UNIVERSITE PARIS I - PANTHEON -
SORBONNE
U.F.R. 07 : ETUDES INTERNATIONALES
ET EUROPEENNES
RÉSUMÉ
DE LA THESE
Pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE LUNIVERSITE PARIS
I
Discipline :
Droit
Présentée et soutenue publiquement par
CHRISTOPH EBERHARD
Le 8 décembre 2000
Titre :
DROITS DE LHOMME ET DIALOGUE
INTERCULTUREL.
VERS UN DESARMEMENT CULTUREL
POUR UN DROIT DE PAIX
Directeur de
thèse :
M. Etienne Le Roy
JURY :
Mme Marie-Claire Foblets
M. Jean-Bernard Marie
M. François Ost
M. Henri Pallard
_________________________________________________________________________
Résumé
en français :
La thèse propose
une relecture de la problématique des droits de lhomme
confrontés à linterculturalité à partir
dune approche danthropologie du Droit. Pour sortir de limpasse
du paradigme universalisme/relativisme et du gouffre entre théories
et pratiques, lauteur propose de mettre en oeuvre une démarche
dialogale. Celle-ci entraîne un double « désarmement
culturel ». Il sagit dabord douvrir nos approches
du Droit et des droits de lhomme à
laltérité
et au pluralisme en fécondant nos approches occidentales par les apports
des autres traditions humaines. Il sagit ensuite, à travers
une approche des pratiques des acteurs, de sémanciper du
« tout culturel » et de prendre conscience de la
complexité des
problématiques des droits de lhomme entre dynamiques locales
et globales. Ce double désarmement culturel, qui demande de dépasser
une approche purement rationaliste et dialectique, mène lauteur
à proposer une Praxis
Dianthropologique des droits de lhomme, cest à dire
une praxis émergeant du
dialogue de nos différentes anthropologies et qui trouve sa racine
au-delà du domaine du logos
(la Raison) dans le mythos et qui
peut contribuer à lémergence dun véritable
jus pacis ou Droit de
Paix.
_________________________________________________________________________
Titre
en anglais : Human
Rights and Intercultural Dialogue. Towards a Cultural Disarmament for a Law
of Peace
_________________________________________________________________________Résumé en anglais :
The thesis revisits the issue of human rights confronted with
interculturality from the point of view of legal anthropology. In order to
go beyond the paradigm of universalism and relativism and to bridge the gap
between theory and practice, the author proposes a dialogical approach. The
latter demands a double « cultural disarmament ». First,
approaches to Law must be opened up to
alterity and pluralism through
a fecundation of the Western tradition by the other traditions of the world.
Second, taking into account the practices of the actors leads to an emancipation
from culturalist approaches and to increased awareness of the
complexity of human rights
issues between local and global dynamics. This double cultural disarmament
takes us beyond the realm of pure reason and dialectics and leads the author
to propose a Dianthropological Praxis
of Human Rights : a praxis emerging through the dialogue of our different
anthropologies and rooted beyond the domain of
logos (Reason) in
mythos. This praxis can contribute
to the emergence of a real jus pacis
or Law of Peace.
_________________________________________________________________________
Discipline :
Droit
_________________________________________________________________________
Mots-clefs :
droits de lhomme,
anthropologie juridique, études transculturelles, globalisation,
paix
_________________________________________________________________________
Laboratoire
dAnthropolgie Juridique de Paris - Centre Malher
-
9,
rue Malher - 75181 Paris Cédex 04 - Tel. & Fax. : 01 44 78
33 80
E-mail :
lajp@univ-paris1.fr
INTRODUCTION...................................................................................................................
9
Problématique...................................................................................................................
11
Pourquoi une approche danthropologie du Droit
?...........................................................
17
Esquisse de notre
argumentation.......................................................................................
25
Notre topos particulier éclairant
nos
démarches...............................................................
27
PREMIÈRE PARTIE : NOS COMMUNES HUMANITÉS ET LEUR DIALOGUE : LES DROITS DE LHOMME AU DÉFI DU PLURALISME...................................................................................................................... 29
Titre Premier : Ouverture au dialogue
interculturel..........................................................
35
Chapitre 1 : Les droits de lhomme dans la trajectoire
« moderne ».............................
37
Section 1 : De la prémodernité à linvention
des fondements mythologiques de la modernité : les racines de
luniversalisme et des droits de
lhomme.....................................................................................................
38
Section 2 : De lentrée du corps social et politique et
du Droit en modernité à sa mondialisation : Déclarations
de droits, codifications et invention de lÉtat de Droit et leur
diffusion...................................
42
I. Les premières déclarations des droits de lhomme et
lentrée du corps social et politique en
modernité
43
II. Les codifications et
lÉtat-Nation.....................................................................
48
Section 3 : Crise et sortie de modernité :
luniversalisation et la complexification des droits de
lhomme 52
Chapitre 2 : Les droits de lhomme et la modernité face
à la « culture » . Émergence dune
problématique
interculturelle
60
Section 1 : La culture : une invention
moderne..........................................................
63
Section 2 : Les droits culturels et les déclarations non-occidentales
des droits de.......
lhomme....................................................................................................................
73
I. Le défi des droits
culturels.................................................................................
74
II. La décentralisation culturelle des droits de lhomme :
les déclarations non-occidentales des droits de
lhomme
79
1. La Charte africaine des droits de lhomme et des
peuples............................
79
2. Les déclarations islamiques des droits de
lhomme......................................
83
3. Les déclarations asiatiques des droits de
lhomme.......................................
89
4. Les déclarations visant à la reconnaissance des droits des
peuples
autochtones
91
Section 3 : La délicate transplantation de modèles
juridiques : découverte du
local 96
I. La situation de lÉtat, prérequis des droits de
lhomme, en Afrique et le problème du « lien
social » 97
II. Remise en perspective de luniversalisation du modèle juridique
occidental 101
III. Problématiques du transfert institutionnel européen en
Afrique.....................
104
Titre
Second : Les prérequis épistémologiques et juridiques
dune approche pluraliste et interculturelle du Droit et des droits
de
lhomme........................................................................................................................................
109
Chapitre 1 : Lexigence interculturelle : Émancipation
du paradigme « univeralisme/relativisme » et enracinement
dans la démarche
dialogale.....................................................................................................................
112
Section 1 : La rhétorique du dialogue et les pièges de
« lenglobement du
contraire »
112
I. Lespace et la rhétorique du
dialogue..............................................................
113
II. Les pièges de « lenglobement du
contraire » et le « faux problème »
de luniversalisme et du relativisme
121
Section 2 : La démarche diatopique et dialogale et le défi
du pluralisme, fondements pour une approche et une théorie
interculturelles du
Droit..........................................................................................
129
I. La démarche diatopique et dialogale : à la découverte
des cultures
« juridiques »
130
II. Le mythe du pluralisme : horizon pour une approche et une théorie
interculturelles du Droit
142
Chapitre 2 : Jalons pour une approche et une théorie interculturelles
du Droit : Nos « communes humanités » comme
fondements dune approche interculturelle des droits de
lhomme..........................................................
148
Section 1 : Jalons dune science non-ethnocentrique du Droit :
archétypes et logiques juridiques
150
I. Penser le Droit, penser le monde et
réciproquement........................................
153
II. Larchétype de
soumission..............................................................................
159
1. Le modèle
occidental..................................................................................
160
2.
LIslam........................................................................................................
165
III. Larchétype de
rationalisation.......................................................................
168
IV. Larchétype
didentification..........................................................................
176
V. Larchétype de différentiation ou
manipulation..............................................
183
VI. Larchétype
darticulation.............................................................................
192
Section 2 : Le partage de nos communes humanités : Enseignements
du « multijuridisme » et défis du
« pluralisme
juridique »
201
I. La modélisation dune possible articulation de nos communes
humanités et la théorie du
multijuridisme
201
II. Ouverture à quelques défis que nous lance le pluralisme
juridique................ 208
Conclusion de la Première
Partie....................................................................................
215
DEUXIÈME
PARTIE : VERS UNE « COMMUNAUTÉ
HUMAINE » : LE DÉFI DUNE APPROCHE COMPLEXE DES
DROITS DE LHOMME, ENTRE DYNAMIQUES LOCALES ET
GLOBALES...................................
221
Titre Premier : Entre le global et le local, la découverte du
« plurivers » comme nouvel écosystème des
droits de lhomme
227
Chapitre 1 : Prise de conscience des impensés et impensables
dune pensée des droits de lhomme enracinée dans
le paradigme de « lunivers » et émergence
du
plurivers......................................................................
230
Section 1 : Le droit international confronté aux génocides
et crimes contre lhumanité et lémergence dune
exigence
interculturelle................................................................................................................................
231
I. Le droit comme discours de vérité créant de
limpensé et de limpensable en ce qui concerne la pacification
de nos
sociétés............................................................................................................................
233
II. Remise en perspective
interculturelle.............................................................
240
Section 2 : Éléments dune remise en perspective
de la « problématique (inter-) culturelle » des
droits de lhomme par le détour
indien......................................................................................................................
248
Chapitre 2 : Les droits de lhomme entre processus de
« glocalisation » et postmodernisme en Droit :
enracinement dans le
plurivers....................................................................................................................................
261
Section 1 : Vers une approche « postmoderne » des
droits de lhomme dans les dynamiques de
glocalisation
264
I. Droits de lhomme et globalisations. Vers une approche
« cosmopolite ».......
264
1. Les droits de lhomme entre localismes globalisés, globalismes
localisés et
cosmopolitisme
265
2. Passage de la « connaissance-comme-régulation »
à la « connaissance-comme-émancipation »
pour une approche cosmopolite des droits de
lhomme.................................................................
270
II. Le cadre plus large du « postmodernisme » en droit
pour une lecture renouvelée des droits de
lhomme
273
Section 2 : Ouverture au « postmodernisme des gens de la
base » : lenracinement véritable dans le
plurivers
281
I. Le combat des femmes intouchable indiennes et la relativité des
droits de lhomme
284
II. La célébration du plurivers. Au delà de la violence
des droits de lhomme... 292
Titre Second : Deux paradigmes pour une approche dynamique des droits
de lhomme : Le « jeu des lois » et la
« communauté »
302
Chapitre
1 : Le jeu des lois : une perspective dynamique sur les droits
de lhomme..
305
Case un : Les positionnements
métaphysiques.........................................................
311
I. Relectures des droits de lhomme à travers nos positionnements
métaphysiques. Vers une « métapolitique »
des droits de
lhomme..............................................................................................................
313
II. Vers un dialogue avec les traditions spirituelles de lhumanité
pour une approche renouvelée des droits de
lhomme
318
Case deux : Les acteurs et leurs
statu(t)s.................................................................
325
Case trois : les
ressources.......................................................................................
330
Case quatre : Les
conduites.....................................................................................
335
Case cinq : Les
logiques.........................................................................................
337
Case six : Les échelles spatiales de contextualisation du jeu
juridique................... 341
Case sept : Les échelles temporelles ou
processus.................................................
344
Case huit : Les
forums.............................................................................................
349
Case neuf : Les ordonnancements
sociaux...............................................................
351
Case dix : Les
enjeux..............................................................................................
351
Case onze : Les règles du
jeu..................................................................................
355
LAmour comme lien, responsabilité et
respect..................................................
360
La Sagesse comme théorie, praxis et
dialogue....................................................
361
La Paix comme harmonie, liberté et
justice.........................................................
361
Chapitre 2 : La « communauté » comme paradigme
juridique pour une approche interculturelle et dynamiques des droits de
lhomme....................................................................................................................................
364
Section 1 : La « communauté », un paradigme
aux origines africanistes.................
368
Section 2 : La communauté comme écosystème pour
une praxis interculturelle des droits de
lhomme
376
I. La communauté comme « écho » - système
pour une praxis interculturelle des droits de
lhomme
379
II. La communauté comme « et-co »-système
pour une praxis interculturelle des droits de
lhomme
382
Conclusion de la Deuxième
Partie..................................................................................
386
CONCLUSION
GÉNÉRALE : OUVERTURES POUR UN DROIT DE
PAIX................... 391
Vers une Praxis Dianthropologique
des droits de
lhomme............................................
392
Ouvertures pour un Droit de
Paix....................................................................................
394
Ouvrons le
cercle............................................................................................................
402
BIBLIOGRAPHIE
:.............................................................................................................
405
ANNEXE :
Versions originales des citations
traduites.......................................................
447
« Quelquun vit Nasrudin chercher quelque chose sur le sol :
Quas-tu perdu, Mulla ?
- Ma clé ! dit le Mulla. Ils se mirent alors tous les deux à genoux pour essayer de la trouver.
Mais, au fait, où las-tu laissé tomber ?
- Dans ma maison.
- Alors pourquoi la cherches-tu ici ?
- Il y a plus de lumière ici que dans ma maison. » (Shah 1985 : 22)
Nous semblons vivre aujourdhui une époque paradoxale : notre monde se rétrécit de plus en plus, nous navons peut-être jamais eu autant le sentiment de tous appartenir à la grande famille de lhumanité, dêtre tous des citoyens ou des enfants du monde et en même temps nous sommes confrontés à des replis et à des exacerbations identitaires qui ont mené ces dernières années à des guerres civiles, des épurations ethniques et à des génocides questionnant les fondements même de notre « humanité ». Sil est de bon ton de parler du « village planétaire » des voix se font entendre qui se demandent si ce nest pas plutôt à lémergence dun « archipel planétaire » (Rouland 1993a : 214 ; 1993b) que nous assisterions, voire si nous ne sommes pas en train de nous acheminer vers un choc des civilisations (Huntington 1997). Parallèlement le débat sur le « global » se double de plus en plus dune réflexion sur le « local », menant certains à réfléchir en termes non plus de « globalisation » mais de « glocalisation » (Arnaud 1998 : 32).
Les droits de lhomme qui pouvaient apparaître au sortir de la seconde guerre mondiale comme un projet de société globale pacifiée mobilisateur semblent de plus en plus contestés. Le mouvement de critique des droits de lhomme remettant en question leur prétention à luniversalité en relevant leur caractère occidental sest affirmé avec la pluripolarisation du monde qui a suivi la chute du mur de Berlin et leffondrement dun monde bipolaire flanqué de quelques nations non-alignées. Cette tendance a été illustrée lors de la Conférence mondiale sur les droits de lhomme à Vienne en 1993. Si le premier point de la Déclaration et Programme daction de Vienne réaffirme le caractère universel des droits de lhomme ainsi que lengagement solennel de tous les États de les faire respecter, ceci ne doit pas occulter des critiques quant à la relativité culturelle des droits de lhomme qui ont été formulées lors de la conférence par des gouvernements dAsie, du Moyen-Orient et dAfrique du Nord. Sil ne faut pas négliger les intérêts politiques dÉtats autoritaires dans cette remise en question, on ne peut cependant pas ignorer les valeurs de civilisation spécifiques qui sy sont exprimées. La déclaration fait dailleurs dans une certaine (très timide) mesure, justice à cette exigence en mentionnant dans son cinquième point après avoir rappelé luniversalité, lindivisibilité et linterdépendance de tous les droits de lhomme et dans un mouvement pour réaffirmer le devoir de tous les États quel quen soit le système politique, économique et culturel de promouvoir et de protéger tous les droits de lhomme et toutes les libertés fondamentales, quil « convient de ne pas perdre de vue limportance des particularismes nationaux et régionaux et la diversité historique, culturelle et religieuse ». Il semble légitime, surtout si on tient compte des développements récents (voir par exemple tout le débat sur les « valeurs asiatiques », celui sur le droit des peuples autochtones), de lire dans ce point cinq le sentiment dun besoin de repenser petit à petit nos instruments internationaux sur des bases moins occidentales.
La remise en question des droits de lhomme comme symbole dune vie juste au niveau global sous forme de critique de leur universalité saccompagne dune attitude de plus en plus critique envers la transplantation de lÉtat de droit à « loccidentale » : le transfert de modèles juridiques qui était perçu comme clef au développement et aux reconstructions nationales au lendemain des indépendances des pays précédemment colonisés na pas su tenir ses promesses. Souvent il a donné naissance à des avatars autoritaires et violents, que nont pas su museler lantidote classiquement pressenti que sont les droits de lhomme. Et il semble que lon ne puisse plus se contenter aujourdhui de réfléchir à la problématique de lÉtat de Droit ou Rule of Law intimement liée à celle dune approche « pragmatique » des droits de lhomme, cest-à-dire visant à être effective sur les divers terrains de manière globale. Le rêve dune panacée universelle sévanouit et ainsi émerge lexigence de porter une attention accrue sur le « local », pour réfléchir non pas à une réalisation idéelle de lÉtat de Droit et des droits de lhomme sur toute la surface du globe mais de comprendre comment bâtir des États de Droit concrets, comment incarner lidéal des droits de lhomme dans les divers contextes historiques, sociaux, culturels et économiques.
Par rapport à ces défis, nous semblons nous trouver un peu dans la situation du Mulla Nasrudin dans notre anecdote introductive. Dans la recherche dune clef pouvant nous permettre de les aborder, il semble que nous nous limitions au champ éclairé par les puissants projecteurs de la modernité occidentale : nous cherchons des réponses dans le domaine de la Raison et du Droit conçus comme Loi universelle. Or peut être, notre situation mondiale contemporaine nous invite-t-elle, voire nous oblige-t-elle, à chercher autre part. Continuer à creuser un puit à un certain endroit où il apparaît de plus en plus clairement quil ny a pas deau nest pas raisonnable. Même si cest plus facile car toute linfrastructure est déjà en place, le lieu défini, le travail entamé etc. Il faut avoir le courage dans certaines conditions daller creuser ailleurs pour avoir une chance de tomber sur de leau - et ce choix nest pas uniquement un choix intellectuel. Il est existentiel, vital. Cest là lintuition fondamentale que nous mettrons en oeuvre tout au long de cette thèse. Il faudra sortir des chantiers battus, avec tous les risques que cela comporte mais avec lespoir de trouver une source rafraîchissante et vivifiante pour une praxis interculturelle des droits de lhomme conciliant unité et diversité, discours et pratiques.
Comme nous venons de lintroduire, deux défis majeurs semblent se révéler à nous. Lhorizon dune « praxis interculturelle des droits de lhomme » nous les indique tous les eux : dune part, il sagira de relever le défi de linterculturalisme qui imprègne de plus en plus nos vécus (Vachon 1997), et dautre part il sagira daborder de front le défi du pragmatisme.
Il nest plus possible aujourdhui de réfléchir à notre « vivre ensemble » ou à la « bonne vie » - dont les droits de lhomme constituent une expression dans notre tradition occidentale - de manière monoculturelle. Il semble incontournable de souvrir à « lAutre », à laltérité, au dialogue avec nos diverses traditions humaines, de sintéresser aux phénomènes de métissages culturels, de réfléchir à des manières darticuler et ainsi de mutuellement enrichir des visions du monde et du droit au lieu de les opposer, de dégager un horizon de partage pour nos « communes humanités ». Comme le notait Raimon Panikkar, dans un article fondamental pour initier une transformation interculturelle de notre praxis des droits de lhomme, « La notion des droits de lhomme est-elle un concept occidental ? » (1984a : 3) :
« Tout en faisant la part de lavidité humaine et du mal pur et simple dans cette transgression universelle, ne faut-il pas voir une autre raison de la non-observation des Droits de lHomme dans le fait que, sous leur forme actuelle, ils ne représentent pas un symbole universel assez puissant pour susciter la compréhension et laccord ? Il nest pas de culture, de tradition, didéologie ou de religion qui puisse aujourdhui, ne disons même pas résoudre les problèmes de lhumanité, mais parler pour lensemble de celle-ci. Il faut nécessairement quinterviennent le dialogue et les échanges humains menant à une fécondation mutuelle. »
Nous sommes donc bien en tout premier lieu invité à une ouverture, à une certaine hospitalité envers lautre, permettant de laccueillir et ensuite dentrer en dialogue avec lui. Ceci présuppose un certain « désarmement culturel » par rapport à notre approche des droits de lhomme. Nous ne pouvons les considérer a priori comme lidéal universel et ultime à atteindre par tous les peuples, comme le cadre de référence non dépassable pour une vie digne, en fraternité et en paix. Nous devons accepter de nous ouvrir à dautres manières de nouer ces problématiques et dy répondre. Et pour cela nous devons accepter le risque daller regarder là où ne nous éclairent pas forcément nos puissants projecteurs modernes. Ce qui implique aussi daccepter le risque de faire confiance à « lautre » qui nous introduit dans ces nouveaux mondes, et qui ce faisant est notre hôte. Comme nous commençons à lentre-apercevoir, le risque est au rendez-vous. On ne saurait léviter. Le dialogue véritable doit forcément nous transformer et nous devons donc être capables daccepter cette transformation, daccepter le risque de nous ouvrir à nous même et aux « autres », dentrer en amitié avec nous même et avec les autres - il faut que nous ayons confiance dans notre humanité en tenant compte de la diversité de ses expressions. Cest peut-être là le coeur de linterculturalisme et de toute démarche dialogale.
Dautre part, nous devrons nous confronter au défi quon pourrait appeler le pragmatisme : celui de ne pas se contenter de penser les problématiques liées aux droits de lhomme à partir du global et des concepts, mais dintroduire dans notre réflexion et notre pratique des droits de lhomme les perspectives « du local », de « la base » et les « pratiques » des acteurs. En effet, si luniversalité théorique des droits de lhomme peut aujourdhui sembler remise en question face au défi de linterculturel, il ny a en revanche aucun doute quant à la non-réalisation effective des droits de lhomme sur notre planète et donc quant à leur non-universalité « pratique ». Il est donc primordial de sattacher à ces « terrains » où les droits de lhomme et lÉtat de Droit sobstinent à ne pas fonctionner. Il est incontournable pour repenser nos approches dapprendre des expériences « de la base » et daccepter de modifier nos théories et pratiques en conséquence.
En dautres termes et pour utiliser un langage plus familier dans les débats contemporains autour des droits de lhomme, nous pourrions reformuler notre problématique en posant quil sagira de relever le double défi de dégager des voies permettant de sortir des dilemmes « universalisme et relativisme » (Donnelly 1998 : 32 ss) et « universalisme et particularismes » (Le Roy 1994a).
Ces deux couples conceptuels ne nous semblent pas tout à fait équivalents mais nous semblent renvoyer respectivement aux deux problématiques du pluralisme / interculturalisme et du pragmatisme évoqués ci-dessus. Le premier dilemme « universalisme et relativisme » se rattache à la problématique du pluralisme en ce quil est lié à la difficulté de penser en un même mouvement lunité et la diversité humaine. Pour pouvoir y parvenir il semble primordial de sortir de limpasse que constitue le fait de penser en termes dexclusion des contraires, dalternative : « universalisme ou relativisme ». Ou les droits de lhomme sont universels et doivent sappliquer tels quels à tous les êtres humains en faisant fi des diverses traditions culturelles de notre monde et de ce quelles ont à dire sur lHomme et sa vie avec les autres (« hors des droits de lhomme point de salut ») ; ou alors ils ne le sont pas et il ny aurait alors aucun standard permettant à une culture donnée de porter un jugement sur les pratiques dune autre culture ce qui compromet lidée même dune humanité commune et dune communauté humaine partagée. Pour trancher le nud gordien de luniversalisme et du relativisme il semble donc quil nous faille nous ouvrir à une démarche dialogale, condition sine qua non pour une approche interculturelle et pluraliste des droits de lhomme. Le deuxième dilemme « universalisme et particularismes » nous semble moins lié au problème de penser la diversité culturelle humaine en même temps que lunité de lhumanité quau problème de penser larticulation entre une théorie, par nature globale, idéale et abstraite et des pratiques, par natures concrètes, pragmatiques et liés à des contextes spécifiques. Cest donc le défi dune praxis des droits de lhomme qui se pose ici à nous et qui nous oblige à réfléchir à des façons daborder le Droit[1] à travers ses pratiques.
Lenjeu qui sous-tend ces deux défis est denrichir notre tradition des droits de lhomme à travers le dialogue interculturel afin de leur permettre, dans le contexte contemporain, de renouer avec leur « mission initiale » qui, outre la mission de protéger la dignité humaine, doit être lue comme une « mission de Paix ». Le préambule de la Déclaration Universelle des Droits de lHomme ne commence-t-il pas en considérant « que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde », faisant ainsi écho à larticle premier de la Charte des Nations Unies qui fixe comme premier but de maintenir la paix et la sécurité internationales ? Mais le paysage a changé et malgré des conquêtes positives indéniables, on ne peut pas fermer les yeux sur les détournements et les instrumentalisations des droits de lhomme et sur les effets pervers et inattendus quont pu générer leur invocation. Évoquons ici uniquement les ingérences quils ont pu permettre à des grandes puissances, quelles se soient concrétisées par des interventions militaires ou à travers des plans dajustement structurels[2] ; la garantie de bonne moralité quils ont pu donner à des états autoritaires protégés par un « masque constitutionnel » faisant miroiter une adhésion aux valeurs des droits de lhomme et de lÉtat de Droit et détournant lattention des situations réelles ; le glissement intellectuel vers lacceptation dune gestion rationnelle, « juridique » des sociétés, évacuant ainsi les débats politiques et les choix de société quils ont pu légitimer
Si les droits de lhomme étaient perçus à lorigine entre autre comme instrument de Paix, il semble nécessaire aujourdhui, dans un monde qui semble saffirmer de plus en plus comme global plutôt quinternational (comme il létait à la fin de la seconde guerre mondiale voir Arnaud 1998 : 24 ; Badie 1999) et où de nouvelles dynamiques de domination se font jour, de repenser la dynamique des droits de lhomme en tant que véritables Droit de Paix, en tant que jus pacis, pour paraphraser lidée dune philosophia pacis chère à Raimon Panikkar (1995a : 13). Nous entendons par là un « Droit de Paix » qui ne serait pas uniquement Droit pour la Paix, mais un Droit soriginant, ancré dans la Paix donc forcément dans une ouverture et une attitude dialogale. Cette exigence nous semble dautant plus fondamentale que nous avons tendance, en Europe de lOuest, à raisonner sur les droits de lhomme et lÉtat de droit à partir de situations où ceux-ci sont dans une large mesure vécus comme un donné. Nous avons tendance à baigner dans lillusion que cest la technicité de nos systèmes de droit qui assurent notre « vivre ensemble paisible » Ceci nous mène à aborder le droit de manière plutôt technique et a tendance à nous fermer aux questions qui sont sous-jacentes à toute interrogation en profondeur sur les fondements dun « vivre ensemble » en Paix : quest ce qui fait lien social ? Quelles sont les modalités de partage de nos différentes vies ? Quelle rôle de mise en forme le droit joue-t-il dans ces processus ? Je ne nie pas quil y ait chez nous aussi des problèmes et même des problèmes graves en ce qui concerne le respect des droits de lhomme et la justice. Mais la situation nest pas comparable à celle de pays déchirés par la violence, de pays où de larges parties de la population vivent dans lextrême pauvreté, de pays largement dépendants des « grandes puissances » et des institutions financières internationales, de pays où la justice est corrompue et où lÉtat représente pour beaucoup une réalité lointaine et quil vaut mieux éviter Ces situations beaucoup plus « brutes » interrogent toutes nos certitudes et nous obligent à repenser autrement notre « vivre ensemble » et le rôle que peut y jouer le Droit. Elles nous obligent aussi à nous pencher sur les mystères du Droit, de la Paix et de leurs relations.
Comme nous lavons déjà noté à propos de linterculturalisme, le préalable de toute notre démarche est une ouverture à lautre qui doit forcément se traduire par un désarmement culturel, quon peut comprendre, au plus simple, par lacceptation quil existe différentes manières dentrer en relation avec le monde, et quon ne saurait poser a priori la supériorité de certaines dentre elles sur dautres : le monde dans lequel nous vivons nest pas notre monde. Cest un monde à partager. Cette intuition fondamentale devra se concrétiser dans notre approche des droits de lhomme et nous mènera au long de cette thèse vers un désarmement culturel de plus en plus radical nous permettant, une fois arrivé à notre conclusion, de proposer lhorizon dune praxis interculturelle des droits de lhomme comme jus pacis.
Voilà donc mis en contexte les termes de notre titre et le projet qui les sous-tend : « Droits de lhomme et dialogue interculturel. Vers un désarmement culturel pour un Droit de Paix ». Il est maintenant nécessaire de justifier notre angle dapproche, celui dune anthropologie du droit particulière (celle pratiquée au Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris) enrichie par une théorie du droit telle quelle est abordée et enseignée à lAcadémie Européenne de théorie du Droit et par une démarche interculturelle telle que pratiquée, dans la lignée des travaux de Raimon Panikkar, à lInstitut Interculturel de Montréal.
Comme nous lavons noté, ce sont le pluralisme (culturel et juridique) et le pragmatisme qui constituent les deux défis majeurs pour repenser actuellement une praxis des droits de lhomme qui peut faire sens. Or ce sont là justement les deux problématiques diacritiques des démarches danthropologie du droit. Tout dabord lanthropologie du Droit (ou ce que lon appelle maintenant ainsi) a eu pour vocation originale détudier les droits de « sociétés exotiques », traduisons « de sociétés différentes des nôtres à tel point quelles ne partagent plus une même matrice culturelle commune »[3]. Linterculturel et le pluralisme dans la vision de lHomme qui en découle nécessairement sont ainsi au cur de la démarche de lanthropologie du droit. Cest ce décentrement culturel, qui à notre sens, en fait la spécificité par rapport à deux disciplines dont elle est particulièrement proche : le droit comparé qui tout en ayant une semblable vocation comparative se limite néanmoins à comparer un droit compris au sens occidental (lié à lÉtat, à des normes générales et impersonnelles ) même sil sest répandu maintenant à lensemble de la planète (Le Roy 1994b), et la sociologie juridique qui étudie le phénomène juridique « de la base » comme peut le faire lanthropologie du droit mais qui se limite à lexpérience des sociétés occidentales modernes, voire à laspect moderne des sociétés non-occidentales étudiées. Lanthropologie du Droit sinscrit ainsi dans une anthropologie plus vaste telle que pouvait la définir Claude Lévi-Strauss 1980 : 46-47, cité dans Le Roy 1995a : 8) en sappuyant sur Jean Jacques Rousseau quil considère comme son fondateur :
« Rousseau ne sest pas borné à prévoir lethnologie : il la fondée. Dabord de façon pratique, en écrivant ce Discours sur lorigine et les fondements de linégalité parmi les hommes qui pose le problème des rapports entre la nature et la culture, et où lon peut voir le premier traité dethnologie générale ; et ensuite, sur le plan théorique, en distinguant, avec une clarté et une concision admirables, lobjet propre de lethnologue de celui du moraliste et de lhistorien : Quand on veut étudier les hommes, il faut regarder près de soi ; mais pour étudier lhomme, il faut apprendre à porter sa vue au loin ; il faut dabord observer les différences pour découvrir les propriétés (Essai sur lorigine des langues, ch. VIII). »
Cette démarche interculturelle, cette construction de luniversel à partir du particulier, a pour corollaire une pratique de terrain, une immersion dans un contexte culturel différent afin den comprendre le fonctionnement. Ceci nous mène à la deuxième caractéristique de lanthropologie du Droit : son pragmatisme. Ne savant a priori pas comment fonctionne un société différente, et ne pouvant pas sous risque de construction ethnocentrique partir de ses propres présupposés, ce sont bien les divers acteurs avec lesquels il est en contact, leurs pratiques et leurs discours qui constituent pour lanthropologue sa base de réflexion. Pour Étienne Le Roy cette perspective pragmatique pourrait se résumer dans le précepte pour tout anthropologue du Droit que le « Droit nest pas tant ce quen disent les textes mais ce quen font les citoyens » (1999 : 33). Et il note (1994d : 29) que :
« Penser le droit, cest dabord se méfier de ce quen disent les spécialistes. Clauzewitz, le fondateur de la stratégie moderne, disait que la guerre était trop importante pour la confier aux seuls militaires. Quelques-uns dentre nous, anthropologues, disons : le droit est trop important pour être confié aux seuls juristes.
Le droit, ce nest pas ce quen disent les juristes, cest ce quen font les acteurs. Cest ce quen font les citoyens. Ce sont les pratiques des citoyens qui nous permettent de mesurer lefficacité du droit. Le droit nest pas dans les textes, il est dans les pratiques. »
Ainsi se trouve renversée la perspective classique de la théorie du droit qui part du haut (du droit, du système juridique) pour penser la société et ainsi nous engageons nous dans une réflexion par le bas qui met en lumière le droit à travers le vécu socio-culturel. Cette démarche pragmatique, quon aurait tort dopposer à des approches juridiques plus traditionnelles et quon a tout intérêt à aborder comme complémentaires (Arnaud 1991a : 27 ss), semble cependant demander une véritable révolution intellectuelle, voire « culturelle » à nous juristes - et particulièrement de tradition latine fortement imprégnés dune philosophie idéaliste (Lenoble, Ost 1980b : 79 ss). Et ceci dautant plus que ce renversement de perspective nous confronte à la problématique du pluralisme juridique, quon pourrait lui même voir comme lexpression de notre condition humaine foncièrement pluraliste. En effet, dès lors quon prend le point de vue de la base, on se trouve confronté à linscription multiple des acteurs dans divers réseaux et on se retrouve ainsi confronté au problème du pluralisme de notre « être social » se reflétant dans celle du pluralisme juridique et qui fait sévanouir le rêve dun « Droit Un », dun système juridique englobant et synthétique (Vanderlinden 1989 : 153 ; 1993). De plus cette perspective invite à sémanciper dune approche statique et à se lancer dans une approche dynamique des phénomènes juridiques tels que la illustré Étienne Le Roy dans son récent ouvrage Le jeu des lois. Une anthropologie « dynamique » du Droit (1999).
Après ces quelques mots introductifs sur la démarche de lanthropologie du Droit, il semble pertinent de dire quelques mots quant à loriginalité de la démarche menée au Laboratoire danthropologie juridique de Paris (LAJP) en rapport avec la problématique des droits de lhomme. En effet, si le lecteur aura toute cette thèse pour se familiariser avec cette dernière, il semble utile de lui indiquer quau LAJP la réflexion sur les droits de lhomme et celle sur lélaboration dune science non-ethnocentrique du Droit étaient et demeurent intimement liées (Eberhard 1998a). On ne peut pas aborder les droits de lhomme de manière interculturelle si on ne commence pas par aborder la problématique du Droit de manière interculturelle. Ainsi le titre même de notre thèse « Droits de lhomme et dialogue interculturel » séclaire sous un jour nouveau. Il ne sagit pas uniquement de repenser nos droits de lhomme dans le dialogue interculturel mais de réfléchir aux Droits de lHomme dans le sens des différentes manières dont sy sont pris et sy prennent les humains (« lHomme ») pour penser et organiser leur vivre ensemble et leur reproduction pacifique (Droit). De plus il convient dy intégrer les perspectives denrichissement mutuels qui peuvent sen dégager.
Cette perspective exige une double ouverture. Premièrement, il faut compléter nos démarches de « théorisation interculturelle » du Droit par des approches interculturelles plus fondamentales qui peuvent en dernière analyse quitter le langage juridique occidental pour nous ouvrir à dautres façons culturelles de nouer ce que nous nouons en Occident dans la forme du « juridique ». Cette première ouverture, sur laquelle nous reviendrons, nous a été possible à travers lapprofondissement des travaux de lInstitut Interculturel de Montréal (IIM) qui à leur tour sont profondément enracinés dans les démarches développées par Raimon Panikkar, grand philosophe de linterculturel dont le domaine de recherche privilégié est celui de dialogue interreligieux[4].
Mais une deuxième ouverture est tout aussi nécessaire. Pour repenser le Droit encore faut-il sinterroger sur ce que nous entendons dans notre tradition occidentale par « droit » et ainsi se révèle-t-il indispensable de se tourner vers la théorie du droit au sens large. Cest dans le cadre de lAcadémie Européenne de théorie du Droit (AETD) à Bruxelles, et plus largement dans le cadre du Réseau européen Droit & Société que nous avons pu effectuer cet approfondissement de notre propre tradition juridique[5]. Ainsi notre anthropologie du Droit sest-elle trouvée profondément fécondée par lapproche dune théorie critique du Droit au sens où lentendent François Ost et Michel van de Kerchove qui se caractérise par un regard externe / interne sur le phénomène juridique et une démarche interdisciplinaire (telle que reflétée en général par les démarches du réseau européen Droit & Société[6].) à vocation émancipatrice où selon François Ost et Michel van de Kerchove (1987 : 95) :
« sont alors remises explicitement en question les déterminations tant sociales quindividuelles qui pèsent sur les discours et les pratiques juridiques, (et) se trouve par le fait même favorisée la critique de la rationalité sociale dominante et suscitée la recherche de finalités alternatives. » (voir dans ce sens aussi Cotterrell 1996a : 41 ss)
Les contours de notre démarche apparaissent maintenant de façon de plus en plus nette. Si cest lanthropologie du Droit qui constitue la colonne vertébrale de notre recherche, nous ne pouvons cependant pas réduire celle-ci à une discipline, mais devons noter demblée son caractère interdisciplinaire. Peut-être plutôt quune discipline pourrait-on la définir comme un art, une manière de faire, un certain regard sur le société et le Droit, un point de vue qui se situerait dans l « entre-deux » de lanthropologie et de la théorie du droit, tout en ne se fermant pas à dautres apports disciplinaires. Ce caractère dinterdisciplinarité et dinterculturalité se cristallise dans une dernière exigence de la démarche de lanthropologie du Droit que nous devons déjà relever ici à cause de son caractère fondamental : elle doit être diatopique et dialogale (Vachon 1990, Le Roy 1990a : 10 ss). Cest à dire que tous les discours et toutes les pratiques doivent être resitués dans leur contexte (topos) pour pouvoir être compris et mis en dialogue respectif en vue dun enrichissement mutuel. Ainsi, si nous avons ci-dessus situé notre démarche, cest non seulement pour répondre à lexigence de scientificité consistant à permettre à dautres de retracer nos cheminements, mais aussi pour relever la particularité et donc aussi les limites de notre point de vue. Il ny a pas de perspective à 360 degrés et ainsi tout choix de point de vue, tout en permettant déclairer certaines choses, mettra obligatoirement dautres choses dans lombre. En situant notre démarche nous espérons quelle sera susceptible dinviter au dialogue dautres chercheurs, juristes, sociologues du droit, historiens du droit et praticiens pour construire ensemble une approche interculturelle des droits de lhomme apte à relever les défis contemporains. Loin de nous donc lidée de présenter une théorie interculturelle des droits de lhomme. Notre objectif est plus humble : cest celui de partager certaines expériences dune certaine anthropologie du Droit, expériences qui nous semblent aptes à débloquer quelques impasses actuelles dans la réflexion sur les droits de lhomme à lépreuve de linterculturalité et du pragmatisme.
Le lecteur sapercevra rapidement de loriginalité de nos démarches qui si elles sinscrivent dans le cadre dune théorie du droit au sens large, sont néanmoins fort éloignées des démarches juridiques classiques. Et le juriste invétéré pourra déplorer que nous nabordions pas vraiment dans cette thèse des aspects de « technique juridique », que nous ne nous livrions pas à lexégèse et à linterprétation du droit international des droits de lhomme tels quil se reflète à travers les différents instruments internationaux, que nous ne proposons pas vraiment un nouveau système « interculturel » des droits de lhomme, ni même une nouvelle théorie finie pouvant servir de base à lélaboration dun tel système. Il pourra aussi se sentir quelque peu déstabilisé par la remise en question tout au long de cette thèse de ce qui semble constituer « notre fonds de commerce » en tant que juriste, que nous soyons « juristes purs », sociologues du droit, historiens du droit etc. : le droit tel que nous lentendons au sens occidental. On pourra se demander si ce que nous faisons est vraiment encore du droit, et si nous nallons pas par moment un peu trop loin. Ne devrions nous pas en effet, au moins, accepter les prémisses fondatrices de notre champ disciplinaire ?
A ces interrogations, nous répondrons quil nous semble inévitable de repenser notre approche des droits de lhomme - point de vue qui est largement partagé - et que pour ce faire il est inévitable de repenser notre « droit » - autre point de vue qui nest pas si hérétique si lon tient compte de tous les débats « postmodernes » en théorie du droit. Si nos ruptures peuvent sembler plus radicales, cest que notre positionnement épistémologique danthropologue du Droit, ne nous permet pas de nous arrêter aux constructions et discours occidentaux, mais nous oblige à prendre au sérieux dautres constructions culturelles ainsi que nos diverses pratiques - ce qui oblige à effectuer des écarts, des retraits, des mises à distance critiques par rapport à notre propre tradition. Mais ce faisant nous devons avoir conscience que toutes ces mises à distance nont un sens justement que par rapport à notre tradition et que toute notre problématique est orientée par ce mystère que nous dénommons « droit » en Occident et par les questions que soulève notre pratique culturelle des droits de lhomme. Il sagit bien de comprendre comment nous pouvons, nous, comme juristes occidentaux pour qui les droits de lhomme constituent quelque chose dimportant et incarnent un idéal humain que nous voulons soutenir, relever les défis du pluralisme et du pragmatisme qui se posent à nous, sans jeter léponge et nous réfugier dans linaction. Ainsi, si nos développements auront effectivement tendance à nous mener « très loin », il est cependant justifié dinscrire notre travail dans le cadre dune théorie du droit comprise au sens large puisque tout le champ de notre recherche est structuré par le « juridique », ce qui « permet la mise en forme et la mise en forme de la reproduction de lhumanité dans les domaines que nos sociétés considèrent comme vitales » pour bâtir sur des définitions de Pierre Bourdieu (1986a), de Pierre Legendre (1985) et de Michel Alliot (1983a) sur lesquelles nous reviendrons plus en détail.
Cela dit, nous navons pas la prétention de tout dire. Nous ne voulons pas remplacer la théorie du droit existante ou la théorie des droits de lhomme existante par la notre, qui se voudrait plus générale ou plus englobante à travers son ouverture à la diversité humaine et à nos expériences existentielles. Outre notre inscription scientifique particulière, notre recherche est en effet aussi déterminée par un point de vue particulier de théoricien / anthropologue du Droit qui nest pas partagé par tous : nous somme personnellement profondément choqués par labsence de dialogue entre nos diverses traditions de vie et de savoir et par lexclusion dun nombre énorme dêtres humains[7] du modèle dominant moderne. Nous ne pouvons rester aveugle face à cet état des faits.
La modernité était supposée apporter une vie digne à tous et les droits de lhomme devaient être un des instruments pour réaliser cette promesse. Or nous constatons quaujourdhui non seulement les promesses nont pas été tenues pour des larges pans de la population mondiale, mais quen plus nos manières de raisonner nous les font complètement ignorer. Il ny a pas de place dans les colloques, les séminaires, les cours de « droit / théorie du droit » pour les laissés pour compte. On raisonne uniquement à partir du système, et à partir de lintérieur du système dominant, en faisant complètement fi du fait, que ce système est quasiment inexistant pour la majorité, voire est perceptible pour eux surtout comme menace à leurs modes de vie, voire comme oppression. On sattache à lexégèse de constitutions qui nexistent que sur le papier et nont pratiquement aucune réalité concrète, on se focalise sur linterprétation des instruments internationaux, on sengage sur des débats philosophiques quant à ce quest la Justice, quant à la problématique de luniversalisme et du relativisme dans la pensée des droits de lhomme, en empruntant les arguments en grande majorité à la théorie du droit en place, occidentale et moderne. Des juristes / théoriciens du droit de « pays du Sud » viennent participer à des colloques, des rencontres. Lors des pauses cafés on se rend compte du fossé entre les débats et les situation concrètes où ils vivent mais dès lors que lon reprend les travaux, les problématiques redeviennent à nouveau celles « du Nord ». Parfois on fait leffort découter « lautre », venant dune autre culture ou dune autre discipline. Mais on ne se laisse pas vraiment toucher par son témoignage. On veut bien écouter tant quil ne remet pas en question ses propres présupposés et outils de travail. Mais dès lors quémerge lintuition que ce qui se dit risquerait de remettre en question notre « droit », notre « science occidentale », notre situation de pouvoir, tout de suite le « dialogue » se ferme. Et ceci se fait très souvent de manière inconsciente car nous avons peur de linconnu et nosons pas nous y aventurer.
Nous sommes tout à fait conscients aussi bien des difficultés que des enjeux énormes liés au fait de souvrir à dautres approches, ou si on veut, de la « transition paradigmatique » en cours (voir de Sousa Santos 1995). Mais il nous semble primordial de faire entendre ces voix quon a tendance à ne pas écouter, de faire apparaître ces perspectives que nous avons tendance à occulter pour pouvoir en enrichir notre réflexion sur les droits de lhomme et leur praxis. Tant que nous ne le ferons pas, nous resterons dans la logique dimposition dun modèle aux autres, qui est une logique autiste, de pouvoir, de domination et qui est fondamentalement incompatible avec lidéal émancipatoire des droits de lhomme. On pourrait dire que si nous prenons vraiment les droits de lhomme au sérieux, le temps semble venu de dépasser les droits de lhomme, ou du moins la conception actuelle que nous en avons. Précisons puisque nous ne prétendons pas « prêcher » un nouveau modèle : il sagit pour nous dapporter des éclairages à vocation interculturelle sur la problématique des droits de lhomme et du dialogue interculturel, dans une traduction accessible à des juristes / théoriciens du droit ouverts desprit, et qui puisse leur permettre de remettre en perspective, denrichir, de réorienter leurs propres démarches relatives aux droits de lhomme.
Nous procéderons de manière classique en deux parties. Tout dabord nous nous intéresserons au Droit dans la perspective de nos « communes humanités » et de leur dialogue. Dans ce cadre nous réfléchirons aux fondements dune approche et dune théorie interculturelles du Doit et des droits de lhomme. Puis nous nous intéresserons au partage de ces « communes humanités » dans notre « communauté humaine » ce qui nous mènera à réfléchir au Droit et aux droits de lhomme face à lépreuve de la complexité et de la globalité. Ces deux parties nous mèneront à dégager un possible horizon commun pour une approche interculturelle aux Droits de lHomme, une « thèse » constituée par une Praxis Dianthropologique des Droits de lHomme soriginant dans le dialogue de nos différentes anthropologies et dans un mythe au delà de notre anthropo-logos et débouchant dans un Droit de Paix ou jus pacis[8].
Si nous avons choisi de proposer les paradigmes de « communes humanités » et de « communauté humaine » cest pour indiquer demblée un certain renversement de perspective dans nos approches des droits de lhomme. En effet, dhabitude, on aborde la question de lunité / diversité humaine à travers les paradigmes dune « Humanité » que nous partageons tous, qui nous est commune et de « communautés humaines » qui sont en quelque sorte la concrétisation de cette « Humanité » dans des espaces-temps déterminés. Par rapport au Droit, nous pensons dabord à lidée de « Droit » puis nous nous intéressons à ses réalisations diverses dans des contextes variés, et de même en ce qui concerne les droits de lhomme. En parlant de « communes humanités » nous voulons mettre demblée laccent sur notre condition fondamentalement pluraliste : lhumanité abstraite nexiste pas. Elle nexiste quà travers nos différentes manières de la vivre. Nous ne nions pas par là le partage de lhumain en chacun de nous. Mais nous voulons mettre laccent sur la diversité de la manifestation de cet humain, et sur le caractère fondamentalement humain de cette diversité. Il nous semble que ce qui nous différencie en tant quêtre humains est tout aussi important que ce qui nous rend semblable (et si nous voulons insister sur la diversité, cest que dans le contexte actuel nous avons trop tendance à insister sur le pôle de lunité, ce qui se traduit par une certaine pensée uniformisante). Et ce nest quen postulant luniversalité de lHomme tout en essayant de lapprocher à travers la diversité de ses manifestations quil nous semble possible de véritablement nous approcher du « mystère » que nous sommes ainsi que de celui du « Droit » et de relever le défi du pluralisme auquel nous sommes aujourdhui confrontés.
En parlant de « communauté humaine » pour parler du droit dans notre société globale cest pour mettre au centre, comme nous le développerons, la praxis des acteurs de cette communauté et leur partage. Ceci nous permettra de nous émanciper de lectures systémiques qui nous semblent en dernière analyse déresponsabilisantes et incapables de fournir un fondement au partage de nos humanités dans la complémentarité de nos différences. Ainsi notre démarche nous mènera des fondements à une approche interculturelle des droits de lhomme, nos communes humanités, à une réflexion sur une praxis des droits de lhomme dans lespace de notre communauté humaine ce qui nous permettra de dégager sous forme dun jus pacis un horizon commun pouvant donner sens à toute cette entreprise. Il nous semble important de noter quà notre sens les trois moments de notre argumentation, nos deux parties et la conclusion qui en découle, ne doivent pas être compris uniquement comme successifs mais comme intrinsèquement liés et interdépendants. Pour employer une image : on pourrait considérer nos communes humanités comme le sol dans lequel nous nous enracinons, ou sur lequel nous nous tenons, notre communauté humaine comme lespace au dessus de ce sol dans lequel nous nous mouvons et vivons, et notre jus pacis comme le ciel qui nous surplombe et souvre au dessus de nous et qui nous donne un horizon commun.
Le cadre est maintenant presque entièrement planté. Mais pour ne pas être incohérent avec nous même et pour tirer toutes les conséquences des exigences dune démarche diatopique et dialogale il nous reste à donner au lecteur quelques brèves indications biographiques sur lauteur de cette thèse qui pourront lui permettre de mieux apprécier et de contextualiser un certain nombre daspects de ce travail.
Je suis autrichien, vivant en France depuis une bonne dizaine dannées. Ma formation de base est celle de juriste spécialisé en droit franco-allemand, filière que jai choisi car jétais intéressé par la manière dont différentes sociétés se pensaient et sorganisaient à travers le Droit. Jétais confronté pour la première fois aux contraintes du comparatisme en écrivant en 1994 un mémoire de diplôme détudes approfondies (DEA) à la Ludwig-Maximilians Universität à Munich avec le professeur C.W. Canaris sur la comparaison des droits de la vente français et allemand (Eberhard 1994). Ce travail ma fait prendre conscience que le Droit nétait pas uniquement une affaire de textes, mais nous faisait pénétrer au plus profond de la manière dont les sociétés se pensaient-elles même que cétait donc une porte dentrée pour comprendre léthos dun peuple. Après cette année jeu loccasion de partir une année en Inde pour suivre un programme de droit international à la Jawaharlal Nehru University (JNU) à New Delhi. Jeu là mon premier grand choc culturel et je me rendis compte de loccidentalocentrisme dont étaient teintées nos approches du droit et des relations internationales, et plus largement de notre ignorance des diverses cultures de notre monde. Cest à JNU que jai commencé à sérieusement mintéresser à lanthropologie et à chercher des voies pour articuler anthropologie et droit afin den arriver à penser une organisation plus dialogale de notre vivre ensemble au niveau global. Cest ainsi que je découvris le LAJP et que je minscrivis en 1995-1996 en DEA détudes africaines option anthropologie juridique ou je commençai à travailler sous la direction du professeur Étienne Le Roy sur la problématique des droits de lhomme et du dialogue interculturel (Eberhard 1996). Pour me donner les moyens de repenser notre théorie des droits de lhomme je passai lannée suivante à lAcadémie Européenne de théorie du Droit où jécrivis un mémoire sur la question avec le professeur R.B.M. Cotterrell de la University of London (Eberhard 1997). Cette ouverture interdisciplinaire a été déterminante pour moi ainsi que le fut mon expérience décrire un mémoire en anglais et adressé à une audience anglophone. Je pris encore plus conscience que je pouvais déjà en avoir (en ayant écrit des mémoires en allemand et en français) du lien intime entre langue et manière de penser, et du problème que constitue tout traduction ou tout essai de faire passer lexpérience dun univers culturel dans un autre. Revenant à Paris au LAJP pour ma thèse et ayant un peu de temps libre je minscrivis en 1997 à lInstitut National des Langues et Civilisations Orientales pour approfondir ma connaissance de lInde et apprendre le hindi. Jeu à nouveau un choc en me rendant compte de la différence quil pouvait y avoir entre apprendre une langue et sinitier à une culture partageant notre matrice culturelle et celle dune culture plus lointaine. Outre ces inscriptions plus institutionnelles jai eu loccasion de travailler ces dernières années avec différentes ONG sur des problématiques touchant aux droits de lhomme, à la globalisation et au dialogue interculturel et nous avons eu loccasion au LAJP de mettre en place un groupe de travail « Droits de lHomme et Dialogue Interculturel » (DHDI)[9]. Enfin jai eu loccasion début 1999 de repartir en Inde pour trois mois pour revenir, de manière plus aguerrie, à mon premier terrain avant de me lancer dans la rédaction de ma thèse ce qui na pas manqué de susciter un certain nombre de remises en question et ma aussi refait prendre conscience de la particularité de ma perspective. Mon expérience interculturelle au sens fort (en laissant de côté lEurope) est pour linstant avant tout marqué par mon expérience indienne et par ma plongée dans le monde africain au Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris. Le lecteur voudra bien garder ceci à lesprit, car si nous nous ouvrirons dans cette thèse à dautres aires culturelles, il reste que mes références fondatrices plus ou moins conscientes restent pour linstant lInde et LAfrique - et bien sûr lEurope, cela va sans dire.
Voilà le cadre est maintenant donné. Je ne suis pas très bavard quant aux remerciements mais je nen éprouve pas moins une profonde gratitude à tous ceux qui ont permis la réalisation de ce travail. Un grand grand merci à vous tous ! Merci à ma famille, à tous mes amis, professeurs et maîtres et à tous mes compagnons de voyage ! Et à ce que ce travail soit dédié au bonheur de tous les êtres ! A ce que nous vivions tous ensemble en harmonie, en partage, en dialogue et en Paix !
Nous voilà arrivés à la fin de la première étape de notre périple qui était placée sous le signe de la découverte de lAutre et du pluralisme. Nous avons commencé à nous ouvrir au dialogue interculturel, dabord en resituant les droits de lhomme dans leur trajectoire moderne, en insistant sur leur marche vers luniversalisation, puis en introduisant la problématique culturelle qui nous faisait prendre conscience de la diversité culturelle et de la nécessité de sa prise en compte en vue dune part denrichir notre « projet global » des droits de lhomme et dautre part permettre leur réalisation effective au niveau du « local ». Nous avons pris conscience de la problématique fondamentale « unité / diversité » sous-jacente à toute réflexion sur les droits de lhomme à partir de notre topos occidental et des ses problématiques. En explorant les liens entre les droits de lhomme, lÉtat Nation et la notion moderne de culture nous nous sommes rendus compte quil nous fallait repenser notre paradigme de réflexion actuel si nous voulions sortir du cul de sac constitué par le couple « universalisme / relativisme » et nous engager dans une démarche véritablement pluraliste ouverte au dialogue entre les cultures.
Ceci nous a mené à dégager les prérequis épistémologiques et juridiques dune approche pluraliste du Droit et des droits de lhomme. Une démarche véritablement dialogale, « inter- » (interculturelle, interdisciplinaire), nécessite une méthode originale, diatopique et dialogique, potentiellement très révolutionnaire en ce qui concerne nos approches du Droit puisquelle se situe toujours dans des « entre-deux » voire des « entre-multiples » et mets donc fondamentalement en question les prétentions à la vérité des diverses cultures ou disciplines mises en relation / tension. Une de ses exigences principales est daccepter à côté du domaine du logos, de la Raison, lexistence et limportance du mythos, de nos présupposés implicites formant lhorizon invisible de notre rapport au monde, à nous même et à autrui. Cette prise de conscience exigeait de proposer une méthode comparative, non ethnocentrique de nos diverses cultures « juridiques » allant au delà du simple « multiperspectivisme »[10] (Vachon). Ainsi avons nous découvert à travers une herméneutique diatopique dautres façons de penser le Droit et lHomme nous ouvrant la voie pour aborder de façon renouvelée la question des droits de lhomme et lenrichir.
Nous nous sommes rendus compte que nos « communes humanités », nos divers archétypes et logiques juridiques, étaient loin dêtre mutuellement exclusifs. Les différents facteurs de la juridicité (normes générales et impersonnelles, modèles de conduite et de comportement, systèmes de dispositions durables) sont présents dans toutes les sociétés même si ils y sont pondérés différemment. Il apparaissait clairement que nous partageons bien tous une même humanité que nous jouons tous de façon différente. Le défi de la démarche dialogale et du pluralisme est de nous faire passer dune logique dexclusion des contraires à une logique de complémentarité des différences. Il sagit de penser le ET, unité ET diversité et non pas unité ou diversité, voire unité contre diversité. La théorie du multijuridisme en a été une illustration, ainsi que la proposition dune vision cosmothéandrique. Cela étant il est primordial de garder à lesprit que tout ne peut pas forcément sarticuler, quil existe des points de vue exclusifs les uns des autres et des valeurs contradictoires et incompatibles. Cest là lhorizon indépassable de notre condition humaine qui est fondamentalement pluraliste. La promotion du respect et de la dignité de lhomme devra nécessairement passer par le respect de ce pluralisme, qui est fondamentalement respect de lAutre. Enfin, si nous avons insisté sur limportance dune articulation des ordres imposés, négociés et acceptés en fonction de nos diverses matrices culturelles pour garantir le la dignité de lêtre humain dans le fonctionnement de nos diverses sociétés, il ne faut pas négliger limportance de la contestation de lordre (ou de lordre contesté) : le discours des droits de lhomme repris à lintérieur par des acteurs de diverses cultures et réapproprié, adapté et enrichi, ainsi quun véritable dialogue interculturel sur la question de la dignité humaine et de son respect sont avant tout à nos yeux des armes permettant de lutter contre linjustice. Ce ne sont pas les droits de lhomme qui font lÉtat (ou létat) de Droit, mais lorsquil ny a pas détat de Droit, quil y a des abus de pouvoir, des situations dexploitation, les droits de lhomme peuvent constituer un discours mobilisateur pour dénoncer létat de fait et canaliser les énergies pour agir en faveur dun changement.
Les fondements de notre démarche sont maintenant posés à travers ce premier « désarmement culturel » consistant dans une prise de conscience de laltérité. Nous avons montré que la prise en compte de lAutre ne signifiait pas forcément relativisme : plutôt quune tare à éliminer la diversité peut être une richesse quil sagit pour nous de faire fructifier à travers le dialogue interculturel et qui nous permet de nous engager dans ce que Raimon Panikkar appelait un « pluralisme sain ».
Mais il faut aller plus loin. Cette première partie est restée assez « culturaliste ». Limpression a pu se dégager que cest la culture qui est lélément déterminant de toute la problématique des droits de lhomme, que la diversité qui défie luniversalité des droits de lhomme est avant tout un problème culturel. Il a pu aussi se dégager une image dune certaine « pureté » des cultures, résultant de notre perspective « macro » où nos modèles sont très abstraits et se rapprochent didéaux types. Même notre présentation diachronique des droits de lhomme dans leur trajectoire moderne a été tellement schématique quon peut la voir comme un arrêt sur image où nous avons fait ressortir ce qui au cours du temps a contribué à la situation et à lapproche contemporaine. Or une telle « pureté » nexiste pas dans les faits. Comme nous le suggère le rappel lors de la Conférence de Vienne de lindivisibilité de tous les droits de lhomme, tous les aspects de notre vie en société sont intrinsèquement liés : le politique, le juridique, léconomique, le culturel, le religieux etc. Et non seulement sont-ils intrinsèquement liés, mais les distinctions que nous faisons nont rien duniversel. Il sagit donc bien de repenser nos droits de lhomme, et plus largement nos droits, à partir de nos sociétés plutôt que de continuer à penser nos sociétés à laune de nos droits, et nos sociétés à partir de leurs membres, individus noeuds de relations sociales et insérés de manière pluraliste dans ces réseaux... Nous avons esquissé une telle approche lors de notre découverte des archétypes juridiques où nous montrions que manières de penser le monde et le droit étaient intimement liées. Mais ce faisant, nous sommes restés culturalistes et structuralistes : cétait une vision du monde et de la société, un mythe fondateur, que nous trouvions au coeur de chaque Droit. Or la vie est un processus et à travers les processus de globalisation nous prenons de plus en plus conscience de la coexistence, souvent le choc, entre diverses visions du monde et logiques différentes. Et ces dernières ne sont pas uniquement culturelles. La même affaire change de registre « juridique » selon léchelle à laquelle on laborde, selon la temporalité dans laquelle on sinscrit, selon les forums auxquels on peut accéder etc. (et souvent divers choix coexistent simultanément).
Ainsi il est temps pour nous de passer à une deuxième étape de notre réflexion : après laltérité et le pluralisme, cest à la complexité et au pragmatisme quil sagira de sintéresser - et ceci plus particulièrement dans le prisme des phénomènes de globalisation, puisque le global est léchelle de réflexion que nous nous sommes fixée pour cette thèse.
Il sagira pour nous, après avoir dune certaine manière abordé les racines de notre démarche, nos « communes humanités », de dégager un paradigme qui puisse leur permettre de sépanouir de manière dialogale[11]. En effet, nous nous sommes aperçus que jusquà présent la pensée des droits de lhomme restait emprisonnée dans une vision dialectique, voire systémique de la réalité. Or à lintérieur dun tel paradigme une démarche dialogale ne pourra jamais se développer puisquelle se trouvera toujours ramenée à des essais de synthèse, de clôture, à des théorisations etc. Cest pourquoi nous proposerons maintenant de renouveler le partage de nos communes humanités en relevant les défis que posent aux droits de lhomme la globalité et la complexité et en proposant la « communauté » comme paradigme permettant de laccueillir et qui se caractérise par la prise en compte des points de vue et des pratiques des acteurs et ne se limite pas à une vision à partir du « système ».
Si notre Première Partie était placée sous le signe de laltérité et du pluralisme, cette Seconde Partie en sintéressant à des situations concrètes et à des perspectives dacteurs « à la base » nous a introduite aux exigences de la complexité et du « dynamisme ». Nous avons pris conscience du cadre plus large dans lequel sinscrit toute notre réflexion et qui est celui de la glocalisation - et lorsque nous parlons de « cadre » et de « glocalisation » au singulier, nous sommes déjà à nouveau en train de simplifier la complexité entre-aperçue.
Nous avons commencé par relever les effets pervers dune approche du Droit et des droits de lhomme sinscrivant plus ou moins explicitement, plus ou moins implicitement, dans le paradigme dun « univers ». Ce faisant, nous sommes allés plus loin que la constatation dans notre Première Partie de linefficacité de la transposition pure et simple de modèles juridiques sans se soucier de larticulation des logiques endogènes et exogènes. Nous avons montré comment la logique même du système moderne du « vivre ensemble », marqué dans le domaine du juridique par le couple « État / droits de lhomme », et la prééminence dun droit vu comme normes générales et impersonnelles, se trouvait dans une certaine mesure contreproductive par rapport à lidéal affiché par les droits de lhomme de permettre une vie en dignité, en fraternité et en paix.
En nous intéressant à la problématique du droit international confronté aux crimes contre lhumanité et aux génocides, nous avons mis en évidence que nos approches juridiques créaient de limpensé voire de limpensable. Par le discours de vérité quest le droit - qui fait prendre sa mise en forme symbolique pour premièrement une véritable symbolisation et deuxièmement pour la seule possible - on passe à côté des exigences fondamentales pour pouvoir repenser la pacification de sociétés déchirées par les violences, dont la première est celle de se mettre à lécoute de ceux qui sont concernés en premier lieu : les membres de ces sociétés, ceux qui ont soufferts la violence. Ainsi le droit à loccidentale, se révélait non seulement comme « à côté de la plaque » pour remplir positivement les objectifs quil se fixe, mais comme contribuant même dans certaines situations à créer de nouveaux obstacles.
Notre deuxième détour par lInde, nous a ensuite permis de prendre conscience du « piège culturel » et culturaliste et de son lien avec la modernité. Les logiques modernes introduites en Inde et la course à la modernisation ont largement contribué à lexacerbation et à la cristallisation des identités par lhomogénéisation de lespace et des gens quelles ont produite et par ses dynamiques intrinsèques dexclusion. La « société moderne » étant la seule reconnue et une grande majorité de la population ny ayant pas accès, on a abouti non seulement à exclure une grande partie de la population des « promesses modernes » qui avaient été adressées à tous, mais en même temps on les a exclu de la vie sociale tout court, leurs espaces traditionnels nétant plus reconnus et étant devenus « arriérés ». Cette confrontation à un exemple concret, nous a permis de mieux prendre la mesure de cette constatation : le « multiculturalisme », le « communalisme », les divers fondamentalismes et cristallisations identitaires (et les émeutes et clash communautaires qui peuvent en résulter) sont en très large mesure des phénomènes modernes. Nous sommes ainsi interpellés à profondément remettre en question le « discours culturel » moderne. Le problème fondamental nous semble être celui du « vivre ensemble », du partage de nos humanités, de la place quon fait à lautre. Dès lors quon essaye de régler ces questions uniquement à travers des normes et une uniformisation des statuts et des situations (et des « cultures »), on restera toujours à côté de lessentiel et on risquera de faire le jeu des quelques « heureux ( ?) élus ( ?)» qui peuvent bénéficier du système et le faire tourner à leur profit.
Ces deux exemples concrets et les relations « global / local » quils nous on fait entre-apercevoir, nous ont ensuite mené à aborder les phénomènes de glocalisation. Ces derniers par leur complexité nous ont incité à nous ouvrir à des approches « postmodernes » du droit qui semblaient pouvoir permettre de nous émanciper de nos visions « universalistes » (en termes « dunivers ») pour nous engager dans des approches plus pluralistes, plus pragmatiques, plus complexes. Nous avons pris conscience du défi que constituait une dynamique émancipatrice, non-hégémonique des droits de lhomme qui présupposait de sortir dun universalisme qui nétait en fait rien dautre que lhégémonie dun localisme occidental sur le reste de la planète. Nous nous sommes rendus compte que certaines démarches « postmodernes » en théorie du droit (au sens large) faisaient écho à nos préoccupations, pluraliste, pragmatique, complexe etc. Néanmoins elles restaient fondamentalement modernes dans le sens où elles se définissaient par rapport à une modernité dont il sagissait de sémanciper. Or pour de nombreux êtres humains, cette modernité nest pas une référence, ou du moins nest pas la référence fondamentale. Cest pourquoi nous avons poussé encore plus loin notre rupture épistémologique en nous ouvrant à un « postmodernisme des gens de la base » qui nous a véritablement ouvert au « plurivers ». A travers lexemple des femmes intouchables et les analyses de Gustavo Esteva et de Madhu Suri Prakash sur les « droits de lhomme comme cheval de Troie de la recolonisation » nous avons définitivement fait exploser le cadre de lunivers. Dans une perspective de la « base » les droits de lhomme ne sont quune ressource possible parmi dautres dans les luttes démancipation, et pas forcément la plus importante ni la plus efficace. Certaines communautés les voient même comme dangers à leur survie harmonieuse, dès lors quils sont prêchés comme nouvelle religion de salut par leurs propagateurs. Doù deux nouveaux défis : comment aborder les problématiques des droits de lhomme dans la complexité de leurs terrains et dans quel paradigme inscrire une approche dialogale, dynamique et complexe des droits de lhomme ?
Nous avons proposé le jeu des lois dÉtienne Le Roy pour nous engager dans une approche dynamique des droits de lhomme et la « communauté » comme écosystème pour une praxis interculturelle des droits de lhomme viable.
Le jeu des lois, en nous inscrivant dans une démarche dynamique, processuelle, nous a permis deffectuer un nouveau désarmement culturel : celui de sortir du « tout culturel ». Il ny a pas dune part une universalité des droits de lhomme et dautre part une diversité inconciliable avec cette universalité de particularismes culturels. Il y a des situations diverses dont font partie des éléments que nous dissocions en éléments géographiques, historiques, anthropologiques, juridiques etc. Si nous voulons réfléchir à une praxis interculturelle des droits de lhomme, nous devons nous ouvrir à lensemble de ces facteurs. Il faut repenser les problématiques des droits de lhomme, non pas à partir des droits de lhomme, ni même du droit conçu à loccidentale, ni même à partir des « sociétés », si on voit ces dernières comme des touts homogènes, mais à partir des situations concrètes. Après une rupture épistémologique vers laltérité en repensant le Droit à partir des diverses représentations sociétales (archétypes, logiques) dans notre Première Partie, nous avons effectué ici une seconde rupture vers la complexité en nous ouvrant aux jeux sociaux concrets dont font aussi partie nos pratiques, nos stratégies etc. Notons, quil nous a semblé nécessaire dans une réflexion sur les droits de lhomme dintroduire dans le jeu des lois une case supplémentaire sur les positionnements métaphysiques et nous sommes revenus sur lapport des traditions spirituelles lorsque nous avons réfléchis aux règles du jeu dune praxis interculturelle des droits de lhomme. La prise en compte de lexpérience spirituelle, nous semble en effet indispensable pour pouvoir fonder une telle praxis, non pas pour définir un nouveau droit naturel mais pour dégager un horizon daction. Toute réflexion sur lHomme, surtout si nous voulons le comprendre dans son « universalité », doit être fondé dans la Réalité, dans lexpérience. Il est vain de construire des systèmes philosophiques fondés uniquement sur la Raison. Il faut un enracinement dans nos réalités existentielles. Cest uniquement à cette condition que nous pouvons véritablement nous ouvrir à nous même et aux « autres ». Je nai pas pu beaucoup développer ces idées ici. Mais ce qui est fondamental cest une reconnaissance des diverses traditions spirituelles comme traditions de savoir à part entière et de la nécessité du dialogue entre elles et entre elles et les sciences séculaires pour éclairer le « mystère » humain - tout en gardant à lesprit que la véritable connaissance ne sacquiert que par lexpérience personnelle.
Lanalyse dynamique explicitée, il nous restait à définir le paradigme juridique, pouvant laccueillir. Nous avons proposé celui de la « communauté » en référence au modèle communautaire des sociétés africaines traditionnelles (et dautres sociétés traditionnelles aussi). Ce modèle est structuré autour des idées de pluralisme, de dynamisme, de pragmatisme, de complémentarité des différences, de responsabilité, de négociation, de modèles de conduite et de comportement, de logique fonctionnelle, qui sous-tendent toute praxis interculturelle des droits de lhomme telle quelle a pu émerger à travers toute notre thèse et plus particulièrement à travers le jeu des lois. Outre ladéquation de ce paradigme, qui permet dactualiser le mythe du pluralisme dans lequel nous nous enracinons dans cette thèse, avec une démarche interculturelle et dynamique, il était aussi fondamental de rompre avec le paradigme systémique moderne. En effet, tant que nous raisonnerons en ses termes, nous resterons fondamentalement fermés aux réalités du « plurivers » et même dune véritable praxis, au sens daction créatrice (qui nest pas simple poiesis, ou fabrication dobjets)[12].
Nous nous sommes donc progressivement enracinés dans cette Seconde Partie dans le plurivers et dans sa complexité et nous sommes ouverts au « terrain de jeu » de nos communes humanités : notre communauté humaine. Il est temps maintenant de conclure cette thèse et de nous ouvrir à de nouveaux horizons.
Notre voyage sachève. Le lecteur averti se sera aperçu quil a consisté en une ouverture progressive de tous nos présupposés et de toutes nos approches à travers des décentrements successifs dans une démarche dialogale. Cest en quelque sorte à une dernière ouverture que nous le convions ici, à celle dune praxis interculturelle des droits de lhomme comme ius pacis, un Droit de Paix, non pas seulement dans le sens dun génitif, mais dun Droit soriginant, senracinant dans la Paix, et actualisant en quelque sorte cette Paix dans nos vies en société. Dune certaine manière pourrions nous voir cette conclusion comme le ciel vers lequel sélance larbre dune praxis interculturelle des droits de lhomme, telle que nous lavons développée tout au long de cette thèse : ses racines étaient nos communes humanités, son tronc et ses branches notre communauté humaine, ses fleurs et ses fruits les règles du jeu que nous avons déjà dégagées. Le ciel constitue la toile de fonds de tout cet épanouissement, lhorizon qui nous fait prendre conscience de la dimension plus vaste de toute notre démarche, et des désarmements culturels que nous avons effectués. Mais il ne faudrait surtout pas le voir comme lélément tout englobant. Comme nous y avons déjà insisté les différentes aspects de notre thèse sont profondément liés et interdépendants. Le Ciel, la Terre et le monde entre les deux, sont intrinsèquement liés et forment un tout. Comme le dit un poème sur le Kyudo[13], la « voie de larc », mais qui renvoie plus généralement à nos vies (Fauliot 1984, page de garde) :
« Dune extrémité de son arc
Larcher perce le Ciel
De lautre, il pénètre la Terre.
Tendue entre les deux
La corde lance la flèche
Au Coeur de la Cible visible
Et invisible. »
Il ne sagira plus pour nous ici de reprendre tous les développements de cette thèse. Nous venons en effet de la faire dans une large mesure dans la conclusion à notre Seconde Partie, qui était continuation, intégration, dépassement de la Première. Mais il semble néanmoins approprié de dire quelques mots sur la praxis interculturelle des droits de lhomme, telle quelle a pu émerger tout au long de nos cheminements avant de nous ouvrir aux droits de lhomme comme droit de Paix.
On pourrait, comme je lavais déjà fait dans un travail précédent (Eberhard 1997), résumer les défis dune praxis interculturelle des droits de lhomme par lexpression de « Praxis Dianthropologique » des droits de lhomme[14]. Je suis conscient que le terme est un peu « barbare », mais il présente lintérêt de pouvoir contenir en germe tous nos développements à linstar de la graine qui contient larbre en puissance. Il est un résumé de toutes nos démarches.
Tout dabord lenjeu principal est bien celui dune praxis des droits de lhomme. Les droits de lhomme dans leur sens plein, cest à dire si nous ne les réduisons pas à leur dimension de technique juridique mais sommes ouverts à leur dimension symbolique, existentielle, ne peuvent se résumer ni à des spéculations purement intellectuelles, ni à des approches simplement positivistes ou « technocratiques ». Dautre part, on ne devrait pas non plus les réduire à une pratique non éclairée, à une mise en oeuvre tellement focalisée sur eux quon en perd la conscience du contexte plus large. Il faut que théorie et pratique se rencontrent dans une praxis créatrice de sens et de vie. Ensuite, si nous parlons de praxis cest pour bien insister sur laction créatrice, porteuse de sens, qui doit constituer notre horizon. Approcher les droits de lhomme essentiellement de façon instrumentale, dans les termes de la poiesis, nous semble fondamentalement les dénaturer. Patrice Meyer-Bisch (1992 : 338-339), explicitant la distinction classique dAristote entre praxis et poiesis, illustre parfaitement cet enjeu :
« tandis que la production (poièsis) a une fin autre quelle-même, il nen saurait être ainsi pour laction (praxis), la bonne pratique étant à elle-même sa propre fin (eupraxis). (Nic. 6,5, 1140b6
On ne voit pas pourquoi cette distinction a été si peu utilisée par la suite dans lhistoire des idées. La poièsis, ou production, est aliénée à loeuvre, en ce sens quelle lui est entièrement ordonnée et que, ne possédant pas sa fin en elle-même, elle disparaît à son achèvement ; la production est transitoire, car elle est de lordre du mouvement. Au contraire la praxis est lactivité pour elle-même, celle qui constitue la vie propre du vivant ; elle est son acte. Aussi toute praxis est vécue pour le bonheur dagir ; elle nest pas transitoire puisquelle constitue son être propre, et grandit jusquà sépanouir en eupraxis, cest-à-dire en praxis pleinement heureuse. »
La praxis que nous proposons comme horizon, et dont le choix sest pleinement cristallisé dans la proposition dabandonner le paradigme systémique et poiétique pour nous enraciner dans celui de « communauté humaine » pour aborder les problématiques liés à notre vivre ensemble harmonieux, se doit dêtre « Dianthropologique ». Trois racines composent ce mot : dia : à travers, anthropos : lHomme et logos : le discours ou la logique.
Dans une première acceptation, « praxis dianthropologique » renvoie à une praxis qui trouve son épanouissement dans le voyage à travers nos différentes anthropologies, nos différents logiques et discours, nos communes humanités. Lexpression renvoie ainsi directement à notre démarche dialogale (dia - logoi). Le fait de parler de démarche dianthropologique plutôt que dialogique nous semble présenter lintérêt de tout de suite amener lHomme dans limage. Ce nest pas à des logoi abstraits et désincarnés que nous avons à faire, mais bien à des expériences humaines vivantes. La présence de « anthropos » entre « dia » et « logos » oriente demblée notre regard sur nos situations existentielles concrètes et sur nos vies.
Dans une deuxième acceptation, praxis dianthropologique, renvoie à une praxis, qui transperce le logos et nous met en contact avec le mythos, obligeant ainsi de compléter nos efforts de théorisation interculturelle du Droit par des approches interculturelles permettant de nous enraciner dans un mythe pluraliste de la Réalité. Dans la même optique dune traversée du logos, nous avons aussi pris note quil fallait prendre au sérieux ce que pouvaient nous enseigner les traditions spirituelles de lhumanité qui sont des sciences de lHomme dont le principal outil nest pas le logos et le raisonnement mais des « méthodes » permettant lexpérience personnelle de ce que nous sommes au niveau le plus profond.
La « Praxis Dianthropologique » des droits de lhomme, avec des majuscules, renvoie à une praxis interculturelle des droits de lhomme, telle quelle apparaît dans le développement et la complémentarité des deux acceptations exposées ci-dessus, des deux « praxis dianthropologiques », avec minuscules. Elle renvoie à nos communes humanités, à notre communauté humaine, ainsi quau mythe pluraliste les sous-tendant et à lhorizon « spirituel » les « surplombant » ou les imprégnant.
Sil ne semble pas possible une fois pour toutes de dire ce quest la Paix, de trouver le système parfait qui pourrait nous la garantir, au moins pouvons nous et devons nous développer une conscience de ce qui ne peut pas être la Paix, ni ne peut mener vers elle parce que cela bloque intrinsèquement notre ouverture aux situations de la vie et aux autres, et devons nous chercher à repenser nos Droits à laune de cet étalon. Cest dans cet esprit que nous tenterons maintenant de dégager un horizon pour lémergence dun Droit de Paix, dun jus pacis qui fait écho à la philosophia pacis de Raimon Panikkar, qui se veut non pas uniquement philosophie de Paix, mais philosophie ayant son origine dans la Paix (Panikkar 1995a : 13 ss)[16].
Fondamentalement, comme le note Raimon Panikkar (1995a, 102-103), malgré tous les obstacles, la voie vers la Paix consiste à vouloir lemprunter et le désir de Paix équivaut au désir de dialogue qui nous renvoie à une attitude découte, douverture. Et il en est de même pour une praxis interculturelle des droits de lhomme dont lobjectif est de contribuer à lidéal dune vie en fraternité, en dignité et en Paix pour tous dans le partage de nos communes humanités.
Réfléchir à la Paix en relation avec les droits de lhomme, surtout si lon veut sinscrire dans une approche interculturelle, semble de plus en plus indispensable[17]. LUnesco a lancé en 1994 un programme pour une culture de la paix et nous avons ouvert ce nouveau millénaire par une année qui lui est dédiée. Federico Mayor (1997 : 1), ancien Directeur général de lUnesco, notait :
« Une paix durable est la condition préalable de lexercice de tous les droits et devoirs de lêtre humain. Cette paix nest pas celle du silence, celle dhommes et de femmes silencieux, silencés, mais la paix de la liberté - et par là même de lois justes - celle de la joie, de légalité, de la solidarité, où tous les citoyens comptent, vivent ensemble, partagent. »
Cependant il ne faudrait pas tomber dans le piège de ne penser
la Paix que comme « droit humain fondamental » sous tendant
tous les autres droits de lhomme, et ce faisant de
« linstrumentaliser » en la faisant passer du
mythos au
logos, de la praxis
à la poiesis.
Comme lécrit Robert Vachon (1995a
: 10) :
« (...) la paix ou la réconciliation nest pas une simple question daménagement fonctionnel, rationnel, administratif, une question de négoce, daffaires. Ce nest pas non plus une simple question même de calcul, de mesure, de volonté et dintelligence de part et dautre. Elles requièrent certes un horizon commun, mais pas nécessairement une doctrine commune, ni que nous ayons les mêmes idées et valeurs. De plus une synthèse ne suffit pas. La paix est une question qui fait appel non seulement à une couche plus profonde de nos êtres - la confiance en soi et en lautre - mais aussi à lengagement de lêtre tout entier de chacun des interlocuteurs, et donc à la communion et à lêtre ensemble. »
Et il fait très clairement ressortir les défis de la
Paix en relation avec une démarche dialogale et interculturelle
lorsquil précise (Vachon 1995a :
10-11) :
« (...) laccord et la concorde ne requièrent pas nécessairement une unité formelle, idéologique, doctrinale, une théorie universelle, une culture commune - au sens dhomogénéité - où les différences disparaissent dans un dénominateur commun. Bien au contraire, laccord / concorde appelle des différences (irréductibles les unes aux autres ou à un troisième) mais dans la non-dualité. Donc ni monisme, ni dualisme, mais acceptation mutuelle des différences (dans la non-dualité). Les différences rehaussent justement la qualité de la concorde, de lharmonie et de la paix. Elles sont une condition requise pour lharmonie. La concorde et la paix, cest lharmonie, non pas malgré, mais dans et à cause de nos différences. »
Mais pour arriver à une telle vision on ne peut se contenter daborder la paix extérieure entre les hommes indépendamment de la paix intérieure de chacun dentre nous, de la Paix comme élément ontologique de la Réalité. La Paix ne se résume pas à un problème fondamental ou à une question fondamentale. Elle est fondamentale dans le sens quelle fait intrinsèquement partie de la Réalité, quelle en est un fondement. Nous sommes conscients que ce nest pas la façon dont nous labordons dhabitude.
Nous aurions plutôt tendance à la voir comme quelque chose dextérieur, quelque chose « den plus » qui se définirait non pas par rapport à soi-même mais par rapport à autre chose. Ainsi avons-nous souvent tendance à voir la Paix comme absence de conflit, voire même comme absence tout court : pas dirritations, pas de bruits, pas de préoccupations. Dans cette veine, nous pouvons voir la Paix comme quelque chose de mort, dinerte : cest limmobilité qui fait taire les armes, qui fige nos agressions. Cest la paix telle quincarnée par le Léviathan, auquel nous avons abandonné tous nos pouvoirs, toutes nos violences personnelles pour quil nous assure la paix par son omnipotence et son « monopole de violence légitime ». Plus largement cest la paix telle que nous lapprochons lorsque nous croyons quelle devrait résulter de lapplication dun ordre parfait, de la gestion optimale de nos vies par une instance supérieure, dun système parfait : dun droit de paix, compris non pas en tant que droit comme praxis senracinant dans la Paix, mais en tant que droit comme poiesis, arme de combat pour imposer un « ordre parfait », un droit abstrait au service dune paix tout aussi abstraite. Cette paix là nous rappelle la paix du silence, ou des silenciés, telle que lévoquait ci-dessus Federico Mayor.
Il est important de sémanciper de cette approche. La
vie est création permanente, changement permanent, jeu permanent.
Pour laborder dans sa complexité, nous sommes obligés
darrêter de figer la réalité afin de nous sentir
en sécurité, surtout si nous nous rappelons que nos
représentations dordre ne sont pas partagées par toutes
les cultures. Il faut créer un espace, du « jeu »
dans nos approches, pour pouvoir commencer à jouer le grand jeu de
la vie et de nos vies en société. Comme le remarque Raimon
Panikkar (1995a, 7) la Paix ne peut pas être donnée, elle ne
peut être que reçue. Et ceci demande une attitude de
réception, douverture. Nous devons dabord vider notre
tasse avant dy verser du thé frais. De même devons-nous,
à linstar de ce que nous nous sommes efforcés de faire
tout au long de cette thèse, nous vider de nos conceptualisations
si nous voulons nous ouvrir à une approche des droits de lhomme
comme droit de Paix. Du moins devons nous relâcher quelques peu nos
fixations et nos attaches sur les cadres mentaux qui nous sont si chers.
Si ceux-ci nous donnent un sentiment de sécurité ils figent
en dernière analyse lespace et ne laissent pas la place au
déploiement naturel des choses. Ce qui nous semble donc fondamental
pour lémergence dune Praxis Dianthropologique des droits
de lhomme comme jus pacis, cest lespace qui peut laccueillir.
Car, comme le note Raimon Panikkar (1982 : 13,
14), fondamentalement :
« Il ny a pas de paradigme et donc pas de conseils précis à donner à priori. Je nai donc rien à vous proposer, excepté peut-être de penser à la possibilité de créer un espace où la créativité puisse se développer, un espace où les solutions même partielles, relatives, petites et imparfaites, soient possibles. Cette tâche de créer un espace où des petites choses puissent croître delles-mêmes (et ce nest pas un laisser-faire), saccomplit à tout les échelons de la vie humaine. Il y a place ici pour tout le monde. »
Mais il faut accepter le désarmement culturel permettant douvrir cet espace et son partage avec les autres. Ce désarmement culturel implique un désarmement personnel plus fondamental de nos peurs et de nos espoirs par le « lâcher-prise »[18], louverture aux situations, à nos vies, à la Réalité. Cest cette attitude qui semble se trouver au coeur de toute démarche de Paix. Si nous voulons la Paix, il faut commencer par nous préparer nous même. « Si vis pacem, para te ipsum. » dit Raimon Panikkar (1995a : 103). Chögyam Trungpa (1996, 107-109) note :
« Lamour, ou la compassion, le sentier ouvert, sont impliqués dans ce qui est. Pour développer lamour - lamour universel, lamour cosmique, appelons-le comme nous voulons - il nous faut accepter lensemble de la situation de la vie telle quelle est, le lumineux et lobscur, le bien et le mal. Il faut souvrir à la vie, communiquer avec elle. Peut-être lutte-t-on pour développer, pour accomplir la paix et lamour : Nous réussirons, nous dépenserons des milliers de dollars pour répandre partout la doctrine de lamour, nous allons proclamer lamour. Daccord, proclamez, dépensez votre argent, mais quen est-il de la fébrilité et de lagression qui sous-tendent vos actes ? Pourquoi voulez-vous nous forcer à accepter votre amour ? Pourquoi y mêler tant de force et de précipitation ? Si votre amour circule à la même vitesse et avec le même élan que la haine des autres, quelque chose ne va pas. Cela se ressemble comme deux gouttes deau. Tant dambition est impliquée dans le prosélytisme. Ce nest pas là une situation ouverte, une communication avec les choses telles quelles sont. Le sens ultime des mots paix sur la terre consiste à supprimer conjointement les notions de guerre et de paix, et à nous ouvrir intégralement et complètement aux aspects négatifs et positifs du monde. (...)
Laction du boddhisattva[19] ressemble à un clair de lune qui se répand sur une centaine de bols emplis deau, de telle sorte quil y a une centaine de lunes, une dans chaque bol. La lune, ni personne, ne cherche à illuminer les bols. Mais pour une raison mystérieuse, il y a cent reflets de la lune dans les cent bols. Louverture requiert ce type de foi absolue et de confiance en soi. La situation ouverte de la compassion travaille ainsi, plutôt que dessayer délibérément de créer une centaine de lunes, une dans chaque bol. (...) Le bodhisattva agit, spontanément, cest la voie ouverte, la communication ouverte nimplique aucune précipitation, aucun combat. »
Une fois sentie la nécessité de cette ouverture fondamentale, pour toute approche non-hégémonique des droits de lhomme et de cultures de la Paix, qui se fond pour nous avec ce que nous avons abordé tout au long de cette thèse comme ouverture dialogale (qui est tout dabord une ouverture à lécoute) et qui fait appel à cette « confiance cosmique » à laquelle nous a déjà introduit plus haut Raimon Panikkar, il ne nous reste plus quà procéder à un désarmement culturel qui est avant tout personnel et existentiel. Pour Robert Vachon (1995b : 39) toute paix est culturelle, mais le fait quon la réduise à la seule conception culturelle quon peut en avoir constitue un obstacle à la Paix, et transforme la culture en arme[20]. De même si nous considérons les droits de lhomme comme unique manière de réaliser une bonne vie (dans le partage de nos humanités entre « droits de lhomme et Léviathan »), ils risquent de se transformer plutôt en arme des plus puissants, quen instrument démancipation et de Paix. Robert Vachon (1985 : 38-39 ; 1995b : 40-41) propose ainsi un double désarmement culturel horizontal et vertical.
Horizontalement, il convient de désabsolutiser et de relativiser radicalement nos cultures respectives, tout en reconnaissant quelles représentent pour chacun dentre nous nos points dancrage, les points de référence symbolique de nos dialogues (nos topoi) :
« Il faut (...) sassurer que la question (...) de la Paix ne soit pas posée, décrite ou définie à partir des catégories, postulats et présupposés (mythes) dune seule culture, mais à partir des paradigmes de toutes les cultures qui se trouvent en présence. » (Vachon 1995b, 40)
Ce qui implique, comme nous avons tenté de le faire tout au long de cette thèse pour les droits de lhomme, de réfléchir à des fondements interculturels de la Paix en ne nous intéressant non seulement à ses diverses dimensions socio-économiques, juridico-politiques et religieuse mais aussi à ses fondements épistémologiques, anthropologiques et cosmologiques telles quils apparaissent à travers les diverses traditions humaines. Ceci implique aussi pour lanthropologue du Droit de réfléchir aux « mises en forme » des processus de dialogue, déchange et de négociation, et aux « mises en forme et mise de formes à une reproduction paisible des sociétés » dans un contexte de plus en plus interculturel. Il nous semble que plutôt que sur des normes cest sur les procédures facilitant la rencontre, et sur des modèles de conduite de comportement valorisant le respect mutuel, le dialogue et le partage quil conviendra de se pencher de manière plus approfondie dans des travaux ultérieurs.
Verticalement, le désarmement culturel consiste
« (...) à libérer la Vie (et donc sa vie) de lemprise exclusive dune culture de la Paix ou de lensemble des cultures de la Paix, mais en passant par, cest à dire à travers elle(s). (...) La Paix nest pas simplement question de préserver nos cultures traditionnelles, ni de nous ouvrir à la modernité ou à la postmodernité, ou même daccepter nos différentes façons de vivre, de co-exister dans lindifférence mutuelle ou dans la tolérance résignée. Elle requiert la rencontre, la compréhension (understanding, i.e. standing under), un horizon commun, une vision nouvelle. Mais cela requiert que nous reconnaissions ensemble un centre - un cercle - qui transcende lintelligence quon en a ou peut en avoir, à un moment donné de lespace et du temps. Bref, pour avoir la paix, on ne saurait partir du présupposé quon sait ce quest la paix. Ni avant, ni pendant, ni après notre démarche de paix. » (Vachon 1995b : 40-41)
Cest bien nos praxis qui doivent constituer le centre de notre attention, et celles-ci ne peuvent se comprendre uniquement dans le grand jeu de nos vies. En dernière analyse, nos vies ne sont pas esclaves de systèmes quels quils soient. Nous devons nous garder de réduire la problématique « droits de lhomme et dialogue interculturel » à une problématique purement culturelle ou uniquement juridique. Ce sont toutes nos dimensions existentielles qui sont en jeu, bien que nous les ayons noué ensemble dans cette thèse sous langle des relations « Droit » et « culture », reflétant ainsi notre double inscription juridique et anthropologique caractéristique de lanthropologue du droit.
Nous avons introduit notre thèse par une petite histoire du Mulla Nasrudin qui nous invitait à aller voir autre part pour trouver des solutions aux questions qui nous préoccupaient par rapport aux « droits de lhomme et la diversité des cultures ». Une autre histoire nous permettre de fermer le cercle de notre démarche, tout en louvrant vers de nouveaux horizons :
« Nasrudin passait régulièrement à dos dâne la frontière entre la Perse et la Grèce. Chaque fois, lanimal portait deux paniers pleins de paille et quand il repassait la frontière en clopinant, il ne les avait plus. Chaque fois aussi les gardes-frontière le fouillaient, soupçonnant quelque contrebande. Mais ils ne trouvaient jamais rien.
Nasrudin, que transportes-tu ?
- Je suis un contrebandier.
Les années passèrent. Nasrudin avait la mine de plus en plus prospère. Finalement, il alla sétablir en Egypte. Cest là quun des douaniers le rencontra un jour.
Dis-moi, Mulla, maintenant que tu es hors de la juridiction de la Grèce et de la Perse et que tu vis au milieu de tout ce luxe : de quoi faisais-tu la contrebande, que jamais nous navons pu te mettre la main dessus ?
- Des ânes ! » (Shah 1985 : 18)
Nous avons commencé par regarder autre part pour éclairer nos pratiques et nos questionnements. Nous espérons que nos périples nous auront permis de regarder maintenant autrement ce qui est près de nous et qui nous semblait si familier et qui nous empêchait en partie de voir des choses essentielles. Nous espérons avoir ouvert quelques fenêtres nous permettant de nous engager dans une praxis interculturelle des droits de lhomme en partage avec les autres traditions de Paix de notre monde. Et si le détour par lAutre était dans cette thèse avant tout culturel et nous renvoie à une réflexion renouvelée sur nos propres visions du monde et pratiques, peut-être avons nous aussi pris conscience quil fallait regarder là où nous navons plus trop lhabitude de regarder : à lintérieur de nous même. Si le Mulla nous a suivi tout au long de notre périple, peut-être aura-t-il appris quil nétait pas nécessaire de chercher la clef quon avait « perdu » chez soi, à lextérieur. Cest comme chercher les lunettes quon a sur le nez ou le collier quon porte autour du cou, et quon a pour une raison ou une autre oubliés pour un instant. On les cherche partout et finalement quand on les « trouve », on se rend compte quon ne les avait jamais perdu, mais quon aurait peut être bien fait de commencer par soi-même avant de se disperser à lextérieur. Cest peut-être là pour nous lun des enseignements les plus importants : souvrir à lautre, cest dabord souvrir à soi-même et vouloir souvrir à lautre suppose que lon veuille bien souvrir à soi-même. Et pour notre démarche de Paix, il est utile de garder à lesprit, comme nous le rappelait Ramana Maharshi (1993 : 416), que :
« La paix est toujours présente.
Vous navez quà écarter les
obstacles
qui la troublent.
Cette paix, cest le Soi. »
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[1] Tout au long de cette thèse lorsque jécrirai « Droit » avec un « D » majuscule, cest pour renvoyer au « phénomène juridique » qui dépasse ce que nous entendons dhabitude par droit, « ensemble de règles générales et impersonnelles liés à lexistence de lÉtat ». Cette conception du Droit comme phénomène juridique est au coeur de notre démarche danthropologue du Droit et sera explicitée pleinement au cours de cette thèse.
[2] En dépit de leur apparent neutralité due à la technique employée, les plans dajustement structurels paraissent souvent comme la poursuite de conflits hégémoniques par dautres moyens.
[3] Pour une présentation de lévolution des problématiques de lanthropologie juridique voir Rouland 1988 : 47 ss.
[4] LIIM publie une revue Interculture en français et en anglais et dispose dun site internet : http://www.iim.qc.ca
[5] LAETD et le Réseau européen Droit & Société disposent de sites internet, respectivement : http://www.ealt.be/ealt et http://sos-net.eu.org/red&s/
[6] Voir la revue Droit& Société, sa collection douvrages et son site internet.
[7] De lordre de quatre milliards, soit environ deux tiers à quatre cinquième de la population mondiale.
[8] Ces différentes notions seront naturellement définies et développées au cours de la recherche.
[9] Le DHDI a un site internet : http://www.dhdi.org
[10] Comme nous nous étions contenté de le faire lors de notre premier contact avec lautre à travers notre découverte des déclarations non-occidentales des droits de lhomme.
[11] Ceci
nous semble indispensable pour couper court à tout tentative de
récupération essentialisante de nos démarches. Le danger
est très réel. Ashis Nandy (1991 : 35) note :
« Aujourdhui, avec
le regain dintérêt pour les visions culturelles, on doit
être conscient que lattachement aux traditions, lui aussi, peut
être objectivé en distinguant la culture de ceux qui en vivent,
en différenciant les vrais interprètes dune culture
donnée de ceux qui la falsifient et en essayant de défendre
le coeur de cette culture de son enveloppe. Cette entreprise non-critique
tend à sous évaluer le populaire comme opposé au classique,
le contextuel comme opposé au textuel, le réinterprété
comme opposé à linterprété de façon
professionnelle, et le subséquent ou lajout comme
opposé au lantécédant ou
loriginal. Ce qui est vrai pour la science lest aussi
pour la culture. Un système clos tend à devenir une chasse
gardée, parfois au nom de louverture
desprit. »
[12] Comme le note Wolfgang Sachs, dans une réflexion sur lenvironnement transposable au domaine du droit (1990 : 28) : « Outre l intégration, le système est un des concepts-clés quon utilise dans cette littérature pour exprimer des relations holistiques. Mais attention ! Le langage des systèmes nest pas innocent ; il habille la perception à la mode instrumentaliste. (...) Ce qui revient, essentiellement, à ramener une réalité confuse à quelques dimensions abstraites. Il ny a pas dautres façons dexpliquer ou de prévoir le comportement des systèmes. Ce réductionisme est inévitable. Le langage des systèmes élimine de la réalité les particularités locales et, du même coup, leur qualité et leur originalité. Le réductionisme est insensible au caractère unique dune situation. Bien plus, le langage des systèmes ne peut sempêcher de voir les communautés vivantes sous langle du contrôle. (...) Les termes écosystème ou système global ne peuvent remettre en cause ce que lingénierie lui a légué ; le langage a pour mission de sintéresser à la réglementation et au contrôle. »
[13] Un art martial japonais.
[14] Voir plus spécialement Eberhard 1997 : 6 et le Chapitre VI : « Towards a Dianthropological Praxis of Human Rights », p 99 ss.
[15] Nous reprenons ici des idées présentées dans Eberhard 1999a et 2000b. Le lecteur aura intérêt à se reporter surtout à Eberhard 2000b pour mettre en perspective les développements qui suivent.
[16] Robert Vachon (2000 : 18) lexplicite
comme suit : « Il s'agit
d'une philosophie qui présuppose que la structure ultime de la
réalité est harmonieuse.
(
) La philosophia pacis peut
être entendue au sens d'un génitif
objectif
(la philosophie au sujet de cet objet
qu'est la paix), mais elle peut aussi être comprise dans le sens d'un
génitif subjectif : une philosophie qui est de la paix elle-même, une philosophie
qui reflète l'harmonie de la réalité, et, en même
temps, y contribue, une philosophie qui est à la fois une cause et
un effet de la paix effet
de la paix parce qu'elle surgit d'un esprit calmé, pacifié,
cause de la paix parce qu'elle augmente ou rétablit l'harmonie de
l'univers. »
[17] Voir le Bulletin de liaison du Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris, n°25 (octobre 2000), dont le thème est « Droits de lHomme et cultures de la Paix ».
[18] Voir dans ce sens les chapitres
« Lâcher-prise », « La voie
ouverte », « Le sentier du Bodhisattva » dans
Trungpa 1996. Nous développons aussi cette idée dans Eberhard
2000b en éclairant la problématique « Ouvertures
pour la Paix. Une approche dialogale et transmoderne » par une
perspective bouddhiste qui est une tradition très directe, très
« terre a terre », visant à voir les
« choses telles quelles sont : Il ne sagit pas
de rêver à un monde meilleur, daméliorer le monde
dans lequel nous vivons, mais tout simplement de nous ouvrir au monde tel
quil est, et en commençant par reconnaître la
réalité de la souffrance. Il semble que cette approche soit
un bon antidote à nos démarches habituelles très
prométhéennes (mais ce nest pas la
seule !).
[19] Celui qui marche sur le chemin de
léveil.
[20] Pour les liens entre interculturalité et Paix voir plus particulièrement Vachon 1995b : 36 ss, Panikkar 1995.
* Les dates entre parenthèses correspondent aux dates de première publication.
[21] Centre Malher, 9, rue Malher, 75004 Paris
[22] Académie Européenne de Théorie du Droit, Facultés Universitaires Saint Louis, Boulevard du Jardin Botanique 43, B-1000 Brussels, Tel : (02) 211 7811, Fax : (02) 211 79 97