans rien changer au reste, elle est un tout entièrement modifié
dès lors qu'un de ses éléments est modifié.
L'unité de la société vient de la valorisation des
différences. (...) Ce modèle polyarchique s'oppose aux
présupposés de la science politique occidentale qui ne voit
dans les communautés traditionnelles qu'absence de pouvoir, pouvoir
diffus ou pouvoir unique illimité. D'autre part la logique du modèle
est plus importante que son contenu." (1980b : 88-89)
Il n'existe pas dans les sociétés communautaires un pouvoir
unique à l'instar de notre Etat qui monopolise la création
uniforme de droit, mais de multiples pouvoirs se complétant dans leurs
différences. Des législations uniformisantes y sont même
perçues comme destructrices de l'unité (ALLIOT 1983 : 221).
De plus Michel ALLIOT (1980b : 90) note concernant le partage d'un champ
décisionnel commun qu'il est constitué d' "espaces
décisionnels (autant que de pouvoirs), tous complémentaires
les uns des autres et dont l'ensemble constitue, vis-à-vis de
l'extérieur, un champ décisionnel aussi autonome que
possible".
Ainsi le pluralisme interne du modèle se double d'un souci d'autonomie
face à l'extérieur. L'idéal d'autorégulation
inhérent au modèle communautaire s'exprime dans la coutume
et la valorisation de la médiation pour les règlements de conflit.
Il peut se résumer dans le souci de toujours régler les conflits
au sein du groupe qui les a vu naître et ainsi la responsabilité
pour leur avenir est toujours maintenue au sein des communautés qui
n'arrêtent pas de réinventer et de renégocier leur futur
à chaque moment. Il est important de noter que le pluralisme de
l'organisation sociale doublé de l'idéal d'autorégulation
a dans le modèle communautaire un effet responsabilisant : la
communauté ainsi que les groupes et les individus qui la composent
sont responsables de leur avenir qu'ils n'arrêtent pas de réinventer
et de renégocier puisqu'ils n'ont aucune instance externe qui pourrait
s'en charger à leur place - contrairement à nos
sociétés modernes où l'Etat joue ce rôle, et qui
sont en ce sens déresponabilisantes (ALLIOT 1983 : 234).
Il nous semble important de compléter cette première description
du modèle communautaire en soulignant un trait fondamental : son
caractère dynamique reflété dans une logique fonctionnelle.
En effet on ne peut vraiment comprendre le pluralisme du modèle
communautaire et la complémentarité des différences
qui y règne sans comprendre ce trait fondamental. Or quoi de plus
difficile pour des juristes modernes marqués par une logique
institutionnelle où l'"être" prime la "fonction" ? Michel ALLIOT
explicite très clairement cette difficulté et dévoile
la logique fonctionnelle dans un texte visant à éclairer
l'originalité de la "coutume", Droit des "communautés", qui
jusque là avait été essentiellement construite en opposition
au Droit moderne selon le principe de l'englobement du contraire (16). Il
écrit (1985 : 81, 84, 91, 92) :
"Il n'est pas indifférent de savoir que pour l'occident
chrétien Dieu est Celui qui Est avant d'être Celui qui crée
: il Est de toute éternité, il aurait pu ne pas créer,
ou créer autrement. En lui l'Etre prime l'action. A son image les
occidentaux affirmeront le primat de l'être sur la fonction. (...)
Les droits originellement africains ne connaissent pas des êtres
appelés à remplir des fonctions : c'est la fonction qui
détermine les êtres. (...) Au Dieu de Moïse qui se
définit comme l'Etre s'oppose ainsi le Dieu animiste qui n'est
peut-être qu'une fonction, la fonction animatrice de l'univers sans
laquelle celui-ci n'est pas rationnellement compréhensible. A l'image
de ce Dieu, fonction absolue au-delà de l'être, l'univers n'est
pas un ensemble d'êtres mais un ensemble de fonctions qui déterminent
des êtres. (...) Le monde animiste ne reçoit pas sa cohérence
d'un être qui lui serait extérieur, Dieu créateur ou
Etat-Providence, et qui imposerait sa loi à des êtres égaux
dans la soumission. Il la trouve dans les rapports hiérarchiques que
la fonction de cohésion impose aux êtres qui la composent. (...)
Cette hiérarchie s'ordonne autour de l'énergie qui anime l'univers
ou plus exactement des modalités selon lesquelles elle se distribue.
(...) le rapport hiérarchique n'exprime pas les positions respectives
des êtres considérées mais l'origine des flux d'énergie
que l'on reçoit ou que l'on transmet. (...) Dans tout domaine il y
a donc une hiérarchie qui correspond à la structure dynamique
de l'univers et concourt au maintien de sa cohérence. (...) il faut
changer de mode de penser pour comprendre les Droits originellement africains
dans leur logique qui place la fonction avant les êtres et leurs
rapports."
Cette brève présentation du modèle communautaire - qui
gagnerait beaucoup à être complétée en se
référant directement aux textes originaux pour qu'on arrive
à vraiment s'imprégner de son originalité (17) - nous
a maintenant déjà fourni quelques pistes de réflexion
intéressantes pour repenser nos droits de manière pluraliste
dans notre contexte "postmoderne". Nous allons maintenant les approfondir
en suivant Etienne LE ROY dans son élaboration d'une approche
"multijuridique" du Droit.
Dans "Communautarisme et mariages chez les Wolof du Sénégal,
entre mésalliances, conventions dotales, islamités et
affinités électives" (1997a : 9-11), Etienne LE ROY dégage
"quatre traits à retenir" du modèle communautaire en partant
de l'étude des pratiques de mariage dans la société
wolof (au Sénégal). Tout d'abord il retient le pluralisme
inhérent à l'organisation communautaire auquel il associe,
ce qui nous intéressera plus particulièrement, la "pluralité
du Droit". Deuxièmement il retient sa logique fonctionnelle (qu'il
caractérise dans cette étude comme "sorte d'axiologie empirique,
qui détermine l'exploitation du modèle parental").
Troisièmement il relève le "pragmatisme de la démarche
et la ënégociabilité des procédures'". Et enfin,
il retient l'idéal communautaire de règlement endogène
des conflits "ëcii biir u keur', dans le ventre de la famille
puis du village (cii biir u deuk) ". Concernant la pluralité
du Droit, il relève son caractère tripode car il repose sur
trois fondements :
"bax i bur (juste du souverain) exceptionnel et équivalent
d'une norme légale, bax i mam (juste des ancêtres) ou
coutume (toujours préférée), wax i mag, l'obligation
des ainés, s'inscrivant dans le warugar, ensemble des comportements
socialement attendus, et que j'ai maintenant tendance à associer aux
habitus de Bourdieu, dans une perspective de ëDroit tripode'." (LE
ROY 1997a : 10)
De plus, en décrivant le pragmatisme de ce Droit, il note :
"Il n'y a ni norme, ni solution ni modèle uniques et l'idée
d'unité, voire d'uniformité, qui est si chère au juriste
français, doit être exclue. Le ëmariage' wolof est une
série de combinaisons plus ou moins bien maîtrisées,
régulées par les règles d'un ëjeu', celui de la
reproduction physique et sociale (...) De plus il n'y a pas une liste de
droits (...) Traditionnellement, il y avait des comportements plus ou moins
conformes à des usages (relevant du wax i mag et à
ce titre de la pression sociale) qui pouvaient devenir, si on persistait
dans la déviance, des remises en cause de modèles de conduites
(sanctionnées par le bax i mam). Exceptionnellement (et en
invoquant le bax i bur), ces décisions pouvaient être
transférées à une instance qui a le caractère
d'une juridiction suprême."
Dans des travaux récents Etienne LE ROY a développé
et explicité le modèle du Droit tripode, l'émancipant
ainsi de son terreau africain et proposant un modèle général
pour la compréhension du phénomène juridique. Il écrit
(1997b : 129) :
"Ma démarche comparative, spécialement pour ce qui concerne
les fondements anthropologiques des droits de l'homme (...), m'autorise à
considérer que, de manière générale, la socialisation
des êtres humains dans la perspective de reproduction de l'humanité
peut s'opérer fondamentalement par les lois et les codes qui
réunissent et ordonnent des règles prescriptives,
générales et impersonnelles, par les coutumes qui expriment
et condensent des modèles de conduites et de comportements, et enfin
par les habitus qui sont, dans la définition de Pierre Bourdieu,
des systèmes de dispositions durables, plus ou moins ritualisés.
Selon nos hypothèses anthropologiques, ces trois référents
sont présents dans toute société mais avec des montages
et des combinaisons différents. Seule la tradition occidentale a
organisé ces réponses en ëordres' juridiques
hiérarchisés, organisés autour de trois sources, la
loi, la jurisprudence (ou précédents en common law)
et la doctrine." (1997b : 129).
Dans une perspective de comparaison interculturelle du phénomène
juridique nous pouvons noter que la tradition occidentale valorise comme
fondement du Droit la règle avant la coutume puis l'habitus, la tradition
animiste la coutume avant l'habitus puis la règle, la tradition
confucéenne l'habitus avant la coutume puis la règle et la
tradition musulmane la règle avant l'habitus puis la coutume, comme
le relève Etienne LE ROY dans un texte où il approfondit la
notion de droit tripode pour éclairer "la face cachée du complexe
normatif en Afrique noire francophone" (LE ROY 1997b : 131) (18). En outre,
la pertinence du modèle d'un "droit tripode" a été
illustrée dans des contextes occidentaux à l'occasion de recherches
menées au Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris (LAJP) sur
la justice des mineurs en rapport avec la prise en compte de la différence
culturelle par les institutions françaises et les droits de l'enfant
(voir par exemple LE ROY 1995b).
Comme nous avons pu nous en apercevoir l'approche du Droit comme tripode
et ouvrant la voie à une perspective "multijuridique" a ses racines
dans l'étude du modèle communautaire. Il est donc primordial
pour bien comprendre les enjeux et l'originalité d'une approche
"multijuridique" du Droit de garder présent à l'esprit comme
corollaire à son caractère pluraliste son caractère
profondément dynamique (que nous avons déjà relevé
ci-dessus en évoquant la logique fonctionnelle du communautarisme).
Ainsi on devra s'efforcer de ne pas penser le Droit de manière statique
mais de l'aborder à travers une approche dynamique, telle l'approche
processuelle en forme de "jeu de l'oie" mise en oeuvre au LAJP (LE ROY 1995b
: 38-45) (19) . Celle-ci part non pas du système juridique mais des
acteurs (20) en les inscrivant respectivement dans leurs statuts, en
révélant leurs ressources, leurs conduites, leurs logiques,
en les situant dans les échelles, les temporalités, les forums
de leur action et en dégageant les ordonnancements, les enjeux et
finalement les règles du "jeu de lois" auxquels ils participent (21)
.
Laissons pour clore notre détour africaniste la parole à Etienne
LE ROY qui bâtissant sur ses expériences africaines propose
"l'hypothèse du multijuridisme" pour repenser nos Droits "dans un
contexte de sortie de modernité" (1998b). Comme nous le verrons la
rupture épistémologique qu'il propose pourrait nous permettre
de sortir d'approches en termes de "pluralisme juridique" qui restent encore
trop ancrées dans des perceptions unitaristes du Droit - le
réduisant à l'ordre juridique étatique et négligeant
ou occultant d'autres ordres sociaux - pour vraiment pouvoir nous permettre
de repenser les droits de l'homme de manière pluriverselle et à
travers le prisme d'un "écosystème communautaire". Il écrit
(LE ROY 1998b : 37, 38) :
"Il s'avère donc indispensable, pour penser de manière
plurale le pluralisme, de rompre avec le credo de l'unitarisme pour ne retrouver
l'unité que là où elle s'impose comme somme de données
identifiées (principe d'addition) et non comme un ensemble dont une
partie des constituants font l'objet de récusation ou de réduction
(principe de soustraction). Pour ce faire, il faut accepter de penser le
jeu social comme fondé sur des éléments constitutifs
à la fois spécifiques et irrémédiablement
complémentaires, l'idée de complémentarité des
différences restant (...) une référence clef dans ce
domaine. (...) Il faut surtout introduire dans nos schémas les idées
de complexité et d'incertitude. (...) Le multijuridisme, qui intègre
le multiple dans l'idée juridique, doit être abordé non
comme un ensemble statique d'injonctions ou de sanctions, mais comme un
système ouvert, dynamique, comme un jeu ou comme un processus dont
on doit reformuler les règles par un nouveau paradigme."
Concernant ce nouveau paradigme il note :
"Personnellement, sans doute marqué par mon itinéraire africain, c'est autour de la notion de partage de valeurs, de formes sociales (plus ou moins instituées) ou d'objets, ressources ou richesses, que j'envisagerai de construire un nouveau paradigme juridique, apte à porter un projet de société pour le XXIe siècle. (...) Un tel projet ne peut être, par rapport aux précédents africains, que néo-communautariste. Michel ALLIOT (...) souligne que le partage communautaire repose sur trois traits : partage d'une même vie, partage de la totalité des spécificités, partage d'un champ décisionnel commun. C'est autour de ce dernier trait qu'on envisage actuellement la restructuration d'un lien social de type néo-communautariste, les deux premiers n'ayant plus de réalité dans nos sociétés complexes." (LE ROY 1998b : 40)
Les voyages nous enrichissent et nous font voir le monde autrement - dans
notre contexte notre "détour anthropologique" nous invite à
repenser autrement notre Droit et notre approche des Droits de l'Homme en
perspective interculturelle. Repenser ne signifie pas - comme nous l'avons
noté au début de cet article en adoptant la perspective non
pas "post" mais "transmoderne" d'Etienne LE ROY - faire table rase du
passé, mais enrichir nos acquis par de nouvelles perspectives par
l'ouverture à de nouveaux horizons. Il s'agit pour reprendre l'idée
de Boaventura de Sousa Santos (voir note de bas de page n °4) non pas
de nous engager dans une "utopie" mais dans une "hétérothopie"
qui plutôt "qu'invention d'un endroit autrepart ou nulle part est un
repositionnement radical à l'intérieur du même endroit,
du monde dans lequel nous vivons". Ainsi sera-t-il possible à travers
un changement de perspective de créer progressivement dans notre vue
du monde des espaces"où la créativité puisse se
développer (...) où les solutions même partielles, relatives,
petites et imparfaites, soient possibles (...) où de petites choses
puissent croître d'elles-mêmes" et "où les mythes
puissent se développer" (PANIKKAR 1982 : 13-14 cité plus
haut) nous permettant ainsi au fur et à mesure de penser le pluralisme
et l'interculturalisme de la réalité et des Droits à
leur hauteur.
Nous proposerons dans les pages suivantes le paradigme communautaire comme
écosystème ("éco" du grec oikos : maison, habitat)
pour une telle approche pluraliste des Droits de l'Homme, comme une perspective
fertile à l'épanouissement d'une pensée pluraliste et
interculturelle sur les Droits de l'Homme, comme un habitat fécond
permettant de prendre en compte la diversité humaine sans pour cela
perdre de vue son universalité (voir note 6). Nous le déclinerons
succinctement comme "écosystème", comme "écho"-système"
et enfin comme "et-co"-système. Toutes ces propositions seront
approfondies dans des travaux ultérieurs où ils nous semblerait
aussi extrêmement pertinent de les mettre en rapport avec des recherches
anglo-saxonnes sur la notion de community telles que celles
développées par Roger COTTERRELL (1996, 1997) (22).
1. Le paradigme communautaire comme "écosystème"
Comme nous l'avons déjà relevé c'est dans le paradigme
du droit moderne que se déroule la majorité de la réflexion
sur les droits de l'homme. On réfléchit à la
problématique des droits de l'homme dans une perspective Kelsenienne
(KELSEN 1960) dans laquelle ils constituerait une sorte de Grundnorm
du système juridique international, comme s'il s'agissait de
réfléchir à un "superétat mondial" dont ils seraient
la constitution. Or rappelons nous, comme le remarque HAURIOU, que le droit
ne fait que constater des armistices sociaux (cité in LE ROY 1997b
: 135) ou comme le dit BOURDIEU que "codifier c'est mettre en forme et
mettre des formes" (BOURDIEU 1986 : 41). Le droit comme nous le concevons
nécessite donc un consensus préalable. Or ce consensus reste
à être construit. Comme le montre Raimon PANIKKAR (1984) les
Droits de l'Homme relèvent pour l'instant plutôt du requis que
de l'acquis. Ils sont largement violés et leur universalité
même est remise en question par des cultures non occidentales, comme
l'a illustré la conférence de Vienne sur les droits de l'Homme
de 1993. Comme nous l'avons vu avec Boaventura de SOUSA SANTOS ils sont
perçus plutôt comme un localisme occidental qu'un symbole
véritablement universel dans lequel peuvent se reconnaître toutes
les cultures et ils peuvent devenir un instrument au "choc des civilisations".
Ainsi une approche "moderne" se reflétant dans l'imposition par
l'extérieur d'un modèle profondément enraciné
dans notre cosmovision qui n'est pas partagée par toutes les cultures
et qui est de surcroît caractérisé par sa tendance à
l'uniformisation ne semble pas permettre de relever les défis qui
se posent à nous : l'extériorité du modèle ne
permet pas son adaptation dans des milieux qui ne s'y reconnaissent et ne
s'y retrouvent pas. Sa tendance uniformisatrice risque, au lieu de rassembler,
de diviser en provoquant des réactions de repli identitaire contre
le "rouleau compresseur occidental" comme l'appelle Serge LATOUCHE (1991
: 8), rendant ainsi une pratique effective des Droits de l'Homme impossible.
Etienne LE ROY (1994b : 453, 454) note :
"Tout en s'inspirant du principe de la déclaration
générale, il convient de relativiser le mythe du décalogue
et de penser une telle déclaration non comme un code normatif, mais
comme un texte d'orientation ou comme un ëcode de bonne conduite'. Ce
qui est important, c'est le consensus qui y est exprimé, non sa
présentation en termes généraux et abstraits qui canonisent
les droits humains sans convaincre leurs détracteurs. A quoi servent
des listes détaillées de droits, de procédures et de
sanctions, dans des présentations toujours plus sophistiquées,
si les individus ne sont pas préparés à y adhérer
et à en user de manière constructive ?"
Dans cette perspective le "paradigme communautaire" semble pouvoir constituer
un "écosystème" plus fertile à l' émergence d'un
consensus et d'une pratique intercultulturels des Droits de l'Homme que le
paradigme moderne. Comme nous l'avons vu, un trait central du modèle
communautaire est le partage qui se manifeste par une logique de
complémentarité des différences plutôt que d'une
logique d'exclusion des contraires et fonctionne ainsi selon le principe
d'addition et non de soustraction. De plus la centralité du partage
réoriente la perspective vers nos vies concrètes, nos pratiques,
notre "vivre ensemble" au lieu de pointer vers un "au-delà idéel",
une institution transcendante qui serait responsable de nos vies et de notre
dignité. Il renvoie à nos pratiques et non pas uniquement à
nos discours. Il attire note attention sur les pratiques juridiques,
souvent occultées par une focalisation presque exclusive sur le droit
étatique, comme les droits "parallèles", "inofficiels",
"traditionnels" ... ou les "pieds du Droit" négligés ou
occultés dans notre culture juridique que constituent les modèles
de conduite et de comportement et les habitus. Il ouvre ainsi des voies pour
prendre en compte le pluralisme juridique et le multijuridisme pour élargir
la réflexion sur le Droit en le réinsérant dans sa
réalité sociale et dans une réflexion sur la reproduction
et la réinvention quotidienne de nos sociétés (23),
en le pensant plutôt comme praxis (activité créative
qui fait sens) que comme pure poiesis (technique). Enfin, le contexte de
globalisation nous fait de plus en plus prendre conscience de l'émergence
de "champs décisionnels communs" pouvant servir de base à des
approches "néocommunautaires".
2. Le paradigme communautaire comme "écho"-système
Il semble que de plus en plus, et surtout depuis la chute du mur de Berlin
et avec la pluripolarisation croissante du monde qui s'en est suivi, nous
entrions dans un "écho"-système des Droits de l'Homme. Nos
rêves d'universalité quant à notre Droit et de notre
vision du monde s'écroulent. Accéder à l'universel
uniquement à travers les lumières de la Raison ne nous semble
plus possible. Des démarches plus dialogiques fondées sur une
herméneutique diatopique visant à éclairer l'humain
à travers et par le dialogue des différents topoi culturels
semblent de plus en plus incontournables (PANIKKAR 1984). Une universalité
postulée ne nous satisfait plus. Mais bien que les droits de l'homme
aient une origine historique et géographique particulière nous
ne pouvons ignorer leur prétention à l'universalité.
Nous devons donc rechercher une universalité émergeant d'une
confrontation, d'un éclairage mutuel, d'un dialogue des points de
vue sur l'universel pour pouvoir transformer les Droits de l'Homme en
"symbole universel assez puissant pour susciter la compréhension
et l'accord" de tous (PANIKKAR 1984 : 3) et permettant une praxis
interculturelle et pluraliste (24).
Si nous pensions que notre proclamation des Droits de l'Homme devait se
répandre de manière uniforme dans le monde et progressivement
amener toute l'humanité sous le parapluie de la civilisation, nous
nous rendons compte progressivement qu'il y a différentes manières
d'être "civilisé" et que notre proclamation gagnerait
peut-être à être repensé plutôt comme un
"appel" à l'humanité (dans ces deux sens). En effet, au lieu
de se répandre uniformément comme nous l'attendions dans un
espace que nous pensions homogène voilà que nous recevons de
l'"écho" à notre déclaration des droits de l'homme en
provenance de différentes cultures, sous forme de diverses
déclarations non-occidentales, de critiques, de commentaires... ces
"échos" nous font percevoir des aspects que nous avions ignoré
nous poussant ainsi à de nouvelles réflexions par exemple sur
leur caractère individuel, les droit des générations
futures, ceux de et à l'environnement, au développement etc
...
Cet "échosystème" nous invite donc au dialogue interculturel
car nous prenons conscience, pour reprendre une image de Raimon PANIKKAR
(1984 : 5) que toute culture représente une fenêtre
privilégiée sur la réalité, que chaque fenêtre
offre sa propre perspective, que ces perspectives sont irréductibles
les unes aux autres et qu'on ne pourra jamais les ramener à une seule
- il n'y a pas de perspectives à 360 degrés. En entrant dans
une logique de partage et de complémentarité des différences
tels que reflétés dans le modèle communautaire on ouvre
la porte à un espace de rencontre interculturelle : un
"échosystème" où chaque culture pourra s'exprimer permettant
par "échographie" de nous dévoiler mutuellement et à
inventer la silhouette d'un symbole partagé de droits de l'homme -
invention qui ne pourra jamais être globale et définitive mais
sera toujours reconstruction à travers d'une fenêtre avec
l'enrichissement des perspectives des autres fenêtres. Plus important
que le contenu formel qui pourra changer sera la logique du modèle
caractérisé par le dialogue, le partage et la négociation
permanente de consensus. Dans ce sens il semble primordial de
réfléchir, comme nous y invite Etienne LE ROY (1994b : 454),
à de nouvelles formes de Droits à travers la mise en place
de forums :
"Ce consensus doit pouvoir s'exprimer par des modalités nouvelles
que nous offrent les sociétés communautaires européennes
et africaines et qui obligent à réduire l'hyper-individualisme
qui est de mode actuellement. Il faut particulièrement lier
substantiellement le respect des droits de chacun au respect préalable
de ses obligations, selon le principe communautaire de la réciprocité
des droits et obligations. Il faut également faire émerger
de nouveaux forums où les diverses cultures trouvent à s'exprimer
et à se rencontrer. (...) Un des principaux enjeux de la période
qui s'ouvre devant nous est de reconnaître et de donner à chaque
acteur la possibilité, dans sa langue et dans ses représentations,
d'exprimer son identité, d'organiser sa solidarité avec ses
semblables et d'assumer sa responsabilité dans la création
d'un avenir commun."
3. La paradigme communautaire comme "et-co"-système
Nous en arrivons avec l'"et-co"-système à la fin de notre
déclinaison du paradigme communautaire comme "écosystème".
Reflétant l'approche pluraliste du Droit et des Droits de l'Homme
qui est au coeur de tout cet article, il ne reste plus beaucoup à
dire du paradigme communautaire comme "et-co"-système pour repenser
les Droits de l'Homme de manière pluriverselle sinon qu'il doit nous
rappeler notre défi de penser le "et", le "co", la réunion,
l'adjonction, la simultanéité, l'unité et la
diversité, l'universel et le particulier, la théorie
et la pratique, le global et le local. En outre il nous invite
à la modestie de notre démarche. Elle se veut juste une ouverture
au dialogue. Elle se veut "et" et "co", c'est à dire qu'elle ne tente
pas s'imposer contre les autres, ni à parler pour les
autres, mais à marcher avec les autres. Elle tente de contribuer
à établir un espace où il est possible de percevoir
les différences non pas uniquement comme sources de conflits potentiels
mais aussi comme sources d'enrichissement mutuels nous permettant de mieux
résoudre ensemble les problèmes qui se posent à nous.
Notre démarche ne pourra jamais constituer le cadre englobant
pour une réflexion interculturelle sur les Droits de l'Homme mais
juste un "entre-deux" créatif où des choses peuvent se
déployer, les jeux du Droit se jouer. Comme l'écrivent Michel
van de KERCHOVE et François OST (1992 : 112) :
"Difficile, en effet, de parler de ëjeu' tant qu'aucun espace
n'était ménagé dans les certitudes dogmatiques ; mais,
dès lors que des entre-deux se dessinent, la partie se complexifie,
le tiers a désormais son mot à dire ou, à tout le moins,
s'il est le ëmort' (encore la case vide...), sa place à prendre,
et le jeu peut commencer."
Si au long de cet article nous n'avons pas réussi à trouver
et à proposer La clef à une vie partagée
pacifiée, au moins espérons nous avoir débusqués
dans notre jeu de piste à la découverte de l'Afrique, quelques
clefs nous permettant de voir autrement et d'accéder ainsi à
de nouveaux "espaces de jeu". Car "voir autrement" peut se révéler
tout aussi important que "savoir où chercher" comme l'illustre cette
autre histoire du Mulla Nasrudin sur laquelle nous arrêterons notre
périple :
"Nasrudin passait régulièrement à dos d'âne la frontière entre la Perse et la Grèce. Chaque fois, l'animal portait deux paniers pleins de paille et quand il repassait la frontière en clopinant, il ne les avait plus. Chaque fois aussi les gardes-frontière le fouillaient, soupçonnant quelque contrebande. Mais ils ne trouvaient jamais rien.
ëNasrudin, que transportes-tu ?
- Je suis un contrebandier."
Les années passèrent. Nasrudin avait la mine de plus en plus prospère. Finalement, il alla s'établir en Egypte. C'est là qu'un des douaniers le rencontra un jour.
ëDis-moi, Mulla, maintenant que tu es hors de la juridiction de la Grèce et de la Perse et que tu vis au milieu de tout ce luxe : de quoi faisais-tu la contrebande, que jamais nous n'avons pu te mettre la main dessus ?
- Des ânes !" (SHAH 1985 : 18)
(1) Pour une approche plus approfondie des rapports entre rapports
Droits de l'Homme et globalisation et des exigences du pluralisme et du
dialogisme voir EBERHARD 1998b.
(2) Je mets des majuscules à "Droits de l'Homme" pour faire
référence plutôt au symbole qu'ils incarnent pour nous
qu'au système de protection actuel.
(3) Pour André-Jean ARNAUD (1998 : 76) : "Nous avons à
tout réapprendre. Apprendre (...) à gérer le pluralisme,
à gérer la complexité, à gérer le passage
du modernisme au post-modernisme. (...) La globalisation a une longueur d'avance,
et c'est à nous de relever le pari. Le futur sera ce que nous en ferons
; à la condition que nous commencions par repenser nos droits."
(4) Lire dans cette perspective le chapitre "Don't shoot the utopist"
dans Toward a New Common Sense, de Boaventura de SOUSA SANTOS
(1995 : 479 ss) où il écrit :"The truth is that, after centuries
of modernity, the absence of a future cannot be filled out by either the
past or the present. The lack of future is but an empty future.We must,
therefore, reinvent the future by opening up a new horizon of possibilities
mapped out by new radical alternatives. Merely to criticize the dominant
paradigm, though crucial, is not enough. We must also define the emergent
paradigm, this being the really important and difficult task.(...)the only
route, it seems to me, is utopia. (...) By shifting perspective and scale,
utopia subverts the hegemonic combinations of all that exisits, detotalizes
meanings, deuniversalizes universes, disorients maps. Its only objective
is to upset the bed upon which subjectivitieslie deep in an unjust sleep.
What I am about to propose is not a utopia. Let me call it a heterotopia.
Rather than the invention of a place elsewhere or nowhere, I propose a radical
displacement within the same place : ours." (p 479-481)
(5) "Le mythe nous échappe. Le mythe, nous y croyons
ou nous n'y croyons pas. Ce qui plus est, quand nous nous rendons compte
que nous croyons au mythe, nous cessons d'y croire, car le mythe est ce en
quoi nous croyons tellement que nous ne croyons pas que nous y croyons. C'est
pour ça que c'est un mythe. Les mythes meurent comme les cultures,
les hommes. On parle du mythe déjà en le
changeant." (PANIKKAR 1982 : 14)
(6) Nous nous situerons donc au long de cet article au niveau
paradigmatique. Voir dans ce contexte MORIN (1995) sur l' "écologie"
et la "vie" des idées. En ce qui concerne plus particulièrement
les paradigmes il propose la définition suivante dans son chapitre
sur l'"arrière-pensée" ou "paradigmatologie" (1995 : 213) :
"un paradigme contient, pour tous discours s'effectuant sous son empire,
les concepts fondamentaux ou les catégories maîtresses de
l'intelligibilité en même temps que le type de relations logiques
d'attraction/répulsion (conjonction, disjonction, implication ou autres)
entre ces concepts ou catégories." Voir aussi KUHN 1994 et dans
un contexte plus juridique OST 1993.
(7) Cette exigence est au fondement de l'anthropologie du Droit telle
que pratiquée au Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris. Ainsi
en ce qui concerne la problématique des Droits de l'Homme on s'est
vite apperçu que ce qui pose problème dans le contexte
interculturel n'est pas uniquement leur contenu, mais le fait que les
différentes cultures pensent de manières différentes
le Droit, ces dernières reflétant à leur tour des
manières différentes de penser le monde (voir EBERHARD
1998a).
(8) En effet, ce que nous entendons par "paradigme communautaire"
ne fait pas référence aux théories "communautariennes"
anglo-saxonnes mais au "modèle communautaire" caractérisant
les sociétés traditionnelles africaines et d'autres
sociétés animistes du monde comme dégagé dans
les travaux du Laboratoire d'Anthropologie Juridique de Paris.
(9) Ainsi Gilbert RIST (1996 : 41) note "que les croyances sociales
- par exemple les droits de l'homme ou le ëdéveloppement' -
constituent une sorte de certitude collective dont les modalités sont
discutables ou dont on peut douter en privé, mais dont il est inconvenant
de discuter publiquement le bien-fondé. Ces croyances correspondent
d'une certaine manière (homéomorphique) aux mythes des
sociétés non occidentales, à cette différence
près que les mythes peuvent être racontés, alors qu'il
n'existe pas, dans la société moderne, de récit fondateur
proprement dit."
(10) Nous ne traiterons pas ici de l'herméneutique diatopique
nécessaire à une telle démarche. Nous l'avons
explicité dans EBERHARD 1998b. Voir aussi PANIKKAR 1984, de SOUSA
SANTOS 1998.
(11) Sélim ABOU (1992 : 32) nous met en garde : "En niant
la nécessité de l'universel comme horizon de toutes les relations
interculturelles équilibrées, en absolutisant la notion
d'identité culturelle au mépris de l'identité humaine
qui l'englobe et la dépasse, le "dogme du relativisme culturel" a
mythifié un droit à la différence qui se retourne contre
ceux en faveur de qui il était édicté ; un droit à
la différence qui, comme je me propose de le montrer, signifie droit
à l'enfermement, droit à la répression et, à
la limite, droit à la mort."
(12) Nous avons approfondi la notion de "pluralisme" qui sous-tend
l'idée de "pluriversalité des Droits de l'Homme" dans EBERHARD
1998b. Voir aussi VACHON 1990, 1997.
(13) Agence de Coopération Culturelle et Technique (ACCT),
La justice dans les pays francophones, Paris, col. Droit, Démocratie
et Développement, 1995
(14) Voir le texte fondateur de Michel ALLIOT (1983) ou la
présentation faite par Norbert Rouland dans son Anthropologie
Juridique (1988 : 401 ss). Par rapport plus directement à la
problématique des Droits de l'Homme voir EBERHARD 1998b : 9 ss.
(15) "La vision du monde que ces sociétés partagent
est fondée sur l'idée que l'univers est construit sur la base
d'une circulation d'énergies et où le principe vital,
l'anima (d'où le terme d'animisme) est régulé
par le mouvement même de ces énergies." (LE ROY 1995a :
19)
(16) Le principe de l'englobement du contraire a été
explicité par Louis Dumont dans ses travaux sur la hiérarchie
et sur l'idéologie moderne (1979 : 396 ss, 1991 : 140-141). Dans la
découverte de l'"autre" il consiste à le construire explicitement
comme notre égal en l'englobant dans la catégorie
générale d'humanité tout en sacrifiant en secret au
principe hiérarchique en le construisant implicitement par rapport
à nous même et souvent comme notre image inversée et
inférieure. Nous avons approfondi son dépassement à
travers une démarche diatopique et dialogale au sens de Raimon PANIKKAR
dans EBERHARD 1997 et 1998b.
(17) En effet, nous sommes tellement imprégnés par notre
mythe unitaire qu'il nous est très difficile de vraiment saisir
l'originalité du modèle pluraliste que constitue le modèle
communautaire. On pourrait par exemple dans une compréhension
superficielle penser que ce modèle n'est finalement pas très
différent de notre modèle démocratique avec sa division
des pouvoirs. Or n'oublions pas que l'exécutif, le législatif
et le judiciaire ne sont pas dans notre mythe des pouvoirs originaux,
indépendants et interdépendants mais plutôt des divisions
d'un pouvoir suprême - celui de l'Etat. S'il existe ainsi une certaine
pluralité dans notre modèle ce dernier n'en demeure pas moins
fondamentalement unitariste.
(18) Le lecteur tirera dans ce contexte un grand bénéfice
à lire ALLIOT 1983 où l'auteur essaye de poser les fondements
à une science non-ethnocentique du Droit en dégageant entre
autre les archétypes juridiques des traditions du Livre, de l'univers
égyptien et africain, et de l'univers chinois. Pour une présentation
synthétique EBERHARD 1998b : 9-10
(19) Celle-ci s'inscrit dans une anthropologie dynamique dont on peut
retracer les origines jusqu'à Bronislaw MALINOVSKI et qui est
représentée par des auteurs comme Sally Falk MOORE, Max GLUCKMAN,
ou en France Georges BALANDIER (voir LE ROY 1988 : 35).
(20) Jacques VANDERLINDEN (1989 : 153) écrit à propos
du pluralisme juridique : "Let us now consider the problem from the standpoint
of the individual. He and he alone finds himself in a situation of legal
pluralism. It is his behaviour which is governed by multiple and various
regulatory orders, be they of a legal or non-legal nature, which issue from
the various social networks to which he belongs and which pretend to impose
upon him their own regulatory and, possibly, ëlegal' orders. It is he
who will have to make a choice between these mechanisms in determining his
behaviour. It is at this level, that which so many political theorists somewhat
complacently call the basis, that a possible conflict in socio-legal regulation
will acquire its full meaning. Thus, instead of looking at the legal pyramid
from the top, from the centres of decision, from the standpoint of power,
one is brought to contemplate it at the level of ordinary men in their daily
activities."
(21) Pour une approche ludique du Droit voir van de KERCHOVE, OST
1992. Pour la différence entre leur approche plus "systémique"
et "dialectique" et l'approche processuelle en "jeu de l'oie" plus centrée
sur les acteurs et "dialogique" voir EBERHARD 1997 : 65 ss.
(22) Voir déjà dans ce sens EBERHARD 1997.
(23) Pour Michel ALLIOT (1983 : 207) "Le Droit est à la
fois lutte et consensus sur les résultats de la lutte dans les domaines
qu'une société tient pour vitaux." et pour Pierre LEGENDRE
c'est "l'art dogmatique de nouer le social, le biologique et l'inconscient
pour assurer la reproduction de l'humanité" (cité in LE
ROY 1998b : 39).
(24) En parlant de "interculturel et pluraliste" nous suivons Robert
VACHON (1997 : 29) pour qui : "L'interculturalisme est un autre mot pour
le pluralisme culturel (...) Alors que ce dernier accentue la différence
et l'irréductibilité des cultures sans tomber dans la
pluralité , l'éclectisme, l'exclusivisme, et le ghettoisme,
le premier accentue la relativité (non le relativisme), l'interconnexion,
la relationnalité, la non-dualité entre les cultures, sans
tomber dans l'homogénéité, le dénomminateur commun,
l'unité de métissage ou l'inclusivisme ; il accentue l'harmonie,
non pas malgré, mais dans et à cause des différences
culturelles."
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