Christoph Eberhard 21/05/2000

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Ouvertures pour la Paix

Une approche dialogale et transmoderne

 

(présenté à la rencontre scientifique de l’Institut International de Sociologie Juridique à Oñati, 3 et 4 avril 2000, "Cicatriser les violences. Les processus de restructuration idéologique, sociale et juridique de sociétés traumatisées par les guerres et les menaces d’éclatement",

publié dans Bulletin de liaison du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris,

numéro 25, 2000, p 98-113)

Résumé / Abstract

La Paix est fondamentale. Ce n’est pas uniquement un problème fondamental ou une question fondamentale. Elle est fondamentale dans le sens qu’elle fait intrinsèquement partie de la Réalité, qu’elle en est un fondement. Après une première "prise de contact" avec la "problématique" de la Paix, nous la mettrons en perspective à travers un éclairage bouddhiste ce qui nous permettra ensuite de nous ouvrir à une approche dialogale et transmoderne du Droit et des "cultures de la Paix". L’approche dialogale, basée sur l’écoute, nous permettra de nous émanciper de nos approches dialectiques selon une terminologie de Raimon Panikkar. Dans ce sens la "démarche transmoderne" que nous concrétiserons dans cet article a le sens d’une traversée de la "modernité" par l’ouverture à des expériences culturelles différentes et à des expériences humaines n’appartenant pas au domaine moderne par excellence : celui de la Raison, du logos.

Peace is fundamental. It is not merely a fundamental problem or a fundamental question. It is fundamental in the sense that it forms an intrinsic part of Reality, that it is one of its foundations. After a first approach of Peace, we will put it in perspective through a Buddhist point of view. This will permit us to open ourselves up to a dialogical and transmodern approach to Law and to the "cultures of Peace". The dialogical approach, based on an attitude of écoute ("listening"), will permit us, following Raimon Panikkar’s distinction, to emancipate ourselves from our contemporary dialectical approaches. In this sense we understand by a "transmodern approach" a "going through" modernity through the opening up to different cultural traditions and to human experiences which do not pertain to the modern realm par excellence : Reason or logos.

 

"Une histoire tibétaine raconte qu’un moine renonça à sa vie samsarique, confuse, et décida d’aller vivre dans une grotte pour y méditer tout le temps. Auparavant, il n’avait pas arrêté de penser à la douleur et à la souffrance. Son nom était Ngonagpa de Langru, la Figure Noire de Langru, celui qui ne sourit jamais et voit toujours la vie sous son jour de souffrances. Il resta de nombreuses années en retraite, très solennel et mortellement honnête, jusqu’à ce qu’un jour, regardant l’autel, il vît que quelqu’un y avait déposé une turquoise en cadeau pour lui. Alors qu’il contemplait le présent, il aperçut une souris qui approchait en rampant et essayait d’emporter la turquoise. Mais la souris n’y arrivait pas. Aussi rentra-t-elle dans son trou chercher de l’aide. Elle ressortit avec une autre souris, et, toutes deux essayèrent de bouger ce gros morceau de turquoise, mais elles n’y parvinrent pas. Alors toutes deux se mirent à couiner, et huit autres souris arrivèrent, et réussirent finalement à tirer jusqu’à leur trou la grosse pierre précieuse. Alors, pour la première fois, Ngonagpa de Langru commença à sourire et à rire. Et ce fut sa première approche de l’ouverture, un éclair soudain d’illumination." (Trungpa 1996, 120-121).

Réfléchir à la Paix nécessite une approche en profondeur. On ne peut se contenter de réfléchir à une paix extérieure entre les hommes sans se pencher sur le problème de la paix intérieure de chacun d’entre nous. La Paix concerne chacun de nous, à chaque moment et ne doit pas être uniquement considérée comme remède à des situations de conflit ou de violence ouvertes. C’est donc une question extrêmement sérieuse, tout à fait fondamentale. Et pourtant si nous l’abordons dans une attitude "mortellement sérieuse" (todernst en allemand) nous risquons fort bien de passer à côté. En effet, comme le remarque Raimon Panikkar (1995, 7) la Paix ne peut pas être donnée, elle ne peut être que reçue. Et ceci demande une attitude de réception, d’ouverture. Nous devons d’abord vider notre tasse avant d’y verser du thé frais. De même devons-nous nous vider de nos conceptualisations si nous voulons recevoir la Paix. Du moins devons nous relâcher quelques peu nos fixations et nos attaches sur les cadres mentaux qui nous sont si chers. Si ceux-ci nous donnent un sentiment de sécurité ils figent en dernière analyse l’espace et ne laissent pas la place au déploiement naturel des choses. Ce qui nous semble donc fondamental dans toute approche de la Paix c’est l’espace qui peut l’accueillir, qui peut permettre son émergence. Comme nous le montrerons, nos approches modernes du Droit sont peu propices à l’émergence de tels espaces lorsqu’il s’agit d’aborder le problème de pacification de sociétés déchirées par la violence ou plus simplement lorsque nous tentons de réfléchir aux conditions qui permettraient à une société de se reproduire de manière paisible. Ainsi, nous semble-t-il important d’ouvrir ces démarches à des approches plus " dialogales ", c’est à dire fondamentalement à des démarches plus ouvertes à l’ "écoute". En quelque sorte aurons-nous à "traverser" la modernité pour pouvoir aborder notre "ici et maintenant" :"il s’agit de prendre conscience des limites qui émergent dans nos expériences de crise de société (...) et de trouver des solutions à l’échelle de la complexité redécouverte, donc en trouvant des solutions tantôt dans la prémodernité, tantôt dans la modernité elle-même tantôt de poser que seul une solution radicalement neuve, ne relevant ni de la tradition prémoderne ni de la modernité s’impose", écrit Étienne Le Roy (1998a, 3). Dans cet article nous concrétiserons surtout la "démarche transmoderne" dans le sens d’une traversée de la "modernité" par l’ouverture à des expériences culturelles différentes et à des expériences humaines n’appartenant pas au domaine moderne par excellence : celui de la Raison, du logos. Après une première "prise de contact" avec la "problématique" de la Paix, nous la mettrons en perspective à travers une lecture bouddhiste ce qui nous permettra ensuite de nous ouvrir à une approche dialogale et transmoderne du Droit et des "cultures de la Paix".

 

Premières approches de la Paix

La Paix est fondamentale. Ce n’est pas uniquement un problème fondamental ou une question fondamentale. Elle est fondamentale dans le sens qu’elle fait intrinsèquement partie de la Réalité, qu’elle en est un fondement. Il semble que ce n’est pas la façon dont nous l’abordons d’habitude. Nous avons plutôt tendance à la voir comme quelque chose d’extérieur, quelque chose "d’en plus", quelque chose qui se définirait non pas par rapport à soi même mais par rapport à autre chose. Ainsi avons-nous souvent tendance à voir la Paix comme absence de conflit, voir même comme absence tout court : pas d’irritations, pas de bruits, pas de préoccupations. Dans cette veine nous pouvons voir la Paix comme quelque chose de mort, d’inerte : c’est l’immobilité qui fait taire les armes, qui fige nos agressions. C’est la Paix telle qu’incarnée par le Léviathan, auquel nous avons abandonné tous nos pouvoirs, toutes nos violences personnelles pour qu’il nous assure la Paix par son omnipotence et son "monopole de violence légitime". Mais il y a un problème dans cette approche. La vie est création permanente, changement permanent, jeu permanent. Comment concilier une Paix morte avec la danse de la vie ? Comment concilier la Paix avec l’idée d’un ordre qui s’impose ? A quoi jouons-nous lorsque nous voulons figer la réalité afin de nous sentir en sécurité ? Est-ce vraiment de la Paix dont nous faisons l’expérience de cette façon ?

Nous pouvons aussi avoir tendance à associer l’idée de Paix à celle de non-violence. Et pourtant un problème se pose à nous : la Paix n’implique-t-elle pas de faire violence à notre violence ? N’implique-t-elle pas de partir en croisade contre la "violence" et le Mal ? N’implique-t-elle pas que nous fassions tout ce qui est en notre pouvoir pour la protéger, pour la restaurer, pour l’apporter à ceux qui en manquent ? Ces questionnements nous confrontent à un paradoxe, à une contradiction qui semble insurpassable.

Peut-être se peut-il que pour approfondir la question de la Paix il nous faille accepter de retourner à la case départ de notre existence humaine, de laisser initialement de côté une réflexion trop "juridique" ou "anthropologique", voire trop "scientifique", si nous entendons par cette dernière une démarche visant à rendre rationnellement intelligible la Réalité. Car la difficulté que nous avons à aborder la Paix provient peut-être en partie du fait que nous l’abordons principalement à travers une grille de lecture conceptuelle, rationalisante, au lieu de nous attacher à en faire une expérience de première main. Ainsi sommes-nous peut-être invités à mettre provisoirement de côté nos concepts habituels et toute finalité de notre démarche pour nous ouvrir à une autre façon d’aborder la Paix avant d’en tirer des conséquences sur nos pratiques du Droit et sur des manières d’envisager des "cultures de la Paix".

Ce faisant nous sommes invités à un certain lâcher-prise qu’il ne faudrait pas confondre avec de l’indifférence. Il se peut que nous sommes tellement obsédés à trouver des solutions que nous soyons complètement fermés à la Réalité, et que nous empêchions par là qu’elle s’épanouisse de manière harmonieuse. Les arts martiaux, qui se veulent des voies de Paix, peuvent beaucoup nous enseigner dans ce sens. Si nous entrons dans un combat avec nos peurs et nos espoirs, nos souvenirs et nos attentes, nous ne pouvons pas entrer en contact de manière juste avec la situation. Ce sont nos peurs, nos frustrations, nos envies qui vont s’exprimer et nous ne pourrons plus danser avec et à travers les situations qui se présentent. Il nous faut donc lâcher prise, juste être là - ce qui a donné naissance au concept d’ "action dans la non-action". L’activité du combat peut-être intense mais en fait n’est qu’expression de la non-action, de la Paix, de l’espace. On peut donc dire que le lâcher-prise, le détachement, sont ouverture à la "situation telle qu’elle est" et permettent l’action appropriée, juste, habile. C’est tout l’inverse d’une attitude d’indifférence ou d’ignorance face à une situation qui caractérise plutôt le "non-lâcher-prise", l’attachement à nos pensées et sentiments, qui nous rend insensible, voir indifférent aux situations telles qu’elles se présentent. Cette compréhension des choses est avant tout expérimentale et ne devient paradoxale qu’au moment où on la met en mots et qu’on essaye de la transmettre uniquement à travers ces mots, de même que l’apparent paradoxe d’une voie martiale qui est voie de Paix. Cet enseignement des arts martiaux de l’action dans la non-action, de l’ouverture au "ici et maintenant" pour s’engager de manière juste et harmonieuse dans les situations de la Vie se retrouve au coeur des enseignements bouddhistes et a des applications dans tous nos domaines d’activité.

Le Bouddha, après avoir atteint l’illumination mais avant de commencer à enseigner, dit : "Une paix profonde et sans limite, tel est l’enseignement que j’ai trouvé. Mais nul ne saurait le comprendre, et donc je resterai silencieux dans la forêt." (cité dans Trungpa 1981a, 31). Chögyam Trungpa (1981a, 31-32) commente ce passage en notant que: "Ce fut alors l’acquisition finale de la vraie compassion, et il comprit son aptitude à créer la situation exacte. Jusque-là, il avait toujours eu le désir d’enseigner (...) Et c’est là, juste à l’instant précis où il a décidé de quitter le monde et de se retirer dans la forêt, exactement à cet instant que s’est levé en lui le réel sentiment de la compassion vraie, absolument impersonnelle. Il ne pensait plus du tout à lui en tant que personne ayant un enseignement à donner ; il n’avait plus conscience d’être un maître ; il n’avait plus du tout l’idée de sauver les gens ; mais il était prêt à s’accomoder et à se servir spontanément de la situation qui se présentait, quelle qu’elle fût."

C’est le lâcher-prise, l’ouverture aux situations, l’ouverture à nos vies, l’ouverture à la Réalité qui semblent se trouver au coeur de la Paix . Nous avons commencé par évoquer la tradition bouddhiste et nous continuerons dans les pages suivantes à nous fonder sur elle pour aborder cette "ouverture". La raison en est double. Tout d’abord c’est une tradition que nous connaissons assez bien. Ensuite, c’est une tradition très directe, très "terre a terre", visant à voir les "choses telles qu’elles sont". Il ne s’agit pas de rêver à un monde meilleur, d’améliorer le monde dans lequel nous vivons, mais tout simplement de nous ouvrir au monde tel qu’il est, et en commençant par reconnaître la réalité de la souffrance. Il semble que cette approche soit un bon antidote à nos démarches habituelles très prométhéennes. Mais ce n’est pas la seule. Elle apporte juste un éclairage possible (voir par ex. Panikkar 1996) permettant de retrouver une ouverture à nos dynamiques existentielles.

 

Dynamique de l’ego / Dynamique du Droit

Nous ne pourrons pas exposer ici de manière détaillée les enseignements bouddhistes. Nous nous contenterons de partager quelques enseignements fondamentaux de la "psychologie bouddhiste" relative au développement de l’ego. Ces derniers nous permettront d’éclairer les notions d’"ouverture", d’"espace", de Paix. En les rapportant à notre façon d’aborder le "Droit" ils permettront de mettre en perspective la pratique dialogale du Droit et les quelques jalons pour des cultures de la Paix que nous proposerons ensuite.

Le lecteur s’apercevra de prime abord que l’une des problématiques fondamentales dans l’approche bouddhiste du développement de l’ego est le rapport entre l’ "Espace" et la "Forme", et d’une certaine manière de la "mise en Forme de l’Espace", ce qui pose aussi le problème de l’Espace pouvant exister au sein de la Forme. Cette réflexion nous renvoie ainsi à notre problématique juridique quand nous voulons aborder la problématique de la Paix. En effet, comme nous l’avons déjà annoncé et comme nous continuerons à le développer, la Paix est fondamentalement liée à l’Espace, à l’Ouverture. Or le Droit pour reprendre une formule de Pierre Bourdieu à propos de la codification c’est "mettre en forme et mettre des formes" (1986a, 41) et l’autorité juridique est la "forme par excellence de la violence symbolique légitime dont le monopole appartient à l’Etat et qui peut s’assortir de l’exercice de la force physique." (1986b, 3). Dans cette perspective l’essence du droit (du moins tel que nous l’entendons en Occident) apparaît comme violente, comme la tendance à figer, à réifier l’espace, à lui imposer un cadre de lecture et une forme d’être. Au coeur de l’approche anthropologique du Droit, entendu comme phénomène juridique, comme "ce qui permet la mise en forme et la mise de formes à la reproduction de l’humanité" pour enrichir la définition de Bourdieu par une définition empruntée à Pierre Legendre , il semble que nous trouvions aussi la problématique de la "liberté et de la limitation", "de la mise en forme et de l’improvisation", d’autant plus si nous nous plaçons dans la perspective ludique illustrée par Étienne Le Roy dans son Jeu des lois (1999) dont le centre est justement le "jeu", cet "entre-deux créatif" qu’ont aussi abordés Michel van de Kerchove et François Ost dans Le droit ou les paradoxes du jeu (1992) .

Nous espérons que ces quelques mises au point permettront au lecteur de s’ouvrir plus facilement à la présentation qui suit - qui nous en sommes conscients peut paraître quelque peu déconcertante au premier abord - et de situer sa pertinence dans une approche de la Paix dans la perspective d’un anthropologue juridique.

Avant de présenter l’ego dans une perspective bouddhiste, peut-être devrions-nous rappeler que le fondement de la démarche bouddhiste est la pratique de la méditation qui consiste fondamentalement à être là, à s’ouvrir à la situation présente, à faire directement l’expérience de la Réalité. Il s’agit donc avant tout d’une démarche expérimentale, d’un mode de connaissance expérimental. Et tous les maîtres insistent sur la nécessité de la pratique - une simple étude intellectuelle des enseignements ne saurait nous ouvrir à leur compréhension profonde. Selon Kalou Rinpoché (1993, 47) "L’étude principale de l’esprit ne peut se faire par la théorie ; il faut recourir à l’expérience pratique de la méditation, observer encore et encore cet esprit afin d’en pénétrer la véritable nature." et Chögyam Trungpa (1994, 154) note que "(...) les philosophes se sont souvent fourvoyés en essayant de connaître la vérité sur le mode d’être des choses au lieu d’établir un rapport avec elles sur le plan de la perception. Le résultat est qu’ils ont fini par tout théoriser complètement, sans savoir quelle pourrait être l’expérience réelle qu’on a des choses telles qu’elles sont. Si l’on théorise au sujet de l’existence du monde, de sa solidité, de son caractère éternel etc ..., on se ferme à une grosse tranche de sa propre expérience, parce qu’on s’efforce trop de prouver ou d’établir les fondements de sa position philosophique. A tel point, d’ailleurs, qu’on finit par s’intéresser plus aux fondements de sa position qu’à la relation de celle-ci avec la terre."

Est ainsi affirmée dès le départ l’insuffisance de l’intellect (qui ne signifie nullement son inutilité, au contraire !) pour comprendre et aborder correctement nos situations existentielles.

D’un point de vue bouddhiste le développement de l’ego se fait en cinq stades, et l’ego n’est rien d’autre que l’assemblage de ces cinq stades, des cinq Skandha ou cinq agrégats. Notre esprit a primordialement un caractère spacieux (stade 1). Le terrain fondamental à partir duquel se développe notre ego est espace, ouverture fondamentale, liberté fondamentale, intelligence primordiale. "Nous sommes cet espace, nous sommes un avec lui, avec vidya, l’intelligence et l’ouverture." Mais "Comme c’est spacieux, on a envie de danser (...) nous commençons à tournoyer un peu plus qu’il n’était nécessaire pour exprimer l’espace. C’est à ce moment que l’on devient conscient de soi, conscient que "je" suis en train de danser dans l’espace. Parvenus à ce point, l’espace n’est plus l’espace en tant que tel. Il se solidifie. Au lieu d’être un avec l’espace, nous le ressentons comme une entité séparée, tangible. C’est la première expérience de dualité (...)" (Trungpa 1996, 130). Il se produit à ce moment la découverte de la Forme, de l’"autre" (stade 2). Nous découvrons l’espace solide et en oublions l’espace fondamental. "Nous l’ignorons complètement, ce qui s’appelle avidya. A signifie ‘négation’ et vidya ‘intelligence’, aussi est-ce la ‘non-intelligence’. Parce que cette extrême intelligence s’est transformée en perception de l’espace solide, parce que cette intelligence aiguë, précise, lumineuse est devenue statique, on la nomme avidya, ‘ignorance’." (Trungpa 1996, 131). Ce deuxième stade du développement de l’ego, le stade de la Forme / Ignorance revêt trois aspects : d’abord nous concluons à notre existence séparée provenant de notre expérience de la dualité. Puis nous croyons qu’il en a toujours été ainsi, que nous avons toujours existé de façon séparée. Enfin nous commençons à nous voir comme un objet extérieur, "ce qui conduit à la notion primaire de l’ ‘autre’. On commence à entretenir une relation avec le soi-disant monde ‘extérieur’ (...) on commence à créer le monde des formes." (Trungpa 1996, 132). Notons que "ignorance" ne doit pas être entendu au sens de stupidité. "(...) l’ignorance est très intelligente, mais c’est une intelligence complètement à sens unique. (...) l’on réagit uniquement à ses propres projections au lieu de voir simplement ce qui est. Il n’y a aucune situation de laisser-être puisque l’on ignore perpétuellement ce que l’on est." (Trungpa 1996, 132-133).

Se met en place alors un mécanisme de protection de notre ignorance, la Sensation (stade 3). Lorsque quelque chose survient (que nous percevons, ayant perdu notre ouverture fondamentale, comme extérieur à nous même, de façon essentialisée, comme "autre") nous nous efforçons de sentir s’il s’agit de quelque chose d’agréable, de menaçant ou de neutre. Et nous nous engageons alors vers la Perception / Impulsion. "Nous commençons à être fascinés par notre propre création, les couleurs statiques et l’énergie statique. Nous voulons établir une relation avec elles. Aussi commençons-nous graduellement à explorer notre création. (...) La sensation transmet son information au centre de contrôle, c’est l’acte de la perception. En fonction de cette information, nous formons des jugements, nous réagissons." (Trungpa 1996, 133-134). Si les choses perçues nous semblent menaçantes nous voulons les repousser, si elles nous semblent agréables nous voulons les attirer à nous, si elles nous paraissent neutres nous restons indifférents. Ces perceptions sont ainsi à l’origine de trois formes d’impulsion : haine, désir et stupidité.

Mais la Perception / Impulsion reste une réaction automatique à une sensation intuitive. Or "Pour nous protéger et nous illusionner intégralement, correctement, nous avons besoin de l’intellect, de la capacité de nommer et de catégoriser les objets." (Trungpa 1996, 134). Ainsi le développement suivant de l’ego est le Concept (stade 4). Il nous permet d’étiqueter les choses et les situations, de les ranger dans nos diverses boites conceptuelles comme bonnes, mauvaises, belles, laides etc. C’est à ce stade que le développement de l’ego commence à sortir d’un simple processus d’action / réaction pour devenir plus sophistiqué et beaucoup plus lourd. "Nous commençons à faire l’expérience de la spéculation intellectuelle, nous nous confirmons et interprétons en nous plaçant dans des situations logiques ou interprétables. La nature fondamentale de l’intellect est tout à fait logique. (...) il aura tendance à travailler en vue d’établir des conditions positives : en vue de valider notre expérience, d’interpréter la faiblesse en terme de force, de fabriquer une logique sécurisante, en un mot, de confirmer notre ignorance." (Trungpa 1996, 134-135).

Suit alors le cinquième et dernier stade du développement de l’ego, la Conscience. Celui-ci ne nous intéressera pas aussi directement dans la suite de nos développement et nous le présentons ici avant tout par souci de précision. A ce stade s’amalgament l’intelligence intuitive du second stade, l’énergie du troisième et l’intellectualisation du quatrième donnant ainsi naissance aux pensées et aux émotions. Le modèle mental devient irrégulier et imprévisible. Il est marqué par les "Six Mondes" ou six états psychologiques qui marquent nos expériences quotidiennes : le Monde de l’Enfer claustrophobique et agressif, le Monde des Fantômes Affamés caractérisé par une faim insatiable pour des choses qu’on ne peut pas obtenir, le Monde Animal caractérisé par la stupidité, le Monde Humain de la passion discriminante, le Monde des Dieux Jaloux de la compétition et de l’insécurité et enfin le Monde des Dieux caractérisé par l’autoabsorption. Ces six Mondes constituent dans la tradition bouddhiste le cercle du samsara, la réaction en chaîne karmique de la fixation dualiste. Tant que nous n’avons pas tranché à sa racine l’ignorance, que nous ne nous sommes pas débarrassés des trois poisons que sont la Haine, le Désir et l’Ignorance nous sommes condamnés à rester emprisonné dans ce cycle (illustré par la Roue de la Vie - voir French 1995 : 71). Notons que l’"éveil" dans le sens bouddhiste consiste en une redécouverte de notre nature fondamentale ouverte, spacieuse et intelligente (stade 1) qui est toujours présente. Il s’agit donc avant tout d’une dissipation de notre ignorance par la redécouverte du "terrain fondamental" et non de surajouter une expérience de plus à notre ego.

Cette présentation nous paraît intéressante dans une perspective d’anthropologue du droit pour qui les enjeux juridiques sont "ceux qu’une société tient pour vitaux dans la reproduction individuelle et collective" (Le Roy 1999, 159 ss). En effet, nous pouvons la voir comme une parabole pour notre "entrée en contact juridique" avec la Réalité. Fondamentalement nous vivons (premier stade). Mais pour pouvoir vivre dans notre environnement physique, social, intellectuel, pour nous permettre de nous reproduire individuellement et collectivement nous sommes menés à poser des limites, des règles (stade 2). Celles-ci ont pour but de valoriser ce qui nous est important (ce qui nous séduit) et à éviter ce que nous considérons comme menaçant. Dans les domaines qui nous sont indifférents notre "Droit" restera "stupide" dans le sens qu’il ne se sera pas intéressé à la question et l’ignorera donc (stade 3). Suit tout un travail d’intellectualisation et de conceptualisation (stade 4) qui dans le cadre occidental (et plus spécialement continental-européen) a abouti à la mise en place de "systèmes juridiques", d’une lecture "systémique" et essentialisée du Droit, et au delà, d’une "lecture déformée" de la réalité sociale à travers le prisme juridique-systémique (pour faire allusion à un article célèbre de Boaventura de Sousa Santos, 1988). Enfin (stade 5), nous retrouvons nous en tant que juristes qui croyons à nos fabrications, qui les avons matérialisées et essentialisées, dans une situation de "paranoïa inconsciente" qui nous pousse à nous maintenir et à maintenir notre création face aux situations de la vie qui se présentent à nous. Nous sommes ainsi incapables de penser autrement les défis qui se posent à nous. Nous nous condamnons à développer ce qui existe déjà, à étendre et à complexifier de plus en plus notre système jusqu’à ce qu’il en devienne insupportable et que nous prenions conscience de son inefficacité et de la nécessité de le repenser - voir de repenser fondamentalement nos questionnements. Pour faire le lien avec la théorie juridique : on se trouve donc après les illusions de la modernité confronté au défi postmoderne, voir "transmoderne" pour emprunter le terme d’Étienne Le Roy que nous préférons et sous le signe duquel nous avons placé notre contribution (Arnaud 1990, de Sousa Santos 1995, Le Roy 1999). Ce défi peut faire peur. Mais nous ne semblons pas tellement avoir le choix. Il nous faudra le relever. Et pour ce faire il nous semble important d’arrêter de nous précipiter. De lâcher prise. De nous asseoir et de nous ouvrir.

 

 

Ouverture à l’écoute et à une approche dialogale du Droit

Nous voilà arrivé à notre situation d’anthropologue du droit : sa démarche n’est-elle pas de s’immerger dans une situation et de s’ouvrir à elle, de jouer le jeu consistant à être à nouveau un enfant qui doit apprendre les processus de socialisation du milieu qui l’entoure ? Si en général les démarches juridiques partent du point de vue du droit, du système juridique, l’anthropologue du droit au contraire - sans ignorer ce point de vue - part du point de vue des acteurs, du point de vue de la société, voir de l’universitas. Il nous semble, en effet, que la notion de "société" peut être piégeante car trop imprégnée d’une vision contractuelle (contrat social), institutionalisante voir "étatique" de notre "vivre ensemble". Elle biaise nos approches de "sociétés" différentes qui ne partagent pas notre matrice culturelle. De plus elle fausse la vision que nous avons de notre " société " même, puisque nous acceptons le prisme de la societas comme une réalité objective, et en oublions que c’est une vision du monde. Ainsi semble-t-il préférable de suivre Louis Dumont (1991, 98-99) et de privilégier des approches en termes d’universitas : "Societas (...) évoque un contrat par lequel les individus composants se sont ‘associés’ en une société. (...) Cette façon de penser (...) considère la société comme consistant en individus, des individus qui sont premiers par rapport aux groupes ou relations qu’ils constituent ou ‘produisent’ entre eux plus ou moins volontairement. (...) universitas, ‘tout’, conviendrait bien mieux que ‘société’ à la vue opposée (...) selon laquelle la société avec ses institutions, valeurs, concepts, langue, est sociologiquement première par rapport à ses membres particuliers (...)"

Par rapport à notre anthropologie du droit, cette approche implique de rompre avec des approches du "phénomène juridique" qui se réfèrent plus ou moins implicitement au modèle de la societas et qui nous le font percevoir avant tout comme un ensemble de règles générales et impersonnelles s’appliquant de manière uniforme à des individus. Il s’agit de s’émanciper de cette lecture réductrice en s’ouvrant au "phénomène juridique" tel qu’il apparaît lorsque abordé à travers les prismes de l’universitas. C’est la démarche qu’a suivi implicitement d’abord, explicitement plus récemment (Le Roy 1999, 384 ss), Étienne Le Roy en proposant la théorie du "multijuridisme" et d’un droit tripode (Le Roy 1998 ; 1999 : 189 ss). Sa démarche anthropologique et interculturelle l’a mené à considérer qu’on ne pouvait réduire le phénomène juridique aux normes générales et impersonnelles que nous valorisons dans notre tradition et qui expriment un ordre imposé. D’autres "sociétés" valorisent d’autres approches : la coutume des droits traditionnels africains par exemple est fondé sur des modèles de conduite et de comportement et relève de l’ordre négocié. La tradition confucéenne marqué par l’autodiscipline et le respect des rites (li) valorise les systèmes de dispositions durables ou habitus, relevant de l’ordre accepté. De plus si différentes traditions culturelles valorisent différemment ces divers "pieds" du Droit et les articulent de manières originales, ces trois pieds sont néanmoins présents dans toutes les traditions et semblent constituer les fondements du "phénomène juridique".

Cette lecture multijuridique du Droit, qui pourra certes encore être affinée, nous semble fondamentalement dialogale, dans le sens que donne à ce terme Raimon Panikkar (1984a), et s’émancipe ainsi du cadre dialectique réducteur dans lequel nous restons d’habitude emprisonnés. Nous pouvons poser de manière simplifiée que l’approche du phénomène juridique à travers le prisme de societas révèle fondamentalement une vision du monde dialectique, alors qu’à travers le prisme de l’universitas nous entrons dans une démarche dialogale.

En suivant Raimon Panikkar, l’approche dialectique de la Réalité est caractérisée par le sentiment que cette dernière est entièrement épuisable par les lumières de la Raison : nous pouvons la connaître entièrement et de façon objective. Cette vision est donc imprégnée par notre foi en la toute puissance et l’universalité de la Raison, d’où découle la croyance en l’universalité de nos concepts qui organisent la Réalité et en dernière analyse la croyance que la Réalité se réduit aux conceptions que nous nous en faisons. Cette approche dialectique implique aussi une notion de maîtrise absolue du Réel par la manipulation de concepts et voit le pluralisme plutôt comme problème conceptuel a surmonter à travers la recherche de synthèses plutôt que de le voir comme une qualité fondamentale du Réel où les choses sont ce qu’elles sont et ne le sont que dans leur interdépendance mutuelle. Nous n’acceptons pas la part irréductible de "mystère" dans nos vies et ne tenons pas compte du fait que fait partie de la "réalité objective" les différents sujets que nous sommes. Or on ne pourra jamais réduire les sujets à de simples objets de connaissance. D’où l’importance pour se faire une vue plus complète de la Réalité, d’écouter les témoignages que portent les autres sur la Réalité et de s’engager dans un dialogue dialogal avec eux, qui plutôt que dialogue sur un objet est dialogue entre sujets visant à leur dévoilement mutuel, et à une découverte/transformation de soi par la découverte/transformation de l’autre. L’approche dialogale nous ouvre ainsi à une autre dimension de la Réalité : outre le domaine du logos il y a aussi le domaine du mythos . Comme le note Robert Vachon (1995c, 7) en citant Raimon Panikkar, "La vie est plus que signification (sens) (...) L’approche conceptuelle doit avoir sa place, mais ni la primauté, ni le monopole. (...) La conscience mythique est antérieure à la conscience logique. Nous n’avons pas seulement les yeux de l’intelligence pour voir, mais aussi les oreilles du coeur pour sentir, pour entendre l’impensable."

Il nous semble que ces enseignements sont de première importance lorsqu’on réfléchit au Droit (phénomène juridique) en relation avec la problématique de la Paix. Il semble, en effet, que dans le cadre de la reconstruction de sociétés ayant vécues des guerres, voir des génocides, la focalisation sur l’unique "droit officiel" qu’il soit national ou international, est non seulement insuffisante mais peut se révéler dans une certaine mesure contre-productive. Comme nous le notions avec Sara Liwerant dans un travail sur le droit international confronté aux crimes contre l’humanité et génocides (1999c) ces expériences nous confrontent à l’indicible et à l’impensable. Même en tant que scientifiques écrivant sur ce sujet nous nous sentions bloqués, confrontés à une impossibilité de dire, d’écrire. Il nous semble important de le noter, car trop souvent lors de colloques ou de séminaires on a tendance à éluder cet aspect de l’indicible et de l’impensable - où si on l’aborde c’est justement pour en parler, pour le conceptualiser. Or si ce travail de parole et de conceptualisation est primordial, il semble cependant nécessaire de ne jamais perdre de vue cette dimension et l’expérience qu’on a pu en faire. En ce qui concerne plus spécifiquement le traitement juridique des génocides et crimes contre l’humanité nous notions (p 6) que

"La règle pénale se présente et est reçue comme une réflexion sur l’essence de la logique génocidaire, alors qu’elle ne permet pas le passage entre l’impensable au pensé. Ainsi le travail de qualification effectué aujourd’hui par les juristes des T.P.I. continue à faire obstacle à une interrogation sur l’essence des génocides car le droit se limite à nommer en désignant une qualification juridique. Ceci revient à superposer une mise en forme à une réalité ainsi redéfinie, éludant toutes les autres possibilités d’interrogation. Une redéfinition de la réalité par l’imposition d’un ordre symbolique n’équivaut pas à sa nomination au sens symbolique. Il reste que la force de cette seule mise en forme permet l’illusion d’une résolution. C’est en ce sens que l’on peut dire que le droit, forme par excellence de la violence symbolique, ne traduit pas une symbolisation mais prolonge l’impensé par la non-confrontation à l’impensable."

Il paraît donc important d’adopter une démarche plus humble face à la réalité de la souffrance humaine. Ce ne sont pas les jugements des génocidaires et criminels de guerre qui permettront de reconstruire un lien social même s’ils peuvent y contribuer. Surtout si la justice est perçue comme extérieure et que les populations concernées s’en sentent dépossédées . Il faut prendre au sérieux les conceptions de justice et du droit de ces populations autant en ce qui concerne leur prise en charge de leur passé que leur invention d’un futur partagé. Ainsi nous apparaît-il comme primordial dans un cadre africain par exemple d’ouvrir la conception occidentale du droit, reflété tout aussi bien dans le droit international que dans le droit des États africains, à un dialogue avec les conceptions endogènes valorisant d’avantage les ordres négocié et accepté que l’ordre imposé (Le Roy 1999, 202). Ainsi reprenions nous dans le cadre rwandais six principes de politique judiciaire basés sur des conceptions endogènes de la Justice pour contribuer à une pacification de la société rwandaise qui avaient été proposés par Étienne Le Roy dans un rapport pour le Centre International pour les Droits de la Personne et le Développement Démocratique de Montréal (1996) :

"(1) de centrer la démarche de pacification sur l’oralisation de la réalité du génocide et non sur la poursuite judiciaire des génocidaires, (2) de valoriser les rapports socio-juridiques basés sur des valeurs de partage au sein du groupe qui a vu naître le différend, (3) de s’atteler à remettre en pratique le principe traditionnel de complémentarité des différences pour pouvoir repenser une complémentarité entre Hutu et Tutsi, (4) de redonner place au pluralisme en reconnaissant le pluralisme de l’être humain (son inscription multiple dans des réseaux différents) et en réintroduisant celui du pouvoir, (5) de restituer aux groupes leurs Droits afin qu’ils puissent dégager les modèles de conduite et de comportement qui font sens pour eux et enfin (6) de toujours préférer initialement à une solution importée de l’extérieur une solution émergeant de la confrontation et de la négociation internes au groupe." (Eberhard, Liwerant 1999c : 13)

Nous ne pourrons pas dans le cadre de cet article mener beaucoup plus loin cette réflexion mais nous aimerions insister sur l’importance dans le contexte africain en vue de la pacification des sociétés de s’engager dans un véritable dialogue entre le droit idéaliste occidental et la "juridiction de la parole" que constitue la palabre africaine (voir Bidima 1997). Peut-être ce dialogue pourrait-il contribuer à une refondation de l’Etat de Droit en Afrique (Le Roy 1997), garant de Paix ? En outre il nous semble primordial, comme nous le notions déjà dans l’article précité coécrit avec Sara Liwerant (1999c), d’étendre l’exigence dialogale plus largement à nos conceptions du Droit, même dans des contextes pouvant sembler plus "monoculturels". En effet, si le détour par l’Afrique a permis de révéler quelques inadéquations du droit occidental en vue de contribuer à la pacification des sociétés africaines, cette inadéquation existe aussi dans des cadres occidentaux, comme le montre l’expérience du Tribunal Pénal International pour l’Ex-Yougoslavie. Nous devons tirer tous les enseignements de la théorie du multijuridisme et accepter qu’en Europe aussi, la reproduction sociale repose - je préférerais dire "marche" - sur trois pieds. Spécialement dans des cas de déchirures de sociétés nécessitant la renégociation d’un nouveau "projet de société" partagé il semble important de ne pas négliger - voir de valoriser - l’ordre négocié et de veiller à la mise en place de forums où tous puissent s’exprimer.

Que ce soit en vue de contribuer à la cicatrisation des violences et à la reconstruction du lien social dans des sociétés traumatisées par les guerres et les menaces d’éclatement ou plus généralement pour repenser les fondements pour un "vivre ensemble" plus harmonieux (que ce soit à des échelles plus "locales" ou plus "globales"), il nous semble que nous pouvons considérer que ce sont l’écoute, l’ouverture à soi même, aux autres et au monde, et ainsi une attitude dialogale qui sont aux fondements de la Paix. Or, comme nous l’avons noté plus haut, nos approches modernes du Droit semblent fondamentalement non-dialogales : il est perçu comme universel, excluant ainsi dès le départ le dialogue avec d’autres conceptions, comme ordre imposé unitariste, fait de normes générales et impersonnelles devant s’appliquer uniformément à tous. Il est dans les mains de spécialistes qui savent - et les citoyens s’en trouvent ainsi dépossédés. Il n’est donc pas fondamentalement ouvert à la négociation et à la prise en compte des acteurs dans "leurs altérités". De plus, il est perçu de manière essentialiste et essentialise à son tour les réalités qu’il touche et qui deviennent à son contact juridiques (voir par exemple les théories du droit comme système autopoiétique). A son contact les identités se figent, leur négociation permanente devient impossible et par là l’invention ensemble d’un futur partagé dans la complémentarité de nos différences devient difficile. Ces constations m’ont mené dans une réflexion plus large sur les Droits de l’Homme dans un contexte de globalisation qui ne soit pas uniquement occidentalisation, à les approcher comme une tradition de Paix devant entrer en dialogue avec les autres traditions de Paix de notre monde. Ceci m’a mené à proposer de compléter une approche en termes d’universalité par une approche en termes de pluriversalité, ancrée dans un paradigme pluraliste valorisant la complémentarité des différences, le dialogue et la négociation et qui est inspiré du modèle communautaire caractéristique des sociétés traditionnelles africaines (Eberhard 1999e). Repenser ainsi nos Droits comme voies de Paix qui doivent s’enrichir dans leur dialogue mutuel et non plus comme "les solutions qui s’imposent" nous mène ainsi à travers un désarmement culturel à nous ouvrir aux "cultures de la Paix".

 

Vers des "cultures de la Paix" ?

Revenons pour introduire cette dernière partie à une perspective bouddhiste sur la question de la Paix :

"L’amour, ou la compassion, le sentier ouvert, sont impliqués dans ‘ce qui est’. Pour développer l’amour - l’amour universel, l’amour cosmique, appelons-le comme nous voulons - il nous faut accepter l’ensemble de la situation de la vie telle qu’elle est, le lumineux et l’obscur, le bien et le mal. Il faut s’ouvrir à la vie, communiquer avec elle. Peut-être lutte-t-on pour développer, pour accomplir la paix et l’amour : ‘Nous réussirons, nous dépenserons des milliers de dollars pour répandre partout la doctrine de l’amour, nous allons proclamer l’amour.’ D’accord, proclamez, dépensez votre argent, mais qu’en est-il de la fébrilité et de l’agression qui sous-tendent vos actes ? Pourquoi voulez-vous nous forcer à accepter votre amour ? Pourquoi y mêler tant de force et de précipitation ? Si votre amour circule à la même vitesse et avec le même élan que la haine des autres, quelque chose ne va pas. Cela se ressemble comme deux gouttes d’eau. Tant d’ambition est impliquée dans le prosélytisme. Ce n’est pas là une situation ouverte, une communication avec les choses telles qu’elles sont. Le sens ultime des mots ‘paix sur la terre’ consiste à supprimer conjointement les notions de guerre et de paix, et à nous ouvrir intégralement et complètement aux aspects négatifs et positifs du monde. (...)

L’action du boddhisattva ressemble à un clair de lune qui se répand sur une centaine de bols emplis d’eau, de telle sorte qu’il y a une centaine de lunes, une dans chaque bol. La lune, ni personne, ne cherche à illuminer les bols. Mais pour une raison mystérieuse, il y a cent reflets de la lune dans les cent bols. L’ouverture requiert ce type de foi absolue et de confiance en soi. La situation ouverte de la compassion travaille ainsi, plutôt que d’essayer délibérément de créer une centaine de lunes, une dans chaque bol. (...) Le bodhisattva agit, spontanément, c’est la voie ouverte, la communication ouverte n’implique aucune précipitation, aucun combat." (Trungpa 1996, 107-109)

L’UNESCO a proclamé l’an 2000 Année internationale de la culture de la paix. Dans la dernière partie de cette contribution nous aimerions poser quelques jalons pour une possible émergence de cultures de la Paix (que nous préférons mettre au pluriel) en bâtissant sur les enseignements du bouddhisme et de l’anthropologie du droit exposés ci-dessus. Comme nous le notions dans un article mettant à jour l’exigence du pluralisme et du dialogisme dans le cadre d’une réflexion sur les droits de l’homme dans une perspective interculturelle, il semble primordial de nous émanciper du prisme juridique occidental pour aborder aujourd’hui les questions liés à notre "vivre ensemble" que ce soit par rapport à nos rapports avec les autres, la nature, les générations futures, la Paix, la vie, le "divin" (Eberhard 1999b, 276). Tant que nous continuerons à uniquement raisonner en termes de "droit à" (à l’identité, à la paix ...) ou de "droits de" (des minorités, des générations futures ...), ou plus largement tant que nous nous bornerons à aborder nos problèmes existentiels (notre reproduction, la violence, la liberté, la paix ...) uniquement à travers le prisme juridique occidental, nous resterons fermés à des parts importantes de notre expérience humaine. Nous sommes d’accord avec Raimon Panikkar (1984b, 3) quand il note qu’"Il n’est pas de culture, de tradition, d’idéologie ou de religion qui puisse aujourd’hui, ne disons même pas résoudre les problèmes de l’humanité, mais parler pour l’ensemble de celle-ci. Il faut nécessairement qu’interviennent le dialogue et les échanges humains menant à une fécondation mutuelle."

Mais si nous sommes convaincus de la nécessité d’une ouverture dialogale (qui est tout d’abord une ouverture à l’écoute) pour pouvoir recevoir ensemble la Paix, un certain nombre de préalables nous semblent indispensables et plus particulièrement celui d’un désarmement culturel et de l’acceptation (dans une perspective occidentale) de l’idée de transmodernité, d’une traversée de notre modernité. Comme le fait remarquer Robert Vachon (1995b, 39) si toute paix est culturelle, le fait qu’on la réduise à la seule conception culturelle qu’on peut en avoir constitue un obstacle à la Paix, et transforme la culture en une arme . C’est pourquoi il propose un double désarmement culturel horizontal et vertical (Vachon 1985, 38-39 ; 1995b, 40-41).

Horizontalement il convient de désabsolutiser et de relativiser radicalement nos cultures respectives, tout en reconnaissant qu’elles représentent pour chacun d’entre nous nos points d’ancrage, le point de référence symbolique de nos dialogues (nos topoi) : "Il faut (...) s’assurer que la question (...) de la Paix ne soit pas posée, décrite ou définie à partir des catégories, postulats et présupposés (mythes) d’une seule culture, mais à partir des paradigmes de toutes les cultures qui se trouvent en présence." (Vachon 1995b, 40). Ceci implique de réfléchir à des fondements interculturels de la Paix en ne s’intéressant non seulement à ses diverses dimensions socio-économiques, juridico-politiques et religieuse mais aussi à ses fondements épistémologiques, anthropologiques et cosmologiques telles qu’ils apparaissent à travers les diverses traditions humaines. En relation avec le Droit, ce désarmement horizontal nous invite à aller au delà d’une simple théorisation interculturelle du Droit pour la compléter par une approche interculturelle. En effet, si la théorisation interculturelle du Droit traduit dans la théorie socio-juridique occidentale des enseignements interculturels (voir la théorie du multijuridisme d’Étienne Le Roy), une approche interculturelle va plus loin dans le sens qu’elle accepte au cour du dialogue d’abandonner les cadres de référence occidentaux pour accepter d’autres cadres de référence (qui peuvent être plus cosmo- ou théocentrés que l’approche occidentale qui reste très anthropocentrée) voir pour en inventer de nouveaux. Notons que nous ne considérons pas du tout la théorisation et l’approche interculturelles du Droit comme deux démarches opposées mais comme complémentaires (Eberhard 1999a).

Verticalement, le désarmement culturel consiste "à libérer la Vie (et donc sa vie) de l’emprise exclusive d’une culture de la Paix ou de l’ensemble des cultures de la Paix, mais en passant par, c’est à dire à travers elle(s). (...) La Paix n’est pas simplement question de préserver nos cultures traditionnelles, ni de nous ouvrir à la modernité ou à la postmodernité, ou même d’accepter nos différentes façons de vivre, de co-exister dans l’indifférence mutuelle ou dans la tolérance résignée. Elle requiert la rencontre, la compréhension (understanding, i.e. standing under), un horizon commun, une vision nouvelle. Mais cela requiert que nous reconnaissions ensemble un centre - un cercle - qui transcende l’intelligence qu’on en a ou peut en avoir, à un moment donné de l’espace et du temps. Bref, pour avoir la paix, on ne saurait partir du présupposé qu’on sait ce qu’est la paix. Ni avant, ni pendant, ni après notre démarche de paix." (Vachon 1995b : 40-41)

Mais au moins devons nous développer une conscience de ce qui ne peut pas être la Paix, ni mener vers la Paix parce que cela bloque notre ouverture aux situations de la vie, et devons nous chercher à repenser nos Droits à l’aune de cet étalon. Fondamentalement, comme le note Raimon Panikkar (1995, 102-103), malgré tous les obstacles, la voie vers la Paix consiste à vouloir l’emprunter et le désir de Paix équivaut au désir de dialogue qui nous renvoie à une attitude d’écoute, d’ouverture. Et donc conclurons-nous avec Raimon Panikkar : "Si vis pacem, para teipsum." ou alors : "si nous voulons la Paix, commençons par nous préparer nous-mêmes."

 

 

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