ÉCOLOGIE ET DROITS DE L'HOMME

François OST

http://www.legaltheory.net/

 

Comment penser ensemble écologie et droits de l'homme ? La question mérite d'être réfléchie aujourd'hui, à l'heure où nous parvient l'écho de certaines thèses radicales qui nous engageraient à dépasser ou abandonner le cadre humaniste des droits de l'homme pour satisfaire enfin au respect des équilibres écologiques menacés par les effets de notre action. Quelles sont ces thèses ? Comment s'expliquent-elles ? Sont-elles fondées ? Sommes-nous condamnés à devoir choisir désormais entre l'humanisme et la nature ?

Pour répondre à ces questions, il faut repenser à ce qu'a été, à ce que devrait être, notre rapport à la nature : c'est l'objet de ce billet d'y contribuer. Longtemps la nature a été conçue, dans l'imaginaire occidental, comme un objet de manipulation et d'appropriation. Aujourd'hui qu'apparaissent les limites et les dangers de cette attitude, d'aucuns voudraient inverser ce rapport et faire désormais de la nature un sujet de droit, un être vivant dont il nous faudrait adopter les lois, l'homme ne bénéficiant en son sein d'aucun privilège particulier. La critique nécessaire de cette seconde attitude ne devrait cependant pas conduire à évacuer la question, urgente et réelle, que pose aujourd'hui la dégradation de l'environnement. La thèse développée ici n'est qu'une conscience nouvelle de notre rapport dialectique à la nature (nous sommes à la fois des êtres de nature et des êtres d'anti-nature) devrait permettre une prise en charge du souci écologique dans le cadre conservé, mais approfondi, de la philosophie humaniste qui est à la source de la garantie juridique des droits de l'homme.

 

La nature, objet de droit

Quand s'élabore définitivement la théorie des droits de l'homme au XVIIIe siècle, et au moment où elle s'inscrit progressivement dans les constitutions juridiques, la question de la nature ne se pose guère : elle apparaît comme une donnée immuable, un réservoir inépuisable sur fond duquel se prélèvent les fruits de la propriété et, bientôt, les succès de la croissance. L'Occident tout entier s'applique à réaliser le programme tracé par Bacon et Descartes : connaître la nature pour la dominer ; l'homme serait "maître et possesseur de la nature", avait écrit Descartes (). La révolution industrielle fournissait les moyens techniques, la révolution sociale livrait la main-d'oeuvre, la révolution économique assurait les capitaux, l'expansion coloniale ouvrait la voie de matières premières en quantités infinies, et le droit assurait l'encadrement normatif adéquat (propriété privée et autonomie de la volonté).

Tout convergeait pour fonder cette vaste entreprise de colonisation de la nature : le commandement inscrit dans la Genèse ("soumettez la terre et dominez-la"), les succès de la méthode scientifique positive, les exigences laïques et républicaines du progrès et des Lumières. Sans doute la nature était-elle désenchantée, mais les lendemains de la civilisation ne manqueraient pas, quant à eux, de chanter. La nature était mise en coupe réglée, mais qu'importe, puisque ce programme était légitime et que, de toutes manières, la problématique écologique ne se posait pas encore (le mot-même d'"écologie" date de 1866).

Quant aux droits de l'homme, ils entament à la même époque leur mise à l'épreuve historique : inscrits désormais dans des textes faisant autorité, ils deviennent à la fois la référence fondatrice et l'enjeu de luttes sociales en vue d'en approfondir la portée et d'en élargir le cercle des bénéficiaires. Il faut bien convenir, à cet égard, qu'au XIXe siècle l'accent est mis principalement sur l'individualisme des droits fondamentaux ; on reste en effet plus discret sur la dimension d'universalisme qui les caractérise aussi. La liberté est mise en avant, l'égalité est quelque peu oubliée. Des décennies après 1789, la France s'accommodait encore de l'esclavage sur le territoire de ses colonies, et d'une condition ouvrière à peine meilleure sur son propre sol.

Et pourtant, ce qui fait des droits de l'homme une catégorie réellement indépassable de la raison politique, c'est la reconnaissance de principe, à tout être humain, d'une égale dignité, quelle que soit sa condition. Ici l'égalité ne saurait être dissociée de la liberté ; l'universalité va de pair avec l'individualité. Ces virtualités de la théorie des droits de l'homme restent cependant largement inaperçues dans la pratique sociale et les institutions politiques. L'"humanité" visée par les droits fondamentaux, en dehors d'invocations rhétoriques creuses et incantatoires, se ramène trop souvent aux intérêts des nations dominantes et, en leur sein, aux intérêts des classes possédantes. Alors se vérifie cette vérité que le traitement réservé à la nature, d'une part, aux groupes les plus faibles, d'autre part, relève d'une même logique : aux prélèvements sans frein des ressources de l'une répond l'exploitation des autres (classes laborieuses, hier, pays du tiers-monde aujourd'hui).

 

La nature, sujet de droit

Ce modèle est, comme on sait, fortement remis en cause aujourd'hui. La prise de conscience quotidienne de la dégradation de la qualité de vie, de l'environnement et des ressources naturelles, jointe aux cris d'alarme lancés par d'innombrables autorités scientifiques nourrissent une puissante réaction de type écologiste. Cette réaction, du reste, n'est pas limitée aux pays riches. Elle a joué un rôle considérable dans l'effondrement des régimes communistes des pays du centre et de l'est de l'Europe, et elle est plus répandue qu'on ne le croit généralement dans les pays en voie de développement. En témoigne notamment l'activité très intense déployée par le sommet des associations qui s'est tenu parallèlement à la Conférence des États à Rio en juin dernier.

Une frange très minoritaire de ce mouvement défend aujourd'hui des thèses radicales : n'aurions-nous pas agi comme des apprentis sorciers en laissant s'autonomiser les sciences et les techniques ? Nos créations artificielles, comme les monstres du docteur Frankenstein, ne sont-ils pas en train de se retourner contre nous ? N'est-il pas urgent de renverser notre rapport à la nature et de se souvenir, comme les anciens la savaient, que la nature ne nous appartient pas - que c'est nous, tout du contraire, qui lui appartenons ? N'est-il pas urgent de réintégrer le sein de notre mère-Nature - la Terre Gaïa - où l'homme ne bénéficie d'aucun titre particulier qui lui réserverait quelque privilège ? Après des siècles de "solipsisme humain", il serait donc temps de reconnaître un droit égal à l'existence de toutes les espèces. Il s'agirait ainsi de souscrire enfin à la loi de la nature, ce qui se traduira par la reconnaissance de droits fondamentaux à l'ensemble des éléments de la biosphère (). Sans développer ici la présentation de cette ligne de pensée, ni nous appesantir sur sa discussion, on peut rapidement évoquer les contre-arguments suivants.

On fera valoir tout d'abord le danger politique que recèle une thèse réduisant la portée des droits humains fondamentaux au nom d'une prétendue loi de nature ; on se défiera également de l'anti-scientisme qui accompagne le plus souvent cette prise de position (il ne s'agit pas, en effet, de se tromper d'adversaires : les savants ne sont pas responsables du pillage économique de la planète ; dans le combat écologique, ils ont été souvent à l'avant-garde des prises de conscience). Plus profondément, on dénoncera l'anthropomorphisme évident qui marque les thèses de la deep ecology : n'est-il pas contradictoire de déconsidérer l'humanisme des droits de l'homme et de prétendre, en même temps, l'élargir à toutes les créatures naturelles, voire même aux êtres abiotiques ? () Accorder des droits aux animaux - pour nous contenter des êtres vivants les moins éloignés de nous - est-ce vraiment sérieux ? Ne sait-on pas que la nature elle-même est très inégalitaire et que la plus naturelle des lois, la "loi de la jungle", est particulièrement cruelle, comme l'agneau de la fable en fit l'expérience à ses dépens ? Plus fondamentalement encore, le tort de la deep ecology consiste à croire que nous pourrions avoir un accès direct, pré-historique, pré-social et pré-langagier en quelque sorte, à une nature vierge. Or tout nous montre, au contraire, que nous n'avons d'accès qu'indirect à la nature. Dès lors que nous partons en quête de la nature, y compris la nôtre, nous ne rencontrons que des "secondes natures", façonnées à l'image de nos cultures. Bien qu'il existe, bien entendu, une nature qui nous est extérieure - pleine de terreurs et de splendeurs - nous n'avons d'accès direct qu'à la nature que nous produisons matériellement et spirituellement.

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Le plus souvent, la confrontation des droits de l'homme et de l'écologie ne dépasse pas ce stade de l'analyse : après avoir souligné, à juste titre, combien il était illusoire d'accorder des droits à la nature, et combien, par ailleurs, l'humanisme des droits de l'homme s'était, dans le passé, peu préoccupé de respecter les équilibres écologiques, la question, faute de meilleure solution, est laissée en l'état. C'est, nous semble-t-il, doublement renoncer. Renoncer à repenser notre rapport à la nature autrement que dans les termes du rapport classique sujet-objet ; renoncer à faire évoluer la théorie des droits de l'homme, théorie qui demande pourtant toujours à être égalée aux virtualités qu'elle recèle (). L'exigence d'une troisième voie s'ouvre donc.

 

Une troisième voie

Quant à la question des rapports homme-nature, il devrait être enfin possible de la penser dans les termes d'un rapport dialectique. S'il est vrai que la nature est très largement humanisée, socialisée, cultivée (dans les deux sens du terme), ne devons-nous pas reconnaître, à l'inverse, que l'homme est aussi et encore un morceau de nature ? Sans se réduire à la nature (de laquelle il se distingue par la capacité, unique dans le monde vivant, à faire sens, c'est-à-dire à utiliser un langage symbolique pour décliner sa liberté et produire une histoire singulière), l'homme en est et en reste le produit. La préservation de l'environnement naturel est, dès lors, une condition essentielle à la poursuite d'une existence humaine sensée pour les générations présentes et à venir. Une conscience claire de ce rapport dialectique devrait interdire désormais de traiter la nature en simple objet de prédation et de manipulation ; il n'est pas opportun pour autant de l'identifier à l'humain, dès lors que la dialectique, si elle ménage des solidarités entre les éléments qu'elle distingue (ici l'homme et la nature), a aussi pour rôle de dire leur spécificité (insistons-y : entre la matière, le vivant, et l'humain, des seuils qualitatifs s'instaurent qui les rendent irréductibles l'un à l'autre, en dépit de leur solidarité). Condition nécessaire de survie de l'humanité, la nature - qui apparaît alors comme notre patrimoine commun - demande à être protégée et respectée.

Quelle incidence cette conception emporte-t-elle sur le terrain des droits fondamentaux ? Un double approfondissement qui, sans trahir l'inspiration qui en est la source, l'élargit à la dimension des problèmes sans précédent que pose le défi écologique.`

Il s'agira, d'une part, de penser cette dimension éthique plutôt en termes de responsabilité que de droits. Il s'agira, d'autre part, d'en élargir le bénéfice non seulement aux générations présentes, mais également aux générations futures. Notre conviction fondamentale est, en effet, qu'une responsabilité correctement assumée à l'égard des générations présentes et futures se traduira nécessairement par un respect accru à l'égard du patrimoine commun, la nature, qui est condition de leur survie.

La responsabilité, tout d'abord. On peut évidemment revendiquer pour chacun, être humain présent et futur, un "droit à" l'environnement. Mais, outre les objections, parfois légitimes, que suscite l'extension indéfinie des "droits à", je doute qu'il soit opportun de penser encore notre rapport à la nature en termes de droits subjectifs. J'y vois, en effet, le danger de demeurer prisonnier d'une logique individualiste et appropriative, dont on sait les dégâts qu'elle a entraînés, précisément à l'égard des ressources naturelles. Il convient plutôt d'insister enfin sur nos responsabilités collectives à l'égard d'un bien commun. Si l'on veut néanmoins raisonner dans les termes d'un "droit à", il faudrait alors repenser ce concept dans le sens d'un usage collectif et non appropriatif du bien qui en fait l'objet. Mais n'est-ce pas encore, malgré tout, raisonner en termes pré-dialectiques ? Il est préférable, me semble-t-il, de soutenir que nous sommes collectivement titulaires d'un intérêt légitime à bénéficier d'un environnement sain et équilibré. Cet intérêt légitime est susceptible, en lui-même, de faire l'objet d'un assez haut niveau de protection juridictionnelle, il ouvre la voie à certains usages collectifs non appropriatifs et trouve sa contrepartie dans une responsabilité assumée collectivement.

La responsabilité dont il s'agit ici s'entend moins au sens classique d'imputabilité pour une faute éventuellement commise à un moment donné du passé, qu'au sens d'une mission assumée pour le futur (). Dira-t-on que la charge est décidément trop lourde pour nos contemporains ? On répondra que ce n'est, en définitive, qu'une application correcte de la règle selon laquelle on assume autant de responsabilité qu'on exerce de pouvoir. Dès lors que la terre entière est désormais en notre pouvoir, il est logique que nous assumions une responsabilité planétaire elle aussi. Dès lors qu'un risque objectif est créé (duquel du reste nous tirons le plus souvent un bénéfice substantiel), il est logique que nous soyons tenus de la responsabilité correspondante. Nombreux sont aujourd'hui, dans le droit positif de l'environnement, les principes généraux qui concrétisent cette idée générale de responsabilité : on citera, notamment, les principes de prévention et de précaution, l'obligation de prudence, les principes d'indemnisation et de compensation, le principe pollueur-payeur, etc…

La seconde incidence qu'exerce la question écologique sur la problématique des droits fondamentaux concerne la prise en compte des générations futures : nous soutenons, en effet, que le respect de l'environnement passe par une responsabilité assumée à l'égard des générations futures (et pas seulement, comme il se doit, des générations présentes). Il s'agit moins, ici encore, d'une révolution que d'un approfondissement de l'idée fondamentale qui est à la base de la théorie des droits de l'homme. On peut dire que cette idée se ramène au concept d'humanité, tel qu'il est développé notamment dans la pensée de Kant. L'essentiel, en effet, consiste à respecter en l'homme cette part de lui-même qui lui vaut une "égale dignité", quelle que soit par ailleurs sa condition : cette part respectable, c'est l'"humanité", précisément. C'est elle qui arrache l'homme à l'animalité et fait de lui un sujet de la loi morale, un être perfectible donc, un être capable de liberté et, en même temps, d'histoire et de progrès. De là, l'impératif catégorique dont la seconde formulation, la plus riche, tient en ce commandement : "Agis de telle sorte que tu traites l'humanité aussi bien dans ta personne que dans la personne de tout autre, toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen" (). Dans ses écrits historiques, Kant fait le pari (au sens d'une croyance régulatrice, d'un horizon nécessaire pour l'action) que la poursuite de cette idée d'humanité, après avoir arraché les hommes à l'état de nature et les avoir menés à l'état civil doté d'une constitution, les conduira un jour à l'état cosmopolitique d'une République universelle l'Humanité (au sens de l'ensemble des êtres humains) assumera enfin son humanité. La prise en compte de l'idée d'une humanité future est donc inscrite au coeur du concept d'humanité présente : fermer la voie à celle-là, c'est nécessairement nier celle-ci.

Les bases théoriques sont ainsi jetées, me semble-t-il, pour fonder un souci éthique et politique désormais élargi aux dimensions du futur - des dimensions du reste déjà atteintes par les effets de notre action technologique sur le monde. Le moment est donc venu d'intégrer dans nos conceptions du droit et de la justice la part à préserver non seulement pour les hôtes actuels de la planète, dans le cadre d'un plus juste partage, mais également pour les générations qui nous suivront.

Dira-t-on, une fois encore, que la charge assumée, la mission confiée, est décidément trop lourde ? Trois éléments de réponse me viennent à l'esprit. Tout d'abord, on remarquera que les obligations ne sont pas absolument unilatérales. Contrairement aux apparences, on ne peut dire que nous soyons, dans ce modèle, les seuls débiteurs de responsabilité. Il suffit, en effet, de prendre un peu de recul pour s'apercevoir que cette terre qu'on nous demande de préserver pour nos successeurs, nous l'avons nous-mêmes héritée de nos ancêtres. Nous sommes donc, de toute évidence, les bénéficiaires de leur travail et de leurs sacrifices. S'il y a donc non-réciprocité des rapports d'une génération à l'autre (nous ne sommes pas ici dans la logique synallagmatique du contrat), en revanche s'instaure une certaine transitivité, parfaitement accordée, du reste, à l'idée d'un patrimoine qui se transmet. On pourrait donc dire, comme le fait Paul Ricoeur, que la responsabilité à l'égard de l'humanité future représente une nouvelle application de la fameuse Règle d'Or de l'éthique : "Ne fais pas à autrui ce que tu ne souhaiterais pas qu'on te fasse". On voit donc, si on accepte cette idée, que, au coeur d'une situation d'asymétrie (la situation qui s'instaure entre nous et des générations futures totalement impuissantes), une manière d'équilibre éthique se rétablit néanmoins ().

Second élément de réponse : l'idée d'une modération dans les prélèvements des ressources naturelles (et l'idée plus générale d'un rapport au monde respectueux de ses équilibres fondamentaux) n'est pas absolument nouvelle. Jadis, dans le cadre d'un univers généralement tourné vers le passé, elle prenait la forme du respect des ancêtres et du maintien du patrimoine qu'ils avaient contribué à façonner (patrimoine dont les composantes symboliques sont au moins aussi importantes que les éléments strictement pécuniaires) ; aujourd'hui, dans le cadre d'un monde résolument tourné vers le futur, la responsabilité est configurée comme un devoir à l'égard des générations à venir. D'où le mot attribué à Saint-Exupéry : "nous n'héritons pas la terre de nos ancêtres, nous l'empruntons à nos enfants".

On pourrait encore ajouter que, dans certains cas, des "cercles vertueux" peuvent se mettre en place, où ce qui est bon pour les plus défavorisés aujourd'hui s'avère bon également pour les générations futures et pour l'environnement. Plus de justice dans les rapports économiques entre le Nord et le Sud de la planète entraîne immédiatement une amélioration du niveau de vie des populations les plus pauvres. En découlera nécessairement une réduction de la progression démographique et, du fait-même, une moindre pression sur l'environnement - ce qui, par ailleurs, devrait aussi assurer un sort meilleur pour les populations à venir de ces pays.

 

Les droits de l'homme, un cadre indépassable

Résumons-nous : partis de la critique des deux conceptions dominantes du rapport homme-nature, nous avons proposé de penser ces rapports dans des termes dialectiques. S'en dégageait, sur le plan éthique, l'idée d'une responsabilité assumée à l'égard des générations présentes et futures. Ce faisant, nous ne sommes pas sortis du cadre tracé par la théorie des droits fondamentaux ; au contraire, nous nous sommes attachés à dégager certaines virtualités de l'idée d'humanité qui lui est sous-jacente.

Ce n'est pas tout. Les droits fondamentaux croisent, en effet, d'une autre façon encore, notre problématique écologique. Ce point est demeuré dans l'ombre jusqu'ici, et pourtant il est fondamental, comme la tache aveugle de notre débat. Il convient, en effet, de souligner que c'est au sein-même de l'espace ouvert par les droits fondamentaux - et parmi ceux-ci, le plus fondamental : la liberté d'opinion et d'expression - que la question écologique se pose aujourd'hui. Cette question est, et doit rester, un thème de la libre discussion démocratique. Il n'est pas question, en effet, d'en faire l'apanage de quelques radicaux illuminés, ou de technocrates, aussi bien intentionnés soient-ils ; plus question non plus d'ignorer la question écologique et de la livrer, comme c'est encore si souvent le cas, au simple jeu des intérêts économiques privés ou des rapports de force entre souverainetés étatiques. La question écologique est posée aujourd'hui dans toute son urgence et son acuité ; sa discussion est l'affaire de tous. Les politiques publiques que son traitement entraînera doivent bénéficier de la participation de chacun ; le droit prendra ici le relais de la réflexion éthique pour garantir les conditions de ce débat et de ce contrôle : on pense, notamment, au droit à l'information, au droit au recours, au droit à la participation et aux innombrables règles et garanties concrètes qu'appelle leur mise en oeuvre effective.

Il y a, me semble-t-il, deux manières opposées de trahir l'esprit fondamental des droits de l'homme. Soit les dénaturer en les étendant à d'autres entités que les êtres humains, au terme d'une bouffonnerie juridique et d'une parodie de justice. Soit les réduire en continuant à les penser dans les termes individualistes du XIXe siècle. Les égaler aux virtualités profondes qu'ils recèlent, en les élargissant aux dimensions d'une responsabilité pour l'avenir, c'est, au contraire, faire confiance au meilleur acquis de la philosophie humaniste. Quels que soient les défis de demain - qu'il s'agisse d'environnement, mais aussi de démographie, d'ingéniérie génétique ou d'acculturation médiatique - il n'y a pas d'autre issue pour nous que de les penser dans la tradition humaniste. Mais le propre d'une tradition c'est de s'enrichir au bénéfice de réinterprétations successives. Et le propre de l'homme c'est de ne pas s'enfermer dans un modèle prédéterminé.

François OST

Doyen de la Faculté de droit des

Facultés universitaires Saint-Louis

Directeur du CEDRE

(Centre d'étude du droit de l'environnement)