Le temps, quatrième dimension des droits de l'homme
par
François Ost
Facultés universitaires Saint-Louis
http://home.tiscalinet.be/legaltheory/
Les droits de l'homme dessinent une figure à laquelle on prête généralement trois dimensions : l'individu, la société civile, les autorités publiques - trois dimensions dont on souligne, à raison, l'indivisibilité. Mon propos est d'attirer l'attention sur une quatrième dimension qui, pour être moins apparente, n'en est pas moins essentielle : le temps. Le temps, c'est la face cachée de l'État, du droit, de la nation - et leur zone d'ombre aussi. Ne dit-on pas, depuis Saint Augustin, que le temps s'échappe ? Et lorsqu'il vient à se manifester, n'est-ce pas, le plus souvent, sous la forme de Chronos, dévoreur d'enfants - temps entropique qui conduit toute chose à la ruine ?
Je fais cependant l'hypothèse qu'il est essentiel, et pour la démocratie et pour les droits fondamentaux, d'instituer un temps porteur de sens, de garantir une temporalité susceptible de nouer le lien social. Et je tiens pour corollaire que la reconnaissance des droits fondamentaux - à vrai dire surtout leur mise en oeuvre effective - contribue grandement à l'instauration d'un temps social instituant. Il y a enchevêtrement et conditionnement réciproque du temps instituant et de la promotion de l'homme par les droits. Mais, comme l'histoire mythologique de Kronos nous le rappelle, ce développement conjoint du temps et des droits est une conquête fragile - à tout prendre, un événement improbable. Le temps historique qui, en effet, avec Kronos s'inaugure est celui d'un présent immobile chargé de violence : Kronos, pour accéder au pouvoir, châtre son père, Ouranos, et, pour conserver ce pouvoir, dévore ses enfants. Le temps de Kronos est bloqué tant du côté du passé que de celui de l'avenir - c'est un temps privé de mémoire et dépourvu de projet, il est chargé de rancoeur et de vengeance - comme l'atteste la naissance des Erinyes, les Furies vengeresses, à partir du sang de la castration d'Ouranos. D'où mon interrogation - qui était déjà celle d'Eschyle dans les Euménides qui raconte la transformation du pouvoir vengeur des Erinyes en droit démocratique de la cité athénienne, un droit qui fasse sa place au pardon et à la promesse : comment penser un temps ouvert, garant de la paix sociale et pourvoyeur d'identité pour les membres de la communauté ?
1. Quatre questions
Pour répondre à cette question, qui nous convie à une exploration pleine de risque de la face cachée de la vie sociale, il nous faudra surmonter non moins de quatre obstacles correspondant aux quatre dimensions de la temporalité. Premier enjeu : l'existence même du temps, entendu comme mouvement, changement, évolution. Enjeu redoutable à vrai dire tant est grande la nostalgie de l'éternité qui nous conduit souvent à préférer les âges d'or mythiques aux affrontements de la vie réelle, et à choisir l'unanimité dans la fusion communautaire (souvent à l'ombre du père tutélaire) plutôt que les conflits et les partages d'une condition plurielle. Comment, dès lors, assumer notre finitude de mortel sans s'abîmer dans le fantasme du temps arrêté, ni se dissoudre dans la dispersion d'un temps purement fini ?
Second obstacle : la flèche entropique du temps, du temps physique à tout le moins, qui entraîne l'irrémédiable fugacité des choses. Ce n'est pas tout, en effet, d'avoir choisi pour le temps, au terme du premier obstacle, si le changement qu'il entraîne conduit toutes choses à la ruine, ne laissant ni restes ni perspectives. Autrement dit : est-il possible à l'homme de "retourner le sablier", non sans doute pour nier l'irréversibilité du temps chronologique, ce qui serait folie, mais pour lui imprimer un sens humain en articulant passé et avenir ? Oui, sans doute, en ouvrant un passé qui n'a pas dit son dernier mot sur un futur dont le premier mot est déjà dit, en articulant la mémoire d'une expérience jamais aussi épuisée qu'on le pense avec le projet d'un avenir jamais aussi aléatoire qu'on le craint.
Troisième obstacle : la trame continue du temps, qui, en raison de sa morne homogénéité - la succession implacable des jours -, pourrait bien nourrir une pensée déterministe, comme si tout était écrit à l'avance. Mais le temps est-il nécessairement continu ? Ne se fait-il pas valoir aussi sous la forme de la rupture, de l'aléa, de la discontinuité et de l'instant - mais au risque cette fois d'engendrer le sentiment de l'absurde, comme si, tout pouvant arriver, rien n'avait vraiment de sens ? Entre hasard et déterminisme, durée continue et instant pointilliste, comment penser une troisième voie pour y inscrire le cours d'une histoire humaine à la fois instituée et donc durable, et pourtant instituante et donc révolutionnaire ?
Enfin, quatrième obstacle : la gestion de la polychronie. Car le temps n'est pas unique, comme on semble l'avoir suggéré jusqu'ici, mais divers et pluriel : ses cycles, ses rythmes, ses délais, ses mémoires, ses projets, ses instants, ses durées se développent en tous sens et s'entrechoquent parfois violemment. Ainsi, si l'institution du temps social implique une maîtrise de la diachronie (l'articulation du passé et du futur dans un présent sensé), la synchronie ne fait pas moins problème. Car, s'il ne faut pas qu'une société, qui n'est pas une caserne, "marche du même pas", il est essentiel, en revanche, que soit assurée une certaine coordination de ses rythmes temporels. Faute de tels mécanismes d'embrayage de ses diverses vitesses (faute de mécanismes de solidarité temporelle), c'est la dyschronie et la désintégration sociale qui menacent - quelque chose qui serait l'équivalent temporel de la délocalisation : une sortie désinstituante du temps commun.
Voilà donc quatre questions, quatre défis, quatre enjeux de la construction d'un temps social instituant. La première question est celle de l'aion des Grecs, le non-temps immobile; je l'appelle la "nostalgie de l'éternité". La seconde est celle de Chronos, l'irréversibilité du temps qui fuit; je l'appelle le "vertige de l'entropie". La troisième est celle de kairos, l'instant qui fait rupture; je l'appelle la "tentation du déterminisme". La quatrième question est celle de la synchronie, l'harmonisation des rythmes sociaux; je l'appelle le "risque de la détemporalisation".
Et les droits de l'homme ? Ils sont, on s'en aperçoit maintenant, au coeur de la dialectique temporelle que la réponse à ces quatre questions appelle - au coeur d'un temps à la fois délié et lié -, délié contre la nostalgie d'une éternité immobile et la tentation d'une durée déterministe, lié pour résister au vertige de l'entropie et au risque de la détemporalisation. D'un côté, en effet, les droits de l'homme supposent le geste Prométhéen de la révolte, qui institue un temps proprement humain, celui du progrès par l'histoire, une histoire qui ne doit plus rien aux temps des dieux et de ceux qui, sur terre, se prennent pour des dieux - c'est le temps délié de l'homme debout, souffrant et mortel sans doute, mais libre et doué d'une raison critique toujours susceptible de mettre à bas les constructions qui le limitent. De l'autre côté, au contraire, les droits de l'homme supposent une société capable d'instituer le temps long, seul garant de la sécurité juridique et de la durabilité nécessaire pour garantir le présent et l'avenir face à l'oeuvre désinstituante de l'urgence érigée en temporalité sociale dominante.
Cette dialectique d'un temps à la fois lié et délié nous renvoie à une conception elle aussi dialectique des droits fondamentaux : à la fois droits acquis, noyau dur et intangible, protection minimale de la dignité humaine sous toutes les latitudes et à toutes les époques, invariant inscrit aujourd'hui dans des textes solennels, et en même temps registre toujours ouvert et toujours en discussion de prétentions au droit qui s'affrontent nécessairement dans des sociétés ouvertes et divisées. Des sociétés dont on voudrait qu'elles soient elles-mêmes à la fois instituantes et instituées : instituantes, lorsqu'elles ouvrent des voies aux forces du renouveau qui, à intervalles réguliers, inventent de nouvelles façons d'être ensemble; instituées, pour que chacun, et surtout les plus faibles, puissent être délivrés de la peur sous la protection de formes stables héritées du passé.
Il faut noter aussi - faisons encore ce pas - que la dialectique dont il s'agit n'est pas de juxtaposition mais d'interaction : on veut dire que formes sociales instituées et forces sociales instituantes ne sont pas posées côte à côte, comme les phases successives d'un processus, mais qu'au contraire c'est à chaque instant qu'elles se travaillent réciproquement de l'intérieur; ainsi, la durée qui fait liaison et l'instant qui fait rupture ne se succèdent pas, mais s'enchevêtrent; de même encore que sont en tension permanente les droits acquis stabilisés et les prétentions au droit qui visent à la reconnaissance. Ainsi, contre la nostalgie de l'éternité des ordres sociaux prétendument immuables, se font valoir des revendications révolutionnaires que l'on a sitôt soin cependant, tant sont fondamentales les valeurs qu'elles consacrent, de mettre à l'abri de l'usure du temps, en les proclamant droits intangibles : quelque chose comme un souci d'immortalité, légitime cette fois, se traduit dans ce geste qui cherche à pérenniser les promesses de liberté et de solidarité que le corps social s'est fait à lui-même. Ainsi encore, la nécessité de relier les temps sociaux face aux forces centrifuges de la détemporalisation se traduit par la mise en place de mécanismes de solidarité temporelle (les discriminations positives, par exemple) qui assurent une certaine synchronisation des rythmes divergents des uns et des autres tout en s'accommodant de leur légitime diversité. Sans doute est-ce là aussi un aspect important de "l'indivisibilité des droits de l'homme" : instituants et institués, ils ne tiendront leurs promesses passées que dans la mesure où ils parviendront à articuler la revendication qui libère l'avenir avec la protection qui garantit le présent.
Nous voici à pied d'oeuvre. Il nous faut maintenant, au terme de cette trop longue introduction, creuser nos hypothèses plus avant en reprenant tour à tour les quatre questions distinguées.
2. L'aion ou la nostalgie de l'éternité
Face à l'éternité, que pèse le temps ? Qu'est-il sinon une "illusion" comme le soutenait Einstein, le physicien, ou "l'image mobile de l'éternité", comme le pensait Platon, le métaphysicien ? Double déchu de l'éternité divine, le temps serait comme la marque d'un monde imparfait et l'apanage de créatures mortelles, condamnées à changer sans pouvoir jamais se fixer dans une identité quelconque. Les formes de cette nostalgie d'un temps qui ne vieillirait pas sont diverses, telle, parmi d'autres, la conception cyclique de l'éternel retour qui permettrait au temps de se recycler, à intervalle régulier, dans l'illud tempus des origines.
On peut penser que c'est le propre de tous les fondamentalismes de se projeter dans ce hors-temps fabuleux : qu'il s'agisse de régresser dans le temps sacré des origines ou de se projeter dans les lendemains radieux de l'eschatologie, qu'il s'agisse d'annoncer un Reich de mille ans ou de promettre le Grand Soir, c'est toujours de "fin des temps" qu'il s'agit. De saut hors de l'histoire et de ses incertitudes pour plonger, sans plus attendre, dans l'ordre plein de la communauté identitaire, celle qui nourrit le fantasme du "peuple un" et génère l'intégrisme, la philosophie de la "part entière".
Et c'est, en revanche, le propre de la proclamation des droits fondamentaux de s'inscrire sur un fond de "révolte" contre cet ordre plein - "révolte contre la tyrannie et l'oppression" dont parlent encore les premiers mots du Préambule de la Déclaration universelle des droits de l'homme du 10 décembre 1948. Lorsque le centre de gravité de la vie sociale se déplace et se concentre sur la personne humaine, un temps nouveau s'inaugure, irréductiblement pluriel et largement indéterminé, comme si chacun refaisait pour son compte le geste transgressif d'Adam et de Prométhée, voleurs de la pomme ou du feu qui donnent accès au savoir.
Mais quelque chose de positif demeure de cette réminiscence de l'éternité perdue :le souci de soustraire l'essentiel à l'usure du temps et le désir d'immortaliser au moins l'aspiration qui, un moment, nous a portés au-delà de nous-mêmes. Comme s'il fallait désormais en-durer le temps, le souffrir certes, mais aussi l'inscrire dans la perspective d'un terme long qui fasse sens. Prométhée sur son rocher est "patient", en effet - en souffrant, dans sa fière condition de rebelle, il institue durablement la condition humaine. Une "condition humaine" dont Hannah Arendt explique qu'elle se caractérise par le voeu de l'immortalité, dont la forme la plus élevée est l'action - entendue comme la participation politique aux affaires publiques, la contribution à l'édification des institutions de la cité, elle-même définie comme "mémoire organisée".
Autrement dit : c'est par la reconnaissance du droit à la parole de chacun sur l'agora, et l'exercice effectif de celui-ci - autrement dit encore : c'est par la définition en commun du bien public - que l'homme se construit un monde d'institutions qui lui assurent une manière de survie symbolique pourvoyeuse d'identité et de sens. Les canonistes du Moyen Âge l'avaient bien compris qui surent donner un nom à ce temps propre aux institutions humaines : l'aevum. L'aevum c'est une sorte de troisième voie, entre le temps divin, in-créé et immobile dans sa perfection, et le temps "simplement humain", dirons-nous, voué à la destruction et marqué du sceau de l'éphémère. Temps de la participation humaine au divin, l'aevum, s'il a un commencement et une évolution, vise en revanche la pérennité. N'est-il pas dès lors le temps par excellence des institutions qui commencent le jour de leur fondation, évoluent sans arrêt, tout en s'inscrivant dans une durée indéterminée, virtuellement éternelle ? Cette construction, qui, sous l'Ancien Régime, servit à penser la Couronne comme la fonction politique suprême dont le Roi est dépositaire mais non propriétaire, se laïcise aisément à la Révolution française et sert aujourd'hui à comprendre, comme le montre Marcel Gauchet, pourquoi le peuple souverain ne se réduit jamais au peuple électoral du moment. Derrière lui, en effet, derrière les majorités de circonstance et les électorats volatils, se fait valoir le peuple "perpétuel" ou le "peuple juridique", celui qui sut formuler les promesses constitutionnelles et celui à la hauteur duquel il s'agit encore de s'élever chaque fois que, en période de crise, la communauté doute d'elle-même et pourrait être tentée par l'une ou l'autre forme d'intégrisme - on veut dire : de réduction des droits fondamentaux. Ainsi se comprend mieux aussi la revendication d'inaliénabilité qui s'attache à certains de ses droits, ou encore la reconnaissance de leur intangibilité, même "en cas de guerre ou autre danger menaçant la vie de la nation". Ainsi s'explique aussi le fait que de nombreuses Constitutions aient entendu mettre leurs dispositions fondamentales - souvent celles relatives aux droits fondamentaux - à l'abri d'une révision ultérieure. Il s'agit moins là d'enchaîner les vivants aux morts, comme le soutenait Jefferson, que de rappeler à tous, générations présentes et à venir, le caractère fondateur d'une promesse et la nature instituante de droits dont on ne saurait se départir - ce qui est cependant toujours possible empiriquement - sans brader sa propre humanité et compromettre celle d'autrui.
Bien entendu, ces textes fondateurs, inscrits dans le tiers-temps de l'aevum, ne sont pas pour autant immobiles. S'ils forment, comme le rappelle le Préambule de la Convention de Sauvegarde de 1950 "un patrimoine commun d'idéal et de traditions politiques, de respect de la liberté et de prééminence du droit", c'est le propre d'un patrimoine d'évoluer et d'une tradition de se diversifier. Les textes s'interprètent et les droits constitutionnels s'enrichissent au gré de leur application, ainsi que le reconnaît la Cour européenne des droits de l'homme qui, se référant elle aussi au Préambule de la Convention, rappelle que la tâche du Conseil de l'Europe n'est pas seulement la "sauvegarde", mais aussi le "développement" des libertés fondamentales. L'interprétation se fera donc "évolutive", et des Protocoles additionnels viendront régulièrement enrichir le texte initial.
Il reste que, en renonçant aux mirages de l'aion, les droits fondamentaux s'écrivent désormais au risque de l'histoire. Ils sont, comme toutes choses, exposés à l'usure de la durée (menacés, par exemple, par des interprétations involutives ou des pratiques régressives),en dépit de leur inscription dans le temps institué de l'aevum. Aussi faut-il expliquer maintenant comment ils pourraient résister au "vertige de l'entropie".
3. Chronos ou le vertige de l'entropie
L'évidence de notre "conscience intime du temps", pour parler comme Bergson, suggère un écoulement de l'avant vers l'après, selon un mouvement à la fois irréversible et unidirectionnel. La nature entière, la matière aussi bien que la vie, semble en effet emportée dans un flux incessant dont la seconde loi de la thermodynamique enseigne qu'il conduit à une entropie croissante, et bientôt à une fin inéluctable. Et pourtant, au coeur de ce maelström, un sujet se dresse qui dit "je" et revendique ses droits, ordonnant le temps autour du présent de son élocution. Un sujet et un présent surgissent ensemble, capables désormais d'ordonner un passé en amont et un futur en aval. Avec l'homme apparaît la possibilité d'une reprise réflexive du passé et de l'avenir - la capacité de réinterpréter le passé (non pas faire qu'il n'ait pas été, mais lui imprimer un autre sens, tirer parti de ses enseignements, par exemple, ou encore assumer une responsabilité pour ses erreurs) et la faculté d'orienter l'avenir (non pas faire qu'il n'advienne pas, mais imprimer un sens - signification et direction - à ce qui adviendra). C'est dans cette propriété humaine assurément remarquable de réflexion du temps (et, mieux encore : de réflexion du passé dans l'avenir et de celui-ci dans celui-là) que j'entrevois la possibilité d'une construction néguentropique du temps social. Non qu'on veuille nier le caractère irréversible du temps : le passé est révolu et l'avenir indéterminé. Il ne s'agit donc ni de "revenir en arrière", ni "d'arrêter le cours du temps", il s'agit plutôt de régénérer le temps qui passe en lui donnant l'épaisseur d'une durée réelle grâce à la fécondation réciproque d'un passé qui, bien que révolu, n'a pas épuisé ses promesses, et d'un avenir qui, bien qu'indéterminé, n'est pas totalement aléatoire. C'est que si, comme l'écrivait Marx, "l'histoire ne repasse pas les plats", son sens n'est pourtant jamais définitivement établi : "chaque société réécrit son histoire au fur et à mesure qu'elle change elle-même", notait R. Aron, qui ajoutait : "le passé n'est définitivement fixé que quand il n'a plus d'avenir". Et on pourrait dire, en revanche, qu'une société coupée de ses racines, orpheline de son histoire, voit son accès au futur barré. Seule la fécondation réciproque de ce que P. Ricoeur et R. Koselleck appellent "l'espace d'expérience" et "l'horizon d'attente" assure au temps une consistance néguentropique (un sens humain). L'"expérience" qui renvoie à un passé toujours actuel ou actualisable, un acquis toujours mobilisable, un enseignement toujours pertinent; l'"attente" qui suppose un futur déjà présent, un avenir anticipé, une projection déjà active. L'expérience, c'est du passé capitalisable qui, dans certaines conditions (quand il est revivifié par l'attente) s'avère porteur d'intérêts; l'attente, c'est du futur mis en gage qui, dans certaines conditions (quand il est garanti par la promesse), s'avère porteur de crédit. Un passé encore "intéressant" et un avenir déjà "crédité", voilà le temps humain "valorisé", voilà la durée porteuse de sens.
Mais rien de plus fragile que cette alliance du passé et de l'avenir; la "crise de la culture" menace, le schisme entre des temps qui semblent ne plus rien avoir à se dire : un passé soudain devenu étranger, un futur opaque et improbable - et entre les deux : un présent réduit aux à-coups de l'instantané, aux soubresauts de l'urgence, à l'insignifiance au jour le jour. Aussi est-ce un enjeu éthique - et bientôt politique et juridique - de tenir les deux bouts de la chaîne, assurer que se poursuive le dialogue de la mémoire et de l'attente, car "une société doit être capable d'histoire", écrivait Hegel, auquel Durkheim faisait écho : "sans durée, il n'y a pas de société qui puisse être consistante".
Comment donc lier le temps, comment donner consistance à la durée ?
Tout d'abord - les juristes sont familiers de ce souci - en respectant le passé, en se gardant de décevoir rétrospectivement les expectatives légitimes : la non-rétroactivité de la loi - pénale, principalement - consacre ce principe. La Convention de Sauvegarde l'inscrit à son article 7, un de ceux qui sont proclamés indérogeables même dans la tourmente des états d'exception (article 15, al. 2). C'est que le passé présente une consistance fondatrice à laquelle respect est dû : des choses ont été dites et faites, des promesses ont été échangées, des textes édictés qui à ce moment furent importantes, pour l'avenir aussi, et dont le sens n'est pas encore épuisé, sauf à nous contredire. Big Brother, le dictateur imaginé par Orwell dans son grand roman 1984 le savait bien : l'ultime obstacle à son emprise totale sur la société résidait dans la résistance du passé - aussi n'eut-il rien de plus pressé que d'en réécrire l'histoire à son avantage au fur et à mesure de ses besoins. Changer les règles du jeu en cours de partie, afin d'avoir toujours eu raison, telle est l'ultime avanie du dirigeant sans scrupule.
La sécurité juridique suppose aussi un minimum de durabilité des lois. L'enjeu ici n'est pas seulement le respect des règles juridiques formelles relatives à la révision des textes - ces règles-là n'assurent qu'une protection toute relative. L'important est plutôt de conforter la "confiance légitime" des citoyens, des administrés ou des partenaires contractuels, en respectant l'esprit des pactes qui les lient : ce n'est pas la "révision" en elle-même qui est suspecte - elle peut souvent être bienvenue et souhaitée par les deux parties - c'est l'atteinte portée, par des modifications intempestives, à l'esprit de collaboration sans lequel il n'y a pas d'acte juridique : qu'il s'agisse de "bonne foi", de "loyauté fédérale", ou d'"animus societatis".
Mais si, pour faire lien social, le passé doit être ménagé, il est non moins important - et sans doute plus difficile encore - de faire d'ores et déjà place au futur; le construire en somme, pour n'avoir pas à le subir. En témoigne le souci, récent, de l'avenir des générations futures (évoquées à la première phrase de la Charte des Nations Unies), dont l'expérience d'un passé proche venait de révéler la vulnérabilité. Comme si l'élargissement de la solidarité dans l'espace, avec la prise de conscience progressive de la communauté de sort des peuples de la planète entière, ne suffisait pas et que c'était d'une solidarité diachronique qu'il convenait désormais de se préoccuper. Dès lors que les générations futures, rendues soudain vulnérables, notamment par les moyens de destruction totale dont nous venions d'hériter, étaient désormais en notre pouvoir, c'était comme si une responsabilité nouvelle - une responsabilité pour l'avenir - nous incombait. Une redéfinition du contrat social s'imposait, non seulement pour le négocier à l'échelle des "Nations Unies", mais aussi en vue d'élargir la communauté politique aux générations futures, nouveaux sujets de responsabilité.
De nouveaux concepts venaient ainsi enrichir le lexique des droits : générations, Humanité, patrimoine. L'élaboration progressive de leur sens, notamment dans les nouvelles Déclarations de droit, montre bien comment peut se conquérir un sens symbolique, donc humain, contre la pesanteur matérielle, la déchéance entropique qui caractérise toutes choses. Au sens matériel, et dans cette logique entropique, les générations s'entendent des cycles de vie qui se succèdent pour assurer la reproduction de l'espèce selon la loi inexorable de la naissance et de la mort; l'Humanité, dans la même logique, c'est la somme des êtres humains qui coexistent durant une tranche temporelle déterminée; quant au patrimoine, c'est l'ensemble des biens matériels dont ils disposent pour assurer leur survie. Replacés dans une logique symbolique - nécessaire pour faire histoire et lier le temps - ces concepts prennent cependant une tout autre connotation : les générations s'entendent cette fois du dialogue ininterrompu entre des classes d'âge qui cohabitent en pratiquant la dialectique interminable de l'innovation et de la tradition; l'Humanité n'est plus seulement une somme, mais un projet, elle est une aspiration plus qu'un produit quantifié - quelque chose comme la représentation incarnée d'une vaste chaîne dont chaque individu représente un maillon ("l'indivisibilité des droits de l'homme" trouve, là encore, une application essentielle : la solidité de la chaîne vaut ce que vaut la solidité de chaque maillon individualisé, un seul viendrait-il à lâcher, et c'est la chaîne entière qui est rompue); quant au patrimoine, loin de se réduire aux "choses dans le commerce" - le patrimoine bourgeois au sens balzacien - il rassemble les valeurs essentielles à la survie symbolique des individus et des peuples, celles qu'il importe de préserver et de transmettre.
Le droit positif de l'après-guerre s'est engagé dans un important travail d'élaboration de ces concepts et de protection de ces valeurs. Les générations futures se sont vues instituées en objets de responsabilités, sinon en sujets de droits; l'Humanité se voit dotée d'un patrimoine et protégée par la nouvelle incrimination des "crimes contre l'Humanité"; le patrimoine, désormais élargi aux dimensions de la nature et même de l'Humanité, est consacré par d'innombrables textes.
Ainsi s'impose progressivement l'idée que la consécration des droits s'enrichit d'être inscrite dans la durée; on remarquera d'ailleurs à cet égard que, si la reconnaissance des droits de la première génération était immédiate et leur mise en oeuvre instantanée, en revanche celles des droits de la deuxième et surtout de la troisième exigent la mobilisation d'un temps long et résolu : que l'on songe par exemple au droit à l'éducation ou au droit au développement.
Il reste que le temps, dialectique résolument, ne se décline pas seulement sur le mode de la durée, de la transmission ou de l'accumulation. C'est que toujours guette la tentation du déterminisme.
4. Kairos ou la tentation du déterminisme
La valorisation nécessaire de la durée pourrait induire une vision homogène et lisse du temps qui, à la limite, se cristalliserait bientôt en une masse de plus en plus inerte, vouée à la répétition du même. Or nous ne pouvons ignorer que se fait valoir aussi une tout autre conception du temps, infiniment plus labile et inventive : le temps de l'instauration et de la surprise, du discontinu et de l'aléatoire; le temps des hésitations et des ruptures, des suspensions et des intervalles - le kairos des Grecs, l'instant propice qui bouleverse la continuité chronologique. On sait que Bergson et Bachelard se sont opposés au carrefour de ces deux temps : l'un tenait au temps horizontal de la durée, l'autre plaidait pour l'axe vertical de l'instant créateur. Mais ce combat est vain, car le temps est l'un et l'autre : une durée, trouée de discontinuités multiples, toujours à réinventer; des instants chargés de poids et de sens - des "temps forts" donc, de ces "moments historiques" qui initient de nouvelles perspectives. Au croisement des deux axes, c'est une diagonale qui s'inscrit, du moins chaque fois que nous sommes capables d'initiative et d'histoire - de pause aussi, de ces instants suspendus qui s'avèrent propices à la réflexion et aux réorientations. Entre hasard et déterminisme, se dégage cette troisième voie du temps historique instituant chaque fois que les hommes - peuples ou individus - s'avèrent en mesure de tracer des parcours inédits.
Nietzsche, on le sait, s'est fait l'avocat éloquent de cette nécessaire déliaison du temps : il n'avait pas de mots assez durs, en effet, pour fustiger les "tard venus", affectés de la "maladie historique" et qui, "en entretenant le bric-à-brac ancestral", "déracinent le futur". Contre cette histoire traditionaliste paralysante, il en appelle à la jeunesse qui, sans connaître l'avenir, en a pourtant le "pressentiment plein de promesses" parce qu'elle est encore "capable d'espérance", et qui, pour cette raison, n'hésitera pas à briser quelques idoles pour libérer l'énergie inaugurale des temps forts qui sommeillent.
Faire sa place au kairos, l'instant créateur, au sein du temps social, c'est reconnaître que le temps d'une société ouverte n'est pas régulier et uniforme; c'est admettre qu'il soit parcouru d'hésitations, traversé d'incertitudes, bousculé par des événements imprévus - et ce notamment parce qu'il reconnaît le conflit qu'il ne cherche pas à occulter. La démocratie, on le sait bien depuis Claude Lefort, est le régime marqué par l'indétermination de ses certitudes et qui, dès lors, fait de ses divisions une force - l'élan nécessaire à la recherche délibérative ininterrompue du bien commun.
Il est donc essentiel à cet égard de ne pas imposer à la vie sociale le rythme qui convient à la fabrication des choses : alors que la première relève de la raison pratique et du jeu des arguments échangés dans l'espace public, la seconde procède de la raison technicienne guidée par le principe d'efficacité. La vie sociale, praxis, ne doit pas être confondue avec la poiesis ou production en série d'objets industriels : la première est interactive et incertaine, la seconde est unilatérale et programmée - elle répond à une finalité bien déterminée. Si on insiste sur ce point, c'est que c'est le voeu secret de toutes les pensées antidémocratiques, depuis Platon jusqu'aux théories contemporaines de la governance, d'assimiler l'histoire des hommes à un artefact. Remplacer "l'agir" par "le faire" est caractéristique de tous les réquisitoires contre la démocratie, notait H. Arendt. Mais on ne fabrique pas l'histoire, pas plus qu'on arrête le temps politique.
Les droits de l'homme jouent un rôle essentiel dans ce surgissement d'une histoire ouverte, rebelle aux dogmes et aux idoles, vouée à l'indétermination. On l'a dit : c'est sur le mode de la protestation (le cri d'injustice) qu'ils se font valoir à l'origine. Cette brèche est le domaine des libertés de première génération, et d'abord de la plus centrale : la liberté d'opinion et d'expression - le droit d'exprimer sa différence, de clamer ces idées qui, comme le rappelle la Cour de Strasbourg, "heurtent, choquent ou inquiètent" tout ou partie de l'opinion publique.
Mais, pour dire sa différence et revendiquer un changement, il faut d'abord avoir l'occasion de se mettre en marge, de s'arracher aux mille contraintes du temps aligné, de "débrayer" comme on dit - les travailleurs le savent bien, pour qui tout a commencé par le dépôt de l'outil et la grève, l'arrêt du travail asservissant, le temps de s'éprouver acteur de la vie sociale et de formuler des revendications. Sous des formes diverses, la vie citoyenne appelle aujourd'hui cette faculté de débrayage - la pause propice aux prises de conscience, aux bilans, à la maturation des choix. Paradoxalement, alors que l'air du temps et le déterminisme ambiant poussent à l'accélération et au changement, la véritable alternative aujourd'hui consiste sans doute dans l'aptitude à la lenteur, le courage de "prendre son temps". Contre la tyrannie de l'urgence et la culture de l'impatience, aujourd'hui dominantes, il faut rappeler que la démocratie, surtout associative, prend son temps - celui de l'information, de la concertation, de la délibération virtuellement infinie. Contre les contraintes managériales d'un exécutif voué aux "expédients", contre les raccourcis d'une justice médiatique de plus en plus "expéditive", contre les tentations de la justice spectacle et de la démocratie plébiscitaire, il faut rappeler les vertus de ce que Dominique Rousseau appelle la "démocratie continue" - les vertus du contrôle et du débat citoyen qui ne se réduit pas aux seules échéances électorales, les vertus de la procédure judiciaire, lente parce que dialogale, les vertus des contrôles de légalité et de constitutionnalité qui révèlent que l'efficacité n'est pas le seul principe de l'action publique. Être "inactuel" aujourd'hui, au sens ou Nietzsche l'entendait - c'est-à-dire intempestif et créateur, libre en somme - c'est revendiquer le droit à la lenteur et redécouvrir que le "délai raisonnable" dans lequel justice doit être rendue et les lois édictées, ne s'entend pas seulement du rejet des atermoiements coupables, mais aussi, et à l'inverse, de la précipitation irresponsable.
Il reste que c'est d'un autre côté encore que menace la discordance des temps : du côté de la dyschronie, cette fois.
5. La dyschronie ou le risque de "détemporalisation"
Nous avons jusqu'ici concentré notre attention sur la successivité du temps (mobile ou non, réversible ou irréversible, continu ou discontinu) - un temps que, par souci de simplicité, nous avons considéré comme unique. Mais le temps est pluriel, évidemment, et son domaine est autant celui de la simultanéité (tout ce qui se passe "en même temps") que celui de la successivité. En fait de temps, il n'est question, en nous et autour de nous, que de rythmes spécifiques, de durées particulières, de cycles singuliers, de vitesses différenciées. D'innombrables échelles temporelles se superposent, qui n'ont pas nécessairement les mêmes principes d'enchaînement. Braudel l'a montré pour l'histoire, dont il disait le temps polychronique et hybride; Gurvitch en a fait l'éclatante démonstration pour les temps sociaux. Ce constat ne manque pas de poser de sérieux problèmes éthico-politiques, et donc aussi juridiques.
Qu'une société avance à plusieurs vitesses, quoi de plus normal ? Encore faut-il disposer d'un mécanisme régulateur susceptible d'assurer "l'embrayage" de ces forces diverses qui vont chacune leur chemin : faute d'une telle articulation (on dit : articulation et non unification), c'est la paralysie ou la dislocation qui menacent. Or, force est de constater à cet égard les tensions croissantes qui s'établissent entre les différents temps sociaux : temps du travail et temps du non travail (le premier qui fait de nous des "indisponibles au monde", le second des "exclus du monde"), temps familial et temps professionnel (et, lorsque la famille est en crise, tension entre temps conjugal conditionnel et temps parental inconditionnel), temps de l'innovation et temps de la tradition, temps des gagnants et temps des exclus, temps de la communication et temps de la réflexion Alors que certaines sphères d'activité s'emballent et que leur rythme s'accélère follement, d'autres, au contraire, semblent ralentir et même s'arrêter : quelle société pourrait s'accommoder durablement de telles distorsions ? Qu'il suffise de comparer à cet égard le temps stagnant de centaines de millions d'êtres humains vivant en-dessous du seuil de pauvreté avec le temps des échanges commerciaux entre pays industrialisés, et surtout le temps des échanges financiers s'opérant "en temps réel" dans la bulle spéculative de places boursières interconnectées en opération 24 heures sur 24.
Quel pourrait être ici l'apport de l'éthique et du droit ?
De rappeler tout d'abord une prérogative généralement négligée : le droit au temps - on veut dire le droit à son temps, le droit à son rythme. Chacun, groupe ou individu, doit pouvoir avancer à sa cadence (ou ne pas avancer); mieux : chacun doit pouvoir construire son histoire, découvrir sa "diagonale" inédite entre durée et moment, et prendre dans cette voie les "initiatives" qui lui paraissent s'imposer. Chacun doit pouvoir reconstruire un passé selon son expérience et construire un futur selon ses attentes.
Mais ceci ne constitue encore qu'un préalable, car le lien social exige aussi des mécanismes susceptibles d'assurer un minimum de concordance des temps des uns et des autres. Ce serait faire le jeu des forces centrifuges et désinstituantes du marché d'insister exclusivement sur le libre choix des rythmes temporels. Dans son ouvrage, Le maître des horloges, Ph. Delmas rappelle que l'État, contrairement au marché, a le privilège du temps long, et que, pourvoyeur de la durée nécessaire, il "peut empêcher que se déchire le tissu social au cours des mutations qui l'écartèlent". Même message dans le Rapport de la Commission du XIe Plan (1993) qui se prononça pour un "État stratège" utilisant la durée pour pratiquer les arbitrages et les anticipations nécessaires à la restauration de la cohésion sociale.
Face à l'impératif de rentabilité immédiate, seul l'État, aiguillonné par les mouvements citoyens, peut assurer la survie des services publics dont le propre est de satisfaire des besoins essentiels à long terme à l'égard desquels les ressources des uns et des autres sont inégalement réparties. Au-delà de l'assurance de la survie immédiate - impératif humanitaire minimal que tout État libéral présentable respecte - l'État solidaire s'emploie à garantir une certaine égalisation des chances à long terme : l'investissement sur l'avenir, par des politiques bien nommées de "développement", a pour mérite principal d'opérer à terme une certaine redistribution de la donne susceptible d'assurer une plus juste distribution du capital-temps de chacun. Les politiques de santé publique et d'enseignement en sont des exemples paradigmatiques. Mais la politique étrangère est révélatrice également, qui témoigne de ce que, incapables aujourd'hui de mener des politiques de développement dignes de ce nom (ce sont plutôt les "ajustements structurels" ultra-libéraux définis par le Fonds Monétaire International que nous imposons aux pays du Sud), nous en sommes réduits à des interventions d'urgence ponctuelles qui se parent du nom d'"humanitaires" pour voiler leur déficit de perspectives.
Dans les meilleurs des cas, ces politiques solidaristes se préoccupent de compenser à un rythme plus accéléré la discrimination dont tel ou tel groupe de la population a été victime dans le passé : on met alors les "bouchées doubles", si on ose dire, en accordant aux membres du groupe défavorisé un "handicap" - on dit une "discrimination positive" - en vue de rattraper le temps perdu. S'il s'avère par exemple que la population noire américaine a été exclue de l'enseignement supérieur pendant des décennies, on ne se contentera pas de lui ouvrir désormais les portes de l'université en attendant que le temps fasse progressivement son oeuvre égalisatrice; c'est d'emblée qu'on lui accorde des quotas de faveur afin d'équilibrer plus rapidement les balances.
À l'heure de la dérégulation, ces politiques temporelles volontaristes sont cependant menacées, et c'est plutôt à la défense des acquis sociaux du passé qu'on s'attache, notamment en associant aux droits économiques, sociaux et culturels, par exemple lorsqu'ils ont été constitutionnalisés ou inscrits dans un Traité présentant des effets directs dans l'ordre interne, une vertu de Standstill. Le Standstill, ou "effet de cliquet" garantira qu'à défaut pour le législateur d'améliorer les protections existantes, au moins sera-t-il tenu au respect de celles-ci. Défense lui est faite d'adopter des textes ou de mener des politiques qui auraient pour effet d'en éroder le contenu. Comme si, désormais incapables de concevoir un avenir meilleur, nous nous battions seulement pour qu'il ne soit pas pire.
Bien d'autres exemples devraient être évoqués pour illustrer les politiques à mener en vue de s'opposer aux risques de "détemporalisation". Dans le domaine du travail, par exemple, on voit mal comment s'opposer efficacement au fléau du chômage, qui atteint directement la citoyenneté sociale des individus tant il est vrai que le travail reste encore aujourd'hui le principal vecteur de l'intégration et de la dignité, sinon en opérant précisément un "partage du temps de travail" - une plus juste allocation du temps d'intégration sociale. Les protections sociales sont également à repenser pour que le nouvel impératif de flexibilité, qui en lui-même peut s'avérer un gage de personnalisation des conditions de travail, ne se traduise pas, dans les faits, par une précarité accrue.
Le domaine de la protection de l'environnement s'avère également un domaine révélateur de la "détemporalisation". Nous savons bien maintenant que nos modes de consommation et de production, nos modes de transport et nos façons d'occuper l'espace aggravent les tensions entre temps court des rythmes industriels et le temps long de l'incubation naturelle, multipliant ainsi les "bombes à retardement", dont l'effet est reporté sur les générations futures. Le nouveau "principe de précaution", issu de la Conférence de Rio et inscrit à l'article 130R du Traité de l'Union européenne, tente, quant à lui, de jouer une fonction de déminage : s'il s'avère en effet que tel ou tel projet paraît exagérément risqué, il imposera un moratoire, ou des mesures redoublées de prudence, jusqu'à mieux informé. Ici encore, c'est une volonté de synchronisation de rythmes divers qui tente de se mettre en place - ceux de l'homme, ceux de la nature, ceux des générations présentes, ceux des générations futures.
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Quelques mots pour conclure.
Le temps, quatrième dimension souvent ignorée, est consubstantiel aux droits fondamentaux. C'est dans son milieu qu'ils se développent; c'est contre la menace toujours récurrente du non-temps qu'ils se font valoir. Chacun des quatre enjeux discutés est, en effet, à sa manière, un risque de sortie hors du temps et donc de rupture du lien social, que les droits fondamentaux tentent de conjurer. Contre la menace de "détemporalisation" - les dyschronies d'une société à plusieurs vitesses -, ils instaurent des embrayeurs temporels pourvoyeurs d'un minimum de concordance des temps. Contre les pesanteurs du déterminisme historique, l'oppressante répétition du même, ils font entendre le cri de la protestation et font valoir les droits de l'altérité et de l'alternance. Contre la maladie mortelle du temps, l'entropie de Chronos, ils contribuent à l'institution d'une histoire qui lie les générations entre elles et donne corps à l'idée d'Humanité. Contre le fantasme d'éternité et son refus du temps humain, ils instaurent la scène paradoxale où se discutent , dans l'horizon démocratique de l'indétermination, des valeurs pourtant transtemporelles et, à ce titre, indérogeables.
Ainsi s'efforce-t-on de s'affranchir du non-temps qu'inaugurait l'histoire violente de Kronos. Au fond, il s'agit toujours de s'arracher à l'état de nature, dont le retour ne cesse de menacer. Les grands penseurs modernes ont bien montré la part que prenaient les droits fondamentaux dans cette histoire. Il reste à souligner combien la sortie de l'état de nature c'est aussi la conquête du temps humain - civil, civilisé, citoyen - sur le non-temps de la violence primitive.