UNIVERSITÉ DE PARIS I - PANTHÉON SORBONNE
UFR O7: ÉTUDES INTERNATIONALES ET EUROPÉENES
MÉMOIRE DE D.E.A. ÉTUDES AFRICAINES
OPTION ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE ET POLITIQUE
PRÉSENTÉ PAR: CHRISTOPH EBERHARD
SOUS LA DIRECTION DE:MONSIEUR ETIENNE LE ROY
JUIN 1996
(Illustration par Richard Williams, tirée de: Shah, 1985: 83)
When you seek it, you cannot find it.
Zen riddle
Je ne veux pas vivre dans un pays qui serait semblable à un cimetière: je veux être un homme, dans un monde d'hommes. Des hommes qui réfléchissent ont nécessairement des opinions différentes; ces différences sont la première preuve de la pensée. Si je suis un homme qui pense, je devrais certainenement désirer vivre parmi des gens qui pensent, dans un milieu où les opinions diffèrent.
Swâmi Vivekânanda, Jnâna Yoga
La création des cieux et de la terre, la diversité
de vos langues et de vos couleurs sont autant de merveilles pour ceux qui
réfléchissent.
Coran XXX, 22
Dans son allocution à la conférence Les cultures dans
le village planétaire: courtoisie ou conformité?, le
premier Mai 1995 à New Delhi, M. Federico Mayor, directeur
général de l'UNESCO, a dit:
Ne pouvant nous soustraire à la mondialisation, nous devons
saisir toutes les occasions de promouvoir la diversité multipolaire
des cultures. C'est notre devoir car la diversité culturelle et
linguistique est une richesse fondamentale. Chaque culture, chaque langue
représente un mode unique d'interptrétation ou de relation
unique à un monde qui est si complexe que la seule façon de
le connaître ou d'entrer en contact avec lui est de l'aborder sous
tous les angles possibles. ... Si nous souhaitons construire des relations
civilisées, des relations de courtoisie, entre les cultures, nous
devons commencer par préserver et promouvoir l'identité
culturelle. (Mayor, 1995: 3-4)
D'une part donc mondialisation ou globalisation, de l'autre affirmation des
identités culturelles, d'une part une unité de plus en plus
indéniable de l'humanité, d'autre part affirmation par les
différentes parts de l'humanité de leurs différences.
Et si par les moyens technologiques modernes de communication et de transport
on peut avoir l'impression de vivre dans un village planétaire
qui est à l'heure planétaire, on pourrait de nos jours aussi,
comme Norbert Rouland, parler de l'émergence d'un archipel
planétaire, les différentes cultures n'étant pas
prêtes à vibrer à l'unisson et donnant au contraire naissance
à de multiples particularismes (Rouland, 1993 : 214).
De plus cette mondialisation est souvent perçue comme uniformisation,
uniformisation non pas découlant d'un rapprochement des cultures entre
elles, mais uniformisation qui est ressentie comme occidentalisation du monde
et au sujet de laquelle Serge Latouche parle même de rouleau
compresseur occidental (Latouche, 1991: 8). Les particularismes qu'on
voit émerger quand à eux semblent autant être l'affirmation
d'une identité propre des différentes cultures, qu'une
résistance contre ce rouleau compresseur occidental (Abou,
1992: 16).
Mais il n'y a pas uniquement globalisation d'une part et affirmation de
différences de l'autre, ce qui ne semblerait laisser la place qu'à
une guerre des cultures menant à la victoire de la plus forte ou à
la défaite de toutes. Au contraire tandis que ce monde donne
en surface une impression d'homogénéité accrue, les
sphères de vie individuelles qui l'habitent en profondeur s'entrechoquent
de plus en plus. Elles ne sont aucunement uniformes; elles relèvent
au contraire de formes mixtes. Il n'y a plus que des cultures
hybrides (Lepenies, 1996: 13).
Comme l'a dit Federico Mayor chaque culture est un mode unique
d'interprétation ou de relation au monde et par là est source
potentielle d'enrichissement pour toutes les autres cultures, voir pour une
culture planétaire. Mais pour concrétiser cet enrichissement
potentiel, pour permettre une hybridation bénéfique des cultures,
il faut d'une part respecter la diversité pluripolaire des cultures,
mais il faut d'autre part instaurer un dialogue entre ces cultures, dialogue
qui nécessite une tolérance réciproque et un objet commun,
et de plus peut être des traducteurs interculturels.
Les droits de l'homme semblent fournir un tel objet de dialogue commun: d'abord
parce qu'ils se veulent universels et sont donc censés concerner tous
les êtres humains de toutes les cultures; puis parce qu'on peut
peut-être plus parler à leur sujet de requis que
d' acquis, et les voir comme véritable
défi pour l'humanité pour qu'elle devienne plus
humaine puisqu'ils sont pour le moment loin d'être
universellement respectés et apparaissent plus comme de simples voeux
pieux que comme véritables droits, voir comme symbole universel
assez puissant pour susciter la compréhension et l'accord
de tous (Panikkar, 1984 a: 3) ; enfin, parce que leur objet si
délicat, si important et si universel l'Homme et
l'Humanité, semble exiger qu'ils soient enrichis par un
dialogue entre les cultures. L'anthropologue du droit pourra peut être
servir d'interprète interculturel et pourra contribuer à
l'élaboration d'un forum de dialogue interculturel.
Mais s'il faut engager un dialogue interculturel sur les droits de l'homme,
ce n'est pas uniquement parce qu'ils constituent un objet de dialogue
idéal. L'enjeu n'est pas uniquement théorique. Il est
éminemment pratique. Nous avons déjà parlé du
fait que les droits de l'homme ne sont pas universellement appliqués,
mais de plus leur universalité n'est pas universellement reconnue.
En témoignent la charte africaine des droits de l'homme , les
déclarations islamiques des droits de l'homme, les déclarations
asiatiques des droits de l'homme ainsi que le projet de déclaration
universelle des droits des peuples autochtones. Leur application non universelle
et plutôt limitée aux pays occidentaux s'expliquerait-elle en
partie par le caractère occidental de la déclaration,
caractère qui la rendrait moins adaptée, voir inadaptée,
aux autres cultures?
On peut se demander si la déclaration ne serait pas plus universaliste
qu'universelle. D'après le Petit Robert l'universalisme
est la doctrine qui considère la réalité comme
un tout unique, dont dépendent les individus.,
l'universalité quand à elle est le caractère de
ce qui est universel ou considéré sous son aspect de
généralité universelle., Dans le cadre des
droits de l'homme et de mon mémoire je vais rester dans la lignée
de ces deux définitions, toutefois en les précisant: je
désignerai comme universalisme des droits de l'homme la
doctrine fondée sur une prétention à l'universalité
des droits de l'homme justifiant leur imposition à tous. Quand au
terme universalité des droits de l'homme je l'employerai
pour désigner le caractère de droits de l'homme qui seraient
reconnus universellement et tireraient leur légitimité et leur
universalité non pas d'une impositon légitimée par une
prétention à l'universalité, mais d'une universalité
dans leur élaboration, formulation et mise en oeuvre dans le dialogue
des cultures.
Pour l'instant ses critiques par des cultures non occidentales semblent
plutôt indiquer que la déclaration universelle des droits de
l'homme serait plutôt universaliste qu'universelle et que de surcroit
son universalisme aurait un caractère occidental (Le Roy , 1992b:
145). Dans ce mémoire j'essayerai de dégager une voie possible
pouvant mener de l'universalisme à l'universalité des droits
de l'homme par le dialogue interculturel.
Atteindre l'universalité par le dialogue interculturel pose d'emblée
un problème si on se borne à définir le dialogue, comme
le Petit Robert, commeentretien entre deux
personnes, l'entretien étant l'action d'échanger
des paroles avec une une ou plusieurs personnes (voir les
définitions du petit Robert). En effet, cette définition englobe
autant ce que j'appellerai le véritable dialogue, que le dialogue
de sourds. Le simple échange de paroles n'est pas suffisant pour entrer
véritablement en dialogue si ceux qui échangent des paroles
restent réciproquement indifférents au point de vue de l'autre
et restent solidement ancrés sur leurs positions respectives, ne
permettant pas ainsi un véritable enrichissement mutuel. Le dialogue
demande un enrichissement mutuel. Si on le considère uniquement comme
le fait d'échanger des paroles, cette définition appliquée
au dialogue interculturel dans le cadre d'un paradigme relativiste qui semble
être le notre depuis une trentaine d'années (Abou, 1992: 23-24)
peut nous mener dans une impasse puisqu'il peut nous conduire à
considérer la relativité des cultures comme absolue, niant
ainsi l'existence de valeurs universelles et pouvant aller jusqu'à
l'affirmation de l'imperméabilité des cultures et à
la déploration même de leur croisement (Abou, 1992: 23-24),
ce qui peut mener à considérer que tous les systèmes
de valeurs sont donc équivalents et (qu') il n'est pas
d'étalon absolu auquel les mesurer et les juger (Abou, 1992:
27). Le dialogue pourrait alors servir d'alibi pour maintenir des
différences voir pour établir un droit à
l'enfermement, un droit à l'oppression
voir un droit à la mort (Abou, 1992: 34-35) au
lieu de contribuer à un enrichissement mutuel en vue d'une vie plus
harmonieuse dans notre commune humanité.
J'employerai le terme dialogue dans mon mémoire dans un
sens plus précis rendant compte de ses racines étymologiques
grecques: dia, à travers et logia,
théorie et logos, discours pour
plus nous rapprocher de l'exigence d'enrichissement mutuel que nous venons
de dégager. Le dialogue sera pour moi un entretien entre personnes,
ici étant interculturel plus précisément entre cultures,
qui se fera à travers les logiques des différentes cultures,
c'est à dire à travers leurs théories et leurs discours
qui représentent autant des modes uniques d'interprétation
ou de relation à notre monde comme le disait Federico Mayor (Mayor,
1995: 4), autant de fenêtres ouvertes sur notre paysage
humain comme l'écrit Raimundo Panikkar (Panikkar, 1984a:
5). L'objet de ce dialogue qui devra être éclairé à
travers ces différentes logiques, sera, comme déjà
indiqué, celui des droits de l'homme et de leur universalité.
Nous avons maintenant plus ou moins délimité l'objet de notre
recherche en ayant défini l'universalisme, l'universalité et
le dialogue interculturel ainsi que le cadre dans lequel ces notions
s'inscrivent. Il nous reste à ajouter que notre recherche s'inscrit
aussi dans le cadre de ce que l'on appelle la sortie de modernité
ou l'entrée dans la postmodernité, termes sur lesquels je
reviendrai plus tard (pour une approche rapide de ces termes voir: Le Roy,
1992c: 12). En effet les droits de l'homme sont (ce que nous allons
démontrer) des enfants de la pensée occidentale et plus
précisément de sa modernité. Or il semblerait que nous
occidentaux sommes en train de remettre en question les assises même
de notre modernité, cette autocritique se trouvant renforcée
par des critiques de la part des sociétés non occidentales.
Nous sommes ainsi, par ces critiques et par les prises de conscience qui
en découlent, en train de nous orienter vers quelque chose de
différent qui n'est pas encore très bien déterminé
et que l'on peut appeler la post-modernité. Cette post-modernité
me semble caractérisée par une attention plus grande portée
aux pluralités de notre monde, à leur dialogue et à
leur articulation. Dans cette optique, ce mémoire visant à
dégager des approches permettant de penser l'universalité des
droits de l'homme dans la diversité et la pluralité des logiques
et ceci de manière plurale dans le dialogue des cultures, et
nécessitant une remise en question de notre modernité, semble
se présenter comme le relèvement d'un défi de sortie
de modernité, d'où son titre:
Les pages suivantes tenteront d'apporter une contribution occidentale pour
relever ce défi. Nous allons essayer d'y dégager les bases
sur lesquelles nous pourrions repenser l'universalité dans la
diversité et sur lesquelles nous pourrions contribuer à engager
un véritable dialogue interculturel ayant pour enjeu d'accéder
à une universalité des droits de l'homme.
Pour qu'un véritable dialogue avec d'autres cultures puisse être
possible il faudra dans un premier temps comprendre et relativiser notre
propre point de vue qui se veut universel . Il faut rendre explicite les
mythes (muthoi) qui sous tendent nos logiques (logoi) pour que nous puissions
nous ouvrir à des logiques basées sur des mythes différents
et relativiser ainsi notre propre mythe, notre propre vision du monde (Le
Roy, 1994b: 61). Nous analyserons donc sur quels mythes sont fondés
les droits de l'homme, comment ceux-ci ont évolué et on fait
par là évoluer la conception des droits de l'homme, et comment
ils sont aujourd'hui dans un contexte de sortie de modernité directement
remis en questions.
Dans un deuxième temps nous commencerons par dégager les exigences
fondamentales nous permettant d'entrer en dialogue avec les autres cultures.
Puis nous essayerons de dégager les logiques et les mythes qui
sous-tendent ces autres cultures. Enfin nous nous intéresserons à
l'enrichissement mutuel et à l'articulation de ces logiques et de
ces mythes en vue de l'accès à une universalité des
droits de l'homme.
Dans un dernier temps nous nous demanderons si pour arriver à une
véritable universalité des droits de l'homme ancrée
dans les différentes cultures, au delà d' un dialogue entre
logiques culturelles différentes, il ne faudrait pas non plus s'ouvrir
à une autre logique, celle de la spiritualité. Pour ce faire
nous nous interrogerons d'abord sur la pertinence, les conditions et le champ
d'un tel dialogue. Puis nous nous interrogerons sur ce que les traditions
spirituelles peuvent apporter à la compréhension de
l'universalité de l'homme. Enfin nous essayerons de dégager
leur contribution éventuelle à la construction d'une nouvelle
humanité.
Nasrudin se promenait un jour avec un disciple lorsqu'il se trouva, pour la première fois de sa vie, devant un magnifique paysage de lacs.
Quel enchantement! s'exclama-t-il. Mais si seulement, si seulement...
-Si seulement quoi, Maître?
- Si seulement on n'y avait pas mis toute cette eau!
(Shah, 1985: 154)
Dans cette partie il s'agira de s'interroger sur les rapports entre
modernité occidentale et droits de l'homme. En effet, avant d'engager
un dialogue avec d'autres cultures et d'autres logiques, commençons
par déterminer noter propre point de vue. Ceci est d'autant plus important
que notre culture se veut universelle et a une prétention à
détenir l'unique vérité, ce qui est un frein véritable
à tout dialogue interculturel (Maruyama, 1996: 35). De plus étant
tellement habitué à regarder le monde à travers notre
fenêtre, nous ne nous rendons même plus compte de la
spécificité de la perspective qu'elle offre (Panikkar, 1984a:
5).
La déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen de
1789, matrice de la déclaration de 1948, est incontestablement le
fruit de la pensée française du 18ème
siècle et de la pensée moderne occidentale.
Dans un Titre Premier nous définirons cette pensée moderne
occidentale en en retraçant ses origines et en dégageant ses
caractèristiques qui ont directement imprégné notre
conception des droits de l'homme, ce qui nous permettra d'expliciter le lien
existant entre notre vue du monde et les droits de l'homme.
Mais la modernité occidentale n'est pas restée figée
au 18ème siècle. Elle a évolué depuis
avec le reste du monde. De nouvelles générations et de nouvelles
catégories de droits de l'homme sont apparues, et récemment
on a même commencé à assister à leur
décentralisation. C'est cette marche vers la diversification que nous
verrons dans un Titre II.
Enfin dans un Titre III nous verrons que cette tendance à la
diversification, qui pourrait apparaître à nos yeux comme une
aberration dans le contexte de la modernité occidentale, semble
plutôt refléter sa transition vers autre chose, vers ce que
l'on peut appeler la post-modernité. Nous nous intéresserons
aux critiques faites à la modernité, qui font que nous sommes
en train d'en sortir, et qui remettent en question les fondements même
des droits de l'homme tels que nous les concevons actuellement.
Qu'est-ce que la modernité occidentale? Les historiens et les philosophes
entendent par modernité la période qui s'étend
de la fin du Moyen Age à la Révolution française et
les juristes la prolongent jusqu'à la promulgation du Code civil
français en 1804 (Arnaud, 1990: 81). Cette modernité occidentale
a ses racines dans la tradition judéo-chrétienne, mais s'en
distingue néanmoins par l'importante rupture qui s'est effectuée
en son sein depuis le 16ème siècle dans un mouvement
de sécularisation et de laïcisation qui s'est dans un premier
temps pleinement cristallisé à la fin du 18ème
siècle, et plus spécialement dans la Déclaration universelle
des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Puis cette modernité
a évolué jusqu'à la seconde moitié du
20ème siècle en développant trois
caractéristiques essentielles: l'individualisme, l'étatisme
et le capitalisme (Le Roy, 1995a: 21).
Dans notre analyse nous allons laisser de côté l'aspect capitaliste
de la modernité pour nous intéresser plus particulièrement
à ses caractéristiques directement liées aux droits
de l'homme, à sa conception du droit et à celle de l'homme.
Pour celà nous n'allons pas faire un historique exhaustif de la
modernité mais nous bornerons à dégager les aspects
de notre legs judéo-chrétien et les transformations que la
modernité leur a fait subir qui caractérisent directement notre
conception des droits de l'homme.
Chapitre I: L'héritage judéo-chrétien
Dans notre héritage judéo-chrétien deux notions sont
particulièrement importantes pour comprendre l'originalité
de notre conception des droits de l'homme: la première se rapporte
à l'homme. C'est celle d'individu. La seconde se rapporte au droit.
C'est celle d'ordre imposé.
Section 1: L'individu
Pourquoi s'interroger sur la notion d'individu? Laissons la parole
à Marcel Mauss pour comprendre l'importance de nous interroger sur
une notion aussi connue, aussi évidente que
celle d'individu ou de personne:
Il ne s'agit de rien de moins que de vous expliquer comment une
des catégories de l'esprit humain - une de ces idées que nous
croyons innées, - est bien lentement née et grandie au cours
de longs siècles et à travers de nombreuses vicissitudes...
C'est l'idée de personne, l'idée du moi.
Tout le monde la trouve naturelle, précise au fond de sa conscience,
tout équipée au fond de la morale qui s'en déduit. Il
s'agit de substituer à cette naïve vue de son histoire, et de
son actuelle valeur une vue plus précise. (Mauss, 1995:
13).
Voilà bien dépeint l'enjeu de cette section: montrer derrière
une apparence de naturel et d'universalité la spécificité
de la vue occidentale de la notion de personne et d'individu. Cette notion
doit son originalité en grande partie à son héritage
chrétien et est dans sa forme moderne à la base de notre conception
des droits de l'homme. Bien que Mauss ne fasse pas cette distinction, je
parlerai de personne dans le sens de la persona latine
et dans son contexte juridique et j'employerai le terme d'individu
dès qu'on parlera de cette notion enrichie par la conception
chrétienne désignant la nature même de l'être humain.
Pour éviter toute confusion dès le départ, précisons
qu'il faut distinguer dans l'individu ou dans la personne deux notions:
premièrement celle de l'agent empirique, de l'être humain
individualisé concret, et deuxièmement celle de l'être
de raison, de l'idée de personne ou d'individu que nous nous faisons
de cet agent empirique et qui est donc une création de notre esprit,
une valeur, mais aussi le sujet normatif de nos institutions (Dumont, 1979:
22-23). Nous nous intéresserons ici uniquement à la deuxième
notion.
Notre notion moderne de personne découle de la notion latine de
persona qui désignait le masque, le masque tragique, le
masque rituel et le masque d'ancêtre (Mauss, 1995: 348). De cette
première acceptation elle s'est progressivement transformée
en un fait fondamental du droit, en tant que persona, la personne
juridique, catégorie essentielle du droit romain à côté
de celles de res (les choses) et de actiones (les
actions) , qui sont des catégories qui marquent encore notre droit
actuel (Mauss, 1995: 350). En devenant catégorie juridique la notion
de persona fonda un caractère personnel du droit, et devint
par là synonyme de la vraie nature de l'individu
dont seul l'esclave, qui n'avait ni personnalité, ni corps, ni nom,
ni ancètre, ni bien propre était exclu (Mauss, 1995:
353-354).
Les stoïciens semblent avoir enrichi cette notion de personne mais c'est
le christianisme qui lui a donné une assise métaphysique solide
et a donné naissance à ce que j'appelle, dans la lignée
de Louis Dumont, l'individu (Mauss, 1995: 355).
D'après Louis Dumont, l'individualisme était présent
depuis les premiers chrétiens, mais s'est continuellement transformé
depuis, le ferment cardinal d'abord dans la généralisation
de la formule, et ensuite dans son évolution étant
pour lui la religion chrétienne, jusqu'à la Réforme
où plus particulièrement sous l'influence de Calvin on assiste
à la cristallisation de la conception moderne d'individu (Dumont,
1991: 36, 71ss).
L'apport capital du christianisme semble être d'avoir établi
un lien direct entre l'homme et Dieu et d'avoir ainsi fait de l'homme un
être transcendant son être social. Il devint en premier lieu
homme et créature de Dieu, avant d'être citoyen ou membre d'une
société (Touraine, 1992: 53; Mauss, 1995: 358).
Comme le dit Louis Dumont:
Ce ... qui est donné dès le départ dans le
christianisme, c'est la fraternité de l'amour dans et par le Christ,
et l'égalité de tous qui en résulte, une égalité
qui, Troeltsch y insiste, existe purement en présence de
Dieu. En termes sociologiques, l'émancipation de l'individu
par une transcendance personnelle, et l'union d'individus-hors-du-monde en
une communauté qui marche sur la terre mais a son coeur dans le ciel,
voilà peut-être une formule passable du christianisme.
( Dumont, 1991: 45).
Or continue-t-il, si dans la formule de Jésus-Christ Rendez
à César ce qui est à César et à Dieu ce
qui est à Dieu il y a une symétrie entre le spirituel
et le temporel, celle ci n'est qu'apparente. En fait ces deux pôles
sont hierarchisés, le spirituel l'emportant sur le temporel, puisque
dit-il c'est en fonction de Dieu que nous devons nous plier aux
prétentions légitimes de César (Dumont, 1991:
45). De cette façon c'est l'aspect de l'individu-hors-du-monde, être
transcendant, abstrait, indépendant et par là égal à
tous les autres êtres individu-hors-du-monde qui l'emporte
sur celui de l'être individu-dans-le-monde, être
social non pas abstrait et indépendant, mais défini par sa
place dans la société. Ce serait par une pression constante
dans l'histoire de l'aspect spirituel sur l'aspect temporel, que petit à
petit la vie dans le monde sera conçue comme pouvant être
entièrement conformée à la valeur suprème,
l'individu-hors-du-monde sera devenu le moderne individu
dans-le-monde (Dumont, 1991: 46). Calvin apportera la touche finale
à ce mouvement en dégageant l'individu de son appartenance
à l'église, le posant ainsi comme égal aux autres individus
dans un champ social uniformisé et homogène, en l'instituant
comme individu s'autosuffisant car individu-en-relation-à-Dieu
(Dumont, 1991: 80).
Voilà schématiquement retracé l'origine de la conception
d'individu indépendant et égal à tous les autres qui
nous est tellement familière et qui est au coeur de notre conception
des droits de l'homme. Nous verrons par la suite, surtout dans notre Titre
II de notre deuxième partie, que d'autres sociétés,
ayant eu des histoires différentes de la nôtre ne partagent
pas forcément cette vue de l'homme.
Section 2: L'ordre imposé
Le deuxième héritage judéo-chrétien essentiel
pour comprendre notre conception des droits de l'homme est la conception
de l'ordre imposé.
Pour mieux comprendre ce dont il s'agit, il faut ici rapidement présenter
la théorie des archétypes sociétaux de Michel Alliot.
Selon Michel Alliot celui qui veut comprendre la forme et le sens des
institutions juridiques d'une société doit rapporter ces
institutions à l'univers de la société dans laquelle
il les observe. Cet univers n'est pas uniquement l'univers physique,
matériel, le monde visible, mais aussi et surtout l'univers mental,
le monde invisible. En effet, s'il y-a pour Michel Alliot un trait commun
entre toutes les sociétés, qui permettrait d'éclairer
et ainsi de comprendre des phénomènes juridiques ce ne sont
pas des universaux, mais c'est le fait que toutes les sociétés
construisent leur propre univers mental, porteur de modèles
fondamentaux et dispensateurs de sens, que révèlent à
la fois la vision du monde visible et invisible de chacun de ses membres,
sa vision des peuples, de sa société, des groupes auxquels
il appartient ou avec lesquels il est en rapport et sa vision de lui
même (Alliot, 1989e: 214). Retenons que:
Pour toute société le monde invisible explique le
monde visible: il lui donne cohérence et sens. (...) D'où
l'importance (...) de se référer à l'invisible pour
comprendre le monde visible non seulement dans son ensemble mais aussi dans
chacune de ses manifestations. (Alliot, 1989e: 215)
Michel Alliot distingue trois grands archétypes sociétaux
conférant un caractère distinct au consensus fondateur du droit
des sociétés relevant des différents archétypes:
L'archétype illustré par l'univers chinois, où le monde
est infini dans le nombre et le temps, se faisant et se défaisant
sans cesse sous forme de puissances multiples antagonistes, complémentaires
et solidaires, lui donnerait un caractère d'identification. L'
archétype illustré par l'univers égyptien et africain,
où le Créateur s'est progressivement distingué du monde
avec lequel il était originellement lié dans le chaos primordial,
lui donnerait un caractère de manipulation. Enfin l'archétype
illustré par l'univers des enfants d'Abraham (Islam et occident
chrétien), où le Créateur est unique, éternel
et extérieur à sa création lui donnerait un caractère
de soumission (Alliot, 1989e: 222, 226). Nous reviendrons dans le Titre II
de notre Deuxième Partie sur les deux premiers archétypes et
nous intéresserons ici uniquement à l'archétype
judéo-chrétien de soumission à un ordre imposé.
Comme déjà brièvement indiqué l'univers abrahamique
est marqué par un Dieu Créateur unique, éternel et
extérieur à sa création. Il préexiste à
sa création, la crée et la régit de l'extérieur.
Il lui impose ses lois auxquelles elle doit se soumettre. C'est la loi qui
est le lien entre le Créateur et sa création. Elle est
indispensable au gouvernement des hommes et ne peut émerger au sein
d'eux mais leur est nécessairement extérieure et imposée.
Comme nous allons le voir dans le Chapitre II de ce Titre cette conception
subsiste dans le droit moderne occidental, même si l'Etat, conçu
à l'image de Dieu, l'a remplacé en tant que législateur
suprême (Alliot 1989e: 223; Rouland, 1988: 404).
Cet archétype de soumission fonde une logique de
déresponsabilisation des sociétés qui en
révèlent, ces sociétés abandonnant leur gestion
à un pouvoir qui leur est extérieur:
La société est alors décentrée: elle
projette son centre en dehors d'elle même; au dessus d'elle même.
Les rapports entre ses membres changent totalement. Il ne s'agit plus de
rechercher à chaque instant entre soi l'attitude juste. L'attitude
juste; c'est de se conformer au système de règles établi
par le pouvoir ou, si elles ne sont pas satisfaisantes, de réclamer
une nouvelle loi, une nouvelle réglementation. (Alliot,
1989e: 234)
La mise en évidence de cet archétype de l'ordre imposé en occident et de la logique qui l'accompagne est importante dans une réflexion sur les droits de l'homme sous deux aspects: Premièrement elle nous permet de relativiser la technique de déclaration de droits qui semble correspondre à notre manière de voir l'ordre comme ordre forcément supérieur et imposé de l'extérieur auquel nous devons nous soumettre. Deuxièmement elle nous permet de relativiser notre notion même de droit. En effet, de la conception d'ordre imposé découle l'idée qu'un droit est attaché à l'homme par une force extérieure, et que ce droit est le même pour tous, qu'il est uniforme, s'appliquant à des situations toutes uniformes puisqu'étant toutes définies par leur caractère de soumission à un ordre donné. Cette conception abstraite ignore le droit comme résultante d'une inscription de l'homme dans la société et comme garanti par cette inscription, et nie la pluralité au sein des sociétés. Cet éclairage nous permet aussi de relativiser une demande de plus de droit et d'un meilleur droit pour garantir les droits de l'homme dans la situation actuelle. L'importance de cette prise de conscience apparaîtra encore plus clairement lorsque nous nous ouvrirons aux archétypes et logiques d'autres sociétés dans notre Titre II de la Deuxième Partie.
Chapitre II: L'apport de la modernité: la laïcité
Nous avons dégagé dans le chapitre précédent,
les racines de la notion d'individu et d'ordre imposé dans la pensée
judéo-chrétienne. Dans cette partie nous verrons comment ces
notions ont été transformées par la modernité
occidentale. Le caractère essentiel de cette transformation est la
laïcisation de ces notions par la référence à la
Raison. Nous nous intéresserons donc dans une Section 1 à la
Raison et à la conception moderne de droit naturel qui en découle,
puis dans une Section 2 nous nous pencherons sur l'émergence de l'Etat
moderne, cadre de la déclaration de 1789.
Section 1: La Raison et le droit naturel moderne
La pensée moderniste affirme que les êtres humains
appartiennent à un monde gouverné par des lois naturelles que
la raison découvre et auxquelles elle est elle-même soumise.
Et elle identifie le peuple, la nation, l'ensemble des hommes à un
corps social qui fonctionne lui aussi selon des lois naturelles et qui doit
se débarrasser des formes d'organisation et de domination irrationnelles
qui cherchent frauduleusement à se faire légitimer par le recours
à une révélation ou à une décision
supra-humaine. (Touraine, 1992: 51)
A l'époque des Lumières il est apparu nécessaire aux
philosophes de placer la Raison au centre de la société et
d'en évincer Dieu en instaurant une société laïque
afin de protéger l'individu contre l'arbitraire religieux et
politique par la création d'un univers raisonnable où
le non-vérifiable, la croyance (surtout religieuse), serait
reléguée à l'intérieur de l'espace de la vie
privée alors que la Raison régnerait dans l'espace public
(Touraine, 1992: 22, 26).
Mais comme le dit Alain Touraine à propos du sujet: il faut
refuser ouvertement l'idée de la rupture entre les ténèbres
de la religion et les lumières de la modernité, car le sujet
de la modernité n'est autre que le descendant sécularisé
du sujet de la religion. (Touraine, 1992: 274).
Ainsi à côté de l'apport nouveau de la laïcité,
la valorisation de la Raison va aussi permettre de réinterpréter
les anciennes notions judéo-chrétiennes que nous avons
décrites dans la section précédente. Celles-ci vont
se laïciser, c'est à dire vont être interprétées
de manière rationnelle, se défaire de leur fondement
métaphysique et religieux, et de cette manière acquérir
un caractère rationnel les faisant apparaître comme universelles.
Or nous pouvons nous interroger sur la véritable universalité
de nos conceptions laïcisées, notre pensée rationnelle
moderne même étant marquée, comme le remarque Michel
Alliot par notre vision judéo-chrétienne du monde, puisqu'elle
vise à découvrir un ensemble de lois qui s'imposent à
la nature et la constituent (Alliot, 1989e: 222).
Les notions d'individu et d'ordre imposé seront donc rationnalisées
et universalisées et par cette rupture totale avec la religion
et la philosophie traditionnelle (...) la spéculation sur l'état
de nature et le Droit naturel est élevée à l'absolu
et à une intensité sans précédent sous
la plume de Hobbes (Dumont, 1991: 107). Emerge la théorie de droit
naturel moderne qui aboutit directement dans la révolution française
et dans la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen
(Dumont, 1991: 96). Ce droit naturel moderne place l'individu comme nous
l'avons défini au chapitre précédent, indépendant
et abstrait, en son centre, contrairement à la théorie classique
où était valorisé la société et où
l'homme était avant tout conçu comme un être social (Abou,
1992: 86). C'est à partir de l'individu pris dans son état
de nature (avant de vivre en société), qu'on pense la
société et l'Etat qui sont vues comme association de ces individus
indépendants et égaux par le biais du contrat social (Dumont,
1991: 97 ss). Le droit naturel moderne trouve, comme déjà
indiqué, son aboutissement dans la Déclaration des droits de
l'homme et du citoyen de 1789. Mais plus qu'un simple aboutissement, la
Déclaration était la transformation des préceptes et
des fictions du droit naturel en loi positive, en vue de permettre de fonder
le nouvel Etat sur le seul consensus des citoyens et hors atteinte de
l'autorité politique elle même (Dumont, 1991: 121).
Les droits de l'homme s'ils sont liés au droit naturel le sont aussi
intrinsèquement au processus de création de l'Etat moderne
auquel nous allons maintenant nous intéresser.
Section 2: L'Etat moderne
Nous avons dégagé dans les pages précédentes
les notions d'individu, d'ordre imposé, ainsi que la transformation
qu'a fait subir à ces notions la philosophie des Lumières par
l'intermédiaire de la Raison. Ce cheminement nous mène maintenant
à l'Etat moderne, avatar laïcisé du Dieu
judéo-chrétien (Alliot, 1989e: 226).
Avant de nous replacer ici dans la perspective de la construction de l'Etat
révolutionnaire, rappelons brièvement l'apport de la Réforme
et celui de la Contre-Réforme qui ont déblayé le terrain
pour cette nouvelle conception de l'Etat. Selon Louis Dumont:
Luther et Calvin attaquent l'Eglise catholique comme institution
du salut. Au nom de l'autosuffisance de l'individu-en-relation-à-Dieu,
ils mettent fin à la division du travail institué au plan religieux
par l'Eglise. En même temps, ils acceptent, ou du moins Calvin très
distinctement accepte, l'unification obtenue par l'Eglise du côté
politique. (Dumont, 1991: 80)
C'est des travaux de la Contre-Réforme, qui vont valoriser les idées
judéo-chrétiennes déjà existantes d'unité
par l' uniformité, que va émerger une nouvelle explication
de l'Etat et du souverain qu'on retrouvera ensuite dans le Léviathan
de Hobbes. Cette explication est basée sur une représentation
purifiée de Dieu, de son Eglise et de son pontife. On
passe de l'archétype trinitaire initial où Dieu est trois en
un (père, fils et esprit) à la valorisation du Un
qui se reflète dans l'établissement, dans l'organisation
cléricale, du principe d'un Dieu, d'un pape, d'une Eglise,
représentation qui se retranscrira dans les deux siècles suivants
dans le monde profane sous la forme d'un Etat, d'un Roi, d'un territoire,
pour aboutir finalement avec la révolution française à
la suppression au plan politique des conditions et des statuts et à
l'émergence d'une Nation, d'un Etat et d'un droit (Le Roy, 1995 b:
50-51). Ainsi, comme le dit Etienne Le Roy,
l'archétype d'unitaire devient unitariste
en réduisant la diversité à l'unité imposée
de l'autorité qui l'organise. (Le Roy, 1995a:14-15)
Les bases pour penser la Révolution comme rectification radicale
de la société au nom d'un idéal moral
d'après les termes de Luc Ferry et Alain Renaut (Abou, 1992: 101),
dans le sens d'une unification (uniformisation) de la société
sous l'égide de l'Etat sont donc données, l'idéal
étant de fonder une société parfaitement démocratique
et égalitaire. Il s'agit de construire un Etat en rupture complète
avec celui qui existait avant, un Etat qui serait déterminé
par les individus libres et égaux le composant, organisé de
façon rationnelle, et s'opposant ainsi diamétralement à
l'ancien Etat hiérarchique légitimé par un monde
supra-sensible qui mettait chaque individu à sa place dans la
société, en l'inscrivant dans les différentes sphères
sociales qu'il ordonnait dans un tout cohérent (Abou, 1992: 89-90).
Un tel Etat révolutionnaire ne peut trouver sa légitimation
qu'en lui même, ou plus précisément dans la
volonté générale, qui est l'accord de tous quand
à son institution, ainsi que dans sa référence à
la Raison qui lui confère un caractère universel (Abou 1992:
85, 90, 101).
L'Etat devient lui-même Dieu créateur unique et tout
puissant, gouvernant le monde par ses décrets. Il lui revient, à
lui seul, de créer un monde meilleur et à cette fin de transformer
la société par la loi. (Alliot, 1989e: 224). L'individu
prend par rapport à lui la même position qu'il avait dans la
tradition chrétienne, surtout à partir de Luther et de Calvin,
envers Dieu: il n'existe plus que des individus abstraits libres et égaux
face à l'Etat qui prend en charge leur salut. L'individu
se retrouve seul face à l'Etat et est entièrement dépendant
de lui, la société civile étant complètement
évincée de notre vue. Il faut lui garantir ses droits face
au pouvoir absolu de l'Etat en les déclarant. La conception moderne
de l'Etat opposant un Etat laïque tout puissant à des invidus
seuls et égaux a profondément marqué la
Déclaration de 1789 qui est la garantie de la liberté des individus
face à l'Etat, garantie qui légitime l'Etat même, qui
peut désormais être construit comme organisation rationnelle
réalisant la volonté générale. Si cette
déclaration peut se comprendre dans ce contexte, elle ne doit pas
occulter que les droits visés par elle sont aussi garantis par d'autres
mécanismes et que nos sociétés ne se résument
pas au jeu des deux acteurs que sont l'Etat et l'individu et ne sont pas
homogènes (Rouland, 1995c: 17).
Nous avons vu dans ce Titre I que, autant dans son objectif, la construction
d'un Etat égalitaire et rationnel et la protection contre cet Etat,
que dans sa forme, la déclaration de droits rappelant les tables de
la loi transmis par Moïse au peuple élu dont la symbolique
était largement utilisée au 18ème siècle
pour populariser les déclarations américaine ou française
(Le Roy, 1995a: 14), que dans ses présupposés théoriques,
idée d'individu, d'ordre imposé, de Raison, d'où
découlent les notions d'égalité voir d'uniformité,
d'universalité du droit naturel, la déclaration de 1789 était
fortement influencée par la modernité occidentale, elle même
construite sur ses racines judéo-chrétiennes.
Voyons maintenant dans le Titre II comment la modernité du
18ème siècle a évolué jusqu'à
nos jours et comment cette évolution a influencé notre conception
des droits de l'homme.
Le Droit
est à la fois lutte et consensus sur les résultats de la lutte
dans les domaines qu'une société tient pour vitaux
écrit Michel Alliot (Alliot, 1989e:
207). Il en découle que le droit n'est pas un
phénomène statique. Pour les anthropologues du droit, son aspect
dynamique compte autant que sa définition: les champs de la
juridicidité varient suivant les époques, le droit peut se
retirer de certains types de relations; les investir, ou en créer
d'autres (Rouland, 1995e: 198; voir aussi: Rouland, 1989: 78-79).
Dans ce Titre II nous allons nous intéresser aux transformations de
l'environnement juridique des droits de l'homme jusqu'à nos jours.
Dans un premier chapitre nous nous intéresserons à son
évolution endogène, c'est à dire dans un cadre occidental,
de 1789 à nos jours. Dans un deuxième chapitre nous nous
intéresserons aux apports exogènes, véritables indicateurs
d'une décentralisation des droits de l'homme et qui caractérisent
plus spécialement les quinze dernières années.
Chapitre I: L'évolution des droits de l'homme: les
différentes générations et les différentes
catégories de droits de l'homme
L'évolution occidentale des droits de l'homme de 1789 à
nos jours peut être saisie à travers l'apparition successive
de différentes générations de droits de l'homme. La
dernière génération a donné naissance à
de nouvelles catégories de droits de l'homme, qu'on peut regrouper
sous la notion de droits culturels et qui ont profondément
affecté notre conception des droits de l'homme.
Section 1: Les différentes générations de droits
de l'homme
Traditionnellement on classifie les droits de l'homme en trois
générations: au 18ème siècle, droits
civils et politiques, individuels; au 19ème-première
partie du 20ème, droits économiques et sociaux;
dans la deuxième partie du 20ème, droits de
solidarité (Rouland, 1995e: 197).
Comme nous l'avons vu, les droits de l'homme de la première
génération correspondent à la pensée moderne
du 18ème siècle: la société se
résume en un assemblage d'individus géré par l'Etat,
dans le respect des droits individuels. Il n'y avait donc pas de place pour
des droits autres que individuels civils et politiques (Rouland, 1995e:
194).
La deuxième génération émerge avec les revendications
de certains groupes ou peuples. Parmi ces revendications il y a celles de
peuples décolonisés au 20ème siècle,
mais c'est principalement la révolution industrielle, au
19ème siècle, par les mouvements ouvriers qu'elle
a engendré, qui a fait subir à la conception des droits de
l'homme une transformation profonde, en mettant en lumière le
caractère unilatéral de la déclaration de 1789 et en
menant à un rééquilibrage de l'affirmation des droits
individuels par l'affirmation de droits économiques et sociaux. En
effet les débats sur la constitution de 1848 en France suivis en 1918
par la déclaration soviétique des droits du peuple
travailleur et exploité obligent l'Etat à un certain
nombre de services collectifs, allant même jusqu'à lui
conférer un droit d'intervention qui lui avait été
refusé par la déclaration de 1789 (Abou, 1992: 104; Rouland,
1993: 203).
Aujourd'hui nous nous trouvons face à une troisième
génération des droits de l'homme, les droits de solidarité
concernant tous les peuples et l'ensemble de l'humanité comme par
exemple le droit au développement, à la paix, à
l'environnement etc... (Rouland, 1993: 203). Certains juristes reprochent
à ces droits, et pas tout à fait à tort, qu'ils sont
beaucoup trop imprécis, trop fourre-tout, autant quand
à leurs titulaires et débiteurs (individus, peuples,
états...) que quand à leur objet, pour pouvoir constituer de
véritables droits; ce qui n'exclut pas qu'ils puissent le devenir
dans le futur (Rouland, 1995e: 197-198). Il semblerait cependant qu'avec
l'avènement de cette troisième génération des
droits de l'homme nous soyons conviés à repenser la
dialectique des droits de l'homme, non plus à partir des rapports
entre les individus et l'Etat, mais à partir de l'humanité
entière et de l'ensemble des peuples qui habitent notre
planète et effectuer ainsi un véritable
retournement et recentrage (Verdier,
1988: 188). Nous nous intéresserons plus en détail à
la problématique de cette génération des droits de l'homme
dans notre prochaine section.
Retenons de cette sectionque la liberté absolue, telle qu'elle
a surgi dans l'idéologie révolutionnaire, est un idéal
et ne peut se poser comme un fait; qu'elle énonce un devoir-être
et ne peut se traduire dans l'élément de l'être. Elle
signifie que l'homme n'est pas libre, qu'il doit se libérer; que
l'individu n'est pas universel, qu'il doit s'universaliser; que liberté
et universalité ne sont pas un donné, mais une tâche
infinie, jamais achevée (Abou, 1992: 90-91). La
déclaration de 1789 a posé des idéaux qui devaient se
concrétiser dans le futur. Les différentes
générations de droits l'homme sont une expression de cette
concrétisation .
Intéressons nous maintenant aux dernières de ces
concrétisations, aux nouvelles catégories de droits de l'homme
issu de la troisième génération en nous penchant dans
notre Section 2 sur les droits culturels.
Section 2: Les nouvelles catégories des droits de l'homme -
les droits culturels
On peut diviser les droits de l'homme en deux
catégories principales: d'une part le noyeau intangible, classique,
des droits de l'homme auquel le droit international des droits de l'homme
a reconnu un caractère universel et non dérogable (droit à
la vie, à ne pas êter soumis à la torture, à ne
pas être tenu en esclavage ...) et qui correspond à peu près
aux droits contenus dans les deux premières générations
des droits de l'homme, d'autre part une catégorie apparue récemment
par la prise en compte de la diversité culturelle, celle des droits
culturels et de solidarité qui sont des droits de la troisième
génération des droits de l'homme et ont apporté un
changement essentiel à la théorie des droits de l'homme (Rouland,
1995c: 140). Nous nous intéresserons dans le cadre de cette section
plus particulièrement aux droits culturels.
De par leur nature (voir la section précédente), les droits
de la première catégorie, bien que la détermination
de leur contenu ne soit pas sans prêter à controverses (Rouland,
1995c: 140-141), sont juridiquement les plus nettement définis et
les mieux protégés puisqu'ils s'inscrivent dans une logique
de droit étatique visant à protéger des individus.
Les droits culturels par contre sortent de cette logique, comme nous allons
le voir et comme nous l'avons brièvement indiqué dans la section
précédente par une citation de Raymond Verdier. On peut distiguer
deux grands groupes de droits culturels: les droits culturels individuels
et les droits culturels collectifs.
Les droits culturels individuels sont ceux permettant à une personne
de s'identifier culturellement, en protégeant l'intégrité
de sa personne en rapport avec ses choix culturels (langue, éducation,
patrimoine culturel, propriété culturelle), et en lui permettant
de participer à la culture en développant les droits
précédents (participation aux potentiels des cultures, à
la formation professionnelle, aux libertés indispensables à
la recherche) (Rouland, 1995c: 141-142).
Les droits culturels collectifs, ou droits culturels des peuples peuvent
être divisés en un droit à l'autodétermination
culturelle, politique et économique, en un droit au développement
culturel, politique et économique et en droits culturels des peuples
en situation défavorisée (droits des peuples minoritaires,
autochtones, déplacés, en danger d'ethnocide ou d'acculturation)
(Rouland, 1995c: 142).
De cette brève présentation resort que les droits culturels
dérogent doublement à la conception classique,
étatique, des droits de l'homme.
Premièrement ils sortent de la logique unitaire de l'Etat, surtout
depuis la Déclaration sur le droit au développement adoptée
par l'ONU (Organisation des Nations Unies) en 1986 qui a affirmé la
composante culturelle du développement et a contribué à
faire des droits culturels de véritables droits à l'identité,
d'où aussi à la différence (Rouland, 1995c: 141; Rouland,
1995e: 198). Deuxièmement ils sortent de la logique du binôme
Etat - individu en reconnaissant des droits collectifs. On assiste ici à
une véritable opposition entre logiques, celle unitaire et
administrative de l'Etat et celle plurielle et
innovatrice des droits culturels (Rouland, 1995c: 142). La logique
des droits culturels semble exiger de repenser notre mythologie sociétale
individualiste et uniformisante en l'enrichissant par exemple par des conceptions
de mythologies juridiques non individualistes et plurales, dans lesquelles
la société est pensée comme reposant sur des groupes,
dont le jeu, à base d'alliances et d'antagonismes, définit
des contenus culturels , d'ailleurs plus ou moins stables (Rouland,
1995c: 142). Cette prise en compte des groupes et par là la relativisation
du rôle de l'Etat semble aussi intéressant du point de vue de
la mise en oeuvre de ces droits. Je suis d'accord avec Norbert Rouland quand
il dit:
A notre sens, il y a un lien indissoluble - qui peut être
dialectique - entre les définitions collectives et individuelles des
droits de l'homme. L'homme a des droits en tant qu'être humain, mais
il ne les réalise , dans toute société, qu'au sein et
en fonction de groupes; dans un jeu de droits et obligations réciproques
entre la personne et les groupes auxquels elle appartient. Les droits collectifs
sont inséparables de la dimension sociale de l'homme et lui sont
bénéfiques, à condition qu'ils ne détruisent
pas la personne. (Rouland, 1995c: 142).
La France pour l'instant est peu sensible à la dimension collective
des droits de l'homme, voir même méfiante. Néanmoins
retenons ici que par le biais des droits culturels, nous nous retrouvons
obligé de repenser notre conception classique des droits de l'homme
quand au rôle qu'y jouent les notions d'individu et d'Etat et quand
à la manière dont ils structurent notre perception de l'espace
social et juridique.
Chapitre II: La décentralisation des droits de l'homme: les
déclarations non occidentales des droits de l'homme
Nous avons vu dans le chapitre précédent que les droits
de l'homme montraient une tendance à la diversification autant quand
à leur contenu, que quand à leurs titulaires et leurs
débiteurs. Cependant cette diversification apparaissait comme une
progression continue, découlant d'une logique interne des droits de
l'homme (occidentaux), visant à concrétiser les
principes posés dans la déclaration des droits de l'homme et
du citoyen de 1789, et les adaptant à des exigences nouvelles, même
si on ne pouvait pas prévoir où cette logique allait nous mener.
Depuis une quinzaine d'années cette diversification a en plus pris
un autre aspect, celui de la décentralisation des sources des droits
de l'homme. En effet depuis le début des années quatre-vingt
sont apparues un grand nombre de déclarations de droits de l'homme
se réclamant de traditions juridiques et de courants de pensée
non occidentaux mais s'adressant aussi à tous les hommes et ayant
une vocation à l'universalité. Nous allons dans ce chapitre
nous intéresser à certaines de ces déclarations: la
charte africaine des droits de l'homme et des peuples, les déclarations
islamiques des droits de l'homme, les déclarations asiatiques des
droits de l'homme et enfin les déclarations visant à la
reconnaissance des droits des peuples autochtones.
Section 1: La charte africaine des droits de l'homme et des peuples
La charte africaine des droits de l'homme et des peuples adoptée
par l'OUA (Organisation de l'Unité Africaine) en 1981, tout en reprenant
les droits individuels classiquement reconnus, pose certains principes originaux:
premièrement elle donne une place importante au droit des peuples
et les conjugue avec les droits de l'homme, les droits de l'homme ne pouvant
être respectés que lorsqu'un peuple n'est pas soumis à
l'asservissement ou à une domination étrangère. Dans
ses articles 20 à 24 elle pose les droits d'autodétermination,
de libre disposition des ressources et des richesses naturelles, les droits
à l'environnement, à la paix et à la sécurité.
Elle insiste aussi particulièrement sur le droit au développement
qui ne se veut pas uniquement croissance économique, mais tend à
garantir un développement conforme aux différentes cultures
et traditions et accentue la composante culturelle du développement.
Deuxièmement la charte africaine des droits de l'homme équilibre
les droits de l'homme par des devoirs de l'homme envers la famille, la
société, l'Etat, les collectivités légalement
reconnues et la communauté internationale (art. 27. (1)) ce qui s'explique
par le fait qu'elle valorise la personne, dont la dimension sociale est
essentielle, face à l'individu.
Enfin on peut citer le devoir de l'individu, découlant un peu des
deux aspects évoqués ci-dessus, qui est de veiller à
la préservation et au renforcement des valeurs culturelles
positives (art 29 al. 7). Ce devoir peut sembler surprenant dans une
optique occidentale uniformisante puisqu'il est l'affirmation non pas uniquement
d'un droit mais d'un devoir à la différence tant que celle-ci
est positive. Nous comprendrons mieux cette attitude de valorisation de la
différence lorsque nous traiterons des logiques sociétales
animistes dans notre Deuxième Partie, Titre II, Chapitre III.
Retenons de cette section que de la mise au centre de la Déclaration
de la personne et non de l'individu découlent des dispositions originales
comme la formulation de droits de peuples liés aux droits individuels,
l'équilibrage des droits par des devoirs, ainsi que le droit à
l'identité d'où à la différence. (pour toute
cette section voir: Rouland, 1995c: 136-137; Rouland, 1995e: 203)
Section 2: Les déclarations islamiques des droits de l'homme
Il existe plusieurs déclarations islamiques
des droits de l'homme en raison de la multiplicité des courants de
l'Islam. La plus connue est la Déclaration universelle des droits
de l'Homme en Islam, présentée en 1981 à l'UNESCO
par le Conseil islamique pour l'Europe. On lui reproche son manque de
représentativité, le Conseil étant une institution
siégeant à Londres et ses activités n'engageant ni
l'Organisation de la Conférence islamique, qui est l'instance la plus
représentative des pays musulmans, ni la Ligue islamique mondiale,
ni les Etats islamiques. Elle reprend l'essentiel des droits de l'homme
classiques, mais reste muette sur les inégalités entre hommes
et femmes et sur les droits politiques des non-musulmans, et ne vise pas
expressément les châtiments corporels. Son originalité
réside surtout dans l'affirmation de l'origine divine des droits de
l'homme. En outre elle pose le caractère relatif de la Raison
(La rationalité en soi, sans la lumière de la
révélation de Dieu, ne peut ni constituer un guide infaillible
dans les affaires de l'humanité; ni apporter une nourriture spirituelle
à l'âme humaine), déclare des devoirs
(Aux termes de notre Alliance ancestrale avec Dieu; nos devoirs
et obligations ont priorité sur nos droits) ainsi que le
droit inaltérable à la liberté, notamment culturelle,
de tout individu et de tout peuple.
La Déclaration de Koweit de 1980 s'inscrit dans la même lignée
mais accorde plus de droits à la femme, oblige les Etats à
garantir aux non-musulmans les même droits qu'aux musulmans, recommande
l'abolition de la peine de mort et demande aux Etats de mettre en place des
plans de développement permettant de secourir les nécessiteux.
La Déclaration de Taif de 1981 définit largement la liberté
religieuse et la Déclaration de Ryad de 1989 qui lui est très
similaire l'explicite encore plus.
Si les droits de l'homme islamiques se distinguent des droits de l'homme
occidentaux par leur caractère divin ils ne sont cependant pas uniformes.
Les déclarations des droits de l'homme islamiques sont diverses
reflètant ainsi la multiplicité de l'Islam. S'ils sont avant
tout des droits de Dieu et qu'au sommet de la hiérarchie normative
se trouve la Révélation et non les libertés et droits
fondamentaux, ce sont les interprétations différentes de la
Révélation qui forment la palette des interprétations
islamiques de la problématique des droits de l'homme plus ou moins
proches du modèle occidental et qui vont du rejet total jusqu'aux
adaptations plus mesurées que nous venons de présenter. (pour
toute cette section voir: Rouland, 1995c: 139-140; Rouland, 1995e: 203-204)
Section 3: Les déclarations asiatiques des droits de l'homme
La Déclaration des devoirs fondamentaux
des peuples et des Etats asiatiques adoptée par le Conseil
régional des droits de l'homme en Asie met à la charge des
Etats et des peuples des devoirs visant à permettre le respect des
droits individuels et collectifs. Plus précisément elle engage
l'Etat à veiller au développement , politique, social,
économique et culturel et définit ce droit au développement
comme individuel et collectif.
La Déclaration de Bangkok de 1993, résultant du
travail de 110 ONG asiatiques en vue de la Conférence de Vienne sur
les droits de l'homme reflète une approche globale de la situation
des droits de l'homme en Asie. Elle insiste surtout sur le droit au
développement et sur les droits des groupes vulnérables tels
que les différentes minorités par exemple linguistiques ou
religieuse, les réfugiés, les personnes déplacées,
les femmes et les enfants. Enfin dans son article 8 elle fait remarquer que
si les droits de l'homme sont universels dans leur nature, ils doivent être
considérés dans le contexte dynamique et évoluant du
droit international et tenir compte de l'importance des particularités
régionales et nationales et de leurs racines historiques, culturelles
et religieuses (...while human rights are universal in nature, they
must be considered in the context of a dynamic and evolving process of
international norm-setting, bearing in mind the significance of national
and regional particularities and various historical, cultural and religious
backgrounds (art.9)).
La Chine aussi a vu éclore des déclarations émergeant
des milieux hostiles au gouvernement communiste et favorables à la
démocratie politique. Ce sont le Manifeste des droits de l'homme
en Chine et la Déclaration chinoise des droits de
l'homme, tous deux très proches des déclarations occidentales
et insistant beaucoup sur les droits individuels et l'égalité.
Retenons surtout de cette section l'importance accordée à
l'intérieur du cadre universel des droits de l'homme aux différences
régionales et nationales d'origine entre autres culturelles , historiques
et religieuses. (pour toute cette section voir: Rouland, 1995e: 204)
Section 4: Les déclarations visant à la reconnaissance
des droits des peuples autochtones
Les peuples autochtones bien que ne constituant pas une aire culturelle
déterminée, estiment cependant avoir assez de traits communs
pour proclamer une Déclaration universelle de leurs droits.
Le projet de Déclaration universelle des droits des peuples
autochtones de l'ONU a son origine dans l'indignation en 1971
d'éthnologues et d'organisations humanitaires face au massacre de
groupes indiens en Amérique du Sud et la colonisation sauvage de leurs
territoires. En découlèrent des initiatives qui menèrent
en 1982 à la création par le Conseil économique et social
de l'ONU d'un groupe de travail sur les populations autochtones. Ce groupe
avait pour but de suivre l'évolution de leur situation et d'établir
des normes leur conférant des droits à leur protection. Ce
travail mena au projet de Déclaration universelle.
Les traits les plus significatifs de ce projet de déclaration sont
le droit des peuples autochtones à disposer d'eux
même et à déterminer librement leurs
rapports avec les Etats dans lesquels ils vivent (art.1),
l'affirmation de droits qualifiés comme individuels et collectifs
(par exemple le droit à conserver et développer leurs
caractéristiques ethniques et culturelles et leurs identités
distinctes), et enfin l'affirmation de droits collectifs (par exemple le
droit d'exister dans la paix et la sécurité en tant que peuples
distincts). Outre le caractère individuel classique des droits de
l'homme ce projet relativise le rôle et le pouvoir des Etats. Notons
dans ce sens que la Convention n° 169 sur les peuples indigènes
et tribaux de l'OIT (Organisation Internationale du Travail) de 1989
repose sur l'idée qu'il faut favoriser l'égalité et
le développement des peuples autochtones en sortant d'une logique
étatique assimilationniste et en favorisant au contraire la
coopération entre Etats et peuples autochtones. Pour ce faire elle
pose deux principes liant les Etats: celui du respect des cultures, modes
de vie et institutions traditionnelles des peuples autochtones et celui de
la participation effective de ces peuples aux décisions qui les affectent.
(pour toute cette section voir: Rouland, 1995c: 144-147; Rouland, 1995e:
204-206)
Retenons l'introduction du caractère plus ou moins collectif de certains
droits, l'affirmation d'un droit à la différence, ainsi que
la relativisation de L'Etat.
Au cours de ce Titre II nous avons perçu les changements de
l'environnement juridique des droits de l'homme qui semblent nous inciter
à repenser notre théorie des droits de l'homme. Premièrement
la transformation des droits naturels en droits positifs par la Déclaration
de 1789, a obligé de repenser ces idéaux abstraits et de les
adapter aux situations concrètes. Au départ cette
concrétisation s'est manifestée par l'émergence d'une
deuxième génération de droits de l'homme, économiques
et sociaux. Puis le retrécissement de notre planète
a donné émergence à une troisième catégorie
de droits de l 'homme, celle des droits culturels et de solidarité.
Les droits de cette catégorie nous invitent à repenser les
droits de l'homme dans une perspective non plus étatique mais du point
de vue de l'humanité entière. Cette génération
remet en question les fondements des droits de l'homme classiques comme
l'étatisme, l'individualisme et l'uniformisme et le juridisme qui
en découlent. De plus depuis la deuxième guerre mondiale le
monde est devenu de plus en plus pluripolaire. La culture occidentale n'a
plus le monopole des droits de l'homme, les déclarations non occidentales
ont fleuri et sont source d'enrichissement, dans un dialogue sur les droits
de l'homme qui doit tenir compte des réalités actuelles complexes,
puisqu'elles mettent en lumière des approches différentes à
la problématique des droits de l'homme.
On peut mettre en parallèle le trajet que nous venons de faire avec
la jolie allégorie de Boaventura de Sousa Santos relative à
la métamorphose du droit moderne et inspirée par Ainsi
parlait Zarathoustra de Nietzsche:
J'avancerai l'idée qu'à l'époque moderne, le
droit aussi a subi trois métamorphoses (...). Au XVIIème et
XVIIIème siècles, le droit apparaît comme un enfant.
Les nouvelles théories du droit naturel et la philosophie politique
libérale ont représenté une nouvelle et magnifique
création de valeurs et de croyances qui témoignenent de
l'émergence et de la consolidation de la société bourgeoise.
Mais à mesure qu'on avance dans le XIXème siècle, le
droit devient le lion du négativisme. C'est l'époque où
le droit résiste aux exigences suscitées par la question sociale
qui pénètre déjà le plan politique par
l'intermédiaire de nouvelles forces sociales et politiques. La
troisième métamorphose du droit survient au XXème
siècle, plus précisément après la Deuxième
Guerre mondiale. Cessant de résister, le droit se soumet docilement
à toute une série de valeurs et de croyances, parfois
complémentaires, parfois contradictoires, imposées par
différentes forces politiques et sociales. En somme, le droit est
devenu chameau et l'Etat providence est le trait le plus saillant de cette
dernière transformation du droit. ( Sousa Santos, 1988:
364)
Ainsi y a-t-il un parallélisme entre l'évolution des droits
de l'homme et l'évolution de notre droit. Dans le prochain titre nous
essayerons de replacer les observations de ce Titre II dans une optique de
sortie de modernité pour mieux les éclairer, ce qui nous permettra
de voir si le droit et les droits de l'homme sont effectivement en train
de se rendre comme semble le suggérer ce Titre II ou s'ils
ne sont pas plutôt en train de se redéfinir et de repréciser
leur domaine.
Nous avons vite appris que les rêves de l'époque moderne
n'étaient que des illusions. Le temps a dévoilé les
imperfections du droit moderne; il a montré combien
l'universalisme était un leurre, et que le règne suprême
de la loi ne réglait pas tout. L'observation de la réalité
juridique quotidienne a amené de nombreux juristes qui s'intéressent
au problème des fondements du droit, à reconnaître que
tout droit est relatif, qu'il existe un pluralisme des sources du droit,
et qu'un retour au pragmatisme s'impose. (Arnaud, 1990: 81)
Voilà brièvement esquissé le cadre de ce Titre III.
Les évolutions des droits de l'homme que nous avons décrites
dans le Titre précédent deviennent plus compréhensibles
dans l'éclairage de la sortie de modernité. Ces évolutions
semblaient remettre en question les bases même de la déclaration
de 1789 que nous avons dégagées dans notre Titre Premier, et
par là ont pu nous apparaître comme des aberrations sous un
angle d'approche moderne. Mais le droit n'a pas changé
tout seul. Nos conceptions du droit et de la société aussi
ont changé. Pour mieux comprendre l'évolution des droits de
l'homme nous éclairerons dans les pages suivantes successivement
l'individualisme, le juridisme et l'universalisme, piliers de la conception
classique des droits de l'homme, d'un point de vue occidental en sortie de
modernité. Puis nous nous interrogerons sur le défi qui semble
nous être posé de penser les droits de l'homme dans le pluralisme
et la diversité.
Chapitre I: La remise en question de l'individualisme
Nous avons déjà étudié l'individualisme dans
notre Titre Premier. Nous n'allons donc pas y revenir. Rappelons uniquement
que dans la conception moderne nous concevons l'individu comme un être
unique, abstrait, hors du monde, soumis à un ordre uniforme
extérieur, représenté par l'Etat et ses lois, qui lui
garantit son égalité face aux autres individus tout en lui
permettant de vivre en société.
Remarquons que curieusement le progrès de la sécularisation
et de la rationnalisation oblige de plus en plus à chercher le sujet
ici-bas, et rend de plus en plus irréelle la nostalgie de l'Etre qui
a attiré tant de philosophes. (Touraine, 1992: 369). On
assiste de plus en plus à la prise en compte de l'individu sous sa
forme d'être social concret, (...) en ce sens que le Sujet
ne se découvre que partiellement et que, selon les circonstances,
c'est une partie ou une autre de son appel qui s'entend ...
(Touraine, 1992: 369). Cette prise en compte de l'individu comme être
social va déployer toute son importance dans l'analyse qui va suivre.
Le caractère uniformisant de l'individualisme, découlant de
son abstraction et renforcé par l'idéalisme des juristes dont
les trois piliers sont l'abstraction de la norme, la prétendue
neutralité de ses effets sociaux et son anhistorisme (Le Roy, 1992b:
143), mène à une l'homogénéisation de l'espace
social donnant l'image d'un monde uniforme dans lequel les individus sont
tous uniformes. La perception de notre monde extérieur comme
homogène influence la perception de notre monde intérieur,
surtout dans notre contexte moderne qui est marqué par le paradigme
de l'ordre imposé. Nous avons tendance à nous percevoir comme
homogène. La prise en compte de l'homme en tant qu'être social
nous permet de relativiser ce point de vue. Nous verrons dans le Titre II
de notre Deuxième Partie que les sociétés animistes
ayant une vue plurale du monde ont aussi une vue plurale de la
personnalité. Ici nous nous contenterons de rester dans un contexte
occidental et de suivre les analyses de Luc Boltanski et de Laurent
Thévenot d'après lesquels nous vivons dans une pluralité
de mondes qui nous déterminent et que nous déterminons:
(...) dans une société différenciée,
chaque personne doit affronter quotidiennement des situations relevant de
mondes distincts, savoir les reconnaître et se montrer capable de s'y
ajuster. On peut qualifier ces sociétés de complexes
au sens où leurs membres doivent posséder la compétence
nécessaire pour identifier la nature de la situation et traverser
des situations relevant de mondes différents (Boltanski
et Thévenot cité dans: Le Roy, 1996: 6). L'homme apparait dans
cette perspective , non pas comme un être uniforme et abstrait, mais
comme un être multiple et concret, voir un devenir multiple
et concret. Ce sont son inscription dans le(s) monde(s) soci(al-aux) et son
passage de l'un à l'autre qui le caractérisent et lui permettent
de jouer le jeu social qui n'est pas uniquement jeu entre lui
et l'Etat. Comme l'écrivent Luc Boltanski et Laurent
Thévenot: Bien que le jeu soit étroitement limité
par le dispositif de la situation, un modèle à plusieurs mondes
donne aux acteurs la possibilité de se soustraire à une
épreuve et, prenant appui sur un principe extérieur, d'en contester
la validité ou même de retourner la situation en engageant une
épreuve valide dans un monde différent. Il inclut par là
la possibilité de la critique dont les constructions déterministes
ne parviennent pas à rendre compte (Boltanski et Thévenot
cité dans: Le Roy, 1996: 6). Nous verrons dans notre Chapitre II la
pertinence d'une telle analyse dans le cadre du pluralisme juridique qui
permet aux acteurs , voir les oblige, à jouer entre les différents
droits pouvant s'appliquer à eux dans une même situation
(Rouland, 1988: 86). C'est de cette inscription de l'individu dans des mondes
différents et de ses définitions correspondantes que semble
découler, en plus des différences des vues du monde, la
multiplicité des droits de l'homme autant quand à leur fonds
(droits de la pemière, de la deuxième ou de la troisième
génération, déclarations non-occidentales), que quand
à leur forme (droits individuels, individuels et collectifs, ou
collectifs), fonds et forme étant étroitement liés et
se déterminant réciproquement. Cette multiplicité vue
sous cette angle apparait non plus comme une aberration à corriger
pour revenir à une uniformité des droits de l'homme, mais comme
une réalité devant être prise en compte pour pouvoir,
ce qui semble s'imposer, repenser les droits de l'homme de manière
plurale.
Le pluralisme de la personne et des mondes dans lesquels elle évolue
que nous venons de dégager émerge aussi dans le domaine du
droit, remettant de la sorte en cause le juridisme.
Chapitre II: La remise en question du juridisme
Il sagira ici d'éclairer notre juridisme, conception du droit qui
survalorise le droit étatique écrit et codifié, par
les résultats des recherches récentes de la sociologie, de
l'anthropologie et de la théorie du droit. Nous nous intéresserons
plus particulièrement au pluralisme juridique puis à la dialectique
entre logique institutionnelle et fonctionnelle qui nous permettra peut
être de mieux penser le pluralisme.
Section 1: L'émergence du pluralisme juridique
Les recherches en anthropologie, sociologie et théorie de droit ont
mis en évidence un pluralisme juridique au sein des sociétés.
Loin d'être unitaire le droit dans nos sociétés est
doublement plural: premièrement la société globale est
composée de différents champs sociaux auxquels s'appliquent
des droits différents, et deuxièmement il coexiste des droits
différents au sein même des différents champs sociaux
s'appliquant parfois même à une même situation (Rouland,
1988: 83-84). Comme le dit Boaventura de Sousa Santos:
La recherche sur la pluralité juridique dans la
société contemporaine (...) met doublement en question le paradigme
conventionnel. Si, d'un côté, les professionels du droit et
les juristes acceptent le monopole étatique de la production du droit
, la recherche sur la pluralité juridique défend l'existence
et la circulation au sein de la société de différénts
systèmes juridiques dont le système juridique étatique
n'est que l'un d'entre eux même s'il est le plus important. D'un autre
côté, une conception de droit aussi étendue dénonce
une relation plus complexe entre droit et société, du fait
qu'il ne s'agit pas d'un droit unique mais plutôt d'un réseau
de droits qui doivent s'harmoniser avec la société.
(Sousa Santos, 1988: 365).
A l'image de l'individu et de la société le droit dans un cadre
même étatique n'est pas homogène, ce qui donne à
réfléchir quand à l'essai d'imposer un droit homogène
dans le cadre des droits de l'homme à la société
internationale, qui elle se situe hors du référent étatique
et est caractérisée par une pluralité bien plus
marquée que ne peut l'être la pluralité d'une
société à l'échelle étatique. Cette remarque
voudrait-elle signifier qu'il n'existerait aucune unité dans
l'humanité pouvant permettre l'élaboration de droits de l'homme
universels? Je ne le crois pas. Il s'agit plutôt de constater qu'
à l'image de la techtonique des plaques qui constituent le
globe terrestre, on peut supposer que la plaque de nos pratiques
sociales n'est plus recouverte par la plaque de nos modèles
institutionnels (Le Roy, 1995a: 21) et d'en tirer la leçon
qui s'impose: remettre en question et faire évoluer notre logique
institutionelle unitariste pour qu'elle s'accorde à nouveau à
nos pratiques sociales. C'est en abandonnant notre vision moderne monolithique
du droit que nous pourrons véritablement prendre en compte la
pluralité intrinsèque à ses pratiques, cette prise en
compte des diversités s'avérant d'autant plus importante dans
le cadre des droits de l'homme si on veut arriver à une véritable
universalité reflétant les voix de tous ceux qui en sont
concernés. Il ne s'agit pas de récuser (...) l'unité
mais l'unitarisme , cet effet discursif autorisant la réduction de
la diversité pour fonder idéologiquement le principe d'unité.
(...) Il s'avère donc indispensable, pour penser de manière
plurale le pluralisme, de rompre avec le credo de l'unitarisme pour ne retrouver
l'unité que là où elle s'impose comme somme de données
identifiées (principe d'addition) et non comme un ensemble dont une
partie des constituants fait l'objet de récusation ou de réduction
(principe de soustraction) (Le Roy, 1996: 6-7).
Mais comment penser toute cette diversité, comment y mettre un peu
d'ordre? Ici peut nous aider la prise en compte d'une logique
complémentaire à la logique institutionnelle dont est marqué
le juridisme, la logique fonctionnelle.
Section 2: La complémentarité des logiques fonctionnelle
et institutionnelle
Notre vision du droit s'inscrit dans une logique institutionnelle, comme
nous avons déjà pu nous en rendre compte dans notre Titre Premier,
Chapitre I, Section 2 sur l'ordre imposé. Comme le dit Michel
Alliot:
...pour l'occident chrétien Dieu est Celui qui Est avant
d'être Celui qui crée: il Est de toute éternité,
il aurait pu ne pas créer, ou créer autrement. En lui l'Etre
prime l'action. A son image, les occidentaux affirmeront le primat de
l'être sur la fonction. (Alliot, 1989g: 271)
Mais si l'occident, en valorisant l'être, s'est doté d'un droit
institutionnel et a occulté et continue à occulter les logiques
fonctionnelles du droit, ces logiques fonctionnelles existent néanmoins
et leur prise en compte peut nous aider à mieux comprendre le droit
en sortie de modernité et le pluralisme juridique. Nous nous
intéresserons ici à la logique fonctionnelle dans le cadre
du droit occidental mais y reviendrons en traitant de la pensée animiste
dans notre Deuxième Partie, Titre II, Chapitre III.
Etienne Le Roy illustre la coexistence dans le droit à côté
d'une logique institutionnelle d'une logique fonctionnelle dans son article
Un droit peut en cacher un autre par l'exemple des associations
de la loi de 1901 (Le Roy, 1992c: 16-19).
La logique institutionnelle s'impose à l'association lorsque son objectif
est avant tout de défendre, d'imposer certaines normes sur lesquelles
les associés se sont mis d'accord (fixer des normes de gestion d'un
ouvrage public par exemple). Par l'institution de l'organisation comme
extérieure et supérieure elle sera d'autant plus efficace
puisqu'elle paraîtra incontestable, légitime et efficace (Le
Roy, 1992c: 16). Mais l'association peut avoir d'autres buts comme par exemple
de se protéger (association de consommateurs). Ici c'est l'objectif
poursuivi, qui n'est plus de faire respecter des normes, qui l'emporte. On
se trouve donc en présence d'une logique fonctionnelle et non plus
institutionnelle Cette logique suppose une demande de droit qui
ne cherche plus des principes ou des normes (règles de fonds) pour
stabiliser ou ordonner une situation comme dans la logique institutionnelle.
On a besoin ici de formes et de mises en forme. La logique
institutionnelle seule prise en considération jusqu'à
maintenant, doit gérer un consensus existant exprimé par des
règles, des principes ou des normes permettant de gérer un
projet global ou particulier et de privilégier la permanence du lien
social en reproduisant la logique institutionnelle. La logique
fonctionnelle quand à elle se préoccupe de savoir
comment construire ou reconstruire le lien social, comment accéder
à l'institution et bénéficier de la protection des
lois. (Le Roy, 1992c: 17). Elle privilégie en outre
sans ignorer le droit strict , par des procédés qui
privilégient la négociation des intérêts à
la confrontation des droits et favorisent l'émergence de nouveaux
modèles de sociabilité. C'est une des raisons pour lesquelles
la médiation apparaît actuellement comme espoir du dépassement
de certaines de nos contradictions fondamentales ou comme une porte ouverte
vers la formulation de nouveaux projets de société
(Le Roy, 1992c: 18).
Que peut nous apporter la prise en compte de la logique fonctionnelle dans
le cadre de notre réflexion sur les droits de l'homme? Les droits
de l'homme sont à l'instar de la loi étatique et du mythe
judéochrétien de la création du monde marqués
par une logique institutionnelle: on essaye d'imposer un ordre au désordre
en instituant des droits de l'homme. Or rappelons nous que nous pouvons voir
les droits de l'homme (au moins) de deux manières, comme nous l'avions
déjà indiqué dans notre introduction. Nous pouvons les
considérer comme un acquis ou comme un requis. Si nous les
considèrons comme un acquis il s'agit effectivement aujourd'hui de
gérer un consensus existant exprimé par des
règles (voir ci dessus) et la logique institutionnelle s'impose.
Mais notre travail semble pour l'instant plutôt nous suggérer
qu'il s'agit à leur propos plutôt d'un requis. Premièrement
le consensus n'existe pas encore. Deuxièmement les droits de
l'homme sont loin d'être appliqués universellement. Il ne s'agit
donc pas pour l'instant de gérer une situation mais d'en
créer une nouvelle. Nous semblons donc être invité s
à repenser les droits de l'homme dans une logique fonctionelle ayant
pour objectif de permettre à tous les êtres humains de vivre
dignement, et à ne pas nous limiter à une logique institutionnelle
ayant pour objectif d'appliquer les normes droits de l'homme.
Enfin la prise en compte de cette logique semble nous permettre de penser
les droits de l'homme de manière plus souple, plus pragmatique et
plus plurale, et peut être aussi de formuler un nouveau projet de
société au niveau mondial.
Citons pour terminer Etienne Le Roy:
Tout en étant associée aux représentations
classiques du droit fondé sur la norme , la logique fonctionnelle
autorise la prise en compte d'autres modèles de comportement ou d'autres
modes de régulation. Elle introduit ainsi l'élasticité
dont notre dispositif institutionnel a besoin pour sortir des contraintes
de la modernité sans rupture excessive. (...) Elle propose ainsi à
des sociétés toujours plus complexes et différenciées
et exigeant une conception pluraliste du droit une structure nouvelle, souple
et adaptable dont elle a besoin (Le Roy, 1992c: 18-19).
C'est peut être la prise en compte de la logique fonctionnelle qui
nous permettra de passer de notre paradigme unitaire à un paradigme
plus plural. Ce passage d'une logique unitaire à une logique plurale
soulève aussi le problème de l'universalisme auquel nous allons
maintenant nous intéresser.
Chapitre III: La remise en question de l'universalisme
Le droit moderne est un droit qui s'est construit sur
des principes philosophiques en honneur à l'époque qui porte
ce nom: croyance dans le caractère universel des solutions juridiques
et dans les bienfaits de la toute-puissance de la loi. A entendre les
philosophes, les juristes et les législateurs de la fin du XVIIIème
siècle, le droit était susceptible d'une connaissance universelle,
car les principes qui le dictaient étaient inscrits dans le coeur
de chacun, ils pouvaient être connues grâce aux seules lumières
naturelles de la raison. (...) la loi parce qu'elle était
générale, claire, traitant du bien commun et ne s'intéressant
pas aux cas particuliers, apparaissait comme la garantie suprême contre
l'arbitraire. On parle donc, dès lors, d'un droit, au singulier. Et
ce droit ne peut être posé que par le législateur
(...), écrit André-Jean Arnaud (Arnaud, 1990: 81).
Nous avons déjà constaté dans le Chapitre II de notre
Titre Premier que le caractère rationnel du droit naturel moderne
lui conférait un caractère universel. Mais nous avons aussi
montré que le caractère rationnel était accordé
a posteriori à un droit qui n'avait son origine non pas dans
la raison mais dans la raison juridique occidentale moderne, elle
même héritière d'une longue histoire.
De plus nous avons remis en question tout au long des pages
précédentes la préténtion du droit étatique
à détenir le monopole pour réguler notre vie en
société, en dégageant la pluralité des mondes
et des logiques dans lesquels nous nous mouvons et auxquels nous sommes
confrontés. Nous nous rendrons encore mieux compte du caractère
relatif de notre conception du droit lorsque nous nous intéresserons
aux différentes logiques sociétales non occidentales dans le
Titre II de notre Deuxième Partie. Mais notons déjà
ici que cette non-universalité se laisse facilement percevoir
en s'intéressant à l'exportation et à la reception des
modèles occidentaux d'Etat et de droit dans le monde suite aux
colonisations occidentales. L'exemple de l'Afrique depuis les indépendances
est marquant (Rouland, 1988: 360-387). En suivant l'évolution du
modèle occidental de l'Etat et du droit importé en Afrique
depuis les indépendances on constate qu'au début l'imitation
de ce modèle semblait être perçu comme la clef de
l'accès à la modernité. Les droits traditionnels quand
à eux semblaient perçus comme des obstacles à éliminer
de toute urgence pour assurer le développement (Conac, 1980: XVI).
Or ce mimétisme s'est relevé d'une part inefficace, voir
néfaste et d'autre part a donné lieu à toutes sortes
de métissages et de réappropriations de la part des africains,
ce qui prouve bien que la conception occidentale de l'Etat et du droit n'est
pas exportable clefs en main (Le Roy, 1991: 114 ss ). De nos
jours la confiance héritée de l'Europe au moment des
indépendances fait peu à peu place à la prudence, à
la défiance à l'égard du Droit et des risques
d'uniformisation qu'il comporte et on se retourne à nouveau
vers les droits traditionnels pour relever le défi de la construction
de l'Afrique (Alliot, 1980: 489). Cet exemple nous met en garde de ne pas
vouloir essayer d'imposer des droits de l'homme à notre manière
partout, même s'ils peuvent véhiculer des valeurs universelles,
car ceci risquerait d'être, et est d'ailleurs, fort inefficace.
Vu les rationnalités différentes qui existent (et que nous
verrons encore plus en détail) il semble nécessaire de repenser
l'universalisme des droits de l'homme car il semble difficile d'asseoir
l'universalité des droits de l'homme sur une Raison qui
n'est pas partagée par tous. De plus comme le remarque Michel Troper:
les normes sont valides, non parce qu'elles ont été
énoncées au terme d'un traitement correct, mais seulement parce
qu'elles ont été posées par une certaine autorité:
auctoritas, non veritas, facit jus (cité dans: Le Roy, 1992c:
13). On peut se demander si on ne devrait pas reconstruire cette
universalité sur les valeurs plutôt que sur la raison en suivant
l'analyse d'Etienne Le Roy:
Ce qui est fondamental, ce n'est pas la règle de droit, mais
bien les valeurs auxquelles elle se réfère. Le droit est ainsi
l'expression de représentations qui unifient la société
concernée autour d'un projet, d'une charte,
ou d'une constitution dont on déduit l'ensemble des
régulations, juridiques ou non. (...) Le recours aux valeurs de la
société s'avère donc comme un moyen fondamental, apte
à assurer une autorité reconnue, et, partant, crédible.
En effet, confisqué par l'Etat, l'énoncé du droit ne
reflète pas toutes les aspirations et les valeurs des populations.
Il faut sortir de l'équation : droit égal loi, égal
Etat. (...) En insistant sur les valeurs et la symbolique comme sources du
droit, le monopole étatique en matière d'élaboration
de normes pourrait être remis en question. Le droit pourrait donc
s'annoncer comme le résultat d'une négociation sociale. (...)
Ce qui est important aujourd'hui, c'est de multiplier les forums pour
dégager des consensus, non de vouloir dégager à tout
prix des normes juridiques abstraites et impersonnelles censées asseoir
l'uniformité. Nous sommes interpellés par la construction d'un
nouveau lien social entre les cultures; nous ne pouvons plus faire de la
raison l'unique critère de l'homme créateur. Ceci nous oblige
à interpréter la modernité, qui ne pourra plus se
déclarer moderne au sens de la philosophie des
Lumières. (Le Roy, 1993a: 64, 65, 67, 71)
Dans ce Titre III en éclairant tour à tour l'individualisme,
le juridisme et l'universalisme sous-jassant aux droits de l'homme d'un regard
en sortie de modernité nous nous sommes apperçus que nous nous
dirigions de plus en plus vers une conception plurale du droit qui nous permettra
de repenser les droits de l'homme de manière plurale, afin d'en arriver
de leur universalisme à leur universalité, ce qui nécessitera
probablement de les reconstruire sur les valeurs humaines et non pas seulement
sur la Raison et le droit.
Ce Titre III est l'aboutissement de notre première partie au cours
de laquelle nous avons fait un passionnant voyage à travers le temps
et qui nous a mené des origines des droits de l'homme et de leur
conception classique très unitariste au 18ème
siècle à une réalité à la fin de ce
20ème siècle, qui nous apparait beaucoup plus plurale
et complexe et commence a être appréhendée par une science
de l'homme et du droit en sortie de modernité, et nous fait
apparaître la conception classique des droits de l'homme comme bien
plus universaliste qu'universelle. Nous nous retrouvons un peu dans la situation
du Mulla Nasrudin dans l'histoire qui figure au début de cette partie.
Après notre long voyage nous nous retrouvons enfin devant un paysage
magnifique, passionnant qui s'offre à nos yeux: un paysage de
diversité. Mais bien que nous nous émerveillions et nous
exclamions: Quel enchantement !, nous avons aussi un petit pincement
au coeur et nous disons: Mais si seulement, si seulement ... si seulement
on n'y avait pas mis toute cette diversité! Dans la prochaine
partie nous essayerons de relever le défi de penser cette diversité
comme base d'une véritable universalité des droits de l'homme
au moyen du dialogue interculturel, de ne pas nous replier sur notre passé,
la modernité, mais d'avancer dans notre présent, la sortie
de modernité, pour créer un futur des droits de l'homme
caractérisé par leur universalité dans leur pluralité.
Le Mulla, qui venait d'être nommé magistrat, jugeait sa première affaire. Le plaignant exposa son problème de façon si convaincante que Nasrudin s'exclama:
Je crois que tu as raison!
Le greffier le pria de se contenir car le prévenu n'avait pas encore été entendu.
Nasrudin fut si transporté par l'éloquence du prévenu qu'il s'écria, dès que celui-ci eut fini de parler:
Je crois que tu as raison!
Le greffier n'en put supporter davantage:
Votre Honneur, ils ne peuvent avoir raison tous les deux.
- Je crois que tu as raison! dit Nasrudin. (Shah, 1989:
67)
Nous nous sommes retrouvés à la fin de la dernière partie,
en sortie de modernité, face à un monde de diversité
qu'on commençait à approcher en termes pluraux. Dans cette
partie nous essayerons d'appliquer l'approche plurale et dynamique, qui
caractérise la sortie de la modernité, à la
problématique des droits de l'homme. Il s'agira de voir comment à
partir de la pluralité des vues du monde et de l'homme des
différentes cultures on peut en arriver à une universalité
des droits de l'homme. Nous avons dégagé dans notre dernière
partie l'importance de la négociation pour arriver à la
création de nouveaux consensus sociaux. Cette négociation
nécessite la mise en place de forums où ces nouveaux consensus
pourront émerger. Dans cette deuxième partie nous essayerons
donc de mettre en place un forum de dialogue interculturel d'où pourrait
émerger une nouvelle universalité des droits de l'homme, l'enjeu
étant d'une part de sortir de l'universalisme tout en dépassant
le relativisme culturel.
Dans une Titre Premier nous essayerons d'expliciter le rôle que peut
jouer le dialogue dans l'élaboration d'une théorie plurale
mais cependant unie des droits de l'homme dans une perspective de sortie
de modernité. Nous nous intéresserons à ce que signifie
ce dialogue puis nous dégagerons les bases qui nous
permettrons d'entrer plus spécifiquement en dialogue interculturel
et qui nous permettrons de dépasser l'autisme voir le simple
échange de points de vue (voir l'introduction du
mémoire).
Dans un Titre second nous essayerons de déterminer le cadre dans lequel
un tel dialogue peut s'inscrire en dégageant les différentes
logiques (logoï) à travers (dia) lesquelles
un consensus et ainsi une universalité des droits de l'homme pourrait
émerger.
Enfin nous verrons dans un Titre III comment nous pourrions articuler et
mutuellement enrichir les différentes logiques autant pour dégager
des valeurs universelles que pour garantir la protection universelle de ces
valeurs.
Nous définirons pour commencer, dans un Chapitre I, la manière
dont nous envisageons le dialogue. Puis nous dégagerons les exigences
d'un dialogue entre cultures. La première de ces exigences, qui est
de sortir du paradigme de l'englobement du contraire marquant notre manière
de construire l'autre et empêchant un véritable dialogue, fera
l'objet de notre Chapitre II. Cette exigence nous mènera à
une seconde, que nous étudierons dans notre Chapitre III: celle d'une
construction diatopique de l'autre, qui nous permettra de
dégager les logiques autres de l'autre, nous
permettant ainsi d'entrer véritablement en dialogue avec lui.
Chapitre I: La définition du dialogue
Nous avons déjà, dans l'introduction de notre mémoire,
brièvement défini le sens que nous donnions au terme de
dialogue dans le cadre de ce mémoire. Il s'agissait non
pas uniquement d'un simple entretien de personnes pouvant dans l'extrème
se résumer à un entretien de sourds, mais plutôt d'un
entretien entre logiques et à travers des logiques permettant
d'éclairer la problématique de l'universalité des droits
de l'homme.
Dans ce chapitre nous approfondirons et étendrons cette définition
et nous intéresserons à la possibilité d'un tel entretien
de logiques. L'enjeu est de définir le dialogue de telle manière
qu'il puisse permettre d'une part de sortir de l'universalisme actuel des
droits de l'homme et d'autre part de dépasser le relativisme dans
lequel nous risquons de tomber par la prise en compte de logiques culturelles
différentes. Cette définition nous permettra ensuite de
réfléchir sur les conditions d'un tel dialogue.
Nous nous baserons dans ce chapitre sur les travaux de Michel van de Kerchove
et de François Ost sous la plume desquels a émergé un
nouveau paradigme de la théorie du droit, celui de
l'entre-deux, qui nous paraît particulièrement fructueux
(Kerchove et Ost, 1992: 50). Une première approche de ce nouveau paradigme
a été donné à ces deux auteurs par la position
épistémologique d'interdisciplinarité qu'ils
revendiquaient (Kerchove et Ost, 1992: 51). Laissons les s'exprimer:
A partir du moment où on se refuse à la
sécurité du particularisme disciplinaire et au rêve d'une
totalisation du discours, on renonce aux assurances du savoir établi
(parcellaire ou total, peu importe), pour ordonner la production du savoir
à un incessant travail d'écart entre les discours existants.
C'est dans le creux de cet entre-deux que se dévoile la
figure de notre épistème, comme c'est dans l'échange
du dialogue que s'articule le sens de notre praxis. (Kerchove
et Ost, 1992: 52)
Tout au long de ce mémoire nous nous sommes placés dans une
telle perspective, ce qui apparaîtra encore plus clairement à
partir de maintenant. En effet notre Première Partie a consisté
à relativiser notre point de vue moderne totalisant et
sécurisant et à clarifier notre propre position
pour nous permettre, à partir de maintenant, de nous mettre en relation
avec d'autres points de vue de façon à ce que de cet
entre-deux puisse émerger un nouvel
épistème des droits de l'homme. Il s'agit aujourd'hui
pour nous dans le cadre des droits de l'homme de permettre la mise en place
d'un (...) dialogue, qui, du je au tu,
mène au nous dans l'entre-deux de l'interlocution
comme le disent Michel van de Kerchove et François Ost en s'appuyant
sur les recherches de Fr. Jacques (Kerchove et Ost, 1992: 62) et permettant
à en arriver à une universalité des droits de l'homme.
Ce dialogue nécessite une articulation de points de vue à la
fois interne et externe à notre science des droits de l'homme, qui
devra s'ouvrir à d'autres sciences et d'autres manières de
penser les même sciences dans les cultures diffférentes,
en bref: à d'autres logiques. Nous reviendrons plus en détail
sur ce dernier point dans notre Chapitre III sur la construction diatopique
de l'autre.
Il s'agit donc de créer un espace, un entre-deux, entre
eux et nous. Mais la création d'un tel espace
ne suffit pas. Il faut en plus qu'il soit fécond ce qui nous mène
à rechercher un dialogue coopératif (Kerchove et
Ost, 1992: 63). Ce dialogue suppose que toutes les cultures cherchent un
commun accord sur les droits de l'homme. Et pour cela, il faut
réunir deux conditions: d'une part il convient qu'une culture ne
prétende pas accéder de manière naturelle ou
innée à l'universel, d'autre part il est souhaitable
que la prise en compte de la diversité culturelle n'implique pas une
survalorisation des particularismes (Le Roy, 1994b: 60).
Je rappelle ici que je me situe dans ce mémoire dans un point de vue
occidental, essayant d'apporter une contribution occidentale à
l'engagement d'un véritable dialogue interculturel sur les droits
de l'homme. Je me contente donc de faire une auto-analyse et une auto-critique
de l'occident permettant aux occidentaux de s'ouvrir à un véritable
dialogue interculturel qui permettrait un enrichissement mutuel des points
de vue, ce qui ne signifie pas que les autres cultures n'aient pas leur propre
auto-analyse et auto-critique à faire pour pouvoir elles aussi s'ouvrir
à ce véritable dialogue.
Si j'ai fait cette petite parenthèse, c'est que dans le dialogue des
déviations plus ou moins conscientes sont possibles. Les conscientes
sont par exemple la tricherie ou le double jeu (Kerchove et Ost,
1992: 63). Mais c'est d'une déviation souvent inconsciente dont nous
occidentaux devons surtout nous méfier, celle qui est liée
à notre manière de nous voir comme accédant de
manière naturelle ou innée à l'universel
(voir plus haut la citation de Etienne Le Roy) et qui se reflète dans
l'universalisme des droits de l'homme que nous avons dégagé
dans notre Première Partie. Cette vision du monde en relation avec
ce que Serge Latouche appelle l'occidentalisation du monde (Latouche,
1992: 7 ss) mène à unautre échec du jeu dialogal
qui consiste à imposer par la contrainte une opinion commune - orthodoxie,
opinion droite, idéologie; il y va cette fois non plus d'un double
jeu, mais d'une rupture du jeu, l'un des partenaires faisant à la
fois les questions et les réponses. (Kerchove et Ost, 1992:
64).
Une fois cette obstacle dégagé les prémisses à
l'engagement d'un véritable dialogue semblent données permettant
ainsi, même si les logiques en contact sont différentes,
l'émergence d'un (...) nous - sujet collectif
produit de l'entre-tien, entrelacs du je et du tu
embarqués dans le dialogue. Mais ce qu'il faut bien comprendre, c'est
que ce nous dialogual ne se construit pas de la sommation brute
de deux entités monolithiques: un je et untu
constitués tels qu'en eux-mêmes... Ce je et ce
tu entre lesquels circule la parole sont, dès l'abord,
divisés, scindés par la fracture où l'autre se fait
entendre. Il n'y a de dialogue possible que parce que s'est déjà
creusée au sein du je la place où s'inscrira la
voix de l'interlocuteur. (Kerchove et Ost, 1992: 64).
Il y a donc une dernière condition à remplir pour l'émergence
d'un véritable dialogue: celui de creuser dans notre je
la place où pourra s'inscrire la voix de notre interlocuteur. Dans
les deux chapitres suivant nous verrons comment nous pouvons
creuser une telle place.
Chapitre II: La sortie du paradigme de l'englobement du contraire
Nous avons vu dans le Chapitre II de notre Titre Premier qu'au siècle
des Lumières la Raison a émergé comme moyen d'expliquer
et d'organiser le monde, évinçant les explications
métaphysiques qui étaient reléguées au niveau
de simples croyances. Cette valorisation de la Raison a permis, sur le plan
de la théorie juridique et politique, de repenser la société
et surtout de conférer aux conceptions modernes occidentales dont
l'individualisme un caractère rationnel d'où universel. Elle
a permi de penser l'humanité comme une, puisque composée
d'individus égaux (car abstraits) et soumis à la même
rationnalité, et a ainsi permi d'asseoir l'universalisme des droits
de l'homme. En même temps c'est par la rationnalité que nous
entrons en contact avec d'autres cultures et constatons et interprétons
leurs différences à la nôtre. Nous nous intéresserons
donc dans ce chapitre à la rationnalité occidentale dans sa
façon d'appréhender l'autre en nous appuyant sur
les travaux de Louis Dumont. Pour Louis Dumont notre rationnalité
est marquée par le principe de l'englobement du contraire que nous
occultons. Laissons lui la parole pour nous expliquer ce dont il s'agit,
à l'exemple de la création d'Eve à partir d'une côte
d'Adam, au premier livre de la genèse:
Dieu crée d'abord Adam, soit l'homme indifférencié,
prorotype de l'espèce humaine. Puis dans un deuxième temps,
il extrait en quelque sorte de cet être indifférencié
un être de sexe différent. Voici Adam face à Eve, cette
fois en tant que mâle et femelle de l'éspèce humaine.
Dans cette curieuse opération, Adam a en somme changé
d'identité tandis qu'apparaissent un être qui est à la
fois membre de l'espèce humaine et différent du représentant
majeur de cette espèce. Adam, ou dans notre langue l'homme, est deux
choses à la fois: le représentant de l'espèce humaine
et le prototype mâle de cette espèce. A un premier niveau homme
et femme sont identiques, à un second niveau la femme est l'opposé
ou le contraire de l'homme. Ces deux relations prises ensembles
caractérisent la relation hiérarchique , qui ne peut être
mieux symbolisée que par l'englobement matériel de la future
Eve dans le corps du premier Adam. Cette relation hiérarchique est
très généralement celle entre un tout (ou un ensemble)
et un élément de ce tout (ou ensemble): l'élément
fait partie de l'ensemble, lui est en ce sens consubstantiel ou identique,
et en même temps il s'en distingue ou s'oppose à lui. Il n'y
a pas d'autre façon de l'exprimer en termes logiques que de juxtaposer
à deux niveaux différents ces deux propositions qui prises
ensembles se contredisent. C'est ce que je désigne comme
englobement du contraire. (Dumont, 1991: 140-141; dans
une version un peu différente: Dumont, 1979: 397).
Le problème de notre rationnalité individualiste égalitaire
est qu'elle perd de vue cette hiérarchisation, cet englobement du
contraire, en ne fixant son attention que sur un seul niveau (Dumont, 1979:
398). Ainsi:
Pour faire cohabiter deux principes contradictoires, l'idéologie
moderne affirme l'idée d'égalité en englobant toutes
les formes d'organisation dans un référent commun mais
réintroduit le principe hiérarchique en pensant
l'autre comme le contraire de soi, un soi naturellement
supérieur puisqu'il s'agit de la culture occidentale. Ainsi obtiendra-t-on
un système explicatif qui, sous l'apparence de l'objectivité,
dénature en fait toutes les classifications ramenées non seulement
à des oppositions dichotomiques mais surtout à l'identification
de l'autre à partir du soi et comme son contraire. (Le Roy,
1996: 2)
Etienne Le Roy remarque aussi que Penser l'autre comme le contraire
de soi a été aussi une pratique générale de la
science coloniale africaniste, que l'examen de la littérature
démontre progressivement (Le Roy, 1996: 3).
Nous devons donc nous méfier, en essayant de dégager une
universalité des droits de l'homme dans le dialogue interculturel,
de ne pas tomber dans le piège de l'englobement du contraire. En effet
si nous tombons dans ce piège le dialogue même et ainsi son
objectif semblent compromis.
Nous avons vu dans notre Chapitre I qu'Il n'y a de dialogue possible
que parce que s'est déjà creusée au sein du je
la place où s'inscrira la voix de l'interlocuteur. (Kerchove
et Ost, 1992: 64). Or en construisant l'autre comme son contraire,
donc comme fondamentalement étranger à soi même, on rend
très dificile de creuser en soi la place où pourra s'inscrire
la voix de l'interlocuteur. En effet la catégorie d'être
humain est trop abstraite pour suffire à créer une telle place.
De plus définir a priori l'autre comme notre contraire
ne permet plus l'émergence d'un entre-deux et d'un
nous puisque la situation sera gelée dès le
départ par une frontière entre le soi et
l'autre semblable à un miroir nous renvoyant l'image
inversée de nous même. De ce miroir rien de nouveau ne peut
émerger car, bien que sécurisant, il n'en reste pas moins un
plan statique, figé, tout le contraire de l'entre-deux
qui est un espace dynamique, ouvert, ne reflétant pas ce qui est (ou
ce que nous croyons devoir être) mais renfermant la potentialité
de ce qui pourrait être. Nous serions alors emprisonné dans
le dilemme du choix entre universalisme ou
relativisme, condamné ainsi soit à soumettre
l'autre, soit à l'ignorer.
Avant de nous lancer dans notre Chapitre III où nous verrons comment
nous pouvons construire l'autre autrement que comme notre contraire,
afin de permettre l'émergence d'un véritable dialogue,
méditons ces quelques paroles de Chögyam Trungpa, l'une des figures
marquantes entre les lamas tibétains qui ont commencé à
présenter et à enseigner le bouddhisme tibétain aux
occidentaux:
Ordinairement, l'espace évoque l'idée de quelque chose de vacant ou de mort, mais dans ce cas l'espace est un vaste monde qui est capable d'absorber, de reconnaître, d'accueillir. (...) Au fond, le guerrier est quelqu'un qui n'a pas peur de l'espace, à l'inverse du lâche, qui est constamment terrifié par l'espace.
(...) Le lâche a peur de l'obscurité, car il n'y voit rien, et peur du silence, car il n'entend rien. La lâcheté, c'est de transformer l'inconditionnel en une situation de crainte par l'invention de points de repère et de conditions de tout ordre. Pour le guerrier, par contre, l'inconditionnel n'a pas à être conditionné ni limité, à être perçu comme positif ou négatif; il peut tout simplement être neutre, tel qu'il est.
Le monde du soleil couchant craint l'espace, la vérité non référentielle. (...) Ils ont peur de transcender les conditions et points de repère qu'ils se sont imposés à eux-même. Dans le monde du soleil couchant, les gens croient à leurs points de repère de manière absolue. (...) Le monde du soleil couchant nous enseigne à préserver notre chair et notre sang, à porter une armure pour nous protéger. Mais de quoi nous défendons-nous en réalité? De l'espace!
Si nous réussissons à nous blinder complètement,
nous aurons peut-être une sensation de sécurité mais,
en même temps, nous nous sentirons terriblement seuls. (...) Nous ne
savons plus comment nous enlever cette armure, nous ne savons absolument
pas comment nous conduire sans le point de repère de notre propre
sécurité. La voie du guerrier nous pose un défi: nous
devons émerger du cocon et nous aventurer dans l'espace, en faisant
preuve de vaillance et de douceur à la fois. (Trungpa, 1990:
159-160)
Chapitre III: La construction diatopique de l'autre
Rappelons nous de la citation de Federico Mayor tout au début de ce mémoire: Chaque culture, chaque langue représente un mode unique d'interprétation ou de relation unique à un monde qui est si complexe que la seule façon de le connaître ou d'entrer en contact avec lui est de l'aborder sous tous les angles possibles (p 1 du mémoire).
Nous nous sommes effectivement rendu compte de la spécificité
de notre point vue moderne sur le monde au cours de notre Première
Partie. Plus spécifiquement, notre Chapitre II du Titre II sur les
déclarations non occidentales des droits de l'homme a fait apparaitre
des divergences entre notre conception des droits de l'homme et celles d'autres
cultures. Cependant nous nous sommes arrêtés à la simple
constatation de ces divergences sans dégager les logiques qui les
sous-tendaient. Nous nous sommes d'une certaine manière contentés
de construire les autres comme notre contraire, donc comme
radicalement différents de nous, du moins en ce qui concerne nos points
de divergence. Dans cette partie nous allons voir comment nous pouvons construire
ces points de divergence comme autre chose qu'une différence radicale,
en les éclairant par d'autres logiques que la nôtre, celles
qui les ont fait émerger. Ceci nous permettra de mieux les comprendre
et d'entrer en leur contact par le dialogue interculturel. Nous passerons
donc de l'analyse des divergences à partir d'un point de
référence unique, celui correspondant à notre culture,
à une analyse des divergences à partir d'un système
de références multiple, intégrant les points de vue
des autres cultures.
Pour cette approche nous nous appuyerons sur l'herméneutique diatopique
développé par Raimundo Panikkar dans son article La notion
des droits de l'homme est-elle un concept occidental? (Panikkar, 1984a:
4-6).
Dans cet article Raimundo Panikkar fait remarquer que c'est une mauvaise
méthode pour essayer de comprendre une autre culture, que d'y
transférer ses propres notions et catégories et d'essayer de
voir à quel point on les y retrouve, ce qui reviendrait dans le cadre
des droits de l'homme, à poser la notion de droits de l'homme comme
universelle et fondamentale pour garantir la dignité humaine, puis
à s'interroger dans quelle mesure les autres cultures arrivent à
se rapprocher de cette notion. La question qui se pose est donc: comment
appréhender du topos (lieu) d'une culture donnée (la nôtre),
les idées forgées par une autre? (Panikkar, 1984a: 4). Pour
Raimundo Panikkar ceci est possible en recherchant dans des cultures
différentes les équivalents homéomorphes (de
homéo: semblable et morphe: forme) à
nos propres problématiques, l'homéomorphie n'étant pas
identique à l'analogie mais représentant une
équivalence fonctionnelle particulière découverte par
le moyen d'une transformation topologique (Panikkar, 1984a: 5).
Il s'agit donc d'une entreprise de traduction nécessitant de se trouver
avec un pied dans sa propre culture, avec l'autre dans une autre et
d'éclairer une problématique donnée de ces deux points
de vue. Cette approche nécessite un décentrage et une approche
plurale de la réalité. Pour reprendre une image de Raimundo
Panikkar: il s'agit dans le cadre des droits de l'homme de regarder la
réalité à travers les différentes fenêtres
culturelles, non seulement la nôtre, et de ne pas faire voler
en éclats les fenêtres et faire de ces multiples points de
visée une seule ouverture béante - avec pour conséquence,
le danger d'effondrement structurel (...) mais de faire
prendre conscience aux gens qu'il y a - et qu'il faut qu'il y ait -une
pluralité de fenêtres et d'opter ainsi en faveur
d'un sain pluralisme (Panikkar, 1984a: 5).
Le laboratoire d'anthropologie juridique de Paris partage cette démarche
en l'appliquant plus spécifiqement au droit comme nous l'avons vu
lors de notre confrontation à la théorie des archétypes
sociétaux de Michel Alliot (Première partie, Titre Premier,
Chapitre I, Section 2). Dans cette perspective on ne peut adopter une
démarche comparative classique que dans le cadre de systèmes
juridiques ayant le même horizon culturel, c'est à dire le
même projet de société. Sinon l'observateur doit se situer
simultanément dans différents topoi (lieux) qui ont tous leur
logique propre, et doit essayer de dégager ce qu'ils ont en commun,
tout en respectant la spécificité de chacune des logiques.
Cette démarche a déjà porté ses fruits dans des
études africanistes où se posaient des problèmes de
compatibilité entre conceptions de droits modernes occidentaux et
conceptions de droits traditionnels africains (Le Roy, 1990: 10-11). Il semble
que cette démarche peut se révéler très fructueuse
pour une recherche sur les droits de l'homme en nous permettant d'établir
un véritable dialogue (entre et à travers des
logiques).
Après avoir, dans ce Titre I, dégagé les bases
préliminaires à un dialogue interculturel coopératif,
en le définissant, en nous mettant en garde contre le piège
de l'englobement du contraire et en proposant une méthode pour en
sortir, celle de l'herméneutique diatopique, nous allons maintenant,
dans un Titre II, essayer de déterminer le cadre d'un tel dialogue,
en essayant de dégager les différentes logiques en présence
et à travers lesquelles une universalité des droits de l'homme
devra émerger.
Comme le dit souvent Michel Alliot à ses étudiants: Penser
Dieu, c'est penser le droit. Nous avons vu dans notre Première
Partie, Titre Premier, Chapitre I, Section 2 ce que Michel Alliot entendait
par là. Nous avons vu qu'il avait dégagé trois
archétypes sociétaux celui de la soumission, qui correspondait
à notre propre univers et que nous avons approfondi plus en détail,
celui de la manipulation et celui de l'identification. Nous avons aussi
remarqué qu'à l'archétype de soumission était
liée une certaine logique sociétale. Il en est de même
avec tous les archétypes sociétaux: des logiques sociétales
leur sont liées. Michel Alliot s'intéresse à ces logiques
sous l'angle de la responsabilité au sein de ces sociétés
(Alliot, 1989e: 227 ss). J'employe ici le terme dans un sens plus large renvoyant
à la définition du dialogue que nous avons posé dans
l'introduction du mémoire en dégageant les racines
étymologiques de dialogue, logia, théorie
et logos, discours et désignant les théories et
les discours des sociétés sur elles même, leur manière
de se voir, de se comprendre et de se construire en général
et non pas uniquement par rapport à leur responsabilité.
Nous nous intéresserons dans ce Titre à quatre grandes logiques:
celles des pensées islamique, confucéenne, animiste et
indienne.
Chapitre I: La pensée islamique
L'Islam partage l'archétype d'ordre imposé que nous avons
étudié dans le Titre I de notre Première Partie avec
l'occident. Il y a cependant une différence fondamentale: si le monde
occidental est essentiellement profane, le monde islamique est profondément
sacral. En effet si l'origine de la Loi en occident est l'Etat, en pays d'Islam
c'est Dieu. Ceci a une conséquence importante: si en occident la Loi
est issu du pouvoir, représenté dans sa fonction de créateur
de droit par le législateur, en Islam la Loi n'a pas sa source dans
le pouvoir mais, en tant que loi coranique ou sharia, s'impose à
lui, son unique source étant Dieu (Alliot, 1989e: 223). En découle
que l'Etat islamique a pour but essentiel d'assurer le respect de la loi
divine et de permettre a chacun d'acquérir la dignité
inhérente à ce respect. Le rôle de l'Etat islamique n'est
pas de transformer la société par les lois qu'il
décrète. Il s'agit plutôt, la révélation
divine ayant eu lieu une fois pour toute, de s'approcher de plus en plus
de cet idéal divin par une recherche constante (Alliot, 1989e: 224).
Dans une telle conception l'acceptation de droits de l'homme, d'origine humaine,
n'a donc aucun sens.
De plus le monde islamique par sa soumission à un Dieu dont les lois
sont immuables semble enfermé dans une uniformité qui ne lui
permet pas de s'ouvrir au dialogue. Or derrière cette unité
de principe, unité de Dieu, de la communauté des croyants,
la umma, et du message coranique (une seule déclaration des
cinq piliers de la foi), l'Islam aménage la place à une série
d'autres référents, celui du prophète, celui des divers
rites, écoles ou confréries qui interprètent à
leur manière le message coranique. Derrière l'apparence de
l'unité et de l'uniformité apparaît donc la pluralité
(Alliot, 1989e: 224; Le Roy, 1995a: 16-17). Celle-ci existe aussi dans le
domaine juridique. Ainsi peut-on trouver dans le raisonnement des juristes
d'autres bases que le Qoran et la sharia (la loi coranique)
qui ont leur origine dans les coutumes locales. Plus important peut être
encore est le fait que le fiqh, la science du droit islamique, n'est
pas unitaire. En effet elle comprend une science des preuves (usul
al-fiqh) et la théologie (usul ad-din). Le jeu entre ces
deux branches du droit, dynamique jusqu'à la fermeture des portes
de l'effort (ijtihad) au 10ème siècle, permet
l'éclosion de solutions diverses dans l'entre-deux de la Raison et
de la foi religieuse. C'est dans cet entre-deux, entre humanisme musulman
et théologie, entre les droits de Dieu (huquq al-llah) et les
droits de l'homme (d'Adam) (huquq Adam) que peut émerger un
dialogue sur la problématique des droits de l'homme qui pourront
être perçus comme émergeant de la sharia même
et qui pourront être développé par le fiqh au
moyen de deux de ses procédés: l'ijma, le consensus
de la communauté, et le qiyas, le raisonnement par analogie.
Ce travail nécessitera cependant la réouverture par les musulmans
des portes de l'effort (ijtihad), fermées au
10ème siècle pour des raisons conjoncturelles, et
ayant figé le fiqh à cette époque (pour tout
ce qui précède: Le Roy, 1992b: 151; Le Roy, 1995a: 17).
Chapitre II: La pensée confucéenne
La pensée confucéenne a marqué, et malgré sa
grande ancienneté continue à marquer, une grande partie de
l'Orient, à commencer par la Chine (Rouland, 1995c: 138; Le Roy, 1992b:
149).
Contrairement à l'univers abrahamique, l'univers confucéen
ne connait pas de Dieu créateur infini et s'opposant et s'imposant
à un monde humain fini. Il n'y a pas de distinction dichotomique entre
créateur et créature, entre extérieur et intérieur...
Le monde est infini dans l'espace et dans le temps et se fait et se défait
inlassablement dans le jeu entres principes contraires et complémentaires
qui créent et s'inscrivent dans une perpétuelle harmonie dynamique
symbolisée par l'entrelacement du yin (le principe masculin)
et du yang (le principe féminin), au cours de périodes
cosmiques inconcevables pour l'esprit humain. Ce monde n'est pas gouverné
par des lois extérieures mais s'autogouverne
spontanément. (Alliot, 1989e: 216). L'individu construit à
l'image du cosmos doit se conformer à cet ordre: est donc valorisé
l'autodiscipline, qui s'acquiert par une éducation, par un respect
des rites, visant à un perfectionnement de l'individu et rendant ainsi
toute contrainte inutile (Alliot, 1989e: 216).
Le droit dans une telle conception du monde se voit assigné un rôle
très relatif dans l'organisation des rapports sociaux. En effet
l'identité structurale de l'individu et du cosmos que nous venons
d'évoquer, et l'autodiscipline qui en découle pour l'individu
pour s'inscrire harmonieusement dans ce cosmos et qui peut être saisi
par le concept de zhi , ordre comme expression de l'harmonie
de toutes les formes rationnelles de l'être et de toutes les formes
rituelles des mouvements (Vandermersh cité dans: Le Roy,
1995a: 15) entraine une valorisation du rite (li). Le droit
(fa) est dévalué moralement et socialement,
puisqu'étant une règle imposé de l'extérieur
à une situation et n'en émergeant pas spontanément.
Il est relégué à gérer les rapports avec les
impies et les mécréants, qui n'observent pas les rites, ou
avec les étrangers qui ne les connaissent pas. (Rouland, 1995c: 24;
Le Roy, 1995a: 16)
Outre la valorisation du rite (li) et de l'autodiscipline face au
droit (fa) nous trouvons dans la pensée confucéenne
la reconnaissance d'une pluralité de modèles de régulation
de la société, puisque le droit bien que dévalorisé
face au rite est néanmoins conçu comme nécessaire, voir
comme complémentaire au rite comme l'est le yin au
yang.
On retrouve des conceptions similaires au Japon où le compromis est
valorisé face au jugement en droit et où les litiges sont surtout
réglés par rapport à la volonté des parties,
les lois étant surtout perçues comme des modèles de
conduite, mais non pas comme des moyens souhaitables de règlement
de conflits, et où les droits individuels sont limités par
l'importance accordée aux giri qui sont des règles de
comportements correspondants à divers types de relations sociales
et souvent porteuses de devoirs. (Rouland, 1995c: 138)
Il apparait donc qu'en Asie le droit occupe une place beaucoup plus relative
que chez nous. Ce qui prime est le respect des rites et des modèles
de conduite et de comportement, qui permet l'identification de la vie
individuelle à la vie cosmique. Ce respect doit être
réalisé par l'autodiscipline, elle même fruit de
l'éducation. De plus, même dans les cas où on doit avoir
recour au droit, celui-ci ne doit pas être appréhendé
comme un absolu qui s'impose, mais plutôt comme élément
d'un ensemble, dont les rites et les modèles de conduite et de
comportement font partie, et qui doit permettre le rétablissement
de l'harmonie sociale troublée.
Chapitre III: La pensée animiste
La pensée animiste caractérise des sociétés diverses de notre planète. Elle conçoit l'univers comme construit sur la base d'une circulation d'énérgies. Le principe vital de cet univers, l'anima, qui est à la racine du terme animisme, est régulé par le mouvement de ces énergies distinctes mais complémentaires, qui cherchent à se compléter mutuellement de manière harmonieuse. On retrouve ici un peu l'idée du yin et du yang chinois, sauf qu'on n'est pas en présence d'une dualité complémentaire, mais d'une pluralité complémentaire, les sociétés étant elles souvent organisées sur une structure ternaire pour en permettre le bon fonctionnement (Le Roy, 1995a: 19).
Dans les mythes de création des sociétés animistes
africaines il n'existe pas de Dieu créateur. Le monde émerge
progressivement du chaos qui, indistinct, contenait déjà tout
l'avenir en puissance. Au sein de ce chaos se distinguent progressivement
le dieu primordial, puis les dieux primordiaux, puis d'autres puissances
qui se manifestent souvent sous forme de couples complémentaires,
pour finalement faire émerger l'homme. Contrairement à notre
mythe abrahamique ce n'est pas l'un, l'ordre et la stabilité
qui sont à l'origine de l'univers et le caractérisent, mais
le multiple, l'inorganisé, l'instable. Le monde se crée et
se maintient à chaque moment et l'homme y joue un rôle primordial
pour aider à préserver l'harmonie de l'univers. Dans cette
vision du monde ce n'est pas un ordre imposé, extérieur et
uniforme qui est à l'origine de l'unité de la société,
mais au contraire l'affirmation de groupes divers qui ont besoin l'un de
l'autre, qui sont complémentaires et solidaires. La différence
étant conçue comme base de l'unité les législations
uniformisantes gommant les différences, comme les législations
occidentales, sont perçues comme destructrices de l'unité.
De plus ce rejet de lois supérieures immuables auxquels ils pourraient
se soumettre, rend les hommes responsables eux même de leur propre
futur et mène à une valorisation de la conciliation et d'un
esprit unanimiste. (pour tout ce qui précède: Alliot, 1989e:
219-221). La coutume aussi reflète cet idéal sociétaire
car loin d'être un recueil de normes intangibles, comme on l'a longtemps
perçue, elle est la manière de dire, les manières
de faire des ancêtres (Le Roy, 1995a: 19) qui sert de guide
pour trouver des solutions à des situations particulières,
en s'inspirant de la coutume, en la réinterprétant et en l'adaptant
dans la discussion de tous ceux qui sont concernés. Elle est donc
plus processus que norme, et est conforme à l'idéal de régler
un conflit dans le ventre du village, au sein du groupe
qui l'a vu naître, plutôt que par un recours à une instance
extérieure (Le Roy, 1995a: 19; Alliot, 1989g: 277).
Si la construction de la société est marquée par la
conception plurale du monde de la vue animiste, il en est de même de
la construction de la personne. Chez les Wolof par exemple, le nit,
être humain, n'est pas conçu comme chez nous comme un tout
homogène et abstrait mais comme l'ensemble de trois
éléments, l'enveloppe corporelle, le yaram, le rab esprit ancestral
habitant le corps du nouveau-né et le fit, énergie vitale,
partie de l'énergie cosmique susceptible de croître ou de
décroître selon les comportements sociaux et les pratiques
rituelles (Le Roy, 1995a: 20). Le dernier aspect inscrit en outre
l'être humain dans ces multiples appartenances sociales, familiales
(lignages, clans, classes d'âge). Ainsi la personne est multiple et
est déterminée plus par la fonction qu'elle remplit, que par
son être intrinsèque et immuable (voir notre
Première Partie, Titre III, Chapitre II, Section 2 sur La
complémentarité des logiques fonctionnelle et
institutionnelle). Ainsi contrairement à l'Europe où
l'individu reste le même de sa naissance jusqu'à sa mort
avec un droit aux droits invariables pour chacun et identique pour
tous (,) La notion de personne juridique n'appartient pas aux droits
originellement africains. On y trouve celle de statut et de statut
déterminé par les fonctions exercées: le statut individuel
est d'autant plis important qu'on avance en âge, qu'on est marié
(et, pour un homme, polygame ), qu'on a des enfants, qu'on est à la
tête d'un lignage, etc. (Alliot, 1989g: 274). La personne
se révèle multiple à tous les niveaux et fondamentalement
changeante.
Dans les sociétés animistes la personne plurale était
traditionnellement protégée par son inscription dans les
différentes communautés et par la pluralité de l'organisaton
sociale, créatrice de pouvoirs et de contre pouvoirs, mais ne permettant
pas l'émergence d'un pouvoir centralisé. Cette conception est
loin de notre conception moderne du droit, de l'Etat et de l'individu, ainsi
que de notre conception classique des droits de l'homme, mais nous rappelle
étrangément les conceptions du droit, de la personne et de
la société que nous voyons émerger en sortie de
modernité, et auxquelles nous nous sommes intéressés
dans le Titre III de notre Première Partie.
Chapitre IV: La pensée indienne
La pensée indienne pour Raimundo Panikkar est celle sur laquelle repose
l'hindouïsme, le jaïnisme et le bouddhisme. La notion de
dharma qui y est fondamentale est pour lui la notion qui permettrait
de trouver dans la pensée indienne un concept homéomorphe à
la notion occidentale des droits de l'homme (Panikkar, 1984a: 17). Mais avant
de nous intéresser à la notion de dharma intéressons
nous au mythe hindouiste de création du monde.
Pour les hindous il y a bien création mais ce n'est pas la création
d'un créateur extérieur à partir du néant, mais
une projection, srishti, du non-manifesté (Brahman)
dans le manifesté qui est passage de l'un au multiple. La fin du monde
est le retour du manifesté au non manifesté. Ce processus de
manifestation et de retour au non-manifesté n'est pas unique mais
se répète sans fin selon un rythme cyclique et régulier
mais inimaginable pour l'esprit humain (Herbert, 1988: 76-77). Cette projection
est souvent expliquée par une différenciation qui se ferait
entre deux principes prâna et âkâsha,
l'énergie et la substance dans leurs essences primordiales. C'est
le jeu entre ces deux principes qui est à l'origine de tout ce qui
existe. (Herbert, 1988: 78-79). Cependant la cosmogonie indienne n'est pas
dualiste mais repose sur une construction ternaire, la réalité
étant composée de trois mondes (triloka). De plus s'il
y a un dieu dont la manifestation est le monde, cette manifestation n'est
pas uniforme. Il existe une multitude de mondes et même Dieu n'est
pas uniforme mais se manifeste de multiples façons. L'hindouisme bien
que connaissant le monothéisme, place au dessus de lui le monisme
et en dessous le polythéisme et ce qui frappe à première
vue un non hindou au contact de l'hindouisme est le foisonnement des dieux
et de leurs avatars, qui constituent un panthéon tellement riche qu'on
s'y perd facilement, d'autant plus que les même déités
peuvent apparaître sous des formes et des noms différents. Le
monde indien est fondamentalement plural tout en étant organisé
hiérarchiquement. Mais cette hiérarchie même, avec Brahman
à sa tête, n'est pas linéaire et rigide, mais complexe
et souple. (Herbert, 1979: 60ss et 95ss). On retrouve dans cette conception
hindouiste qui est aussi à la base du bouddhisme un alliage entre
les conceptions abrahamiques (Dieu créateur et monde créé
et organisé selon un ordre hiérarchique), confucéennes
(univers sans début ni fin puisque soumis à d'éternels
cycles, complémentarité dynamique entre deux principes
fondamentaux) et animistes (pluralité des mondes, de dieu et des dieux
et de la personne, qui bien que différents se complètent dans
une harmonie cosmique qui se refait à chaque moment). Cet alliage
rend la pensée indienne extrèmement intéressante puisqu'elle
peut constituer d'une certaine manière une plaque tournante entre
toutes ces visions du monde.
Le dharma est un concept central de cette vision du monde. C'est,
ce qui ne nous étonnera plus, un terme plurivoque:
L'homme religieux verra en dharma la loi de Dieu; l'homme moral
le verra comme le principe intérieur qui fournit un critérium
du bien et du mal; le juriste le verra comme loi (...); le psychologue soulignera
la tradition, la coutume, l'esprit social; le philosophe y verra la conscience
de l'espèce ou la conscience de l'unité, qui par sa nature
même poussera finalement l'homme à manifester la bonté
ou le sens de l'unité; l'idéaliste y verra l'idéal;
le réaliste, la loi qui est derrière le spectacle apparent
de la vie; le mystique pratique y verra la force (...) qui amène
l'harmonie dans l'unité. Mais en vérité le dharma est
le principe à la base de ces manifestations, contenu en elles toutes,
et sous-jacent à toutes ces conceptions. (Gualtherus Mees
cité dans: Herbert, 1988: 117-118)
En somme le dharma est un principe de cohésion et de force
cosmique, s'exprimant sous des formes multiples tout en restant lui même
et imprégnant l'ensemble de la réalité. Ce principe
qui nous l'avons vu dans notre définition a des implications
éthiques, juridiques et sociales n'a pas comme base l'individu, mais
le cosmos entier dont l'être humain n'est qu'une partie. Sa connaissance
et son respect permet à l'être humain de vivre en harmonie avec
le cosmos. Or comme le fait remarquer Raimundo Panikkar un monde
dans lequel la notion de dharma occupe une place centrale et pénètre
tout n'a rien à faire de la mise en évidence du droit
d'un individu contre un autre ou de l'individuvis-à-vis de la
société, mais se préoccupe plutôt d'établir
le caractère dharmique (juste, vrai, consistant, ...) ou adharmique
d'une chose ou d'une action au sein de l'ensemble du complexe
théo-anthropocentrique de la réalité. (Panikkar,
1984a: 17)
Dans cette conception on ne peut pas concevoir d'individu abstrait celui-ci
n'étant pas autre chose qu'un noeud formant partie
intrinsèque du réseau de relations qui constitue l'étoffe
du réel (Panikkar, 1984a: 18). Comme dans la pensée
animiste la personnalité a ici un caractère fonctionnel et
non pas substantiel. Ce sont les différents statuts qui vont
déterminer les droits et devoirs qui lui sont attachés. De
plus le dharma concerne tout le cosmos et tous les êtres qui
le peuplent, et n'est donc pas comme les droits de l'homme, quelque chose
de spécifique aux humains. C'est l'harmonie du cosmos qui prime tout
et le genre humain n'a le droit de survivre que dans
la mesure où il s'acquitte du devoir de maintenir le monde
(lokasamgraha). (Panikkar, 1984a: 19). Par ailleurs l'exigence
d'harmonie fait que les droits de l'homme ne peuvent être
appréhendés de manière isolée les uns des autres
mais seulement à travers le tout harmonieux qu'ils forment et qui
est en relation avec les devoirs de l'homme et toute la structure de l'univers.
De plus la conception indienne se plaçant sur un point de vue globaliste
et non pas individualiste, les droits de l'homme ne sont pas
perçus comme absolus en tant que tels mais dépendent de leur
inscription dans la globalité, ce qui nous renvoie à l'idée
que les droits des individus ne dépendent que de leur place
au sein du réseau de la réalité, (...) ce qui ne peut
plus être admis par la mentalité contemporaine (Panikkar,
1984a: 20).
Or si cette vision indienne semble en effet ne pas être applicable
telle qu'elle dans une recherche contemporaine sur les droits de l'homme,
elle offre cependant des pistes de recherche intéressantes et semble
mettre en évidence des préoccupations contemporaines telles
que les préoccupations écologiques, le droit à
l'environnement, ou l'interrogation sur le droit des futures
générations.
Nous avons dans ce Titre II dégagé différentes logiques
sociétales en jeu dans le dialogue interculturel sur les droits de
l'homme en nous intéressant à la pensée islamique,
confucéenne, animiste et indienne. Nous les avons brièvement
rappelé dans le dernier chapitre sur la pensée indienne et
n'y reviendrons donc pas ici. Ces logiques constituent en quelque sorte la
base de notre forum de dialogue interculturel. Voyons maitenant dans un Titre
III comment ces différentes logiques peuvent mutuellement s'enrichir
dans le dialogue interculturel.
Nous avons dans notre Titre Premier dégagé
les fondements du dialogue interculturel. Dans un Titre II nous avons posé
les bases d'un forum de dialogue interculturel. Dans ce Titre III nous essayerons
de dégager quelles directions pourraient suivre le dialogue intercultuel
sur les droits de l'homme et de quelle manière les logiques mises
en évidence jusqu'à mainenant pourraient mutuellement
s'éclairer, se compléter, s'articuler, se fusionner ... Nous
nous intéresserons dans un Chapitre I au dialogue sur les valeurs
et dans le Chapitre II au dialogue sur la mise en pratique des valeurs,
l'universalité des droits de l'homme étant, comme déjà
souligné dans l'introduction au mémoire, autant une question
de concepts que de pratique.
Chapitre I: Le dialogue sur les valeurs
Comme nous l'avons vu dans notre Première Partie, Titre III,
Chapitre III, l'universalisme du droit, et plus spécifiquement des
droits de l'homme, fondé sur son caractère rationnel d'où
universel, la Raison n'étant que le moyen de découvrir des
droits naturels inhérents à l'homme, semble dépassé
(voir aussi Panikkar, 1984a: 6-7). Il semble qu'il faille reconstruire
l'universalité des droits de l'homme sur une autre base, celle des
valeurs partagées par toutes les cultures. Dans ce Chapitre nous
essayerons d'envisager le dialogue interculturel sur les valeurs. Dans une
Section 1 nous nous intéresserons à la mise en perspective
mutuelle des points de vue et à leur enrichissement mutuel. Dans une
Section 2 nous nous pencherons sur l'importance d'élaboration de concepts
homéomorphes plutôt qu'universels. Enfin dans une Section 3
nous nous intéresserons au paradoxe d'une universalité des
droits de l'homme qui ne serait pas fondée sur des universaux mais
émergerait d'un dialogue entre particularités.
Section 1: L'enrichissement et l'éclairage mutuel des points
de vue
En mettant en relation les différentes logiques sociétales
dégagées dans le Titre précédent avec celles
dégagées lors de notre analyse de la modernité et de
la sortie de modernité dans notre Première Partie, nous nous
rendons compte que ces logiques loin d'être diamétralement
opposées aux notres, leur sont plutôt complémentaires
et nous permettent de mieux comprendre nos propres institutions ainsi que
les aberrations que nous voyons apparaître de nos jours.
Remarquons que cet effet de miroir des sociétés différentes
, si bien exprimé par Jean-Jacques Rousseau, que Claude Lévi-Stauss
considère comme fondateur de l'anthropologie, est le fondement même
de la démarche anthropologique:
Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près
de soi; mais pour étudier l'homme, il faut apprendre à porter
sa vue au loin; il faut d'abord observer les différences pour
découvrir les propriétés. (cité dans
Lévi-Stauss, 1980: 47)
Nous avons déjà suffisemment insisté sur les
différences. Voyons quelle(s) valeur(s) commune(s) elles font apparaitre.
Précisons que j'entends ici par valeurs les grandes logiques
sociétales sous-tendant la compréhension que les différentes
cultures peuvent avoir de la problématique des droits de
l'homme, comme par exemple l'individualisme, le communautarisme, la
valorisation de la loi ou d'un autre instrument pour maintenir l'harmonie
ou l'ordre social...
Notre conception occidentale a insisté sur l'égalité
de tous les individus et leur nécessaire protection contre le pouvoir
au moyen du droit. Cette égalité d'abord posée abstraitement
et confiné au domaine politique a ensuite mené aux droits de
l'homme de la deuxième et de la troisième génération
(voir: Première Partie, Titre II, Chapitre I).
La conception islamique des droits de l'homme tenait son originalité
surtout dans l'affirmation du caractère divin de ces droits et dans
sa relativisation de la Raison, et remettait directement en question
l'universalité des droits de l'homme en tant que fondée sur
la Raison, la rationalité en soi, sans la lumière
de la révélation de Dieu (ne pouvant) ni constituer un guide
infaillible dans les affaires de l'humanité, ni apporter une nourriture
spirituelle à l'âme humaine. (voir: Première
Partie, Titre II, Chapitre II, Section 2). Nous laisserons pour l'instant
cet apport à part. En effet cet apport est spécifique en ce
qu'il pose la question même des fondements de toute éthique
à la base des valeurs d'une déclaration des droits de l'homme.
Il pose le problème du rapport des valeurs morales, de la Raison et
de la métaphysique, rapport sur lequel nous nous pencherons plus en
détail dans notre Troisième Partie.
L'apport principal de la pensée confucéenne était la
relativisation du rôle du droit dans la régulation sociale et
l'importance accordée à l'auto-discipline qui peut être
obtenue par l'éducation et la conformation aux rites. De plus la
pensée confucéenne a dégagé la notion de devoirs
liés aux droits, a accepté un certain pluralisme dans le monde
social et y a inscrit l'individu qui de la sorte perdait de son
abstraction.
Les traditions animistes ont encore d'avantage accentué ces
dernières caractéristiques et ont mis en avant l'importance
du pluralisme de l'organisation sociale et par là de l'importance
des groupes dans lesquels s'inscrit l'être humain, ainsi que la
responsabilité de chacun pour assurer une vie sociale harmonieuse
à l'abri de tout abus de pouvoir.
La pensée indienne tout en reprenant ces idées a insisté
sur l'idée importante, présente aussi dans la pensée
animiste, selon laquelle l'homme s' inscrit dans un univers construit sur
la base d'une circulation d'énergie dont il fait partie et à
l'harmonie duquel il participe, ce qui a pour conséquence que les
droits de l'homme ne se résument pas à des droits et devoirs
entre hommes mais concernent tout le cosmos dans lequel il est inscrit.
Enfin nous avons vu que beaucoup de ces préoccupations se retrouvaient
dans les questions émergeant de la sortie de modernité qu'est
en train de vivre l'occident.
Il semblerait qu'on ne puisse pas dégager de ces différentes
approches des valeurs communes simples. Tout au plus pouvons nous constater
que toutes ces valeurs ne semblent pas s'opposer mais permettent plutôt,
si on les considère toutes, d'éclairer la problématique
des droits de l'homme de manière plus complète qu'en ne la
regardant que d'une seule fenêtre. Une déclaration
universelle des droits de l'homme semblerait donc devoir
intégrer tous ces aspects. Elle devrait tout en posant
une égalité abstraite des êtres humains sous forme d'une
déclaration tenir compte de la pluralité de situations dont
relèvent ces êtres humains; prendre en considération
l'ensemble des modes de régulation sociale concourant à la
protection des êtres humains et dont le droit n'est qu'un
élément, à côté de l'éducation et
des modèles de conduite et de comportement (nous y reviendrons dans
la Section 2 de notre Chapitre II), bien qu'il puisse jouer un rôle
considérable, ce qui suppose aussi la prise en compte à
côté de l'Etat d'autres groupes; elle doit contre-balancer les
droits individuels et collectifs par des devoirs individuels ou collectifs;
les droits de l'homme devrons élargir leur conception aux droits
cosmiques, comme proches de nous par exemple les droits d'hommes non encore
nés (sous la forme de droit des futures générations),
voir, comme plus lointain de nous des droits de non-humains,
tel que par exemple la nature (sous la forme de droits de l'environnement
plutôt qu'à l'environnement); enfin toute cette démarche
devra tout en posant un idéal commun à toute l'humanité
refléter et respecter les différences de toutes les parties
qui la composent.
Cette entreprise bien que correspondant tout à fait à
l'évolution récente des droits de l'homme semble néanmoins
pratiquement irréalisable, et l'est à mon avis effectivement
si on reste dans le cadre d'une conception classique des droits de l'homme
qui se veut universelle et universellement applicables en raison des universaux
sur lesquels elle se fonde et qui peuvent être découverts par
la Raison. En effet la logique de soustraction et d'englobement du contraire
qui caractérise cette conception, par sa vue dichotomique du monde
qui ne permet pas de penser les différences comme autre chose que
des contraires qui s'excluent, empêche de construire l'unité
d'une déclaration universelle des droits de l'homme sur le principe
additif des différences qui à mon avis s'impose (pour le principe
soustractif et additif: Le Roy, 1996: 6-7 cité dans la Section 2 du
Chapitre précédent et dans la Première Partie, Titre
III, Chapitre II, Section 1). Voyons donc dans les deux sections suivantes
une alternative à cette conception, basée sur une approche
additive, où les valeurs universelles seraient remplacées par
des concepts homéomorphes renvoyant à ces valeurs dans chaque
culture (Section 2) et où l'universalité de la déclaration
n'aurait pas son origine dans sa rationnalité, mais dans son
émergence de la négociation interculturelle, (Section 3) ce
qui permettrait de repenser les droits de l'homme en tenant compte de toutes
les contraintes que nous avons dégagé.
Section 2: L'élaboration de concepts non pas universels mais
homéomorphes
Nous avons déjà évoqué la notion de
concept homéomorphe dans le Chapitre III, Titre Premier de cette section
traitant de la construction diatopique de l'autre.
L'élaboration de concepts homéomorphes dans le cadre des droits
de l'homme, permettant la traduction de notre concept de droits de l'homme
dans d'autres cultures et permettant la traduction de concepts d'autres cultures
dans le nôtre, permettant ainsi d'enrichir les différentes logiques
en les articulant en vue d'un objectif donné sans les fondre entre
elles, nécessitera un travail de modellisation que je ne peux pas
faire ici. Je me contenterai donc de tracer ici une direction de recherche
pour un modèle des droits de l'homme à base de concepts
homéomorphes qui pourrait permettre de penser leur universalité
dans leur pluralité.
Au fonds il s'agit de donner aux droits de l'homme même un caractère
dialogal et plural. Pour que les droits de l'homme puissent être universels
il ne suffit pas qu'ils émergent d'un dialogue interculturel s'ils
sont ensuite figés dans une forme, absolue et éternelle,
judéo-chrétienne, d'ordre imposé uniformément
à tous. Il faut sauvegarder dans leur forme même leur
caractère dialogal et plural. La question qui se pose est alors de
savoir ce qui fera l'unité, l'universalité de ces droits. Je
pense qu'il faut concevoir les droits de l'homme comme une plaque tournante,
comme un échangeur entre les différentes logiques sociétales,
comme, pour reprendre l'image de Raimundo Panikkar à propos de la
personne (Panikkar, 1984a: 18, cité dans Deuxième Partie, Titre
II, Chapitre IV), un noeud formant partie intrinsèque
du réseau des relations et des problématiques qui constituent
le réel des droits de l'homme. Ce rôle de plaque tournante peut
être joué par une déclaration à caractère
homéomorphe qui énoncerait les objectifs à atteindre
par toute l'humanité tout en renvoyant chaque culture à
ses propres représentations pour y trouver les fondements et les moyens
d'atteindre ces objectifs. Il s'agira donc de construire les droits de l'homme
sous la forme d'un système dynamique ouvert, structuré par
des noeuds, les concepts homéomorphes. L'universalité ne
résidera donc pas dans l'être abstrait du concept né
de la rationalité qui devra s'imposer à tous, mais dans le
fait que ce concept renverra aux objectifs universels, formulés
sous forme de concepts homéomorphes, comme ils sont conçus,
appréhendés et concrétisés par et dans les
différentes cultures, desquelles les concepts homéomorphes
ont d'ailleurs eux même émergés dans le dialogue
interculturel.
Cette image ne doit pas donner à penser que sous forme d'une
universalité creuse, puisque non basée sur des universaux,
en fait on aurait un système de relativisme absolu. En effet les concepts
homéomorphes ne sont pas vides de sens. Ils ont pour but de conceptualiser
des problématiques bien définies qui sont communes à
toutes les cultures même si elles s'y inscrivent de manières
différentes et pour cette raison sont spécifiques. De plus
ces problématiques dans le cadre des droits de l'homme seront
orientées dans une certaine direction, celle pour laquelle les
déclarations actuelles se veulent déjà le symbole (le
respect mutuel entre les êtres humains, leur vie en fraternité
...), mais qui en émergeant de la négociation interculturelle
sera plus représentative de la diversité de nos points de vue
et de ce fait sera mieux ancrée dans la diversité des cultures
du monde, d'où dans l'humanité qu'elles constituent. Il s'agit
en somme d'ancrer les droits de l'homme dans ce qu'il y a de meilleur dans
l'humanité concrète plutôt que de construire une
humanité idéale abstraite qu'on essayerait ensuite de transposer,
en l'imposant, dans l'humanité concrète.
La construction de ce modèle nécessite nous l'avons vu de penser
les droits de l'homme de manière plurale. Ceci ne signifie pas cependant
qu'il n'y ait dans ce modèle aucune unité et aucun point sur
lesquelles certaines logiques ne puissent fusionner. De plus la pluralité
dont nous parlons ne doit pas être perçue comme une simple
pluralité entre cultures. En effet au sein même des
différentes cultures les différentes logiques coexistent même
si certaines sont valorisées au détriment d'autres (nous en
verrons un exemple dans la Section 2 de notre Chapitre II avec le tripode
juridique - nous avons vu un autre exemple avec la conception de l'individu
dans les sociétés occidentales qui bien qu'individualistes
redécouvrent, de plus en plus sa construction sociale et plurale).
De plus les cultures ne sont pas pures, elles sont toutes plus
ou moins métisses et les moyens de communication modernes semblent
accentuer ce métissage.
Il s'agit donc de penser les droits de l'homme de manière plurale.
L'herméneutique diatopique dont les concepts homéomorphes sont
un des outils principaux permettent cette approche en permettant de
rompre avec le credo de l'unitarisme pour ne retrouver l'unité
que là où elle s'impose comme somme des données
identifiées (principe d'addition) et non comme un ensemble dont une
partie des constituants fait l'objet de récusation ou de réduction
(principe de soustraction) (Le Roy, 1996: 6-7 cité dans:
Première Partie, Titre III, Chapitre II, Section 1 et dans la Section
1 de ce Chapitre). Le fait de baser la déclaration elle même
sur des concepts homéomorphes permet de faire pénétrer
la pluralité dans la déclaration même puisque celle ci
n'est ainsi pas close en elle même, mais renvoit directement à
tout le système des droits de l'homme en renvoyant aux conceptions
culturelles différentes, qui elles même renvoyent aux concepts
homéomorphes de la déclaration, par là éclairent
les concepts homéomorphes et par là s'éclairent mutuellement
entre elles. On se retrouve face à un système des droits de
l'homme qu'il va falloir essayer de construire et qui sera
caractérisé par son orientation et par l'harmonie dynamique
de ses différentes composantes.
Nous avons vu dans cette section que l'utilisation de concepts homéomorphes
pouvait permettre de repenser l'universalité des droits de l'homme
de manière radicalement différente. Il reste cependant la question
de savoir en quoi des concepts qui ne sont pas des universaux peuvent
prétendre fonder une universalité. C'est ce que nous verrons
dans la section suivante en dégageant l'importance de la
négociation.
Section 3: Une universalité non assise sur l'universel? -
L'importance de la négociation
Nous avons déjà remis en question la prétention
d'universalité fondée sur la Raison, celle-ci étant
loin d'être aussi neutre et aussi commune à tous qu'elle ne
l'apparaît à premier abord. Il ne s'agit pas dans le cadre des
droits de l'homme d'en arriver à une universalité transcendante
qui serait certes fondée (ou plutôt semblerait certes
fondée) par une recherche abstraite sur la nature de l'homme, mais
qui serait remise en question par une grande partie des humains qu'elle concerne,
mais il s'agit plutôt d'en arriver à une universalité
qui puisse se reconnaître en tant que telle par le fait qu'elle soit
considérée comme telle par tous ceux qui en sont concernés,
qu'il existe donc à son sujet un consensus. Comment parvenir à
ce consensus?
Michel Alliot dans une conférence à Paris le 22/2/96 sur
L'anthropologue et l'administration a dégagé trois
facteurs pour qu'un problème concernant un groupe puisse être
résolu de manière efficace et de manière à ce
que la solution soit acceptée par tous: il faut l'imagination d'une
solution, son institutionalisation et sa légitimation. Mais le plus
important dans le processus est pour Michel Alliot le consensus sur cette
solution. Or ce consensus n'est pas uniquement consensus a posteriori sur
une solution déjà trouvée. Il suppose en outre
l'élaboration en commun de la solution. Il faut que la solution soit
imaginée collectivement et approuvée collectivement, puis lors
de l'institutionnalisation doit être légitimée par
l'idée d'ensemble qu'on peut en avoir. On retrouve ici le mécanisme
de la palabre africaine où un problème est discutté
au sein du groupe qui l'a vu naître pour être résolu dans
l'unanimité de ce groupe afin de rétablir son harmonie. Je
pense que la question des droits de l'homme, qui est un problème de
la communauté internationale, et n'est pas le privilège d'une
de ses parties, doit être approchée de la même manière.
Il faut que des solutions soient imaginées, négociées
ensemble, puis approuvées et institutionnalisées ensembles.
C'est cette réflexion en commun sur une problématique qui nous
est commune qui est porteuse de consensus et donc d'une universalité
potentielle des droits de l'homme qui en émergeront. Nous avons vu
dans la section précédente dans quel cadre une telle solution
pourrait s'inscrire, quelle forme elle pourrait prendre.
L'importance de la négociation apparaît d'autant plus clairement
quand on compare les traits caractérisant le modèle à
somme nulle du jugement, caractéristique de la logique juridique
institutionnelle occidentale, à celui du modèle à
somme positive caractérisant le compromis et s'inscrivant dans
une logique fonctionnelle (revoir: Première Partie, Titre III, Chapitre
II, Section 2 pour les logiques institutionnelle et fonctionelle). Le
modèle à somme nulle suppose qu'un tiers intervienne pour
régler le litige et impose une solution aux parties, que la solution
est étayée par le passé, déterminera qui a tort
et qui a raison et se référera principalement à des
normes juridiques. Le modèle à somme positive est
caractérisée par le fait que le litige est principalement
réglé par les parties qui négocient une solution, le
compromis visant surtout des relations futures , entendant avant tout
rétablir des relations harmonieuses et visant à parvenir à
concilier les intérêts en présence plus qu'à appliquer
des normes (Rouland, 1988: 444ss). Le modèle à somme positive
invitant à la négociation semble par son ouverture sur le futur
et sa non-homogénéité plus apte à
permettre de penser les droits de l'homme dans leur pluralité et de
les approcher comme requis plutôt que comme
acquis comme nous nous sommes proposés de le faire (voir:
Introduction; Première Partie, Titre III, ChapitreII, Section 2).
Le rôle de l'anthropologue du droit dans cette négociation n'est
pas d'élaborer des modèles clefs en main dont l'application
devra ensuite être négociée mais plutôt de servir
de traducteur et de médiateur interculturel contribuant à nouer
le dialogue interculturel en aidant à instituer un espace, un forum
de dialogue et des formes de dialogue permettant la rencontre interculturelle
en vue de faire émerger un consensus et un projet de société
commun (sur le rôle de la médiation: Le Roy, 1995b: 43, 53,
54).
Nous avons dans les deux premières sections de ce chapitre, par un
dialogue entre les valeurs, et une reflexion sur leur possible articulation
en vue de l'élaboration d'une nouvelle conception de l'universalité
des droits de l'homme permettant de les penser dans leurs différences
et leurs complémentarités, dégagé le pluralisme
systémique structuré par des concepts homéomorphes qui
semble nécessaire pour penser une déclaration des droits de
l'homme véritablement universelle. Dans la dernière section
nous avons relevé l'importance de la négociation interculturelle
pour arriver au caractère universel d'une telle déclaration.
Il s'agit maintenant, dans un Chapitre II de nous interroger sur la mise
en pratique d'une telle déclaration.
Chapitre II: Le dialogue sur la mise en pratique des valeurs
Nous avons vu dans le Chapitre précédent que la structure
même d'une déclaration des droits de l'homme à
caractère homéomorphe renvoyait aux univers respectifs des
différentes cultures en ce qui concerne les valeurs, telles que nous
les avons définies, qu'elle est censée incarner. Dans ce chapitre
nous verrons comment cette structure de décentralisation peut (doit?)
se refléter dans la conception du modèle de l'application
concrète de ces valeurs. Nous nous intéresserons dans une Section
1 à la corélation entre valeurs et techniques devant permettre
leur application. Dans une Section 2 nous verrons à l'exemple du tripode
juridique une articulation possible entre différentes logiques de
mise en pratique. Dans une Section 3 enfin nous verrons l'importance pour
la mise en pratique de ces valeurs d'une responsabilisation de tous les acteurs
qui en sont concernés.
Section 1: Un accord sur les valeurs nécessite-t-il un accord
sur les techniques?
Nous avons remarqué dans la Section 2 du Chapitre
précédent que l'élaboration d'un modèle des droits
de l'homme à caractère homéomorphe nécessite
un travail de modellisation que je ne peux pas faire ici. Cependant ce que
nous avons déjà dit et les contraintes qui s'imposent dans
une construction de modèle nous permet déjà de
répondre globalement à la question posée dans le titre
de cette section: Un accord sur les valeurs nécessite-t-il un accord
sur les techniques?
Comme nous l'avons constaté dans la Section 1 du Chapitre
précédent on ne peut pas dégager des valeurs simples
communes. Ce qui se dégage plutôt est une valeur complexe qui
est le fruit de l'articulation et de la complémentarité des
valeurs différentes. La technique permettant l'application d'une telle
valeur complexe nécessite donc elle même une technique complexe.
En effet si nous avions trouvé que le droit naturel était la
valeur qui fondait l'universalité des droits de l'homme, en serait
automatiquement découlé que c'est le droit qui s'impose comme
technique pour garantir cette valeur. Or nous n'avons pas trouver un
universel simple pouvant fonder une technique simple
mais un universel complexe demandant une technique
complexe. N'oublions pas en effet que quelque soit le système
considéré, qu'il soit plus ou moins complexe, il doit toujours
être fondé et structuré par une logique cohérente
même si celle-ci n'est pas forcément linéaire. Rappelons
ici ce que dit André Régnier à propos de la construction
de modèles en partant des modèles mathématiques:
De ces banales considérations sur le rôle de l'abstraction
en mathématiques, tirons la conclusion qu'un des aspects importants
de cette discipline est le travail de définition d'objets nouveaux,
de recherche des systèmes d'axiomes à la fois assez
généraux et assez riches en conséquences
intéressantes. (...) le programme de travail du mathématicien
appliqué sera toujours de définir le phénomène
étudié en vue de tirer des conséquences logiques
intéressantes de la définition. Cela sous-entend bien des choses.
D'abord que la définition possède des conséquences logiques
que l'on sait effectivement tirer et qui sont intéressantes. Ensuite
que la définition n'est pas contradictoire, c'est à dire qu'elle
n'ait pas de conséquences incompatibles entre elles, ce qui ne se
reconnaît pas du premier coup d'oeil dans les cas
compliqués. (Régnier, 1971: 17-18)
Nous avons défini l'universalité des droits de l'homme par
leur ancrage dans la pluralité. Pour être cohérent cet
ancrage doit se refléter autant dans les valeurs dégagées
que dans les techniques visant à concrétiser ces valeurs. Cette
exigence n'est pas dans notre cadre uniquement théorique mais aussi
éminemment pratique, l'universalité des droits de
l'homme se mesurant à notre sens par leur respect universel
effectif. Il est donc primordial que les techniques soient en accord avec
la théorie, les valeurs. Or comme nous avons déterminé
l'universalité d'une déclaration des droits de l'homme à
caractère homéomorphe par le fait qu'elle origine et renvoit
aux différentes cultures qui se sont accordés sur son contenu
et que les valeurs telles que nous les avons définies sont
fondamentalement liées aux techniques qui permettent de les
concrétiser il en découle qu'une telle déclaration doit
aussi renvoyer, et de fait renvoye, aux différentes techniques permettant
la concrétisation de ces valeurs dans les différentes cultures.
Valeurs et techniques sont intrinsèquement liées et ne peuvent
être dissociées. Ceci ne signifie pas qu'il y ait un renvoi
en bloc aux différentes cultures quand à leurs valeurs et leurs
logiques de mise en oeuvre de ces valeurs, mais que le fait que dans la
déclaration aient été dégagées des valeurs
liées à certaines techniques permet aux cultures de valoriser
dans leur pratique des droits de l'homme les logiques
valeurs-techniques qui leur correspondent le mieux.
Nous verrons dans la Section suivante un exemple d'articulation de logiques
de mise en pratique liées à des valeurs différentes
à l'exemple du tripode juridique.
Section 2: Le tripode juridique - l'articulation des logiques de mise
en pratique
Les travaux récents de l'anthropologie du droit
semblent montrer que le Droit repose sur trois pieds: la loi, la coutume
et les habitus. La loi correspond aux règles générales
et impersonnelles. C'est elle qui est valorisée dans notre culture
occidentale. La coutume se caractérise par ses modèles de conduite
et de comportement, qui ne sont pas figées dans des textes mais orientent
la conduite des individus, et dont le non-respect est susceptible de sanctions.
La coutume et ses modèles de conduite et de comportement sont surtout
valorisés dans les sociétés animistes. Enfin les habitus
sont les systèmes de dispositions durables dans lesquels les rapports
au droit sont endoculturés. Ils sont surtout valorisés dans
la tradition confucéenne. Si la loi, la coutume et les habitus sont
différemment valorisés dans différentes cultures il
reste néanmoins qu'ils sont présents dans chacune d'elle et
que c'est leur interaction harmonieuse qui permet le bon fonctionnement du
droit (Le Roy, 1995a: 26; Le Roy, 1995b: 52-53).
La prise en compte du tripode juridique dans l'élaboration d'un nouveau
modèle de droits de l'homme permettrait de sortir du paradigme légal
unitariste. Il permettrait dans l'application des valeurs, qui nous l'avons
vu sont intrinsèquement et dialectiquement liées aux techniques
et donc en partie déterminées par ces techniques même,
de renvoyer aux techniques privilégiées dans chaque culture
sans cependant supprimer les autres qui pourraient y jouer un rôle
plus complémentaire. Ainsi par exemple dans nos sociétés
occidentales tout en privilégiant la loi nous pourrions compléter
notre approche par la prise en compte de la coutume et des habitus. De même
dans d'autres sociétés la coutume ou les habitus pourraient
jouer le rôle principal tout en étant soutenus par les deux
autres pieds du droit.
Dans quelle sens les pieds non valorisés dans notre culture
pourraient-ils complémenter le pied valorisé? Nous
avons vu que ces techniques différentes étaient liées
à des valeurs différentes. Ainsi si la loi permet de protéger
l'individu, seul et abstrait, la coutume, elle permet de protéger
la personne, concrète et inscrite dans des groupes. Les habitus quand
à eux se retrouvent dans une situation intermediaire entre celle
favorisant plutôt l'individu ou la personne puisque c'est par eux que
se fait l'endoculturation des valeurs du groupe dans l'être humain.
Ils sont en fait la condition même de l'émergence des deux autres
pieds du droit bien qu'à eux seuls ils ne peuvent pas constituer le
droit et sont même dans une conception occidentale relégués
à un plan mineur. Or nous avons vu dans notre Première Partie,
Titre III, que notre monde social autant que juridique était
caractérisé par le pluralisme et était loin d'être
homogène (voir aussi les modèles sociétaux de Michel
Alliot: Alliot, 1989e: 237ss). Il serait donc certainement bénéfique
de réfléchir, outre à la problématique des techniques
culturellement adaptées à la mise en oeuvre des
droits de l'homme, aux techniques appropriées selon les mondes
des droits de l'homme dans lesquels nous nous plaçons: s'agit-il
de protéger l'individu face à l'Etat ou tout autre pouvoir
abstrait; s'agit-il de protéger la personne face à son (ses)
groupe(s) d'appartenance ou d'autres groupes; s'agit-il de protéger
des groupes face à d'autres groupes ou face à des Etats ou
d'autres entités abstraites comme la communauté internationale;
s'agit il non pas d'un droit contre mais d'un droit pour quelque chose (par
exemple le développement de sa personnalité), s'agit-il
d'établir des devoirs plutôt que des droits?
Ces reflexions gagneraient à être approfondies et modellisées
pour permettre l'emergence par l'articulation entre situations et logiques
d'un modèle plural des droits de l'homme. Cependant ce modèle
ne peut fonctionner que dans une société internationale
responsable.
Section 3: La responsabilisation des acteurs dans la culture
planétaire
Nous avons vu dans notre Première Partie, Titre Premier,
Chapitre I, Section 2 sur l'ordre imposé que d'après Michel
Alliot est lié à cet archétype une logique de
déresponsabilisation, la société se remettant à
un pouvoir supérieur, Dieu ou l'Etat, pour la guider (Alliot, 1989e:
234). Dans le cadre des droits de l'homme actuels, qui s'inscrivent dans
cette logigue, on assiste au même phénomène: on s'en
remet à eux pour prendre en charge la dignité de l'homme. On
les construit en normes abstraites qui doivent ensuite se concrétiser
dans les faits, comme un Dieu qui créerait d'abord les idées
pour les concrétiser ensuite dans la matière. Or les droits
de l'homme pour acquérir un caractère universel ne peuvent
pas être considérés et construits comme quelque chose
de transcendant, de supérieur à l'humanité qui devrait
s'imposer à elle, ce qui correspond à une vue
judéo-chrétienne du monde. Ils devraient plutôt, comme
je l'ai écrit plus haut, être considérés comme
l'émergence de ce qu'il y a de meilleur dans notre humanité.
Vu la différence de nos conceptions et de nos logiques culturelles
respectives nous ne pouvons pas nous remettre à une force extérieure
uniforme, d'où forcément inadaptée, pour mettre en oeuvre
l'idéal commun de droits de l'homme que nous aurons
dégagé dans le dialogue interculturel. Une déclaration
des droits de l'homme à caractère homéomorphe ne peut
constituer un moyen d'accéder à un véritable modèle
des droits de l'homme interculturel et universel que si toutes les cultures
auxquelles elle renvoit se montrent responsables en gérant leur
modèle et en restant en dialogue mutuel avec les autres cultures à
propos de leur gestion. Il faut donc une décentralisation des droits
de l'homme. Celle-ci nécessite d'une part que chaque culture accepte
la responsabilité qui lui incombe, mais nécessite d'autre part
qu'aucune culture ne s'arroge le monopole de la responsabilité,
considérant les autres cultures comme de simples exécutants,
comme pas assez dignes de responsabilité propre. En ce
qui concerne la seconde condition nous devrions peut-être méditer
ces quelques mots de Raimundo Panikkar:
Tenir pour établi que sans une reconnaissance explicite des
Droits de l'Homme la vie serait chaotique et dénuée de sens
relève de la même mentalité que de maintenir que, sans
la croyance en un Dieu unique telle qu'elle est comprise dans la tradition
abrahamique, la vie humaine se dissoudrait en une totale anarchie. Il suffirait
de pousser un peu plus avant dans cette direction pour conclure que les
athées, les bouddhistes et les animistes, par exemple, doivent être
considérés comme les représentants d'aberrations humaines.
Dans la même veine: ou les Droits de l'Homme, ou le chaos. Cette attitude
n'appartient pas exclusivement à la culture occidentale. Qualifier
les étrangers de barbares est une attitude qui n'est que trop commune
parmi les peuples du monde. Et comme nous le ferons resortir plus loin, il
y a dans toute affirmation de vérité une prétention
légitime et intrinsèque à l'universalité. Le
problème, c'est que nous avons tendance à identifier les limites
de notre propre vision avec l'horizon humain lui-même. (Panikkar,
1984a: 11)
Poser l'égalité des cultures comme fondement du dialogue
interculturel et permettre ainsi une approche plurale des droits de l'homme
suppose donc une confiance réciproque des différentes cultures,
confiance qui se fonde et se concrétise dans leur responsabilité
réciproque.
Dans ce Titre III nous avons dans de grandes lignes dépeint le
modèle de droits de l'homme qui pourrait émerger pour
répondre aux exigences complexes de leur universalité fondée
et maintenue dans le dialogue interculturel. Ce modèle fondée
sur une logique additive et non pas soustractive pour arriver à son
unité demande la décentralisation des droits de l'homme, d'où
une responsabilisation de toutes les cultures, et leur coordination par le
biais d'une déclaration des droits de l'homme à caractère
homéomorphe.
Nous en sommes ainsi arrivés à la fin de notre Deuxième
Partie. Si à la fin de notre Première Partie nous nous retrouvions
face à un monde de diversité merveilleux mais qui nous
inquiétait un peu et que nous n'osions pas vraiment appréhender,
nous voilà maintenant en plein dans ce monde de diversité.
Nous nous sommes dans notre Titre Premier mis en position d'écoute
nous permettant d'entrer en dialogue avec des logiques différentes
de la nôtre. Puis comme le Mulla Nasrudin au début de cette
Deuxième Partie nous avons écouté les différents
plaignants, les différentes logiques sociétales, et nous sommes
exclamés à propos de chacune d'elles: Je crois que tu
as raison! En effet prises en elles même elles étaient
tout à fait cohérentes et logiques. Mais dans notre Titre III
nous nous sommes dit que bien qu'elles aient raison chacune dans leur cadre,
elles ne pouvaient pas avoir raison en ce qui concerne toute l'humanité.
Et nous avions raison! C'est pour cette raison que nous avons essayé
de construire le modèle additif des droits de l'homme, brièvement
résumé dans le paragraphe précédent, qui permettait
effectivement de ne pas choisir et de privilégier un point de vue,
une des raisons, mais d'accepter que tous aient leur raison qui bien que
différentes pouvaient se compléter et ainsi donner une autre
raison qui s'incrit elle dans la lignée d'une recherche sur une
universalité interculturelle des droits de l'homme.
Cependant le lecteur averti aura remarqué que jusqu'à maintenant
nous avons éludé le problème des vraies
valeurs permettant de donner une assise solide aux droits de l'homme. En
effet nous nous sommes attachées à des valeurs inhérentes
à des logiques sociétales comme l'individualisme, le
communautarisme et leurs expressions , et avons vu comment nous pouvions
articuler ces valeurs et les techniques qui en découlent. Une
universalité des droits de l'homme fondée sur le dialogue
interculturel est une bien belle chose, mais si toutes les autres cultures
étaient barbares, pour reprendre l'idée de la citation
de Raimundo Panikkar, qui n'ayant pas par la lumière de la Raison
découvert les droits naturels de l'homme, vivraient dans le chaos,
permettant ainsi dans le dialogue interculturel des droits de l'homme
l'émergence de tout et de n'importe quoi? Dans notre
conception d'une déclaration des droits de l'homme à
caractère homéomorphe renvoyant au sein même des
différentes cultures et en originant, nous avons sapé l'assise
des droits de l'homme, leur légitimation classique: le droit naturel
et la Raison. Il faut donc ouvertement repenser les droits de l'homme sur
la base de valeurs. Dans la prochaine Partie nous verrons en quoi les traditions
spirituelles des différentes cultures pourraient nous aider à
faire émerger des valeurs qui pourraient constituer une nouvelle base
aux futurs droits de l'homme.
Si dans notre Première Partie nous avons voyagé à travers
la modernité pour nous mener dans une deuxième partie à
en sortir, la troisième partie elle nous conduira à entrer
dans la postmodernité.
Nasrudin se mit à haranguer les gens sur la place du marché. Hé ! vous autres! Voulez-vous la connaissance sans peine, le vrai sans le faux, la réalisation sans effort, le progrès sans sacrifice ?
En un clin d'oeil, une foule immense s'était assemblée autour de lui. Et tous de crier: Oui! oui !
Parfait ! dit le Mulla. Je voulais seulement me faire une idée.
Si jamais je découvre une chose pareille, vous pouvez compter sur
moi pour n'en rienvous cacher. (Shah, 1989: 125)
La dernière Partie nous a mené a penser conjointement et de
manière complémentaire différentes logiques pour pouvoir
penser l'universalité des droits de l'homme. Cependant nous nous sommes
rendus compte que bien qu'apportant des perspectives encourageantes cette
articulation de logiques ne permettait pas, dans une perspective occidentale,
de clairement dégager et de fonder les valeurs morales, sur lesquelles
d'après notre conception devraient être fondées les droits
de l'homme pour pouvoir avoir un quelconque intérêt. En effet
la déclaration des droits de l'homme est l'expression de valeurs qui
nous sont chères et que nous voulons sauvegarder. Nous pensions que
ces valeurs étaient naturellement données et donc universelles
et que nous n'avions rien fait d'autres que de les découvrir par notre
Raison, faculté universelle de l'esprit humain, et que donc ces valeurs
s'imposaient à tous car elles étaient rationnelles. Or nous
avons vu que ceci n'était pas le cas: il y a divergence sur certaines
des valeurs et de plus comme nous l'avons rappelé dans notre
Deuxième Partie, Titre III, Chapitre I, Section 1, l'Islam ne peut
pas accepter l'universalité des droits de l'homme comme étant
fondée uniquement sur la Raison. Si les droits de l'homme sont universels
c'est parce que ce sont les lois de Dieu que la Raison illuminée par
la révélation permet de dégager. Cette réfutation
de la Raison comme moyen de fonder l'universalité des droits de l'homme
est un élément essentiel dont il faut tenir compte si on veut
en arriver à une conception universelle des droits de l'homme, car
si nos sociétés occidentales sont en grande partie laïques
et rationnalistes, ceci n'est majoritairement pas le cas pour les autres
sociétés. Nous avons défini l'universalité des
droits de l'homme par son ancrage au sein même de toutes les cultures.
Il semble donc que nous devons nous résoudre à commencer à
admettre à côté de la Raison la spiritualité comme
fondement des droits de l'homme. Si jusque là le dialogue entre logiques
s'est déroulé dans un cadre que nous définirions comme
rationnel, nous nous plongerons dans cette partie dans un dialogue avec une
logique que nous avons l'habitude de considérer comme irrationnelle,
bien qu'elle ne revête qu'une autre forme de rationnalité, la
logique de la spiritualité.
Nous essayerons dans cette partie de dégager l'apport possible des
traditions spirituelles dans le dialogue sur la recherche d'une
universalité des droits de l'homme.
J'emploie le terme de tradition spirituelle pour désigner toute tradition
ayant pour but de comprendre et de transformer l'homme de manière
à ce qu'il puisse vivre en harmonie avec lui même, ses
congénères, le monde qui l'environne, voir le cosmos tout entier
et dans les traditions théistes Dieu. Je ne me limite donc ni à
des religions institutionnalisées, ni à des religions dans
le sens qu'elles seraient caractérisées par leur croyance en
un ou en plusieurs dieux. Le seul critère que je retiens est celui
évoqué plus haut. Je ferai aussi remarquer ici que les religions
institutionnalisées telles que nous les connaissons, exotériques,
ne représentent qu'un aspect des traditions spirituelles qu'elles
incarnent puisqu'elles contiennent aussi un aspect ésotérique,
le côté exotérique correspondant à une approche
externe de la religion, en quelque sorte à sa forme, le côté
ésotérique à son approche interne, en quelque sorte
à son fonds. C'est l'approche interne, ésotérique qui
a produit les grands sages de l'humanité, les initiés, qui
sont en la pratiquant en quelque sorte devenue les dépositaires d'un
fonds spirituel de l'humanité. C'est à elle que
nous nous intéresserons dans le cadre de cette Partie, puisque c'est
dans le fonds spirituel humain commun qui s'exprime dans des formes
variées, que nous pourrons asseoir une universalité des droits
de l'homme. Comme le dit Kalou Rinpoché, un des grands maîtres
contemporains du bouddhisme tibétain, dans cette citation où
pour les théistes on peut remplacer esprit par
Dieu:
Toutes les traditions, qu'elles soient chrétienne,
hindouïste, judaïque, musulmane, bouddhique..., enseignent que
la compréhension de ce que nous sommes au niveau le plus profond est
le point essentiel: cette compréhension de la nature de l'esprit
éclaire de l'intérieur et illumine les enseignements de toutes
les traditions. Dans chacune d'elles, quiconque parvient à la
compréhension intime de l'esprit et en fait l'expérience
immédiate aboutit à une vision essentielle, sans commune mesure
avec celle qu'il pouvait avoir avant cette expérience directe. La
connaissance de la nature de l'esprit est la clef qui ouvre la
compréhension de tous les enseignements. Elle éclaire ce que
nous sommes, la nature de toutes nos expériences et révèle
la forme la plus profonde d'amour et de compassion. (Rinpoché
K., 1993: 32)
Dans un Titre Premier nous nous interrogerons sur la nécessité
et sur la forme du dialogue entre rationnalité et
spiritualité visant à permettre de penser
l'universalité complexe des droits de l'homme de manière complexe.
Dans un Titre II il s'agira d'éclairer l'universalité de l'homme
par les traditions spirituelles. L'humanité n'étant pas simplement
un assemblage d'hommes il s'agira dans un Titre III de dégager plus
spécifiquement l'apport des traditions spirituelles pour repenser
l'humanité.
Nous nous interrogerons dans un Chapitre I sur la nécessité
de sortir d'un paradigme rationnel uniformisateur pour penser
l'universalité des droits de l'homme dans la pluralité. Puis
nous essayerons de déterminer le cadre et les conditions d'un dialogue
entre Raison et mythe dans un Chapitre II.
Chapitre I: Penser l'universalité dans la pluralité: la
nécessité de sortir d'un paradigme rationnel uniformisateur
Dans ce Chapitre nous nous appuyerons essentiellement sur les travaux d'Edgar
Morin, grand penseur de la complexité. Il se pose en effet à
nous un problème de la complexité: celui de l'observateur qui
influe sur ce qu'il observe et ne peut donc jamais appréhender la
réalité dans sa pureté et dans
son universalité.
Dans notre conception l'universalité réside dans des principes
abstraits que nous avons dégagé du concret. Le concret en lui
même n'est pas universel, tout au plus est-il le reflet d'un universel
qu'il faut découvrir. Or le problème est que nous nous rendons
compte que l'universel que nous dégageons du concret par la Raison
n'est pas en lui même un universel mais un concret produit d'une certaine
situation hic et nunc qui a conditionné notre Raison d'où aussi
l'universel, même si la relativité de l'universel que nous avons
dégagé n'apparait qu'une fois qu'il a été remis
en question. Généralement(...)l'universel
abstrait devient aveugle aux vérités du hic et nunc sans
pourtant atteindre autre chose que l'ombre de l'universel. L'universalité
peut même susciter de nouveaux types d'illusion (celle de croire
posséder le critère de l'universel) et un nouveau type d'erreur
(la perte de la concrétude et de la singularité).
(Morin, 1995: 83-84). Nous sommes conscients aujourd'hui de ce danger comme
de la relativité de notre raison qui ne peut dégager que des
universaux relatifs. Nous nous trouvons donc face à une crise
paradigmatique que nous devons essayer de résoudre. Comme le dit Edgar
Morin:
Ainsi la rationalité s'interroge et se problématise
de l'intérieur. L'aspiration à l'universalité se trouve
en contradiction avec la prétention (occidentalo-centrique) à
l'universalité et avec la conception abstraite de l'universel (l'univers
est concret). La logique découvre ses carences et ses limites. Le
problème paradigmatique surgit des ténèbres. C'est dans
des conditions sociales, culturelles et intellectuelles toutes différentes,
le retour à la problématisation générale et radicale
qu'avait effectuée la Renaissance, et qui revient, plus
généralisée encore, encore en cette fin de deuxième
millénaire. (Morin, 1995: 96)
Nous devons donc repenser l'universalité sur d'autres bases, sortir
de notre paradigme rationalisateur qui ne permet que de penser une
universalité abstraite, qui se révèle en dernière
analyse toujours comme contingente. Dans le cadre des droits de l'homme c'est
l'universalité de certaines valeurs que nous devons repenser sur d'autres
bases pour en arriver à une universalité
concrète.
Nous avons déjà relevé, dans nos sections 3 du Chapitre
I et II de la Deuxième Partie, Titre III, que pour en arriver à
une universalité des droits de l'homme il faut que celle-ci ne soit
pas ancrée dans un universel mais dans l'expérience
concrète des différentes cultures. Nous nous trouvons ici face
à un scandale logique dans le paradigme rationaliste. En effet comment
construire quelque chose d'universel à partir du particulier sans
essayer de justement tirer l'universel de ce particulier? Comment l'assemblage
de particuliers peut-il être source d'universel?
Nous sommes confrontés à une crise paradigmatique qui ne signifie
cependant pas que tout doive s'effondrer. Il s'agit simplement de repenser
autrement ce que pendant une certaine époque nous avons pensé
d'une certaine manière. Il s'agit uniquement de changer nos
représentations ou plutôt de rendre conscients les changements
de nos représentations qui ne sont plus celles d'il y a 200 ans pour
que nous puissions ajuster nos institutions à nos pratiques et aux
exigences de nos pratiques. Dans le cadre des droits de l'homme nous devons
donc trouver d'autres fondements universels aux valeurs qui les fondent que
la Raison, si nous voulons à tout prix les construire sur des fondements
universels. Ce qu'il est important de comprendre c'est que même si
en apparence les fondements théoriques, la forme, changent, c'est
uniquement pour rendre nos représentations plus proches de la
réalité que nous vivons déjà et de les rendre
ainsi plus efficaces et plus acceptables. L'essence des droits de
l'homme, l'idéal qu'ils incarnent, quand à lui, reste
le même, même s'il croit et revêt de nouvelles formes qui
lui permettront de s'exprimer plus efficacement et plus pleinement.
Nous avons vécu les deux derniers siècles dans un paradigme
rationaliste dans lequel seul la Raison pouvait nous guider dans ce monde
et niant toute autre forme d'expérience en tant qu'irrationelle. Nous
avons vu dans notre Première Partie, Titre I, Chapitre II, le contexte
de l'émergence de la Raison et ses conséquences sur nos
représentations du monde qui se sont laïcisées. Comme
l'écrit Edgar Morin:
Ainsi, on a pu voir la raison, bifurquant de la rationnalité à la rationnalisation, devenir idole et même déesse. Alors que la raison n'existe que comme activité critique et autocritique, elle est devenue une entité en soi, qui s'est arrogé la souveraineté, la providentialité, et à la limite la divinité. (...)
(...) la raison (close) devient d'elle-même autoritaire: en
étendant son universalité potentielle à l'univers, elle
s'approprie l'univers; elle identifie son ordre à l'ordre cosmique
ou historique, et elle s'approprie les lois de la Nature. La Raison
majusculisée, devenue abstraite et rationalisatrice, instaure en elle
une guillotine idéologique et une potentialité
totalitaire. (Morin, 1995: 144)
Nous avons aujourd'hui suffisemment ancré la Raison dans nos esprits
et nous sommes suffisemment redistanciés du rationnalisme pour que
nous puissions de nouveau nous ouvrir à d'autres modes de connaissance,
tout en gardant notre capacité de critique rationnelle. Il semble
que nous puissions aujourd'hui pour appréhender la nature
humaine de nouveau nous ouvrir aux enseignements traditionnels spirituels
qui trouvent leur origine dans l'expérience mystique, comme nous l'avons
vu dans la citation de Kalou Rinpoché dans l'introduction à
cette Troisième Partie. Cette expérience est d'après
toutes les traditions quelque chose d'universel. Nous y reviendrons dans
notre Titre II. Or cette expérience étant affirmée comme
étant universelle et se retrouvant effectivement corroborée
universellement (toutes les cultures la connaissent), nous semblons ici avoir
un fondement universel sur lequel construire l'éthique des droits
de l'homme. Cette universalité se construit de manière tout
à fait inverse à notre manière classique de la construire.
Au lieu de partir de l'abstraction, nous partons de l'expérience,
au lieu de fonder la légitimité des droits de l'homme sur un
principe incarnant un idéal, nous le basons sur des êtres humains
concrets qui incarnent un idéal. Ainsi nous ne pensons pas
l'universalité dans les principes mais dans les faits, ce qui permet
à chaque culture de repenser cette universalité à sa
manière.
Penser l'universalité des droits de l'homme nécessite donc
de sortir du paradigme rationnel uniformisateur dans lequel nous nous trouvons
encore, mais tout en gardant notre capacité d'analyse critique. Dans
le Chapitre suivant nous nous intéresserons à
l'intercritique de la raison et du mythe, à
l'établissement de ce dialogue entre rationnalité
et spiritualitédans le cadre d'une recherche d'un fondement
éthique universel à une déclaration universelle des
droits de l'homme.
Chapitre II: Intercritique de la Raison et du mythe -
Rationalité, spiritualité et englobement du contraire
Le titre de ce Chapitre renvoit au titre du livre d'Henri Atlan A tort
et à raison - Intercritique de la science et du mythe qui traite
du dialogue entre science et mystique et dans lequel l'auteur essaye de montrer
qu'il existe plusieurs rationalités, différentes
façons d'avoir raison, légitimes bien que
différentes, pour rendre compte des données de nos
sens. (Atlan, 1986: 11) Il inscrit cette réflexion dans
un contexte, celui qui caractérise la deuxième moitié
du 20ème siècle, et qui consiste en une relativisation
de la science dans sa prétention à tout expliquer:
D'où en même temps, une certaine déception par rapport à l'espoir, au siècle précédent, d'une science qui expliquerait tout; qui de plus, fonderait l'éthique; qui aiderait à vivre, non seulement par le confort des retombées technologiques, mais en éclairant sur le vrai et le bien à la fois; qui dirait comment vivre à l'aide de préceptes en quoi l'on pourrait croire parce que, scientifiques, ils auraient enfin dissipé les ténèbres de l'obscurantisme et de la tradition. Aussi, derrière cette déception une nostalgie: remplacer la vérité du dogme religieux par celle du dogme scientifique. Et, pour cela, réunifier en une grande synthèse lumières de la raison et illuminations mystiques. ( Atlan, 1986: 11)
Cette citation trace bien les lignes de nos recherches dans ce chapitre.
La première remarque par rapport à l'universalisme de la science
et de la raison nous est désormais déjà familière.
Or par la prise de conscience de la relativité de la science qui s'attache
à expliquer des faits déterminés, séparés
et non pas la globalité de l'univers, la tentation est grande de vouloir
la compléter par les traditions mystiques visant à des explications
globales et ceci en rationnalisant leur découvertes et en construisant
une métathéorie mystico-scientifique.
Nous essayerons au cours de ce chapitre de dégager les domaines respectifs
de la mystique et de la science et de nous interroger sur leur dialogue.
Rappelons nous ici que l'exigence fondamentale pour entrer en dialogue avec
une autre logique est de rompre avec le principe de l'englobement du contraire
que nous avons explicité au cours de notre Deuxième Partie,
Titre Premier, Chapitre II. En effet nous avons tendance à
considérer la seule Raison comme rationnelle, construisant
la mystique, qui est une autre forme de raison, comme son contraire,
comme irrationnelle. Or si nous avons privilégié
la Raison, Edgar Morin remarque que les deux modes de connaissance et d'action,
le mode symbolique/mythologique/magique et le mode empirique/
technique/rationnel, bien que très nettement distincts sont
néanmoins imbriqués complémentairement en un
tissu complexe, sans que l'un atténue ou dégrade
l'autre (Morin, 1992: 153). Nous ne sommes donc pas en présence
de deux modes de penser antagonistes dont l'un serait l'aberration
de l'autre, mais de deux modes de penser différents et
complémentaires et ceci de manière complexe, ce qui signifie
qu'en occultant l'un de ces modes de penser au profit de l'autre
nous censurons notre expérience, et ne l'interprétons plus
que dans un moule donné, ce qui nous mène à un certain
dogmatisme qui refuse de voir et de prendre en considération certains
aspects de la réalité ou s'il les prend en compte les presse
dans son moule par le principe de l'englobement du contraire par exemple.
En quoi ces deux rationalités, celle de la Raison et celle de la mystique
diffèrent-elles? Plus qu'aux rationnalités elles même
qui sont multiples et complexes nous allons nous intéresser au paradigmes
fondateurs de la raison scientifique et de la raison mystique pour comprendre
en quoi ils diffèrent et en quoi réside la spécificité
de la raison mystique qui pourrait permettre de penser l'universalité
dans la diversité et dans le concret. Puis nous nous interrogerons
sur le dialogue entre Raison et Mystique nécessaire pour réussir
à dégager des fondements universels pour les valeurs d'un
modèle universel des droits de l'homme.
D'après Henri Atlan la principale distinction entre Raison et mystique
est que la première part de la connaissance extérieure objective
pour expliquer le monde alors que la seconde part de l'expérience
intérieure subjective ce qui conduit à des rationalités
différentes. De plus la méthode scientifique rationnelle
définit son champ en en excluant tous phénomènes non
reproductifs. La véracité d'une théorie se mesure moins
à son pouvoir explicatif et interprétatif qu'à son pouvoir
opératoire - elle part donc du particulier pour pouvoir agir sur lui.
La mystique au contraire vise la globalité et a une vocation surtout
explicatrice. La Réalité que vise la mystique n'est donc pas
celle que vise la science: elle est une Réalité absolue
transcendante par rapport à laquelle la réalité scientifique
est multiplicité et relativité (Atlan, 1986: 97, 192, 195,
288).
Cependant même à l'intérieur de la mystique se
déploient des systèmes rationels différents pour exprimer
l'expérience intime de la Réalité, pour l'inscrire dans
une vue du monde de manière cohérente. Toutes les traditions
rencontrent le problème de dire l'indicible, de rationaliser les rapports
infini-fini, impersonnel-personnel, personne divine-personne humaine. Les
différents systèmes caractérisant les différentes
traditions découlent des accentuations différentes sur tel
ou tel pôle d'une dialectique qui leur est commune. Mais ce sont ces
différences d'accentuation liées à des personnalités
différentes, des contextes culturels différents qui donnent
naissance à des explications du monde différentes, elles même
à la base des explications et de l'organisation des sociétés
différentes, qui se pensent comme nous l'avons vu, comme elles pensent
Dieu(Atlan, 1986: 97, 192). Si on peut opposer raison et mystique
c'est dans le fondement de leur approche du monde - cependant on ne peut
pas considérer les deux comme des blocs monolithiques homogènes:
à l'intérieur de la Raison comme du Mythe
se déploient des systèmes rationels différents qui peuvent
apparaître comme contradictoires ou complémentaires.
L'approche mystique par le fait qu'elle part de l'expérience
concrète, interne semble plus fondée à servir de base
à l'éthique que l'approche rationnelle (scientifique) qui dès
le départ a placé la morale hors de son domaine en circonscrivant
son champ d'investigation à la connaissance objective (Atlan, 1986:
256, 344). Mais si elle semble plus fondée, peut-elle fonder l'Ethique?
Nous avons vu que bien que partant d'un fonds commun les traditions spirituelles
se développaient cependant de manière parfois fort
différente, donnant naissance à des éthiques
différentes. En effet tout système a tendance à se figer,
à se dogmatiser (Morin, 1995: 129ss) et rares sont ceux qui arrivent
effectivement à la réalisation spirituelle. Si l'éthique
peut donc pour certains directement découler de l'expérience
mystique, elle s'impose à la grande majorité comme ensemble
de règles et de modèles de conduite et de comportement qu'ils
vivent et qui sont liées à leur manière de se
représenter le monde. Cependant nous avons noté que chaque
tradition connaissait des maîtres qui étaient arrivés
à une expérience mystique authentique à caractère
universel. Ce sont ces maîtres qui incarnent au delà de leur
tradition un idéal d'humanité tout en s'inscrivant dans leurs
traditions respectives. L'universalité humaine qu'ils incarnent est
donc dans ce sens une universalité concrète et non pas abstraite.
Il semblerait ainsi que le fonds des traditions spirituelles puisse servir
de point d'ancrage à une universalité concrète des valeurs
des droits de l'homme.
Cependant nous nous retrouvons ici face à deux problèmes.
Premièrement: s'il existe un fonds commun universel à toutes
les traditions spirituelles pourquoi en découle-t-il des éthiques
différentes? Nous reviendrons sur cette question dans notre Titre
II. Deuxièmement si nous dégageons de ce fonds commun par la
Raison des valeurs abstraites et que nous essayons ensuite de faire apliquer
ces valeurs nous retombons dans notre paradigme d'une universalité
abstraite qui comme nous l'avons vu dans notre Chapitre I n'est en fait qu'une
universalité contingente issue d'un hic et nunc et n'est
donc pas à notre sens véritablement universelle. D'autre part
si nous nous contentons de constater que toutes les traditions et leur
éthique reposent sur un fonds commun qui dans les faits se manifeste
sous des formes différentes nous tombons de facto dans un relativisme
culturel masqué. En effet de cette manière nous attestons que
toutes les pratiques culturelles, liées à leur
représentations du monde et donc à leurs traditions spirituelles
sont éthiquement fondées, et qu'on ne peut donc pas dégager
des valeurs transcendantes qui s'imposeraient à tous, nous étant
communes à tous. De plus cette approche enlève tout fondement
à une éthique se voulant laïque et n'étant pas
fondée, du moins explicitement, sur une tradition spirituelle.
Il s'agit donc ici encore d'entrer dans un dialogue de logiques pour permettre
de dégager des problématiques communes à toutes les
traditions et traductibles par des concepts homéomorphes. Les
différents systèmes rationnels, celui de l'éthique
basée sur la Raison ainsi que ceux basant l'éthique sur des
traditions spirituelles sont dans une large mesure des systèmes
fermés correspondant à des vues du monde. Il ne sert donc à
rien d'entrer dans un dialogue rationnel entre ces différents
systèmes, chaque système ayant sa rationnalité propre
découlant de lui et le structurant, pour dégager des valeurs
universelles. Le dialogue doit plutôt se faire sur une problématique
commune qui concerne le fonds commun des traditions, l'expérience
mystique voir l'expérience éthique pour pouvoir
entrer en dialogue avec des approches laïques. Pour reprendre
la terminologie de Raimundo Panikkar le dialogue doit être
intra- et non pas inter-spirituel:
Il est fini le temps où les religions pouvaient se réfugier
dans leur splendide isolement. (...) Alors le dialogue, oui, mais pas n'importe
comment. Il faut distinguer dialogue inter-religieux et dialogue intra-religieux.
Le dialogue inter-religieux met face à face des religions déjà
constituées et porte sur des thèmes de doctrine ou de discipline.
Le dialogue intra-religieux c'est autre chose. Il ne commence pas par la
doctrine, la théologie ou la diplomatie. Il est intra. (...) Ce qui
veut dire que le vrai dialogue intra-religieux commence en moi-même
et qu'il est échange d'expériences religieuses, plus que de
doctrines. Si on ne part pas de ce fonds-là, il n'y a pas de dialogue
religieux possible, c'est du bavardage. (Panikkar, 1996: 13)
Il s'agit donc de dégager dans le dialogue entre traditions spirituelles
et entre elles et la Raison des problématiques communes. Ce sont ces
problématiques communes, universelles, qui pourront être reprises
dans une déclaration des droits de l'homme à caractère
homéomorphe renvoyant à toutes ces traditions. Ainsi la dialectique
entre Raison et traditions spirituelles, entre expérience et abstraction,
entre universel concret et universel abstrait
focalisé et exprimée dans une expression homéomorphe,
permettrait de penser l'univeralité dans la pluralité et le
concret sans sacrifier à une assise universelle. Cette assise n'est
cependant pas une assise unique mais une triple assise: dans la
problématique de l'humanité telle qu'elle est comprise
dans le cadre de toute l'humanité et exprimée dans la
déclaration, dans la problématique telle qu'elle est comprise
dans chacune des cultures, et dans le dialogue entre ces deux catégories
de problématiques qui renvoient mutuellement l'une à l'autre.
Remarquons finalement que toute éthique est plus du domaine du projet
que de celui de la connaissance. Come le dit Henri Atlan:
Toute éthique est de l'ordre d'un projet, d'un vouloir, beaucoup
plus que de la connaissance. Et elle s'exprime dans cet ensemble de désirs,
de besoins, de représentations, conscientes et inconscientes, qui
se composent dans une société de façon complexe,
c'est-à-dire de façon non maîtrisée, pour constituer
ce que Castoriadis décrit sous le nom d'imaginaire social.
(Atlan, 1986: 256)
Les maîtres des différentes traditions spirituelles incarnent
un tel idéal éthique pouvant fonder un projet d'humanité.
De plus ces maîtres tout en incarnant un idéal d'humanité
universel s'inscrivent dans leur propre tradition, et permettent ainsi
l'identification de l'universel dans le particulier, la reprise de leur message
et de leur exemple par l'imaginaire social de leur société.
Nous nous intéresserons dans le Titre II à l'émergence
possible dans le dialogue rationnel entre les différentes traditions
spirituelles d'une plateforme commune de valeurs de l'humanité permettant
l'établissement d'une déclaration des droits de l'homme à
caractère homéomorphe basé sur ces valeurs universelles
et renvoyant directement à leur incarnation spécifique dans
les différentes cultures, les rendant ainsi concrètement
universelles. Si les traditions sont certes différentes nous
essayerons dans notre Titre II de dégager un terrain d'entente
important fondé sur une éthique fondamentale partagée
par toutes. Comme le dit Sa Sainteté le Dalaï-Lama:
(...) pour répondre aux besoins divers des êtres et
satisfaire les dispositions, aspirations et tendances propres à chacun,
il faut une grande variété de philosophies, de religions et
de traditions spirituelles. Au vu de l'immense diversité des besoins
de tous il semble bien difficile qu'une seule religion convienne. Plus il
y a de voies spirituelles, mieux c'est! En même temps, il est certain
que les différentes croyances peuvent vivre en harmonie puisque
l'éthique fondamentale, universelle, est justement un terrain d'entente
important. Il suffira que les pratiquants de toutes ces voies apprennent
à mieux se connaître et qu'ils profitent de ce que les autres
religions leur enseignent pour améliorer leur pratique
personnelle. (le Dalaï-Lama, 1994: 84)
Dans ce Titre II nous nous lancerons à la recherche de l'homme en
nous servant de l'éclairage des traditions spirituelles. Dans un Chapitre
I nous chercherons à approcher la nature humaine, dans
un Chapitre II nous essayerons de dégager un fonds éthique
commun à l'humanité permettant de dégager les valeurs
pouvant orienter les droits de l'homme de manière à
ce qu'ils puissent accéder au statut d'idéal humain
universel.
Chapitre I: A la recherche de l'homme: le problème de la nature
humaine
Dans une Section 1 nous nous interrogerons sur la réalité
ultime de la nature humaine, ce qui nous ménera
dans une Section 2 à nous arrêter sur sa manifestation
concrète en nous intéressant à une distinction fondamentale
à opérer quand on parle de La nature humaine: celle
entre sa nature supérieure et sa nature inférieure et à
la complexité qui en découle.
Section 1: La nature humaine: Qui la cherche ne peut la
trouver
Ce Titre fait allusion à l'énigme Zen (koan) cité
au préface du mémoire: When you seek it, you cannot find
it. Comment comprendre ce koan dans notre contexte? Comme nous
l'avons déjà constaté avec Michel Alliot dans notre
Première Partie, Titre I, Chapitre II, Section 1 notre conception
du monde est marquée par l'idée qu'il existe des choses en
soi, des lois de la nature créés par le Créateur et
que nous pouvons découvrir par le travail de notre Raison (voir aussi:
Atlan, 1986: 289). Or la Raison se caractérise par son point de vue
objectif, extérieur sur une chose alors que la nature humaine est
intimement liée à ce que nous sommes: elle est nous. Nous ne
pouvons donc pas la chercher puisque non seulement elle n'est pas
extérieure à nous, mais de plus elle n'est pas distincte de
nous. Nous n'avons jamais pu la perdre ni ne la perdrons. Nous pouvons uniquement
la vivre, l'expérimenter, même si nous pouvons ensuite nous
détacher de nos expériences et utiliser notre Raison pour les
analyser, pour les comprendre. Cette analyse rationnelle nécessitera
cependant, comme nous l'avons vu dans le Chapitre II de notre Titre
précédent, comme toute démarche scientifique, de
délimiter notre champ de recherche. Nous pourrons donc uniquement
appréhender par la Raison des manifestations spécifiques de
notre nature humaine et à la rigueur en les recoupant tirer des
conclusions sur notre nature humaine, mais nous ne pouvons pas par la Raison
l'appréhender directement. Le but des traditions spirituelles est
d'arriver à la connaissance directe de soi même. Cette connaissance
n'est pas une connaissance de soi même de l'extérieur, mais
l'expérience de notre être au niveau le plus profond
dans l'expérience mystique.
Les traditions spirituelles représentent différentes voies
pour arriver à cette connaissance expérimentale de notre
être profond. La connaissance pouvant seulement se vivre
nécessite une préparation et une transformation de tout
l'être pour rendre possible cette expérience. Cependant si elles
sont fondées sur l'expérience personnelle, les traditions
spirituelles ne sont cependant pas subjectives, dans le sens de non scientifiques
où tout dépendrait uniquement du point de vue personnel des
pratiquants et où il n'y aurait aucune réalité objective.
Elles sont plutôt, d'après les termes de Kalou Rinpoché,
un miroir dans lequel nous pouvons découvrir notre propre visage
(Rinpoché K., 1993: 46). En effet, le fait qu'une réalité
ne peut être appréhendée uniquement subjectivement ne
signifie pas qu'elle n'existe pas. D'ailleurs nous nous rendons de plus en
plus compte, comme le montre Edgar Morin dans sa méthode
qu'il n'existe pas de connaissance objective, même dans le domaine
des sciences exactes, toute observation nécessitant un observateur.
Or cette absence de connaissance objective possible ne permet
pas de déduire l'inexistence d'une réalité
objective, de la nature humaine du fait que celle-ci ne
peut être appréhendée que de manière subjective,
dans le miroir d'une tradition spirituelle. Le fait qu'il existe
des miroirs différents ne permet pas de déduire que ce qui
s'y reflète n'existe pas. Chaque tradition est une méthode
scientifique spécifique, un miroir pour approcher cette
réalité. Comme le fait remarquer Idries Shah à propos
du soufisme:
(...) le tasawwuf (soufisme) est une science comme les autres, avec
ses lois fixes et un plan complet et détaillé. Cette science
se fonde sur des expériences tangibles qui peuvent être reproduites,
comme c'est le cas pour les autres sciences, dans des circonstances
déterminées. Chaque pélerin doit passer par les même
stades au cours de son voyage spirituel. La description qu'en ont donné
unanimement tous les maîtres permet de les reconnaître
aisément. (...) Comme dans tout programme d'enseignement, il existe
des méthodes permettant de vérifier les progrès du disciple
et ce qu'il vaut. (Shah, 1994: 54)
En ce qui concerne la nature humaine ultime nous voilà guère
avancé. Même si elle existe, elle ne peut être saisie
que dans une expérience intraductible dans des mots (Atlan, 1986:
101-103). Mais il n'y a pas d'un côté méconnaissance
totale de la nature humaine et de l'autre la connaissance totale. Il y a
toutes les étapes intermédiaires et si La vision de
Dieu ne peut être décrite avec clarté. On peut cependant
expliquer jusqu'à un certain point ce qui se rapporte à cet
état. comme le dit Shrî Râmakrishna, un grand
maître hindou de la fin du siècle dernier (Herbert, 1972: 456).
De plus comme nous l'avons vu, les traditions spirituelles étant des
voies visant la transformation des êtres en vue de leur faire vivre
l'expérience de leur nature ultime, que ce soit sous la
forme de l'expérience de Dieu, de l'Esprit, du Moi..., ils peuvent
nous donner par une analyse rationnelle et comparative des indications sur
la nature humaine, si pas d'un point de vue ultime, métaphysique,
du moins d'un point de vue plus terre à terre.
Nous essayerons dans la Section suivante de dégager deux aspects de
la nature humaine que font apparaître les traditions spirituelles et
qui semblent être important dans le cadre de notre reflexion sur les
droits de l'homme, son double aspect inférieur et supérieur
et sa complexité qui en est le reflet.
Section 2: Le double aspect de la nature humaine: sa nature
inférieure et sa nature supérieure - Sa compexité
Toutes les traditions spirituelles insistent sur la nécessité
d'une éthique, d'une discipline pour arriver à la
réalisation. Il s'agit de passer d'un niveau ordinaire d'être
à un niveau d'être supérieur en éliminant ou
transformant ses mauvaises tendances et en encourageant les
bonnes afin de pouvoir prendre conscience de ce que nous sommes
réellement. Nous pouvons donc adopter la typologie que
propose Omraam Mikhaël Aïvanhov, un maître chrétien
de ce siècle, celle entre nature inférieure (personnalité)
et supérieure (individualité). En effet s'il constate l'existence
des nombreux systèmes de représentation de la structure psychique
de l'homme propre aux différentes traditions, qui sont à ses
yeux tous justifiés, il propose cette typologie par un souci de
simplicité (voir aussi: Herbert: 1972 65ss, 532) :
Depuis des milliers d'années que les hommes essaient de s'étudier pour connaître la structure de leur vie psychique, ils ont imaginé de nombreux modes de division. (...) Quel que soit le point de vue que l'on adopte, il est toujours véridique, cela dépend sous quel angle on regarde les choses.
Pour simplifier la question, nous dirons que l'être humain est une
unité parfaite, mais que cette unité est polarisée,
c'est-à-dire qu'elle se manifeste dans deux directions, sous deux
aspects différents. L'homme est fait de deux natures: la nature
inférieure et la nature supérieure, qui ont les même
facultés de penser, de sentir et d'agir, mais dans deux directions
contraires. J'ai appelé ces deux natures la personnalité et
l'individualité. (Aïvanhov, 1984: 23-24)
La personnalité est caractérisée par son centrage sur
elle même, par son égoïsme. L'individualité au contraire
se caractérise par son ouverture aux autres, par sa compréhension
qu'elle n'existe pas indépendemment des autres mais uniquement en
relation avec eux, qu'elle est les autres, ces autres
étant tout aussi bien les humains, que les autres êtres, le
cosmos entier, voir Dieu. Nous approfondirons cette relation, ce lien dans
notre chapitre suivant et nous contenterons ici d'essayer de
réfléchir sur une nature humaine en soi.
Il convient peut être ici de faire une petite parenthèse. Nous
avons vu dans le Chapitre précédent que Kalou Rinpoché
considérait les traditions spirituelles comme des miroirs pouvant
servir à réfléter l'esprit. Une technique comme la
méditation, par exemple, fait partie de ce miroir mais n'est pas à
elle seule ce miroir. Dans notre tradition occidentale nous considérons
que la connaissance est quelque chose qui nous est extérieure, et
que nous pouvons découvrir grâce à des moyens, des techniques
extérieures. La Raison est l'un de ces moyens, la nature
humaine une de ces connaissances. Nous nous représentons des
choses existant intrinsèquement et pouvant être mis en
évidence, découvert, par l'utilisation de la bonne technique.
Ainsi nous avons tendance à voir dans la méditation, ou
l'expérience mystique un autre mode de connaissance, une
autre technique que la Raison permettant d'appréhender la nature humaine.
Nous oublions de ce fait, en focalisant notre attention sur une technique
particulière, un aspect particulier d'une tradition spirituelle, que
cette technique s'inscrit dans un tout, dont fait aussi partie toute une
discipline que nous percevons comme une morale. A notre sens la connaissance
étant objective, puisque ayant pour objet de découvrir des
réalités existant intrinsèquement par des techniques
objectives, donc neutres, comme par exemple la Raison, elle est
complètement déliée de toute éthique et de toute
morale et devrait être accessible à qui que ce soit qui utilise
la technique à nos yeux neutres, comme par exemple celle de la
méditation . Nous pensons qu'en méditant nous verrons
apparaître à nos yeux la véritable nature de notre esprit,
comme nous verrions apparaître des molécules ou des atomes en
regardant à travers un microscope. Or ce n'est pas comme ça
que les choses se passent: la méditation renvoye sans cesse à
ce que nous sommes, et ceci nous le sommes autant quand nous méditons
que quand nous faisons autre chose, et ce que nous sommes influe sans cesse
sur notre méditation. C'est ce rapport dialectique entre méditation
et action qui nous fait petit à petit prendre conscience de ce que
nous sommes et nous fait devenir ce que nous sommes (Trungpa,
1981: 36 ss)
Nous ne pouvons trouver ce que nous sommes profondément qu'en nous
rapprochant de plus en plus de notre individualité, telle que
définie dans la typologie de Omraam Mikhaël Aïvanhov. En
effet si les deux natures trouvent leur origine dans l'Esprit,
l'individualité correspond à la partie de nous qui est plus
proche de cet Esprit, de Dieu, de l'Un, notre personnalité
correspondant à ce qui est plus près de la matière,
de ce qui est individualisé, concrétisé, multiple. Nous
avons besoin des deux natures pour vivre (Aïvanhov, 1984: 24 ss; Herbert,
1972: 74 ss) mais comme le remarque Shrî Râmakrishna:
Le soleil verse sa lumière et sa chaleur sur le monde entier, mais il ne peut empêcher un nuage d'intercepter ses rayons.
De même, tant que l'égoïsme enveloppe votre coeur, Dieu
ne peut y faire briller Sa lumière. (Herbert, 1972: 65)
La connaissance de notre véritable nature passe par tout
un processus, tout un parcours qui vise à fusionner notre nature
inférieure avec notre nature supérieure (Aïvanhov, 1984,
38). Comme nous l'avons vu ces différents parcours sont tracés
par les différentes traditions spirituelles. Si l'objectif est le
même les approches sont nombreuses.
La nature humaine n'est pas une dans un sens statique mais est
polarisée en une nature inférieure et une nature supérieure,
notre nature profonde ne pouvant se révéler à
nous qu'au terme d'un travail sur nous même permettant de plus en plus
à notre nature supérieure d'investir notre nature inférieure.
Notre nature humaine est fondamentalement dynamique et complexe. Elle
est dans le jeu perpétuel entre notre nature supérieure
absolue et notre nature inférieure relative,
ce qui a pour conséquence qu'elle ne peut être
appréhendée dans son absolu qu'à travers
le relatif des différentes personnalités qui existent
et qui sont conditionnés dans leurs représentations du monde
autant par leur caractère individuel, que par leur appartenance sociale
et culturelle. Le fait d'avoir adopté une représentation simple
de l'homme en le divisant en nature inférieure et supérieure
ne doit pas nous mener à figer ces deux notions et à en conclure
que puisque tout le relatif est l'expression de
l'absolu et peut faire l'expérience de cet
absolu, nous devons tous forcément nous entendre sur ce
qu'est cet absolu et sur La manière de l'atteindre. En
effet mis à part le fait, comme nous l'avons déjà
indiqué, que cet absolu ne peut pas réellement
être conceptualisé et que des petites accentuations de départ
dans la conceptualisation peuvent mener à des systèmes
interprétatifs fort différents, l'approche de cet
absolu n'est pas linéaire menant tout être Du stade
inférieur Au stade supérieur sur Le même chemin.
Nature inférieure et nature supérieure
sont des abstractions permettant de nous donner une idée de la
nature humaine en l'inscrivant entre deux polarités
extrèmes . Si on peut concevoir le jeu de notre nature
humaine comme se développant entre ces deux polarités,il
ne faut cependant pas concevoir ces deux polarités comme des agents
concrets, figés, du jeu, mais uniquement comme cadre conceptuel permettant
de délimiter le champ du jeu (voir la notion de jeu chez: Van de Kerchove,
Ost, 1992: 23 ss).
Ce chapitre nous met en garde de ne pas déduire de l'existence d'une
nature humaine unique une forme unique permettant de
l'appréhender et de la réaliser. La conceptualisation de la
nature humaine ne doit pas faire oublier son caractère
profondément complexe et dynamique. Elle peut servir d'idéal
à atteindre, mais par son rôle d'idéal est
intrinsèquement liée aux représentations de ceux qui
veulent suivre cet idéal. Ainsi les droits de l'homme
pourront se baser pour établir un idéal d'humanité sur
cette nature humaine telle qu'elle apparait dans le regard
croisé des différentes traditions, mais cet idéal pour
pouvoir être réalisé concrètement doit renvoyer
à la manière dont il est incarné dans les différentes
traditions. Notre idéal humain universel tout en dégageant
une direction, tout en orientant un champ d'action (de la personnalité
vers l'individualité) doit avoir à sa base un principe additif
et être à l'image de la religion universelle dont révait
Swâmi Vivekânanda, disciple de Shrî Râmakrishna:
Vous savez qu'il y a des esprits de plusieurs catégories différentes. On peut être un matérialiste qui croit au bon sens et aux réalités terre à terre; on peut ne pas s'intéresser aux formes et aux cérémonies; on peut exiger des faits solides, qui résonnent et qui parlent à l'intelligence, et ne pas se contenter d'autre chose. Il y a aussi les puritains et les musulmans qui ne tolèrent dans les édifices consacrés au culte ni statue ni image. Fort bien, mais tel autre homme peut être plus artiste et avoir besoin d'un grand déploiemment artistique, de belles lignes, de courbes gracieuses, (...); son esprit conçoit Dieu par ces formes extérieures tout comme votre esprit Le conçoit par l'intelligence. Il y a aussi l'homme de dévotion, de qui l'âme appelle Dieu éperdument; sa seule idée est d'adorer Dieu et de chanter Ses louanges. Il y a encore le philosophe, qui se tient à l'écart de tous les autres et qui se moque d'eux. Quelles sottises, pense-t-il, quelles manières de concevoir Dieu!
Ils peuvent rire les uns des autres, mais chacun d'eux à sa place
dans ce monde. Tous ces esprits différents, tous ces types divers
sont nécessaires. S'il doit jamais y avoir une religion universelle,
il faudra qu'elle soit suffisemment vaste et large pour fournir à
chacun de ces esprits ce dont il a besoin. Il faudra qu'elle donne au philosophe
la force de la philosophie, à l'adorateur le coeur du dévot,
au ritualiste tout ce que peut fournir le symbolisme le plus merveilleux,
au poète autant de sentiment qu'il en pourra absorber, et encore autre
chose. Pour construire une religion assez vaste, il nous faudra revenir à
l'époque où les religions ont commencé et les embrasser
toutes. (Vivekânanda, 1972: 374-375)
Dans le Chapitre suivant rendons nous là où commencent et où
se terminent toutes les religions et dégageons en les valeurs directrices
de notre idéal humain commun que nous essayerons de réaliser
dans nos différences.
Chapitre II: A la recherche de valeurs universelles: le problème
de l'éthique
Nous nous sommes rendus compte dans le Chapitre précédent du
caractère éminemment dynamique de la nature humaine qui lui
confère toute sa complexité. Notre reflexion sur l'éthique
ne peut donc elle aussi que s'inscrire dans une approche dynamique. Si nous
nous sommes interrogés dans le chapitre précédent sur
la nature humaine c'était pour nous permettre de trouver un fondement
à notre éthique. Si nous l'avons fait dans une approche spirituelle
c'était parce que celle-ci est basée sur l'expérience
directe de la nature humaine et non pas sur une pensée
abstraite à son sujet, même si les résultats obtenus
par les traditions spirituelles doivent pour pouvoir être communiqués
être exprimés de manière abstraite.
Dans ce Chapitre nous nous rendrons dans une Section 1 là où
commencent et où se terminent toutes les religions, là
où existe la compréhension que tout est lié. Ce lien
est la compréhension primordiale à laquelle mènent toutes
les traditions spirituelles et est en même temps le fondement de toute
éthique. Nous verrons dans les deux sections suivantes comment cette
première loi éthique en appelle deux
autres: celle de la responsabilité et celle du respect.
Mais avant de nous lancer dans notre analyse méditons bien les mots
suivants de Swâmi Vivekânanda qui explicitent la
nécessité de fonder l'éthique sur l'expérience
spirituelle et mettent en évidence son caractère dynamique:
Les critères d'utilité pratique sont impuissants à
expliquer les rapports de morale entre les hommes, car, en premier lieu,
nous ne saurions tirer aucune règle morale de considérations
utilitaires. Hors de la sanction surnaturelle, comme on l'appelle, ou la
perception du supra-conscient, comme je préfère dire, il ne
peut pas y avoir de morale. Sans la lutte pour progresser vers l'Infini,
il ne peut pas y avoir d'idéal. Tout système qui veut emprisonner
les hommes dans les limites des sociétés humaines sera incapable
de trouver une explication des lois morales de l'humanité. L'utilitaire
veut que nous abandonnions la lutte pour l'infini, l'élan vers le
Suprasensible, qu'il trouve impossibles et absurdes, mais aussitôt,
sans transition, il nous demande de nous plier à l'éthique
et de bien agir envers la société. Pourquoi agirions nous bien?
Bien agir est une considération secondaire. Il nous faut d'abord un
idéal. La morale n'est pas le but, mais le moyen d'atteindre le but.
S'il n'y a pas de but devant nous, pourquoi serions-nous moraux? Pourquoi
agirais-je bien envers autrui, plutôt que de lui faire du mal? Si le
bonheur est le but de l'humanité, pourquoi ne ferais-je pas mon propre
bonheur au détriment des autres? Qu'est-ce qui m'en empêche?
(Vivekânanda, 1972: 24)
Section 1: Le lien
La compréhension fondamentale à laquelle mènent toutes
les traditions spirituelles et à la réalisation de laquelle
elles visent est que nous n'existons pas séparément, abstraitement
du reste de l'univers, mais que nous en sommes une partie, que nous ne sommes
qu'un noeud formant partie intrinsèque du réseau de
relations qui constitue l'étoffe du réel (Panikkar,
1984a: 18, déjà cité: Deuxième Partie, Titre
II, Chapitre IV). Pour nous comprendre nous devons nous dégager de
notre vue égocentrique et anthropocentrique pour petit à petit
élargir notre conscience afin de pouvoir en embrasser tout l'univers.
C'est pourquoi nous avons écrit dans notre chapitre précédent
que notre véritable nature se trouvait plutôt dans
notre individualité que dans notre
personnalité dans la typologie de Omraam Mikhaël
Aïvanhov. Une vue trop étroite, trop égoïste, trop
autocentré ne nous permet pas de nous rendre compte de notre
immensité, de notre lien avec tout l'univers et nous devons donc effectuer
tout un travail sur nous même pour en prendre petit à petit
conscience. Sogyal Rinpoche cite Albert Einstein qui a ainsi décrit
notre condition:
A human being is part of a whole, called by us the Universe, a part limited in time and space. He experiences himself, his thoughts and feelings, as something separated from the rest - a kind of optical delusion of his consciousness. This delusion is a kind of prison for us, restricting us to our personal desires and to affection for a few persons nearest us. Our task must be to free ourselves from this prison by widening our circles of compassion to embrace all living creatures and the whole of nature in its beauty. (Albert Einstein cité in: Rinpoche S., 1995: 98)
Dans cette citation se trouvent tous les éléments du lien que
nous allons maintenant approfondir. Pour la clarté du propos nous
allons considérer le temps et l'espace comme deux réalités
distinctes. Nous sommes une part du tout, limité dans
le temps et dans l'espace et sommes donc liés de deux manières:
nous sommes liés dans le temps (verticalement, diachroniquement) et
dans l'espace (horizontalement, synchroniquement). Si nous cherchons une
nature ultime de notre être indépendante du temps
et de l'espace nous ne la trouverons pas. C'est ce que la philosophie bouddhiste
développe dans sa théorie de la vacuité: rien n'existe
intinsèquement, par soi même. Toutes les manifestations sont
vides d'existence en soi. Si on cherche l'essence d'une chose
on tombe finalement toujours sur la vacuité. C'est pourquoi pour les
bouddhistes la vacuité est au fondement de toute chose
(Dreyfus, 1992: 58ss; Rinpoche, 1995: 37-39). Ce qu'il est important de
comprendre c'est que nous sommes liés dans le temps à notre
passé et à notre futur, et dans l'espace à tous les
êtres qui coexistent avec nous. Nous nous intéresserons
plus en en détail à notre lien dans le temps dans notre section
suivante sur la responsabilité en traitant de la loi des causes
et des conséquences et nous arrèterons ici sur notre
lien dans l'espace. La prise de conscience de notre
véritable nature nous fait prendre conscience que nous
sommes liés aux autres (humains, animaux, nature,
déités...), que nous sommes les autres, que nous
sommes l'univers. Au fonds de toute tradition spirituelle nous trouvons ce
lien, nous trouvons l'Amour qui n'est rien d'autre que la compréhension:
Je suis l'univers, l'univers est un. qui pousse à
faire le bien, à ne pas faire aux autres ce que l'on ne voudrait pas
qu'il nous soit fait (Vivekânanda, 1972: 45).
Ce lien avec les autres nous fait prendre conscience de la responsabilité
que nous avons envers les autres et du respect, pour ne pas dire
la gratitude, que nous leur devons.
Section 2: La responsabilité
Si nous existons ce n'est que dans le lien avec les autres, ce n'est que grâce aux autres. Ainsi le bouddhisme mahayana, qui admet que les êtres se réincarnent infiniment dans un univers infini dans le temps, enseigne de considérer tous les êtres comme notre mère, tous les êtres ayant certainement été au cours de nos incarnations précédentes innombrables notre mère. Tous les êtres