14/10/2004
La
pauvret comme violation des droits de lhomme
Enjeux et
perspectives dune dynamique mancipatrice
(Contribution pour la Journe
Internationale pour lElimination de la Pauvret
18-19 Octobre
2004, Maison de l'UNESCO, Paris)
Christoph Eberhard
Facults universitaires Saint
Louis, Bruxelles
Laboratoire dAnthropologie
Juridique de Paris
Prendre
les droits de lhomme au srieux implique au niveau fondamental de garantir
chaque tre humain les moyens dun existence digne. Face aux phnomnes de
pauprisation de masse auxquels nous assistons aujourdhui, il semble
primordial de reconnatre lurgence dune lutte contre la pauvret. Ceci lest
dautant plus lorsquon prend note du fait que si la situation de
pauvret de masses caractrise de nombreux pays, elle sapplique
aussi la situation globale, dans laquelle sinscrit notre discours universel
des droits de lhomme. Le foss ne cesse de grandir en termes absolus et
relatifs entre ceux qui ont et ceux qui nont pas
et on assiste lexclusion croissante dun nombre toujours plus grand dՐtres
humains de notre village global .
Il y a plus de dix ans dj Upendra Baxi (1991 :
152-153) remarquait partir dune perspective indienne que La
problmatique des besoins est trs drangeante pour les modles reus de pense
et daction des droits de lhomme. Elle est souvent traduite dans un conflit
entre pain et libert ; la libert gagne avec les conceptions
librales des droits, malgr la conscience que sans pain, la libert
dassemble, dassociation, de conscience et de religion, de participation
politique - mme travers le suffrage symbolique adulte - pourrait tre
existentiellement sans sens pour ses victimes. Mais les problmes ne sont pas
vraiment pain et / ou libert dans labstrait, mais plutt qui a combien de
chaque, pour combien de temps, quel prix pour les autres, et pourquoi.
Quelques-uns ont autant le pain que la libert ; dautres ont la
libert mais peu de pain ou pas du tout ; dautres encore ont un demi
pain (...) avec ou sans libert ; et dautres encore ont un mlange
prcaire o le pain est assur si certaines liberts (pas toutes) sont
troques. Le problme des droits de lhomme, dans des situations de pauvret de
masse, est ainsi un problme de redistribution. En dautres termes, cest un
problme de dveloppement (...) [1]
Dans cette courte citation, Upendra Baxi rsume dj un
certain nombre denjeux dans une lutte des droits de lhomme contre la
pauvret. Il souligne le lien invitable entre le juridique, le politique et
lՎconomique dans toute approche des droits de lhomme dans des contextes sociaux marqus par la pauvret
de masse et il nous avertit du foss entre thories et pratiques des droits de
lhomme si on ne prend pas au srieux le problme de la pauvret. Prendre les
droits de lhomme au srieux oblige ainsi de sinterroger sur leur lien avec
les logiques du march et du dveloppement (Kothari 1990b ; Latouche
1991 ; 1998 ; Sachs 1997a ; Terre des hommes France 1998). Il
met aussi en vidence que la lutte contre la pauvret et les droits de lhomme
sont doublement lis. Si dans la prsente rencontre laccent est mis sur la
reconnaissance de la pauvret comme violation des droits de lhomme pour
approfondir la dynamique mancipatrice des droits de lhomme, il ne faut pas
oublier lautre versant de la problmatique droits de lhomme et
pauvret : les mcanismes de protection des droits de lhomme
ncessitent des ressources importantes qui ne sont pas disponibles dans de
nombreux contextes. Ainsi, si lactivisme au niveau juridique et institutionnel
se rvle primordial, sarrter des dclarations de droits sans sinterroger
sur leur applicabilit, sur les conditions de leur mise en uvre, nՎquivaut
quՈ faire la moiti du chemin. On ne peut faire lՎconomie de sinterroger sur
les conditions de rception des politiques juridiques dans les divers contextes
socio-culturels. Et, pour ce faire, il semble important dՎlargir la rflexion
non seulement la prise en compte du politique et de lՎconomique mais aussi
du culturel.
Dans ma contribution, jaimerais mettre laccent sur lenjeu
interculturel qui se cache derrire la problmatique droits de lhomme
et pauvret . Sa prise en compte me semble une condition sine qua non
pour toute action efficace de lutte contre la pauvret travers une dynamique
mancipatrice des droits de lhomme. Ce dcentrement interculturel permettra de
donner un nouvel clairage aux enjeux bien identifis dans la rsolution 57/211
adopte par lassemble gnrale des Nations Unies sur les Droits de
lhomme et lextrme pauvret le 4 dcembre 2002. Rappelons les ici
comme point de dpart de nos dveloppements.
La rsolution, aprs avoir not que lexistence de
situations dextrme pauvret gnralise fait obstacle la pleine jouissance
et lexercice effectif des droits de lhomme et peut, dans certaines
circonstances, porter atteinte au droit la vie et que, par consquent, la
communaut internationale doit continuer daccorder un rang de priorit lev
la rduction de la pauvret dans limmdiat, et, par la suite, son
limination dfinitive ,
et que () la dmocratie, le dveloppement et le respect des droits
de lhomme et des liberts fondamentales sont interdpendants et se renforcent
mutuellement, () ,
raffirme dans son paragraphe 2, qui nous parat concentrer tous les enjeux
quon retrouve dans les autres points, quil est indispensable que
les tats favorisent la participation des plus dmunis la prise de dcisions
au sein de la socit dans laquelle ils vivent, la promotion des droits de
lhomme et la lutte contre lextrme pauvret, comme il est indispensable que
les plus dmunis et les groupes vulnrables se voient donner les moyens de
sorganiser et de participer tous les aspects de la vie politique, conomique
et sociale, et en particulier la planification et la mise en oeuvre des
politiques qui les concernent, pour pouvoir ainsi devenir de vritables
partenaires du dveloppement . Le point 4 insiste sur limportance de lՎlimination de
lextrme pauvret pour assurer le plein exercice des droits politiques,
civils, conomiques, sociaux et culturels, et raffirme linterdpendance de
ces objectifs et le point 5 raffirme que lexistence de situations de misre
absolue gnralise fait obstacle la pleine jouissance et lexercice
effectif des droits de lhomme et fragilise la dmocratie et la participation
populaire ce qui induit, point 6, quil faut promouvoir le respect des droits
de lhomme et des liberts fondamentales afin de sattaquer aux besoins sociaux
les plus pressants des personnes qui vivent dans la pauvret, notamment en
concevant et en mettant en place des mcanismes appropris pour renforcer et
consolider les institutions dmocratiques et la gouvernance.
Il ressort de ce diagnostic quune condition sine qua non
pour satteler au travail dHercule de lՎradication de la pauvret est de
donner leur place tous les citoyens dans la vie de la cit, et notamment
ceux qui en sont le plus exclus. LՎradication de la pauvret doit passer par
la participation des pauvres au dveloppement , la
dmocratie et la gouvernance .
Or, dans de nombreux contextes non-occidentaux les
mcanismes modernes, tel lInstitution de la Justice, lՃtat providence avec un
systme de scurit sociale, un systme daccs des soins modernes restent
lointains, voire inexistants pour la majorit de la population[2].
La fragilit des situations de vie des plus dfavoriss se double dune
exclusion de la sphre publique de grandes parties de la population. Cette
dernire reste en effet souvent sous le monopole des institutions et langage
modernes et ignore dans une trs large mesure les visions du monde, logiques,
langages, manires de faire autres. Parfois on constate que cest lintrusion
mme de dynamiques modernes telles celles du march, du dveloppement qui
contribuent la dstabilisation de modes de vie non-modernes et
fragilise ainsi certaines populations. Il apparat incontournable, si lon
prend lexigence de participation au srieux, de sintresser aux pratiques,
logiques, visions du monde de ces populations fragilises et qui sont rejetes
la priphrie du systme moderne, sans vritable espoir dy entrer un jour[3].
Il faut satteler comprendre les mcanismes traditionnels
de solidarit, dentraide, de vie en socit et se permettre dapprendre deux
si on veut engager une lutte contre la pauvret et lexclusion. Au minimum,
faut-il apprendre les considrer comme autant de ressources plutt que de ne
les voir que comme obstacles dpasser en vue dun dveloppement
loccidentale. De mme il faut se montrer sensible aux diffrents aspects du
Droit, entendu comme phnomne juridique qui met des formes et met en forme nos
projets de socit. Si nos institutions modernes et lapproche en terme des
droits de lhomme mettent laccent sur une approche institutionnelle o le
droit apparat avant tout comme un ensemble de normes gnrales et
impersonnelles, il faut tre conscient que dautres socits nouent autrement
le biologique, le social et linconscient pour la reproduction de
lhumanit pour reprendre une belle formule de Pierre Legendre. Il est
important de sintresser ces autres mises en forme juridique qui
reprsentent dans certains tats la partie immerge de liceberg de la vie
juridique pour pouvoir les articuler avec les approches plus institutionnelles,
plus classiques , dans le sens des juristes.
Je commencerai par poser les enjeux dune approche
interculturelle des droits de lhomme en vue de la ralisation de lidal des
droits de lhomme dans des contextes non-occidentaux et nayant pas les mmes
ressources matrielles que les pays riches. Jaborderai ensuite les questions
du dveloppement et de la gouvernance comme enjeux dune vritable
participation de tous notre vivre-ensemble . Ce cheminement me
mnera conclure par une rflexion sur les enjeux et les perspectives dune
approche mancipatrice de la dynamique de la pauvret comme violation
des droits de lhomme , cest--dire dune approche visant vritablement
assurer la participation de tous des projets de socit sensibles
lՎradication de la pauvret et de lexclusion et o lՃtat, ouvert au dfi
interculturel, aura un rle essentiel jouer.
1. Les droits de lhomme face la
diversit culturelle et la pauvret
Je
mettrai laccent dans cette prsentation sur limportance de prendre en compte
les ressources humaines et culturelles permettant une endoculturation des
droits de lhomme dans de nombreux contextes non-occidentaux. Cependant
jaimerais attirer lattention du lecteur sur lenjeu plus profond que je ne
dvelopperai pas ici, dune ouverture des droits de lhomme et de la question
de la pauvret au dialogue interculturel[4].
Lanthropologie du Droit nous enseigne que dune culture
lautre ce ne sont pas uniquement les valeurs, donc les contenus juridiques et
thiques qui sont variables, mais que la manire mme de penser le Droit, les
mises en forme de la reproduction des socits et de la rsolution de leurs
conflits ainsi que les projets de socit et les visions du monde sous-jacentes
ne sont pas les mmes. Ainsi, il
faut tre conscient que prendre les ressources locales au srieux demande
lhorizon plus large dun vritable dialogue interculturel qui permette
lenrichissement mutuel de nos diverses traditions humaines donc aussi de notre
tradition occidentale des droits de lhomme et lacceptation que mme pour
arriver des buts semblables les formes doivent pouvoir varier dun contexte
lautre.
Prenons un exemple indien pour illustrer notre propos. De
manire plus gnrale, on peut noter que dans le contexte indien actuel la
recherche de la justice sociale est devenue quelque chose de
normal. Et le militantisme pour les droits de lhomme autant de la part de
lՃtat indien que de dynamiques civiques ny est pas pour rien. Cependant,
sociologiquement parlant, le mouvement des droits de lhomme reste pour
linstant confin ceux qui font dj partie, du monde
moderne , de la structure du
pouvoir tatique ou de ses institutions judiciaires. Dautres, linstar de la
majorit des intouchables[5]
restent la priphrie. Cet tat de fait ne changera pas moins que les
avocats des droits de lhomme traduisent leurs proccupations dans des termes
populaires et en rfrence des conditions sociales vcues, et quils soient
prts sՎduquer eux-mmes en ce qui concerne les expriences, expressions et
attentes des gens.
(Khare 1998 : 195-196).
Dans le cas de luttes pour la reconnaissance des droits de
ces femmes intouchables R. S. Khare note que bien que les proccupations de ces
femmes renvoient pour nous des problmatiques des droits de lhomme et
peuvent y tre rattaches puisque le discours des droits de lhomme fait aussi
partie de la ralit indienne, il reste nanmoins que fondamentalement elles ne
posent pas les questions en ces termes mais plutt en termes de dharma /
karma[6] et dans une vision plus cosmo-
et thocentre quuniquement anthropocentre. Mais ces notions de karma /
dharma loin
dՐtre figes se trouvent rinterprtes travers les discours galitaires
vhiculs par les droits de lhomme et toute la politique sculaire indienne -
ou plutt, on assiste une rinterprtation mutuelle de ces notions /
symboles, le centre de gravit demeurant dans la conscience populaire indienne
ancre dans les conceptions indiennes traditionnelles. Selon R.S. Khare
(1998 : 179-180), La culture populaire trouve les problmes de
la justice et de linjustice profondment relis au karma et au dharma.
Cependant la relation est loin dՐtre simple et inconditionnelle ds lors quon
lexamine en rapport avec les besoins et les qutes quotidiennes des gens. Dans
lidologie traditionnelle hindoue, le karma et le dharma forment la base
complte et indiscutable pour la justice et linjustice rencontres dans la
vie. Karma et dharma sont ainsi considrs comme fondement de la justice. Dans
la vie cependant, la qute pour la justice, ou du moins lesquive dune
injustice intolrable, prend une tournure plus urgente et plus pratique. Sauf
si cest compltement sans espoir, les gens soit se rvoltent, soit fuient la
situation insoutenable. Ils font quelque chose pour remdier la situation. Et
ils le font comme faisant partie de leur dharma, car se battre contre
linjustice fait aussi partie de son dharma propre. Une injustice causant la
torture et la dtresse extrme nest pas subie indfiniment simplement comme
destin, comme le fruit du karma pass individuel (ou de la communaut). Dans
une telle vue pratique, la justice (nyaya) devient le coeur du dharma, modifiant ainsi
lacceptation passive de la condition assigne par le karma. (...) Par
dfinition, linjustice ne peut jamais triompher du dharma, parce que le dharma
est la justice vidente en soi, et est la source de toute cration et du
cosmos. Mais (...) le dharma ne triomphe dfinitivement que lorsque
linjustice dborde (...) Dans un tel systme, se plaignent des rformateurs
intouchables, linjustice est tolre jusquՈ ce quil sen accumule assez pour
remettre la balance du dharma en quilibre. Un tel dharma, est nanmoins
considr aujourdhui comme une boussole ncessaire mais non suffisante pour la
justice sociale des opprims, jusquՈ ce quil devienne aussi sensible la
peine et la souffrance des gens, ici et maintenant.
Surtout des intouchables plus gs
continuent envisager les devoirs moraux et les dettes prescrites travers
les principes du karma et du dharma et relvent limportance du rle du divin (bhagvan) lequel reste le pouvoir
dintervention suprme dans les calculs du karma et du dharma, mais dont la
volont demeure mystrieuse pour les humains (Khare 1998 : 180). Quoi
quil puisse se passer au plan humain, la justice cosmique et divine aura
toujours le dernier mot. R.S. Khare note aussi que, plutt que dans les termes
dune division entre justice et injustice, les intouchables ont tendance
raisonner, sur larrire fonds des conceptions que nous venons dexposer, en
termes de gradations de leurs vies entre ces deux ples dont certaines
relvent de la routine, dautres sont tolrables ou ngociables et dautres encore
intolrables et inacceptables (Khare 1998 : 186).
Nous sommes ainsi invits plonger dans
un plurivers [7]
pour comprendre la complexit des dynamiques dՎmancipation, du rle que
peuvent y jouer les droits de lhomme, et loriginalit des diverses situations
qui sont autant denrichissement dans notre effort de connatre lhumain. Mme
si cela est exasprant pour un rformateur social moderne et un avocat des
droits de lhomme, ce lexique culturel
intrioris du complexe karma-dharma et justice divine est largement
partag par les Hindous, les Bouddhistes, les Jans, et les Sikhs ordinaires en
Inde. Cest la jurisprudence des gens, qui donne forme aux notions prvalentes
dՎquit et de justice sociales. Il traverse des cycles priodiques de
rigidit, de rforme, de flexibilit, avec les explications pisodiques de
divers saints, rformateurs et leaders. Il rencontre des ptitions, des
protestations, des soulvements, aussi bien que la croissance de la foi
dvotionnelle dans la puissance intervenante de la volont divine. (Khare 1998 : 180-181)
Si nous ignorons ces diffrents univers
de sens et daction, nous restons ct de la proccupation des destinataires
des droits de lhomme et nous les excluons par l du jeu des droits de
lhomme . La question du dialogue entre diffrentes cosmovisions ne se
pose donc pas uniquement au niveau du cadre global dune rflexion sur les
droits de lhomme o la ncessit dun dialogue interculturel avec les autres
traditions de lhumanit se fait de plus en plus sentir. Elle a son importance
pour sengager aussi dans une pratique qui puisse tre effective des droits de
lhomme en prenant en compte les reprsentations, les pratiques, les
ressources, les stratgies des acteurs effectivement impliqus.
Mais outre le fait que la protection des droits de lhomme
pour tre efficace doit tre ouverte au dialogue interculturel pour ne pas
passer ct de ses bnficiaires, voire de les exclure du jeu
social redfini de manire uniquement moderne, la protection moderne des
droits de lhomme ncessite des moyens matriels extraordinaires. Un tat de
Droit loccidentale, qui permet la traduction institutionnelle des droits de
lhomme dans les faits, ncessite une infrastructure bureaucratique et
administrative trs lourde, que ne peuvent se permettre une grande majorit des
tats de notre plante qui nen ont pas les ressources matrielles ncessaires.
Et il ne sagit pas ici dun jugement moral mais dune constatation des faits.
Si on garde lesprit que dans de nombreux pays, les fonctionnaires (dont ceux
de la Justice) sont sous-pays voire impays, que le nombre de magistrats est
notoirement insuffisants, quils manquent de formation, que les infrastructures
de base (ex : journaux officiels) sont trs rduites voir inexistantes,
raisonner uniquement en termes dune approche institutionnelle des droits de
lhomme apparat comme insuffisant. Jacques Vanderlinden (1996 : 87) note
cet gard avec des mots trs durs par rapport lAfrique que Quel
que soit langle sous lequel on laborde - celui du scientifique, ou du
praticien - la faillite des droits tatiques africains est devenu un truisme
() Elle est troitement lie la dlitescence de leur producteur, lՃtat
africain .
Or poursuit-il Sans tat, pas de droit tatique qui dpasse le stade
du vu pieux ou du nuage de fume lintention des distraits ou des tartuffes
prts se laisser abuser par des apparences qui leur conviennent.
Il semble donc primordial de se tourner vers les autres
ressources que les ressources modernes dans de tels contextes pour avancer en
direction de lidal des droits de lhomme dune garantie de vie digne pour
tous. Ces ressources peuvent tre matrielles, humaines et idelles. La
transformation des divers facteurs matriels, intellectuels et spirituels en
autant de ressources pour nous acheminer vers une praxis interculturelle des droits de
lhomme est notre avis fondamentalement lie une attitude dialogale. Tant
que lon considre dautres visions du monde, dautres pratiques culturelles,
comme rtrogrades, comme sopposant la civilisation et au progrs, celles-ci
loin de pouvoir constituer des ressources positives dans la recherche de la
ralisation dune vie digne pour tous, sont autant dobstacles. La ressource
primordiale nous semble donc bien tre, notre attitude fondamentale qui se
devra dՐtre dialogale.
Dans des contextes africains se tourner
vers des ressources telle la coutume qui continue organiser la vie sociale ou
les droits mergents de la pratique et les articuler avec les ralits des
ordres juridiques nationaux et internationaux qui sont eux aussi une ralit
invitable et peuvent constituer des ressources, afin de sacheminer vers la
ralisation dՎtats de Droit, ou lidal des droits de lhomme pourrait
sincarner semble prometteur[8].
tienne Le Roy parle de ce processus comme dune refondation qui
est () prise en compte, au-del du jeu des institutions, des bases
de fonctionnement de la socit susceptibles la fois dinstituer la vie des
Africains et de fonder cette vie sur les valeurs et pratiques effectivement
partages. Elle suppose la fois une redcouverte de ces pratiques endognes
et une rflexion neuve sur les valeurs qui peuvent faire sens pour construire
(voire reconstruire) le futur des socits. (Le Roy 2004 : 258)
2. Les enjeux de la participation
comme condition de la lutte contre la pauvret
Nous avons cit en
introduction les rflexions dUpendra Baxi qui indiquaient la ncessit de se
pencher sur les questions du dveloppement et du politique dans une rflexion
sur les droits de lhomme et la pauvret et qui rejoignait par l le diagnostic
de la rsolution de lAssemble gnrale des nations Unies sur les droits de
lhomme et lextrme pauvret insistant sur la ncessit de la participation
des exclus la vie conomique et sociale. Mon propos sera ici encore
dintroduire dans la rflexion la dimension interculturelle : quel
dveloppement et quelle participation sont ceux qui permettraient effectivement
tous de participer un projet labor ensemble et de soutenir ainsi une
dynamique dՎradication de la pauvret ?
Il faut sinterroger dans cette optique
sur notre manire daborder les notions de dveloppement et de gouvernance qui
dessinent le champ dans lequel sinscrivent aujourdhui les rflexions de la
participation des citoyens la vie commune. Ceci nous permettra ensuite de
nous interroger sur les responsabilits des tats et de la communaut
internationale dans lՎradication de la pauvret en lien avec une dynamique des
droits de lhomme.
Le dveloppement peut
apparatre comme un idal souhaitable pour tous sil est conu comme croissance
organique permettant un tre vivant ou une socit de se dvelopper jusquՈ
maturit. Mais le terme nest pas neutre. Il a une histoire : au sortir de
la deuxime guerre mondiale, linvention du concept de dveloppement a cr
dans son sillage lՎmergence dun monde sous-dvelopp et donc dvelopper. La
matrice est profondment occidentale, et le dveloppement a pu prendre la suite
du rle que pouvait jouer lors de lՎpoque des colonisations lide de
civilisation. Cest par rapport au modle du dveloppement occidental que le
fait de ne pas avoir deau courante ou dՎlectricit a pu tre dcrt au sortir
de la deuxime guerre mondiale comme une pauvret quil fallait radiquer. Pour
civiliser peut-tre, mais aussi, ne nous leurrons pas, pour le
but pragmatique de pouvoir ouvrir de nouveaux marchs.
Si le plan Marshall a eu dincontestables
succs en Europe tant au niveau macroconomique quau plan des retombes
sociales pour les Europens, le dveloppement du reste du monde a apport des
rsultats plus mitigs[9].
Il a conduit ce que dans de nombreux contextes la pauvret a t petit
petit chasse par la misre pour reprendre la terminologie de Majid Rahnema
(2003). De nombreux habitants de pays en voie de dveloppement ne sont plus
pauvres[10]
uniquement daprs nos standards, tout en vivant une vie qui fasse sens pour
eux et leur permet de satisfaire leurs besoins en conformit avec leurs visions
du monde et de la socit. Ils sont devenus misrables, cest--dire placs
dans des conditions o ils ne peuvent plus assurer leur propre survie de
manire digne en conformit avec leurs valeurs, leurs aspirations et leurs
ressources[11] et de
plus ils se sont vus marginaliss par rapport au nouveau mode de vie moderne
rig en modle. Leur sous-dveloppement marque leur exclusion
par rapport au modle du vivre-ensemble moderne et dvelopp. En Inde par exemple,
mais la situation illustre une tendance plus universelle, La logique
de classement et de dclassement de la modernisation exclut () les trois
quarts ou les quatre cinquimes de la population (Heuz 1993 : 43). Dans
le contexte de lInde, la rfrence la modernit signifie ()
lintroduction de polarisations jusqualors inconnues. On est ou lon nest pas
moderne. Ce qui nest pas moderne est traditionnel (arrir) et se trouve de ce
fait fossilis et sorti de lhistoire. La perspective progressiste
conceptualise et impose un temps linaire au long duquel chacun se trouve
tiquet. () depuis peu, on est ou on nest pas dans la ville[12].
On ne veut plus des gens du bas ou de la frange qui ont longtemps compos
lessentiel du paysage urbain. En tout cas on ne veut plus les voir. La leon
que bien de gens en tirent, cest que la modernisation, concrtise par exemple
par lintroduction de titres de proprit, a souvent signifi laccentuation de
dpossessions en tous genres. Si les brahmanes et les despotes du pass ne
manquaient pas darrogance et dautoritarisme, ils navaient gure dambition
quant au dveloppement conomique. Ils ne touchaient pas non plus aux ensembles
locaux.
(Heuz 1993 : 44).
Le fait dessayer de sacheminer maintenant
vers un dveloppement durable prenant en compte non seulement les dynamiques
conomiques mais aussi les enjeux sociaux et environnementaux du dveloppement
naborde toujours pas la problmatique de lexclusion du modle de tous ceux
qui nen parlent pas le langage, nen partagent pas la vision du monde. La
dimension culturelle et ses consquences sociales pour de nombreux tres
humains reste largement absente des rflexions. Nous restons enracins dans le
mythe (occidental) du dveloppement et on ne commence quՈ sinterroger sur la
question si ce nest pas la conception moderne du dveloppement mme et tout ce
quil implique, qui pourrait constituer le problme ou du moins une partie du
problme et on reste aveugle des alternatives au dveloppement [13]
quon peut retrouver dans dautres visions du monde. Insistons sur le fait que
ces alternatives ne sont pas des utopies, mais des ralits. Mais il faut se
permettre de les voir pour pouvoir ensuite sengager dans un dialogue avec
elles. Ce dernier devrait consister pour le moins de les reconnatre, de les
encourager et de rflchir leur articulation, leur mise en dialogue avec
les processus de dveloppement contemporains, qui sen trouveront forcment
relativiss pour rparer les pots casss dun dveloppement nolibral dict
par des considrations purement conomiques et accroissant les exclusions et
les seuils de pauvret au profit dune minorit. Prendre au srieux ces
alternatives vivantes suppose quon rflchisse un vritable droit de participation
des populations lՎlaboration et la mise en uvre de leur vivre-ensemble.
Actuellement cette rflexion se fait surtout en termes de
gouvernance et de socit civile .
LՃtat na plus le
monopole de la rgulation juridique dans les processus contemporains de
globalisation. Son action se trouve affecte par lՎmergence de droits
transnationaux aux niveaux global ou rgional, ainsi que par lՎmergence de
droits locaux lis des processus accrus de dcentralisation (Arnaud 1997). Il
sorienterait davantage vers la gouvernance, cest--dire la mise en uvre
dune gestion efficace de la socit, et laisserait de plus en plus de ct le
gouvernement peru comme plus hirarchique, plus impos mais aussi plus
politique. Pour la Commission sur la Gouvernance Globale, la gouvernance est lensemble
des diffrents moyens par lesquels les individus et les institutions publiques
et prives, grent leurs affaires communes. Cest un processus continu de
coopration et daccomodements entre des intrts divers et conflictuels. Elle
inclut les institutions officielles et les rgimes dots de pouvoirs
excutoires tout aussi bien que les arrangements informels sur lesquels les
peuples et les institutions sont daccord ou quils peroivent tre de leur
intrt
(cit et traduit par Froger 2003 : 12). Si la gouvernance est prsente
comme prfrable au gouvernement cest quelle apparat comme un processus plus
participatif et donc plus dmocratique, dans le sens dune dmocratie directe
et non pas seulement dune dmocratie reprsentative o les lecteurs ne
participent que priodiquement lՎlection de ceux qui ensuite les dirigeront.
Mais participation de qui quoi ?
Majid Rahnema dans son analyse historique
de lutilisation du concept de participation dans la sphre du dveloppement
note quil faut consciencieusement distinguer entre participations spontane,
manipule voire tlguide dans les cas o les participants sans tre forcs de
faire quelque chose y sont incits ou dirigs par des centres hors de leur
contrle (Rahnema 1997 : 116). Si lorigine le concept de participation
avait un caractre subversif et rsultait dans les annes 50 de travailleurs
sociaux qui pointaient vers la ncessit de la prise en compte des ralits
locales dans les programmes de dveloppement, il a petit petit t coopt par
les gouvernements et institutions de dveloppement qui taient ds les annes
1970 explicitement confrontes aux checs de leurs programmes et sentaient le
besoin de relais pour leur activit. Et ceci, daprs Majid Rahnema
(1997 : 117-120), pour six raisons principales : le concept nest
plus peru comme menace ; il est devenu un slogan politique
attractif ; il est devenu une proposition attrayante conomiquement ;
il est maintenant peru comme linstrument dune plus grande effectivit ainsi
que comme une nouvelle source dinvestissement ; il devient un bon moyen
pour chercher des financements (fundraising) ; enfin, une notion largie de la
notion de participation permet au secteur priv de devenir directement acteur
dans le business du dveloppement[14].
Il apparat alors comme primordial de bien dfinir de quoi on parle lorsquon
parle de participation dans une rflexion sur la gouvernance.
Bonnie Campbell (1997b) souligne ce point
dans son analyse critique de la mise en place de plans dajustements
structurels (PAS) dans les tats africains. En effet, confront aux chec des
PAS et leur non-faisabilit politique au dbut des annes
1980, se met en place un effort majeur de rflexion sur la construction de
lgitimit politique de ces programmes. Cette dernire sappuiera la fin des
annes 1980 sur les notions d empowerment et de consensus
building , puis partir des annes 1990 surtout sur la notion de
participation . Or comme le souligne Bonnie Campbell (1997b :
219-220) () il sagit dun empowerment pour assurer et pour
faciliter le dveloppement, qui semble tre, comme nous lavons vu, une
finalit dfinie davance, et non pas une participation effective lexercice
du pouvoir en vue de participer la dfinition et la mise en uvre dun
projet de socit. () Dans ce sens, la notion de participation se rfre 1.
un moyen pour obtenir un appui local et une coopration locale ; 2. un
moyen pour asseoir une lgitimit populaire, mais lgitimit pour ceux qui
introduisent, non pas ceux qui rsistent ou qui sopposent aux PAS. Cest dans
ce mme sens technique et fonctionnel que lon peut expliquer la porte limite
de la notion d accountability ou de responsabilisation. Sa dfinition qui,
premire vue, apparat assez large : Accountability at its simplest means
holding public officials responsible for their actions. Mais cette notion ne
sera pas prcise et donc manquera defficacit politique pour ce qui est de
son interprtation au sens large. Afin dՐtre oprationnelle sur le plan
politique, il aurait t essentiel de prciser : responsabilisation de
qui, quoi, par quels mcanismes, quel degr et selon quels normes ? On
comprend mieux ce manque de prcision lorsque lon se rend compte quil sagit
essentiellement de responsabilisation budgtaire et conomique () : Similarly,
the Bank is rightly concerned with financial and economic accountability, but
political acountability is outside its mandate. () Cest ce type de
considrations qui nous amne conclure que la notion d empowerment utilis
par la Banque dans les annes 80 et celle de participation dans les annes
90, manent non pas dun souci de participation effective mais renvoient un
concept de managrialisme populiste.
Ainsi ce qui semble sous-jacent dans le
champ smantique de la gouvernance est, plutt quune participation politique
accrue, une gestion plus efficace de la socit. On passe dun mythe politique
du vivre-ensemble un mythe conomique cristallis dans lidologie du
dveloppement. La bonne politique, ou bonne gouvernance au sens
du Fonds Montaire International (FMI) ou de la Banque Mondiale est celle qui
est efficace en termes de rentabilit macro-conomique, cest celle qui rduit
le plus possible le rle de lՃtat et du politique. La question de choix de
projets de socit , qui est peut-tre la question politique
fondamentale est compltement vacue il ne sagit que de grer le plus
efficacement possible en vue dun dveloppement conforme aux lois
naturelles du march[15]
Lide sous-jacente des meilleures pratiques auxquelles veut duquer la
Banque mondiale lient troitement laide internationale une
ouverture fortement accrue des conomies des pays pauvres non seulement au
commerce international mais aussi aux investissements directs de lՎtranger ()
qui correspondent aux crations locales de filiales ou aux prises de contrle
dentreprises opres par les grandes multinationales () (Gaudin 2002 : 78).
Paradoxalement , la bonne gouvernance a tendance vider
la gouvernance de toutes ses potentialits mancipatrices et porteuses dune
plus grande participation des socits civiles au vivre-ensemble. Elle instaure
en effet, par son caractre prescriptif, des blocages la participation et
assure un contrle de fait sur les tats par les institutions financires
internationales. La possibilit de participation des socits civiles travers
le processus de gouvernance se trouve remis en cause. Il faut noter cependant
que la Banque mondiale et le FMI nont pas le monopole de la dfinition de la bonne
gouvernance . Rien nempche dy inclure des exigences plus explicitement
politiques et on peut faire le choix de sinterroger plutt sur la spcificit
de ce que peut apporter la notion de gouvernance pour repenser de nos jours les
problmatiques dun vivre ensemble en dignit et en paix, plutt que de
sengager dans les sentiers idologiques dune bonne gouvernance
prdfinie. Dans son acceptation mancipatrice qui ne voit pas uniquement la
gouvernance comme courroie de transmission du nolibralisme et comme faon de
rduire de plus en plus le rle de lՃtat et du politique face au march et
aux logiques conomiques, mais comme une manire plus participative dorganiser
le vivre ensemble, le rle de la socit civile apparat comme crucial. Cest
en la mobilisant quon arriverait sacheminer vers une gestion plus
participative des problmes de la cit, et ainsi une dmocratie plus directe,
plus vivante.
Mais ici aussi les choses sont loin
dՐtre aussi videntes quelles peuvent paratre premier abord. Le concept de
socit civile, dfini par rapport lՃtat, comme une sphre autonome qui
soppose lui renvoie la societas, assemblement dindividus lis par un
contrat social (Dumont 1991 : 98-99), et la civitas, la cit politique. On est dans
une construction particulire, occidentale, du rapport au politique, au
juridique et au social. On pense immdiatement en rfrant la socit civile
des associations, des organisations non gouvernementales, des mouvements
citoyens Mais quid des structures politiques, sociales, conomiques et
juridiques plus traditionnelles, telles les rseaux familiaux, religieux, de
castes, dentraide qui ne sont pas forcment moules dans des formes modernes[16] ?
Soit on ne les prend pas en compte, soit on nen peroit que la pointe merge
de liceberg travers leur ventuelle participation, entre autre, des
jeux modernes , par exemple une participation dans une activit
dONG. Il nen demeure pas moins que fondamentalement on les ignore, autant
quelles ignorent les dynamiques modernes comme le constatait Babacar
Sall (1997 : 252-245) pour lAfrique o () le contexte
politique et conomique est tel que tous les mots drivs de la modernit
dominante tels que dveloppement, dmocratie, ԃtat, ne veulent plus rien
dire socialement, parce que justement, ils nont pas russi amliorer le
social dans sa relation problmatique aux besoins fondamentaux. Ce qui compte,
par consquent, nest pas la longue dure, le programme, le sens de lhistoire,
mais le quotidien avec son impratif alimentaire et sanitaire. On est en
prsence dun contexte de controverse et dinversion o le social se dpolitise
et o le politique se dsocialise sans que la rupture ou la dperdition de lun
en lautre ne ruine dfinitivement le systme global. Il y a l, manifestement,
une rupture structurelle entre ces deux ples dominants du socital qui fait
que le social se pense, se dit et se fait sans le politique et vice-versa. ()
la dsocialisation ne traduit pas uniquement un manque darticulation entre
lՎtatique et le social, mais un rinvestissement discriminatoire des
structures de lՃtat par des groupes dominants qui en font leur proprit et un
instrument de violence en vue de rgler leur avantage des diffrends sculaires
les opposant dautres cits concurrentes. Vus sous cet angle, on peut
affirmer que les registres idologiques de lՃtat contemporain en Afrique, avec
son systme partisan, sa bureaucratie, ses rites, ses mthodes de lgitimation,
procdent dun jeu virtuel de luniversalit dominante impose par les
puissances dmocratiques. Mais cest seulement en des cas rares quils ont
effectivement prise effective sur le corps social parce que lessentiel de la
vie sociale, culturelle et conomique, seffectue en dehors du cadre
institutionnel fix par lՃtat. .
La dernire rflexion de Babacar Sall est
une bonne transition pour la question sous-jacente la question de la
participation . Dans des contextes tels quillustrs ci-dessus o
lessentiel de la vie sociale se droule hors du moule moderne, peut-on
raisonnablement considrer que la vraie participation populaire doive reposer
sur une conversion de masse des populations lidologie moderne ? Ou ne
devrait-on pas se demander si ce ne serait pas, du moins en partie, aussi aux
institutions modernes importes de sadapter aux attentes, besoins et
reprsentations de ses supposs destinataires [17] ?
tre sensible la diversit des projets
de socit[18] et aux
manires de les mettre en forme, vritablement prendre les socits
civiles et leur participation au srieux pour pouvoir
dgager les responsabilits des uns et des autres dans notre vivre-ensemble
implique de sintresser la partie immerge de liceberg de la rgulation juridico-politique
des socits, comprise au sens large. Pour ce faire il est indispensable
dintroduire une fibre anthropologique dans nos rflexions sur le Droit et
dexplorer le grand jeu de la juridicit en posant les questions, non pas en
partant des institutions modernes, mais en partant de problmatiques
spcifiques partir de la totalit sociale (voir par exemple Le Roy 1990b,
Vanderlinden 1996).
3. Pour une approche mancipatrice de
la pauvret comme violation des droits de lhomme
Dans lintroduction
au point I de la dclaration du millnaire de lAssemble gnrale des Nations
Unies (A/55/L.2) relatif aux valeurs et principes, on lit que le
principal dfi que nous devons relever
aujourdhui est de faire en sorte que la mondialisation devienne une
force positive pour lhumanit
tout entire. Car, si elle offre des possibilits immenses, lheure actuelle ses bienfaits sont
trs ingalement rpartis, de mme que les charges quelle impose. Nous reconnaissons que les pays en
dveloppement et les pays en transition doivent surmonter des difficults
particulires pour faire face ce dfi majeur. La mondialisation ne sera donc
profitable tous, de faon quitable, que si un effort important et soutenu
est consenti pour btir un avenir commun fond sur la condition que nous
partageons en tant quՐtres humains, dans toute sa diversit. Cet effort doit
produire des politiques et des mesures, lՎchelon mondial, qui correspondent aux besoins des pays en
dveloppement et des pays en transition et sont formules et appliques avec leur participation
effective.
Si, dans cette perspective, les
organismes internationaux semblent devoir jouer un rle important dans la
rgulation dune mondialisation qui ne doit pas se rsumer la simple
expansion du march nolibral, il semble incontournable de rhabiliter, voire
de refonder le rle de lՃtat. Les tats ont une responsabilit
primordiale et peuvent jouer un rle dterminant pour une lutte contre la
pauvret dans une dynamique mancipatrice des droits de lhomme, cest--dire
une dynamique qui encourage effectivement la participation de tous aux choix de
projets de socit et de leur mise en uvre, ce qui implique la prise en compte
de la dimension interculturelle de cette praxis.
Si, dans le cadre de la globalisation,
lՃtat se trouve concurrenc ou complt dans ses activits par dautres
pouvoirs et que lexercice de sa souverainet sen trouve ainsi remodel, il
nen demeure pas moins quil reste un acteur primordial et incontournable.
Raffirmer le rle des tats semble primordial dans toute rflexion visant la
rduction de la pauvret et on ne saurait souscrire la demande nolibrale de
dstatisation : si lՃtat na pas su remplir ses fonctions
lmentaires par le pass (et au prsent) dans de nombreux contextes
non-occidentaux, ce nest pas le moment de saper encore plus ses assises. Dans
certains contextes, on peut lgitimement se demander si au lieu de moins
dՃtat il nen faudrait pas plus tout en prenant conscience que cest
surtout dun tat diffrent, russissant incarner une certaine lgitimit,
dont on a besoin. Il ne sagit donc pas dun tat plus fort au sens de plus
totalitaire, mais plus fort dans le sens quil puisse effectivement assurer le
minimum de services, tout en fonctionnant en complmentarit avec les autres
ressources sociales.
De plus, le discours de laffaiblissement
de lՃtat et de sa dresponsabilisation croissante cache aussi une autre
ralit. Si dune part de nombreux tats, dans les Nords comme dans les Suds se
disculpent de politiques mal perues en en rejetant la responsabilit sur
la globalisation , la courroie de transmission entre le global et
le local, reste lՃtat (voir Ost & van de Kerchove 2002 : 168 ss).
Cest bien lui qui met finalement en uvre les plans dajustement structurels
travers ses lgislations et lemploi de son monopole de violence lgitime.
Suite aux analyses de Shalini Randeria (2002), on peut distinguer au moins
trois formes dՃtat : ceux qui sont suffisamment forts et o on assiste simplement
lՎmergence dun champ politico-juridique plus plural, plus complexe et plus
flou, o lՃtat reste un acteur central bien que relativis ; ceux o
lՃtat a pratiquement perdu toute son autonomie et se rsume pratiquement au
rle de courroie de transmission des forces globales ; et
enfin ceux qui sont dans une catgorie intermdiaire telle les grands tats du
Sud, comme lInde ou le Brsil, qui ont en fait une indpendance non
ngligeable, mais se dresponsabilisent parfois en se rfugiant derrire
lexcuse de la globalisation pour ouvrir leur pays au march global tout en
fragilisant ainsi leurs propres populations qui sont sacrifies sur lautel du
dveloppement macroconomique qui est souvent contradictoire avec
lautodveloppement et lautosuffisance[19].
Pour les tats forts ou dans la catgorie intermdiaire, il sagit de les
confronter leurs responsabilits dans leur choix de projet de socit qui
doivent prendre en compte les aspirations de tous leurs citoyens. Et cest
spcialement pour les tats les plus faibles quil sagira pour la communaut
internationale de veiller ce quau lieu de se trouver encore plus fragiliss
on leur permette de se construire sur les bases dune action perue comme
lgitime par leurs populations.
Toute dynamique de
pauvret comme violation des droits de lhomme passe ainsi par la
raffirmation du rle et de la responsabilit des tats en ce qui concerne le
choix de leurs projets de socit, en collaboration si ncessaire avec les
institutions internationales telles que la Banque Mondiale ou le FMI. Ceux-ci
doivent viser une participation vritable de tous les citoyens la vie en
commun et demandent donc de prendre en compte les pratiques, logiques, visions
du monde de ces citoyens.
Rappelons que lՃtat
de Droit repose sur trois piliers. Il est fond sur des normes gnrales et
impersonnelles inscrites dans la hirarchie du systme juridique, supposes
connues par tous et prexistants aux litiges, sur lobligation de lautorit
instituante (lՃtat) de respecter les rgles quelle a formule et enfin sur
lexigence de conformit du Droit des valeurs de socit correspondant
une thique commune au plus grand nombre (Le Roy 1999 : 266).
Cest sur ce dernier fondement quil sagira de sappuyer pour sorienter dune
rflexion uniquement en termes de transplantation du modle moderne de
lՃtat de droit sur toute la plante vers une rflexion en termes de
ralisation d tats de Droit comprises comme situations de Droit
(Le Roy 1999 : 264) btissant sur les reprsentations et pratiques des
acteurs concerns. Cette exigence nest pas uniquement thique
pour rendre justice aux exigences du dialogisme et de linterculturalisme mais
est aussi hautement pragmatique comme nous lavions voqu plus haut :
sans mme rentrer dans dautres considrations, il est un fait que lՃtat de
Droit moderne ncessite une infrastructure extrmement lourde et coteuse que
ne peuvent se permettre de nombreux tats (fonctionnaires, publication de
journaux, cadastres etc.). LՃtat ne peut donc pas grer toute la socit dans
un monopole - il est important que des pouvoirs soient dlgus que des
articulations entre droit moderne et droits vivants
soient trouvs afin de tendre vers lidal dune scurisation de tous les
acteurs dans le jeu social travers la participation de tous[20].
Et de mme que lՃtat devra reconnatre ses limites pour pouvoir travailler en
complmentarit avec dautres dynamiques sociales, de mme faudra-t-il aussi
repenser la notion de dveloppement et lui prendre son monopole
dans la rflexion sur lassurance des bases dune vie digne pour tous.
Lenjeu principal
la fin de cet article semble, dans les contextes non-occidenatux, de mettre au
centre de la dynamique de la pauvret comme violation des droits de
lhomme la question de la participation en y intgrant la dimension
interculturelle. Les perspectives qui se dessinent si on prend cette exigence
au srieux seraient des approches qui ne se limitent pas des rponses modernes
et occidentales, mais tiendraient compte des expriences de nos diverses
cultures. Et ceci non pas abstraitement, mais de manire concrte sur les
divers terrains de la conception et de la mise en uvre des politiques
juridiques. Lanthropologie du Droit, pourrait se rvler une ressource fort
utile dans cette dmarche.
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[1] Toutes les citations en langue
trangre ont t traduites en franais par lauteur.
[2] Si je me base dans cet article
surtout sur une rflexion partir de contextes non-occidentaux cest dune
part parce que ce sont l mes terrains de rflexion privilgis et dautre part
parce quil me semble primordial dinterculturaliser les approches de notre
vivre en commun qui continuent pour linstant emprunter essentiellement
limaginaire occidental. Cependant, je suis tout fait conscient des dfis qui
se posent aussi en Occident et plus particulirement par rapport aux dynamiques
de pauprisation quon observe dans les anciens pays de lEst.
[3] Et on peut dailleurs se
demander pourquoi lhorizon moderne devrait forcment tre lhorizon universel
pour tout vivre-ensemble ? La base de tout vritable dialogue
interculturel en vue de lՎlaboration dun horizon daction partag passe
dabord par la reconnaissance et le respect des perspectives dautres visions
du monde.
[4] Voir pour de telles approches
par exemple Eberhard 2002a, Rahnema 2003, Vachon 1990.
[5] Donnons une dfinition
simplifie de lintouchabilit. La socit indienne des castes est structure
autour du principe de puret / impuret. Les diffrentes castes, jti, se positionnent mutuellement
selon leur degr relatif de puret. Lappartenance une caste est hrditaire
et la rgle est lendogamie. Ce systme se double dune division intellectuelle
de la socit indienne en quatre varna, couleurs , ou tats :
au sommet les Brahmanes ou prtres, suivis des Kshatrya ou guerriers, suivis des Vaisha, les marchands qui constituent
les deux fois ns qui ont accs aux Vda. Puis viennent les Shudra, les serviteurs ou gens de peu.
Il existe encore une autre catgorie, hors varna, plus basse et impure encore : les
Intouchables (voir Dumont 1979 : 93) Rpertoris comme scheduled
castes, ils
reprsentent environ 16,5 % de la population indienne, soit plus de 160
millions de personnes. Outre le fait dՐtre idologiquement les plus
bas ce sont aussi ceux qui se retrouvent socialement et conomiquement
dans les situations les plus prcaires et les plus exploites.
[6] Voir pour des dfinitions Lingat
Robert, 1998 ; Eberhard 2002: 195-198.
[7] Voir Eberhard, Justice,
droits de lhomme op. cit. : 79 ss.
[8] Voir Le Roy Le
justiciable africain et la redcouverte dune voie ngocie de rglement des
conflits , Afrique Contemporaine, 4e trimestre, n 156 (spcial), 1990, p
111-120 : 118-120 pour une illustration de ce que pourrait tre la dmarche
dune approche interculturelle des droits de lhomme acceptant de btir sur les
diverses ressources disponibles, travers la prsentation quil fait de lՎmergence
au Sngal dune voie ngocie de rglements des conflits et dune nouvelle
culture commune .
[9] Sur les multiples visages de
laide au dveloppement et de ses enjeux voir Sogge 2003.
[10] Pour une discussion des notions
de pauvret, de besoins et de standard de vie lՉge de la globalisation voir
Rahnema 1997, Illich 1997 et Latouche 1997.
[11] Un des effets du dveloppement a
t de crer du sous-dveloppement. Mme la Banque Mondiale et le Fonds
Montaire International (FMI) sont contraints de reconnatre que
statistiquement le nombre des pauvres dans le monde na cess daugmenter en
termes absolus et relatifs et que lՎcart entre riches et pauvres na pas cess
de sagrandir. Le dveloppement semble donc surtout profiter aux dvelopps,
ceux qui sont au centre des structures de pouvoir mais aux dpens de ceux qui
sont supposs tre sous-dvelopps.
[12] Alors quil faut garder
lesprit que les trois quarts de la population indienne est rurale.
[13] Voir par exemple Vachon 1990 et
La ligne dhorizon 2003.
[14] Il est intressant de contraster
et de complter cette approche par lapproche de la planification par Arturo
Escobar (1997).
[15] Voir Gervais 1997, Osmont 1997,
Campbell 1997a.
[16] Sur la difficult de la prise en
compte des structures ou dynamiques traditionnelles quand on raisonne en termes
de socit civile voir par exemple Mandani & Wamba-Dia-Wamba
1997, Sall 1997.
[17] Dans ce contexte, le lecteur
pourra tre intress par le dernier ouvrage dՃtienne Le Roy, Les Africains et l'Institution de la Justice (2004).
[18] Et voir mme dans Eberhard 1999
ma mfiance de parler en termes de projet de socit dans
certains contextes, cette notion tant elle aussi probablement trop moderne
pour tre interculturellement valable.
[19] Ces analyses gagnent tre
mises en perspective par les dveloppements de Bertrand Badie sur les tats
entre ruse et responsabilit dans un monde sans souverainet (1999). Voir aussi
de Senarclens (2002) qui analyse les mutations et reconfigurations du rle
lՃtat dans les nouveaux rapports de pouvoir qui mergent avec les dynamiques
de globalisation.
[20] On peut dailleurs sur un plan
plus fondamental se poser la question sil est souhaitable quune instance (que
ce soit lՃtat moderne ou une autre construction) monopolise elle seule le
droit et dresponsabilise ce faisant les autres acteurs sociaux. De notre point
de vue la rponse est dfinitivement non. Voir sur ces questions par exemple
Huyghebaert & Martin 2002 ; ILSA 2003. Cette problmatique rejoint
aussi toutes les proccupations contemporaines plus gnrales sur la
technocratie et le dficit dmocratique de nos
institutions.