QUELLES LECONS TIRER DES DEUX TRIBUNAUX PENAUX INTERNATIONAUX ?
(version légèrement modifiée dune communication faite à Casablanca, le 5 janvier 2001 dans le cadre du Séminaire régional sur la justice internationale, organisé par la FIDH)
par
François-Xavier Nsanzuwera
PREAMBULE : JURIDICTIONS CREEES DANS LURGENCE ET DANS LIMPROVISATION.
Le Secrétaire général des Nations Unies vient de nommer au poste de greffier en chef du Tribunal pénal international pour le Rwanda le juriste sénégalais Adama Dieng, ancien secrétaire général de la Commission internationale des juristes (CIJ). Cette nomination aurait pu passer inaperçue si ce nétait la personnalité du nouveau haut fonctionnaire de lONU et limportance de la mission qui lattend dans la petite ville tanzanienne dArusha. Adama Dieng a consacré de longues années à la promotion et à la protection des droits de lhomme dans le monde et en particulier en Afrique, continent qui continue de battre le record des conflits armés internes et internationaux avec leurs lots de violations graves et systématiques des droits de lhomme. Adama Dieng est appelé à soccuper de ladministration dun tribunal pénal international dont les dysfonctionnements ont souvent soulevé des critiques et pourtant un tribunal que les défenseurs des droits de lhomme dans la Région des Grands Lacs observent avec beaucoup despoir, dans le cadre de leur lutte contre limpunité.
La nomination dAdama Dieng, ce militant des droits de lhomme issu de la Société civile internationale, nous incite aujourdhui à faire le bilan des deux juridictions internationales ad hoc. Aujourdhui, la Communauté internationale attend avec impatience lavènement de la Cour pénale internationale dont le statut a été signé à Rome en 1998. Mais que sera cette juridiction internationale si lon ne " capitalise " pas lhéritage des deux juridictions pénales internationales ad hoc ? Quelles leçons tirer de lexistence des deux juridictions pénales internationales ad hoc ? Quel héritage laisseront-elles à la Cour pénale internationale ?
INTRODUCTION
Le Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie a été créé par les résolutions 808 et 827 du 27 mai 1993 du Conseil de sécurité des Nations Unies.
La Communauté internationale a attendu les rapports courageux de Tadeusz Mazowiecki sur les atrocités commises en ex-Yougoslavie pour réagir et créer une juridiction internationale chargée de juger les auteurs de ces crimes .
Au printemps 1994, durant trois mois, furent massacrées au Rwanda plus dun demi-million de personnes. Le monde assista sans réagir au génocide de la minorité tutsi et aux massacres des Hutu qui refusaient de participer aux tueries. Pourtant, les images de cette barbarie appartenant à une époque quon croyait révolue étaient diffusées par les grandes chaînes de télévision du monde entier. Le 8 novembre 1994, la Communauté internationale, encore sous le choc de sa culpabilité, décida de réagir en créant un tribunal pénal international chargé de juger les auteurs de ce génocide. Le Conseil de sécurité avait-il eu le temps de penser sérieusement le rôle et limpact de cette juridiction ? La question se pose également pour le Tribunal sur lex-Yougoslavie.
Le juriste français, Paul Tavernier, apporte une réponse négative à cette question : selon lui, la création de ces deux tribunaux a été largement improvisée. " Il en est résulté beaucoup dambiguïtés qui ont marqué la procédure de mise en place de ces deux juridictions et qui se traduisent dans le statut juridique qui leur a été attribué. "
Créés dans lurgence et la précipitation, les deux tribunaux pénaux internationaux ont connu des débuts très lents et même décevants, ce qui déclencha des critiques parfois acerbes et exagérées. Mais ces critiques semblaient ignorer que, pour la première fois dans lhistoire, existaient des véritables juridictions pénales internationales, différentes donc de Nuremberg et Tokyo qui étaient des juridictions de vainqueurs. Ces critiques ignoraient les contextes historiques, culturels et politiques de lex-Yougoslavie et du Rwanda. En effet, malgré des difficultés rencontrées dans leur parcours, ces tribunaux ont un bilan largement positif et quil faut souligner avant daborder non pas les manquements mais les imperfections dune justice dont devra tenir compte la future Cour pénale internationale.
1. BILAN POSITIF DANS DES ENVIRONNEMENTS COMPLEXES
Il est incontestable que les deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc ont eu un impact politique important au Rwanda et en République yougoslave. Ainsi, le Tribunal pénal international pour le Rwanda a conforté le régime rwandais en disqualifiant les idéologies de lextrémisme hutu (Hutu power) sur léchiquier politique. Il me paraît désormais impensable que des leaders politiques se réclamant de cette idéologie, aujourdhui réfugiés à létranger, puissent avoir une place à une table de négociations ou prendre la parole dans un forum international sur les problèmes politiques de leur pays en particulier et de la région des Grands lacs en général. Cette réalité vaut également pour lex-Yougoslavie. Linculpation du criminel contre lhumanité, Milosevic, a certainement contribué à sa défaite électorale. Le peuple serbe a compris quil ny avait aucun honneur à être dirigé par un criminel contre lhumanité, aussi nationaliste soit-il ! Il est regrettable que les nouveaux dirigeants serbes naient pas encore la volonté politique de livrer Milosevic au Tribunal de La Haye. Lautre acquis incontestable de ces deux juridictions internationales est la reconnaissance judiciaire du génocide et des crimes contre lhumanité.
B. RECONNAISSANCE JUDICIAIRE DU GENOCIDE ET DES CRIMES CONTRE LHUMANITE
La reconnaissance judiciaire du génocide et des crimes contre lhumanité était fondamentalement lun des objectifs des deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc. Quarante-cinq ans après la Convention sur la prévention et la répression du crime de génocide, une juridiction pénale a jugé et condamné un auteur du génocide. Les jugements rendus par le Tribunal de La Haye et le Tribunal d'Arusha offrent une arme non négligeable contre les propagandes négationnistes et révisionnistes. Au moment où lextrême droite renaît dans de vieilles démocraties comme lAutriche, la Belgique, le Danemark et dautres ; au moment où des pays africains, y compris celui qui a été longtemps un modèle de stabilité, la Côte dIvoire, sont aujourdhui menacés par des discours racistes et xénophobes, propagés par une partie de lélite, la jurisprudence des deux juridictions internationales peut constituer un rempart juridique contre ces politiques de racisme qui menacent le nouveau siècle. Il existe certainement dautres aspects positifs du bilan mais quil nous est impossible didentifier ici. Je voudrais terminer sur des incertitudes qui sont pour moi de véritables enjeux pour la future Cour pénale internationale.
2. DES PARIS TOUJOURS PRESENTS
A. LA CONNEXION DUNE JUSTICE INTERNATIONALE AVEC LES REALITES NATIONALES :
Les sièges des deux tribunaux pénaux internationaux ad hoc se trouvent en dehors des pays où les crimes ont été commis : le siège du TPI- à la Haye ( Pays-Bas), et le siège du TPIR à Arusha (Tanzanie). Les Rwandais comme les Serbes, premiers concernés par les procès, ont peu dinformations sur le travail effectué par ces juridictions internationales et ont bien du mal à sapproprier cette justice. Cela pose la question de lintérêt de la justice in "abstracto ", cest-à-dire dune justice qui ne senracine pas dans une société donnée, cette société même qui doit affronter une question cruciale : comment reconstruire le tissu social face aux conséquences dun génocide et de massacres de masse ? La Cour pénale internationale saura-t-elle contribuer à cette légitime aspiration ? Lautre défi, difficilement réalisable, est la recherche de la vérité.
B. LA RECHERCHE DE LA VERITE :
Lidée de la création dun tribunal pénal international est très ancienne. Mais quattend-on des jugements dun tribunal pénal international ? Concrètement quelles leçons pouvons-nous en tirer pour lavenir ?
Les deux juridictions pénales internationales, créées par le Conseil de sécurité de lONU, ont peu éclairé jusquà présent les mécanismes du crime, leur complexité et leur spécificité. On a limpression amère que le travail de la justice internationale se contente dune simplification extrême de lhistoire, ce qui tranche avec les procès nationaux ( les procès Papon et Touvier en France). Les juges internationaux ( à Arusha comme à la Haye) jugent une période de lhistoire qui nest pas la leur. Malgré les efforts engagés au cours de chaque cas, leur intérêt est limité, leur compréhension jamais totale et le risque de trouver un refuge dans la seule technicité du droit est évident. Lautre pari est la capacité de lONU à gérer une telle juridiction.
C. LA CAPACITE DE LONU A GERER UNE JURIDICTION PENALE INTERNATIONALE :
Les critiques les plus acerbes concernent le dysfonctionnement institutionnel des deux juridictions internationales : critères de recrutement, incompétence de certains enquêteurs, manque de suivi de certains dossiers, etc. Ce dysfonctionnement institutionnel entraîne la longueur des procédures, et celle-ci est la cible de critiques de la part des victimes et des bailleurs de fonds.
Nimporte quel observateur qui a été en rapport avec le tribunal dArusha est frappé par linstabilité des équipes denquêteurs. Au sujet dévénements qui ont eu lieu pendant le génocide au Rwanda, les mêmes personnes font depuis six ans les mêmes témoignages à des enquêteurs qui se succèdent, presque chaque année, sur les mêmes dossiers. Encore plus grave, on trouve, parmi les enquêteurs des avocats de la défense, des personnes qui sont elles-mêmes impliquées dans le génocide. En effet, les avocats de la défense recourent aux enquêteurs rwandais pour recueillir des témoignages en faveur des accusés. Ce sont ces derniers qui conseillent des noms à leurs avocats. Ces " enquêteurs " sont souvent des amis des accusés ou leurs anciens collaborateurs, impliqués eux-mêmes dans le génocide. Mais, même si la responsabilité de cet état de fait nest pas imputable au personnel du TPIR, le mal existe et lobservateur extérieur ne peut que le constater et le regretter. Plus grave encore, ces problèmes de dysfonctionnement du TPIR servent de cheval de bataille à tous ceux qui ne veulent pas que cette juridiction remplisse son mandat.
Des organisations non gouvernementales, informées de ces problèmes, essaient de les porter à la connaissance des responsables . Elles veulent ainsi prendre les devants contre les attaques de ceux qui souhaitent la fin du Tribunal . Quant au Tribunal pénal international pour lex-Yougoslavie, il ne connaît pas les mêmes dysfonctionnements institutionnels que celui dArusha mais il est à regretter que ce Tribunal, alors qu'il dispose de moyens suffisants y compris la KFOR, nait jugé que des " petits poissons ".
Le dernier pari est, à mon avis, la valeur dexemplarité de cette justice.
D. LA VALEUR DEXEMPLARITE :
Quelle est la valeur dexemplarité dune justice pénale internationale qui intervient longtemps après les crimes, alors que les témoins nont plus toujours des souvenirs très précis et que les magistrats ont du mal à comprendre le contexte des faits incriminés ? Cette interrogation vaut également pour les jugements de criminels contre lhumanité devant des juridictions nationales. La justice française a été confrontée à cette interrogation lors des récents procès de Papon, Barbie et Touvier. Ainsi, Simone Veil a-t-elle estimé que, dans le cas des crimes contre lhumanité, le travail des historiens apporterait plus que des procès tardifs . Je pense que la valeur dexemplarité de la justice dans le cadre des procès de génocide et de crimes contre lhumanité doit sinscrire dans le temps, dans lhistoire. Le caractère imprescriptible de ces crimes nous rappelle de manière permanente que leurs auteurs portent à vie la culpabilité de ces atrocités et quils ne peuvent se permettre de passer tranquillement le reste de leurs jours. Tout en regrettant la longueur des procédures, qui empêche de donner une réponse rapide à la demande de justice des victimes, je pense, quà nimporte quel moment de lhistoire, le jugement dun criminel contre lhumanité reste toujours la réponse de lhumanité, le refus de pardonner et doublier de tels crimes. De là, il me semble urgent que les organisations de défense des droits de lhomme comme la FIDH, Human Rights Watch et dautres, mettent en place, avec la collaboration dassociations de rescapés, un réseau de collectes de témoignages qui permettrait dentamer des actions judiciaires devant les juridictions nationales des pays ayant accordé lasile politique à des personnes présumées de participation au génocide.
CONCLUSION
De Nuremberg à Rome, de La Haye à Arusha, le chemin aura été long mais avec des moments exaltants. Les défenseurs des droits de lhomme et tous les hommes épris de justice nont pas caché leur joie quand le Procureur, Louise Arbour, a inculpé le Président Milosevic de crimes contre lhumanité. Le jour où le Tribunal pénal international pour le Rwanda a condamné à la perpétuité Jean Kambanda, Premier ministre du gouvernement rwandais pendant le génocide, ce fut un message sana ambiguïté : la Communauté internationale, souvent incapable dempêcher les crimes contre lhumanité, nallait pas laisser impunis les auteurs de tels crimes.
Le travail de la justice internationale reste inconnu de la majorité des citoyens du monde.
Les jugements rendus par les deux juridictions pénales internationales ad hoc doivent être mis à la disposition des universités, des organisations non gouvernementales et de toutes personnes intéressées. Il faut faire en sorte que la jurisprudence de ces deux tribunaux puisse alimenter les réflexions aujourdhui en cours, afin de faire progresser la lutte mondiale pour les droits de lhomme et la lutte contre limpunité pour des violations graves de droit international. Luvre de justice de ces juridictions mérite de faire partie du patrimoine commun de lhumanité en matière de protection des droits de lhomme.
La justice est rendue non seulement quand elle est dite, mais encore quand elle est connue. Elle a besoin dêtre connue pour être acceptée. La justice rendue par la future Cour pénale internationale devra être connue pour être acceptée. Ce pari ne pourra être réalisé que si la CPI parvient à "socialiser " la justice quelle rendra, doù la nécessité de "capitaliser " luvre déjà accomplie à Arusha et à la Haye.