Droits de l’homme, droit public musulman, droit administratif libanais

Georges Saad

gsaad10@hotmail.com

Maître de conférences

Université libanaise et filière francophone de droit

(intervention présentée au Colloque International "2001, l'Odyssée des Droits de l'Homme, Grenoble 22-23-24 octobre 2001)

 

 

 Introduction

Dans ce présent travail j’entends par droit public musulman les textes constitutionnels et administratifs en vigueur dans la plupart des pays arabo-musulmans, qui adoptent l’islam comme référence juridique, philosophique et politique dans leurs systèmes juridiques. Je m’empresse de dire qu’à notre époque il n’existe pratiquement plus de droit public musulman ou de régime politique musulman au sens propre du terme (règne du califat, droit purement religieux, refus de tout emprunt aux systèmes juridiques occidentaux, etc..). En Egypte, en Syrie, en Irak, le droit public musulman se limite, à mes yeux, à une référence à l’islam assez ambiguë : la plus haute fonction politique est réservée certes à un musulman, le statut personnel est régi par le texte musulman... Mais à part cela, reconnaissons que les notions fondamentales adoptées par les différentes constitutions relatives à la séparation des pouvoirs, à l’Etat de droit, au fonctionnement de la justice, l’adhésion à des textes tel que la Déclaration universelle des droits de l’homme, les différents codes (civil, pénal, etc) très européanisés, etc, enfin tout cela fait perdre le caractère authentiquement musulman de ces régimes.

Pour ce qui concerne le droit musulman la première difficulté provient du fait que le droit musulman n’est pas unique puisque les communautés appartenant à la foi islamique sont très nombreuses, occupent de vastes territoires sur les quatre continents et vivent dans des situations politiques et sociales et économiques bien variables.

Je n’entrerai pas ici dans une approche publiciste, politique et historique, du droit musulman, telle que celle que nous a laissé Emile Tayan. Je me contenterai dans cette étude de survoler quelques points techniques en rapport notamment avec les droits de l’homme. Je poserai la question du rapport entre les droits de l’homme et le texte religieux ; cette question pose avant tout le de l’interprétation du texte religieux..

Les droits de l’homme posent d’abord le rapport au texte religieux et donc problème d’interprétation. La question des droits de l’homme et des rapports avec le texte est avant tout une question d’interprétation. Il n’existe pas un seul mode d’interprétation. C’est heureusement qu’il n’existe pas un mode d’interprétation révélé. L’interprétation qui est un acte de connaissance visant à découvrir un sens est soumise à une notion de liberté. Selon la théorie réaliste de l’interprétation, la plus juste à nos yeux, le texte supporte toujours plusieurs sens, pour plusieurs raisons : les mots ont plusieurs sens (polysémie) ; le contexte de la phrase, des mots ; le contexte extra-linguistique détermine aussi le sens. Il y a du volontarisme dans l’interprétation ; il ne s’agit pas de dire que tel mot veut dire cela mais devrait dire cela..

Les droits de l’homme ont besoin d’un terrain propice qu’ils ne trouvent que dans les possibilités d’interprétation. L’histoire du droit musulman offre un large éventail : c’est justement la différence dans les points de vue (la contradiction) qui a fait naître plusieurs écoles (mazhaheb : hanafite, malikite, shafiite, hanbalite). Citons l’école hanafite, école " libérale " qui fait appel principalement à la raison. Après le coran et la Sunna Abou Hanafa se réfère au jugement personnel et au principe du " précédent " qui a rapport avec la notion de l’istihsan (choisir la solution la meilleure). Le raisonnement par analogie est un point commun entre toutes les écoles : il s’agit donc d’une démarche consistant à partir d’une source officielle du droit (Coran, Hadith..) à retrouver un précepte, un mode de pensée qui pourrait s’appliquer aux cas d’espèce non envisagés par les textes. Cette possibilité d’interprétation heurte parfois la tradition au nom de la modernité et réussit à imposer de nouvelles codifications modernes : songeons aux nouvelles codifications fixant l’âge légal du mariage à 18 ans révolus pour les hommes et 16 ans pour les femmes.

Malgré l’intangibilité incontournable de la Parole de Dieu révélée par le prophète des changements radicaux ont pu avoir lieu : la rédaction de codes divers souvent inspirés par des codes occidentaux, notamment français ; comme exemple prenons l’avènement d’un droit syndical et d’une législation du travail ; les progrès réalisés sur le plan des droits de la femme : abandon du voile, la reconnaissance du droit de la femme au travail, à la participation aux élections et à la vie publique. Et l’on sait que la codification du statut personnel musulman a permis d’améliorer ou d’aménager certaines règles de la Charia (Exemple de l’Egypte, la Jordanie, la Tunisie et l’Irak).

A dire vrai beaucoup de pays islamiques ont pris l’option de se détacher de la Charia et ont codifié avec succès leurs lois. Preuve en est le mouvement de codification dans les pays du Proche-Orient où le législateur a su adapter un droit local à l’influence occidentale, notamment française (laïque). Le Majallat ottoman fut adopté par plusieurs pays : Libye, Syrie, Liban (jusqu’à 1932), Irak. D’autre part la plupart des pays arabes sont actuellement dotés de constitutions (sauf l’Arabie Séoudite et Oman pour lesquels le Coran est l’unique constitution), toujours plus ou moins islamiques, mais en même temps de couleur laïque. D’ailleurs même dans le passé et alors que loi islamique ne prévoit initialement aucune séparation des pouvoirs, une séparation de fait s’est produite lorsque les califes étaient obligés de déléguer certains pouvoirs à d’autres autorités : Imam, ministres (wisirs, sultans..).

Cette volonté de laïciser le droit en gestation est spectaculaire dans l’article premier du Code civil égyptien : " A défaut d’une disposition législative applicable, le juge statuera d’après la coutume et, à son défaut, d’après les principes du droit musulman. A défaut de ces principes, le juge aura recours au droit naturel et aux règles de l’équité ". Les principes du droit musulman viennent en troisième lieu, preuve de la prise de conscience du législateur, inconsciente peut être, de l’incapacité croissante des textes religieux à régir les détails complexes et variés des multiples situations.

Certes il existe des principes contraires aux droits de l’homme : exemple relatif au statut personnel: " l’inexistence d’une vocation successorale entre un musulman et un non-musulman ". Aussi le fait que la famille est nécessairement légitime, qu’il n’existe pas de parenté " naturelle " hors mariage, juridiquement reconnue. L’exclusion du droit du mariage de toute possibilité d’adoption serait contraire aux droits de l’homme : art 1 de la dudh, et art. 2 (non discrimination, art. 3 " droit à la vie… ". D’ailleurs pour ce qui concerne le mariage et la famille le statut personnel musulman (et chrétien aussi qanoun al a’ila) ne respectent pas l’article 16-1 de la dudh qui énonce que l’homme et la femme ont des droits égaux au regard du mariage, durant le mariage et lors de sa dissolution. Ceci serait contraire aussi à l’article 7 de la constitution libanaise.

S’il est difficile d’imaginer un statut islamique admettant la laïcité, la neutralité des pouvoirs publics à l’égard de la religion, la séparation du spirituel et du temporel, du fait du caractère global de l’Islam, il est un exemple où un Etat musulman laïc a pu être imaginé par un homme pas comme les autres : Mustapha Kemal Ataturk. Il a pu instituer dans un pays musulman un régime laïc séparant la religion islamique de l’Etat : il a supprimé les contraintes vestimentaires concernant les femmes, interdit la polygamie, supprimé les privilèges des ordres religieux, autorisé la vente des boissons alcoolisées.

 

L’on sait aussi que pour de nombreux musulmans l’islam reste un texte religieux, non un texte politique ; donc une vision complètement laïque des choses qui pèse positivement sur le droit musulman et rend la réception des droits de l’homme plus aisée.

Voici quelques mots de manière très générale sur le droit musulman, les possibilités d’interprétation du texte religieux et sur le fait que le droit musulman s’est laïcisée inconsciemment, par la force des choses, inéluctablement, transformation naturelle je dirais, à travers les codifications, et surtout l’emprunt aux systèmes juridiques occidentaux, notamment français. Je reviendrai sur ces questions au cours de mon exposé, plus techniciste, sur la réception des droits de l’homme en droit administratif libanais.

La réception des droits de l’homme en droit administratif libanais

Comment se fait la réception des droits de l’homme en droit administratif libanais ? Quelles sont les dispositions constitutionnelles d’accueil ? Comment le juge administratif libanais prend-il en considération l’évolution des droits de l’homme dans ses décisions jurisprudentielles? Dans quels domaines ? Quel accueil peut offrir le contexte multicommunautaire libanais ? D’autres interrogations surgiront. Cet article veut surtout lancer des pistes de recherches, à travers une recherche juridique comparative, notamment entre le droit libanais et français.

 

 Approche théorique

Si l’idéologie des droits de l’homme a comme fondement " l’idée que tous les êtres humains possèdent une nature universelle qui est conforme à la raison ", il s’avère que ces droits ne sont pas si universels qu’ils en donnent l’air. Sinon, comme le dit François Vallançon, " les juristes feraient mieux de se croiser les bras et d’aller à la pêche à la ligne". En effet, on peut légitimement ne pas donner l’oreille à ceux qui doutent de l’universalité des droits de l’homme, mais on ne peut nullement ne pas voir que ces droits sont de mille couleurs, selon les pays, les contextes. Les deux positions sont justes. A chacun son angle " honnête " de vue. Qu’est-ce la liberté de la personne humaine ? Qu’est-ce une administration responsable des dommages causés par elle aux particuliers? Quel rapport établir entre dignité des hommes, revenu minimum vital, effort personnel, liberté de commerce…? Si, déjà, nous ne sommes pas d’accord sur la définition des droits

de l’homme, à quoi bon analyser leur universalité!

Mais justement, et si on commençait par les droits de l’homme les moins problématiques ? Or la plupart d’entre eux, à mes yeux, sont compréhensibles, saisissables: la liberté d’expression, l’égalité, la dignité des citoyens, la liberté syndicale, la présomption d’innocence.. Disons qu’il faut bien se faciliter la tâche. Soit donc les droits de l’homme " synthétisés dans les trois mots : liberté, égalité, fraternité ", et actuellement moulés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Soit aussi, en guise de rappel rationnel, que chaque pays a participé directement ou indirectement, et dans une certaine mesure, à l’élaboration de ces droits, étant donné que toute révolution dans le monde est, entre autres, le fruit des efforts accumulés par l’humanité tout entière. Cependant, ces droits, dans leur forme actuelle, ont été façonnés par une main occidentale. Dans les pays du sud les attitudes sont diverses : pour les uns ce sont des droits étrangers, les droits de l’homme occidental; pour les autres, qui les adoptent sans réserve, ce sont des droits d’origine universelle, et quasi-orientale avant tout (héritage perse, grec, voire phénicien); pour d’autres encore il y a une sélection à opérer: certains droits seraient bons à prendre, d’autres, trop occidentaux et différents pour avoir droit de cité.

Le Liban adopte volontiers les droits de l’homme de 1948; plus: il considère qu’il en était un des fondateurs. Toutefois, le contexte du pays, sa formation multiconfessionnelle, l’héritage totalitaire dans la région arabo-musulmano-ottomane, tout cela fait que la réception des droits de l’homme dans le système juridique libanais se fait dans un contexte " psychologique " difficile. Certains sont fanatiquement pro-droits de l’homme; d’autres violemment hostiles; La problématique devient cruciale lorsque l’on sait que parmi la première catégorie, certains (juges, hommes politiques..) sont fanatiquement pro-droits de l’homme en général mais rejettent aussi fanatiquement certains d’entre eux jugés inapplicables au Liban. Plus encore: même ceux qui voudraient les appliquer (juges administratifs) sont parfois refoulés et contraints par le contexte politique (liberté d’expression), économique (responsabilité administrative) et social (égalité entre les sexes) à opérer une sélection rigide, qui ne peut que prendre la forme d’un collage, d’un bricolage, qui paraît à la fois sympathique et égocentrique.

Le schéma ainsi dessiné, les difficultés annoncées, je survolerai certains domaines du droit libanais, afin de percevoir la manière dont certains droits de l’homme sont reçus dans les textes et par le juge, notamment administratif, et les itinéraires pris par rapport à la source, le droit français. Démarche critique, je tenterai de déceler l’attitude socio-philosophique du juge libanais: nécessairement, la démarche sera comparative. Non seulement puisque cette recherche porte sur le droit libanais, qui a beaucoup emprunté au droit français, mais puisque toute recherche relative aux droits de l’homme, donc à l’application de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ne peut qu’être comparative, en dehors du débat entre " unification/harmonisation". D’autre part, il n’est de recherche juridique en dehors de la philosophie; il n’est de recherche en dehors de la science; car le droit ne poursuit pas la vérité, celle-ci ressortissant de la philosophie, et Kelsen nous abuse, comme le dit Michel Villey, " lorsqu’il veut faire du juriste un savant pur ".

A- Les composantes de la légalité

Ce sont les règles que l’administration, dans les différentes facettes de son action, doit respecter. Certaines de ces règles proviennent de l’extérieur comme la constitution et les lois, d’autres émanent de l’administration elle-même, je veux dire les actes administratifs unilatéraux. L’on devine ici qu’il s’agit de la notion de l’Etat de droit considérée aujourd’hui comme incarnant le renouveau du droit constitutionnel, source de tous les droits.

1- La constitution et son préambule

Les dispositions que contient la constitution prévalent sur toutes les autres règles, et l’administration doit sans aucun doute se comporter conformément à ces dispositions. D’autre part la constitution contient des règles fondamentales philosophiques, sociales et politiques au sein de ses articles ou bien dans le préambule (art 7-13 de la constitution libanaise par exemple). Le juge peut y puiser de nombreuses règles en cas d’absence ou d’ambiguϊté de texte.

Le problème du préambule de la constitution se pose alors: a-t-il une force juridique? Cette problématique se pose pleinement en droit libanais depuis le dernier amendement constitutionnel du 21/9/1990 conformément aux accords de Taëf qui a introduit dans notre constitution un préambule. Dans le préambule de la constitution française de 1958 le peuple français déclare son attachement aux droits de l’homme et aux principes de la souveraineté nationale, tels qu’ils sont déterminés par la Déclaration de 1789; ces principes furent affirmés et complétés par le préambule de la constitution française de 1946. Malgré les hésitations et les contradictions dans les opinions des auteurs, la tendance générale aujourd’hui (opinion du doyen Vedel par exemple) trouve que les dispositions contenues dans le préambule ne sont pas seulement des expressions générales sans influence sur le droit positif, bien au contraire elle ont une force juridique. On sait que cette question acquiert une plus grande importance en présence d’un conseil constitutionnel. En l’absence d’un conseil constitutionnel les lois restent insusceptibles d’annulation, surtout que la juridiction administrative et judiciaire ne peuvent contrôler la constitutionnalité des lois. Nous partageons l’idée selon laquelle les droits et les libertés que garantit la constitution dans son préambule ou dans les textes auxquels se réfère le préambule ont une valeur positive et constitutionnelle (sinon pourquoi figureraient-ils dans le préambule?). Vedel dirait "ils prendraient un sacré coup". Le Conseil constitutionnel français a déjà affirmé cette valeur, notamment dans la célèbre décision du 16 juillet 1971 où il a intégré pour la première fois au bloc de constitutionnalité le préambule de la constitution de 1958 et " par une cascade de renvois, la Déclaration des Droits de l’homme et du Citoyen de 1789, le Préambule de la constitution de 1946, ainsi que les principes reconnus par les lois de la République; le jeune Conseil constitutionnel libanais a suivi en déclarant dans deux décisions 1/97 et 2/97 de 1997 que " les principes figurant dans le préambule de la constitution sont une partie intégrante de la constitution et jouissent de la même valeur constitutionnelle que celle des autres dispositions de la constitution ". On peut peut-être dire que si pour le Conseil constitutionnel français les principes de 1789 formait le noyau de référence, la " fierté " de référence, pour le Conseil constitutionnel libanais cette fierté est constituée par la Déclaration universelle des droits de l’homme (et les Chartes de l’ONU). Dans ces deux décisions les recours étaient présentés contre deux lois n° 654 et 655 du 24/7/1997 relatives à la prorogation du mandat des conseils municipaux (pour la première) et des moukhtars (pour la seconde) jusqu’au 30/4/1999. Il faut dire que les dernières élections municipales et des moukhtars avaient eu au Liban en 1963. Depuis cette date on ne faisait que proroger ces mandats surtout que les événements sont venus justifier, dans une certaine mesure, de telles mesures. Ainsi toutes les municipalités étaient soit dissoutes, soit fonctionnaient avec les mêmes personnes depuis plus de 35 ans. Après le dernier amendement constitutionnel de 1990 effectué sur la base des accords de Taëf un " événement constitutionnel" radical s’est produit: la constitution libanaise s’est doté d’un préambule. Six ans après la fin de la guerre et devant les réclamations incessantes des citoyens et des parlementaires pour organiser des élections municipales et des moukhtars le gouvernement libanais décide de soumettre un projet de loi urgent qui aboutirait à l’organisation de nouvelles élections. Mais la surprise fut que le chef du gouvernement décida de retirer ce projet, et finalement le parlement libanais décida de donner son accord à la demande du gouvernement et de proroger les mandats des conseils municipaux et des moukhtars jusqu’au 30/4/1999. Des parlementaires présentèrent une demande d’annulation de cette loi. Dans ces deux décisions le conseil constitutionnel, utilisant les mêmes termes, commence par dire que " les principes contenus dans le préambule de la constitution sont considérés comme étant partie intégrante de la constitution et jouissent d’une valeur constitutionnelle, de la même manière que les autres dispositions de la constitution ". Il est intéressant de suivre le raisonnement du Conseil constitutionnel libanais afin de pouvoir dégager sa position à l’égard des droits fondamentaux contenus dans le préambule ou auxquels ce dernier se réfère. L’importance de ces deux décisions réside surtout dans cette attitude qui engage le juge constitutionnel sur la voie du respect des droits de l’homme, attitude qui apporte un changement radical dans l’ordonnancement juridique libanais.

Le Conseil constitutionnel suit le raisonnement suivant: il est vrai que le parlement, dit-il, jouit de compétences larges au niveau législatif, mais il reste tenu de respecter la constitution et les dispositions de valeur constitutionnelle. Le Conseil rappelle ce que dit le paragraphe "c" du préambule. La démocratie, dit le prestigieux tribunal, se réalisant surtout " dans la participation des citoyens à la vie publique et à la gestion des affaires publiques ". "La démocratie n’a pas uniquement un aspect politique, elle a un aspect administratif qui concerne la participation des collectivités locales à la gestion de leurs propres affaires à travers des conseils élus "..." Etant donné que dans la législation actuelle les collectivités locales sont représentées par les municipalités qui jouissent de la personnalité morale et de l’autonomie financière et administrative.. ". Puis le Conseil constitutionnel cite l’article 7 de la constitution qui stipule que " tous les Libanais sont égaux devant la loi, ils jouissent également des droits civils et politiques et sont également assujettis aux charges et devoirs publics, sans distinction aucune", avant d’insister sur le fait que le droit de vote est un des droits constitutionnels qui incarnent le principe démocratique, et est lié à un autre principe constitutionnel, celui de la périodicité des élections qui signifie que le droit électoral (d’élire et d’être élu) doit s’exercer périodiquement: ici le Conseil invoque à l’appui de l’exigence de la périodicité des élections le paragraphe "b" de l’article 25 du pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU du 16/12/1966 ratifié par le Liban en 1972. Pour le Conseil le parlement ne pouvant déroger à ces principes que dans les circonstances exceptionnelles. Or la prorogation en question ne saurait être justifiée aux yeux du conseil par des circonstances exceptionnelles, ce qui contredit " l’article 7 de la constitution et empêche les collectivités locales de gérer leurs propres affaires en application de la conception démocratique qui figure dans le préambule ". Ainsi le Conseil constitutionnel annule sur la base de ces motifs les deux lois 654 et 655 relatives aux élections municipales et des moukhtars.

Deux choses nous intéressent particulièrement dans ces deux décisions : 1) d’abord le fait que le préambule de la constitution est considérée par le Conseil constitutionnel libanais comme ayant valeur constitutionnelle; 2) la vision extensive adoptée par le Conseil à l’égard du préambule de la constitution et notamment du paragraphe b,lorsque, pour justifier l’exigence de la périodicité des élections, il se réfère au paragraphe "b" de l’article 25 du pacte international relatif aux droits civils et politiques de l’ONU ratifié par le Liban en 1972, ce qui prouve que le préambule englobe aussi les textes auxquels il renvoie, notamment la Déclaration universelle des droits de l’homme et les Chartes et conventions (mawathiq) de l’ONU.

Au contraire du Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat s’appuie bien rarement sur le préambule de la constitution; en revanche il s’appuie sur les principes généraux du droit. Mais si le Conseil d’Etat français ne s’appuie pas systématiquement sur le préambule, il cite explicitement les principes de 1789, et les principes particulièrement nécessaires à notre temps formulés dans le préambule de 1946 auquel se réfère celui de 1958. Quoi qu’il en soit, il faudrait reconnaître que le préambule de la constitution fait partie intégrante de la constitution et constitue une grande réserve dans laquelle le juge constitutionnel et administratif puisent des idées, toutes les fois où ils constatent une violation flagrante des principes philosophiques généraux pivotant autour des droits de l’homme. Mais on ne peut qu’affirmer en même temps que les principes déclarés dans les préambules ne sont pas toujours d’une clarté décisive; ce sont des idées-orientations générales qui ouvrent souvent la possibilité de l’interprétation. Toutefois, il serait important de relativiser cette idée: la possibilité de l’interprétation ne doit pas nous faire oublier que, si certains droits (ou concepts) peuvent recevoir diverses interprétations (certaines applications de la dignité de la personne humaine par exemple), la plupart d’entre eux devraient imposer une interprétation globalement unique.

Malgré cela l’engagement du Liban à respecter la Déclaration universelle des droits de l’homme constituera sans nul doute une boussole qui oriente les décisions du juge dans le sens de cette Déclaration. Les deux décisions du Conseil constitutionnel 1/97 et 2/97 citées plus haut engagent inéluctablement la jurisprudence libanaise dans le sens de l’affirmation des droits humains. En l’absence d’une loi qui fait écran " étanche " le juge libanais, s’appuyant sur le précédent constitutionnel de 1997, va pouvoir se promener comme bon lui semble sur le boulevard des droits de l’homme.

En droit libanais, de même qu’en droit français, le juge ordinaire ne peut pas contrôler la constitutionnalité des lois, la loi faisant écran entre l’acte administratif et la constitution; Mais à vrai dire cette règle ne s’applique que lorsque la loi est contraire à la constitution de manière qui ne prête à aucune ambiguïte; dès que la loi supporte plusieurs interprétations, rien n’interdit le juge libanais d’interpréter les règlements dans le sens de la conformité à la constitution, et donc à la Déclaration des droits de l’homme et aux grandes Chartes de l’ONU.

De même qu’en France la Convention européenne des droits de l’homme occupe une place primordiale, tant elle est invoquée devant le juge administratif (recours pour excès de pouvoir contre des actes administratifs), nous estimons qu’en droit libanais les dispositions de la Déclaration universelle des droits de l’homme, surtout en l’absence d’une convention arabe des droits de l’homme ayant valeur de règle positive et impérative, doivent occuper la place qui est aujourd’hui celle de la Convention européenne des droits de l’homme, en tant qu’ensemble de règles protégeant les libertés et les droits du citoyen européen.

2- Les traités

L’article 2 du code de procédure libanais accorde la primauté aux conventions internationales sur les lois; à fortiori les traités prévalent sur les actes administratifs. Cependant la jurisprudence administrative libanaise est encore loin derrière la jurisprudence française "Nicolo". Dans cet arrêt le CEF décide que les dispositions de la loi électorale postérieure (adoptée en 1977) ne sont pas incompatibles avec les stipulations claires du traité de Rome du 25 mars 1957 instituant les Communautés économiques européennes. Il est important que le juge libanais suive son homologue français, plus courageux: dans des décisions récentes le Conseil d’Etat français a même accordé la suprématie aux règlements et directives émanant d’organismes européens sur les lois internes postérieures, à cause du rapport étroit existant entre ces règlements et les traités européens. Les droits de l’homme ne peuvent frayer leur chemin tant que le juge libanais reste attaché " chauvinement " à la loi parlementaire, voire aux actes administratifs pris par les autorités administratives, puisque le juge libanais, n’a pas encore fait le pas qui consiste à accorder de manière générale la primauté aux conventions internationales sur des lois, même antérieures. Et surtout il n’a pas encore fait le pas qui consiste à interpréter extensivement (dans le sens de la sauvegarde des droits de l’homme) les conventions internationales, et notamment les deux pactes internationaux évoqués plus haut. Si le juge libanais se mettait à accorder la primauté aux traités, interprétés extensivement dans le sens des droits de l’homme, sur les lois antérieures, il y aurait eu révolution jurisprudentielle. mais c’est trop demander: la loi est encore là comme un mur insurmontable. Le juge libanais, même lorsqu’il adopte un système juridique continental, son comportement timide est bien visible: il suffit de constater qu’il n’applique pas les traités internationaux, même en l’absence d’une loi. Prenons un exemple relatif au droit du travail (relations individuelles de travail, droit de la fonction publique) : le juge libanais ne donne pas droit de cité au principe de non-discrimination entre les hommes dans l’emploi, alors que ce principe se trouve dans plusieurs textes internationaux ratifiés par le Liban (convention de l’OIT n°111).. Or il serait absurde de porter plainte au Liban contre un employeur (Etat ou employeur privé) qui pratique la discrimination à l’embauche, en refusant par exemple d’embaucher des salariés syndiqués. C’est dire que, quand bien même les traités sont ratifiés, la dudh signée, le droit s’expose à des obstacles relatifs au contexte du pays, à son histoire, ses conceptions, ses moyens, son économie. Le juge ne plane pas au-dessus de la société. Le juge, c’est un style de vie.

3- Application de la loi

Dans Ie système juridique Iibanais Ia loi occupe une place primordiale en raison de l’absence de dispositions constitutionnelles qui déterminent pour le pouvoir législatif les matières législatives, à l’instar de l’article 34 de Ia constitution française. Dans certains cas, le juge a la possibilité de faire bonne réception des droits de l’homme en appliquant tout simplement la loi interne, et à vrai dire en appliquant la loi dans le sens des droits de l’homme; même dans ces cas, une certaine dose de courage est exigée, voire d’amour pour les droits de l’homme. Nous nous contentons d’un exemple: selon l’article 2 de la loi libanaise relative aux associations du 3 août 1909, la constitution des associations n’est pas soumise à une autorisation préalable; il suffit de déposer le dossier de constitution de l’association pour que l’acte de constitution soit accompli: acquisition de la personnalité juridique et droit d’ester en justice. C’est ce que décide le juge administratif libanais dans un arrêt récent. Lorsque les fondateurs d’une association déposent leur demande, ils portent tout simplement à la connaissance des autorités publiques la constitution de leur association (ils donnent "  llm wa khabar "). Or les autorités libanaises, surtout dans la période après guerre, ne permettaient le fonctionnement des associations qu’une fois celles-ci reçevaient une réponse positive (sorte d’autorisation appelée paradoxalement " Ilm wa khabar ", c’est-à-dire " dépôt de dossiers "), donc après enquêtes qui peuvent durer plus d’un an. Cet arrêt du Conseil d’Etat libanais met fin à une pratique autoritaire, en faisant tout simplement appel à l’application de la loi. Pour l’Etat l’association n’est pas constituée puisqu’elle n’a pas encore reçu le " Ilm wa khabar " (publié nécessairement dans le journal officiel). Le juge passe outre cette exigence et se fie à une interprétation extensive de la loi pour sauver un droit fondamental des citoyens, la liberté de constitution des associations. On ne peut qu’espérer que cet état d’esprit libéral continue à évoluer dans le sens d’un plus grand respect des droits de l’homme. Mais nous allons voir que cela n’a pas été toujours le cas, notamment en ce qui concerne l’application des principes généraux du droit, où le raisonnement du juge aboutit à adopter des décisions peu libérales.

- L’inconstitutionnalité des lois

Notre article 2 du code de procédure civile interdit au juge de déclarer la nullité d’un acte législatif pour non conformité à la constitution, mais si la déclaration de nullité est prohibée, la non-application de la loi à travers l’exception d’inconstitutionnalité devrait être tout à fait admise, ce qui est plus respectueux des droits de l’homme. De même l’article 105 du statut du Conseil d’Etat libanais stipule qu’on ne peut présenter un recours en excès de pouvoir que contre des actes administratifs exécutoires et interdit de présenter des recours en annulation contre des actes à caractère législatif ou judiciaire. Ce qui est prohibé c’est donc l’action directe, non l’action indirecte. Pourquoi le juge administratif libanais prend-il une attitude hostile alors qu’il pouvait très bien admettre l’exception d’inconstitutionnalité. Si le juge français se mettait à admettre l’exception d’inconstitutionnalité, le juge libanais suivra-t-il? L’étude comparative apporte une réponse affirmative: le juge libanais suivra, mais timidement et sélectivement.

 

4- Les principes généraux du droit

L’importance des principes généraux du droit (PGD) se trouve dans le fait qu’ils enrichissent le contenu de la légalité administrative et renforcent le pouvoir du juge administratif dans le sens de la restriction de la marge du pouvoir discrétionnaire de l’administration. Nul besoin de signaler ici le lien étroit existant entre les droits de l’homme et les PGD. Le juge administratif français a fondé cette notion en particulier pour améliorer la relation citoyen-administration dans un sens plus juste et égalitaire, donc qui met fin au rapport de domination qui gouvernait cette relation. Les principes généraux du droit sont à notre avis un outil pour mettre en application les droits de l’homme et notamment les principes qui figurent dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Le juge administratif libanais a adopté cette théorie sans hésitation, en se réservant la faculté de choisir ce qui convient au contexte libanais, quoique parfois de manière fort sélective. Il fait siennes des décisions telles que "Veuve Trompier-Gravier" (droit de la défense), ou " société des concerts du conservatoire " (principe de l’égalité).

a- Le principe de l’égalité

Sans doute, le principe de l’égalité est-il le plus important entre tous les principes généraux du droit auxquels le juge administratif libanais se réfère. C’est d’abord l’article premier de la dudh : Tous les êtres naissent libres et égaux… " ; et l’article 7 : " Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi… ". Selon le Conseil d’Etat libanais lorsque l’administration s’impose des règles juridiques visant la sauvegarde des droits des citoyens relatifs aux services qu’ils rendent à l’Etat, elle doit, en vertu du principe d’égalité, appliquer ces règles à tous les citoyens se trouvant dans la même situation ". Dans un arrêt du Conseil d’Etat libanais il est décidé par exemple que le fonctionnaire qui accomplit d’autres tâches que celles que sa fonction principale exige, pourra en vertu du principe d’égalité entre les fonctionnaires, réclamer le surplus de salaire qui lui est dû. Mais encore faut-il que le recours s’appuie sur de réelles motivations. Le Conseil aurait pu recourir aussi dans ce cas au principe de l’enrichissement sans cause, qui est un droit à rattacher au principe d’égalité. Mais aussi à l’article 23-2 de la dudh: " Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal ". Cependant pour appliquer le principe d’égalité, le juge administratif libanais exige de réelles motivations. Bien entendu le principe d’égalité doit être regardé extensivement. Rien dans la dudh n’évoque la notion de responsabilité de l’Etat, de l’administration, en dehors de la notion d’égalité. Le droit administratif fonde la responsabilité administrative sur la notion de faute et sans faute. Nous pensons que dans les deux cas la toile de fond est constituée par la notion d’égalité. Lorsque l’administration commet une faute préjudiciable, n’est-ce pas, sans le dire, sur la base de l’article 7 de la dudh (tous sont égaux devant la loi…) que le juge administratif engage la responsabilité de l’administration. Ne fait-il pas référence, sans le dire expressément, aux dispositions du code civil.

Ainsi le principe d’égalité a pour corollaire le devoir pour l’administration d’indemniser les particuliers lésés par l’action administrative. En cas de force majeure, guerre par exemple, il n’y a pas lieu à indemnisation. Le tout est de savoir quand, pour le juge libanais, il y a force majeure. Durant les événements de 1958 au Liban, l’armée libanaise avait occupé des domiciles pour des besoins sécuritaires, et des requêtes pour indemnisation furent présentées. Dans son interprétation de l’événement militaire le Conseil d’Etat libanais suit un raisonnement trop restrictif pour être conforme aux droits de l’homme, même si l’on concède que "tout événement militaire ne doit pas être considéré comme un événement de guerre ". En effet les événements de 1958 ne constituent pas à ses yeux un état de guerre, mais des actes de violence nécessitant l’intervention des forces armées pour rétablir l’ordre et la paix. Il applique dans ces cas le principe d’égalité devant les charges publiques.

Il faudrait signaler que le juge libanais se réfère de moins en moins à la théorie des principes généraux du droit. Il s’y réfère avec ambiguïté. Nous pouvons dire donc que cette théorie est en déclin au Liban; elle le serait aussi en France, mais pour d’autres raisons. En France la raison du déclin se trouverait dans la multiplication des sources formelles du droit. Au Liban, il faudrait creuser ailleurs pour trouver des raisons: le contexte de la guerre dans les dernières vingt années, un certain mépris, chez le juge, "mépris inconscient " peut-être, des notions abstraites, et pourquoi pas une certaine crainte " politique " des droits de l’homme…

b- libertés publiques et droits individuels

Les libertés publiques et les droits individuels occupent un large espace au sein des principes généraux du droit. Dès que le juge trouve que telle liberté est menacée, en l’absence d’un texte, il s’appuie sur la notion de principe général du droit pour la consacrer, sauver, en toute fidélité aux grands textes constitutionnels, mais surtout pour ce qui concerne le juge administratif, et sans avoir toujours besoin de le dire, aux textes relatifs aux droits de l’homme: la dudh et les deux pactes internationaux. D’abord l’article 18 de la dudh. Et l’article 19 (liberté d’opinion et d’expression). Le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme n’énonce-t-il pas " l’avènement d’un monde où les hommes seraient libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère ". Il s’agit là d’une conception civique et laïque. Laïque car peu importe les différences idéologiques; et civique puisque " la libre expression des opinions et des idées constitue la condition indispensable à l’exercice des droits des citoyens ". Le juge libanais peut s’appuyer, en matière de liberté de pensée et d’opinion, sur les stipulations du pacte international relatif aux droits civils et politiques, ayant plus de valeur que la dudh, aux yeux de certains auteurs. Mais la jurisprudence libanaise serait plutôt de l’autre bord de " Barel ", puisqu’il avait eu des positions peu conformes aux exigences des textes sur les droits de l'homme (affaire Chawi). Nous pensons que la jurisprudence libanaise s'oriente actuellement vers une position plus respectueuse de la liberté d'opinion et des libertés publiques en général. On peut dire que la position du juge administratif libanais est donc entachée d'une forte ambiguïté, voire une ambivalence: dans certaines décisions il va montrer son attachement au principe de liberté (entendu au sens large: liberté de parole et d'expression, liberté de constitution des associations) mais pas dans d'autres. Ainsi les décisions sont sans doute colorées politiquement. Citons encore l’affaire "Héritiers Youssef Hatem" ou au contraire de " Chawi " le juge libanais manifeste son attachement à l'idée de liberté d'opinion en tant que principe général de droit, alors qu'il aurait pu se contenter de s'appuyer sur le seul article 13 de la constitution qui stipule: " La liberté d’exprimer sa pensée par la parole ou par la plume, la liberté de la presse, la liberté de réunion et la liberté d’association sont également garanties dans les limites fixées par la loi" .

Comme nous l'avons dit, les principes généraux du droit offrent l'occasion au juge administratif de mettre en oeuvre les droits de l'homme. Citons aussi par exemple le principe de la continuité des services publics. Néanmoins, le droit de la défense reste un principe général du droit par excellence, défendu par le juge administratif libanais. Depuis longtemps ce dernier applique le droit de la défense, en tant que principe général de droit. Dans un arrêt récent " Hyam Ismaïl ", le Conseil d’Etat libanais se réfère au droit de la défense sans évoquer la théorie des principes généraux du droit.

D’autre part, le Conseil d’Etat libanais applique le principe selon lequel " pour tout travail un salaire " (ou toute peine mérite salaire)" dans deux affaires semblables où l’administration confie elle-même à ses fonctionnaires des tâches supplémentaires: C.E.L. du 15.11.1972, " docteur Joseph HRAWI ", n°363, Majmoua Idaria (M.I.) 1973, p. 75.

c- Le principe général du droit: Al Adl wal Insaf (Justice et équité).

Le principe " justice et équité" ou si l’on peut dire le devoir de rendre justice à quelqu’un , ou encore tout simplement le principe de l’équité. " Justice et équité " serait l’expression la plus fidèle aux termes employés en arabe par le Conseil d’Etat libanais. Le premier arrêt qui a appliqué les principes " justice et équité" date de 1935 : C.E.L. du 3.6.1935, n°60, Nachra qadaia, anciennes décisions, t. III, p. 175. On peut dire que c’est un principe propre à la jurisprudence administrative libanaise; il offre une immense liberté de mouvement au juge, et donc d’énormes possibilités de référence aux droits de l’homme. Le principe " libanais " " justice et équité " recoupe ou englobe le " droit à un procès équitable ". Il peut englober certainement le principe selon lequel doivent être soumis, même sans texte, à un contrôle de légalité, les actes administratifs. L’arrêt français " Dame Lamotte " illustre ce principe. Nous apercevons ici une application directe de la dudh et notamment de l’article 10. Le recours pour excès de pouvoir présente un caractère d’ordre public, ce qui implique l’impossibilité de renoncer d’avance à l’exercer. Le juge libanais adopte complètement le principe dégagé par " Dame Lamotte ". Dans un arrêt " Fouad Haddad ", le Conseil d’Etat libanais n’atteint pas le plafond de " Dame Lamotte " mais il semble qu’il tente de le dépasser du moins dans l’intensité de la formulation. Le Conseil annule une décision prise par le Conseil disciplinaire supérieur relative à la révocation d’un fonctionnaire. Selon la loi les décisions du Conseil disciplinaire supérieur sont insusceptibles de recours, y compris le recours pour excès de pouvoir. Mais le Conseil disciplinaire avait pris sa décision sur la base d’une décision de renvoi illégale, puisque entachée de vice d’incompétence. Le Conseil d’Etat saisit l’occasion et dit qu’il reste la juridiction compétente pour connaître de la régularité des décisions du Conseil disciplinaire entachées de vice d’incompétence. Ensuite il adopte une position théorique dans laquelle il affirme sa volonté de contrôler l’action administrative, à travers le jeu de l’interprétation et même en présence de textes qui l’en interdisent: " cette interprétation, dit le Conseil d’Etat, est conforme aux principes généraux du droit auxquels il faut recourir toutes les fois que les textes comportent des dispositions contraires à ces principes de manière flagrante (comme celles qui interdisent tout recours pour excès de pouvoir). Et le conseil de continuer : "le juge dans ces cas doit faire son possible pour minimiser la portée de ces dispositions dans le but d’assurer la primauté des principes généraux sur les dispositions légales, étant donné que ces textes comportent des dispositions exceptionnelles qu’il convient d’appliquer de manière exclusive et étroite ". Il est vrai que la requête dans cette affaire a été présentée en 1972 pour n’être jugée qu’en 1992. Par rapport à "Dame Lamotte" c’est un arrêt récent. Est-il légitime de voir un dépassement de "Dame Lamotte". En effet dans ce dernier comme dans d’autres arrêts français ayant appliqué cette jurisprudence il n’a jamais été question de loi interdisant le recours pour excès de pouvoir expressément: on était toujours devant des décisions administratives insusceptibles d’aucun recours, et ce n’est que par un jeu d’interprétation peu innocent que le Conseil d’Etat français feignait supposer que le législateur ne voulait certainement pas priver les requérants du recours pour excès de pouvoir "qui leur est ouvert, en cette matière comme dans toutes autres, en vertu des principes généraux du droit".  Il est inadmissible dans un Etat de droit que le pouvoir législatif interdise, tout bonnement, le recours pour excès de pouvoir contre les décisions prises par les autorités administratives. C’est une exigence minimum d’un Etat de droit. Les droits de l’homme sont ici en question. Une telle interdiction serait également et surtout contraire aux normes et principes de valeur constitutionnelle: dans une décision du 21 janvier 1994 (93-335 DC, p. 40), confirmée par une décision du 9 avril 1996 (96-373 DC), le Conseil constitutionnel français a rattaché le droit des individus à un recours effectif devant une juridiction en cas d'atteintes substantielles à leurs droits à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui fait partie du bloc de constitutionnalité. A dire vrai, il ne s’agit pas d’un dépassement de " Dame Lamotte ", il y a tout simplement l’expression d’un souci chez le juge libanais, d’une volonté d’accorder la primauté aux grands principes de justice et d’équité, aux droits de l’homme sur des textes qui doivent toujours être lus à la lumière de cette boussole. S’il n’y a pas dépassement de "Dame Lamotte", il y a dans cette formulation un juge qui exprime une volonté d’acquérir une réelle indépendance. Et de ce fait il donne beaucoup aux droits de l’homme.

d- Le principe de la représentation confessionnelle

C’est un principe général du droit proprement libanais, puisqu’il concerne une particularité de la société libanaise. Mais depuis le dernier amendement de la constitution libanaise (1990) suite aux accords de Taëf, il ne fait plus partie des principes généraux du droit. C’est que l’ancien article 95 de la constitution libanaise imposait de prendre en considération l’appartenance confessionnelle dans la répartition des fonctions publiques. C’est pourquoi le principe de la représentation communautaire (mabda’ al tamthil al ta’ifi) figurait dans les recueils administratifs sous la rubrique " principes généraux du droit ". Depuis 1990 le nouvel article 95 est venu supprimer en grande partie le confessionnalisme politique, jugé responsable, entres autres raisons, de la guerre libanaise. Pour réaliser que les droits de l’homme ne sont pas aussi universels qu’on ne le pensait, il faut venir au pays du cèdre. Il faut lire des arrêts du Conseil d’Etat libanais (d’avant 1990) qui impose le principe de la répartition confessionnelle, et donc une grande inégalité, étant donné que ce n’est plus le mérite qui est le seul critère. Ceci est certes en contradiction flagrante avec l’exigence minimum de la Déclaration des droits de l’homme, des deux pactes internationaux, voire de la constitution libanaise elle-même, qui prévoit, paradoxalement, dans un autre article (l’article 7): " Tous les Libanais sont égaux devant la loi. Ils jouissent également des droits civils et politiques et sont également assujettis aux charges et devoirs publics, sans distinction aucune ". Malgré le nouvel article constitutionnel (95) qui a supprimé la répartition confessionnelle dans les fonctions publiques, à l’exception des fonctions de première catégorie, on sait que cette règle de répartition confessionnelle reste appliquée de nos jours au mépris de la constitution et en toute bonne conscience, à telle enseigne qu’on se demande s’il ne valait pas mieux garder l’ancien article 95 jugé maintenant plus " honnête ". Devant cette situation les droits de l’homme ne savent quoi dire. Antoine Messarra, dans un article sur " les droits fondamentaux de l’homme dans le système politique libanais ", va plus loin: il estime que l’interprétation homogénéisante des droits de l’homme sert à " dénigrer ces sociétés (comme la société libanaise) rapidement rangées comme des cas spéciaux, anachroniques, ou non viables en vertu de schèmes en vogue de construction nationale et de modernisation politique ". Certes son départ est-il juste: voici résumé, de manière plus directe, ce qu’il veut dire: comment appliquer le principe d’égalité (article premier de la dudh) dans une société communautaire, où une minorité chrétienne vit avec une majorité musulmane " non laïque ", et dans un environnement arabo-musulman, les pays arabes, dont aucun n’adopte une constitution véritablement laïque. La prédominance musulmane dans les fonctions publiques ne constituera-t-elle pas certainement une prédominance politique à moyen terme, avec un risque d’islamisation, sous n’importe quelle forme. Ce serait malhonnête d’ignorer cette crainte, au pays du cèdre, qu’on soit chrétien, athée, ou musulman laîque. Voici un contexte très différent de la France, par exemple. Quelle attitude philosophique et juridique adopter devant des droits de l’homme exportés d’un Occident où le citoyen est citoyen, et non chrétien ou musulman puis citoyen. Les droits de l’homme seraient-ils faits pour des " citoyens-Etat ", non pour des " citoyens-communauté religieuse " ? Cette exigence est en quelque sorte le passeport que doivent obtenir les notions des droits de l’homme, mais aussi du droit administratif français pour pouvoir franchir les marches du palais de justice de Beyrouth, " mère des lois ". Antoine Messarra estime que beaucoup de crimes sont commis au nom du rejet de " toute discrimination " et réclame comme des " contre-droit de l’homme ", le droit à la différence, le droit de participation.

Prenons l’article 13 de la dudh: toute personne a le droit de circuler librement et de choisir sa résidence ". Comment cet article peut-il avoir une application au Liban, pays multicommunautaire, de la même manière qu’il s’appliquerait dans un pays qui ne vit pas continuellement sur un équilibre fragile, chargé de mille craintes et tensions minoritaires. A notre avis il n’y a pas besoin d’aller jusqu’à proposer des contre-droits de l’homme, il suffirait de lire autrement les dispositions de la dudh, les lire justement dans une optique " droit de l’hommiste ". Ainsi on ne pourra plus faire dire à " tous les êtres sont égaux ", le contraire de ce qu’il signifie: en effet il s’agit d’une égalité absolue, adaptée bien sûr au droit à la différence, et ennemie de l’égalité plate, simpliste, temporaire…

Quant au juge administratif, il doit se conformer au nouvel article constitutionnel 95 (suppression graduelle du confessionnalisme dans la fonction publique). Il jettera la balle dans la cour du " politique ". Nous savons néanmoins qu’il peut aider : par omission du moins, en montrant peu de zèle, en boudant des textes peu convaincants…Il pressera ainsi le pouvoir politique à trouver les solutions politiques adéquates.

B- Compétence liée, pouvoir discrétionnaire et droits de l’homme

Le respect des droits de l’homme exige tout simplement du juge administratif d’étendre son contrôle juridictionnel de l’action administrative. L’article premier et l’article 7 de la dudh imposent à tous (administration et administrés) le respect de la loi au sens général, c’est-à-dire le respect du principe de la légalité. En droit administratif cela a une portée particulière. Le droit administratif étant un droit essentiellement jurisprudentiel, c’est le juge administratif qui crée incessamment le contenu de ce principe, au regard de l’évolution de la société et des conceptions des hommes. C’est le juge administratif qui fixe les bornes de l’action administrative en se fondant sur le principe de la légalité, dont le contenu des composantes subit de manière permanente les changements provoqués par l’évolution sociale.

L’esprit du texte fondateur des droits de l’homme, la dudh, nous incite à rétrécir de plus en plus la zone du pouvoir discrétionnaire de l’administration. Cette Déclaration universelle n’énonce-t-elle pas dès ses premières lignes " qu’il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit pour que l’homme ne soit pas contraint, en suprême recours, à la révolte contre la tyrannie et l’oppression ". Une lecture objective de l’article 7 : " Tous sont égaux devant la loi et ont droit sans distinction à une égale protection de la loi. Tous ont droit à une protection égale contre toute discrimination qui violerait la présente Déclaration et contre toute provocation à une telle discrimination.. " nous apprend nécessairement que la loi est entendue au sens large (Loi dans le sens du principe de la légalité et de ses différentes composantes). " Tous " sont égaux devant la Loi doit aussi être entendu comme englobant l’administration. " Tous " signifie administrateurs et administrés. De même pour la notion de " discrimination " : le pouvoir discrétionnaire excessif se confondrait nécessairement avec la discrimination. La notion est rapprochée de " distinguer " : " unterschied " qui est "le caractère qui distingue un objet de pensée, c’est-à-dire qui permet de le reconnaître pour autre ". Le particulier, l’administré, le citoyen, serait " l’objet-autre " aux yeux de l’administration. Les philosophes ne vont pas par quatre chemins : le dictionnaire de André Lalande place le mot discrétionnaire dans le cadre du mot arbitraire. Ainsi pour les philosophes une décision prise dans le cadre du pouvoir discrétionnaire ne peut qu’être arbitraire ; " elle dépend uniquement d’une décision individuelle, non d’un ordre préétabli, ou d’une raison valable pour tous ". Sauf dans quelques cas très rares, tels que " choisir une valeur arbitraire " (en mathématiques), le mot a toujours un sens péjoratif ". Qu’est-ce au juste le pouvoir discrétionnaire ? Comment s’exerce le contrôle du juge administratif  (libanais)? Quels sont les rapports avec les droits de l’homme ?

Lorsque l’administration se trouve tenue de prendre une décision conformément aux lois et règlements sans bénéficier d’une liberté dans son choix, nous serions devant une compétence liée; mais si les lois et les règlements accordent à l’administration la liberté de décision dans un sens ou dans l’autre, nous serions devant un pouvoir discrétionnaire. En réalité il n’y a pas de compétence liée intégrale et de pouvoir discrétionnaire intégral. Même lorsque l’administration se trouve dans une situation de compétence liée elle bénéficie toujours d’un minimum de pouvoir discrétionnaire. A fortiori, il n’y a pas un pouvoir discrétionnaire intégral. Le Doyen Vedel explique cette question : l’idée d’un pouvoir discrétionnaire échappant à tout contrôle de légalité a quitté la jurisprudence depuis plus de 50 ans. Même dans le cadre d’un pouvoir discrétionnaire l’Administration est limitée dans son action: il n’est pas possible de contredire ce que prévoient les lois et les règlements au sujet de la compétence de l’organisme administratif qui prend la décision ; les motifs de droit et de fait sur lesquels se basent l’administration quand elle prend une décision doivent être justes matériellement et juridiquement.

De plus en plus la jurisprudence administrative renforce le rôle du juge dans son contrôle de la légalité, en sanctionnant les actes de l’administration qui violent les composantes de la légalité administrative, ce qui se reflète nécessairement par une restriction du pouvoir discrétionnaire. L’évolution de la société moderne, la propagation de l’idée de démocratie, l’invasion des droits de l’homme, tout cela a encouragé le juge administratif à exercer, même dans le cadre du pouvoir discrétionnaire de l’administration, un contrôle efficace, non seulement au niveau de la légalité formelle (incompétence, vice de forme..), mais aussi au niveau de la légalité interne, c’est-à-dire que le juge vérifiera si les faits sont exacts matériellement (contrôle de l’exactitude matérielle des faits), s’il n’y a pas erreur de droit, erreur manifeste d’appréiation ou détournement de pouvoir.

- Le juge de l’annulation est juge de la légalité

On dit que le juge de l’annulation est juge de la légalité, non de l’opportunité. L’opportunité est laissée à l’appréciation de l’administration. Pour que cette proposition soit juste il faudrait que les frontières entre la légalité et l’opportunité soient précises ; or c’est mission impossible. A vrai dire le juge contrôle la légalité et dans une certaine mesure l’opportunité. Si l’on admet que le juge administratif sanctionne toute erreur manifeste de l’administration, cela veut dire qu’il devient un véritable juge des droits de l’homme. Parfois il n’y peut rien, la loi étant très claire et précise. Selon le Doyen Vedel, à travers son action jurisprudentielle (création du droit) le juge administratif augmente la marge de la compétence liée et rétrécit celle du pouvoir discrétionnaire. Sans doute l’auteur part-il de l’expérience jurisprudentielle française qui se développe effectivement dans ce sens (la responsabilisation de l’administration et la restriction du pouvoir discrétionnaire). C’est dans cette évolution que se place le contrôle des coûts et des avantages en matière de concessions de travaux publics: CEF, 20 octobre 1972, Société civile Sainte-Marie de l’Assomption, Rec. Lebon, 1972, p. 657. Mais rien n’assure que cette évolution sera suivie dans d’autres pays. Dans d’autres sociétés, d’autres circonstances, le juge pourrait réaliser une évolution dans le sens contraire, dans le sens du renforcement du pouvoir discrétionnaire. Ici nous rentrons sans doute dans la sphère du "politique".

En règle générale, le juge fait bouger les frontières entre compétence liée et pouvoir discrétionnaire, surtout dans le sens de la restriction de ce dernier. Pour ce faire le juge s’appuie sur la théorie des principes généraux du droit et sur l’intention du législateur. Dans les deux cas, la tendance dans la jurisprudence française et libanaise, quoique moins facilement perceptible dans le cas de cette dernière jurisprudence, est à la restriction du pouvoir discrétionnaire.

Il faut signaler que l’analyse adoptée par la doctrine française, et en particulier par le courant vedelien estime indirectement que le recours aux principes généraux du droit va toujours dans le sens de la restriction du pouvoir discrétionnaire de l’administration, alors qu’il est parfaitement possible de recourir à certains principes généraux du droit pour renforcer le pouvoir discrétionnaire (au nom du principe de la sûreté des citoyens et de la tranquillité publique par exemple, principe si cher aux ordonnancements juridiques des régimes du tiers monde). Quant au recours à une intention supposée du législateur, là aussi, la décision du juge peut aller dans le sens soit de la restriction soit de l’élargissement du pouvoir discrétionnaire. Quoi qu’il en soit, si la doctrine française (notamment Vedel et Delvolvé) estime en général que l’évolution jurisprudentielle envahit peu a peu le pouvoir discrétionnaire de l’administration, c’est parce qu’elle reflète une réalite qui s’impose à l’analyse, à savoir l’évolution propre de la jurisprudence française. Cette réalité n’est certainement pas celle des autres sociétés. S’il est vrai que le juge administratif libanais suit pas a pas le juge français, a tendance à l’imiter, il le fait timidement, avec hésitation, avec désordre, et parfois avec des " retournements de veste " surprenants; même s’il évoque souvent dans ses décisions la nécessité de soumettre l’administration aux exigences de la légalité, et tente de grignoter du pouvoir discrétionnaire, c’est-à-dire des éléments d’opportunité pour les inclure dans la bâtisse de la légalité, il ne le fait qu’avec une grande lenteur. Avouons que le juge administratif libanais se donne le pouvoir de contrôler l’erreur manifeste d’appréciation, la proportionnalité entre les décisions prises et les faits les justifiant, et le détournement de pouvoir. Mais suffit-il d’évoquer cette volonté? Non, encore faut-il la trouver mise en œuvre dans beaucoup d’arrêts où le juge libanais aurait sanctionné l’administration pour erreur manifeste d’appréciation ou pour détournement de pouvoir. Or depuis 1985 jusqu’à nos jours les arrêts qui condamnent l’administration pour détournement de pouvoir se comptent sur les doigts de la main. Est-il normal de réaliser que depuis 1985 il n’y a pratiquement pas d’arrêts du Conseil d’Etat libanais posant la question de l’étendue des pouvoirs de la police administrative en matière d’ordre public (en particulier la question des libertés publiques), genre " Benjamin ". Nous pensons qu’il faudrait soumettre cette question à une étude approfondie de droit comparé (français-libanais) pour voir comment est faite la réception des notions juridiques françaises, notamment celles qui se rapportent aux droits de l’homme.

C- Les actes de gouvernement

Il faudrait rapprocher de la question du pouvoir discrétionnaire celle des actes de gouvernement. Là aussi, les droits de l’homme, le principe d’égalité devant la loi devraient amener à rétrécir l’espace des actes de gouvernement. Le juge joue ici un rôle important, d’autant que la théorie des actes de gouvernement est d’origine essentiellement jurisprudentielle. Les actes de gouvernement constituent une entorse au principe de la légalité et, peut-on le dire, aux droits de l’homme, puisqu’il s’agit d’actes insusceptibles de recours pour excès de pouvoir. Le pourquoi de cette théorie se trouve dans le fait que ces actes sont considérés comme trop politiques pour être contestés par les particuliers. Seulement sous couvert du caractère politique l’on trahit le principe de séparation des pouvoirs, on instaure une inégalité devant la loi entre administration et administrés et on fait barrage à l’application des articles premier et 7 de la dudh. Cela sent le prétexte : la raison d’Etat. Mais que fait-on de l’Etat de droit ? Raison d’Etat ou Etat de droit ? Ne fait-on pas ainsi éloigner du contrôle juridictionnel les actes qui doivent être contrôlés plus que tous les autres.

Au tout début l’on justifiait cette théorie par le " mobile politique ". Ce critère fut vite abandonné. Au profit du même critère (mais dit autrement : la nature de l’acte) ; aujourd’hui, l’on établit une liste d’actes de gouvernement. Le juge administratif libanais tente de suivre pas à pas le juge français mais avec un retard qui s’impose : Les décisions du chef de l’Etat concernant le droit de grâce ne sont plus des actes de gouvernement en France depuis 1893. Elles ne sont plus considérées par le juge libanais comme des actes de gouvernement mais elles restent néanmoins insusceptibles de recours. Le juge fait de même dans par exemple " Elias Gheriafi ", sans oublier de mentionner qu’il cite à l’appui, en français, l’arrêt français " Gombert", du 28 mars 1947. Dans une autre affaire, " Salamé ", le juge administratif libanais décide que la décision du conseil des ministres " d’interdire de traiter avec des sociétés ayant une branche en Israël ne fait pas partie des actes de gouvernement, qui se rétrécissent de jour en jour selon la jurisprudence administrative récente ". Du moins dans la formulation il faut reconnaître ici la position d’ouverture adoptée par le juge libanais.

En ce qui concerne le contenu de cette théorie, il continuera à s’imposer puisque nous vivons dans des ordres juridiques où la loi est reine. Ainsi donc, si le Conseil d’Etat continuait à rétrécir "courageusement" la zone des actes de gouvernement, il s’exposera certainement à une réaction féroce de la part des autorités politiques suprêmes, y compris le parlement qui a toujours lutté contre le gouvernement des juges. Le parlement dans cette hypothèse pourra protéger par des lois des actes de gouvernement que le Conseil d’Etat a soumis à son contrôle. La situation pour ainsi dire devient conflictuelle. Et le conflit devient politique. Nous avons dit que le parlement tentera de protéger par des lois des actes de gouvernement envahis de plus en plus par le juge administratif, mais peut-il aller jusqu’à interdire expressément le recours pour excès de pouvoir contre certains actes administratifs, tels que les décrets d’extradition par exemple? En principe rien ne l’interdirait, et la jurisprudence " Dame Lamotte " ne saurait l’empêcher. mais là aussi c’est toute la hiérarchie des normes qui sera bouleversée. On peut dire qu’un noyau dur d’actes de gouvernement subsistera, et le Conseil d’Etat continuera à refuser de contrôler ces actes pour éviter le conflit avec les autorités suprêmes (le prince), c’est-à-dire un bouleversement qui frappe l’équilibre institutionnel qui s’appuie sur la notion déjà fragile de séparation des pouvoirs.

Le juge libanais tente de suivre la jurisprudence française dans ce domaine. C’est ainsi qu’il refuse de considérer comme un acte de gouvernement la décision de l’armée libanaise d’occuper l’appartement du requérant durant les événements. Le dommage affectant les requérants résulte d’actes accomplis par des soldats "dans le cadre de l’accomplissement de leurs tâches sécuritaires et non dans le cadre d’affrontements avec des forces étrangères ou locales belligérantes, et donc qui ne résultent pas d’actes de guerre" . Toutefois les circonstances de l’affaire n’étant pas tout à fait ordinaires (la théorie des circonstances exceptionnelles) le Conseil d’Etat ne donna pas à la voie de fait ses conséquences normales.

Le rétrécissement de la zone des actes du gouvernement est une exigence des droits de l’homme.

D- La liberté syndicale

Une entorse est faite aux droits de l’homme en droit libanais dans le domaine de la liberté syndicale. Pourtant l’article 13 de la constitution libanaise consacre indirectement la liberté de constitution des syndicats, parce qu’elle consacre la liberté d’expression, la liberté d’impression et de réunion et de constitution des associations.

La Déclaration Universelle des droits de l’homme, ratifiée par le Liban, accorde dans son article 23, parag. 4 à toute personne le droit de constituer un syndicat ou d’adhérer à un syndicat pour défendre ses intérêts . Aussi, le Liban a-t-il ratifié le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et s’est donc engagé à respecter "le droit de tout individu à constituer des syndicats et d’y adhérer...". Le contrôle qui aurait pu être exercé par le juge administratif est freiné en droit libanais par le code du travail libanais qui stipule dans son article 83 que "Dans chaque catégorie de professions, les employeurs d’une part et les salariés d’autre part, peuvent constituer un syndicat particulier. Ce syndicat jouit de la personnalité morale et du droit d’ester en justice mais, d’autre part, l’article 86 est venu arracher à l’article 83 l’essentiel de sa portée: "Aucun syndicat d’employeurs ou de salariés, dit cet article, ne peut se constituer avant d’obtenir une autorisation du Ministre de l’Economie nationale." Un autre texte législatif relatif à la liberté syndicale tourne le dos à des exigences minimales des droits de l’homme : il s’agit de l’interdiction par la loi libanaise aux fonctionnaires publics de constituer des syndicats. Le Conseil d’Etat libanais estime que le code du travail organise la relation entre l’employeur et le salarié dans les entreprises du secteur privé et qu’il ne s’applique pas aux situations des employés et ouvriers des établissements publics.. La justification du Conseil d’Etat libanais est bien simple: les choses ne se passent pas de la même manière dans le secteur public et privé. Dans un arrêt du Conseil d’Etat libanais, il est dit que la constitution des syndicats dans le secteur privé garantit un équilibre indispensable entre le capital et le travail pour éviter toute oppression de l’un sur l’autre et pour garantir les droits et devoirs dans un climat de dialogue libre. Mais en secteur public, pour le Conseil d’Etat libanais, règnent les principes de permanence et le devoir de veiller aux intérêts de la communauté. L’Eat doit être libre dans sa tâche de "veiller à l’unité du tout et à assurer le "al haq al aam" ( le bien public) qui lui permet de réaliser la justice sociale pour tous".

E- Responsabilité de l’administration et droits de l’homme

Depuis l’arrêt français " Blanco, 1973 ", l’administration (l’Etat) n’est plus " un roi qui ne peut mal faire ", elle engage sa responsabilité qui n’est ni générale ni absolue ; mais La responsabilité administrative reste freinée par les difficultés de l’action de la puissance publique. La responsabilité de l’administration est fondée dans la plupart des cas sur la notion de faute. L’avancée des droits de l’homme a cependant fait naître une nouvelle idée révolutionnaire en matière de responsabilité administrative : lorsque l’administration cause par son action un dommage à des particuliers, elle doit dans certains cas les indemniser en dehors de toute preuve de la faute de l’administration. Et justement, c’est essentiellement sur l’idée de l’égalité que repose cette indemnisation, car même dans le cas de la responsabilité pour risque il s’agit d’un risque résultant de l’activité de l’administration et frappant injustement, inégalement, certains particuliers et non d’autres. N’est-ce pas aussi une exigence de dignité, mot qui figure à quatre reprises dans la Déclaration universelle des droits de l’homme pour en finir avec le dédain de l’individu. Le droit administratif a ainsi comme tâche de mettre en œuvre ces principes qui figurent dans la dudh, les constitutions nationales et les pactes internationaux. Auparavant l’on estimait que l’administration ne doit rien aux particuliers, puisque le particulier tire profit de l’action de l’administration ; plus tard, et la dudh n’y est pas pour rien, le juge administratif s’est mis à adopter le raisonnement inverse : les particuliers ont déjà rendu des services à l’Etat et donc en cas de dommages c’est toute la communauté confondue en l’Etat qui doit les indemniser.

Le droit libanais adopte la conception française en matière de responsabilité et tend à faire sienne l’évolution de cette conception, quoique timidement et avec sélection commandée par le contexte social, politique, économique et psychologique. C’est ainsi que les droits de l’homme ne sont pas bien respectés dans un arrêt "warathat Elias Zeidan" (Héritiers Zeidan) puisque le Conseil d’Etat n’a pas indemnisé les personnes endommagées, alors que, à notre avis, il y avait possibilité de le faire sur la base du principe d’égalité des citoyens devant les charges publiques (responsabilité sans faute), sinon sur la base de la responsabilité pour faute: Le Col de Dahr el Baidar, zone souvent exposée à des tempêtes neigeuses en hiver, cause de blocage de cette route de Damas. Il y eut une quarantaine de tués en 1982, bloqués par la neige. Les héritiers de l’un deux réclament indemnité en évoquant à la fois la responsabilité pour faute et sans faute. Le Conseil d’Etat ne retient ni l’une ni l’autre. Or l’Etat engage bel et bien sa responsabilité pour faute, cette zone ayant déjà vécu de telles tempêtes, et l’Etat aurait dû interdire l’accès. Si l’hypothèse de la responsabilité pour faute ne fonctionnait pas, l’approche "droit de l’homme" exigerait de regarder du côté de la responsabilité sans faute.

Il faudrait étudier chaque cas pour savoir si les applications jurisprudentielles en matière de responsabilité sont conformes aux exigences des droits de l’homme. Sans pour autant dire que le droit français (la France pays des droits de l’homme) offre l’exemple en cette matière, il faudrait le prendre pour critère -il y a de quoi- et faire un travail de droit comparé: qu’aurait-il fait le juge français dans une affaire libanaise comme "Héritiers Zeidan". Par exemple pour le juge français, en matière de force majeure, qui exonère l’administration de sa responsabilité, considère qu’une " pluie diluvienne d’une intensité exceptionnelle ne constitue pas un cas de force majeure ; par contre il y a force majeure en cas d’orages violents et intenses de manière exceptionnelle "par rapport à tous les précédents connus dans la région". Est-ce le cas de l’affaire Zeidan ? Nous ne le pensons.

Dans un autre arrêt " Rodolphe et cie " le Conseil d’Etat libanais adopte une position peu conforme aux droits de l’homme, et notamment au principe d’égalité, non pas puisqu’il refuse d’indemniser un particulier durant la guerre mais en raison de l’analyse qu’il prend. Au requérant qui réclamait son indemnisation des dommages causés par la guerre, en se fondant sur le principe d’égalité devant les charges publiques (responsabilité sans faute) le juge administratif libanais répond : " puisque tous les Libanais ont été endommagés du fait de la guerre, le principe d’égalité devant les services publics se trouve pleinement appliqué ". La méthodologie du juge administratif ici est bien ambiguë, voire défigurante du principe d’égalité devant les charges publiques. Alors que ce principe sert pour sauvegarder les droits des gens lésés par des actes de l’administration, le voilà un outil pour échapper à toute indemnisation. Nous ne disons pas que l’administration libanaise doit indemnisation à tous ceux que la guerre a endommagés dans leur bien et personne; nous disons qu’on ne saurait faire appel à ce principe, qui par essence sert à indemniser, pour éviter l’indemnisation. Le respect des droits humains exigeraient, pour échapper à l’indemnisation, d’invoquer d’autres notions, telles que la force majeure par exemple. Mais le juge savait que cette notion était inapplicable dans certains cas, comme dans " Rodolphe et cie ". D’abord tous les Libanais n’ont pas été également endommagés de la guerre. Ensuite et dans toutes les hypothèses où il est impossible de faire appel à la force majeure, pourquoi ne pas admettre l’indemnisation, ne serait-ce que modestement, si les moyens de l’Etat ne le permettaient. Pour les droits de l’homme, c’est le principe qui compte.

- Aperçu comparatif avec le droit égyptien sur la notion de responsabilité administrative

Le droit administratif égyptien paraît adopter les notions fondamentales du droit administratif français (le régime de double juridiction, le principe de légalité, les règles de base en matière de responsabilité administrative). De ce fait l’attitude du juge administratif égyptien semble s’approcher de celle du juge administratif libanais (réception mécanique mais désordonnée des notions françaises). Les droits de l’homme s’appliquent, du moins dans leur sens abstrait. La notion de " l’intérêt général " par exemple, qu’on peut déduire de plusieurs articles de la dudh. La jurisprudence administrative égyptienne rend l’administration responsable de son refus d’exécuter les décisions juridictionnelles. Le Tribunal administratif suprême du Conseil d’Etat décide que si la décision administrative ne saurait en principe entraver l’exécution d’un jugement en dernier ressort, cette règle peut ne pas être respectée lorsque l’exécution de la décision comporterait de graves conséquences sur le fonctionnement des services publics, auquel cas l’intérêt général prévaut sur l’intérêt privé.

Au contraire, il semble que des interrogations entourent la position de la jurisprudence administrative égyptienne qui n’admet pas l’indemnisation sur la base de la responsabilité sans faute, attitude peu conforme aux exigences des droits de l’homme. L’argumentation se réfère au droit civil égyptien qui n’approche la responsabilité que sur la base de la responsabilité pour faute. Etonnante pour la conception moderne des droits de l’homme cette position de la jurisprudence administrative égyptienne qui affirme que " si la décision administrative est conforme au droit, l’administration ne saurait être responsable, quel que soit le dommage causé…car les individus doivent subir les conséquences de l’action administrative légale ". La justification du juge atteint son comble lorsqu’il estime que la responsabilité sans faute est un des aspects de la notion d’assurance, " or l’assurance doit être prévue par la loi qui déterminerait ses conditions et limites ". Cette position fut critiquée par la doctrine égyptienne qui a estimé que le Conseil d’Etat égyptien devrait accorder à la responsabilité sans faute la place qu’elle mérite pour une meilleure application de " la justice et l’égalité entre tous les citoyens ".

 

► Conclusion

En guise de conclusion provisoire nous pouvons tout au plus dresser quelques constatations : le juge administratif libanais manifeste un réel désir de suivre les exigences de l’époque moderne, de dire le droit conformément aux enseignements des droits de l’homme. Pour ce faire le juge français, les arrêts du Conseil d’Etat français, sont pour lui une bonne et presque unique lanterne. Mais hélas nous avons vu que ce n’est là qu’un désir. Les notions juridiques prennent indispensablement une fois arrivées sur le territoire libanais d’autres itinéraires. Le contexte social, politique, économique, éthique du pays influe sur le travail jurisprudentiel, sème un certain ordre à la libanaise, donc un désordre. La démarche du juge est presque insaisissable. Il applique volontiers le droit de la défense, contrôle la matérialité des faits, se contente d’évoquer l’erreur manifeste d’appréciation; il applique les principes généraux du droit mais se trompe, on ne sait pourquoi, sur leur nom (les principes supérieurs); ces principes généraux du droit, ancêtres oubliés des droits de l’homme, n’ont plus droit dans le petit " Lebon " libanais (Majallat al qada al Idari) à une rubrique indépendante. Les notions d’ordre public, de tranquillité, de salubrité, de sûreté sont pratiquement absentes de la jurisprudence administrative libanaise relative à la police dans les vingt dernières années. Il faut reconnaître néanmoins que le juge administratif libanais engage plus souvent la responsabilité de l’Etat, et de plus en plus il fait fonctionner la responsabilité sans faute. Certes, on l’a vu, il ne le fait pas sur toute la ligne : soudain il va abandonner le juge français (il va le tromper) et refuser d’engager la responsabilité de l’administration (" warathat Elias zeidan " ; " Rodolophe et cie ").

Les droits de l’homme c’est aussi le droit à un procès équitable (très peu d’arrêts du Conseil d’Etat libanais). Rares aussi sont les arrêts relatifs aux droits individuels et aux libertés fondamentales : l’extradition des étrangers, le droit au respect de la vie privée, le séjour des étrangers, la démocratie des élections, la liberté d’expression, la liberté de circulation et de passeport, le droit de propriété, la bonne exécution par l’administration des décisions juridictionnelles.

Il faut dire que de plus en plus les droits de l’homme deviennent exigeants. La pauvreté, par exemple, met au défi la protection internationale des droits de l’homme. Quel rôle peut jouer le juge administratif pour mettre en oeuvre les dispositions relatives aux droits civils et politiques et aux droits économiques et sociaux formulés dans les pactes internationaux. En effet "le droit à la vie" a deux interprétations, restrictive et extensive. Pour la première le droit a la vie, c’est "le droit de ne pas mourir"; pour la deuxième l’on estime que le droit à la vie c’est le droit de vivre dignement sa vie, ne pas "vivre une vie précarisée, mise en péril". Ce droit à la vie est à rapprocher du droit à vivre avec dignité (le principe du respect de la dignité de la personne humaine). Si le juge administratif libanais adopte la jurisprudence "Morsang-sur-Orge" (arrêt interprété plus haut) et donc érige le principe de la dignité de la personne humaine au rang d’un principe général du droit; s’il adopte une interprétation extensive de ce principe, il va pouvoir, sans pour autant tout de suite le taxer de gouverneur (gouvernement des juges), donner un effet optimal à ce principe et assurer une meilleure application des droits de l’homme. Normalement il va pouvoir mettre en oeuvre la responsabilité de l’administration, de l’Etat, tenu d’assurer des conditions minimales d’existence (minimum vital pour les chômeurs). Certains précédents relatifs à des décisions de la Commission européenne des droits de l’homme montrent que le droit à la vie peut être violé sans qu’il y ait privation de la vie. Le juge sanctionne le refus des autorités de délivrer à une personne gravement invalide une carte médicale qui donne droit à des soins gratuits. Le juge administratif libanais pourra-t-il dans l’avenir se saisir de requêtes en responsabilité contre l’administration qui aurait violé le droit à la vie interprété extensivement (les problèmes de pauvreté)? Nos textes législatifs ne prévoient-ils pas que les autorités administratives (préfet, maire..) veillent à la santé et à la sécurité des particuliers !

Il semble que la doctrine a une position plus révolutionnaire que celle des juges: M. Pettiti estime qu’une interprétation extensive de l’article 3 de la CEDH s’expliquerait par la modification profonde des rapports sociaux depuis 1950, par l’aggravation du fossé entre nantis et pauvres devenant une discrimination éthnique". En effet cette idée de " dignité de la personne humaine" est passionnante car c’est un concept qui permet, notamment au juge administratif, d’aller le plus loin possible en matière de respect des droits de l’homme. Certes la dignité est avant tout un concept philosophique. A chacun sa conception de la dignité , et de tout temps, même si elle n’est apparue en droit qu’après le cataclysme de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi le juge administratif doit être un peu phoilosophe: Pour Kant la personne humaine n’est jamais un moyen mais une fin. " Sa dignité exige le respect ". S’il n’a pas une conception philosophique et évolutive de la dignité comment aurait-il pu dans " Morsang-sur-Orge " affirmer que jouer avec un nain est un acte indigne, contraire à la dignité humaine du nain, quand bien même ce nain y trouve dans ce " travail " plaisir et gagne-pain. Le juge s’érige ici en arbitre de la dignité, alors qu’il a déjà refusé d’être l’arbitre en matière de la moralité, mais ce n’est qu’une différence dans l’attitude, le fond est le même. Si l’imitation hâtive du juge français par le juge libanais, (et par les juges des pays arabes ayant adopté le système français) un peu anarchique, (un peu " c’est Beyrouth "), ,discontinue, pose des interrogations et pourrait présenter des inconvénients, il faudrait avouer qu’elle s’impose. Sur le plan des droits de l’homme, et plus particulièrement de la relation " Citoyens-Administration ", le juge administratif libanais devrait continuer à puiser dans la jurisprudence française et européenne , malgré les problèmes en France . L’enseignement de " Morsang-sur-Orge ", Perruche et Nicolo, trouve-t-il bientôt sa place dans les arrêts du Conseil d’Etat libanais ? Le droit administratif libanais, le juge administratif libanais continuera-t-il à jouer un rôle influent en direction des droits des pays frères du Moyen Orient, à travers une meilleure réception des droits de l’homme dans ses décisions, et à travers une meilleure réception du concept de " liberté " dans une région où l’exercice dictatorial du pouvoir est encore la règle ? Je dirais oui si le pays retrouve son fleuve de vie tranquille. Quant à la relation avec le droit français, semée de beaucoup de retournements, de tromperies, elle est malgré tout une relation de respect, d’idéalisation, voire d’amour.. Je vous remercie..