Directeur de recherche :
M. le Professeur Jacques LAFON
Octobre 1996
Je tiens à remercier tout particulièrement M.
le Professeur J. LAFON, pour avoir dirigé ces recherches, et pour
la grande disponibilité dont il a fait preuve.
" Ne verra-t-on jamais renaître ces temps heureux où les
peuples ne se mêlaient point de philosopher, mais où les Platon,
les Thalès et les Pythagore, épris d'un ardent désir
de savoir, entreprenaient les plus grands voyages uniquement pour s'instruire,
et allaient au loin secouer le joug des préjugés nationaux,
apprendre à connaître les hommes par leurs conformités
et par leurs différences, et acquérir ces connaissances
universelles qui ne sont point celles d'un siècle ou d'un pays
exclusivement, mais qui étant de tous les temps et de tous les lieux,
sont pour ainsi dire la science commune des sages ? "
J.J. ROUSSEAU
Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.
Note X
INTRODUCTION p. 8
LE CONFLIT EXCISION/ORDRE PUBLIC, REVELATEUR D'UNE APPREHENSION CONTESTABLE
DES PRATIQUES CULTURELLES PORTANT ATTEINTE AUX DROITS DE L'HOMME
PREMIER CHAPITRE. - L'APPREHENSION DE L'EXCISION EN FRANCE : DE
L'ORDRE CULTUREL A L'ORDRE PUBLIC p. 15
Section 1 : Présentation et représentations de l'excision p. 16
§. 1 : Une même pratique, plusieurs qualifications
A. " Excision ", ou l'approche médicale
B. " Mutilation sexuelle ", ou la globalisation orientée
C. " Castration ", ou le surprenant point de rencontre entre imaginaire occidental et mythologies africaines
§. 2 : Le visage de l'excision en France, à l'aube de sa judiciarisation
A. Les raisons invoquées à la pratique de l'excision
B. Le sort de la femme
Section 2 : Le traitement de l'excision en France p. 27
§. 1 : Les premières tentatives d'éradication
§. 2 : Les tentatives contemporaines d'éradication de l'excision en Afrique et dans quelques pays d'Europe occidentale (hormis la France)
A. En Afrique
B. En Suède, en Grande-Bretagne, en Italie
§. 3 : Le traitement français de l'excision
A. L'exemple de la circoncision
B. L'excision saisie par le droit
DEUXIEME CHAPITRE. - LA GESTION DES PARTICULARISMES CULTURELS PAR
LE DROIT FRANCAIS p. 50
Section 1 : De la négation d'un droit à la différence à l'organisation d'un droit de la différence p. 51
§. 1 : De multiples formes d'appréhension des particularismes culturels
A. La négation ferme des particularismes culturels
B. La négation atténuée des particularismes culturels
C. L'acceptation des différences
D. La reconnaissance des différences
E. L'institutionnalisation des différences
§. 2 : Quel relativisme culturel pour quel droit à la
différence ?
Section 2 : Le triptyque français Egalité - Uniformité - Universalité, obstacle à une réelle prise en compte de la différence culturelle p. 64
§. 1 : Du principe d'égalité au principe de non-discrimination : la nécessaire réinterprétation d'un dogme fondateur des droits de l'homme
A. L'égalité élevée au rang de dogme
B. La réinterprétation de l'égalité
C. La " prise en compte opératoire " de la diversité culturelle
§. 2 : L'uniformité, ennemie de l'unité
A. L'uniformité ou la fatale dégénérescence de l'unité
B. L'égalité juridique, facteur de cette dégénérescence
§. 3 : L'universalité des droits de l'homme, un mythe à revisiter
A. Universalité et universalisme
B. L'unité des droits de l'homme, unilatéralement élaborée
C. Une donnée fondamentale négligée : la diversité culturelle
D. Une nécessaire répartition des tâches
LES DROITS CULTURELS, CONDITION DE L'ACCES DES DROITS DE L'HOMME A
L'UNIVERSALISME
PREMIER CHAPITRE. - LES DROITS CULTURELS OU L'INSERTION DE LA CULTURE
DANS LA RELATION DE DROIT p. 98
Section 1 : La défiance à l'égard des droits culturels p. 99
§. 1 : Les raisons de la défiance
A. Les droits culturels considérés comme destructeurs de l'unité
B. Les droits culturels ou la porte ouverte à des concepts longtemps repoussés
§. 2 : La culture : droit ou besoin ?
Section 2 : Les droits culturels, de nouveaux droits de l'homme
ou un mode supérieur d'interprétation et de mise en oeuvre
des droits de l'homme ? p. 112
§. Préliminaire : La conception de la culture à l'oeuvre dans les droits culturels
§. 1 : Les droits culturels ne doivent pas constituer une nouvelle catégorie de droits de l'homme
A. L'effectivité douteuse des droits culturels en tant que droits de l'homme
B. La probable confusion entre droits culturels et droits à la culture
§. 2 : Les droits culturels peuvent constituer un mode supérieur d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme
A. De la réciprocité des droits culturels à la complémentarité des traditions culturelles
B. L'objectif d'universalisme des droits de l'homme assigné aux droits
culturels
DEUXIEME CHAPITRE. - LES DROITS CULTURELS, COMME BASE DE LA FORMULATION D'UN NOUVEL UNIVERSALISME DES DROITS DE L'HOMME
p. 127
Section 1 : L'apport des droits culturels dans la réinterprétation de la théorie universaliste des droits de l'homme p. 130
§. 1 : Les droits culturels comme substituts au droit naturel
§. 2 : L'opportunité des droits culturels dans la
concrétisation des droits de solidarité
Section 2 : L'alliance d'un universalisme pluriel et d'un relativisme culturel modéré, condition d'une universalisation effective des droits de l'homme p. 138
§. 1 : Un impératif : éviter que le combat des droits de l'homme ne dégénère en un duel entre un universalisme radical et un relativisme absolu
§. 2 : Les droits culturels, passerelle de l'universalisme vers
l'universalité ?
CONCLUSION p. 143
BIBLIOGRAPHIE p. 148
Se pourrait-il que, derrière la prétention à l'universalisme revendiquée par la théorie des droits de l'homme, se dissimule ce que R. BASTIDE appelait " l'esprit de la demeure close " ? Se pourrait-il que les principes érigés par les démocraties occidentales en garantie des libertés fondamentales, soient à la base d'une crise de l'universalisme des droits de l'homme ? La diversité culturelle représente-t-elle l'écueil contre lequel l'universalisme des droits de l'homme s'effritera, ou la chance pour celui-ci de passer du stade de la virtualité à celui de la réalité ?
Ces questions pourront paraître receler un double paradoxe qu'il est possible de transcrire à nouveau sous la forme interrogative. Comment l'universalisme qui, a priori, ambitionne de s'étendre à tous les hommes pourrait-il signifier le repli sur soi ? Comment la diversité culturelle pourrait-elle faciliter la réalisation de cet universalisme alors qu'a priori, elle est davantage source d'hétérogénéité que d'homogénéité ?
Cette étude nous conduira précisément à tenter d'apporter une réponse à ces interrogations qui, toutes, renvoient à cette tension permanente entre universalisme et spécificités culturelles. Lors de la Conférence mondiale sur les droits de l'homme qui s'est tenue à Vienne en juin 1993, sous l'égide de l'Organisation des Nations Unies (ONU), le Secrétaire Général de cette organisation se faisait l'écho de cette préoccupation : " Si les droits de l'homme constituent un objectif commun à l'ensemble des membres de la société internationale, si chacun se reconnait dans cette question, chaque culture a sa façon particulière de la formuler. [...] En effet, les droits de l'homme, pensés à l'échelle universelle, nous confrontent à la dialectique la plus exigeante qui soit : la dialectique de l'identité et de l'altérité, du " moi " et de " l'autre " ". B. BOUTROS-GHALI prévenait aussi du " danger d'une naïveté qui voudrait voir dans les droits de l'homme l'expression de valeurs universellement partagées vers lesquelles tendraient naturellement tous les membres de la Communauté internationale ".
On peut donc affirmer qu'à cette " dialectique de l'identité et de l'altérité " se superpose celle des droits de l'homme (prétendus universels) et de la culture. Encore faut-il s'entendre sur le sens que l'on donne à chacun des deux termes. Ces deux notions ont généré nombre de définitions (deux auteurs cités par S. ABOU avaient recensé en 1952 plus de trois cents définitions de la culture). En ce qui concerne les droits de l'homme, nous retiendrons celle de K. MBAYE pour son exhaustivité : " ensemble cohérent de principes juridiques fondamentaux qui s'appliquent partout dans le monde tant aux individus qu'aux peuples et qui ont pour but de protéger les prérogatives inhérentes à tout homme et à tous les hommes pris collectivement en raison de l'existence d'une dignité attachée à leur personne et justifiée par leur condition humaine ". Quant à la culture, nous retiendrons - pour sa clarté - celle qu'en donne S. ABOU : " ensemble des modèles de comportement, de pensée et de sensibilité qui structurent les activités de l'homme dans son triple rapport à la nature, à l'homme, au transcendant ".
Or, chaque culture génère des pratiques qui peuvent entrer en conflit avec un ou plusieurs droits de l'homme. A la diversité des cultures, à la persistance de certaines pratiques, on mesure la probable irréductibilité d'une telle tension entre droits de l'homme et culture, et des conflits qui pourraient en résulter. Certes, on peut, comme le suggère S. ABOU, revaloriser la notion de conflit. Pour cet auteur, " il convient de déshypothéquer la notion de conflit de la connotation négative qui l'affecte dans le langage courant. En réalité, dans le domaine de la vie humaine, il n'y a pas de croissance sans conflits, pas de croissance qui ne soit la résolution de ces conflits ". Cette remarque nous semble fondée, mais nous pensons que la difficulté consiste moins dans le conflit lui-même, que dans la façon de le gérer : seul un conflit bien géré permet cette croissance. Nous estimons que la bonne gestion d'un conflit passe d'abord par l'adéquation des moyens mis en oeuvre aux objectifs poursuivis. Ensuite, par l'édiction et l'utilisation d'un principe qui permette de résoudre ces conflits et - dans la situation idéale - de prévenir et " désamorcer " ces conflits.
Nous avançons que, lorsque le conflit met en jeu, face
aux droits de l'homme, une pratique culturelle, les droits culturels,
définis comme " droits individuels et collectifs à
l'identification culturelle ", peuvent valablement s'imposer en
médiateurs des revendications culturelles ainsi exprimées et
des droits de l'homme qu'on leur oppose.
La question qui dirigera toute l'étude qui va suivre peut se résumer ainsi : depuis leur proclamation, les droits de l'homme sont tiraillés entre le postulat de leur universalisme et l'expérience de leur confrontation à la diversité culturelle : les droits culturels ne fournissent-ils pas un mode intéressant d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme, permettant de transcender cette tension?
Mais au-delà des tiraillements qui caractérisent les rapports de la culture et des droits de l'homme depuis que ces derniers ont été systématisés, il convient, au moment de proposer un mode susceptible de réduire cette tension, d'analyser dans un conflit donné, d'une part les éléments qui démontrent le caractère prégnant et irréductible de la culture, d'autre part ceux de ces éléments qui établissent l'inadéquation des solutions proposées à la pratique en cause. Comme situation donnée nous avons choisi le conflit qui oppose depuis plus de dix ans l'excision à l'ordre public français, et qui alerte encore régulièrement les médias et l'opinion publique. Ce choix s'explique par la clarté des termes de ce conflit : une pratique objectivement mutilante face au droit à l'intégrité physique. Hormis le caractère d'exemple que joue ce conflit, il est évident qu'il ne peut laisser indifférente toute personne sensibilisée à la question des droits de l'homme et attachée au respect de toutes les cultures. Dès lors, cette étude sera aussi l'occasion - tout en restant dans le cadre de notre problématique - de soumettre des propositions qui permettraient d'apporter une solution à ce cas concret.
Mais, si pour les besoins de cette étude, le conflit est circonscrit à la France, il est évident qu'une double lecture doit être faite en permanence qui transpose, au niveau international, les remarques faites au niveau national : c'est à ce premier niveau que se joue, aujourd'hui, le combat des droits de l'homme.
Enfin, si nous avançons la proposition d'ériger les droits culturels en mode d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme, cela résulte simultanément du constat que l'universalisme auquel ceux-ci postulent est en crise, et de la suggestion que ces droits culturels pourraient ouvrir la voie à un universalisme effectif : en d'autres termes, il s'agit de faire des droits culturels l'instrument susceptible d'oeuvrer à la réconciliation de l'universalisme des droits de l'homme et de la diversité culturelle.
Nous verrons donc que le conflit excision/ordre public français est révélateur d'une appréhension contestable des pratiques culturelles portant atteinte aux droits de l'homme (Première Partie), et qu'envisagés comme mode d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme, les droits culturels pourraient être sinon la, du moins une condition de l'accès des droits de l'homme à l'universalisme (Deuxième Partie).
PREMIERE PARTIE
LE CONFLIT EXCISION/ORDRE PUBLIC FRANÇAIS,
RÉVÉLATEUR D'UNE APPRÉHENSION CONTESTABLE DES PRATIQUES
CULTURELLES PORTANT ATTEINTE AUX DROITS DE L'HOMME.
Le conflit excision/ordre public français renvoie, en apparence, deux notions dos à dos. L'ordre culturel, géniteur en l'occurence d'une pratique donnée, et l'ordre public défini comme " la vaste conception d'ensemble de la vie en commun sur le plan politique et administratif ". Le lien entre les deux apparait dès lors que le premier comprend une pratique portant atteinte à un droit fondamental de la personne humaine - l'intégrité physique - que le second protège.
Mais cette opposition quasi manichéenne cesse là, dès lors que derrière l'ordre culturel se dessine une suggestion si forte qu'elle place l'individu dans une situation si contraignante qu'elle s'apparente à une norme imposée. A l'inverse, derrière l'ordre public apparaissent des représentations - sans rapport avec le droit - mais qui justifieront que l'on recourt aux sanctions que celui-ci comporte. Le terrain devient dès lors plus mouvant et apparait l'élément perturbateur de cette opposition si rassurante : la culture. Le législateur, le juge sont particulièrement mal à l'aise lorsque cet élément interfère dans les questions qui leur sont soumises.
L'actualité récente est féconde en affaires d'excisions. Le Monde du 18 juin 1996 relate le cas d'une jeune Togolaise qui a obtenu l'asile aux Etats-Unis, au motif qu'elle était l'objet d'une menace d'excision. Le jugement du Conseil de l'immigration affirme que cette pratique constitue une persécution et le Sénat a adopté un amendement au projet de loi sur l'immigration faisant de l'excision un crime fédéral, passible d'amende et d'une peine de cinq ans de prison. Par une décision du 12 juin 1996, le Tribunal administratif de Lyon a annulé l'arrêté d'expulsion vers la Guinée d'une ressortissante de ce pays, au motif que ses deux jeunes filles risquaient d'y subir une excision, qualifiée par les juges de " traitement inhumain et dégradant ", au sens de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales (CEDH).
Ces deux exemples manifestent la réprobation des
sociétés occidentales face à cette pratique. Bien
évidemment nous approuvons ces décisions qui vont dans le sens
d'une protection, mais les circonstances de fait ne permettent pas de juger
de l'attitude du droit français lorsque l'excision, est pratiquée
sur son territoire. Dans les cas où les personnes sont poursuivies
pour avoir pratiqué ou fait pratiquer l'excision, sa propension à
la protection, à la prévention est inexistante puisqu'il incrimine
ces faits qui, à l'heure actuelle, sont passibles de la Cour d'assises.
Ce sont ces affaires qui nous renseignent le mieux sur la façon dont
l'excision est appréhendée en France (Premier Chapitre)
et qui nous ouvrent au schéma en fonction duquel la France gère,
de manière plus globale, la question des particularismes culturels
(Deuxième Chapitre).
PREMIER CHAPITRE
L'APPREHENSION DE L'EXCISION EN FRANCE : DE L'ORDRE CULTUREL
A L'ORDRE PUBLIC.
La terminologie employée à l'égard d'une pratique, d'une institution, afin de présenter celles-ci, révèle largement les représentations qui se forgent à leur encontre. Ces représentations sont le fait d'un ordre culturel. Cet ordre culturel - traversé de constructions religieuses, morales, juridiques, médicales (dans le cas de l'excision) diverses et changeantes (notamment dans le temps) - appréhendera ces pratiques au gré de ces constructions. Cette appréhension se concrétisera à l'aide d'une qualification (morale, religieuse, juridique) de ces pratiques, la terminologie servant de vecteur/révélateur de ces qualifications.
Dans le cas de l'excision, ces représentations ont varié dans le temps et dans leur contenu. Schématiquement, depuis la période hellénistique où l'excision est vue, sans entraîner de réprobation, comme une pratique thérapeutique ou comme une coutume égyptienne, jusqu'à la fin du XXème siècle où on la réprime comme mutilation sexuelle, les Occidentaux la dédaigneront d'abord, accentuant leurs attaques contre la circoncision (masculine). Ils ne commençeront à la combattre en Afrique que lorsqu'eux-mêmes l'auront abandonnée comme thérapie. Autrement dit, les représentations occidentales de la circoncision (féminine) varieront au gré des constructions médicales, morales, religieuses et juridiques, traversant l'ordre culturel occidental (Section 1).
Les représentations successives de l'excision résultent d'une " lecture nécessairement culturelle " de cette pratique. Cette culture étant uniquement occidentale, l'ethnocentrisme n'est pas loin lorsqu'il s'agit de ramener l'Autre aux valeurs et représentations de la société occidentale...
La sévère et rapide répression qu'a connue l'excision en France résulte incontestablement des représentations de cette pratique que l'Occident s'est forgées (Section 2).
Cette " forme de violence étatique " nous paraît largement exagérée et surtout, inefficace, si l'on a pour ambition d'éradiquer cette pratique et non simplement de défendre l'ordre public, de manière stérile, systématique.
Dans un tel type de conflit, l'ordre culturel doit se superposer aux pratiques en cause et à l'ordre public sollicité. Mais quant aux premières, il ne doit pas systématiquement les justifier, sans quoi l'on verse dans un phénomène d'ethnocentrisme inverse, tout aussi condamnable. Quant au second, cette superposition se justifie dès lors qu'on considère l'ordre public comme une fraction de l'ordre culturel, sa traduction juridique, politique et administrative.
Mais finalement, ce conflit même doit se transformer en
un dialogue interculturel. Comme moyen de mettre en place ce dialogue, nous
proposons les droits culturels.
SECTION 1. PRÉSENTATION
ET REPRÉSENTATIONS DE L'EXCISION.
L'excision a été largement étudiée
par des anthropologues, des ethnologues, des médecins, dont les travaux
ont été présentés à l'occasion des affaires
d'excision qui ont alerté les médias et l'opinion publique.
Notre objectif ne consiste donc pas à reproduire ici ces explications.
Nous nous proposons d'aborder cette pratique sous un angle que nous pensons
original et qui s'insère idéalement dans notre problématique
: présenter l'excision, au travers des
représentations qu'elle a générées et
dont une terminologie variable a rendu compte. Cet angle d'approche
nous conduira, d'une part à établir que cette pratique quasi
immuable a connu, et connait encore, de nombreuses et diverses qualifications
(§.1), d'autre part à dessiner le visage qu'elle
présentait en France, à l'aube de sa judiciarisation
(§.2).
§.1. Une même pratique,
plusieurs qualifications.
Ce que nous appelons " excision " a connu trois
qualifications principales, davantage synchroniques que chronologiques. Le
terme de " castration " est sans doute celui qui transcende le
plus les clivages culturels, jusqu'à se retrouver dans les mythes
fondateurs des sociétés qui perpétuent cette pratique.
Mais, ce surprenant " consensus " s'arrête là, dès
lors que les représentations que chaque société a
élaborées divergent (C). La qualification
d'" excision " proprement dite - relevant d'une terminologie
médicale spécifiquement occidentale - révèle
une surprenante dialectique entre une pratique (l'excision) volontairement
négligée chez les autres peuples par les Occidentaux
lorsqu'eux-mêmes la pratiquent, puis violemment érigée
en pratique " barbare " lorsqu'ils l'abandonnent (A). Le
mouvement était alors amorçé qui faisait de l'excision
la pratique symbole des " mutilations sexuelles ", terme la
désignant aussitôt aux foudres des tribunaux (B).
A. " Excision ", ou
l'approche médicale.
Le Nouveau Larousse médical définit l'excision comme l' " action d'inciser et d'enlever un tissu pathologique " et donne un exemple, l' " excision d'un panaris ". Cette définition doit nous interpeller : en quoi l'opération d'ablation partielle ou totale du clitoris et/ou des lèvres a-t-elle pu s'approprier un terme scientifique visant le retrait d'un tissu, non naturel ? M. ERLICH apporte une réponse à cette question. Au XVIème siècle, un conflit oppose en Ethiopie le clergé monophysite aux Jésuites portugais, lesquels condamnent la circoncision dans les deux sexes présentée comme d'origine judaïque. L'échec qui s'en suivit justifia l'envoi par le Saint-Siège d' " une mission médicale qui décréta la licéité de l'excision, arguant d'une hypertrophie clitorido-labiale propre aux femmes de ces contrées ". L'argument pathologique justifiait alors l'emploi de la technique de l'excision. Le terme d'excision appliquait le " sceau médical " à une pratique que l'on décidait d'entériner.
En Europe, l'hypertrophie sexuelle étant exceptionnelle
chez la femme blanche, " les rationalisations relatives aux mutilations
sexuelles féminines vont s'ordonner dans le cadre d'une logique
chrétienne de la répression sexuelle et s'exprimer à
un double niveau : celui du discours médical de la nymphomanie et
celui du discours anthropologique de la sauvagerie ". Au premier niveau,
Dionis, chirurgien du XVIIème siècle, préconisera
" l'excision comme remède à la lascivité
féminine ". Le XVIIIème siècle inaugure une nouvelle
discipline médicale, l'hygiène sexuelle, aboutissant à
la " répression médicalisée de la sexualité
dominée par la lutte contre la masturbation ". L'excision
" thérapeutique " sera systématisée par GRAEFE
et le britannique BAKER-BROWN au XIXème siècle, tandis que
l'américain BATTEY proposera l'ovariectomie (castration féminine)
comme traitement des troubles nerveux. D'après M. ERLICH, cette
" misogynie médicalisée " se prolongera jusqu'au
milieu du XXème siècle aux Etats-Unis faisant " évoluer
les indications médicales des mutilations sexuelles [...] du domaine
de la pathologie morphologique à celui de la pathologie
psychologique ". Au second niveau, celui de l'anthropologie de la
sauvagerie, le discours se nourrit des descriptions de mutilations
rapportées par des médecins dès le XIXème
siècle et tourne autour du dogme de l'hypertrophie sexuelle
féminine, cette image participant d'une " représentation
réductrice et infériorisante des peuples exotiques, dans laquelle
les mutilations sexuelles féminines apparaissent comme des sanglants
repoussoirs, stéréotype omniprésent dans l'actuel
traitement médiatique de l'excision ".
B. " Mutilations sexuelles,
ou la globalisation orientée.
Dès lors que l'excision a perdu - ou commencé à perdre - en Occident ses justifications pathologiques, le terme de mutilation sexuelle s'est peu à peu ajouté à celui d'excision comme qualificatif de l'ablation partielle ou totale du clitoris et/ou des lèvres. En d'autres termes, nous avons appelé mutilation ce que nous pratiquions et dissimulions sous le terme médical d'excision à partir du moment où nous avons abandonné ces pratiques que nous retrouvions sous d'autres cieux.
Le Nouveau Larousse médical définit
l'hétéromutilation (mutilation d'autrui) comme " le fait
de sadiques ou de pervers, d'alcooliques ou d'épileptiques, et qui
est parfois un rite chez certaines peuplades primitives ". Même
si le terme mutilation se justifie en matière médicale comme
issu du verbe latin mutilo signifiant " couper, retrancher,
déformer ", il n'en demeure pas moins que dans ses utilisations
courantes, il revêt une connotation d'autant plus péjorative
qu'il concerne d'une part, les organes génitaux, d'autre part des
populations immigrées.
Le recours à l'expression de " mutilations sexuelles " dans l'appréhension de l'unique excision est contestable. D'une part, l'emploi du pluriel dissimule mal le fait que seule l'excision soit visée. Ainsi, parmi les associations qui luttent en France contre l'excision, on trouve la " Commission pour l'abolition des mutilations sexuelles France " et le " Groupe femmes pour l'abolition des mutilations sexuelles ". Le terme est accrocheur mais travestit la réalité. La Chronique d'Amnesty International consacrant en mars 1996, un dossier aux " mutilations génitales féminines " rangeait sous le titre de " principales mutilations ", respectivement, la clitoridectomie, l'excision et l'infibulation. Or, la clitoridectomie et l'excision, qui sont synonymes, ne sont pas des sous-catégories de mutilations, mais un terme générique regroupant différents types d'excisions classées selon leur degré vulnérant, ainsi que l'atteste la classification de l'O.M.S (l'Organisation Mondiale de la Santé) :
- Type I : " Excision a minima " ou circoncision sunna (pratiquée dans certaines sociétés musulmanes), consistant dans l'ablation du capuchon clitoridien.
- Type II : " Excision commune ou élargie ", comportant l'ablation plus ou moins étendue du clitoris et des petites lèvres; pratiquée dans diverses sociétés païenne, musulmane et chrétienne. La plus répandue dans le monde et en France.
- Type III : " Infibulation "; également appelée " circoncision pharaonique " au Soudan et " circoncision soudanaise " en Egypte. Comporte une excision assortie d'une fermeture quasi-complète de l'orifice vaginal par rupture et accolement cicatriciel des grandes ou des petites lèvres. Géographiquement limitée à l'Afrique du Nord-Est, au Soudan, à l'Erythrée, aux pays de la Corne de l'Afrique (Djibouti, Ethiopie, Somalie) et exceptionnellement au Mali et au Nigéria du Nord.
Dans l'approche de la question de l'excision, l'expression réductrice de " mutilations sexuelles " nous paraît malvenue. A titre de comparaison, l'ouvrage de M. ERLICH, qui porte ce titre, se justifie dès lors que l'auteur envisage toutes les mutilations sexuelles, féminines (l'excision mais aussi les élongations clitorido-labiales, les dilatations vaginales, les altérations bucco-labiales occasionnées par les labrets, les gavages...) et masculines (la circoncision notamment), mutilations qu'il définit comme des " altérations morphologiques et/ou fonctionnelles affectant des structures corporelles participant à l'épanouissement de la sexualité ".
Comme le souligne encore M. ERLICH, " le mot mutilation
n'est jamais utilisé tant dans les langues locales qu'en arabe pour
désigner l'excision ", la terminologie internationale - notamment
les documents de l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation,
la science et la culture (UNESCO) - utilisant quant à elle l'expression
" circoncision féminine ".
D'autre part, le terme mutilation renvoit précisément à l'article 312.3° de l'ancien Code pénal (a.c.p) alors que l'excision n'est visée par aucun texte. En d'autres termes, désigner l'excision comme une mutilation sexuelle constitue - volontairement ou non - une opération de pré-qualification juridique désignant aux juges l'article 312-3° a.c.p. Ainsi l'association " Choisir " de Gisèle Halimi demandait, dès 1979, la prise de dispositions législatives réprimant les " mutilations sexuelles ". Ainsi la chambre criminelle de la Cour de Cassation, en 1983, a admis cette qualification en considérant que l'ablation du clitoris constitue une " mutilation " au sens de l'article 312-3° a.c.p.
Nous aurons l'occasion d'étudier dans le détail
la jurisprudence en la matière, mais il convient de préciser
ici, d'une part que la décision de 1983 - considérée
comme arrêt de principe fondant les poursuites pour fait d'excision
- est intervenue dans une affaire d'excision non rituelle (la mère
souffrait de troubles mentaux), d'autre part, comme le rappelle G.
GIUDICELLI-DELAGE - la mutilation étant " la perte partielle
ou complète d'un membre ou d'un organe externe " - il serait
souhaitable " qu'en matière de qualification, l'excision fasse
place "aux excisions" et que la solution juridique donnée à
ces pratiques varie avec la réalité de chacune ".
C. " Castration ", ou
le surprenant point de rencontre entre imaginaire occidental et mythologies
africaines.
Dans la liste des termes que l'on a pu utiliser pour qualifier l'excision, celui de castration constitue la clef de voûte en ce que, d'une part " cette assimilation de l'excision à la castration constitue en fait le point de départ de l'évolution historique d'une représentation de l'excision dans l'imaginaire occidental ", et d'autre part, la castration " primordiale " - thème récurrent des mythologies africaines - fonde les pratiques de circoncision masculine et féminine. Autrement dit, cette notion de castration fonde les représentations des uns (les Occidentaux) et des autres (les Africains) sans que ni les uns ni les autres n'en tirent les mêmes interprétations.
Ainsi, comme l'indique M. ERLICH, " de nombreux mythes fondateurs comportent des séquences violentes illustrées par le démembrement d'un être cosmique ou la mutilation sexuelle d'une divinité primordiale, dramaturgie exaltée dans certaines cosmogonies sémitiques, inspiratrices des rites de castration moyen-orientaux. Egalement présents dans les grandes mythologies africaines, ces éléments ont inspiré des pratiques rituelles toujours aussi vivaces telles que la circoncision et l'excision " .
Parmi ces mythes fondateurs, nous nous reporterons à
celui de la création des Dogons du Mali. Le Dieu Suprême Amma
a créé la Terre mais au moment de s'unir, la Termitière
(le clitoris) de celle-ci se dressa contre le sexe d'Amma qui l'excisa. La
Terre donna naissance aux Nommo (deux jumeaux) et Amma en castra un et projeta
les morceaux du sexe coupé dans l'espace pour fertiliser la Terre.
Le second Nommo " façonna au Ciel deux corps et dessina deux
fois deux pourtours sur lesquels les deux corps s'étendant reçurent
chacun leurs deux sexes: l'homme, la verge masculine et le prépuce
féminin, la femme, le vagin féminin et le clitoris mâle.
Alors, Nommo circoncit l'homme qui, s'unissant à la femme non
excisée, engendra deux jumeaux mâles. Puis la femme, que la
souffrance du premier accouchement avait excisée naturellement (son
clitoris était tombé), accoucha encore de six autres
enfants ".
S'il n'est pas soutenable d'affirmer qu'un tel mythe puisse
consciemment diriger les Africains immigrés en France à pratiquer
l'excision, il n'en demeure pas moins, comme l'écrit Jean-Pierre M'BARGA
que " le mythe apparaît comme fondateur de la coutume ".
§.2. Le visage de l'excision
en France, à l'aube de sa judiciarisation.
A. Les raisons invoquées
à la pratique de l'excision.
Les fonctions ou significations de l'excision semblent pouvoir se ranger selon un ordre allant du mythique à l'idéologique en passant par l'initiatique.
La dimension mythique de l'excision, la plus proche de la cosmogonie Dogon, réside dans la nécessité de réintégrer pleinement l'homme et la femme dans son sexe d'origine, le premier en retirant par la circoncision le reliquat féminin que représente le prépuce, la seconde en se débarassant par l'excision du reliquat masculin que constitue la clitoris (" la termitière ").
La dimension initiatique, ou pédagogique, tourne autour de la notion de douleur. Ainsi ressentie lors de l'excision (et de la circoncision), elle fera acquérir à l'excisée l'endurance physique et morale nécessaire à sa vie future d'épouse.
La dimension idéologique reposerait sur la
" volonté de créer les conditions (physiques) de la domination
(sociale) de l'homme sur la femme ". Si cette analyse était en
germe dans le mythe de la bisexualité originelle, S. FAINZANG
considère qu' " il ne s'agit [...] pas de confirmer la
différence biologique des sexes, mais de façonner le sexe
biologique, de manière à rendre possible l'exercice, par
l'individu, du statut social qui lui est assigné ". Les arguments
d'après lesquels le clitoris de la femme risquerait de blesser l'homme
et l'excision de la femme diminuerait sa libido, favorisant ainsi sa
chasteté, sont dès lors rangés par l'auteur comme
s'inscrivant dans cette logique de contrôle social. Il semble donc
que l'on assiste, en France, à une
" dégénérescence " de l'excision dans
ses fondements traditionnels.
La restitution à chacun des deux sexes de sa véritable
identité sexuelle fondée sur le mythe de la bisexualité
des Dieux demeure un discours ethnologique. La fonction initiatique de l'excision
est totalement tombée en désuétude : le couteau rituel
a laissé la place à la lame de rasoir; l'exciseuse n'est plus
la forgeronne mais " une femme un peu courageuse qui veut gagner de
l'argent ", la fillette est souvent excisée à la naissance;
toutes atteintes à la tradition qui font dire à I. GILLETTE-FRENOY
que " la notion de " rite de passage "
[...] a été totalement abandonnée, du moins dans le
contexte de l'immigration ".
Cette analyse est confortée par les réponses que les intéressés peuvent donner lorsqu'on leur demande les raisons pour lesquelles ils perpétuent l'excision : d'après une femme, " c'est comme ça chez nous, ça a toujours été comme ça "; pour un homme, " si on touche à ça tout s'écroule ". On s'aperçoit que les personnes concernées invoquent la coutume en tant que telle, presque comme une fatalité, sans avoir aucune idée le plus souvent des raisons qui la fondent.
Mais en allant plus loin, il semble qu'une frontière se dessine entre les hommes et les femmes. Les premiers s'inscrivent effectivement dans cette perpétuation d'une tradition dont ils ne connaissent pas très bien les tenants et les aboutissants; les secondes s'inscrivent de plus en plus clairement dans un " processus d'autonomisation " dans lequel la contestation se fait jour. Pour C. QUIMINAL, " comme toutes les traditions, les mutilations sexuelles de femmes ne sont traditions que dans la mesure où les intéressées n'ont d'autres possibilités que de les subir sous peine d'être exclues de leur communauté. Dès lors qu'elles sont contestées, les traditions apparaissent pour ce qu'elles sont : expression d'un rapport de force, arguments d'autorité ". L'analyse de C. QUIMINAL rejoint celle de S. FAINZANG fondée sur l'idée de contrôle social imposé par le biais d'un marquage sexuel.
Enfin, il importe de se demander quelles sont les implications
de l'excision comme de la non-excision; en d'autres termes, quel sera le
sort d'une femme non-excisée et celui d'une femme excisée ?
B. Le sort de la femme.
Dans le premier cas, la femme non-excisée ne trouvera pas de mari, sera mise à l'écart du village et aucun guérisseur n'acceptera de la soigner. Ces conséquences sont bien évidemment à relativiser dans le cadre de l'immigration française puisque les maris, arrivés en France souvent plusieurs années avant leur épouse, n'exigeront que rarement l'excision de leur femme et hésiteront de plus en plus à la pratiquer sur les fillettes issues du mariage. Quant aux soins, le médecin occidental s'est souvent substitué au guérisseur traditionnel. Malgré tout, la pression sociale exercée par la société d'origine, le rêve du retour, sans cesse amoindri mais toujours présent, expliquent que l'excision soit toujours une réalité en France. En outre, la crainte d'une excision, pratiquée lors d'un séjour au pays à l'initiative de la famille restée sur place dans des conditions d'hygiène moindres, justifiera que l'opération soit faite en France. Les liens avec la société d'origine expliquent les excisions pratiquées par des parents immigrés alors qu'eux-mêmes contestent de plus en plus le bien-fondé d'une telle pratique.
Dans le second cas de la femme, ou plus précisément de la fillette excisée, les conséquences sont d'abord et bien évidemment d'ordre médical (infections, hémorragies, voire la mort). Pour ceux qui ont pratiqué ou fait pratiquer l'excision, les conséquences seront d'ordre judiciaire puisque la France a choisi de faire entrer l'excision dans le prétoire.
Le problème de l'excision se noue précisément
ici : face à l'atteinte à l'intégrité physique
que constitue incontestablement cette pratique, l'ordre public s'est
manifesté en réprimant les acteurs de celle-ci.
SECTION 2. LE TRAITEMENT DE L'EXCISION
EN FRANCE.
Le but du développement qui va suivre est d'étudier
la façon dont la France a géré la pratique de l'excision
sur son territoire (§.3). Nous nous pencherons donc sur les
décisions rendues par les juridictions françaises, puisque
la France a choisi la voie judiciaire, mais afin de mettre en perspective
ce traitement franÁais nous porterons notre regard sur l'Afrique et
sur quelques pays d'Europe occidentale (§.2) afin de connaître
leur réaction (ou leur absence de réaction) face à cette
pratique.
Il est intéressant de noter qu'historiquement et dans
le monde entier la circoncision (masculine) fut combattue bien avant l'excision,
l'évolution démontrant une légitimation progressive
de la première pratique, tandis que l'excision connaissait de plus
en plus fortement des manifestations d'hostilité, à l'origine
de tentatives d'éradication (§.1) en Afrique, puis en
Occident.
§.1.Les
premières tentatives d'éradication de l'excision.
La circoncision (masculine) définie par M. ERLICH comme " l'ablation du prépuce " est rangée par cet auteur parmi les mutilations sexuelles. Son existence serait confirmée durant le troisième millénaire avant notre ère en Egypte, tandis qu'Hérodote fait référence à l'excision au Vème siècle avant J.C. Comme l'excision, la circoncision transcende les clivages religieux puisqu'on la retrouve dans le judaïsme, chez les Coptes et dans la religion musulmane. La circoncision musulmane, pratiquée antérieurement à l'Islam, n'est pas mentionnée dans le Coran (de même que l'excision). Cependant de nombreux auteurs tentent de justifier ces pratiques par le recours aux recueils de la Sunnah ou à la coutume (source du droit musulman). Appliquant les cinq principaux critères de qualification des actes du croyant musulman (interdit, blamable, recommandable, permis, obligatoire), un auteur moderne, AL-SUKKARI, estime la circoncision masculine obligatoire et la circoncision féminine recommandable. La circoncision n'est que rarement mise en cause, seul son degré d'acceptabilité est discuté (recommandable, permise, obligatoire). Par contre, l'excision est objet d'un vaste débat sur ces cinq critères.
La circoncision juive (Berith Mila), d'origine biblique, est fondée sur la circoncision d'Abraham. Codifiée au IIème siècle dans le Talmud, elle s'applique obligatoirement à tout nouveau-né comme un rite d'alliance.
La circoncision, juive notamment, fut l'objet de campagnes d'éradication, depuis le IIème siècle avant J.C. en Judée sous Antioche Epiphane jusqu'au XIVème siècle lorsque le roi Juan I, roi de Castille, interdit aux Juifs d'Espagne de circoncire leurs esclaves musulmans et tartares. Nous pouvons donc avancer que le premier conflit opposant l'ordre public à un type de mutilations sexuelles concernait la circoncision (masculine), car, comme l'indique M. ERLICH, " à l'inverse de la circoncision hébraïque qui suscite dès la période hellénistique des réactions de rejet au sein même du judaïsme palestinien, l'excision, rarement mentionnée dans le monde gréco-romain, est considérée comme une simple pratique thérapeutique et accessoirement comme une coutume égyptienne ".
L'Empereur éthiopien Zar'a Yakob inaugurera au XVème siècle la vague d'hostilité à l'égard de l'excision en s'attaquant à l'infibulation. Dans un recueil de préceptes religieux (le Mashafa Berhan), l'Empereur menaça " qu'un clerc épousant une vierge infibulée se rend indigne à la prêtrise, que toute personne qui se soumet à cette mutilation est passible d'excommunication, et qu'en cas de décès lors de la défloration d'une vierge infibulée le partenaire de cette dernière est tenu pour responsable d'un homicide ". Les Jésuites portugais tenteront au XVIème siècle de combattre les circoncisions (masculine et féminine) mais leur échec précèdera l'envoi par le Saint-Siège d'une mission médicale qui décrètera la licéité de l'excision, prétextant, comme nous l'avons étudié plus haut, de l'hypertrophie clitorido-labiale des femmes africaines.
Cette vue des premières tentatives d'éradication de l'excision a montré que l'effort a longtemps porté sur la circoncision masculine. La lutte contre l'excision s'y est ajoutée timidement mais ne se développera réellement qu'au XXème siècle à la faveur de la colonisation. Mais l'effort ne s'intensifiera que lorsque les nations occidentales, confrontées à cette pratique sur leurs territoires - qu'elles appréhenderont de diverses manières comme nous le verrons-, joindront leurs efforts à ceux des pays africains pour combattre l'excision.
Il est ainsi patent que l'excision est étroitement liée
à la circoncision masculine, largement légitimée aujourd'hui
sous l'argument hygiénique. En effet, d'après J.T. MAERTENS,
l'excision " n'existe que là où la circoncision est
pratiquée ". Or, comme le souligne S.A. ALDEEB ABU-SAHLIEH,
" la logique juridique rejette la distinction entre la circoncision
masculine et la circoncision féminine, toutes deux étant des
mutilations d'organes sains et, par conséquent, une atteinte à
l'intégrité physique de l'enfant quelles que soient les motivations
religieuses et les superstitions qui les sous-tendent ". L'auteur cite
même un médecin, le Dr ZWANG, qui estime que l'éradication
de l'excision est liée au combat contre la circoncision : " on
ne pourra jamais mettre fin à la circoncision féminine tant
qu'on continue à pratiquer la circoncision masculine. Comment voulez-vous
convaincre un africain de ne pas circoncire sa fille si en même temps
vous lui permettez de circoncire son fils ? ".
Il nous semblait important d'avoir à l'esprit ce lien
unissant depuis leurs origines ces deux pratiques au moment d'aborder les
tentatives contemporaines d'éradication de la seule excision.
§.2.
Les tentatives contemporaines d'éradication de l'excision en Afrique
et dans quelques pays d'Europe occidentale (hormis la France).
A. En Afrique.
En février 1979, à Khartoum (Soudan) se déroulait un séminaire sur " les pratiques traditionnelles affectant la santé des femmes et des enfants " qui fut l'occasion d'un premier bilan des mutilations sexuelles.
Depuis la Convention de Lomé III de 1985, la plupart des pays africains sont engagés dans des programmes de lutte contre l'excision. Le Comité inter-africain sur les pratiques traditionnelles ayant effet sur la santé des femmes et des enfants (dont l'association Groupe de femmes pour l'abolition des mutilations sexuelles est la section française) s'est réuni à Addis-Abeba (Ethiopie) en 1987 et 1990.
Des pays tels que l'Egypte (dès 1952) ont interdit les
mutilations sexuelles, sans grand effet. Une loi soudanaise de 1946 prévoit
que seule " l'ablation du clitoris ne constitue pas une infraction "
: on mesure à cet énoncé le poids de cette coutume et
les difficultés à l'éradiquer. Au Kenya, les personnels
du Ministère de la Santé ne peuvent pratiquer des interventions
de mutilations sexuelles. Depuis une dizaine d'années cependant, l'Afrique
est engagée dans un mouvement concret de lutte contre l'excision de
plus ou moins grande ampleur, donnant des résultats encourageants,
ne serait-ce que parce que le sujet de l'excision est désormais
abordé sans tabou ni réaction négative face à
ce que certains pays africains ont pu considérer à une époque
comme une ingérence occidentale, voire une forme de
néo-colonialisme. Ainsi au Mali, l' " Espace d'interpellation
démocratique ", sorte de conférence où la
société civile interpelle les gouvernants sur les sujets les
plus divers, organisé le 10 décembre 1995, fut l'occasion d'une
recommandation à propos de " campagnes contre l'excision en vue
d'une interdiction ultérieure ".
Au Burkina Faso, l'excision semble en forte régression. De retour dans un village en 1995, 10 ans après son précédent séjour, un journaliste a relevé la prise de conscience qui a balayé ses habitants et aurait (ces chiffres sont d'une infirmière locale) réduit à 10% le nombre de fillettes excisées alors qu'il approchait les 100% en 1985. Depuis longtemps, le Burkina Faso avait interdit légalement l'excision dans son Code civil mais sans prévoir de sanctions. Face à la persévérance de cette pratique, le gouvernement a décidé de mettre en oeuvre une campagne d'information. Un documentaire (" Ma fille ne sera pas excisée ") fut réalisé conjointement avec l'O.M.S. Un Comité national anti-excision créé en 1990 par le Président Campaoré, a mis en place des réunions d'informations ainsi que des programmes de sensibilisation à la radio et à la télévision. Les habitants du village et leur chef se réfèrent à ces programmes pour expliquer leur prise de conscience.
Les courants migratoires des années 60-70 auront transféré la pratique de l'excision de l'Afrique à l'Europe. D'abord inconnue, ou bien plutôt méconnue, voire ignorée, son existence en Europe est en quelque sorte " révélée " à la fin des années 70 et au début des années 80 par la conjonction du mouvement amorçé en Afrique par la Conférence de Khartoum répercutée par de grands journaux, tels Le Monde et le Guardian, et de décès de fillettes survenus à la suite d'excision (comme celui de la petite Doua en France le 24 juin 1978).
Les réactions des pays concernés ont
différé, les uns mettant sur pied une législation
incriminant spécifiquement l'excision (G-B, Suède), les autres
mettant leurs services de santé à la disposition des
intéressés (Italie). D'autres enfin, s'orienteront vers
l'incrimination de l'excision à partir de l'arsenal juridique pénal
existant (France).
B. En Suède, en
Grande-Bretagne, en Italie.
La Suède promulguera une loi, applicable à compter du 1er juillet 1982, dont l'article 1 dispose que " les interventions sur les organes sexuels féminins extérieurs destinés à mutiler ceux-ci ou à y provoquer des altérations définitives (excision) [...] qu'il y ait consentement ou non " font encourir à celui qui les aura pratiquées (article 2) un " emprisonnement pour deux ans au plus ou, en cas de circonstances atténuantes ", une amende.
La Grande-Bretagne a promulgué une loi le 16 juillet 1985 réprimant l'excision et condamnant à cinq ans d'emprisonnement, tout praticien ayant opéré " sans obligation thérapeutique ". Une exception à l'application de ce texte est prévue lorsque " l'absence d'excision serait de nature à entraîner des troubles du comportement ".
Une double difficulté peut être observée dans ce choix de légiférer, a priori tentant puisque relevant du système préventif. Soit l'objectif est purement dissuasif et le législateur sous-entendait qu'aucune poursuite ne devait être diligentée mais alors dans ce cas, et de manière paradoxale, on peut craindre qu'un juge isolé décide de l'appliquer puisque, malgré tout, cette loi est intégrée au corpus législatif. Or la valeur éducative de la loi est caduque si son application épistolaire ruine sa fonction dissuasive. Soit l'objectif est " classique ", à savoir que la loi sera appliquée à toute infraction recensée. Or, M. ALLAIX nous précise que dans ces deux pays, la loi n'a, semble-t-il, jamais été appliquée, le cas de la Grande-Bretagne étant patent puisque des cas d'excision répertoriés n'ont pas été poursuivis au motif qu'ils relevaient de l'exception de troubles du comportement. Autrement dit, la loi se trouve paralysée par l'une de ses dispositions qui se voulait d'application exceptionnelle.
L'Italie, quant à elle, connaît l'infibulation en raison de son immigration somalienne. Contrairement à la Suède, à la Grande-Bretagne, à la France, le débat est demeuré circonscrit au domaine médical et n'a pas encore fait l'objet d'un traitement par le législateur ou les autorités judiciaires.
A.R. FAVRETTO rappelle qu'en 1988 la presse italienne a révélé que l'infibulation - la pratique la plus complète et la plus dangereuse - était pratiquée par des médecins dans le cadre de structures publiques. L'Ordre des médecins demanda publiquement que soient diligentées des poursuites pénales contre les médecins ayant, selon lui, manqué au Code de déontologie. Le sous-secrétaire au Ministère de la Santé ne révéla pas l'identité des médecins et les défendit même publiquement, arguant du moindre mal que représentait cette solution au regard du risque quasi certain de voir pratiquer l'infibulation dans des conditions nuisibles à la sécurité des intéressées.
L'exemple italien se situe directement dans le prolongement de la controverse sur la médicalisation de l'excision. Ce débat s'articule autour de deux pôles; d'un côté, celui de la banalisation de l'excision en prêtant les structures sanitaires au service de ce qui reste, stricto sensu, une mutilation (avec, en arrière-plan, le cas de la circoncision masculine médicale, qui serait " l'opération systématique la plus répandue dans le monde ") de l'autre, celui de l'éthique médicale reflétée par les Codes de déontologie qui interdisent les mutilations sans raison médicale.
Le cas de l'Italie n'est pas isolé puisque la Grande-Bretagne et la France auraient connu des excisions médicalisées. Un article dans le Quotidien du Médecin estimait en 1982 entre 12 et 20 excisions pratiquées chaque année par des médecins du Royaume-Uni, à la faveur d'un Code de déontologie, paraît-il, mal défini.
En France, des rumeurs d'excisions pratiquées dans certaines
cliniques de la région parisienne circulent, en contradiction avec
le Code de déontologie disposant qu' " aucune mutilation ne peut
être pratiquée sans motif sérieux et, sauf urgence ou
impossibilité, qu'après information des intéressés
et avec leur consentement ".
Mais au-delà des règles déontologiques
qui demeurent malléables, une double difficulté s'oppose, selon
nous, à la médicalisation de l'excision : d'une part, le rejet
fort probable par le corps médical d'une telle possibilité.
Il suffit pour s'en convaincre de songer au discrédit qui frappe,
dans l'opinion publique et à l'intérieur du milieu médical
lui-même, les chirurgiens qui pratiquent l'I.V.G. En tout état
de cause, si le Code de déontologie devait interdire l'excision
médicalisée, l'interdiction devrait être ferme et assortie
de sanctions, faute de quoi le danger serait de voir se développer
un véritable marché de l'excision (comme il en existait un
pour l'avortement avant 1975) extrêmement lucratif (les excisions
outre-Manche atteignant 12.000 frs) qui inciterait les familles
défavorisées à pratiquer des opérations clandestines
non médicalisées, donc dangereuses. D'autre part, on pourrait
craindre les réticences des Africains à se rendre dans les
hôpitaux soit par méfiance envers les médecins si la
médicalisation ne s'accompagne pas d'une dépénalisation,
soit par le fait même de la médicalisation qui retire tout
caractère rituel à l'excision.
§.3. Le
traitement français de l'excision.
A. L'exemple de la circoncision.
La France s'est incontestablement démarquée des autres pays européens en privilégiant la voie de la judiciarisation, aggravée plus spécifiquement par la criminalisation de l'excision.
Auparavant, il nous semble intéressant d'étudier le sort que la France a réservé à la circoncision masculine. Suivant l'exemple de plusieurs Etats allemands qui, dans les années 1820-1840, prendront des mesures législatives visant à encadrer médicalement la circoncision rituelle, la France réunira une commission médicale en 1843, présidée par les Drs TERQUEM et COHEN, qui prescrira l'abolition de certaines techniques que comportait la circoncision rituelle. Mais ces restrictions acceptées par la communauté hébraïque iront dans le sens d'une tolérance de cette pratique. Tolérance qui se transformera en autorisation implicite par l'ordonnance du 25 mai 1844 dont l'article 52 règlementera la fonction de circonciseur qualifié (mohel).
Ce texte sera abrogé par la loi du 9 décembre
1905, mais la jurisprudence confirmera l'admission implicite de la circoncision
en droit français, la seule exigence consistant dans le double
consentement des parents. Nous voyons donc que ce fut tardivement et au prix
de l'abandon de certaines modalités de la circoncision que celle-ci
fut tolérée puis admise par l'ordre public français.
Sans doute le dialogue, l'acceptation de voir une pratique dépouillée
de certaines techniques choquantes, ont-ils permis cette acculturation par
les ordres culturel et public français d'une pratique longtemps combattue.
L'ordre public français n'a pas pris cette voie en ce qui concerne
la circoncision féminine.
B. L'excision saisie par le
droit.
La difficulté initiale fut de rechercher un texte pénal à portée générale pouvant servir de fondement aux poursuites. Les qualifications susceptibles de s'appliquer se départageaient entre les qualifications délictuelles (passibles du tribunal correctionnel) et les qualifications criminelles (passibles de la Cour d'assises). Les premières englobaient l'homicide involontaire (article 221-6 du nouveau Code pénal), les violences à enfant de moins de quinze ans (article 222-13 n.c.p), et l'omission de porter secours (223-6 n.c.p). Les secondes visaient les violences ayant entraîné la mort sans intention de la donner (article 222-7 et 222-8 n.c.p), les violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente (article 222-9 et 222-10 n.c.p). Le résultat mortel emporta dans les premiers procès la qualification d'homicide involontaire. Ainsi, le Tribunal correctionnel de Paris condamnait en novembre 1979 sur ce fondement l'exciseuse de la petite Doua à un an de prison avec sursis, les parents n'ayant pas été inculpés. La Cour d'assises de Paris, devant laquelle étaient renvoyés trois co-accusés, reconnaissait, le 8 mars 1991, leur culpabilité pour crime de coups, violences et voies de faits sur enfant de moins de quinze ans ayant entraîné une mutilation. Les parents étaient condamnés à cinq ans de prison avec sursis assorti d'une mise à l'épreuve; l'exciseuse était condamnée à cinq ans de réclusion criminelle.
Nous négligeons volontairement les procès intervenus entre-temps, mais l'évolution à court terme (1979-1991) montre une volonté de répression de plus en plus forte des juridictions françaises. Le passage d'une qualification délictuelle à une qualification criminelle, déjà initiée par certaines juridictions du fond, sera érigé en principe de poursuites par un arrêt très important de la Chambre criminelle de la Cour de Cassation du 20 août 1983. Cette décision est importante pour plusieurs raisons. D'abord, elle affirme " que le clitoris et les lèvres de la vulve sont des organes érectiles féminins; que leur absence à la suite de violences constitue une mutilation ". Cette affirmation ne rend pas cependant compte de la diversité des pratiques. Bien évidemment, la Chambre criminelle était saisie d'un cas précis, qu'à l'appui des conclusion des experts elle a qualifié juridiquement.
Cependant, comme le rappelle G. GIUDICELLI-DELAGE, les pratiques d'excision sont variées et " toute excision n'emporte pas nécessairement ablation ". Ainsi, l'excision a minima, appelée aussi sunna, est limitée à l'ablation du capuchon clitoridien. Dans ce cas, la qualification de mutilation serait discutable, à moins de considérer " qu'un tel acte emporte une perte partielle de l'organe et de ses fonctions ".
G. GIUDICELLI-DELAGE propose " qu'en matière de qualification, l'excision fasse place " aux excisions " et que la solution juridique donnée à ces pratiques varie avec la réalité de chacune ".
Ici, le juriste doit céder la place au médecin mais la difficulté est que le principe posé dans une affaire précise (celle jugée en 1983) est à la base de toutes les poursuites. Autrement dit, les juridictions du fond, manifestement gênées par les affaires d'excision, recourent systématiquement à la qualification de mutilation sans se pencher sur la réalité de l'excision qui leur est soumise. Enfin, et surtout, l'affaire tranchée en droit par la Chambre criminelle, concerne une excision non rituelle (même si la plupart des auteurs s'accordent à dire que les excisions pratiquées en France n'ont quasiment plus rien de rituel) pratiquée par une mère, française, qui n'était pas d'origine africaine et qui, souffrant de déséquilibres psychiques, a mutilé (ici le terme correspond bien à l'image psychologique que l'on a de la mutilation) son enfant. Autrement dit, les affaires d'excisions pratiquées au sein de l'immigration africaine en France sont jugées en vertu d'un principe dégagé dans une affaire de mauvais traitement à enfant dans laquelle l'environnement psychologique et culturel est totalement différent. G. GIUDICELLI-DELAGE a dégagé une analyse très convaincante de l'excision confrontée au droit pénal français et opéré une distinction entre les réponses théoriques données par la technique pénale et les réponses données par la politique criminelle.
Sur le plan technique, nous suivrons le raisonnement tenu par l'auteur. Dès lors que les juridictions françaises ont fondé leurs poursuites et leurs condamnations sur un texte - et depuis l'arrêt de la Chambre criminelle de 1983, il s'agit des articles 222-9 et 222-10 n.c.p. (article 312-3° a.c.p.) - la première question est la suivante : si l'excision est une coutume au sens du droit français, peut-elle être assimilable à l'ordre de la loi (comme la doctrine et la jurisprudence l'estiment depuis longtemps) et dans ce cas constituer une cause objective de disparition du préalable légal ? G. GIUDICELLI-DELAGE considère que si au regard des conditions de généralité, de continuité et d'obligation du droit français, l'excision est une coutume, elle ne peut cependant constituer un fait justificatif. D'abord, parce qu'elle ne pourrait apparaître comme un ordre implicite de la loi, ensuite parce que notre ordre culturel n'aurait jamais connu l'excision (à l'inverse de la circoncision). Sur ce dernier point, nous pensons avoir suffisamment démontré que l'excision a longtemps fait partie de notre ordre culturel (même sous un prétexte thérapeutique) tandis que la circoncision n'a gagné sa légitimité qu'au prix d'âpres batailles. Hormis cette précision, nous nous rangeons à l'avis de G. GUIDICELLI-DELAGE pour qui les articles 222-9 et 222-10 n.c.p. (ou 312-3° a.c.p.) sont susceptibles de s'appliquer car on ne peut soutenir que la coutume puisse justifier l'excision, au risque de verser dans le culturalisme.
La seconde question est par contre cruciale au regard de la répression de l'excision : les personnes poursuivies répondent-elles aux conditions de la responsabilité pénale ? En effet, hormis la matérialité des faits, la nécessité d'un élément moral est primordiale. Celui-ci s'entend d'un dol général et d'un dol spécial. Le premier est " la volonté de commettre le délit tel que déterminé par la loi et la conscience chez le coupable d'enfreindre les prohibitions légales ". Il doit donc y avoir " concordance entre les faits compris par l'agent et les faits décrits par la loi ". Dans le cas de l'excision, si l'image légale est celle d'une mutilation pour amputer, pour nuire, l'image psychologique est celle d'un acte bénéfique. Il n'y a donc ni dol général, ni dol spécifique (l'intention de meurtrir).
Pour reprendre l'arrêt de 1983 qui, rappelons-le, concernait un cas de mauvais traitements à enfant par une mère souffrant de troubles psychologiques, on peut dire qu'il correspondait à l'image légale mais qu'il ne correspond en rien à l'image psychologique de l'excision telle que pratiquée dans les milieux africains en France. Nous ne pouvons qu'insister sur l'erreur commise, selon nous, par les juges appliquant cette solution de la Cour de Cassation se fondant elle-même sur l'unique matérialité des faits.
G. GUIDICELLI-DELAGE démontre que même si
l'on ne pouvait établir l'inexistence du dol général
et du dol spécial, les auteurs d'excision devraient à tout
le moins pouvoir bénéficier d'une cause de non-imputabilité
: la contrainte morale. Le dilemne est ici le suivant : " exciser et
tomber sous le coup de la loi française; ne pas exciser et violer
les règles de son groupe, mettre l'enfant hors du groupe, ou l'exposer
à une excision tardive plus traumatisante mais inévitable ".
Il a été démontré que la technique
pénale permettait (exigeait) d'acquitter les coupables d'excision.
La politique criminelle l'a refusé. Si l'on ne peut qu'approuver le
fait que l'ordre public se soit saisi de cette question de l'excision, nous
critiquons fermement la voie qu'il a choisi pour s'exprimer, à savoir
la voie judiciaire.
L'arrêt, sévère, de la Cour d'assises de Paris du 8 mars 1991 a donc été rendu sur le fondement de celui rendu en 1983 par la Cour de Cassation. Il est intéressant de le comparer à un arrêt rendu le 27 juin 1991 par la Cour d'assises de Bobigny qui, pour une autre affaire, jugeait de nouveau l'exciseuse, Mme Keita, qui avait été condamnée par la Cour d'assises de Paris. Rappelons qu'à Paris, les parents avaient été condamnés à cinq ans de prison avec sursis et l'exciseuse à cinq ans de réclusion ferme. A Bobigny, les trois pères poursuivis seront acquittés; les autres parents condamnés à un an d'emprisonnement avec sursis, l'exciseuse à quatre ans de prison dont un an avec sursis.
Précisons enfin qu'en ce qui concerne Mme Keita, elle
était poursuivie à Paris pour l'excision sans conséquence
mortelle de six fillettes; à Bobigny, pour l'excision de seize
fillettes dont l'une était décédée des suites
de l'opération.
A comparer les faits et les peines, entre les deux juridictions, on observe de façon flagrante, une clémence. D'autant plus troublante que les deux procès ont eu lieu à quelques mois et kilomètres de distance, dans un contexte général de sévérité de plus en plus accrue à l'égard des excisions. I. GILLETTE-FRENOY excluait l'arrêt de Bobigny de son rappel historique au motif que " le cas de figure est totalement différent des précédents procès ", les parties civiles n'ayant pu, selon l'auteur, y participer, ce qui aurait expliqué que les peines prononcées aient été moins importantes. Cette analyse est erronée et fallacieuse. Erronée puisqu'une association, Enfance et Partage, était présente et s'est portée partie civile. Fallacieuse, en ce que la corrélation établie entre la clémence de la Cour et " l'absence " des associations se veut déterminante. Or plusieurs facteurs relevés par R. VERDIER peuvent expliquer cette clémence. Nous en retiendrons quatre.
Le premier, précisément, est le nombre et le contenu des plaidoiries des associations parties civiles : prenant acte de la différence culturelle, l'attitude modérée de l'avocate d'Enfance et Partage à Bobigny tranchait avec la véhémence des trois conseils présents à Paris qualifiant l'exciseuse de " mercenaire ".
Le deuxième est le rôle des traducteurs (capital dans tous les procès où sont en cause des étrangers) contestable à Paris, irréprochable à Bobigny.
Le troisième est la durée des procès (trois jours à Paris et neuf jours à Bobigny) et surtout l'usage qui a été fait de cette durée, puisque le Président de la Cour d'assises de Bobigny manifesta le souci de mettre en lumière les aspects socio-culturels et religieux de l'excision, en interrogeant les parents des victimes sur leurs modes de vie, de pensée et les raisons pour lesquelles ils avaient fait exciser leurs enfants, des experts (anthropologues, ethnologues, agents consulaires, psychiatres, médecins et personnels de santé) et en diffusant un document sur l'excision.
Le quatrième est l'opposition des réquisitoires, mesuré à Bobigny, intransigeant à Paris où le propos de l'avocat général se limitait " à écarter et exclure le débat culturel au nom de la loi française et de l'ordre public national ". Nous ne citerons qu'une phrase de Mme Commaret, l'avocat général: " acquitter ce serait admettre l'inacceptable au nom de l'exotisme ". Sans commentaire...
La comparaison des conditions dans lesquelles furent appréhendés les faits d'excision dans ces deux procès révèle que le souci de mesurer les données socio-culturelles de l'excision, comme ce fut le cas à Bobigny, situe le débat dans des limites raisonnables, débat sanctionné par la clémence des jurys populaires. Cette approche de l'excision n'en demeure pas moins le fait d'une juridiction isolée. Or, la position du Parquet (de Paris, notamment) est ferme et demeure celle de la répression de l'excision devant la Cour d'assises.
Cette position a été critiquée à l'intérieur même du Parquet Général. P. MALIGNE, en tant que responsable au sein de ce Parquet de la politique pénale à l'égard des mineurs, considérait que " ce genre d'infraction ne devrait pas relever de la compétence des Cours d'assises " et " qu'il conviendrait à brève échéance -et pourquoi pas lors de la rédaction du nouveau Code pénal - de créer un délit spécifique avec peine complémentaire d'I.T.F (Interdiction du Territoire Français), peine qui pourrait être substitutive à l'emprisonnement ". Ces propositions n'ont pas été reprises par le nouveau Code pénal. A titre personnel, M. MALIGNE proposait une dépénalisation de l'excision " convaincu qu'il fallait tout particulièrement remonter le plus en amont possible, informer, conseiller, éduquer et ne sanctionner qu'en cas d'échec " et suggérait qu'un " contrat soit passé et signé entre l'Africain et l'Etat français, l'étranger s'engageant à respecter loyalement les lois françaises et tout spécialement s'interdisant de faire procéder à l'excision de ses enfants ". P. MALIGNE envisageait " une excision, rituelle, substitutive, symbolique sous forme de légères incisions (rappelant la circoncision) pratiquée - pourquoi pas dans une mosquée, une église - par un praticien assermenté ". L'idée d'une excision symbolique, pratiquée par un médecin inscrit sur une liste est à exploiter, accompagnée d'un " moratoire " des poursuites pénales. R. PAGEARD a proposé d'adjoindre à un contrôle médical un contrôle judiciaire. L'opération chirurgicale aurait lieu suite à une demande sur requête ou en référé, le Ministère public ayant été entendu. Le médecin et l'hôpital seraient préalablement désignés.
La solution " idéale " vient peut-être
d'Afrique où une exciseuse guinéenne a eu l'idée de
pratiquer la cérémonie avec un couteau de bois en réalisant
le geste symbolique devant le sexe de l'enfant.
La voie de la judiciarisation, et précisément de la criminalisation, de l'excision nous paraît être une erreur majeure de la France dans l'optique de gérer le conflit opposant cette pratique à l'ordre public français. Cette erreur consiste, d'une part dans la négation de la dimension culturelle de cette pratique, d'autre part dans l'inefficacité d'une telle solution à éradiquer l'excision. Notre position ne tient nullement dans un rejet simpliste de la solution judiciaire, ni dans une vision culturaliste du conflit, conférant une sur-légitimité à l'excision.
J. DUBOIS a parfaitement bien analysé le système de représentation qui, transformant l'excision en " mutilation ", fonde le discours sur une pratique présentée comme une aliénation de la femme au profit d'un homme qui craint pour son pouvoir dans la société. Le conflit devient ainsi légitime par la volonté, d'un côté, de mettre à bas un système ne correspondant pas à notre système de valeurs, tout en présentant, de l'autre côté, " un modèle identitaire idéal ". Dès lors, " l'engouement quasi-religieux dont le droit fait l'objet dans notre société " apparaît comme le vecteur privilégié d'éradication d'une pratique au profit du modèle de référence occidental.
Une priorité - la défense de nos valeurs - se substitue donc à une autre - la protection de l'enfant. Cette substitution est flagrante dans un cas qui fut soumis au juge des enfants de Créteil en 1984. Une fillette malienne était décédée des suites d'une excision et ses parents avaient fait l'objet de poursuites. Le Procureur de la République était saisi d'un signalement concernant la soeur de la fillette décédée, des éléments laissant prévoir une nouvelle excision. Relevant que " le seul critère susceptible de placer l'enfant en situation de danger était d'ordre culturel et ne venait ni de la personnalité des parents, ni des conditions de vie, d'hygiène et d'alimentation qu'ils réservent à leur enfant ", le magistrat avait rendu une décision de non-lieu à assistance éducative.
Au-delà des difficultés juridiques et humaines qui peuvent se poser pour accéder à une demande d'assistance éducative, on ne peut que relever le paradoxe qui conduit la justice française à privilégier la répression en occultant la dimension culturelle (et en dégageant le principe de poursuite dans une affaire dont le contexte est sans rapport avec l'excision pratiquée par les familles africaines), tout en opposant l'argument culturel à une demande tendant à la protection de l'enfant. De même, le discours des pouvoirs publics sur cette question tranche avec la mise en oeuvre sur le terrain. Dans une réponse ministérielle du 30 août 1982, le ministre délégué chargé des droits de la femme, jugeait nécessaire une politique de prévention et annonçait la création d'un groupe de travail devant " déboucher, très rapidement, sur des propositions concrètes auprès des travailleurs sociaux ". S. FAINZANG, membre de ce groupe, regrettait en 1990, que les propositions de ce groupe soient " restées lettre morte ". Plus précisément, l'information concernant la sanction possible fut diffusée, à la différence de l'information la plus fondamentale, qui explicite les raisons de cette répression.
Autrement dit, les juridictions comme les pouvoirs publics se situent toujours dans une logique de répression et non d'information et de prévention. L'argument, professé par les partisans de la répression, est que cette répression a précisément valeur d'information et de prévention. Argument se fondant sur le mythe de la valeur dissuasive de la peine. Or, on peut démontrer qu'en matière d'excision, plus qu'ailleurs sans doute, les fonctions théoriques de la peine sont illusoires. L'on assigne généralement trois fonctions à la peine : l'intimidation, la rétribution, la réadaptation.
L'intimidation, d'abord. L'idée que la crainte du châtiment soit propre à faire hésiter les délinquants potentiels à commettre une infraction a de tout temps été largement débattue et demeure encore sujette à caution. Songeons seulement à la " peine extrême " que constitue la peine de mort laquelle, comme l'ont démontré A. KOESTLER et A. CAMUS, n'a aucune valeur dissuasive. En ce qui concerne l'excision, on peut penser que la crainte de la peine dissuadera davantage les parents de consulter les assistantes sociales, les personnels de la Protection Maternelle et Infantile (à l'origine des dénonciations), d'aller à l'hôpital en cas de complication et ce au risque de voir l'état de l'enfant s'aggraver. L'autre solution consistant à pratiquer l'excision au cours d'un séjour au pays.
Quant à la rétribution (idée d'après laquelle la peine est nécessaire en tant que juste sanction de la faute commise), on sait que la proportionnalité est un leurre, tout particulièrement devant la Cour d'assises. Il suffit de rappeler la différence de verdict concernant l'exciseuse qui fut condamnée à Paris et Bobigny. Mais surtout, pour que la sanction soit proportionnelle à la faute, il faudrait précisément un acte dont les protagonistes aient conscience qu'il constitue une faute, au sens moral du terme; ce qui n'est manifestement pas le cas pour des parents se conformant à leurs traditions.
La réadaptation enfin. Certes elle est un objectif louable pour celui qui est " sorti du droit chemin ", mais le " droit chemin " pour les responsables d'excision consiste précisément à pratiquer celle-ci.
En matière d'excision, les procès ne permettent pas de faire " redémarrer la vie ", pour reprendre l'expression chère à M. ALLIOT : on en reste au seuil des incompréhensions mutuelles. L'ordre public français, prenant acte de ce que cette pratique ressortissait d'un ordre culturel différent de celui dont il est l'expression juridique, devait envisager une autre voie pour se manifester. En effet, le réflexe premier est d'affirmer la primauté de l'ordre public par la voie judiciaire. Or celle-ci est une voie parmi d'autres dont dispose l'ordre public pour véhiculer son contenu. La voie législative en est une, de même que la médicalisation, mais nous avons vu que ce n'était pas là les solutions.
Selon nous, le chemin de l'éradication de l'excision passe par l'information, l'éducation, la prévention. Mais cela ne doit pas se limiter à l'apposition de quelques affiches dans les couloirs des tribunaux. Il s'agit de placer les trois pôles au sein d'une véritable politique de lutte, dépassionnée et concertée s'appuyant sur de nombreux acteurs sociaux.
Ainsi les personnels médicaux devront être informés des caractéristiques de l'excision afin de soumettre les populations immigrées concernées par cette pratique à des examens (lors des visites post-natales par exemple), puis d'informer à leur tour ces mêmes populations des dangers encourus, des séquelles envisageables. Les éducateurs sociaux ont aussi un rôle à jouer en sensibilisant les personnes qu'ils côtoient aux risques de cette pratique.
Cette politique n'est pas exclusive d'une législation, mais il convient de s'entendre sur l'objectif qu'on lui assigne : celui-ci devra être uniquement pédagogique, ce qui ne constitue pas une hérésie dès lors que, comme l'affirme G. GUIDICELLI-DELAGE, " la loi est d'abord du domaine du dire avant d'être de celui de l'agir ". Il sera indispensable que, sur directive ferme de la Chancellerie, les Parquets se refusent à poursuivre. Mais la difficulté viendrait des associations combattant l'excision : certaines s'abstiennent par principe afin de ne pas ruiner leur mission d'information et de prévention (Groupe de femmes pour l'abolition des mutilations sexuelles), tandis que d'autres se portent systématiquement parties civiles (Commission pour l'abolition des mutilations sexuelles France).
L'intervention du juge est aussi envisageable dès lors qu'elle se limitera à la prise de décision d'assistance éducative, sans doute nécessaire lorsqu'une fillette a déjà été excisée dans une famille et que d'autres connaitront vraisemblablement la même opération. E. LE ROY propose, par exemple, que les magistrats et travailleurs sociaux acquièrent des " connaissances relatives à la différence culturelle " par une formation initiale et continue. Il prône aussi, " le recours à des spécialistes de l'interculturel comme des experts auprès des tribunaux pour enfants " et la " mise en place auprès de la Chancellerie d'une cellule spécialisée dans l'intervention judiciaire au sein des familles migrantes ".
Enfin, cette politique devra agir de concert en France et en Afrique car il est désormais établi qu'on ne peut combattre uniquement en France ce que l'on néglige en Afrique. L'argument d'après lequel " l'excision en France est interdite, qu'importe qu'elle soit pratiquée en Afrique! " est aberrant. Un double mouvement s'est engagé en France comme en Afrique, sur lequel cette politique doit venir se greffer afin de le rationaliser (prime à la prévention plutôt qu'à la répression) et de le renforcer. Cette politique devra se manifester dans les institutions fréquentées par les populations immigrées ou candidates à l'immigration (planning familial, centres de soins, foyers, associations d'Africains, écoles, consulats et ambassades de France...). Dans cette optique, E. LE ROY préconise un " échange de magistrats et de travailleurs sociaux entre la France et les pays d'origine des familles migrantes ".
Ce vaste mouvement aura l'avantage de réunir dans un
combat ceux que la répression judiciaire aura confiné dans
un rôle qui ne devait pas, sur la question de l'excision, être
le leur : le médecin dénonciateur, le juge sanctionnateur,
l'immigré criminel...
Dans la logique de la question des conflits opposant l'ordre public à certaines pratiques relevant d'un ordre culturel différent du nôtre et portant atteinte à certains droits de l'homme, la leçon du traitement français de l'excision fait apparaître de manière empirique différentes phases que nous pouvons schématiser comme suit :
- la création de représentations isolant les pratiques de leur environnement culturel puis l'apposition sur ces pratiques d'une terminologie ramenant l'acte à une image éminemment et immédiatement négative chez les Occidentaux. Cette image renvoyant elle-même éventuellement à une qualification juridique pré-établie (ainsi pour la " mutilation ").
- ces représentations ainsi créées justifieront un traitement répressif, dont l'évidence pour les Occidentaux trouve sa source dans ce que J. DUBOIS nommait " l'engouement quasi-religieux dont le droit fait l'objet dans notre société ".
- ce traitement répressif se révèlera manifestement inadéquat et voué à l'échec. Inadéquat car " le prétoire pénal est le lieu où l'on juge exclusivement des comportements individuels et non un lieu où l'on débat de pratiques collectives ". Voué à l'échec dès lors qu' " aucune loi ne peut aller à l'encontre d'une pratique massive intégrée au coeur même de ce qui fait [une] société ".
- cette inadéquation et cet échec révèlent une gestion critiquable des conflits opposant certaines pratiques heurtant les droits de l'homme à l'ordre public. La dimension culturelle de ces pratiques gêne manifestement l'ordre public qui voit dans la répression le réflexe salvateur.
L'excision ainsi présentée (au travers des
représentations qu'elle a générées et du traitement
que l'ordre public lui a réservé) nous a déjà
permis de relever quelques indices du schéma en fonction duquel la
France appréhende les particularismes culturels. Or l'excision ne
constitue qu'une pratique parmi d'autres, même si nous l'avons choisie
comme base de notre étude parce qu'elle présente de manière
éclairante les caractéristiques d'un conflit entre une pratique
culturelle et un droit de l'homme. Il est dès lors indispensable de
remonter aux dogmes qui fondent ce schéma afin d'offrir une vision
la plus complète possible du domaine que les droits culturels seront
censés gérer. Autrement dit, la question de l'excision nous
ouvre, de façon la plus large et la plus précise, au schéma
en fonction duquel le droit français gère les particularismes
culturels.
DEUXIEME CHAPITRE
LA GESTION DES PARTICULARISMES CULTURELS PAR LE DROIT
FRANCAIS.
Le traitement de l'excision par la France, tel que nous venons de l'étudier nous amène nécessairement à nous poser la question suivante : face aux particularismes culturels - dont l'excision est un exemple - quelle est l'attitude du système juridique français ? Comment gère-t-il les confrontations avec les pratiques relevant d'autres ordres culturels ? Précisons encore la question dans le sens de notre problématique : le modèle français dispose-t-il d'un principe général d'appréhension des pratiques culturelles relevant d'un autre ordre culturel et, de surcroît, portant atteinte aux droits de l'homme. Nous rechercherons l'existence de ce principe tant dans le champ philosophique que dans le champ juridique. Dans le champ philosophique (nous aurions pu dire aussi idéologique) afin d'isoler les dogmes, dans le champ juridique afin d'isoler les techniques et la pratique. Autrement dit, quels sont d'une part les dogmes (s'ils existent) qui fondent l'action, la réaction ou l'absence de réaction du système juridique français; et d'autre part de quelle manière, concrètement, celui-ci appréhende-t- il ces pratiques.
Nous avons conscience du caractère largement formel de
cette distinction, sachant que les idéologies fondent les pratiques,
tandis que ces dernières reflètent l'idéologie. Cependant,
cette distinction nous semble s'imposer dès lors que l'on observe
un divorce entre une pratique en évolution et un ensemble de principes
immuables. Nous verrons ainsi que le droit français n'est pas, en
pratique, insensible aux différences culturelles, puisque d'une
négation de principe d'un droit à la différence, il
s'oriente de manière empirique vers l'organisation d'un droit de la
différence (Section 1).
Mais il faut prendre garde dans l'appréciation de cette évolution : cette organisation d'un droit de la différence est forcée, contingente. Pour emprunter une image populaire, nous pourrions dire que le droit français " avance à reculons " sous la pression de cette hétérogénéité culturelle.
Ensuite, le droit français repose toujours sur un triptyque
regroupant l'égalité, l'uniformité et l'universalité
(Section 2). Ce triptyque, qu'il faut se garder de condamner a priori
car il recèle les éléments qui ont fait de la France
l'un des pionniers des droits de l'homme, constitue sans doute, dans sa
configuration actuelle - et de manière paradoxale - le frein au dialogue
interculturel, clef de l'accès des droits de l'homme à
l'universalisme.
SECTION 1. DE LA NÉGATION
D'UN DROIT À LA DIFFÉRENCE À L'ORGANISATION D'UN DROIT
DE LA DIFFÉRENCE.
La naissance du concept de droit à la différence que S. ABOU définit comme le " droit de chaque peuple à affirmer, défendre, sauver ou récupérer sa spécificité culturelle ", est liée à l'émergence du relativisme culturel (§.2). Cette théorie est née en réaction à l'ethnocentrisme occidental, lequel trouve son origine dans l'évolutionnisme unilinéaire dont SPENCER et TAYLOR, et surtout LEWIS MORGAN sont les initiateurs.
Campée sur ses positions - et notamment sur le triptyque Egalité-Uniformité-Universalité que nous analyserons dans la seconde section de ce chapitre - la France rejettera le concept de droit à la différence comme attentatoire à l'unité de la nation (voir à ce sujet la décision du Conseil Constitutionnel du 9 mai 1991 relative à la loi portant statut de la collectivité territoriale de Corse ) et à l'universalité des droits de l'homme.
Si le droit à la différence proclamé par F. MITTERRAND dans son discours de Lorient de 1981 relève aujourd'hui de l'anecdote, il n'en demeure pas moins que cette affirmation révèle une prise de conscience. Dans les faits, on s'aperçoit que le système juridique français n'a pas poussé jusqu'à ses limites le principe d'égalité et a été contraint de prendre en considération les particularismes issus de différentes cultures.
Dès lors, à la négation d'un droit à la différence se superpose, empiriquement, un droit de la différence : " le refus de principe de la différence, jamais démenti, coexiste de plus en plus nettement avec une gestion pragmatique des différences, qui sont désormais non plus seulement tolérées mais reconnues, voire institutionnalisées. Si la revendication d'un droit à la différence se heurte encore à une conception de l'égalité assimilée à l'uniformité, on n'en voit pas moins apparaître un véritable droit de la différence " .
Reprenant la classification thématisée par D.
LOCHAK, nous avons ajouté deux stades à son analyse, ce qui
nous amène à recenser cinq formes d'appréhension des
particularismes culturels, éprouvés par le système juridique
français (§.1).
§.1. De
multiples formes d'appréhension des particularismes culturels.
A. La négation ferme des
particularismes culturels.
" Périlleux exercice que de traiter d'un sujet qui
n'existe pas ! ". Cette apostrophe de D. LOCHAK, comme introduction
à ses développements sur les conditions des minorités
en France, résume parfaitement l'attitude du système juridique
français à l'égard du concept de minorité. Arguant
du principe d'égalité juridique interdisant des distinctions
fondées sur l'ethnie, la France nie formellement aux minorités
la possibilité d'opposer leurs particularismes culturels. Il faut
immédiatement préciser la subtilité de la position
française : celle-ci nie l'invocation de ces particularismes au nom
du concept de minorité, c'est-à-dire qu'elle n'admet pas que
des minorités, ethniques ou non, invoquent ces pratiques en raison
même de leur qualité de minorité. Mais l'on verra plus
loin qu'elle admet néanmoins ces pratiques dès lors que la
revendication est absente de toute référence au concept de
minorité. Comme le résume D. LOCHAK, " l'absence totale
du concept dans les textes traduit l'impossibilité -intellectuelle
- de penser juridiquement la notion de minorité et pas seulement
le refus - politique - de reconnaître les minorités ".
B. La négation
atténuée des particularismes culturels.
Cette atténuation émerge lorsque le système juridique français rejette une pratique tout en faisant un effort - aussi minime soit-il - pour la comprendre, sinon pour la penser. Nous pensons que l'excision se situe à ce stade d'appréhension. En effet, les études dont elle a fait l'objet, les fluctuations jurisprudentielles quant à sa qualification (correctionnelle ou criminelle) et à sa condamnation (la faveur donnée au sursis), les réquisitoires du Ministère public, démontrent une attention particulière face à cette pratique, que l'ordre public finit par rejeter.
La négation ferme que le concept de minorité connaît pourrait laisser la place à une forme atténuée, à tout le moins, sous l'influence conjuguée d'études de plus en plus nombreuses qui lui sont consacrées et des effets que le droit français reconnaît à certaines revendications minoritaires, comme nous le verrons aux trois stades d'appréhension relevés par D. LOCHAK.
Ces trois stades doivent être analysés en parallèle avec le concept de " relevance " dégagé par SANTI ROMANO. " Il y a relevance d'un ordre juridique pour un autre lorsque le second tient compte de l'existence du premier, au lieu de l'ignorer ou de le combattre ". Précisons que la classification de D. LOCHAK ne recouvre aucune pratique portant atteinte aux droits de l'homme, mais elle constitue un précieux support pour notre problématique, dès lors qu'elle envisage l'attitude des autorités normatives (le législateur, le juge) face aux problèmes soulevés par la différence culturelle. Que le " problème " ainsi soulevé constitue ensuite, eu égard aux normes nationales ou internationales, une violation d'un droit fondamental relève d'un second degré d'analyse. Or ce second degré d'analyse faisant intervenir, selon nous, la notion d'universalisme (ou d'universalité), nous nous proposons de l'aborder dans la seconde partie. L'analyse de D. LOCHAK s'appuie principalement sur les rapports de l'Etat et des groupes confessionnels, régis depuis la loi du 9 décembre 1905 par les principes de séparation et de laïcité, corollaires du principe d'égalité. " La laïcité, principe de tolérance, est en même temps un principe d'indifférence : indifférence de l'Etat aux croyances individuelles, qui ne doivent entraîner aucune discrimination entre les citoyens, mais indifférence également aux institutions confessionnelles, que l'Etat doit désormais ignorer et dans les affaires desquelles il n'a plus à intervenir sous aucune forme ".
L'analyse qui suit consiste à relever précisément
les indices d'une acceptation (C), d'une reconnaissance (D),
voire d'une institutionnalisation des différences (E).
C. L'acceptation des
différences.
L'engagement pris par la France de garantir la liberté de conscience s'est d'abord inscrit dans une logique de l'abstention. Seulement, dès lors que les institutions génèrent des règles s'imposant à leurs membres, on s'est trouvé face à une contradiction : " il arrive un moment où l'individu ne peut respecter le premier [le droit institutionnel] sans se mettre en infraction au regard du second [le droit étatique], ou inversement ". Ce dilemne renvoie à celui auquel sont soumis les Africains poursuivis pour fait d'excision, partagés entre le respect de leur ordre culturel leur imposant cette mutilation et celui de l'ordre public l'assimilant à une infraction criminelle.
Soucieuse de respecter la liberté de conscience, la France s'est orientée vers une logique de prestation, amenant l'ordre juridique dominant à ménager ponctuellement des espaces de dérogation à la règle générale. Concernant l'excision, on peut noter que les propositions faites par divers auteurs de médicaliser l'excision, au besoin en recourant à une mesure judiciaire, s'inscrivent dans cette logique. Les médecins dérogeraient ainsi à la règle d'après laquelle ils ne peuvent procéder à une mutilation sans motif thérapeutique, mais celui-ci n'apparaît-il pas dès lors que l'on envisage les dangers d'une excision hors de tout contexte médical ? L'ordre public dérogerait quant à lui à la règle d'après laquelle l'ablation du clitoris constitue une mutilation, mais nous savons que ce principe a été dégagé dans une affaire - malheureusement - " classique " de mauvais traitements à enfant.
La pratique française révèle certains cas indubitables d'acceptation des différences par le biais de mesures positives. Ainsi la fourniture de repas cacher dans les cantines de collectivités tels les écoles, les hôpitaux, les casernes... Un autre exemple concerne l'organisation par l'Etat des services d'aumônerie dans les établissements publics (écoles, asiles, prisons, casernes), mais cet exemple a ceci de particulier qu'il était prévu par la loi du 9 décembre 1905, ce qui tend à prouver que le principe d'indifférence alors proclamé connaissait déjà des limites évidentes. On voit, au travers de ces deux exemples, que le droit français, contrairement au principe proclamé, ne peut ignorer les différences et qu'il doit prendre des mesures positives qui, au regard du concept de relevance, manifestent la nécessité " d'adapter le droit étatique, de le rendre compatible avec les contraintes imposées à ses membres par l'ordre juridique minoritaire ".
L'ordre culturel qui exige des parents qu'ils excisent leurs
petites filles est tout à fait assimilable à un ordre juridique
dès lors que la coutume réunit les caractères de
généralité, de continuité et d'obligation. Sans
qu'il soit nullement question de ménager à l'excision un espace
dérogatoire permanent, ne pourrait-on pas considérer à
titre transitoire la nécessité de tenir compte de son existence
prégnante dans la société immigrée en France
? Les prestations positives en faveur des repas cacher ou des aumôneries
se justifient par le principe de tolérance. Les exigences - selon
nous impérieuses - d'hygiène, de santé, de vie, ne
peuvent-elles justifier une surveillance médicale de l'excision ?
Cette surveillance médicale ne se confond en rien avec une
médicalisation de l'excision entérinant cette pratique. Il
s'agit d'une mesure positive de protection d'enfants potentiellement en danger,
mesure à intégrer dans la politique d'éducation, de
prévention, de dissuasion que nous avons prônée plus
haut.
D. La reconnaissance des
différences.
La reconnaissance des différences constitue une étape supplémentaire dans l'appréhension des particularismes culturels puisqu'ici le droit ne se contente plus d'ajuster ponctuellement ses exigences aux pratiques en cause mais " reconnait l'existence de l'ordre juridique minoritaire en tant que tel ", soit en accordant sa sanction au droit minoritaire, soit en renvoyant à celui-ci pour déterminer son propre contenu.
La première hypothèse peut être illustrée par une affaire soumise à la Cour de Cassation le 4 mai 1971. La question de droit était la suivante : en vendant sous l'appellation cacher de la viande d'animaux qui n'avaient pas été abattus rituellement, un commerçant commet-il le délit de tromperie sur la marchandise (loi du 1er août 1905) ? La Cour suprême a considéré que " la qualité cacher d'une viande pouvait constituer pour certains acheteurs, en raison de leurs convictions, une qualité substantielle de la marchandise volée ".
La seconde hypothèse se vérifie par le recrutement des aumôniers, qui fait intervenir les autorités religieuses et administratives : les secondes ne peuvent nommer un aumônier qu'après consultation des autorités religieuses et mettre fin à ses fonctions que lorsque ces autorités religieuses lui retirent son habilitation. La logique commande cette solution. En effet, comme l'écrit D. LOCHAK, " comment un aumônier pourrait-il le rester, et donc prétendre représenter un culte, si ce culte a cessé de le tenir pour son représentant ? ". Il n'en demeure pas moins que contrairement au principe de séparation, l'administration se limite à aligner sa position sur celle des autorités religieuses.
Au regard du critère de relevance, " l'ordre juridique
dominant est conduit à ménager une place à une règle
émanant d'un autre ordre juridique, en vue de résoudre une
question de droit ou de trancher un litige surgissant à l'intersection
des deux ordres juridiques ".
Une décision du TGI de Paris du 6 novembre 1973, que nous avons déjà rencontrée, est fort intéressante concernant la pratique objectivement mutilante que constitue la circoncision masculine. En l'espèce, une mère avait fait circoncire - au titre d'une intervention médicale - ses trois fils sans l'autorisation de leur père. Celui-ci demandait réparation du préjudice physique et moral éprouvé par ses enfants (il était opposé à la circoncision), arguant de l'obligation qu'aurait eue le médecin de recueillir l'autorisation du père, dès lors que " le nom patronymique des enfants, à consonance israélite, devait rendre suspecte, aux yeux du praticien, l'absence de toute participation du père dans une intervention dont il ne pouvait ignorer, dans la tradition juive, la signification rituelle et confessionnelle ".
Le tribunal a considéré que, la circoncision
étant médicalement nécessaire, l'accord seul de la
mère suffisait mais " qu'il aurait pu en être autrement
s'il s'était agi d'une circoncision rituelle, notamment dans le cas
d'enfants dont les parents n'auraient pas été tous deux de
confession israélite, ou si les formes normales prescrites par la
religion hébraïque n'étant pas respectées,
l'hypothèse d'un désaccord des parents avait été
vraisemblable ". Autrement dit, le droit étatique reconnait que
la circoncision (masculine) rituelle n'est pas un acte usuel; qu'à
ce titre, le double consentement des parents est exigé. A défaut,
le droit sanctionnerait le parent qui pratiquerait la circoncision sans l'accord
de l'autre. A n'en pas douter, le droit étatique accorde sa sanction
à une norme d'origine institutionnelle, exigeant la circoncision de
tout nouveau-né, acte manifestement rituel et mutilant.
E. L'institutionnalisation des
différences.
D. LOCHAK considère ce stade atteint " lorsque l'existence et l'identité spécifique de groupes subjectivement ou objectivement minoritaires reçoivent une consécration légale, la différence liée à l'appartenance au groupe étant directement prise en compte par le droit étatique ".
Un seul exemple suffira à illustrer cette
institutionnalisation. Il s'agit de celui du régime des quatre cultes
(catholique, calviniste, luthérien et israélite) qui, en
Alsace-Lorraine fait l'objet d'une reconnaissance officielle, la loi de 1905
n'y ayant pas été introduite. Ainsi, les ministres des cultes
y sont rétribués par l'Etat et des cours de religion sont
dispensés dans les établissements d'enseignement et
intégrés dans les heures de cours obligatoires. Relativement
au concept de SANTI ROMANO, on peut considérer ici que la relevance
est maximale puisque le droit étatique a intégré l'ordre
institutionnel.
Nous avons passé en revue cinq stades qui peuvent être
considérés comme autant de modes d'appréhension de la
différence culturelle par l'ordre juridique français. On
s'aperçoit que cette appréhension peut aller de la négation
ferme à une institutionnalisation des particularismes. Le modèle
français n'est donc pas monolithique, contrairement à ce qu'une
lecture étriquée du principe d'égalité pourrait
laisser croire. Il est cependant manifeste que l'ordre juridique français
ne dispose d'aucun principe général d'appréhension des
pratiques relevant d'ordres culturels différents.
La leçon majeure que l'on peut retirer de ce survol des modes d'appréhension par la France de la différence culturelle est la suivante : l'égalité n'interdit pas la prise en compte de la différence. Ce premier constat, encourageant, se double d'un second : la France ne réagit que sous la contrainte d'une hétérogénéité culturelle qu'elle ne gère qu'au " coup par coup ". Cette gestion est en effet " toute pragmatique, car non planifiée, ne reposant sur aucun projet clairement formulé, mais s'efforçant de répondre ponctuellement aux problèmes posés par l'existence des différences, d'adapter le droit à des revendications qui s'expriment, elles, avec de plus en plus de netteté ". Il n'est dès lors pas surprenant de voir l'ordre public achopper comme il l'a fait sur la question de l'excision.
Cette question présentait, il est vrai, une double difficulté ambivalente, que l'ordre public n'a pas saisie et qui explique la maladresse avec laquelle il a abordé cette pratique. D'une part, l'excision - sous l'influence des représentations qu'elle a générées - présentait l'image d'une pratique du fond des âges, avilissante et servant la volonté de domination sexuelle et sociale de l'homme. D'autre part, - ce qui a manifestement échappé à l'ordre public français par l'intermédiaire de ses juges - l'excision est dans le contexte de l'immigration africaine en France, une pratique en dégénérescence, peu à peu remise en question par les femmes et dans une certaine mesure par les hommes. Autrement dit, les populations immigrées dont l'excision constitue un élément du patrimoine culturel réinterprètent celui-ci, au contact de la " culture dominante " (occidentale, en l'occurence, mais n'oublions pas que cette réinterprétation est aussi à l'oeuvre en Afrique). Au lieu d'accompagner, de faciliter cette réinterprétation, l'ordre public français a fait de l'excision un crime passible de la Cour d'assises. Certes, les peines sont généralement assorties de sursis; certes, les réquisitoires du ministère public prennent acte de la différence culturelle, mais forte est la charge émotionnelle et symbolique consécutive au passage devant la juridiction qui, en France, juge les infractions les plus graves.
Le mouvement amorcé dans la communauté immigrée
risque de connaître un ralentissement, voire un effet de retour sur
des valeurs que cette communauté s'apprêtait à
délaisser. Ainsi " le retour à l'ethnicité a donc
le sens général d'un repli stratégique destiné
à permettre à la culture ethnique de relayer une culture nationale
devenue inapte à remplir adéquatement sa fonction parce que
vécue et perçue comme incertaine, menaçante,
répressive ou dépersonnalisante ". On serait donc fondé
à proposer un relativisme culturel propre à dégager
un droit à la différence. Mais le dévoiement et les
critiques que ces deux notions ont connues conduit à s'interroger
sur les conditions de leur viabilité.
§.2. Quel relativisme culturel
pour quel droit à la différence ?
Lorsque l'on parle droit à la différence, encore faut-il savoir de quel type de droit à la différence parle-t-on. Nous avons rappelé plus haut que le droit à la différence était né des théories du relativisme culturel. Mais celui-ci connaît au moins deux formes répertoriées par S. ABOU. La première considérant " la relativité des cultures comme elle-même relative, c'est-à-dire n'excluant ni l'existence de valeurs universelles, ni la possibilité de la communication interculturelle, ni les avantages de l'acculturation ", la seconde considérant " cette relativité comme absolue : elle nie l'existence de valeurs universelles, affirme l'imperméabilité des cultures et déplore leur croisement ". On peut avancer qu'à chacune des formes de relativisme, correspond un droit à la différence. La première forme de relativisme - que nous appèlerons le " relativisme culturel stricto sensu " - encourage un droit à la différence ouvert aux valeurs partagées par le plus grand nombre, soit " un droit à la différence dynamique ", affirmant, rappelant la spécificité d'une culture donnée mais laissant une large place à la réinterprétation de certaines des composantes de celles-ci. La seconde forme de relativime - que nous appelerons le " culturalisme " - encourage un droit à la différence centré uniquement sur les valeurs de la culture concernée, soit " un droit à la différence statique ", réfutant les valeurs occidentales susceptibles de remettre en cause certaines des valeurs de cette culture.
Le relativisme culturel stricto sensu est bien évidemment la forme la plus rationnelle, la plus raisonnable. Elle offre en outre un avantage théorique de poids : si elle laisse une large place à la réinterprétation des valeurs non occidentales, elle n'en défend pas moins nombre d'entre elles, précisément au nom de ce droit à la différence. Mais partant, ne suggère-t-elle pas aux pays occidentaux, une réinterprétation de leurs propres valeurs, notamment celles d'égalité, d'uniformité, d'universalité ? " L'identité culturelle est dynamique. Loin de constituer seulement un " héritage ", l'identité se construit en remodelant le patrimoine culturel à sa disposition, en abandonnant des éléments, en y incorporant d'autres ". Ces réinterprétations croisées, conjuguées ne participeraient-elles pas à la construction de ce dialogue interculturel ?
A cet égard, les affaires d'excision en France sont tout
à fait représentatives de la confusion entre ces deux conceptions
du droit à la différence. La majorité des auteurs invoquait
le " relativisme culturel stricto sensu " et le " droit à
la différence dynamique " et ce, non pas pour justifier l'excision
mais, bien au contraire, afin de la combattre et de l'éradiquer. Ils
différaient des partisans de la criminalisation et de la condamnation
en ce qu'ils prônaient un dialogue interculturel basé sur
l'éducation, l'information...
Il semble, au contraire, que les partisans de la condamnation aient joué sur le registre du culturalisme, en affirmant que les partisans du dialogue survalorisaient les cultures pratiquant l'excision .Cette affirmation justifiait alors que l'on n'écoute pas ces " culturalistes " qui, négligeant la santé des fillettes au profit d'une telle pratique, leur déniaient par là même le droit d'être protégées.
Le seul rempart face à cette " conjuration "
résidait alors dans la criminalisation de l'excision..
Finalement, l'attitude de ces fervents partisans de la condamnation
revenait à rejeter l'excision du territoire français et à
la confiner à son espace culturel d'origine (la réaction de
certaines familles consistant à la pratiquer " au pays ")
: paradoxalement, ceux qui avancent l'argument d'après lequel accepter
le droit à la différence conduirait au droit à
l'indifférence, sont ceux-là même qui favorisent les
conditions de son émergence.
Hormis l'objection précédente consistant à assimiler le droit à la différence à un droit à l'indifférence, certains auteurs ont fait valoir que " la reconnaissance d'un " droit à la différence " conduirait à la différence des droits ".Malgré le bonheur d'une telle formule, il ne nous semble pas que cela soit un argument décisif. En effet, le droit public français connaît depuis longtemps la notion de différence de traitement proportionnelle à la différence de situation, et la classification de D. LOCHAK démontre parfaitement que des différences culturelles aboutissent à des différences de droits (repas cacher, aumôneries catholiques... ). Cependant, dans ce dernier cas, il convient de préciser : c'est surtout l'accès à un droit qui est facilité par la mise en place de procédures ou de prestations différentes et ce, par souci de non-discrimination.
La classification de D. LOCHAK démontre que cette notion, d'abord circonscrite à des questions techniques (dans l'arrêt Denoyez et Chorques, le requérant, possédant une résidence secondaire dans l'Ile de Ré, demandait à bénéficier du tarif préférentiel reconnu aux insulaires pour emprunter le bac reliant l'île au continent) s'applique désormais à des questions d'ordre culturel (et cultuel, en l'occurence) : repas cacher, aumôneries catholiques...
Le droit français prend donc acte de la différence culturelle et met en oeuvre des procédures, des prestations qui permettent aux différences de s'intégrer dans l'ordre juridique, " car le législateur, dans tous les pays développés, a tendance, pour mieux épouser le réel et tenir compte de sa diversité, à multiplier les catégories et à diversifier les règles applicables pour saisir non plus des sujets de droit abstraits et identiques mais les membres de groupes concrets et différents les uns des autres ".
Désormais, le principe d'égalité favorise les différences de traitement justifiées par les inégalités de fait : le principe d'égalité en droit glisse vers le principe de non-discrimination. Malgré l'attachement du droit français à ses principes fondateurs, à sa " pratique " de la différence, il " résulte une situation d'équilibre instable, caractéristique d'une période de transition, où les anciens principes sont battus en brèche par une évolution sans doute inéluctable, mais qui ne saurait pour autant aboutir à une renonciation pure et simple à ces principes ".
Il reste maintenant à revenir plus en détail sur
ces principes.
SECTION 2. LE TRIPTYQUE FRANCAIS
EGALITE - UNIFORMITE - UNIVERSALITE, OBSTACLE A UNE REELLE PRISE EN COMPTE
DE LA DIFFERENCE CULTURELLE.
Nous venons de le voir, le principe d'égalité a longtemps fondé, et fonde toujours en théorie, un principe d'indifférence. Indifférence non pas morale, mais considérée en tant que refus de principe du concept de différence. Notion d'abord philosophique, convertie en règle de droit, le principe d'égalité réunit cette nature duale dans le concept d'égalité en dignité et en droit que proclame la Déclaration universelle des droits de l'homme (DUDH) dans son article 1er. Au fondement de la théorie des droits de l'homme et de leur universalisme; ce principe rejetait celui de différence comme élément perturbateur de l'unité humaine proclamée.
Ce principe fondamental - qui ne peut en aucun cas être remis en cause - engendre finalement l'inconvénient de son avantage. Celui-ci est de proclamer l'unité des hommes et leur égal accès aux droits de l'homme qui leurs sont inhérents. Celui-là est de masquer artificiellement l'inégalité formelle que révèlent des cultures différentes : la diversité culturelle se heurte à l'exigence et à l'évidence de la notion d'égalité.
C'est dans l'application rigoriste de ce principe que se noue l'aporie entre l'égalité et la différence. Si l'on souhaite sortir de cette contradiction, il est indispensable de réinterpréter l'un de ces deux termes. A moins de viser le repli sur soi, il est inconcevable d'agir sur la différence, et ce pour deux raisons au moins : d'une part, parce que la différence culturelle est une réalité, en tant que telle (donc à la différence des pratiques qui la composent) irréductible; d'autre part, parce que cela heurte l'objectif d'efficacité qui doit caractériser les actions d'éradication des pratiques culturelles portant atteinte aux droits de l'homme.
Cela ne signifie en aucun cas qu'il faille laisser perdurer toutes les pratiques découlant d'un ordre culturel différent; cela signifie seulement qu'on ne peut agir directement, autoritairement sur la source de la différence, au risque d'échouer dans la tentative d'éradication. Il s'agit de sortir du raisonnement qu'il est possible de résumer ainsi : " Abandonnez vos pratiques culturelles et nous vous accepterons ", et que l'on affirme tenir au nom des droits de l'homme.
Il s'agit d'y substituer un mode d'appréhension (appréhension ne signifiant pas nécessairement acceptation) souple de la différence culturelle qui permette à la France et aux autres tenants occidentaux des droits de l'homme de sortir de leurs contradictions internes nourries du dogme égalitaire, et d'opposer, éventuellement, un refus acceptable, compréhensible et compréhensif, à certaines pratiques.
La notion d'acceptation du refus nous paraît importante. Qu'il suffise à cet égard de comparer les affaires d'excision et l'affaire dite du " foulard islamique ". Dans les premières, les qualifications pénales choisies ont été parmi les plus graves du droit français et la juridiction concernée la plus infamante. Le rejet de la pratique de l'excision a été perçu comme une mise au ban de la société, comme la dénonciation de pratiques barbares... Le tout sans qu'aucun signe, sinon d'éradication, du moins de baisse sensible de cette pratique ne soit enregistré. L'effet a davantage consisté pour ces populations à se réfugier dans le secret, beaucoup plus dangereux dès lors qu'elles hésiteront, au vu des sanctions encourues, à prévenir le médecin. A l'inverse, l'affaire du " foulard islamique ", initiée par des décisions médiatisées d'expulsion de jeunes musulmanes d'établissements scolaires, fut canalisée et l'avis (procédure non contentieuse) rendu par le Conseil d'Etat, haute juridiction faisant fonction en l'occurence de " conseil des sages ", a largement apaisé le débat. Certes, le Conseil d'Etat n'a pas estimé qu'il fallait rejeter cette pratique; néanmoins, les limites qu'il a posées ont été bien reçues par la communauté musulmane et de nombreux établissements scolaires ont repris ces conditions dans leurs règlements intérieurs.
Nous voyons que, par ce détour, l'action sur les pratiques culturelles portant atteinte aux droits de l'homme, sera d'autant plus facilitée que la décision de rejet totale ou d'acceptation partielle sera le résultat d'une approche ouverte.
Nous avons vu que, confrontée à la
réalité, la France a, depuis quelques années, entamé
cette réinterprétation, en développant le concept de
non-discrimination. Reste à savoir si la France va assez loin dans
cette voie (§.1). C'est aussi appliqué dans toute sa rigueur
que le principe d'égalité révèle une tendance
en fonction de laquelle la quête de l'unité s'oriente de
manière empirique vers la construction d'une uniformité
préjudiciable aux droits de l'homme (§.2). Le principe
d'égalité réinterprété, l'unité
protégée de l'uniformité, reste le mythe de
l'universalité des droits de l'homme, qu'à la lumière
de la diversité ainsi prise en compte, on doit songer à revisiter
(§.3).
§.1. Du principe d'égalité au
principe de non-discrimination : la nécessaire
réinterprétation d'un dogme fondateur des droits de l'homme.
Nous verrons comment le principe d'égalité a pu
être érigé en véritable dogme (A), et la
réinterprétation qu'il a dû subir pour intégrer
les inégalités de fait (B). On est cependant fondé
à se demander si cette réinterprétation permet une prise
en compte suffisante de la différence culturelle et si l'élaboration
d'un nouveau concept - celui de " prise en compte opératoire "
- ne permettrait pas de dépasser l'inertie que le droit français
manifeste encore face à cette diversité culturelle
(C).
A. L'égalité
élevée au rang de dogme.
A la suite du dictionnaire ROBERT, l'égalité se définit comme " le principe selon lequel, tous les hommes, possédant une égale dignité, doivent être traités de manière égale ". Si " le schéma juridique français prône la globalité par l'égalité comme mode d'approche des différences " , cela résulte d'une évolution qu'il est possible de présenter, schématiquement, de la manière suivante. D'abord précepte de philosophie religieuse, l'égalité ontologique de tous les hommes se résume dans l'expression de l'égale dignité. Le droit, transcription plus ou moins complète de la morale religieuse, se propose alors de garantir cette égalité en élaborant le concept d'égalité en dignité et en droit, proclamé notamment par les déclarations française de 1789 (art.1) et universelle de 1948 (art.1).
N. ROULAND a démontré que la tradition juridique française prend ses racines dans le mouvement révolutionnaire de 1789 qui privilégia la vision " d'un corps social homogène, composé d'individus libres et égaux en droit, unis dans le respect d'un droit uniforme émanant de la volonté d'un et du peuple, au sein d'une République indivisible... ". La redondance des termes employés par l'auteur révèle admirablement la tendance centripète du droit français que symbolise et résume à son tour SIEYES : " Je me figure la loi au centre d'un globe immense : tous les citoyens sans exception, sont à la même distance sur la circonférence, et n'y occupent que des places égales ".
Plus tard, les jurisprudences conjuguées du Conseil d'Etat et du Conseil Constitutionnel feront de l'égalité respectivement, un principe général du droit, s'imposant à l'administration à l'égard des administrés et de ses propres agents d'une part, un principe à valeur constitutionnelle s'imposant au législateur et dans les rapports entre personnes privées d'autre part.
Nous venons de voir succintement de quelle manière le principe d'égalité est devenu un véritable dogme, étendant sa sphère d'influence à tous les domaines. Mais au fur et à mesure de cette extension, s'est posée la question de sa pertinence au regard des inégalités de fait.
Selon l'expression d'un auteur, " la machine égalitaire ", que représente la France se grippe et finit par produire des effets pervers : " le creuset lui-même est mis en cause au nom même de l'égalité. Le refus absolu de la différence apparaît parfois comme une amputation ".
Mais il serait faux d'affirmer que la France est restée
insensible à ce conflit entre l'égalité et la
différence. Empiriquement, sans remettre en cause officiellement le
dogme de l'égalité juridique, la France a pris acte des
différences. Cette évolution ressort des travaux de D. LOCHAK
sur lesquels nous nous sommes appuyés plus haut, et s'est
concrétisée par l'apparition du principe, prétorien,
de non-discrimination.
B. La réinterprétation
de l'égalité.
Ce principe " n'impose plus de traiter tous les membres de la société de façon identique, mais il proscrit les différences de traitement illégitimes, c'est-à-dire non justifiées par des différences de situation ".
Autrement dit, lorsque les personnes (ou les groupes) sont dans des situations identiques, le principe d'égalité continue à s'appliquer. A l'inverse, des situations différentes pourront justifier l'application de règles différentes.
Le glissement du droit français d'un principe d'égalité stricte vers un principe de non-discrimation est fondamental. Cependant, désormais la question qui surgit et déplace par là même le débat est la suivante : l'élément constitutif de la différence de situation sur lequel on se fonde pour appliquer des règles différentes peut-il légitimement être pris en considération ?
En effet, il est toujours possible de relever une différence entre les situations respectives de deux personnes ou de deux groupes. Seulement, les textes fondateurs des droits de l'homme considèrent certains éléments comme insusceptibles de fonder une différence de traitement.
Il en va ainsi du sexe, de la race, de la religion, des opinions... (article 2 de la Constitution de 1958; Préambule de la Constitution de 1946; article 2 de la DUDH). Qu'en-est-il de la culture ? Définie, à la suite de S. ABOU, comme " l'ensemble des modèles de comportement, de pensée et de sensibilité qui structurent les activités de l'homme dans son triple rapport à la nature, à l'homme, au transcendant ". la culture peut-elle justifier une différence de traitement ?
Par différence de traitement, nous entendons l'édiction et l'application de règles se fondant sur un élément distinctif. Ainsi, le sexe, la religion, la race, les opinions, sont des éléments distinctifs prohibés, c'est-à-dire que l'on ne peut fonder une différence de traitement sur eux. Lorsque le juge censure une situation dans laquelle l'un de ces éléments a été pris en compte, il sanctionne une différence de traitement illégitime, au nom du principe de non-discrimination. Invoquer la différence culturelle lorsque l'on aborde un conflit opposant une pratique d'un autre ordre culturel à l'ordre public " dominant " revient-il à faire appel à un élément distinctif prohibé ?
Juridiquement, la réponse est négative : aucun texte ayant trait aux droits de l'homme n'érige la culture, la différence culturelle, en élément distinctif prohibé. Ce serait cependant faire preuve de mauvaise foi que de s'arrêter à cette interprétation stricte de ces textes. En effet - et la définition proposée par S. ABOU a le mérite de le révéler - la culture englobe nécessairement la plupart de ces éléments distinctifs. Ainsi, le sexe commande, selon les cultures, des rapports différents entre les hommes et les femmes, des rôles différemment répartis dans la vie sociale, des obligations diverses auxquelles est assujetti chacun des deux sexes. En matière religieuse, les cultures judéo-chrétiennes n'appréhendent pas les rapports de l'homme " à la nature, à l'homme, au transcendant " de la même façon que les cultures musulmane, hindouiste ou bouddhiste. De même, au sein de chaque culture, ces éléments s'interpénètrent. Ainsi, chaque religion envisage de manière différente le sexe, au sens d'appartenance sexuelle d'une part (ainsi le rôle de l'homme est-il prédominant dans les religions musulmane et juive), au sens de pratique sexuelle d'autre part (même si, sur certains thèmes, tels le mariage, l'avortement... la plupart des religions - monothéistes du moins - se rejoignent). Les " croyances " religieuses ou ésotériques - que l'on hésite à qualifier de religions - posent aussi de graves problèmes. Ainsi les Témoins de Jéhovah qui refusent les transfusions sanguines et le service national.
Dans le cas de l'excision, invoquer la différence de traitement au nom de la différence culturelle reviendrait donc à se fonder sur des éléments distinctifs prohibés : le sexe et la religion, ou à tout le moins, les " croyances ".
Dès lors, deux arguments intimement liés s'opposent selon nous à ce que la culture puisse servir de fondement à une différence de traitement légitime : d'une part, la notion de culture recouvre nombre de " domaines " qui, isolés, constituent au regard des droits de l'homme, des éléments distinctifs prohibés : vouloir " noyer " systématiquement un élément prohibé sous le vocable de " culture " reviendrait à faire de celle-ci la " couverture " idéale de violations des droits de l'homme. La culture apparaîtrait alors comme le prétexte à ces violations, ce qui fonderait ses adversaires à rejeter la différence culturelle; d'autre part, un tel subterfuge retirerait toute crédibilité à la notion de droits culturels que nous nous proposons de développer ici.
Néanmoins, appréhendée globalement ou au travers de certains de ses éléments seulement (sexe, religion...), la culture demeure source d'inégalités de fait irréductibles et que nul ne peut nier. Dans l'esprit des théoriciens des droits de l'homme, la prohibition de certains éléments distinctifs se fonde sur la présomption d'une utilisation discriminante et donc illégale : le sexe, afin de réduire l'accès à certains emplois des femmes; la religion, afin d'exclure les fidèles d'autres religions minoritaires; les opinions, afin d'écarter ceux qui n'ont pas les mêmes...
Dans l'esprit des adversaires de la différence culturelle, et précisément concernant la question de l'excision en France, le raisonnement est le même. L'argument de la différence culturelle est, selon eux, opposé à l'ordre public français afin de faire échapper les intéressés à la condamnation pénale qu'ils encourent, alors que la mutilation pour fait d'excision est identique, juridiquement, aux mutilations constitutives de mauvais traitements à enfants infligées par des individus relevant de l'ordre culturel français.
Seulement, les tenants de cette position procèdent davantage à une " égalisation en droit " qu'ils ne constatent une " égalité en droit " et, partant, ils négligent l'inégalité de fait. Or nous avons vu que le droit, français notamment, a pris acte de ces inégalités de fait, en fournissant des repas cacher, en participant à la nomination des aumôniers dans les établissements publics, ce qui constitue, à n'en pas douter, une prise en compte de la religion.
Prenant acte de la différence, le droit français tente de rétablir l'équilibre rompu par les inégalités de fait. Ainsi prévoit-il, au travers des traités internationaux qu'il a ratifiés ou des textes qu'il a votés, la possibilité d'introduire des discriminations positives, soit " des dispositions préférentielles en faveur de certains groupes défavorisés en vue de réduire les inégalités dont ils sont victimes ". Ainsi la Convention pour l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale de 1965 précise que " les mesures spéciales prises à seule fin d'assurer comme il convient le progrès de certains groupes raciaux ou ethniques [...] ne sont pas considérées comme des mesures de discrimination raciale, à condition toutefois qu'elles n'aient pas pour effet le maintien de droits distincts pour des groupes raciaux différents et qu'elles ne soient pas maintenues en vigueur une fois atteints les objectifs auxquelles elles répondaient ". Le Code du travail français prévoit que le principe de non-discrimination entre les hommes et les femmes ne fait pas " obstacle à l'intervention de mesures temporaires prises au seul bénéfice des femmes visant à établir l'égalité des chances entre hommes et femmes, en particulier en remédiant aux inégalités de fait qui affectent les chances des femmes " (article L. 123.3).
La prudence que le droit français manifeste à l'égard des discriminations positives et des quotas nous paraît tout à fait justifiée. Néanmoins, il nous faut remarquer, en insistant sur ce fait, que le droit français accepte tout à fait de prendre en compte certains des élements distinctifs prohibés, dès lors qu'il s'agit, d'une part de rétablir un équilibre rompu en raison même de cet élément, d'autre part, de ne pas maintenir ces droits distincts une fois que cet objectif a été atteint.
En conclusion, s'il nous faut rejeter la possibilité
d'ériger la différence culturelle en critère légitime
d'un différence de traitement, il nous paraît indispensable
de prendre en compte cette même différence culturelle dans
l'appréhension des pratiques portant atteinte aux droits de l'homme.
Ceci afin de rétablir l'équilibre rompu en raison de
l'élément culturel, mais tout en ayant à l'esprit que
cette prise en compte ne constitue pas une immunité permanente mais
une exigence, d'une part de réalisme dans l'appréhension de
situation dans lesquelles l'inégalité de fait est patente,
d'autre part d'efficacité dans l'éradication de pratiques
culturelles attentatoires aux droits de l'homme : c'est en prenant acte de
la différence culturelle que l'on s'offrira la possibilité
de combattre efficacement ces pratiques, tout en ne consacrant pas une
inégalité en fait.
C. La " prise en compte
opératoire " de la diversité culturelle.
Qu'entendons-nous par " prise en compte de la différence culturelle ". D'abord, et pour préciser notre pensée, nous utiliserons l'expression de " prise en compte opératoire ". Ce concept constitue une proposition alternative à ce que l'on pourrait appeler la " prise en compte inopérante " et à la différence de traitement, telle que nous l'avons définie plus haut.
La " prise en compte inopérante " correspond au deuxième stade d'appréhension que nous avons ajouté à la liste de D. LOCHAK et que nous avions alors qualifiée de " négation atténuée des particularismes culturels ". A ce niveau, le système juridique, par l'intermédiaire de ses magistrats du siège et du parquet, fait effort pour comprendre une pratique, la resituer dans son contexte culturel mais, au final, la rejette en recourant à ses solutions traditionnelles - la qualification pénale suivie d'une condamnation, éventuellement assortie de mesures de clémence (le sursis par exemple)-. Tel est le cas pour l'excision. On peut parler de prise en compte en " trompe-l'oeil ".
La " prise en compte opératoire " se propose, en quelque sorte, de " faire porter ses fruits " à cette prise en compte " intellectuelle " d'un phénomène culturel, en ménageant une solution, d'une part adaptée à la particularité de la pratique en cause, d'autre part en adéquation avec l'objectif que poursuit l'ordre public face à une pratique portant atteinte aux droits de l'homme, à savoir son éradication. Autrement dit, il s'agit - une fois que l'enracinement culturel d'une pratique a été mis en lumière - de lui réserver un traitement approprié, afin de garantir toute son efficacité à l'objectif d'éradication.
Mais ce concept ne doit pas se confondre avec celui que nous avons écarté en matière culturelle, à savoir la différence de traitement. La différence de traitement consiste, dans une situation donnée, à offrir le moyen d'accéder à un droit, auquel la personne ou le groupe concerné n'aurait pas eu accès en raison d'un élément constitutif d'une inégalité de fait, au besoin en fondant cette différence de traitement sur un élément distinctif prohibé (cas des discriminations positives).
La " prise en compte opératoire " consiste à soumettre une pratique culturelle (portant atteinte aux droits de l'homme), à un droit fondamental de la personne humaine (dans le cas de l'excision, le droit à l'intégrité physique). Cette soumission peut être absolue ou relative. Absolue s'il n'est pas possible de mettre cette pratique en conformité avec le droit fondamental en cause, notamment s'il s'agit, comme l'intégrité physique dans le cas de l'excision, de droits " intangibles ". Relative, s'il est possible ou incontournable d'accepter partiellement la pratique culturelle sans remettre en cause les fondements du droit en cause.
Mais cette soumission n'aura de chance d'être effective que si, prenant en compte le poids culturel de la pratique en cause, le système juridique concerné renonce à ses moyens " traditionnels " au profit de procédures ménageant la dignité des personnes concernées et de leur culture, et véhiculant néammoins de manière forte la conception que l'ordre public se fait d'une liberté fondamentale de l'homme.
Confronté à l' " urgence d'une nouvelle
conception de l'égalité par la diversité ", il
est incontestable que le droit français a réinterprété,
ce dogme au profit du principe de non-discrimination. Il est cependant
critiquable que, craignant sans doute de glisser vers une différence
de traitement illégitime, le droit français se soit contenté
d'une prise en compte inopérante sur la question de l'excision. Sur
la voie de cette " nouvelle conception de l'égalité ",
il est dommageable qu'il ait fait quelques pas en arrière, cédant
peut-être à cette tendance persistante d'après laquelle
" l'unité tend à être comprise comme
l'uniformité ".
§.2. L'uniformité,
ennemie de l'unité.
" Il y a de certaines idées d'uniformité qui saisissent quelquefois les grands esprits (car elles ont touché Charlemagne) mais qui frappent infailliblement les petits. Ils y trouvent un genre de perfection qu'ils reconnaissent, parce qu'il est impossible de ne pas le découvrir, les mêmes poids dans la police, les mêmes mesures dans le commerce, les mêmes lois dans l'Etat, la même religion dans toutes ses parties. Mais cela est-il toujours à propos, sans exception ? Le mal de changer est-il toujours moins grand que le mal de souffrir ? Et la grandeur du génie ne consisterait-elle pas mieux à savoir dans quels cas il faut l'uniformité, et dans quels cas il faut des différences ? A la Chine, les Chinois sont gouvernés par le cérémonial chinois, et les Tartares par le cérémonial tartare : c'est pourtant le peuple du monde qui a le plus la tranquillité pour objet. Lorsque les citoyens suivent les lois, qu'importe qu'ils suivent les mêmes ".
Empreinte de l'idéal d'universalité qu'elle a contribué à élaborer comme postulat des droits de l'homme, la France est assez logiquement attachée au dogme de l'unité, définie comme " le caractère de ce qui forme un tout cohérent ". Plus précisément, il s'agit de l'unité nationale, fondée sur l'unité de la langue et sur l'unité de la culture.
La difficulté, quant à l'appréhension de
la différence culturelle, ne réside pas tant dans l'affirmation
de ce principe d'unité que dans le dévoiement (A) qu'il
connait au contact du principe d'égalité juridique strictement
interprété (B).
A. L'uniformité ou la fatale
dégénérescence de l'unité.
En effet, qu'il s'agisse de l'unité nationale, de l'unité linguistique ou de l'unité culturelle, chacune de ces conceptions tend, presque fatalement, à dégénérer dans l'uniformité, définie comme le caractère de ce " qui ressemble en tout point aux autres ".
Ainsi l'unité nationale, thème récurrent de l'idéologie révolutionnaire et républicaine, se fonde d'une part, sur le gommage des spécificités régionales ou ethniques, d'autre part sur le Droit qui trouve dans l'Etat sa source exclusive et légitime. C'est là une doctrine bien établie que symbolise parfaitement la décision du Conseil Constitutionnel du 9 mai 1991, refusant la notion de " peuple corse " sur le fondement de l'article 2 de la Constitution disposant que " la France est une République indivisible ". Cette tradition française est ainsi résumée par N. ROULAND dans le syllogisme suivant : " la conception française du peuple est indivisible, seul l'Etat représente le peuple et produit le droit, donc le droit ne peut être lui-même qu'indivisible et uniforme ".
Ainsi l'unité linguistique qu'une loi du 25 juin 1992, modifiant la Constitution de 1958 et ajoutant un alinéa 2 à l'article 2 du Titre premier " De la souveraineté " consacre, en affirmant que " La langue de la République est le Français ". Cet ajout à la Constitution constitue par la même occasion un obstacle majeur à la réception en droit français de la " Charte européenne des langues minoritaires " que la France refuse de signer. Ce texte, initié au sein du Conseil de l'Europe en 1992, proposait de défendre et développer les langues régionales ou minoritaires au nom d' " une Europe fondée sur le principe de la démocratie et de la diversité culturelle ".
Ainsi l'unité culturelle. Un auteur affirme d'ailleurs que la France est le pays où " la tradition étatique [...] s'accompagne le plus fortement de l'exigence de l'uniformité culturelle ". Soucieux de préserver l'unité nationale, ce qu'on ne peut critiquer, cet auteur considère que, l'uniformité n'ayant jamais été qu'une limite, les particularismes culturels peuvent subsister à trois conditions : qu'ils ne soient pas contraires aux normes du droit et de la morale française, qu'ils s'expriment à l'intérieur du domaine privé et qu'ils n'empêchent pas la participation à la vie nationale. Malgré la tentative louable de l'auteur de définir les critères d'acceptation des particularismes culturels, nous nous permettrons de le critiquer sur deux points principalement : d'abord, présenter l'uniformité culturelle comme une doctrine, même s'il ne s'agit que d'une limite, c'est la consacrer, et partant - c'est là notre seconde critique - réfléchir sur les conditions d'admission des particularismes culturels en prenant comme référent cette doctrine, revient à exercer sa réflexion dans un champs de pensée préalablement circonscrit. Dès lors les trois conditions posées s'analysent davantage comme le moyen de repousser ces pratiques aux confins de la vie privée, de les dissimuler aux regards d'autrui : cette gestion des différences s'apparente à une ghettoïsation de celles-ci.
On voit donc, au travers de ces trois questions, que l'unité
prônée se convertit dans les faits en une uniformité
préjudiciable à la conception universaliste des droits de l'homme.
Le paradoxe - qui n'est qu'apparent - réside dans le fait que
l'égalité juridique - fondement de cette conception universaliste
- est le facteur principal de cette dégénérescence.
B. L'égalité juridique,
facteur de cette dégénérescence.
De l'idée d'unité, conçue comme " le caractère de ce qui forme un tout cohérent ", ressort l'image de pièces hétéroclites dont chacune doit être retravaillée afin de pouvoir s'insérer harmonieusement dans un ensemble plus vaste. De l'idée d'uniformité, conçue comme le caractère de ce " qui ressemble en tout point aux autres ", ressort l'image de pièces qui devront être façonnées à l'égal d'autres pièces qui, elles, eu égard à leur taille, à leur nombre ou à leur place sur le plan de travail, serviront de modèles et seront épargnées.
L'influence du dogme égalitaire dans ce glissement de l'unité vers l'uniformité peut être expliqué en reprenant nos développements précédents sur l'égalité juridique. Nous rappelions que l'égalité juridique prohibait certains éléments distinctifs, présumés fonder une utilisation discriminante, que ce soit le sexe afin de réduire l'accès à certains emplois des femmes, la religion afin d'exclure les fidèles d'autres religions minoritaires ou les opinions afin d'écarter ceux qui n'ont pas les mêmes. On peut voir dans cette prohibition la crainte de manoeuvres susceptibles d'aboutir à une uniformisation de la société, par l'éviction de tendances minoritaires au profit de " courants dominants " : ainsi, les hommes au détriment des femmes, une religion aux dépens des autres, une opinion majoritaire négligeant les autres courants de pensée (les dernières élections présidentielles ne furent-elles pas l'occasion de stigmatiser la " pensée unique " ?).
Or, les faits démontrent que ces craintes ne sont pas infondées. Ce constat appelle deux remarques. D'abord, le principe d'égalité juridique est la source d'un paradoxe : s'il fonde l'interdiction de prendre en compte certains éléments distinctifs, c'est dans l'objectif de ne pas uniformiser la société, de laisser diverses tendances se manifester, de permettre à l'unité de se construire; or c'est précisément appliqué dans toute sa rigueur que le principe d'égalité aboutit à cette uniformisation. Ensuite, cette uniformisation est unilatérale et partielle puisqu'elle scinde la société en deux groupes : le premier regroupant les personnes qui s'intègrent - ou " se plient " - au courant dominant; le second les personnes qui subissent la " dictature " de ces éléments distinctifs (les femmes, les religions minoritaires, les opinions dissidentes ) : or, deux moitiés de société n'ont jamais fait une société cohérente et unie.
Il ressort de ce qui précède que, si l'unité s'harmonise en théorie avec le principe d'égalité juridique, à l'inverse l'uniformité est par nature inégalitaire puisqu'elle se fait au bénéfice d'un groupe et aux dépens d'un autre. Mais si l'unité dérive dans l'uniformité, c'est parce que le principe d'égalité juridique est appliqué dans toute sa rigueur, c'est-à-dire dans l'ignorance des inégalités de fait, consécutives bien souvent, mais pas toujours, de la différence culturelle.
Suivant l'évolution qu'il a connue, l'amenant à réinterpréter le principe d'égalité en principe de non-discrimination, il serait opportun que le droit français préserve l'unité de l'uniformité.
Ces remarques qui sont valables pour la société française sont bien évidemment transposables au niveau international, puisque c'est à cette échelle que se joue le combat des droits de l'homme. Dès lors, l'assertion de N. ROULAND prend toute sa valeur lorsqu'il affirme que " le monde n'est certes pas un " village global " mais plutôt un archipel planétaire, dont l'unité doit se faire non par l'uniformité mais dans la gestion de l'hétérogénéité ".
Cette " hétérogénéité ",
présente tout au long de cet exposé, que le droit français
a longtemps regardé d'un oeil méfiant mais qu'il a finalement
été contraint de prendre en compte, persiste à se rappeler
au souvenir du postulat d'universalité des droits de l'homme, mythe
que l'on doit sans doute songer à revisiter...
§.3. L'universalité
des droits de l'homme, un mythe à revisiter.
Dernier volet de ce triptyque, l'universalité, qu'il
importe avant toute chose de confronter à la notion d'universalisme
(A). Cette distinction formelle ébauchée, il s'agira
de démontrer que l'unité de la théorie des droits de
l'homme, unilatéralement élaborée (B) a
négligé une donnée fondamentale, la diversité
culturelle (C). Nous reviendrons alors à la différence
entre universalisme et universalité afin de justifier, dans le combat
des droits de l'homme, une nécessaire répartition des tâches
(D).
S'il est une notion consubstantielle au concept des droits de
l'homme, il s'agit assurément de celle d'universel, déclinée
soit sur le mode de l'universalité, appréhendée comme
le " caractère de ce qui est universel ou considéré
sous son aspect de généralité universelle ", soit
sur celui de l'universalisme, définit comme " la doctrine qui
considère la réalité comme un tout unique, dont
dépendent les individus ".
A. Universalité et
universalisme.
Universalité, universalisme, deux variantes terminologiques d'une même réalité ? Pas tout à fait. Il semble, au contraire, que chacune de ces deux notions ait un domaine d'application strictement défini et un objectif différent. L'universalité postule qu'un certain nombre de valeurs transcende les frontières et les conceptions qui ont pu se développer à l'intérieur de celles-ci : l'universalité pose l'universel comme un fait, comme un " acquis " (" ce qui est universel ") pour reprendre, tout en l'adaptant, la terminologie de R. PANIKKAR. Cette universalité correspond à ce que K. MBAYE nomme " l'universalisme de la conception ".
L'universalisme, comme le suggère sa définition, est une doctrine, soit " l'ensemble des opinions qu'on professe ". Dès lors, on peut avancer deux propositions qui permettent de circonscrire son domaine et de le distinguer de l'universalité. D'abord, sa nature doctrinale sous-entend une " prise de distance " par rapport au postulat d'universalité : formuler des valeurs que l'on souhaiterait voir partagées par le plus grand nombre ne signifie pas une adhésion sans faille à ce postulat qui, dans cette perspective fait effectivement figure de " requis " et non d' " acquis ". A cet égard, P. SOB rappelle qu'au moment de l'adoption de la Charte des Nations Unies, " l'attention des participants avait été attirée sur la nécessité d'avoir à l'esprit que le projet soumis à l'adoption serait le reflet de la culture prévalante en Europe de l'Ouest et en Amérique du Nord ".
Ensuite, cette même nature doctrinale postule le caractère " dynamique " de l'universalisme, c'est-à-dire la capacité - et la nécéssité - de parvenir à des accords, par le biais de réinterprétations croisées entre ceux qu'il est bien convenu de nommer, les " tenants de l'universalisme " et les " sommés de l'universalisme ". Ce caractère dynamique peut être illustré par le vote de la DUDH en 1948. Le projet soumis à l'Assemblée Générale des Nations Unies par la Commission des droits de l'homme fut adoptée par 40 voix et 8 abstentions. Les abstentions révèlent certains points sur lesquels l'accord n'a pu se faire : que ce soit le caractère abstrait des libertés pour l'URSS ou la liberté de changer de religion pour l'Arabie Saoudite. Mais certains articles révèlent ce que J. ROBERT a appelé " une tendance manifeste à établir un compromis entre les thèses de l'Est et les thèses de l'Ouest ". L'exemple le plus frappant concerne le droit de propriété pour lequel il est stipulé que " toute personne, aussi bien seule qu'en collectivité, a droit à la propriété " (article 17). Cet universalisme correspond à ce que K. MBAYE appelle " l'universalisme de la formulation ".
Les objectifs que l'une et l'autre de ces notions poursuivent
diffèrent largement, en théorie. L'universalisme est ancré
dans un travail empirique, semé de conférences, elles-mêmes
ponctuées de compromis prenant la forme de déclarations dans
lesquelles chaque partie tente d'esquiver ce qui pourrait apparaitre à
ses yeux comme des compromissions, au regard de sa souveraineté, de
sa culture, de son histoire... ou comme des freins à ses violations
des droits de l'homme. L'universalité se fixe comme ambition de
réunir les principes qui dans chaque société expriment
des valeurs que toutes les sociétés développent et qui,
pour cette raison, prétendent à l'universalité. La
difficulté consiste à découvrir une méthode
permettant d'isoler ces valeurs et de parvenir à un accord profond,
touchant à la conception même de ces valeurs, au delà
des formulations qui, dans chaque société, peuvent les
désigner. Cette ambition est immense qui conduit certains auteurs
à voir dans l'universalité un mythe. Si l'universalité
consiste à " répandre " sur le globe une conception
forgée dans un espace-temps donné, il est à craindre
qu'elle demeure un mythe, soit une " pure construction de l'esprit,
invention sans rapport avec la réalité ".
B. L'unité des droits de
l'homme, unilatéralement élaborée.
Si l'on tente de retracer le cheminement ayant abouti à ce mythe, il faut d'abord affirmer qu'avant l'universalité des droits de l'homme, on trouve l'unité des droits de l'homme. Si l'on reprend la définition du dictionnaire ROBERT, l'unité s'appréhende comme le " caractère de ce qui forme un tout cohérent ". Or, en ce qui concerne les droits de l'homme, ce " tout cohérent " - cette ossature - a été élaboré dans un contexte occidental et s'est nourri des mythes fondateurs de cette société puisque comme l'écrit R.VERDIER, " chaque société développe sa propre vision du monde et de l'homme et à chaque culture correspond un système de valeurs, une conception de l'homme, de ses droits et obligations dans la société ". Pêle-mêle, puisqu'il ne s'agit pas ici de dresser une liste exhaustive, on peut présenter quelques-uns de ces mythes propres à la société occidentale. Il en va ainsi de l'unité de l'humanité, trouvant sa source dans le livre de la Genèse, idée que nous confirme, en la prolongeant, E. LE ROY : " l'unité des droits de l'homme tient non seulement dans l'unité de l'humanité mais dans la croyance que le monde est gouverné par un principe de causalité extérieur et supérieur, apte à être mobilisé pour résoudre tous les problèmes de la vie en société (de même que le Dieu biblique est omnipotent et omniscient) ". Dans cette mythologie, P. SOB affirme que " les droits de l'homme sont des droits de Dieu en l'homme; [...] des devoirs que Dieu attend de l'homme envers son prochain ". De l'ordre du mythe aussi, la Raison qui " se retrouvant en tout homme [...] était censée entraîner l'assentiment de tous ", ce qui justifiait la soumission à une norme unique. Cette même norme juridique, caractéristique des sociétés de soumission occidentales (ou à tout le moins monothéistes) mises en évidence par M. ALLIOT, qui est perçue comme le moyen privilégié de sujétion des individus et de règlement des conflits. L'idée enfin, que l'avancée scientifique, technique, s'accompagne nécéssairement d'une pensée en avance.
Ainsi fondé, ce " tout cohérent ", cette
unité des droits de l'homme a nourri l'ambition de dépasser
les frontières de sa création et de devenir " l'étalon
universel des droits de l'homme ". Empreint de ses propres mythes et
du sentiment de répandre sur le globe des valeurs partagées
- ou ne pouvant qu'être partagées - par toutes les cultures,
ce système théorique a " versé en tous sens "
, pour utiliser la définition que M. SERRES donne de l'universel.
On voit ici que le schéma que nous avons déjà
rencontré se reproduit aussi pour la théorie des droits de
l'homme : l'unité dégénère dans
l'uniformité.
C. Une donnée fondamentale
négligée : la diversité culturelle.
Cependant, ce que la Raison commande, ce que l'unité humaine exige, la diversité culturelle le remet en cause, sinon au regard des objectifs visés, du moins au niveau de l' " enveloppe ", dont se méfient de nombreuses sociétés qui y voient une intrusion, une pression exerçée par des puissances qui, par ailleurs, furent souvent à l'origine de menées agressives, destructrices (guerres, esclavage, colonialisme) en opposition flagrante avec les principes qu'elles veulent aujourd'hui professer (et que souvent elles professaient déjà à l'époque de ces exactions). A cette crainte d'une hégémonie " nouvelle forme ", s'ajoute la difficulté - voire l'impossibilité- pour certaines de ces sociétés de concevoir les droits de l'homme comme les sociétés occidentales les conçoivent. Ce qui ne signifie nullement que ces sociétés ne connaissent pas les droits de l'homme. Comme le souligne K. MBAYE, " aussi loin que l'on puisse reculer dans l'histoire, on trouve dans les sociétés, même les plus primitives, quelques bribes de règles pouvant être rattachées à la protection des droits de la personne ". Seules la théorisation de ces règles et l'institution des premiers instruments de protection sont le fait des sociétés occidentales, mais il s'agit d'un apport dont il n'est nullement question de remettre la grandeur en question.
La différence des conceptions révèle plusieurs
choses. D'abord l'inéquivalence des dogmes fondateurs. Ainsi dans
le cas de l'Afrique, et par rapport aux sociétés occidentales,
le pluralisme juridique s'oppose à la prééminence du
droit et de sa source exclusive, l'Etat; la cohérence de la
société (ce que nous appelons l'unité) passe par la
complémentarité des groupes sociaux et non par leur
uniformité; l'homme est situé par rapport au groupe et ne se
réduit pas à l'individu; la fonction l'emporte sur l'Etre (la
notion de " personne juridique " est inconnue des droits traditionnels
).... Cette différence des conceptions n'exclut pas ensuite que certaines
des composantes d'une société - la société africaine
par exemple - puisse médiatiser ce rapport à l'universel. Par
exemple, la notion de devoirs (de l'individu, à l'égard
de la société), prééminente dans la
société africaine, est susceptible d'enrichir le débat
des droits de l'homme, trop longtemps centré sur les droits
de l'individu.
" Aucune société ne saurait prétendre avoir le monopole des " droits de l'homme " et n'est en droit d'imposer sa propre conception à d'autres qui ne la partagent pas . Ni chasse gardée, ni terrain clos, la théorie moderne des droits de l'homme est une construction en devenir, appelée à évoluer en fonction des besoins et aspirations des peuples et de l'interaction des cultures au plan mondial; sa mise en oeuvre pratique implique la prise en considération de l'homme dans sa diversité concrète et des peuples dans leurs différences socio-culturelles et économiques " affirme R.VERDIER. Ce que confirme P. SOB pour qui " la présomption d'universalité des droits de l'homme telle que reflétée par une certaine conception semble par conséquent fallacieuse ". Ce qui ne signifie pas, selon nous, qu'il faille " jeter aux orties " ce rêve d'universalité : il s'agit plutôt de revisiter ce que l'on qualifier, de manière paradoxale, de mythe de " l'universalité unilatérale ".
Cette réinterprétation - voire cette réinvention
- de l'universalité constitue une tâche immense, essentielle,
mais on peut penser que l'actualité des droits de l'homme -
c'est-à-dire leurs violations - et " l'accroissement de la mise
en relation des cultures caractéristique de la seconde moitié
de notre siècle ", ne s'accomodent mal de l'ampleur et de la
durée de cet oeuvre. Pour K. MBAYE, l'urgence consiste à
" rechercher et [...] trouver les voies et moyens par lesquels il faut
passer pour assurer partout dans le monde [...] le respect des droits de
l'homme. Il faut rechercher les systèmes les plus efficaces pour les
promouvoir et les protéger et cela , qu'ils soient universels ou
régionaux ".
D. Une nécessaire
répartition des tâches.
Finalement, une répartition des tâches s'impose,
si l'on veut gagner le combat des droits de l'homme. D'un côté,
un travail de fond qui fasse appel aux différentes traditions afin
de dégager - si cela s'avère possible - les conditions d'une
" universalité plurielle " . Cette préoccupation
est déjà à l'oeuvre chez certains auteurs, qu'il s'agisse
de R. PANIKKAR faisant appel au concept d'" équivalent
homéomorphe ", qu'il s'agisse d'E. LE ROY ou de N. ROULAND. Pour
ce dernier, " le problème de l'universalité des droits
de l'homme ne se poserait pas si l'humanité ne continuait pas à
être diverse : c'est à partir de cette diversité,
en l'aménageant et peut-être la transcendant qu'on parviendra
peut-être un jour à une réelle universalité des
droits de l'homme ".
La distinction théorique que nous avons faite au début de ce développement entre universalité et universalisme semble donc opérante : la contestation de celle-là ne remet pas en cause la marche de celui-ci. Mais cette distinction n'est bien entendu que théorique puisque les travaux menés sur l'une ou l'autre influencent nécessairement l'une et l'autre : si les conditions de l'universalisme d'une notion étaient impossibles à établir, il serait sans doute vain de s'échiner à construire l'universalité plurielle. Mais à l'inverse, les doutes qui peuvent encore exister quant à la construction de cette universalité n'anéantissent pas les efforts que l'on fournira à formuler l'universalisme : cela explique la priorité qui est donnée à cette formulation dans le cadre de la présente étude. D'autre part, il est évident que l'universalité unilatérale a largement influencé l'universalisme, ce qui explique la crise que connaît ce dernier, accusé par les " sommés de l'universalisme " d'être trop radical, voire emprunt d'une arrogance toute occidentale : si, théoriqement, universalité et universalisme sont détachables, il n'empêche que dans les faits, ils sont intimement imbriqués, à telle enseigne que pour E. LE ROY, " l'universalisme n'a vraiment de sens que si on cherche à construire la théorie des droits de l'Homme de telle façon que ces derniers n'apparaissent pas comme le produit d'une tradition (celle de l'occident) mais comme l'expression de la rencontre de toutes les cultures ".
La présente étude ne porte donc pas sur cette question difficile et ambitieuse de l'universalité. Elle porte - et c'est aussi la seconde partie dans le combat des droits de l'homme - sur les conditions de l'accès des droits de l'homme à l'universalisme, autrement dit, sur ce que K. MBAYE appelle " les voies et moyens par lesquels il faut passer pour assurer partout dans le monde [...] le respect des droits de l'homme ". Nous nous attacherons donc à déterminer ce qui pourrait constituer un mode d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme, qui intègre les impératifs que nous avons pu dégager jusqu'à ce stade de notre étude, et qui permette de réaliser ce que K. MBAYE appelle respectivement " l'universalisme de formulation " et " l'universalisme du contôle et de l'effectivité du respect des droits de l'homme ".
Nous avançons que les droits culturels peuvent constituer ce mode d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme.
En effet, de même que la diversité culturelle est
à l'origine de la contestation du mythe de l'universalité
unilatéralement conçue, de même cette diversité
est largement à l'oeuvre dans la " crise de l'universalisme ".
Cette tension entre universalisme et diversité culturelle -
" problème vieux comme les droits de l'homme "
- monte avec de plus en plus de force dans le monde d'échange,
de communication, de migrations que nous connaissons depuis la fin de la
seconde guerre mondiale. L'ignorer aboutirait à une implosion des
droits de l'homme sous le poids de leurs contradictions internes. Comme
l'écrit S. ABOU, " dans une conjoncture de contacts de cultures
généralisés, comme celle qui caractérise notre
temps, cette inégalité [l'inégalité de fait des
cultures] a des incidences qu'on ne peut ni ignorer, ni refouler sans de
graves conséquences ".
Du traitement français de l'excision, pris comme symbole de cette gestion critiquable, on peut déduire que ce qui est en cause, c'est le dialogue interculturel indispensable à l'appréhension de pratiques non assimilées (assimilables ?) par notre ordre culturel. A le supposer en marche en Occident, ce dialogue est nécessairement faussé par la judiciarisation. L'enceinte du tribunal et le système judiciaire ne sont pas préparés à entamer un tel dialogue. Deux logiques s'affrontent dans le conflit excision/ordre public : le rite (même en dégénérescence) et la norme abstraite, impersonnelle excluant par principe la différence de son champ de vision. Il est évident qu'une institution dont la fonction est de faire respecter la norme fera prévaloir celle-ci au détriment du rite. Il est manifeste que les approches de l'excision ont réduit le débat à une prise de position (pour ou contre l'excision ?) et l'accord qui s'est généralement fait autour de l'éradication nécessaire de cette pratique rebondissait alors vers une nouvelle question : comment ?
Nous pensons qu'aucune de ces approches ne rend parfaitement compte de la complexité de la question, dès lors que l'on veut offrir un moyen de gérer les conflits potentiels dont l'excision constitue un exemple parmi tant d'autres.
Aucune de ces approches ne nous semble avoir proposé un mode de gestion transversal, généralisable à l'ensemble des situations dans lesquelles, face aux valeurs occidentales se présenteraient des pratiques les contredisant et mettant en jeu les droits de l'homme. Dans le cas de l'excision, face au droit à l'intégrité physique (articles 2 et 3 de la CEDH), on oppose la culture, les cultures, les particularismes culturels... Mais peut-on proposer un support à ces notions, leur permettant d'acquérir une force et une légitimité face aux droits de l'homme qu'on leur oppose ? D'autant plus que les " droits de l'homme " sont intégrés dans la relation de droit (sujet-objet-débiteur) leur donnant vocation à jouer un rôle sur la scène juridique.
Face à la construction intellectuelle et juridique que représente la " matière " des droits de l'homme, les notions de culture et de particularismes culturels risquent d'apparaître comme des notions vagues, manquant de consistance, un " élément à prendre en considération ", pour reprendre la langue de bois des organisations internationales.
Le tout aboutit alors à la négation pure et simple de ces notions, faute d'assise juridique.
Nous pensons que l'instrument de cette juridicisation passe
par la notion de " droits culturels ".
L'égalité strictement interprétée, l'unité conçue comme l'uniformité, l'universalité unilatéralement proclamée, constituent autant d'obstacles à la prise en compte opératoire de la différence culturelle.
Cependant, face à l'évidence et l'irréductibilité de la différence culturelle, le droit français réinterprète favorablement ses dogmes. Il n'en demeure pas moins que cette réinterprétation prend la forme d'une prise en compte principalement intellectuelle. Lorsque cette prise en compte " opère ", c'est-à-dire selon nous lorsqu'elle fait l'objet d'un traitement particulier, adapté (qui ne se confond pas avec " la différence de traitement " telle que nous l'avons définie et que nous rejetons), cela reste néanmoins du domaine du symbolique. En ce sens, nous pensons que la France reste " frileuse ", ne s'engage pas dans un vaste mouvement concerté de prise en compte opératoire, ce que N. ROULAND résume de manière forte en affirmant que " la pensée juridique française décrète donc l'universel avant de l'expérimenter ".
La France doit s'engager dans une rénovation de ses modes d'approche de la différence culturelle et penser ce renouveau comme devant s'inscrire dans cette quête d'universalisme - en attendant l'universalité - dont elle est toujours apparue comme le chef de file.
Pour N. ROULAND toujours, " l'universel s'est aujourd'hui dilaté et doit prendre en compte les expériences des cultures autrefois inconnues, méprisées ou niées. Repenser l'universel s'inscrit dans le droit fil du génie français ".
DEUXIEME PARTIE
LES DROITS CULTURELS, CONDITION DE L'ACCES DES DROITS DE
L'HOMME A L'UNIVERSALISME.
Pour reprendre la classification proposée par K. MBAYE,
entre " universalisme de conception ", " universalisme de
formulation " et " universalisme du contrôle et de
l'effectivité du respect des droits de l'homme ", on peut voir
la situation idéale, rêvée des droits de l'homme dans
la concordance de ces trois universalismes : à une universalité
des concepts essentiels relatifs aux droits de l'homme correspond, presque
" naturellement ", un universalisme des formulations que les nations
élaborent ensemble pour contenir ces " concepts
homéomorphes ", le tout facilitant grandement - dans les limites
que peuvent encore constituer les régimes politiques, la diplomatie,
la souveraineté - un universalisme de l'effectivité de ces
concepts.
La réalité est toute autre puisque l'on observe, manifestes, des discordances entre ces trois termes : pour reprendre l'expression de N. ROULAND, " le chant des droits de l'homme est donc polyphonique ".
Nous pensons que la première partie de ce travail a permis d'isoler sinon l'élément, du moins un élément largement perturbateur de cette harmonie rêvée : la culture. Celle-ci apparaît comme la fausse note, le " canard ", dans le " chant des droits de l'homme ".
Tout acquis à sa mission de diffusion " erga omnes " des droits de l'homme, tout le jeu de l'universalisme a consisté à esquiver, à écarter cette fausse note. Cette tendance est manifeste dès les premières Déclarations significatives des droits de l'homme.
Que ce soit la Déclaration américaine de 1776, le Bill of Rights américain de 1791 ou la Déclaration française de 1789, ces textes présentent un caractère messianique très marqué, mélangeant la transcendance de principes naturels situés au-dessus de l'association politique et que celle-ci doit respecter, et l'individualisme conférant une place de choix à l'individu par rapport au groupe.
Cependant, en ce qui concerne la culture, on peut affirmer que ces textes l'esquivent par défaut. En effet, la charge messianique dont nous venons de parler explique l'approche globalisante, idéaliste de l'homme et de ses droits; le fondement naturel des droits conduit les auteurs à vouloir faire rayonner ces textes dans le monde entier. Ainsi, dans l'un de ses discours sur la Déclaration de 1789, SIEYES affirme-t-il que " le but d'une telle Déclaration est de présenter à toutes les constitutions politiques l'objet et le but que toutes, sans distinction, doivent s'efforcer d'atteindre ".
Dans cette logique, la culture est écartée comme
facteur de discordance dans cet ensemble régi par la Raison et la
loi naturelle, et comme frein au mouvement de généralisation
d'un tel système élaboré, déclaré dans
l'intérêt de l'humanité toute entière. Mais on
peut affirmer que la culture est écartée avant même
d'être intervenue dans le débat; cette question n'intéresse
pas les auteurs des Déclarations : c'est en ce sens que la culture
est esquivée par défaut.
La situation est toute autre dans les textes postérieurs et particulièrement dès la Constitution française de 1946 et en particulier son Préambule, suivis deux ans plus tard de la Déclaration universelle des droits de l'homme. Il est manifeste qu'une évolution s'est faite jour. Ainsi, dans le Préambule à la Constitution de 1946, l'article 15 dispose que " l'Union française est composée de nations et de peuples qui mettent en commun ou coordonnent leurs ressources et leurs efforts pour développer leurs civilisations respectives, accroître leur bien-être et assurer leur sécurité ". L'idée de " développer une civilisation " est ambivalente. Elle peut signifier un développement économique mais le terme " civilisation " est équivoque en ce qu'il regroupe notamment l'économie mais aussi la culture. Quoiqu'il en soit, l'emploi du terme " civilisation " est novateur dans un texte consacré aux droits de l'homme, d'autant plus qu'il est au pluriel et intégré dans un article proclamant que l'Union française est un composite de nations et de peuples. Ceci montre, à tout le moins, que la France de la IVème République avait pris conscience que le monde est, selon l'expression de N. ROULAND, un " archipel planétaire " et non pas " un village global " dont le coeur serait la France, et par extension le monde occidental.
La Déclaration universelle des droits de l'homme est plus explicite quant à la prise en compte de la culture mais elle est aussi à l'origine d'une interprétation restrictive de cette notion, aboutissant à un " sous-développement des droits culturels " pour reprendre l'expression de P. MEYER-BISCH. Ainsi, l'article 26-1 dispose que " toute personne a droit à l'éducation " et, l'article 26-2, que cette dernière " doit viser au plein épanouissement de la personnalité humaine et au renforcement des droits de l'homme et des libertés fondamentales ". L'article 27-1 affirme que " toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent " : c'est réduire la culture à " l'ensemble des connaissances acquises ", selon la définition du dictionnaire Robert, bref c'est parler de la " culture-bénéfice ", du droit à la culture.
Mais partant, cette déclaration esquive le droit de la culture. Et c'est finalement la caractéristique de tous ces textes de l'après seconde guerre mondiale que d'esquiver par précaution la notion de culture en la réduisant à cette acception alors que les " tenants de l'universalisme " ont manifestement pris conscience, au regard de la théorie des droits de l'homme, de l'hétérogénéité du monde et des aspirations des peuples qui le composent.
En s'appuyant sur l'explication que M. AUGE donne du titre de son livre " Le sens des autres ", on peut affirmer que si les " tenants de l'universalisme " ont acquis le sens des autres, entendu comme la conscience ou la connaissance des autres (comme il y a un sens de la famille ou du dessin), ils ne se sont pas encore ouverts au sens des autres conçu comme celui qui " nous confronte à l'évidence du sens qu'élaborent les autres, individus ou collectivités ". Généreusement reconnue quand elle se présente comme " l'ensemble des connaissances acquises " ou soigneusement écartée lorsqu'il s'agit de " l'ensemble des modèles de comportement, de pensée et de sensibilité qui structurent les activités de l'homme dans son triple rapport à la nature, à l'homme, au transcendant ", la culture connaît un traitement différencié selon la définition que l'on retient d'elle.
Cette différenciation opère de manière identique selon que l'on revendique un droit à la culture ou un droit de la culture. Distinguant trois groupes de droits culturels, P. MEYER-BISCH recense le droit à la participation culturelle, le droit à l'éducation et le droit individuel et collectif à l'identification culturelle. Nous pensons que les deux premiers s'inscrivent dans un droit à la culture tandis que seul le troisième peut s'appréhender comme un droit de la culture. Nous aurons l'occasion de confronter nos propres conclusions à celles de l'ouvrage collectif dirigé par P. MEYER-BISCH, puisqu'il s'agit probablement à l'heure actuelle du seul ouvrage consacré uniquement aux droits culturels, ce qui en fait un livre de référence.
Dans le cadre de ce travail, nous retiendrons uniquement comme définition des " droits culturels ", celle de " droits individuels et collectifs à l'identification culturelle ", ce qui constitue un reserrement de la notion, contrairement à la façon dont l'appréhende P. MEYER-BISCH.
Nous fondant sur les constatations et propositions que nous avons faites dans la première partie, nous posons comme hypothèse que les droits culturels, tels que nous venons de les définir, peuvent constituer un mode d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme, et qu'à cette condition, ils pourront constituer la clef de l'accès des droits de l'homme à l'universalisme.
Mais avant que les droits culturels ne puissent valablement
servir de base à la formulation d'un nouvel universalisme des droits
de l'homme (Chapitre II), il s'agit de savoir dans quelle mesure la
culture, phénomène complexe, peut être insérée
dans la relation de droit (Chapitre I).
PREMIER CHAPITRE
LES DROITS CULTURELS OU L'INSERTION DE LA CULTURE DANS LA
RELATION DE DROIT.
Parler de " droit culturel ", c'est s'engager sur un terrain sensible puisque cela suppose la réunion de deux notions complexes, celle de culture et celle de droit. Pour la première, nous reprendrons la définition proposée par S. ABOU sur laquelle nous nous sommes appuyés jusqu'ici, qui nous paraît la plus complète et que nous rappelons : " l'ensemble des modèles de comportement, de pensée et de sensibilité qui structurent les activités de l'homme dans son triple rapport à la nature, à l'homme, au transcendant ". Pour le droit, on peut se reporter à celle que donne J. RIVERO sous forme de question : " Qu'est-ce donc qu'un droit ? La science juridique répond : un pouvoir, reconnu par la société à un sujet déterminé, d'imposer aux autres certaines obligations soit négatives - s'abstenir de s'immiscer dans la sphère de liberté propre à chacun - soit positives : fournir des prestations et des services à celui qui est fondé à les réclamer. Tout droit exige donc la réunion de trois éléments : un sujet déterminé, un objet précis, et possible, et enfin un débiteur auquel le droit puisse être opposé ". Dès lors, la relation de droit s'entend de la relation unissant le sujet, l'objet et le débiteur.
Dans un autre de ses ouvrages, P. MEYER-BISCH précise que trois autres éléments sont nécessaires pour garantir l'effectivité du droit : les moyens, la promotion et la sanction. Les premiers peuvent être de nature juridique (par exemple reconnaître à des associations la personnalité juridique) ou politique (par la mise en place de services assurant la réalisation des conditions sociales nécessaires). La seconde consistera à " développer continuellement la conscience de la validité de ce droit et des diverses exigences qu'il implique, par l'éducation, les médias, l'information sous toutes ses formes. Si une large majorité de la population ne reconnaît plus ou pas encore un droit, les quatre conditions énumérées jusqu'ici [un sujet, un objet, un débiteur, des moyens] sont non seulement inopérantes, mais jettent le discrédit sur le droit dans son ensemble, puisqu'il peut être à la fois affirmé et non respecté ".
La troisième " peut revêtir une forme judiciaire, administrative ou d'autres formes plus souples dans les organismes qui sont liés, par exemple, par des codes de conduite ".
La précision de la notion de droit opposée à
la définition abstraite et générale de la culture explique
en grande partie la défiance qu'ont suscitée les droits culturels,
définis strictement comme des droits individuels et collectifs à
l'identification culturelle (Section 1). La validité - et la
nécessité - de la notion de droits culturels une fois
établie, une seconde question, dont la réponse conditionne
la validation ou l'invalidation de notre postulat, surgit : ces droits culturels
doivent-ils prendre la forme de droits de l'homme ou - c'est là notre
hypothèse - d'un mode supérieur d'interprétation et
de mise en oeuvre de tous les droits de l'homme en général
? (Section 2)
SECTION 1. LA DÉFIANCE
À L'ÉGARD DES DROITS CULTURELS.
" Alors qu'ils sont apparus en Europe en même temps que les droits civils et politiques, les droits culturels sont restés les moins définis dans les démocraties occidentales. Ceci est d'autant moins compréhensible qu'il est théoriquement convenu que la puissance d'une démocratie réside dans le développement de sa culture pour tous ". Ces quelques lignes de P. MEYER-BISCH recèlent tout à la fois un constat et les indices d'un malentendu.
Le constat réside dans le sous-développement manifeste
des droits culturels, caractéristique d'une défiance à
leur égard, dont on peut tenter d'établir une liste des principales
raisons (§.1). Le malentendu est précisément à
la source de ce sous-développement. En effet, la
généralité et l'inconsistance apparente de cette notion
ont conduit à s'interroger sur la nature de la culture : s'agit-il
uniquement d'un besoin ou peut-elle prétendre à la qualification
de droit ? (§.2)
§.1. Les raisons de la
défiance.
Cette attitude défensive vis-à-vis des droits
culturels s'explique par la crainte qu'ils ne remettent en cause le dogme
unitaire, au fondement des démocraties occidentales (A) et
qu'ils ne représentent, par leur nature mixte à la fois
individuelle et collective, la porte ouverte à des conceptions que
la plupart de ces démocraties rejettent - telles les notions de peuple
ou de minorités - (B).
A. Les droits culturels
considérés comme destructeurs de l'unité.
Comme l'écrit P. MEYER-BISCH, " leur formalisation a été négligée, notamment parce que, sans abandonner l'égalité, ils constituent des droits à la différence remettant en question l'identité de l'Etat-Nation ". Le paradoxe de cette position réside en ce que ce n'est pas ce droit à la différence que les droits culturels incarnent effectivement, qui risque de détruire cette unité mais précisément l'interprétation que les sociétés occidentales donnent de l'unité, conçue comme l'uniformité, par l'application rigide du principe d'égalité juridique, qui empêche de construire cette unité. Autrement dit, nos sociétés ont développé les principes de telle manière qu'en théorie, elles s'interdisent toute prise en considération de la différence culturelle. Les conclusions du colloque de l'UNESCO sur " les droits culturels en tant que droits de l'homme " révèlent une étonnante prise de conscience à cet égard : " L'une des caractéristiques de notre monde d'aujourd'hui est la domination des hommes par les Etats fortement centralisés qui ont le pouvoir d'accroître l'uniformité et cette homogénéité culturelles tant en deçà qu'au-delà de leurs frontières [...]; il faut trouver les moyens de mobiliser les traditions culturelles dont la richesse peut donner aux hommes le sentiment d'appartenir à des groupes cohérents et qui peuvent contribuer à leur faire prendre conscience de leur individualité devant les forces qui tendent souvent à isoler les hommes et à les écarter des centres organisés du pouvoir " (paragraphe 6 du Préambule).
Si nos sociétés avaient interprété le principe d'unité dans toutes ses dimensions et mis en oeuvre les moyens de sa réalisation, nous sommes fondés à croire qu'elles auraient dû formuler ces droits culturels de manière complète. Car l'unité, ce " tout cohérent ", se nourrit par définition d'éléments disparates et tout l'enjeu que ce principe commande consiste à créer les conditions de cette " mise en cohérence ", de cette universalisation des droits de l'homme. Ces conditions étaient notamment réunies dans le principe de l'égalité en droit et en dignité que proclame la Déclaration universelle des droits de l'homme en son article 1 et qui fonde l'exigence même de voir formulés les droits culturels.
Nous n'irons pas jusqu'à affirmer que les nations
occidentales ont consciemment détourné le principe d'unité
des hautes ambitions qu'il renfermait afin de construire " un droit
occidental des droits de l'homme ", mais il est évident qu'elles
ont créé les conditions qui, aujourd'hui, font apparaître
la culture comme la dissonance dans " le chant des droits de
l'homme ".
B. Les droits culturels ou la
porte ouverte à des concepts longtemps repoussés.
Il s'agit en particulier des droits des minorités et des droits des peuples, notions qui elles-mêmes renvoient au débat sensible opposant les droits individuels aux droits collectifs.
A l'identique de la culture que les nations occidentales ont esquivée longtemps mais qui se rappelle à leur bon souvenir, les droits des minorités et les droits des peuples reviennent au centre de l'actualité. Qu'il s'agisse de la tragédie ex-yougoslave, des anciennes républiques de l'ex-URSS ou de la question kurde, pour ne parler que des cas qui font la une de l'actualité, les revendications de groupes fondées sur l'identité culturelle se font de plus en plus insistantes et sanglantes. Pourtant, ces concepts de minorités et de peuples ont connu des reconnaissances plus ou moins expresses dans nombre de textes. Dès 1960, la Convention concernant la lutte contre la discrimination dans le domaine de l'enseignement enjoignait " de reconnaître aux membres des minorités nationales le droit d'exercer des activités éducatives qui leur soient propres... " (article 5-1-c). Le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966 prévoyait en son article 27 que " dans les Etats où il existe des minorités ethniques, religieuses ou linguistiques, les personnes appartenant à ces minorités ne peuvent être privées du droit d'avoir, en commun avec les autres membres de leur groupe, leur propre vie culturelle... ". La même année, la Déclaration des principes de la coopération culturelle mutuelle disposait que " tout peuple a le droit et le devoir de développer sa culture " (article 1, al. 2). En 1986, la Déclaration sur le droit au développement admettait (article 1, al. 2) que ce droit " suppose aussi la pleine réalisation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ".
Ces énoncés volontaristes dissimulent mal les réticences qu'ont manifestées les nations occidentales à l'égard de leur application. On comprend alors l'assertion de P. MEYER-BISCH pour qui " les droits culturels sont porteurs du caractère révolutionnaire des droits de l'homme au bénéfice des peuples aussi bien que des hommes ". Confirmant en cela la critique que nous avons faite de l'interprétation que ces nations occidentales donnent du concept d'égalité, N. ROULAND affirme dans un article au titre éloquent que ce principe " sert à nier l'existence juridique des peuples autochtones, dont les critères de différenciation contreviendraient à l'égalité des droits individuels ou sociaux ".
La France se situe dans cette logique même s'il ne s'agit pas d'une attitude partagée par toutes les nations occidentales. Comme le souligne encore N. ROULAND, " la Grande-Bretagne, les Pays-Bas obéissent à la logique des communautés ", tandis qu'au Canada, la Constitution reconnait depuis 1982 aux Amérindiens le statut de " peuples fondateurs ".
La crainte de devoir reconnaître l'existence juridique de ces groupes explique l'hostilité manifeste face aux droits culturels, " premier degré de reconnaissance des droits des peuples ".
Ces droits culturels en effet, à la fois droits individuels et collectifs, ont cette particularité de ne se résumer ni à l'un ni à l'autre aspect mais de permettre un échange permanent allant de l'individu au groupe, que celui-ci soit une minorité ou un peuple autochtone. En effet, une culture donnée peut être " lue " ou pratiquée par un individu isolé dans le cadre de sa vie privée ou par un groupe d'individus qui se rassemblent autour de cette culture qu'ils ont en commun. Cette dualité des droits culturels amène P. MEYER-BISCH à ranger à côté des droits culturels de l'homme que nous avons déjà présentés, les droits culturels des peuples qui regrouperaient " le droit intangible à l'autodétermination culturelle, avec les dimensions politiques et économiques nécessaires " et les " droits culturels des peuples en situation minorisée (droit des peuples minoritaires, déplacés, en danger d'ethnocide ou de déculturation) ".
Mais outre que les sociétés occidentales et leurs Déclarations de droits ont largement privilégié l'individualisme, la dimension collective des droits a toujours provoqué une grande méfiance. Ainsi pour P.A. TAGUIEFF, " il est légitime d'affirmer le droit à la différence, mais des limites doivent être assignées aux prétentions différentialistes, c'est-à-dire aux droits que s'accordent les identités différentielles [...]. Le droit à la différence ne doit pas être compris comme un droit collectif, un " droit des communautés ", mais comme un " droit du sujet à l'insertion communautaire " : chaque sujet a droit à sa culture, aucune culture n'a de droit sur le sujet [...] il faut penser les droits culturels comme des droits individuels ".
Pour J. RIVERO, " face aux intérêts du groupe, les droits de l'homme pèsent peu [...]. Que le groupe cherche son unité dans une idéologie et le goulag s'ouvre pour ceux qui la refusent. Que cette idéologie soit la supériorité de la race, et le droit de l'ethnie aryenne à imposer au monde sa juste domination légitime Dachau, Auschwitz et Maydanek. Sur les droits des collectivités, la fumée des fours crématoires projette la plus grande des menaces, car leur reconnaissance risque de donner le sceau de la justice à la domination du fort sur le faible ".
Ces critiques introduisent clairement l'idée d'une relativisation des droits culturels, obtenue par leur confinement dans la sphère individuelle. Nous pensons au contraire que cette relativisation, nécessaire, peut, et dans une certaine mesure doit, se concevoir avec une collectivisation des droits culturels.
Globalement, la distinction entre droit individuel et droit collectif nous paraît largement artificielle et particulièrement malvenue au regard de la diversité culturelle. Artificielle car, comme l'affirme E. DECAUX, " la plupart des libertés sont à la fois individuelles et collectives, liberté de réunion, d'association, etc... ". Rares sont les droits reconnus individuels ab initio dont la pleine satisfaction exclut la participation du groupe. C'est souvent, bien au contraire, le collectif qui donnera toute sa dimension à l'individuel, l'un et l'autre ne s'opposant nullement mais constituant les deux conditions d'une liberté effective. Prenons, par exemple, le droit à la sécurité sociale que la Déclaration universelle des droits de l'homme (article 22) reconnait " à toute personne, en tant que membre de la société " : ce droit s'analyse comme une garantie que la collectivité doit donner à chacun de ses membres afin de satisfaire son droit à la santé, à l'intégrité physique qui, sans cela, seraient vidés de leur sens. Le droit à l'éducation (article 26) - qui " doit viser au plein épanouissement de la personne humaine " - est dénué de sens si la collectivité n'offre aucune prestation (établissements d'enseignement, gratuité ou bourses) nécessaires à sa réalisation.
Enfin, ces droits individuels par nature, ainsi pleinement réalisés que si le groupe mesure leur nécessité et l'apport qu'ils représentent ensuite à sa viabilité, tendent à fonder la construction de nouveaux groupes qui partagent un objet en commun : le groupe des étudiants, des diplômés, des universitaires, des cotisants à la sécurité sociale, des grévistes, des syndicalistes... On pourrait presque affirmer que ce n'est là qu'une manifestation de la tendance naturelle des hommes à vouloir se regrouper, sous différentes bannières, autour d'un noyau d'intérêts.
Cette distinction nous paraît aussi malvenue dès lors qu'elle tend à donner la primauté à l'individualisme, défini par L. Dumont comme " une idéologie qui valorise l'individu et néglige ou subordonne la totalité sociale ". Or, cette idéologie est précisément à la base de la construction de cet universalisme " bancal ", ce qu'E. DECAUX confirme lorsqu'il pose que " c'est la conception essentiellement " individualiste " de la révolution française qui a institué un " face-à-face " dangereux entre l'individu et l'Etat, allant jusqu'à nier la liberté d'association par la méfiance des " corps intermédiaires " ". Prolongeant cette affirmation, concernant les droits culturels des peuples, P. MEYER-BISCH déclare qu' " omettre le peuple entre l'individu et l'Etat, c'est omettre la démocratie; c'est laisser place à la dérive individualiste libérale ou collectiviste totalisante ".
En posant les droits culturels comme droits individuels et collectifs, nous proposons qu'ils servent d' " interface " dans la construction d'un universalisme pluriel des droits de l'homme, qui trouverait ainsi son équilibre entre des traditions culturelles également dignes et des idéologies (se rattachant aux espaces culturels de ces traditions) potentiellement porteuses d'un déséquilibre. Il importe de ne pas rejeter l'aspect collectif que présentent les droits culturels. Nous pensons qu'il faut recevoir les droits culturels dans leur double dimension, à la fois individuelle et collective, d'une part parce que nous venons de voir que la distinction est largement artificielle et que dans les faits, une " collaboration " étroite entre ces deux aspects s'impose d'elle-même, d'autre part parce que la rencontre - et parfois le choc - des cultures, caractéristique de cette seconde moitié du XXème siècle et condition d'un nouvel universalisme, ne se limite pas à celle d'individus mais met en présence des peuples, des minorités.
Même lorsque seuls des individus sont en cause, le groupe apparaît sous-jacent et le risque de répétition du conflit exige que l'on dispose d'un mode d'interprétation et de mise en oeuvre permettant de gérer un conflit qui peut se déplacer de l'individu vers le groupe. Pour reprendre l'exemple de l'excision en France, on sent bien que derrière les individus poursuivis, c'est toute une communauté qui est en cause. Finalement, écarter l'aspect collectif des droits culturels, ce serait reproduire le schéma qui a conduit à esquiver les droits culturels durant près de cinquante ans (si l'on ne remonte qu'à la Déclaration universelle des droits de l'homme) : la crainte non fondée, ou plus précisément fondée sur des représentations erronées, de voir un aspect d'une notion poser problème conduit à la rejeter en bloc, au risque de porter atteinte à la cohérence d'un ensemble, cohérence que précisément cette notion aurait permis d'assurer. Pour P. SOB, " il est temps de reconnaître que certains droits de l'homme ne trouvent leur exercice que dans un cadre collectif ". Il est vrai que les droits collectifs ont pu servir d'arguments à des entreprises idéologiques ignobles mais c'est avant tout l'idéologie qui est à combattre, plutôt que le support qu'elle choisit et module selon ses objectifs. Le droit à l'éducation, par exemple, a pu servir à justifier des enseignements révisionnistes. Pour N. ROULAND, " on doit éviter de substituer l'aliénation de l'individu par le groupe à son isolement dans une société comprise comme la somme d'individualités : dans les deux cas, la personne se trouve niée ". Il ne s'agit donc pas de substituer à un individualisme qui a servi à construire un " universalisme occidental ", un holisme qui ne correspondrait en rien aux valeurs occidentales. On doit donc admettre la collectivisation des droits culturels mais en les définissant dans un cadre propre à empêcher toute dérive. Dans ces limites, nous faisons nôtre cette affirmation de N. ROULAND pour qui " la dimension collective des droits culturels est donc essentielle ".
Finalement on peut entrevoir dans ces deux séries de raisons à la défiance envers les droits culturels, la crainte - alimentée il est vrai par les " culturalistes " ou " relativistes radicaux " - que la culture ne soit conçue dans la relation de droit comme un principe causal et non comme un principe interprétatif. Dans cette optique, l'homme ne serait qu'un être de culture, la culture serait la cause exclusive de ses pensées et de ses actes. Eu égard au respect que toute culture exige, ces pensées et ces actes seraient automatiquement légitimés sans qu'aucune limite ne puisse être opposée. Voilà grossièrement le syllogisme que rejettent les adversaires des droits culturels.
S. ABOU exprime cette crainte en affirmant qu' " en ne définissant l'homme que par sa culture, le relativisme radical le réduit à son être social; il le dépouille de la raison théorique et pratique qui est identiquement liberté de pensée et d'action; il lui interdit l'usage de cette raison/liberté qui le rend capable de prendre ses distances par rapport à la société et à sa culture, pour les critiquer et les transformer ".
Nous nous rangeons à cette opinion mais nous pensons
qu'elle n'invalide en rien les droits culturels qui, envisagés comme
principe d'interprétation, doivent permettre justement de distinguer
l'individu qui " colle " à sa culture de celui qui tente
de s'en détacher sur certains points. Concernant le cas de l'excision,
les droits culturels auraient permis de voir que la communauté
concernée remettait de plus en plus en cause la légitimité
de cette pratique mais que la sujétion culturelle la contraignait
encore à l'exercer. L'admission des droits culturels aurait permis
à l'ordre public français " d'accompagner " cette
remise en question et de s'appuyer sur celle-ci pour s'engager dans un combat
contre cette pratique : les droits culturels s'entendent donc aussi
d'un droit du sujet sur la culture en ce qu'il peut en jouir mais aussi la
rejeter lorsqu'il dispose de la distance pour le faire. C'est en cela aussi
que l'on peut dire que la culture exerce une influence, voire une autorité,
sur le sujet. En cela, nous sommes d'accord avec P.A. TAGUIEFF pour qui
" aucune culture n'a de droit sur le sujet ", mais il faut prendre
garde à ne pas mésestimer cette influence. C'est ici
qu'interviennent les droits à la culture qui, par l'accès qu'ils
offrent à la connaissance, favorisent chez l'individu l'émergence
d'un esprit critique qu'il peut exercer sur sa propre culture.
§.2. La culture : droit ou
besoin ?
Cette question, préalable à l'insertion de la culture dans la relation de droit, illustre ce que l'on pourrait appeler " le doute quant à la légitimité de la culture à être insérée dans la relation de droit ". Si l'on retient la définition de la culture-bénéfice, on peut opposer de manière caricaturale qu'un droit à accumuler des connaissances fait pâle figure face aux droits à la vie, à l'intégrité physique ou la libre expression des opinions...! Si l'on retient la définition de la culture-identité, on peut opposer que la généralité et l'inconsistance apparente de cette notion s'accomodent mal avec la rigueur de la notion de droit. On peut répondre immédiatement à cet argument de la généralité en se reportant à P. MEYER-BISCH pour qui " le sous-développement de cette catégorie de droits n'est donc pas corrélatif du caractère très général de leur objet, la culture, mais de la confusion de celle-ci. Lorsque la généralité est prétexte à confusion, c'est qu'elle est mal pensée ". Il n'en demeure pas moins, et les lignes qui précèdent se veulent la transcription de cette tendance, que la culture, appréhendée comme bénéfice ou réceptacle d'une identité, est trop souvent minorée et assimilée à un besoin quand ce n'est pas à un luxe. D'après le dictionnaire Robert, le besoin est le " manque de ce qui est ressenti comme désirable ou nécessaire ".
P. MEYER-BISCH s'est penché sur cette distinction et nous reproduirons certaines parties de son argumentation qui font la démonstration d'une analyse très pointue de la distinction entre le besoin et le droit. Pour ce faire, il reprend les trois éléments constitutifs de la relation de droit qu'il confronte au besoin. " Quant à l'objet, il s'agit d'un manque qui peut être plus ou moins fondamental comme pour le droit, éprouvé ou non, mais qui relève du bien-être [...]. La différence réside en ce que la dignité entière du sujet est directement mise en cause dans le droit, elle ne l'est pas forcément dans le besoin. Il n'est donc pas possible de passer du besoin au droit sans opérer un jugement qui fait intervenir une norme d'une autre nature : ethique et constitutionnelle (au sens juridique et politique) [...]. Le sujet du besoin par conséquent est flou : il peut s'agir de l'individu, ou d'un aspect seulement de celui-ci (d'un de ses organes par exemple), ou encore d'un groupe, alors que le sujet du droit est clairement déterminé [...]. Enfin le besoin n'a pas de débiteur désigné, il n'a pas besoin du débiteur pour exister comme un manque constaté. Il n'y a pas de droit sans la désignation du débiteur, le droit n'est pas seulement constaté, il est l'objet d'un jugement qui détermine le débiteur ". L'auteur conclut et résume en posant que " le droit est donc un besoin reconnu comme devant nécessairement être satisfait, dans une relation aux trois pôles bien définis ".
Il s'agit dès lors de savoir, au regard de ces critères, si la culture, que l'on doit considérer ab initio comme un besoin, peut être reconnue comme devant être nécessairement satisfaite. Reprenons chacun des trois critères du droit. Quant à l'objet, si une personne prise individuellement, concrètement peut estimer que la culture en général et que sa culture en particulier ne constituent qu'un bien-être dont elle pourrait être privée, il n'en demeure pas moins qu'abstraitement la culture met en cause la dignité du sujet, de l'homme en général. Cette idée se trouve renforcée par l'article 1 de la Déclaration des principes de la coopération culturelle internationale de 1966 dont l'al. 1 affirme que " toute culture a une dignité et une valeur qui doivent être respectées et sauvegardées ".
Quant au sujet de ce droit, il est facile à déterminer puisqu'il s'agit de tout homme dès lors que tout homme a une culture, qu'il continue à se situer dans cette culture ou qu'il en ait été détourné. On peut d'ailleurs affirmer que c'est précisément dans le cas où un individu s'est vu priver de la culture - pour des raisons financières par exemple - ou de sa culture - pour des raisons politiques ou tenant à son émigration dans un autre ordre culturel - que le droit culturel prend sa pleine justification.
Quant au débiteur enfin, s'agissant d'un droit à
la culture-bénéfice, il semble que l'Etat de résidence
soit tout désigné tandis que pour le droit de la
culture-identité, nous avançons le choix de tous les hommes,
pris individuellement ou en groupe, et des Etats. Nous expliciterons ces
différents choix relatifs à la juridicisation de la culture
mais il nous semblait primordial de démontrer que la culture ne se
limite pas à la lecture de livres, à des visites d'expositions
et à des études universitaires, mais qu'elle touche à
ce qu'il y a de plus profond en l'homme, que, pour reprendre certaines phrases
de la Déclaration de Mexico de 1982 sur les politiques culturelles,
c'est " la culture [qui] donne à l'homme la capacité de
réflexion sur lui-même; [...] qui fait de nous des êtres
spécifiquement humains, rationnels, critiques et ethiquement
engagés. C'est par elle que nous discernons des valeurs et effectuons
des choix. C'est par elle que l'homme s'exprime, prend conscience de
lui-même, se reconnait comme un projet inachevé, remet en question
ses propres réalisations, recherche inlassablement de nouvelles
significations et crée des oeuvres qui le transcendent ".
SECTION 2. LES DROITS CULTURELS,
DE NOUVEAUX DROITS DE L'HOMME OU UN MODE SUPÉRIEUR D'INTERPRÉTATION
ET DE MISE EN OEUVRE DES DROITS DE L'HOMME ?
Les principales raisons de la défiance à l'égard des droits culturels écartées, la démonstration que la culture constitue un besoin devant être nécessairement satisfait ayant été faite, il reste désormais à nous demander quelle forme doivent prendre les droits culturels : nouveaux droits de l'homme (§.1) ou principe supérieur d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme (§.2) ?
Auparavant nous préciserons à quelle conception
de la culture nous entendons renvoyer le concept de droits culturels
(§. préliminaire).
Paragraphe préliminaire. La
conception de la culture à l'oeuvre dans les droits culturels.
Jusqu'à présent, nous avons préféré parler de la culture en général, précisant seulement lorsque cela nous semblait nécessaire s'il s'agissait d'une culture-bénéfice ou d'une culture-identité. Notre objectif était d'envisager toutes les potentialités de la culture lato sensu, tout en recensant les dérives que cette notion, insérée dans la relation de droit, pouvait contenir. Au seuil de cette insertion, il nous faut préciser ce que nous entendons par droit à la culture, conçue comme bénéfice et par droit de la culture, conçue comme réceptacle d'une identité.
Dans le premier cas, il s'agit d'offrir au sujet un droit d'accès à la culture, définie comme " l'enrichissement de l'esprit par des exercices intellectuels ", ce qui regroupe le droit à l'éducation, le droit à la participation culturelle, le droit à identifier et à s'identifier à sa culture, le droit d'accès aux moyens de communication et d'expression.
Dans le second cas, il s'agit d'offrir au sujet un " droit individuel et collectif à l'identification culturelle ". Ici encore, nous retenons comme définition de la culture celle qu'en donne S. ABOU ou encore celle que retient la Déclaration de Mexico : " la culture peut aujourd'hui être considérée comme l'ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social ". C'est à cette conception de la culture insérée dans la relation de droit que nous réservons l'expression de droits culturels. Il s'agit bien évidemment d'une convention qui nous est propre mais qui a notamment pour but d'établir une terminologie précise alors que les auteurs ne donnent pas la même signification à des expressions similaires. I. SZABO, par exemple, distinguerait " les droits culturels comme droits de l'homme déterminés " et le droit à la culture comme " détermination générale pour l'ensemble des droits de l'homme ".
P. MEYER-BISCH, quant à lui, regroupe sous l'expression
de droits culturels, trois catégories, à savoir, le droit à
la participation culturelle, le droit à l'éducation, le droit
à l'identification culturelle. A cela, il ajoute un
" déterminant culturel " qu'il applique aux droits de l'homme
" spécifiquement culturels ", c'est-à-dire entrant
dans les trois catégories précédentes, et à
" ceux qui sont déjà déterminés de façon
civile, politique, économique ou sociale mais qui, pour être
interprétés et mis en oeuvre exigent une explicitation du
déterminant culturel ". En fait, sous la dénomination
" droits culturels ", P. MEYER-BISCH range des droits qui,
manifestement, permettent l'accès à la culture. Même
en ce qui concerne les droits qu'il range sous la catégorie " droits
individuels et collectifs à l'identification culturelle "
(définition que nous détournons), nous pensons qu'ils constituent
des droits à la culture.
Le droit à la participation culturelle :
- le droit à la libre participation à la vie culturelle
- le droit au bénéfice du progrès scientifique et culturel
- le droit à la propriété intellectuelle
Le droit à l'éducation :
- à l'éducation élémentaire et fonctionnelle
- à l'orientation et à la formation professionnelles
Le droit individuel et collectif à l'identification culturelle :
- au choix de sa culture
- à l'héritage culturel
- d'accès aux moyens de communication et d'expression
Mais la distinction que nous opérons entre droits à
la culture et droits culturels a un sens bien précis dans le cadre
de notre problématique puisque nous pensons que la nature et la richesse
du droit individuel et collectif à l'identification culturelle exige
qu'on le retire de la catégorie des droits à la culture pour
en faire un principe d'interprétation et de mise en oeuvre des droits
de l'homme.
Les droits à la culture :
- le droit à la libre participation à la vie culturelle
- le droit à identifier sa culture et à s'identifier à sa culture
- le droit à l'éducation (devoir)
- le droit d'accès aux moyens de communication et d'expression
Les droits culturels :
- le droit à voir identifié/devoir d'identifier l'environnement culturel lorsqu'une pratique
culturelle entre en conflit avec un ou plusieurs droits de l'homme
Quant aux droits à la culture, il ne nous paraît pas nécessaire de nous attarder sur les droits à la libre participation à la vie culturelle, d'accès aux moyens de communication et d'expression qui sont " classiques ". Non moins classique, le droit à l'éducation pour lequel nous avons précisé qu'il pouvait devenir devoir lorsque, comme c'est le cas dans de nombreux pays, une obligation de scolarité pèse sur les individus jusqu'à un âge donné. En ce qui concerne " le droit à identifier sa culture et à s'identifier à sa culture ", l'utilisation du verbe identifier (à la forme pronominale et à la forme transitive) que nous utilisons aussi pour qualifier les droits culturels, ne doit pas égarer le lecteur. Nous pensons que ce droit reconnu au sujet (individu ou groupe) d'identifier (ou non) sa culture et de s'identifier (ou non) à celle-ci n'est pas un droit culturel mais un droit à la culture, puisqu'il découle des droits reconnus à la participation et à l'éducation. En effet, la tendance naturelle d'un individu qui va vers la culture est de prendre la mesure de sa propre culture. Il serait en effet artificiel de considérer qu'un sujet puisse accéder à la culture, à sa culture, sans pouvoir s'identifier, peu ou prou, à celle-ci. Nous rangeons donc sous cette dénomination les droits au " choix de sa culture " et " à l'héritage culturel ", que P. MEYER-BISCH classait dans la catégorie du droit à l'identification culturelle. En même temps, ce droit à la culture constitue, à l'intérieur de cette catégorie, la base sur laquelle les droits culturels pourront se développer. Il représente, en quelque sorte, parmi les droits à la culture, celui qui médiatisera le plus avantageusement les droits culturels puisque leur nature profonde est similaire mais leurs objectifs immédiats distincts : le droit à la culture vise à satisfaire un besoin de l'homme reconnu comme primordial, tandis que les droits culturels visent à réaliser l'universalisme de la théorie des droits de l'homme.
Quant aux droits culturels, envisagés comme principe
d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme, ils
s'inscrivent dans l'esprit de ce que P. MEYER-BISCH appelle dans sa
problématique " le déterminant culturel des droits de
l'homme ". Mais nous pensons qu'ils le prolongent avantageusement, en
ce qu'ils puisent leur objet - identifier le contexte culturel d'une situation
dans laquelle sont en cause une pratique culturelle et un droit de l'homme
- dans le droit reconnu au sujet d'identifier (ou non) sa culture et de
s'identifier (ou non) à celle-ci. Nous regroupons donc la totalité
des droits que P. MEYER-BISCH réunit dans cet encadré dans
la catégorie des droits à la culture. Nous nous
" approprions " ce droit individuel et collectif à
l'identification culturelle, vidé par nous de son contenu pour
l'intégrer dans notre conception des droits culturels.
Relation de droit SUJET OBJET DÉBITEUR
Droits concernés
Droits de l'homme Tous les hommes Droits reconnus Tous les hommes pris
pris individuellement comme inhérents individuellement ou en
ou en groupe à tout être humain groupe et Etats
Droits culturels Tous les hommes Culture Tous les hommes pris
pris individuellement (définition donnée individuellement ou en
ou en groupe par S. ABOU) groupe et Etats
Cette schématisation - du moins le premier niveau - correspond à la description que P. MEYER-BISCH fait du droit de l'homme, " relation de droit portée à l'universel ". Comme le dit l'auteur, " quand il s'agit des droits de l'homme, c'est l'ensemble de la relation qui est spécifiée par l'universalité :
1. Le sujet est formellement universel (qu'il soit individuel ou collectif)
2. L'objet revêt une nécessité fondamentale, du fait de son adéquation à ce qui dans le sujet est universel
3. Le débiteur est en principe général ".
Outre la réserve que nous émettons quant au postulat d'universalité (pour P. MEYER-BISCH, " l'universalité est concrète, sans exception aucune, ou n'est pas "), nous avançons que le " déterminant culturel " que propose P. MEYER-BISCH, est insuffisant, même s'il lui assigne le même objet que celui que nous assignons aux droits culturels, à savoir identifier dans une situation donnée l'élément " culture " qui empêche l'interprétation (la formulation), et la mise en oeuvre (l'effectivité) des droits de l'homme. Pour reprendre l'expression que nous avons forgée à propos de la gestion par la France de la différence culturelle, on peut dire que ce déterminant culturel risque de se révéler une prise en compte trop souvent inopérante. L'intégration de ce déterminant culturel dans la relation de droit offre, selon nous, un gage de prise en compte opératoire. La force - mais aussi la faiblesse - du concept de droits de l'homme réside dans l'identité du sujet et du débiteur (même si pour celui-ci on rajoute l'Etat), ce qui favorise l'interactivité de l'objet, et partant sa propension à l'universel.
On nous opposera que la lecture de cet encadré - notamment son second niveau - postule presque naturellement la qualification de droit de l'homme pour les droits culturels. Autrement dit, les droits culturels devraient être une catégorie parmi d'autres des droits de l'homme. Nous pensons au contraire qu'eu égard à leur objet, il est préférable de renoncer à une telle qualification des droits culturels. En effet, si l'objet du droit de l'homme " classique " est un droit reconnu comme inhérent à tout être humain, par le seul fait, qu'il est homme, on ne peut nier - et c'est précisément sur cette difficulté que bute la doctrine universaliste - que ce droit (qu'il soit droit à l'expression, à l'intégrité physique...) n'est pas interprété de la même façon dans tous les Etats et que cela nuit précisément à sa mise en oeuvre.
Et si l'on recherche " l'élément perturbateur " de cet universalisme, on retrouve quasi systématiquement la culture (nous excluons les cas où celle-ci est avancée comme prétexte à une volonté politique ou à des exigences économiques). Or la culture représente précisément un concept transversal, bénéficiant dans le cadre de la relation de droit de la même souplesse que le droit de l'homme (l'identité du sujet et du débiteur), permettant l'interprétation de l'objet du droit de l'homme en cause, et favorisant sa mise en oeuvre.
Dès lors, nous expliquerons pourquoi nous pensons que
les droits culturels ne doivent pas être une nouvelle catégorie
de droits de l'homme, contrairement à la thèse soutenue par
P. MEYER-BISCH (§.1), mais qu'ils doivent être
érigés en mode supérieur d'interprétation et
de mise en oeuvre des droits de l'homme (§.2).
§.1. Les droits culturels
ne doivent pas constituer une nouvelle catégorie de droits de
l'homme.
Dans un texte où il dénonce l'inflation des revendications individuelles et collectives pour de nouveaux droits, F. TERRE constate, railleur : " Et l'on ne s'arrête pas là. Devenu prétexte à la manie de la revendication, ce mot magique de liberté peut couvrir toutes les outrances. Pourquoi pas le droit au soleil ou, si l'on craint le bronzage, le droit à la pluie ? " J. ROBERT fait le même constat lorsqu'il remarque que sont en train de naître, voire d'être déjà reconnus, nombre de droits : droit à la vie et droit à la mort, droit d'être soi-même, droit de se situer en marge, droit au corps et au plaisir, droit au silence, à l'espace, droit au bonheur....
Face à ce mouvement - trouvant principalement son expression dans les sociétés occidentales - il convient de se demander si l'on ne doit pas garantir ceux des droits que l'on a proclamés et dont l'ineffectivité ronge chaque jour la crédibilité de la théorie des droits de l'homme, plutôt que de reconnaître de nouvelles libertés qui relèvent trop souvent du besoin.
P. SOB exprime cette idée lorqu'il demande : " Compte tenu de la panoplie des droits de l'homme reconnus comme tels par la communauté des nations, n'est-il pas urgent aujourd'hui de lutter pour leur mise en oeuvre au lieu de chercher à en formuler de nouveaux ".
Nous nous rangeons à cette position. Il ne s'agit cependant pas de refuser le label " droit de l'homme " aux droits culturels sous le prétexte qu'ils viendraient compléter une liste déjà trop longue. Il nous semble plutôt que ces droits recèlent une potentialité telle qu'ils peuvent permettre, d'une part de travailler à l'effectivité des droits déjà proclamés, d'autre part de formuler un nouvel universalisme, reposant sur l'apport de l'ensemble des cultures participant au " chant des droits de l'homme ".
Nous nous attacherons donc à démontrer que faire
des droits culturels de nouveaux droits de l'homme recèle deux
séries d'inconvénients. La première série a trait
à leur propre effectivité en tant que droits de l'homme
(A). La seconde série d'inconvénients a trait à
la confusion qui pourrait survenir entre les droits culturels et les droits
à la culture (B).
A. L'effectivité douteuse
des droits culturels en tant que droits de l'homme.
Insérés dans une telle catégorie, les droits culturels entreront en concurrence avec d'autres droits de l'homme. Même si, en théorie, on peut considérer qu'il ne doit pas exister de hiérarchie entre les droits de l'homme (ce que notamment P. MEYER-BISCH défend à l'aide de son concept d'" indivisibilité des droits de l'homme "), il est indubitable qu'une hiérarchisation s'instaure dans les faits. Celle-ci peut être plus ou moins hypocrite, lorsque ce sont des Etats qui affirment que le respect des droits de l'homme (liberté d'expression, droit à un procès équitable, interdiction de recourir à la peine de mort...) est mis " entre parenthèses " au nom d'exigences politique, économique ou sociale.
Cette hiérarchisation peut être aussi le fait des
théoriciens des droits de l'homme, notamment lorsqu'ils estiment qu'existe
un noyau intangible de droits de l'homme auquel on ne peut porter atteinte
en aucun cas. En tout état de cause, cette hiérarchisation
existe et l'on peut parier qu'elle se ferait très souvent au
détriment des droits culturels : comment envisager, en effet, que
ces droits puissent rivaliser s'ils étaient en concurrence avec le
droit à la vie, le droit à ne pas être torturé
ou le droit à l'intégrité physique. A cet égard,
l'exemple français de l'excision est très parlant puisque face
à une telle pratique, l'ordre public a fait valoir le droit à
l'intégrité physique. On peut penser que la solution eût
été identique si le droit à l'identification culturelle
avait été un droit de l'homme. On peut donc estimer, à
la limite que ce serait introduire un nouvel élément
d'incohérence dans la théorie des droits de l'homme.
B. La probable confusion entre
droits culturels et droits à la culture.
Nous considérons, en effet, comme la plupart des auteurs - et sur ce point au moins les Etats semblent aussi d'accord - que ces droits à la culture doivent être promus au rang de droits de l'homme et - ce qui est encore plus important - faire l'objet d'un consensus sur leur caractère doublement fondamental.
D'abord, parce qu'ils permettent à chacun d'accéder à la connaissance, à la science, à la technologie, pour son épanouissement personnel. Ensuite, et surtout, parce que favoriser l'accès à la culture, c'est permettre à tout individu de développer un sens de la critique et des responsabilités l'amenant à jouer un rôle dans le jeu démocratique (suivre la vie politique, voter, adhérer à des associations...) et prendre connaissance et conscience des droits fondamentaux de l'homme.
C'est ici que s'instaure une collaboration entre droits à
la culture et droits culturels, les premiers permettant la promotion des
droits de l'homme, les seconds travaillant à la reformulation de ceux-ci
par inculturation de ces droits de l'homme. Cette fonction attachée
aux droits culturels exige, selon nous, qu'ils soient davantage que des droits
de l'homme et qu'ils soient donc érigés en mode supérieur
d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme.
§.2. Les droits culturels
peuvent constituer un mode supérieur d'interprétation et de
mise en oeuvre des droits de l'homme.
L'idée d'ériger les droits culturels en mode supérieur et directeur de la théorie des droits de l'homme s'insère dans une perspective ambitieuse de relecture du postulat de l'universalisme des droits de l'homme.
Partant du constat que cet universalisme est manifestement en crise, alors que les exigences dont les droits de l'homme sont porteurs se font de plus en plus pressantes, et aboutissant à l'idée qu'il doit être réinterprété, voire réinventé en intégrant la diversité des traditions culturelles, nous pensons avoir trouvé dans les droits culturels la clef de cette relecture. Cette juridicisation de la culture nous semble instaurer un compromis satisfaisant susceptible de consolider le dialogue interculturel dont E. LE ROY considère qu'il constitue une voie d'accès à l'universalisme. Ce compromis rassemble la culture dont nombre d'individus et de groupes revendiquent la prise en compte et le droit, référent privilégié et incontournable des sociétés occidentales (même si on peut le contester).
N. ROULAND estime que ce dialogue interculturel n'est qu'une étape : " La prise en compte de la diversité culturelle (qu'elle soit interne ou externe à la société considérée) doit dépasser le stade du dialogue pour accéder à l'interculturalité, démarche qui tend à découvrir ou construire la complémentarité entre des traditions culturelles distinctes ". Si nous adhérons à cette opinion, il n'en demeure pas moins que cette interculturalité (porteuse d'un espoir en une universalité des droits de l'homme) n'est pas encore à l'ordre du jour et que l'une des étapes intermédiaires réside dans la mise sur pied d'un dialogue interculturel (porteur, lui, d'un espoir en la construction d'un universalisme des droits de l'homme).
Mais la mise en place de ce dialogue exige des outils - on serait tenté de pousser la parabole un peu plus loin en affirmant qu'il faut trouver un langage à ce dialogue : le droit, sous la forme des droits culturels, nous semble à même d'assurer cette fonction. N. ROULAND reconnait d'ailleurs que les droits culturels sont " sans doute [ceux] qui juridicisent le mieux la prise en compte des diversités culturelles ". Plus généralement, cet auteur estime que " le droit, souvent traité de façon ancillaire par les autres sciences sociales, devrait retenir de plus en plus leur attention dans la mesure où celles-ci, à juste titre, font aujourd'hui de la diversité culturelle un de leurs champs d'étude privilégiée. Sans doute les juristes devraient-ils être davantage associés au travail d'instituts telle que l'UNESCO ".
On peut donc déduire de tout ce qui précède que même si le recours systématique au droit est de plus en plus - et avec raison - contesté, il n'en demeure pas moins que, dans la tentative de mise en relation des diverses cultures, afin de construire un universalisme pluriel des droits de l'homme, ce droit est le vecteur qu'il convient donc de choisir.
L'identité du débiteur et du sujet du droit dans la relation de droit constitutive de droits culturels permet une réciprocité, gage d'une mise en complémentarité des diverses traditions culturelles (A).
Cette complémentarité permet, dès lors,
d'assigner l'objectif d'universalisme aux droits culturels envisagés
comme mode d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme
(B).
A. De la réciprocité
des droits culturels à la complémentarité des traditions
culturelles.
Dans la relation de droit constitutive des droits de l'homme, l'identité de sujet et de débiteur permet d'envisager l'un et l'autre à la fois comme sujet et comme débiteur : la richesse des droits de l'homme se trouve ici qui impose à chacun de respecter les droits de l'homme " chez les autres " en exigeant le respect des droits de l'homme " pour lui-même ".
Il y a en quelque sorte un contrat synallagmatique dans lequel chaque partie est à la fois sujet et débiteur comme dans la vente, le vendeur est à la fois créancier du prix et débiteur de la livraison tandis que l'acheteur est à la fois créancier de la livraison et débiteur du prix.
Ce caractère de réciprocité est aussi à l'oeuvre dans la relation de droit constitutive des droits culturels : le sujet dispose du droit de voir identifié l'environnement culturel lorsqu'une pratique culturelle qu'il revendique entre en conflit avec un ou plusieurs droits de l'homme, mais il lui incombe de mesurer l'inadéquation qui peut exister et qui remet potentiellement en cause le bien-fondé de sa pratique au regard d'un droit reconnu comme inhérent à tout être humain. A l'inverse, le débiteur dispose du droit de faire valoir le bien-fondé de ce droit tout en identifiant l'environnement culturel qui peut le conduire à juger du bien-fondé de cette pratique et de la réinterprétation qu'il doit engager sur la norme qu'il opposait au sujet. Cette prise de distance qui peut conduire le sujet et le débiteur à réinterpréter respectivement le bien-fondé de leur pratique ou de leur norme doit être facilitée, encouragée en amont par des instruments qui ouvrent cette capacité de réflexion de l'un et de l'autre sur soi et les autres. Autrement dit, le sujet qui revendique une pratique et le débiteur qui revendique une norme doivent être mis en mesure de remettre en cause, éventuellement, cette pratique ou cette norme. Cette remise en cause n'est envisageable que si l'un et l'autre se sont vu octroyer cette capacité de réflexion sur soi (et sur l'espace culturel qui l'entoure) et cette possibilité d'ouverture sur l'autre (et l'espace culturel qu'il incarne).
C'est ici qu'interviennent les droits à la culture qui, offrant la possibilité pour chacun de s'épanouir, permettent aussi de s'ouvrir à l'autre et aux droits de l'homme. C'est ce qu'exprime parfaitement l'article 13, al. 1 du Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels de 1966 qui, concernant le droit à l'éducation, affirme que celle-ci " doit viser au plein épanouissement de la personne humaine et du sens de sa dignité et renforcer le respect des droits de l'homme et des libertés fondamentales " et " mettre toute personne en mesure de jouer un rôle utile dans une société libre, favoriser la compréhension, la tolérance et l'amitié entre toutes les nations et tous les groupes raciaux, ethniques ou religieux et encourager le développement des activités des Nations unies pour le maintien de la paix ".
Ce texte exprime la triple dimension du droit à la culture qui est à la fois droit à l'épanouissement personnel, droit à jouer un rôle dans la société et droit à connaître l'autre et les droits de l'homme.
Il est donc essentiel qu'une collaboration s'établisse
entre droits à la culture et droits culturels.
B. L'objectif d'universalisme
des droits de l'homme assigné aux droits culturels.
Cet universalisme revêt une double dimension qu'a mise en exergue K. MBAYE en distinguant " universalisme de formulation " et " universalisme du contrôle et de l'effectivité du respect des droits de l'homme ".
L'un et l'autre représentent les objectifs que nous assignons aux droits culturels appréhendés respectivement comme mode d'interprétation et comme mode de mise en oeuvre.
Nous assignons " l'universalisme de formulation " comme objectif de notre mode d'interprétation pour la justification suivante : avant que ne puisse être formulée une notion qui prétende à l'universalisme, il est nécessaire de procéder à une interprétation afin de savoir si cette notion est acceptable (recevable) par les parties présentes, receptacles de conceptions différentes.
Nous assignons " l'universalisme du contrôle et de l'effectivité du respect des droits de l'homme " comme objectif de notre mode de mise en oeuvre pour la justification suivante : une fois que l'accord s'est formé sur une notion, suite à l'opération d'interprétation, il s'agit de la mettre en oeuvre, ce qui exige un contrôle de la notion afin de garantir son effectivité, contrôle qui s'organise dans l'espace culturellement circonscrit.
Prenons l'exemple simple de l'intégrité physique que tous les auteurs s'accordent pour intégrer (comme le Pacte international des droits économiques, sociaux et culturels et la CEDH) dans le " noyau intangible des droits de l'homme " : si l'on souhaite voir ce droit formulé universellement, il est nécessaire de procéder à une interprétation afin que chaque partie (par exemple un Etat européen et un Etat africain) exprime la conception qu'elle se fait de ce droit. Une fois ce droit formulé, il s'agit de le faire respecter, de le mettre en oeuvre : on contrôlera donc ses conditions de respect ou de non-respect, et partant son effectivité ou son ineffectivité.
Par la proximité ontologique que la culture entretient
avec la nature du sujet, les droits culturels redistribuent les cartes des
droits de l'homme entre les mains des individus ou des groupes. Nous entendons
par là que les droits culturels présentent l'intérêt
de ramener le débat des droits de l'homme au niveau de l'homme alors
que jusqu'à présent, il restait cantonné au niveau des
Etats. Par l'accès qui leur est ouvert aux droits de l'homme (par
les droits à la culture) et la capacité à
réfléchir sur ces normes et leurs propres pratiques, (par les
droits culturels), les hommes se retrouvent dépositaires d'une partie
de l'enjeu des droits de l'homme : par le jeu conjugué des droits
à la culture et des droits culturels, est facilitée la prise
de conscience que les droits de l'homme sont essentiels (au sens où
ils touchent à l'essence de l'homme) et les diverses traditions
culturelles aussi éminemment respectables. Pour reprendre une expression
de P. MEYER-BISCH, les droits culturels offrent " un droit à
la coïncidence ".
Il nous semble, au moment de conclure sur cette question sensible de l'insertion de la culture dans la relation de droit, que les oppositions - nous n'avons recensé que celles qui nous paraissaient caractéristiques et susceptibles d'être fondées - aux droits culturels peuvent être écartées.
Concernant l'unité, nous pensons avoir démontré que ces droits culturels, dont on affirmait qu'ils seraient les fossoyeurs de cette ambition, seraient précisément le ferment de sa réalisation.
Quant aux droits des peuples, autochtones notamment, et des minorités (ethniques, linguistiques...), il semble de plus en plus évident que leur acceptation est inévitable et souhaitable et que les droits culturels pourraient assurer leur formulation dans les limites que nous avons énoncées.
Les potentialités que recèlent ces droits culturels
justifient, nous semble-t-il, qu'ils participent de manière directrice,
à la formulation d'un nouvel universalime des droits de l'homme.
DEUXIEME CHAPITRE
LES DROITS CULTURELS COMME BASE DE LA FORMULATION D'UN NOUVEL
UNIVERSALISME DES DROITS DE L'HOMME.
Nous situerons le point de départ de cette proposition dans un article de la revue Esprit. Raisonnant à partir de l'exemple historique du judaïsme, et notamment de l'exode d'Israël hors d'Egypte, M. WALZER y oppose, ce qu'il appelle, " l'universalisme de surplomb " à " l'universalisme réitératif ".
Le premier " considère qu'il n'y a qu'un seul Dieu, donc une seule loi, une seule justice, une seule conception exacte de la vie bonne ou de la société bonne ou du bon régime, un salut, un messie, un millenium pour toute l'humanité ". Cet universalisme se situe dans la logique des sociétés de soumission que M. ALLIOT a décrites. Il explique qu'Isaïe voit en Israël " la lumière des nations ", " une lumière pour toutes les nations, qui seront en définitive uniformément éclairées ", précise M. WALZER.
Le parallèle est aisé avec l'universalisme unilatéral des droits de l'homme que les sociétés occidentales ont élaboré en l'investissant de cette même charge messianique. L'idée est forte d'un corps de règles que tous les hommes doivent respecter et d'objectifs que tous doivent s'efforcer d'atteindre puisqu'au bout du chemin se situe la pleine réalisation de l'idéal humain, tel que tous les hommes doivent l'imaginer - puisqu'ils sont hommes doués de la même Raison - même si une infime partie d'entre eux seulement s'est chargée pour tous les autres de définir cet idéal humain et les moyens d'y parvenir. Dans cette optique, les différences culturelles sont perçues, au mieux comme " des retards ou des avances pris sur une seule et même voie ", au pire comme signes de sauvagerie ou de barbarie, qui sont les deux stades que FERGUSSON et MORGAN élaborent comme précédant celui de civilisation. Dans les deux cas, cela explique qu'on tienne ces différences culturelles comme perturbatrices d'une unité rêvée et justifie précisément de rallier les sociétés, réceptacles de ces différences, à cet universalisme. Pour M. WALZER, cette doctrine " alternative " du judaïsme - nous expliquerons plus loin cette notion d'alternative - était bien établie dans les textes des Juifs : " le tribalisme juif était alors réinterprété et reconstruit de façon à en faire un instrument au service d'une fin universelle. Les Juifs étaient élus pour un but qui avait à voir, non seulement avec leur propre histoire, mais aussi avec celle du genre humain ". En conséquence, " l'expérience des nations qui ne gardent pas la loi est radicalement dévaluée. C'est un schéma commun aux universalismes de surplomb. Les serviteurs de Dieu se tiennent au centre de l'histoire et forment le courant central, tandis que les histoires des autres sont autant de chroniques de l'ignorance et de conflits dépourvus de sens ". On voit ici la manifestation de ce que L. DUMONT nomme " l'englobement du contraire ". Pour l'explication de ce principe, nous préférons retranscrire celle - lumineuse - que donne E. LE ROY : " Tout en considérant " les autres " comme partageant une commune humanité, les autres sociétés n'en sont pas moins appréhendées comme " le contraire " des formes occidentales d'organisation, ces dernières étant ainsi implicitement survalorisées et finalement tenues pour un cadre supérieur de régulation des rapports sociaux. Sous l'apparence d'un traitement identique, les sociétés occidentales sont étudiées comme si elles pouvaient naturellement offrir un modèle d'organisation s'imposant à l'ensemble des autres civilisations ".
Ce principe, à l'oeuvre dans cette alternative surplombante du judaïsme et dans l'universalisme des droits de l'homme, explique la fierté, voire l'orgueil, qu'une telle conception produit chez ses détenteurs. Pour les autres, comme les sommés de l'universalisme, ces prétentions sonnent comme une arrogance que les Occidentaux, à l'origine des fléaux colonialistes et esclavagistes, reproduisent sur la question des droits de l'homme.
Pour M. WALZER, on reconnait " l'universalisme de surplomb par la confiance qu'il inspire ". Cette particularité explique sans doute les réticences que manifestent encore les tenants de l'universalisme face aux concepts de différences culturelles et de droits culturels qu'ils accusent de risquer de remettre en cause l'unité des droits de l'homme proclamée, et soumise à l'adhésion - sans condition - de toutes les sociétés.
Mais, concernant le judaïsme, cet universalisme de surplomb ne constitue pas la seule alternative de son histoire. M. WALZER décèle la présence dans la Bible d'un universalisme qu'il appelle " réitératif ". Il cite à cet effet un fragment du prophète Amos où Dieu demande : " Enfants d'Israël, vous êtes à moi, mais les enfants des Ethiopiens ne m'appartiennent-ils pas aussi ? J'ai tiré Israël de l'Egypte. Mais n'ais-je pas tiré aussi les Philistins de la Cappadoce et les Syriens de Cyrène ? "
Pour M. WALZER, ces questions suggèrent " qu'il n'y a pas qu'un seul exode, une seule rédemption divine, un seul moment de libération pour toute l'humanité [...]. La libération est une expérience particulière, qui se répète pour chaque peuple opprimé [...]. Chaque peuple reçoit sa propre libération des mains d'un Dieu unique, le même pour tous ". Cet universalisme réitératif se caractérise par " son attention au particularisme et au pluralisme ". Mais M. WALZER nous met en garde - comme S. ABOU - contre le fait que l'universalisme réitératif peut prendre la forme d'une loi surplombante. Cela peut survenir si " submergés par l'absolue hétérogénéité de la vie humaine [nous abandonnons] toute croyance en l'intérêt de notre propre histoire pour qui que ce soit d'autre ". M. WALZER nous prévient que la prise en compte de la diversité culturelle ne doit pas nous conduire à survaloriser certaines cultures, en dénigrant tout l'acquis occidental des droits de l'homme : on aboutirait à un relativisme radical insusceptible de fonder aucun universalisme.
P. HASSNER remarque, à juste titre d'ailleurs, que M. WALZER " ne répond pas vraiment à la question du dialogue entre [les cultures] ou de la définition d'un code commun qui rendrait ce dialogue possible ". Nous (ré)affirmons que les droits culturels peuvent contribuer à façonner le " code commun " qui rendra ce dialogue interculturel possible.
Mais l'apport décisif de l'étude de M. WALZER réside dans l'idée suivante: tout en se situant dans le " camp " des universalistes, il est possible de formuler un nouvel universalisme qui soit fidèle aux idéaux de la théorie des droits de l'homme, tout en recevant l'appel des diverses traditions culturelles.
Cette ambition peut résider dans les droits culturels,
dont l'apport à la réinterprétation de la théorie
universaliste des droits de l'homme, que l'occident a élaborée,
peut s'avérer essentiel (Section 1). Elle suppose l'alliance
d'un universalisme pluriel et d'un relativisme culturel modéré
(Section 2).
SECTION 1. L'APPORT DES DROITS
CULTURELS DANS LA REINTERPRETATION DE LA THEORIE UNIVERSALISTE DES DROITS
DE L'HOMME.
La " crise de l'universalisme ", pour reprendre l'expression d' E. LE ROY, s'interprète avant tout comme " la crise d'un universalisme ", cet universalisme de surplomb, cet universalisme radical, cet universalisme unilatéral, dont on ressent très bien qu'il est principalement le produit de la culture occidentale. K. MBAYE rappelle opportunément qu'en 1948, " trois Etats seulement du continent africain étaient à l'ONU et que leur participation à l'élaboration des différentes règles a été nulle ".
Depuis le seconde moitié du XXème siècle, nous sommes confrontés à la crise de l'individualisme, du capitalisme et de l'étatisme, caractéristiques d'une transition vers la " post-modernité " ou d'une " sortie de modernité ", comme le dit E. LE ROY qui fait cette constatation. L'universalisme, largement fondé sur deux de ces facteurs au moins (l'individualisme et l'étatisme), est aussi atteint par cette crise. E. LE ROY cite, à ce propos, A.J. ARNAUD pour qui " le temps a dévoilé les imperfections du droit " moderne ". Il a montré combien l'universalisme était un leurre, et que le règne suprême de la loi ne règlait pas tout. L'observation de la réalité juridique quotidienne a amené de nombreux juristes qui s'intéressent au problème des fondements du droit, à reconnaître que tout droit est relatif, qu'il existe un pluralisme des sources du droit, et qu'un retour au pragmatisme s'impose ".
Parmi les bouleversements consécutifs à cette
crise, on peut en relever deux qui sont, d'une part la dévaluation
du droit naturel comme fondement de l'universalisme des droits de l'homme,
d'autre part l'émergence des droits de solidarité. On peut
avancer que les droits culturels peuvent apparaître comme le substitut
du premier (§.1) et se révéler opportuns dans la
concrétisation des seconds (§.2).
§.1. Les droits culturels
comme substituts au droit naturel.
Il ne s'agit pas pour nous de faire ici l'historique de la conception jus-naturaliste qui explique, d'une part que certaines exigences sont enracinées dans la nature humaine, d'autre part, que la Raison se retrouvant en tout homme, permet de conférer un tel fondement supra-positif aux droits de l'homme. Le caractère de généralité absolue de telles exigences fonderait l'universalisme - et même l'universalité - des droits de l'homme.
J. ROBERT remarque " l'abandon a peu près caractérisé de la doctrine des droits naturels individuels ". Ce constat n'entame cependant pas les résistances de certains auteurs. C'est le cas de S. ABOU notamment qui estime établi le fait que " les droits de l'homme trouvent leur fondement dans la nature rationnelle de l'homme, en tant que la raison est exigence de liberté pour soi et pour les autres et que cette exigence constitue un droit naturel inaliénable ".
Sans entrer non plus dans cette polémique, il s'agit cependant de relever quelques arguments avancés par S. ABOU qui, selon nous, contribuent davantage à l'invalidation du droit naturel comme fondement des droits de l'homme universels, en même temps qu'ils appelleraient les droits culturels comme substitut envisageable.
En premier lieu, S. ABOU estime que " c'est donc de la philosophie morale que relève le Droit naturel ". Or, on peut opposer que si le droit procède en grande partie de la morale, c'est du droit positif qu'il s'agit. Quant à la morale, il faut bien reconnaître qu'elle est largement fonction des conceptions qu'une société donnée élabore en fonction de son histoire, des religions qui la traversent, de la culture dont elle est le réceptacle. On retombe donc sur l'écueil de la diversité culturelle.
Ensuite, l'auteur affirme que le Droit naturel est centré sur " l'idée de la nature comme univers organisé, ordonné et régi par une loi éternelle et immuable, oeuvre de la Providence ". Cette assertion introduit l'idée que le Droit naturel serait davantage gage d'hétérogénéité que d'unité puisqu'il fait référence à un postulat qui n'est pas nécessairement partagé par tous. S. ABOU le reconnait d'ailleurs lorsqu'il dit qu' " un droit naturel fondé sur une croyance religieuse n'oblige que les adeptes de cette croyance; il n'est pas universel ".
S. ABOU considère aussi que " le Droit a pour étalon " l'homme en général ", ou " l'homme sans détermination ", comme être spécifié par la liberté rationnelle ". Cet argument est critiquable en ce qu'appréhendant l'homme abstraitement, il l'ampute de déterminations qui lui donnent cette spécificité irréductible, et particulièrement cette détermination culturelle dont nous pensons avoir démontré le caractère incontournable.
Enfin, S. ABOU affirme aussi que le Droit naturel " n'a d'effet sur l'histoire que parce qu'il développe un contenu concret, sous la forme d'un ensemble de principes dérivés, clairement déterminés, exerçant leur exemplarité sur le Droit positif. Jusqu'à la Révolution française, ces principes étaient conçus séparément par chaque société ou groupe de sociétés. Depuis la Révolution française, ils tendent à faire l'objet d'un consensus entre les nations ". Ces trois phrases sont importantes en ce qu'elles rappellent le rôle incontestable que le Droit naturel - que l'on relève ou non l'inexactitude de ses axiomes par ailleurs - a joué dans l'élaboration des droits de l'homme : on lui doit en effet l'idée essentielle d'après laquelle l'homme a des droits du simple fait qu'il est homme. Nous l'avons dit, il ne s'agit nullement de renier les idéaux universalistes proclamés en 1789 et en 1948 mais de les réinterpréter pour assurer leur viabilité. Or celle-ci est compromise si l'on reste sur les certitudes dont les deux dernières phrases précitées se font l'écho. La seconde phrase renferme une certitude que nous avons vérifiée dans cette étude, à savoir que les sociétés interprètent différemment ces principes : c'est reconnaitre que l'universalisme théorique du Droit naturel cède devant la diversité culturelle. La troisième et dernière phrase renferme une certitude que nous avons contestée : la tentative de consensus dont ces principes feraient l'objet est démentie, sinon dans l'intention, du moins dans les faits par l'interprétation que les sociétés occidentales donnent des principes censés fonder le consensus (à savoir l'égalité, l'unité, l'universalité). A tout le moins, cette tentative de consensus est récente puiqu'on en trouve les premières traces dans les travaux de l'UNESCO datant de 1970 (Déclaration sur les droits culturels en tant que droits de l'homme). Et en tout état de cause, le sous-développement des droits culturels démontre la difficulté que présente la tentative de faire des droits culturels l'outil privilégié de ce consensus.
En conséquence, il nous semble que la dévaluation qu'a connue le Droit naturel est largement fondée : il reste cependant à découvrir l'instrument théorique et pratique à même de reprendre le flambeau du Droit naturel qui, s'il a permis le " décollage " des droits de l'homme, révèle aujourd'hui ses limites.
La question mériterait une étude plus poussée, mais nous nous contenterons d'émettre ici la proposition que les droits culturels pourraient assurer cette relève. P. MEYER-BISCH avait déjà lancé cette idée en 1993 : " s'il est vrai que la culture est un travail sur la nature et que chaque culture permet d'atteindre de l'universel - donc quelque chose de l'être de l'homme - alors le déterminant culturel joue bien le rôle de ce qu'on qualifiait de naturel. Il a le même avantage de fournir un référent ontologique supra-positif, mais il ne laisse pas penser que ce référent soit connu de façon positive et suffisante quelque part dans un parti, une nation ou une religion; il se contente d'en écrire des traces ou des sens universels de liberté. Il présente la formidable audace du droit naturel, une foi dans l'universel qui puisse être immédiatement un barrage absolu contre l'inhumain; mais il laisse de côté son aspect non critique facilement récupérable par quelque dogmatisme que ce soit, violent ou tranquille : il convie la communauté internationale à une écriture permanente ".
L'avenir dira si cette substitution a été
opérée.
§.2. L'opportunité
des droits culturels dans la concrétisation des droits de
solidarité.
Il semble que ce soit en 1979 que soit apparue la notion de " troisième génération des droits de l'homme ", à l'initiative de K. VASAK. Succédant à la première génération des droits civils et politiques, à la deuxième génération des droits économiques, sociaux et culturels, cette troisième génération regroupe les droits à la paix, au développement, à l'environnement, au respect du patrimoine commun de l'humanité.
Nous devons reconnaitre que nous ignorons encore s'il convient d'ajouter les droits culturels à cette liste (a priori, la réponse est négative puisque nous réfutons la qualification de droit de l'homme aux droits culturels), ou s'il est possible de trouver un noyau commun permettant aux droits culturels de superviser ces nouveaux droits : là encore, une étude distincte et plus approfondie s'impose.
Néanmoins, nous pensons déceler dans ces droits des caractéristiques qui sont proches de la logique sous-jacente aux droits culturels et qui ouvre quelques pistes.
D'abord, comme le dit K. MBAYE, ces droits sont " de nature mixte en ce sens qu'ils participent des exigences de l'individu et des peuples et appartiennent autant au domaine des droits civils et politiques que des droits économiques, sociaux et culturels ". Autrement dit, comme les droits culturels, ils transcendent ces deux summa divisio de la théorie des droits de l'homme : ne se laissant enfermer dans aucune de ces deux distinctions, ils offrent une possibilité de " mise en perspective " des droits de l'homme.
Ensuite, et leur dénomination l'indique bien, ils reposent " sur la solidarité entre les hommes et les Etats et c'est par la coopération qu'ils peuvent s'accomplir pleinement ". Cette idée de solidarité renvoie à celle de mise en relation des cultures que véhiculent les droits culturels.
On pourrait aller plus loin et avancer que les droits de solidarité et les droits culturels recèlent une même logique de l'alliance. Les enseignements de M. ALLIOT sont précieux qui démontrent, notamment par l'étude des sociétés traditionnelles africaines (sociétés communautaires), que l'on peut construire des solidarités sur la différence et dans l'alliance. Cette idée est reprise par N. ROULAND pour qui les sociétés ont toujours recouru à l'alliance pour préserver leur cohésion et assurer leur reproduction même s'il reconnait que " l'alliance n'est sans doute pas " naturelle " : il s'agit d'un construit, d'un acquis de la culture ".
Là encore, nous retrouvons cette idée que l'alliance, comme l'universel, ne se décrètent pas, mais se construisent, s'expérimentent. Là encore, nous retrouvons la culture comme point nodal, névralgique, de ces expériences. Et là encore, nous avançons que les droits culturels contiennent de telles potentialités.
Avant de terminer sur ces droits de solidarité, il nous parait important de nous arrêter sur une notion dont l'ouverture sur les autres cultures a permis de mettre en valeur la richesse qu'elle peut représenter pour la théorie des droits de l'homme : celle de devoirs. Cette proposition n'est pas novatrice puisque nombre d'auteurs ont déjà souligné son intérêt. Cependant, dans la perspective de ce dialogue interculturel , il nous semble opportun de relancer cette idée forte de la commutativité.
Cette idée prend pleinement sa place dans un dialogue qui doit être réciproquement critique. Cela renvoit au caractère réciproque - presque synallagmatique - que nous attachons aux droits culturels. Dans cette relation de droit, chacun - à la fois sujet et débiteur - peut et doit jouer l'un de ces deux rôles alternativement, voire de manière synchronique : c'est à cette condition que les droits culturels révèleront leur caractère dynamique.
Revendiquer une culture donnée, c'est aussi accepter de reconnaitre que certaines de ses manifestations sont critiquables et doivent être abandonnées.
Proposer des normes que l'on souhaite voir universelles, c'est aussi accepter d'en réinterpréter certaines qui manifestement sont situées dans une culture donnée et ne peuvent donc prétendre à cette universalisation.
N. ROULAND milite pour cette proposition : " la conception française des droits de l'homme [mais elle n'est pas la seule] doit intégrer la notion de devoirs, ce qui lui permettra d'accéder plus facilement à l'universel. En effet, on retrouve dans un grand nombre de cultures l'idée de justice commutative selon laquelle droits et devoirs sont les deux versants d'une relation de réciprocité (qui seule permet l'accès à l'interculturalité) ".
Là encore réside l'idée que nous attachions
à celle de droits culturels, que les cartes des droits de l'homme
doivent être redistribuées à l'homme - individuellement
ou en groupe -.
Tout l'arrière plan de cette étude consacrée aux droits culturels a consisté à établir, d'abord que l'universalisme que les sociétés occidentales vantent est unilatéral, ensuite que le relativisme culturel ne doit pas être envisagé systématiquement comme justifiant toutes les pratiques culturelles.
Ce double constat nous conduit à proposer l'alliance
entre un universalisme pluriel et un relativisme culturel modéré,
comme condition, parmi d'autres, de l'universalisation des droits de
l'homme.
SECTION 2. L'ALLIANCE D'UN
UNIVERSALISME PLURIEL ET D'UN RELATIVISME CULTUREL MODÉRÉ,
CONDITION D'UNE UNIVERSALISATION EFFECTIVE DES DROITS DE L'HOMME.
Ce souci de l'effectivité des droits de l'homme dans un universalisme formulé à partir de la richesse intrinsèque à chaque culture commande un impératif : celui de ne pas laisser le combat des droits de l'homme devenir un duel entre un universalisme radical et un relativisme absolu (§.1).
En dernière instance, il restera à nous demander
si - à long terme - les droits culturels ne peuvent servir de passerelle
de l'universalisme à l'universalité (§.2).
§.1. Un impératif
: éviter que le combat des droits de l'homme ne dégénère
en un duel entre un universalisme radical et un relativisme absolu.
Le diagnostic, que cette étude des droits culturels nous a conduit à faire, peut être résumé ainsi : on doit reconnaître aux sociétés occidentales le génie d'avoir élévé l'homme au rang de sujet de droit universel au seul motif qu'il est Homme. Mais il faut admettre que dans cette ambition, l'Occident a succombé à un mal chronique, celui de l'uniformité, le conduisant à négliger les diverses traditions culturelles qu'il cotoyait et l'apport qu'elles pouvaient proposer dans cette tâche.
La conscience de cette erreur ne doit cependant pas conduire à recourir à un remède - le relativisme culturel absolu - qui serait sans doute pire que le mal. Cette analogie médicale permet de retrouver cet universalisme radical et ce relativisme que, paradoxalement, nous pouvons qualifier d'absolu.
Mais la grande cause que doit constituer l'universalisme des droits de l'homme ne doit pas conduire à opposer terme à terme l'un et l'autre. L'universalisme " bancal " que les sociétés occidentales ont forgé doit être rééquilibré, réinterprété au contact des autres cultures. E. LE ROY exprime bien cet impératif : " L'universalisme n'a vraiment de sens que si on cherche à construire la théorie des droits de l'homme de telle façon que ces derniers n'apparaissent pas comme le produit d'une tradition (celle de l'Occident) mais comme l'expression de la rencontre de toutes les cultures ".
Si, comme l'affirme M. WALZER, on reconnait " l'universalisme de surplomb par la confiance qu'il inspire ", il faut aux tenants de cet universalisme le courage de remettre en cause les dogmes - qui ne sont après tout que cela - qu'ils ont élaborés et sur lesquels ils continuent de raisonner.
Quant au remède, le relativisme, il convient de l'employer avec prudence mais aussi détermination. Avec détermination car il s'agit de rappeler sans cesse que " nos " valeurs ne doivent pas systématiquement l'emporter sur celles " des autres ". Avec prudence car S. ABOU est fondé à rappeler que " le dogme du relativisme culturel " a mythifié un droit à la différence qui se retourne contre ceux en faveur de qui il était édicté ". En écho, N. ROULAND rappelle que le droit à la différence - proclamé de manière éphémère en France en 1981 - " était récupéré par l'extrême-droite, qui déduisait de la spécificité culturelle des communautés distinctes leur impossibilité à vivre ensemble... ".
Il s'agit donc de ne pas substituer un mythe
" enjolivé " (celui de la différence) à un
mythe avorté (celui de l'unité), tout en travaillant à
ce que la différence bâtisse l'unité (comme nous le montre
les sociétés africaines traditionnelles).
§.2. Les droits culturels,
passerelle de l'universalisme vers l'universalité ?
Il ne s'agit pas de prêter aux droits culturels toutes les vertus. Mais on doit rechercher les signes qui permettraient de valider ou d'invalider cette proposition. La réciprocité que nous avons mise en évidence dans la relation de droit constitutive des droits culturels peut " préparer le terrain ". En effet, le dialogue que ces droits instituent peut être oral : entre deux individus, entre un individu et un Etat (au moment de son entrée sur le territoire d'émigration par exemple), entre un individu et un juge (de préférence, comme nous l'avons préconisé pour l'excision, avant que ne soit saisi un tribunal). Ce dialogue peut aussi être virtuel en ce sens que chacun s'interroge sur la valeur de ses propres normes et pratiques, et sur la valeur de celles des autres : l'individu agit par comparaison. Cette possibilité lui est ouverte en priorité par la lecture, la radio, les voyages : on retrouve les droits à la culture et leur étroite collaboration avec les droits culturels.
Ce dialogue, réel et virtuel, qui ouvre à la prise de conscience (de soi, de sa culture, des autres, de leur culture) et à l'éventuelle prise de distance par rapport à sa culture ou aux pratiques d'autres cultures, peut conduire, empiriquement, lentement, à faire émerger, par addition ou soustraction, un noyau commun à toutes les cultures, susceptible de fonder une universalité.
Il s'agirait donc là d'un " signe " validant, en théorie, notre proposition. Mais on ressent bien qu'on ne peut pas faire reposer la quête d'universalité sur cette entreprise empirique, laborieuse, " quasi quotidienne ". Notre hypothèse n'est donc que partiellement vérifiée par ce biais. La recherche d'une universalité réside alors plus sûrement - mais parallèlement - dans des travaux portant directement sur l'émergence de ce noyau commun. C'est le sens des recherches que mènent N. ROULAND, R. PANIKKAR ou E. LE ROY, pour ne citer que ces auteurs.
Nous ne prendrons que deux exemples de ces recherches. R. PANIKKAR, étudiant les sociétés indiennes, retient plusieurs arguments sur lesquels la vision indienne insisterait. Nous en retiendrons trois. En premier lieu, " les droits de l'homme ne sont pas seulement des droits de l'homme individuels ", ce qui correspond à une prise de conscience se faisant jour dans notre tradition. Deuxièmement " les droits de l'homme ne sont pas des droits de l'homme seulement. Ils concernent également la totalité du déploiement cosmique de l'univers, dont même les Dieux ne sont pas absents. Les animaux, tous les êtres dotés d'une sensibilité et les créatures supposées inanimées, sont aussi impliquées dans l'interaction qui concerne les droits " de l'homme " ". L'homme et son environnement sont donc interdépendants, ce qui tend finalement à faire établir " notre " droit à l'environnement, composante des droits de solidarité. Troisièmement, " les droits de l'homme ne sont pas seulement des droits. Ils sont aussi des devoirs et les deux aspects sont interdépendants ", ce qui rejoint l'évolution qui se fait jour dans nos sociétés occidentales et que l'Afrique, conformément à sa tradition qui accorde une large place aux devoirs, avait déjà intégrée dans la Charte africaine des droits de l'homme et des peuples.
E. LE ROY, spécialiste de l'Afrique, met en exergue le
communautarisme dans lequel la complémentarité des groupes
l'emporte sur leur opposition et la réciprocité entre droits
et devoirs. Il ne s'agit pas de verser dans l'idéalisme et de laisser
croire que toutes les cultures peuvent " s'emboiter " les unes
dans les autres et construire cette universalité. E. LE ROY reconnait,
par exemple, concernant la tradition confucéenne que " la vision
chinoise du monde et de Droit n'est pas facilement conciliable avec la tradition
occidentale ". Il n'est pas même évident que cette quête
d'universalité soit féconde. Mais une grande partie du chemin
sera faite si l'on arrive à transformer la définition que M.
SERRES donne de l'universel - " ce qui, unique, verse pourtant en tous
les sens " - en une nouvelle définition que l'on pourrait
présenter ainsi :
" Universel : ce qui venant de tous les sens, crée
pourtant un ensemble unitaire cohérent ".
En tout état de cause, à l'heure où un
homme politique français affirme sa croyance dans
" l'inégalité des races ", doit se substituer
" l'espérance [...] d'une réconciliation et d'une unité,
toujours inaccessible mais sans la visée de laquelle le dialogue n'aurait
pas de sens ".
Nous sommes entrés dans la théorie des droits de l'homme par " la petite porte " que constituait le conflit excision/ordre public français, nous en sortons par la " grande porte ", celle de son universalisme, longtemps rêvé, jamais atteint. Les droits culturels nous ont servi de fil conducteur tout au long de cet itinéraire. Mais leur rôle ne doit pas se limiter à celui de guide. Ils sont plus que cela : ils apparaissent comme le médiateur privilégié entre ces pratiques culturelles et cette quête d'universalisme.
" L'homme est en effet un être de culture " nous dit N. ROULAND, mais cette dimension culturelle de l'homme ne doit pas conduire une société donnée à revendiquer une culture des droits de l'homme face aux cultures d'autres hommes.
Cette étude nous a permis, dans un premier temps, de poser un diagnostic - entérinant et développant l'assertion précédente de N. ROULAND - : la culture investit la totalité des rapports unissant l'Homme à l'Homme, à la nature, au transcendant. Elle donne naissance à cette " conscience réflexive qui permet à l'homme de se penser, par rapport à son environnement et à lui-même, et de définir son unicité, voire sa transcendance ". Le conflit excision/ordre public français a permis l'élaboration de ce constat : l'excision, pratique culturelle, aura révélé que l'ordre public était lui-même le réceptacle de représentations - traductions d'une culture particulière - expliquant son recours à la judiciarisation de l'excision et, plus généralement, son appréhension contestable des pratiques culturelles portant atteinte aux droits de l'homme.
Or, ces conceptions que nous avons réduites au triptyque égalité - uniformité - universalité, constituent le principal obstacle à une réelle prise en compte de la diversité culturelle. C'est là le paradoxe fondamental que nous avons mis en exergue : les principes théoriques (égalité-unité-universalité) développés par les sociétés occidentales permettraient cette prise en compte de la diversité culturelle si les représentations de ces mêmes sociétés, nourries d'une vision uniforme, homogène et rationnelle de l'humanité, ne venaient paralyser ces aspirations théoriques. Dès lors la théorie des droits de l'homme, fondée sur ces principes, entretient un " universalisme unilatéral ", réfractaire à la diversité culturelle. Or - et c'est là aussi une idée essentielle - l'exploitation de ces principes, en conformité avec les aspirations qu'ils incarnent, permettrait, non seulement de gérer convenablement les particularismes culturels, mais aussi la réinterprétation de l'universalisme " bancal " que nous connaissons, au profit d'un universalisme pluriel. Autrement dit, c'est précisément à partir de la diversité culturelle que doit se construire ce nouvel universalisme. La question qui se pose alors, afin de réduire sinon de résoudre cette perpétuelle tension entre universalisme et particularismes, est celle de l'instrument permettant cette mise en relation et cette mise en perspective. Mise en relation des multiples cultures que connait le monde, avec l'ensemble de ces droits que l'on estime fondamentaux à l'existence de tout homme. Mise en perspective de ces droits de l'homme, qu'il importe d'élever au-delà de l'espace culturel qui les a systématisés.
Notre hypothèse de départ faisait des droits culturels
ce mode d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme.
Dès lors que nous avons établi que la défiance que ces
droits avaient suscitée trouvait sa source dans ces principes fondateurs
que les sociétes occidentales avaient dévoyés de leurs
potentialités initiales, nous étions sur la bonne voie. En
d'autres termes, ces interprétations qui expliquaient la méfiance
des " tenants de l'universalisme " à la diversité
culturelle, fondaient aussi le sous-développement des droits culturels,
" porteurs du caractère révolutionnaire des droits de
l'homme au bénéfice des peuples aussi bien que des hommes ".
S'il fallait concentrer les " qualités " que présentent les droits culturels, nous en retiendrions cinq. D'abord, celle qui caractérise la " réciprocité " inhérente à ces droits : au droit dont dispose un sujet (individu ou groupe) de voir identifié l'environnement culturel de la pratique qu'il revendique, correspond le droit du débiteur de faire valoir le bien-fondé du droit fondamental qu'il oppose. Mais chacun des deux termes de la relation de droit présente une double qualité, à la fois sujet et débiteur.
Ensuite, cette réciprocité se double d'une commutativité puisque les droits culturels sont aussi des devoirs : devoir d'identifier l'environnement culturel d'une pratique, devoir de remettre éventuellement en cause la pratique ou la norme (ne serait-ce que la formulation de cette dernière). Ces deux premières qualités des droits culturels peuvent faciliter la mise en complémentarité des cultures, d'autant que ces droits semblent pouvoir offrir une voie de concrétisation aux droits de solidarité et pallier avantageusement la théorie dévaluée des droits naturels comme fondement des droits de l'homme.
La troisième qualité réside en ce que ces droits culturels, mixtes et érigés en mode supérieur d'interprétation et de mise en oeuvre des droits de l'homme, transcendent les distinctions majeures de la théorie des droits de l'homme - droits individuels/collectifs; droits civils et politiques/droits économiques, sociaux et culturels - dont la rigueur n'est pas toujours assurée ni l'utilité garantie. Ils constituent notamment un support fiable à des notions telles celles de minorité, de peuple...
Comme leur dénomination le souligne, ces droits agissent tant au niveau de la formulation des normes universelles qu'au niveau de leur mise en oeuvre. En cela, les droits culturels permettent un encadrement en amont et en aval des normes fondamentales.
Cette double dimension des droits culturels justifie enfin qu'ils
puissent être envisagés comme un sérieux outil dans la
construction d'un universalisme pluriel, marquant l'abandon d'un
" universalisme de surplomb ", préjudiciable à la
cause même des droits de l'homme.
Il ne s'agit cependant pas de présenter les droits culturels comme la panacée. Si leur intérêt réside aussi en ce qu'ils redistribuent " les cartes " des droits de l'homme entre les mains des individus et des groupes, leur faiblesse se situe également à ce niveau puisqu'ils risquent de ne pas disposer de la force d'impulsion et de persuasion dont seuls les Etats disposent. C'est ici qu'interviennent les droits à la culture qui, garantis par l'Etat, peuvent constituer cette force initiatrice qui assurera la mise en mouvement des droits culturels. En effet, les droits à la culture doivent être vus comme la condition sine qua non de la viabilité des droits culturels, puisqu'ils offrent à l'individu cette possibilité de connaître sa culture, les autres cultures, les droits de l'homme et d'opérer une réinterprétation de ces éléments : le caractère dynamique des droits culturels est suspendu à l'effectivité des droits à la culture.
Enfin, l'admission des droits culturels pourrait effectivement
autoriser tous les abus et les débordements. Il convient donc
d'établir le caractère inconditionnel de certains droits de
l'homme, ce que la théorie du " noyau intangible des droits de
l'homme " s'efforce de faire. Cependant, même dans des circonstances
où une pratique culturelle heurterait un de ces droits insusceptibles
de toute réinterprétation, le traitement que l'on préconisera
pour interdire puis éradiquer cette pratique devra favoriser à
tout prix le dialogue, l'information, l'éducation, les procédures
judiciaires d'assistance... En effet le recours à la judiciarisation
qu'affectionnent les sociétés occidentales ne peut
qu'éloigner les hommes les uns des autres, et remettre en cause la
souhaitable éradication de pratiques objectivement inadmissibles.
Tel est le cas de l'excision.
Toute l'ambition de ce travail a été - pour reprendre l'expression de L. DUMONT - de " retourner le miroir ". Sur la culture négligée, sur les cultures oubliées, parfois méprisées. Mais il ne s'agissait pas de faire prévaloir une seule face de ce miroir, sous prétexte que celui-ci a longtemps été tourné de l'autre côté. En d'autres termes, il n'est pas question de survaloriser les cultures oubliées en remettant totalement en cause l'universalisme des droits de l'homme. Il s'agit de procéder à la mise en relation de ces cultures et de fonder un nouvel universalisme des droits de l'homme à partir de celles-ci.
Nous pensons, au terme de cette étude, que les droits
culturels peuvent apporter leur contribution à cette réinvention
de l'universalisme.
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