DHDI


groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

Les droits de la personne

à l'âge de la transmodernité

face à la complexité des sociétés, un outil politique

dans ël'entre deux' de l'universalisme et des particularismes

résumé de la communication à la journée

ì La déclaration universelle des droits de l'homme : bilan après cinquante ans î

Ottawa, 4 juin 1998.

Etienne Le Roy, professeur

d'anthropologie du droit

à l'université de Paris 1


C'est en qualité d'anthropologue du Droit que j'aborderai l'intervention qui m'a été demandée. Mon approche peut, de ce fait, tenir dans deux exigences que j'ai, il y a une quinzaine d'années, emprunté au québécois Robert Vachon (Vachon, 1983-1990) et enrichi de ses développements les plus récents (Vachon, 1997) : le diatopisme et le dialogisme.

Le diatopisme mettant en relation (dia) des sites culturels (topoi) donc des logiques qui ne sont pas habituées à communiquer oblige à deux choses . D'une part le diatopisme nous oblige à prendre en considération les particularités du site culturel d'où nous observons ou d'où nous communiquons et à préciser comment nous l'occupons et ce que nous entendons en faire. Comme un chevalier du Moyen-Âge ou un moderne ì trader î nous pouvons avoir des objectifs très différents pour valoriser notre ì château î ou notre patrimoine financier.

C'est pourquoi, bien que juriste de formation, j'expliquerai comment j'en suis venu à douter de l'efficacité ì universelle î du mode juridique d'énonciation de la ì déclaration universelle des droits de l'homme î de 1948, sur un terrain africain d'abord à la fin des années soixante-dix , à la demande de l'UNESCO puis de l'Institut International des Droits de l'Homme (IIDH) de Strasbourg ensuite au début des années quatre-vingt-dix.

Mais c'est le dialogisme qui pose le plus de problèmes. Il suppose de pouvoir donner une explication de la diversité des comportements humains, explication qui comprenne (au sens de réunir ensemble et d'intégrer les signifiants) et compare leur diversité, ne préjuge pas de leur validité intrinsèque mais garde la possibilité d'en évaluer moralement et politiquement les implications. Cette approche exige une démarche pluraliste mais récuse tout relativisme : on peut en effet estimer que certains comportements sont plus ou moins favorables à la reproduction de l'humanité ou à la préservation de certaines valeurs et prendre position pour ou contre, comme tout citoyen. De ce fait, la position de l'anthropologue est toujours problématique et c'est au moment où il se croit le mieux inscrit dans l'interculturel qu'il risque d'être le plus ethnocentrique ! Pour fonder ce dialogisme, je me suis attaché à réunir deux exigences.

Tout d'abord un grand pragmatisme dans le traitement de la théorie des droits de l'homme. Je m'efforce d'observer ce que les gens font et pourquoi ils font plus ou moins le contraire de ce qu'ils disent, avec des applications fort intéressantes pour notre domaine de réflexion ce jour, tant de la part des universalistes que des particularistes.

Ensuite, un effort pour penser le pluralisme de manière plurale et non pas de manière unitaire ou selon le principe de hiérarchie des normes à la Kelsen où on reconnaît l'effet de la modernité (Dumont, 1983), de la philosophie idéaliste du juriste (UNESCO, 1980) et finalement la présence d'un archétype ì unitariste îou monologique d'origine judéo-chrétienne et typique de la conception occidentale du droit et du pouvoir (Alliot, 1983) (Timsit, 1991). D'où l'intérêt pour des recherches telles celles sociologiques et économiques de Boltanski et Thévenot (1991), s'efforcent d'interpréter l'unité existentielle de l'homme dans ì la pluralité des mondes î, les conflits qui en naissent et les compromis que nous devons à chaque instant négocier pour rendre ces divers mondes compatibles en nous.

Par le diatopisme et par le dialogisme, j'ai en fait expérimenté pourquoi, en anthropologue, il ne me paraît plus possible de me situer soit du coté de l'universalisme soit du coté des particularismes.

Il me reste cependant à expliquer en quoi je puis supposer que ce mode d'approche ne m'est pas propre et n'exprime pas quelque extravagance (extra vagare, se promener hors des pistes reconnues). Pour ce faire, je vais esquisser une théorie de l'émergence de la transmodernité dans nos sociétés, transmodernité qui nous obligerait à nous situer à la fois dans la prémodernité valorisant les particularités et dans la recherche d'une réelle universalité selon les exigences de la meilleure modernité, donc à les conjuguer selon le paradigme de l'entre deux (entre tradition et modernité, loi et coutume, universalisme et particularismes...)

Ceci posé, et je l'espère approuvé, j'expliquerai comment je perçois les conséquences sur la pratique des droits de l'homme de cette nouvelle topique, dans l'entre deux et face à la prise de conscience nouvelle de la complexité qui caractérise nos sociétés.

Les droits de l'homme et l'entrée progressive de nos sociétés dans la transmodernité

Au lieu de ëtransmodernité', vous vous attendez , un peu goguenards, que j'utilise la notion de postmodernité. Je le ferai d'autant plus volontiers que selon ma collègue québécoise Andrée Lajoie (Lajoie, 1997-208) citant une formule de Katzenstein, le Canada est ì l'Etat post-moderne par excellence î et que d'autre part, je me reconnais dans ìles valeurs de la postmodernité :  multiculturalisme, tolérance, protection des groupes défavorisés î(1997-197 n.2) qui expriment la prévalence d'une approche pluraliste.

A l'expression de postmodernité je préfère celle de transmodernité au moins pour deux raisons.

Deux raisons pour préférer la notion de transmodernité

La première est associée au sens que prend la notion de postmodernité dans le vocabulaire de plasticiens, d'architectes mais aussi de philosophes, recherchant à exprimer par ce vocable la contestation d'un ordre ancien, au nom d'un principe de créativité qui peut être un principe de plaisir conduisant non seulement à un certain hédonisme mais surtout à la croyance que tout se vaut et qu'on ne saurait imposer ou s'imposer de règles au nom d'une sorte de néoludisme qui est l'équivalent du poker menteur ou de la belote à la malienne : toutes les tricheries sont acceptables dès lors qu'on sait les faire avaliser par les partenaires. Rédigeant actuellement un ouvrage au titre significatif, le jeu des lois, je considère que si le paradigme du jeu nous éclaire sur la vie en société c'est bien en prenant au sérieux l'idée que la reproduction de la société est déterminée par un paradigme ludique et que c'est le Droit qui en est la principal énonciateur.

Il ne peut y avoir de société sans un consensus sur certaines valeurs aptes à assurer la reproduction de la société. Le problème, que je reprendrai ultérieurement c'est que les valeurs changent moins vite que les comportements et que nous sommes en face d'une contradiction de plus en plus forte entre les interprétations que nous tirons de notre expérience antérieure et les attentes et conduites neuves, en décalage donc. Cette contradiction est d'autant plus irritante que pratiques et interprétations peuvent se recommander de la modernité et qu'en même temps nos expériences montrent que ce qu'on appelle modernité n'est plus à même de répondre à la complexité de nos sociétés contemporaines. Ce qui a fait l'efficacité de la modernité, l'Etat, un Droit unitaire renforcé par le monopole légitime de la violence, la régulation centrale du marché, la redistribution des revenus ... est en voie de dépassement par des forces supérieures ou concurrentes. Et c'est là où à nouveau je récuse la notion de postmodernité, il ne s'agit pas de rejeter la modernité qui offre encore des services significatifs. Comme A. Touraine (1993), il s'agit de prendre conscience des limites qui émergent dans nos expériences de crise de société : sur individualisme, hyperétatisme, surconsumérisme, violences de toute nature et de trouver des solutions à l'échelle de la complexité redécouverte, donc en trouvant des éléments de solution tantôt dans la prémodernité, tantôt dans la modernité elle-même tantôt de poser que seule une solution radicalement neuve, ne relevant ni de la tradition prémoderne ni de la modernité s'impose. Il faut donc traverser les apports de la modernité, ce qui suppose d'en faire une histoire sur la très longue durée.

Essai de périodisation

En effet, ce n'est pas tout à fait une temporalité géologique mais c'est une périodisation de grande ampleur qu'il convient de prendre en considération. Quelques dates repères :

- XII° siècle : première perception de la modernité avec la querelle des universaux et textes fondateurs du droit canon de l'église catholique, tel le décret de Gratien qui pose le principe ì moderne î de l'englobement du contraire que théorise Dumont (1983-120) : il y a deux sortes d'êtres humains, les chrétiens et les autres ...

- Entre 1492 et 1535 , fondation de la modernité à partir de l'ordre ancien sur la base de la découverte de l'Amérique à la publication par Calvin de son Institution chrétienne . Ces deux ruptures viennent fragmenter l'ordre ancien en ce qu'on appellera Renaissance des arts mais aussi de la violence : la rencontre de l'Europe avec les autres civilisations et d'autre part, la grande rupture du protestantisme appelant en retour la Contre-Réforme catholique, donc la constitution non seulement de deux blocs politiques qui vont s'affronter en Europe pendant deux siècles mais aussi de deux visions du monde dont on n'a pas cessé de percevoir les différences et les effets contemporains. Je suis Dumont disant de Calvin qu'il est ì tout à fait moderne î et qu'avec lui ì le champ est tout à fait unifié. L'individu est maintenant dans le monde et la valeur individualiste règne sans restriction ni limitation. Nous avons devant nous l'individu-dans-le-monde ì  (1983-60 et note 27)

- Le troisième temps (1575/1600 à 1750) s'étire au moins sur un siècle et demi et comprend l'invention des fondements mythologiques de la modernité à travers trois éléments essentiels du puzzle de la modernité, l'idée de droit naturel pour ì établir la société ou l'Etat idéal à partir de l'isolement de l'individu ënaturel' î ( Dumont, 1983-84), l'Etat-Léviathan de Hobbes (1650) qui deviendra l'Etat jacobin français puis le contrat social avec les apports de Locke, Hume et Rousseau . Avec eux les valeurs clefs de la modernité, l'égalité, la liberté et la propriété déjà dégagées par la révolution anglaise des années 1640-1660 vont être reconnues et sont prêtes à être consacrées (rendues sacrées) par les grandes déclarations de la fin du siècle, celle des Virginiens en 1776, celle des Français en 1789 : ì tous les hommes naissent libres et égaux en droits î.

- Le quatrième temps (1750-1815) est celui de l'entrée du corps social et politique en modernité, avec le philosophie des lumières et la notion de progrès et sous le signe de trois instances, l'Individu, l'Etat et le Marché. Ici, au plus simple, la fonction des droits de l'homme est de protéger l'Individu contre les excès de l'Etat et de favoriser son rapport au marché. Sans doute la révolution américaine privilégie-t-elle déjà l'individu et le marché et la révolution française le rôle de l'Etat tant à l'égard du marché que de l'individu mais cette partition entre deux modernités, l'une plus anglo-saxonne l'autre plus ì latine î , déjà reconnue de part et d'autre de l'Atlantique (S. Hoffmann in Cohen-Tanugi 1992) s'inscrit dans la durée. Elle est la transcription dans le registre de la société de la grande rupture de la Réforme et de la Contre-Réforme et a donc un fondement religieux et structurel et non seulement circonstanciel.

- Le cinquième temps est celui, globalement de 1815 à 1914, de la mondialisation de la modernité par la généralisation progressive du libéralisme comme processus économique et politique introduisant dans le processus les autres nations européennes (Allemagne, Italie dans les années 1870) puis les autres pays par le biais de l'impérialisme. S'inventent alors les notions d'Etat de Droit et de rule of law (Mockle, 1994) dont la profonde originalité initiale est bien l'expression de différences structurelles dans la conception de la régulation des sociétés.

- Le sixième temps(1914-1948) est celui de l'entrée en crise de la modernité avec la prise de conscience de la violence des Etats (les deux conflits mondiaux), des excès du marché (1929, chocs pétroliers etc) et l'horreur absolue de la Shoa : des individus d'une grande banalité sont donc capables de ì ça î. Le ì plus jamais ça î débouche sur la déclaration universelle des droits de l'homme dont nous célébrons le cinquantenaire mais aussi, sous l'apparence de la reconstruction de l'Europe (les trente glorieuses) et de l'américanisation du monde, fait émerger un autre processus.

- Le septième temps (depuis 1948 et jusque ???) expérimente le besoin de dépassement ou de sortie de la modernité (qui prend alors la forme de la menace thermonucléaire et le risque de la destruction planétaire) avec une instrumentalisation progressive des droits de l'homme qui deviennent un outil politique dont je reparlerai mais qui a permis de ruiner la légitimité de la colonisation (1960) ou de la guerre au Vietnam (1968-1975), de casser la bipolarisation est-ouest (avec la chute du mur à Berlin en 1989), de déstabiliser le système de l'apartheid en Afrique du sud pourtant fondé sur un Etat de Droit (début de la décennie 90)... Je pense même que depuis 1968 aux USA, en Allemagne ou en France, certains sont déjà dans des alternatives non violentes ou communautaires expérimentant soit des ì sorties de modernité î soit anticipant la transmodernité. Si l'Etat-providence/welfare state a permis d'encadrer le processus et d'éviter un éclatement de la société, l'irresponsabilisation des individus a impliqué des réactions plus ou moins fortes qui conduisent aux politiques contemporaines plutôt favorables au marché apparemment triomphant.

- Une huitième phase pourrait s'ouvrir devant nous, à l'orée du vingt et unième siècle. Je suppose qu'elle suppose une première expérience de la transmodernité que nous vivons de part et d'autre de l'Atlantique par des dépassements des appartenances étatiques dans des regroupements régionaux (ALENA, Union Européenne). Pour comprendre le présent et le futur proche, j'utilise la métaphore de la tectonique des plaques qui constituent le globe terrestre. Je prétends donc que la ì plaque des dispositifs institutionnels et étatiques î est restée en place depuis au moins un siècle dans une immobilité bien inquiétante alors que la ì plaque î des pratiques sociales ne cesse d'évoluer sous l'impact de la mondialisation des communications (internet) et des valeurs consuméristes (des drogues dures par exemple) d'une part, de la montée du localisme de l'autre sous la forme des violences corporatistes, ethniques que la théorie des droits de l'homme ne peut plus endiguer.

Universalisme et particularismes se présentent ainsi sous le double visage d'être facteur de liberté ou d'aliénation selon l'usage qu'on en fait. Chaque solution doit être négociée, étudiée, adaptée, remodelée pour satisfaire à des consensus sociaux de nature de plus en plus volatile. Par ailleurs, le monisme juridique devra céder le pas à ce que j'ai préféré appeler le ì multijuridisme ì (Le Roy, 1998) plutôt que le pluralisme juridique ou l'interlégalité (De Sousa Santos, 1988) au colloque organisé par le centre de recherche en Droit public de l'université de Montréal en 1995.

On aura remarqué que les périodisations se sont progressivement raccourcies et qu'on est passé insensiblement de plusieurs siècles à quelques décennies selon un processus bien connu d'accélération du temps.

En revenant aux remarques de mon introduction générale, je puis ainsi postuler que les uns et les autres nous partageons une expérience de crises multiformes mais aussi d'attentes de mise en forme des potentialités nouvelles (Rouland, 1987), sans doute avec des mots différents correspondant à des expériences différentes et d'autant plus délicates à transcrire que nous sommes dans un contexte interculturel qui demande du temps pour construire des catégories communes. Efforçons nous d'en prolonger les implications.

Le devenir des droits de l'homme à l'âge de la transmodernité

Ne pouvant abuser de la patience des mes auditeurs et n'étant par ailleurs pas capable de lire dans une boule de cristal pour prédire le futur, je puis seulement prétendre comprendre le sens de deux micro-découvertes ou redécouvertes : d'une part le devenir des droits de l'homme est fonction de la capacité de leurs hérauts ou champions à renégocier des valeurs et des modes d'expression qui sont et restent de nature occidentale en dépit de leur prétention universelle, et à les ouvrir aux autres visions du monde qu'expriment les autres traditions; d'autre part, le mode déclaratif qui a servi de support à leur reconnaissance et à leur invocation dans des situations politiques ou dans des instances judiciaires est notoirement insuffisante. Une véritable universalité des droits de l'homme exige d'une part d'user également des sources du Droit dans d'autres visions du monde, et également de compléter le processus déclaratif par un vaste mouvement de pédagogie des droits de l'homme favorisant la prévention et la généralisation de cultures de la paix plutôt que la guérison sous la forme du règlement judiciaire des conflits. Le droit est en effet ì tripode î, a trois pieds ou fondements alors que la théorie des droits de l'homme ne repose que sur un seul pied, ce qui est fatiguant et inefficace.

Fonder une réelle interculturalité des droits de l'homme

Je pense pouvoir sur cette question être relativement bref dans la mesure où l'université d'Ottawa m'a déjà fait l'honneur de publier le sommaire de mon enseignement à l'IIDH de Strasbourg de 1994 (Le Roy, 1995). Certains de mes arguments sont ainsi susceptibles d'avoir été discutés. Résumé dans son essentiel, mon argumentaire constate d'abord l'échec de la conférence des Nations-Unies de Vienne en juin 1993 à apporter une réponse satisfaisante à la prise en considération des limites des droits de l'homme tenant à leur origine historiquement et conceptuellement occidentale. Cette origine occidentale, en suivant R.Panikkar (1984) n'est pas une tare mais suppose que leur universalité n'est pas acquise et qu'elle reste bien un requis qu'il convient de construire. Pour ce faire, il faut prendre conscience que les autres traditions politiques, philosophiques, morales et religieuses ont des manières propres d'afficher des valeurs et de protéger leurs membres contre un excès d'autorité qui sont légitimes, opérationnelles et efficaces tout en étant le plus souvent caricaturées ou négligées par nous et par ceux que nous avons formés. Cadres dans lesquels s'exprime l'expérience de la majorité des peuples du monde, ces traditions doivent être examinées avec la plus grande attention et leurs valeurs auscultées surtout si elles sont appelées à évoluer sous l'effet des transformations en cours. Ces traditions peuvent être le creuset d'une refondation de la théorie des droits de l'homme sur une base réellement partagée par toutes les cultures, donc à condition que la tradition occidentale s'ouvre à la rencontre des autres cultures et traditions.

Or c'est bien là où le bât blesse !

Un tel débat se révèle le plus souvent impossible à organiser ou à approfondir tant la perception messianique qui est à l'origine historique et conceptuelle des droits de l'homme interdit de prendre en considération, du coté des avocats des droits de l'homme , toute autres paroles que celles de conversion, d'adhésion voire de soumission, rendant la démarche assimilable à son contraire, l'esprit de secte ou de chapelle. Il y a là une contradiction forte qu'il faut révéler progressivement. Parlant de cette position de l'universaliste, Ch. Eberhard écrit : ì En ignorant la perspective de l'autre, il s'enferme dans un monologue qui est potentiellement oppressif à tous ceux qui ne partagent pas ses points de vue et ses valeurs et s'inscrit ainsi dans une logique d'uniformisation, d'exclusion et de pouvoir qui ne permet pas l'échange et l'enrichissement mutuel. Il est mené à son insu à favoriser ce qu'il veut combattre, les particularismes et les replis identitaires qui peuvent être lus, dans beaucoup de cas, dans le contextes des droits de l'homme, comme des réactions défensives (...) î (Eberhard, 1998-3).

S'agit-il d'une part, maudite peut-être, des impensés des sociétés occidentales, que la richesse des économies , la force militaire des systèmes politiques, la fascination des média font tenir pour indiscutables et indépassables mais qui pourtant doivent être dépassées ? Marcel Gauchet, l'auteur de La Révolution des droits de l'homme, déclare ainsi dans un entretien-débat pour le journal Le Monde :

ì  L'indépassable est fait pour être dépassé. Les droits de l'homme sont notre fondement, le seul que nous puissions imaginer. Nous y sommes d'une certaine façon enfermés. Cela ne veut pas dire que nous sommes obligés de croire qu'ils ne représentent que le fondement absolu et ultime, le signe de la fin de l'histoire. Ce qui est certain c'est que nous sommes, en tant qu'hommes des droits de l'homme, les héritiers d'une longue histoire : la sortie de l'âge des dieux. Voilà dix siècles au moins que le processus chemine en Europe. Depuis une cinquantaine d'années il fait sentir ses effets avec une puissance redoublée. L'effondrement des religions séculières que nous venons de vivre en fournit le témoignage le plus spectaculaire. Mais rien ne permet d'affirmer qu'il ne se produira jamais de nouvelle configuration de l'espace humain-social. Rien d'abord qui permet d'exclure la réinstauration d'un ordre sacral, même si rien ne l'annonce pour le moment (...) Rien ensuite et surtout qui n'autorise à conclure que l'humanité a trouvé sa forme définitive, même si cet au-delà nous est inimaginable î (Gauchet & Kriegel , 1994).

Pour favoriser cette ouverture de la tradition occidentale, il faut proposer des ì ensembles sécants ì autorisant les membres de différentes traditions à partager des plages communes sur le plan des expériences, des valeurs ou des représentations. Il s'agit là d'un long travail d'élaboration, relevant également de la pragmatique et où il faut apprendre à passer de la vision anthropocentrique qui est celle de l'Occident à ce que Panikkar puis Vachon dénomment une vision cosmo-théo-andrique permettant de concilier les diverses traditions dans ce qu'elles ont de partageable : l'horizon de l'action collective et au nom d'une valeur supérieure, le respect. Cette démarche, selon les propositions de Ch. Eberhard, passe par ì un pluralisme sain î et par une pédagogie adaptée, interculturelle dans ses exigences.

Une pédagogie reposant sur la reconnaissance d'un ëdroit tripode'

Parmi les résultats récents des recherches internationales en anthropologie du Droit deux conclusions concernent particulièrement notre sujet.

La première idée, que j'ai eu l'occasion d'illustrer dans mon enseignement de Strasbourg (Le Roy, 1995), est que toutes les traditions ne se reconnaissent pas dans le mode formel de la déclaration générale qui repose sur la valeur supérieure de normes générales et impersonnelles dont le modèle, voire l'horizon indépassable en Occident, est le décalogue biblique : ì tu ne tueras point ì. Une recherche conduite pour le groupe européen de recherche sur les normes (Le Roy, 1997) montre deux choses.

1° En Afrique, les valeurs rectrices s'expriment dans des modèles de conduites et de comportements qui constituent en fait l'ossature de la coutume. En Chine confucéenne, où le rite (li) est toujours préféré au Droit (fa), ce sont les pratiques rituellement réglées comme systèmes de dispositions durables qui constituent le cadre de la régulation.

2° Cependant, si chaque tradition valorise ainsi un des fondements du Droit, aucune tradition n'ignore les deux autres, chaque tradition variant par l'aménagement des trois fondements du Droit qu'on peut dénommer Loi, coutumes et habitus ou, plus anthropologiquement, :

- Normes Générales et Impersonnelles (NGI)proposant des ì macro înormes,

- Modèles de Conduites et de n(MCC) proposant des ì méso înormes,

- Systèmes de Dispositions Durables (SDD) contenant des ì micro î normes.

La seconde idée, tirée en particulier des travaux de jeunes chercheurs du LAJP, M.-P. Jouan, J. Dubois, E. Lecomte, concernant les modes de socialisation juridique des jeunes est que les systèmes de dispositions durables (ou habitus chez Bourdieu) font partie intégrante de la juridicité et c'est leur non transmission qui pose actuellement le plus de problèmes en générant les actes d'incivilité qui peuvent transformer un quartier tranquille en une marmite prête à exploser. Sans ces ì micro înormes (SDD), il ne peut y avoir de conduites sociales ì réglées î(MCC), donc de reconnaissance de la valeur obligatoire de la norme légale (NGI).

La conséquence que nous en tirons actuellement conduit à un enrichissement de l'usage des droits de l'homme.

En conclusion, il est clair que l'invocation des droits de l'homme, comme je l'ai observé lors des transitions politiques vers une plus grande démocratie en Afrique est un outil politique dont les juristes doivent rendre l'usage et l'impact le plus transparent possible, conforme à l'exigence de l'état de Droit/rule of law. Pour que le recours aux droits de l'homme ne soit pas simplement un mode plus ou moins répressif d'invocation d'un droit d'intervention internationale ou d'ingérence humanitaire, il faut aller plus loin en usant des possibilités qu'offrent les deux autres ì pieds du droit î.

° Il faut concevoir une pédagogie traduisant les valeurs et les régulations des actuelles déclarations à dimensions plus ou moins universelles dans des modèles de conduite (MCC) puis des systèmes de dispositions durables (SDD) qui autorisent une réelle socialisation aux droits de l'homme, se réalisant dans les plis et dans les creux de la culture locale dans tous les domaines où il n'y a pas incompatibilité de valeurs rectrices, lesquelles doivent alors être délégitimées selon le même processus.

° Il faut aussi et ce n'est pas une mince affaire tant il m'apparaît que nous sommes des ì drogués î du Droit et/ou de l'Etat, que nous acceptions de remettre en cause la conception ìmonologique î (une seule rationalité ou une seule loi) qui fonde notre tradition occidentale depuis son origine biblique.

Je sais que ce n'est pas une mince affaire, c'est pourquoi, à défaut de m'avoir entendu, je vous remercie de m'avoir écouté.

Bibliographie