BiodiversitŽ  et appropriation, les droits de propriŽtŽ en question, Paris, 20-21 juin 2000

 

 

 

De la propriŽtŽ aux ma”trises foncires

 

 

Contribution dĠune anthropologie du Droit

ˆ la dŽfinition de normes dĠappropriation de la nature

dans un contexte de biodiversitŽ,

donc de prise en compte du pluralisme et de la complexitŽ

 

 

 

Etienne Le Roy, professeur,

UniversitŽ Paris 1 PanthŽon-Sorbonne

Laboratoire dĠanthropologie juridique de Paris                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                 

LĠintitulŽ que jĠai donnŽ au prŽsent texte illustre, par sa longueur, les enjeux que nous devons affronter au dŽbut du XXIĦ sicle. Ce texte  est en effet, mais synthŽtiquement, lĠoccasion de faire le point de travaux essentiellement africanistes mais aussi franais, sĠŽtirant sur une trentaine dĠannŽes et qui mettent progressivement en exergue une Ò thŽorie des ma”trises foncires Ó (Le Roy, Karsenty, Bertrand, 1996) comme Žquivalent homŽomorphe de la Ò thŽorie civiliste de la propriŽtŽ Ó, dans des contextes que je dŽnomme par ailleurs Ò transmodernes Ó (Le Roy, 1999) et dominŽs par le pluralisme, le multijuridisme et la complexitŽ (Le Roy, 1998). A mes yeux, la prise en compte de la biodiversitŽ ne fait que rŽvŽler  une transformation substantielle de nos modes de penser et dĠorganiser nos rapports aux Ò choses Ó (au sens juridique de ce qui est le support de la  relation juridique), avec cette difficultŽ particulire que lĠapparente domination absolue du marchŽ et du droit de propriŽtŽ privŽe cache, dans la rŽalitŽ des pratiques,  une limitation considŽrable de lĠexercice de cette propriŽtŽ privŽe.  A cela on peut trouver au moins trois raisons, soit  le jeu des monopoles qui rendent vains lĠexercice de droits sur le marchŽ, soit  lĠexistence de dŽmembrements de la propriŽtŽ si poussŽs que ses attributs (en particulier ses caractres absolu et perpŽtuel) en sont remis en cause (cĠest le cas pour le droit de lĠurbanisme), soit les dysfonctionnements du marchŽ. QuoiquĠil en soit, nous sommes en face dĠune Ò grande illusion Ó, de lĠeffet dĠune idŽologie comme miroir dŽformant, illusion que nous devons dissiper. 

 

Ceci suggre que nous avons deux types de difficultŽs ˆ rŽgler.

La premire concerne la thŽorie de la propriŽtŽ/ appropriation, les deux termes pouvant tre tenus comme Žquivalents en ce quĠils doivent faire lĠobjet dĠune reconceptualisation ˆ partir des deux sens qui sont associŽs ˆ la notion dĠappropriation comme affectation ˆ un usage et comme rŽservation ˆ un usager, selon la distinction maintenant  classique de notre manuel (Le Bris, Le Roy, Mathieu, 1991, 31). MĠinscrivant dans un dŽbat riche de perspectives,  ouvert par la revue Natures, Sciences, SociŽtŽs (Vol. 7, NĦ 1 et NĦ 3, 1999), je vais dŽmontrer quĠentre ce deux usages retenus le premier par lĠanthropologie et le second par le Droit il y a place non seulement pour une anthropologie du Droit (ce qui serait dĠun intŽrt singulirement rŽduit) mais surtout pour une thŽorie de lĠappropriation  assez riche pour rendre compte de la complexitŽ des formes de relations que nous devons gŽrer, normativement, avec la nature et le vivant. CĠest ce qui constituera le coeur de ma contribution qui tournera essentiellement autour de lĠŽlaboration et de la mise en oeuvre de la thŽorie des ma”trises foncires et fruitires (T.M.F.F.) comme mode de reconnaissance et dĠattribution de droits fonctionnels premire partie) puis sur les premires applications qui en ont ŽtŽ faites (deuxime partie).

Cependant, la contribution de lĠAnthropologie du Droit de se limite pas ˆ cette thŽorie car des travaux dŽjˆ anciens portant sur la circulation des produits de la terre et dans le contexte dĠune thŽorie gŽnŽrale des rapports fonciers ont permis dĠaborder de manire interculturelle, sur des terrains africains,  la notion de ressources et son statut juridique. Quand, en effet, on examine les enjeux que posent les thŽories de la propriŽtŽ ou de la propriŽtŽ intellectuelle, on aborde nŽcessairement une  seconde difficultŽ, constituŽe ˆ lĠŽpoque contemporaine par lĠinfluence du marchŽ et des processus de marchandisation sur un tel modle des ma”trises foncires & fruitires. En particulier, il convient dĠexaminer les incidences de la Ò mondialisation Ó  et les pratiques qui peuvent sĠen dŽduire. Une des caractŽristiques du modle T.M.F.F. est que ce modle des ma”trises repose sur un continuum et sur une complŽmentaritŽ de pratiques sociales, juridiques et Žconomiques lˆ o les prŽsentations antŽrieures, spŽcialement le modle civiliste de la propriŽtŽ voient des discontinuitŽs, des oppositions, des contradictions ou des impossibilitŽs (qui sont, en fait, si on peut accepter ce nŽologisme des Ò impensabilitŽs Ó). Il faut donc penser le rapport de la nature ˆ la marchandise via les modes dĠappropriation (et inversement) selon  un principe de logique qui au lieu dĠopposer les contraires selon  la lecture aristotŽlicienne reprise par la modernitŽ repose sur un principe de complŽmentaritŽ des contraires qui serait plus Ò transmoderne Ó (Le Roy, 1999) que postmoderne. CĠest, en fait, Žvoquer les enjeux dĠune anthropologie dynamique que je viens de tester  dans le jeu des lois (Le Roy, 1999). Dans cet ouvrage, je montre quĠil existe une corrŽlation forte entre le statut des ressources ou richesses et divers autre Ò paliers Ó dĠune anthropologie dynamique. Revenant aux thses de Braudel (Braudel, 1986), par exemple, je suggre quĠune approche par Žtagements et par niveaux dĠanalyse pourrait permettre  de contr™ler un processus de marchandisation gŽnŽralisŽ de lĠensemble des ressources  et Žviterait une dissolution des normes protectrices de la nature dans un ÔbazarĠ mondial sans rgles ni limites, par une dŽfinition  des conditions de circulation dans et hors de la collectivitŽ de ce qui serait alors tenu pour un ŽlŽment de son patrimoine.

Mais, reconnaissons le,  ces dŽmonstrations relvent  dĠune dŽmarche autrement complexe et supposent une place que je ne puis mĠattribuer dans le prŽsent colloque. Aussi ne ferai-je que refermer la parenthse ouverte et ne mĠintŽresser  quĠˆ la reconsidŽration critique de la thŽorie de la propriŽtŽ.

 

Entre Droit et Anthropologie, la thŽorie des ma”trises foncires et fruitires comme  apport original dĠune anthropologie du Droit

 

Je ne chercherai pas, ici, ˆ prŽsenter la discipline que je pratique tant par le caractre rŽpŽtitif et lassant de ce type dĠexercice que parce quĠil existe maintenant des ouvrages synthŽtiques (Rouland, 1988, 1991, Le Roy 1999, Le Roy et Le Roy 2000) qui peuvent tre consultŽs. Enfin et surtout, la fonction heuristique dĠune dŽmarche encore neuve (puisque la discipline a moins de quarante ans en France) doit se juger sur pices  et non sur la base de dŽclarations autojustificatrices mais parfois peu crŽdibles. Ses mots dĠordre actuels sont le diatopisme et le dialogisme comme, respectivement,  manires de prendre en compte les divers ÔsitesĠ dĠexpression et de dŽpasser les confrontations entre les logiques qui peuvent sĠy exprimer. 

PrŽcisons que, pour ce qui concerne le diatopisme, notre discipline a subi une Žvolution dĠintitulŽ qui  nous renseigne sur son statut actuel. On est en effet passŽ dĠune Ò anthropologie juridique Ó, dans les annŽes soixante, ˆ une Ò anthropologie du Droit Ó dans les annŽes quatre-vingt dix[1]. Pour en comprendre la portŽe, on peut se rŽfŽrer ˆ la mutation  quĠa connu, paralllement, la sociologie passant de la Ôsociologie juridiqueĠ ˆ la Ôsociologie du DroitĠ pour affirmer son autonomie ˆ lĠŽgard des sciences juridiques. Ainsi, on peut considŽrer  que lĠanthropologie juridique  est passŽe en une trentaine dĠannŽes du statut de discipline ancillaire du Droit ˆ une prise de position qui la situe ˆ Žgale distance des deux disciplines qui lui ont donnŽ naissance[2].

 CĠest,  dans tous les cas, le choix qui sera adoptŽ dans la suite  de ce texte par rapport ˆ lĠexigence de dialogisme et qui justifiera mon point de vue ˆ lĠŽgard du dŽbat dont Natures, Sciences SociŽtŽs  est le cadre. Situer les divers arguments invoquŽs sera ma premire prŽoccupation .  Mais ma seconde prŽoccupation sera  de tenter de construire le dŽbat en dialogue, cĠest-ˆ-dire dĠidentifier des logiques ˆ lĠoeuvre  et de montrer la complŽmentaritŽ des prŽoccupations pour introduire le modle des ma”trises foncires et fruitires. JĠenvisage ainsi dans une section initiale de rŽsumer les arguments et dans une seconde section de reprendre la prŽsentation des ma”trises foncires

 

Droits de propriŽtŽ et droits de propriŽtŽ intellectuelle : du dŽbat au dialogue

 

Les droits de propriŽtŽ intellectuelle sont ˆ la mode, donc susceptibles de prter ˆ toutes les utilisations possibles, du meilleur au pire. Natures, Sciences,  SociŽtŽs sĠest prŽoccupŽ depuis   plusieurs annŽes de construire  un forum pour en dŽbattre. Aprs un article prŽsentant lĠŽtat des lieux, trs objectif  et de sensibilitŽ ԎconomiqueĠ (Aubertin et Boivert 1998)[3] , Marie Ange Hermitte, juriste, et Claudine Friedberg, anthropologue, ont (respectivement dans les numŽros 1 et 3 du volume 7, 1999)  relancŽ le dŽbat en adoptant des points de vue largement disciplinaires, au sens o  une discipline entra”ne lĠadoption de paradigmes et que ce sont ces paradigmes qui doivent tre identifiŽs progressivement  dans ce dŽbat pour le transformer en dialogue. 

- UNE MISE EN CAUSE DU DROIT  PAR LĠANTHROPOLOGUE

La dŽmarche juridique a ŽtŽ utilisŽe, sans avoir ˆ tre justifiŽe comme telle, par Marie-Ange Hermitte. En commentant la gŽnŽralisation du ÔterminatorĠ ou gne tueur dĠembryon qui oblige les agriculteurs ˆ renoncer ˆ fabriquer leurs propres semences pour se rŽapprovisionner chaque annŽe sur le marchŽ, Marie-Ange Hermittte ciblait deux ˆ trois paradigmes fondamentaux du Droit contemporain, en particulier les consŽquences du propriŽtarisme gŽnŽralisŽ mais aussi, de manire sans doute plut™t  implicite dans le texte, lĠexistence dans nos sociŽtŽs de deux conceptions de la propriŽtŽ :  dĠune  part, une propriŽtŽ absolue au sens de lĠarticle 544 du Code Civil  concernant lĠessentiel des facteurs de production  mais surtout utilisŽe comme une rŽfŽrence thŽorique, de lĠautre une reprŽsentation plus fonctionnelle et plus quotidienne dĠune propriŽtŽ exclusive mais non absolue, celle dans le cas dĠespce du sŽlectionneur qui laisse sa marque dans la semence quĠil tente de reproduire non seulement pour des raisons dĠŽconomie dĠŽchelle mais aussi dĠidentitŽ propre...?. Cette dissociation entre deux conceptions de la propriŽtŽ nĠest pas nouvelle et a dŽjˆ  fait lĠobjet de bonnes analyses par la recherche foncire (ADEF, 1991)[4]. Ceci oblige le Droit ˆ accepter une limitation du droit de propriŽtŽ des obtenteurs au profit dĠune marge laissŽe aux agriculteurs  autosŽlectionneurs. 

- Cette contradiction pose problme et cĠest ˆ ce propos que Claudine Friedberg Žpingle la juriste puis le Droit plus gŽnŽralement.

La premire phrase incriminŽe est la suivante : Ò Dans la plupart des pays, le droit aurait dž permettre de venir ˆ bout de cette pratique, mais les faits sont ttus. Une partie des agriculteurs nĠacceptaient pas Ó...(Hermitte, 1999) la possibilitŽ  de ne plus fabriquer eux-mmes une partie au moins de leurs semences.

A  cela C. Friedberg rŽpond que Ò ( l)e propos de M.-A. Hermitte est ambigu : ainsi pour prŽserver les droits des obtenteurs, il faudrait empcher les agriculteurs de pouvoir utiliser leurs propres semences et Ôvenir ˆ bout de la souplesse  des pratiques juridiquesĠ ? CĠest-ˆ-dire que dispara”trait la possibilitŽ que les paysans ont eues depuis les dŽbuts de lĠagriculture dĠassurer eux-mmes la reproduction des plantes et de procŽder ˆ leur propre sŽlection des variŽtŽs qui les intŽressent. Ils se trouveraient ainsi dŽpossŽdŽs non seulement dĠun droit de propriŽtŽ sur des biens matŽriels mais aussi sur des savoirs leur permettant de subvenir ˆ leurs besoins et la crŽation de nouvelles variŽtŽs Ó (Friedberg, 1999, 46). Tout en distinguant la propriŽtŽ matŽrielle et la propriŽtŽ intellectuelle, lĠanthropologue tient ici la notion de propriŽtŽ pour Žquivoque, prŽcise quĠelle ne concerne que les sociŽtŽs modernes et propose de distinguer Ò une autre approche de la notion de ressources et de propriŽtŽ Ó caractŽristique des sociŽtŽs nonmodernes, quĠon appelait jadis Ò sauvages Ó ou Ò traditionnelles Ó. Ce sera un premier domaine auquel une anthropologie du Droit pourra contribuer  en proposant, tout en adhŽrant aux analyses de Claudine,  un dŽpassement de ces diffŽrentes classifications dans une perspective Ò transmoderne Ó, celle de la thŽorie des ma”trises foncires.

Mais en outre, il importe de corriger le vision Ò na•ve Ó du droit  qui appara”t au fil de lĠanalyse et qui est exprimŽe ainsi au terme de lĠarticle : Ò Le recours au droit intervient trop souvent aprs la spoliation. CĠest ce que reflte les sŽries amŽricaines dont nous abreuve la tŽlŽvision; se dŽroulant essentiellement ˆ lĠintŽrieur des prŽtoires en mettant en scne lĠingŽniositŽ  des cabinets dĠavocats, leur seul objectif, semble-t-il, est de nous convaincre que la justice peut remŽdier ˆ tout. Mais le juridique nĠest que la ruse de lĠŽconomique, car il nĠest quĠun palliatif du dysfonctionnement social. Il risque mme dĠtre vŽcu comme un imposture entra”nant des violences qui rŽpondent aux violences gŽnŽrŽes au nom de lĠefficacitŽ Žconomique Ó (Friedberg, 1999, 51). Ici, conception et usage du Droit ne sont pas dissociŽs et le Droit est confondu avec le Droit pŽnal,  le juriste avec le procŽdurier.

Ceci  est dommageable car, selon les termes de Laurence Boy dans le mme numŽro, Ò si le critre du juridique est bien la sanction, il importe dĠŽviter le contresens trop souvent entretenu sur ce terme.  En effet, par un glissement sŽmantique discutable, la doctrine juridique majoritaire et certains sociologues confondent la sanction avec la sanction rŽpressive Žtatique.  Une telle affirmation est fausse (...) il convient de prendre le mot sanction dans son sens substantiel, ˆ savoir la prise en compte formelle de comportements par le droit Ó (Boy, 1999, 7) lequel, ajoutera-t-on ne se limite pas aux sources lŽgales mais comprend Žgalement  des standards (ou modles de conduites et de comportements dans ma terminologie) et les habitus (Le Roy, 1999).

Par ailleurs, selon une dŽfinition de Michel Alliot, le droit  Ò est mise en forme des luttes et consensus sur le rŽsultat des luttes Ó. Ainsi, toute rŽflexion sur le droit de propriŽtŽ et sur ce qui en tient lieu dans des sociŽtŽs ni capitalistes ni Žtatistes doit-il intŽgrer un conception plus dynamique o Ò LE DROIT NĠEST PAS TANT CE QUĠON TROUVE DANS LES TEXTES QUE CE QUĠEN FONT LES ACTEURS Ó dans la perspective dĠune ma”trise des conditions de leur reproduction.

Car, selon moi, le vrai dŽbat nĠest pas dans le r™le quĠon fait jouer au Ò Droit Ó[5] tant ˆ lĠŽgard de dŽterminants Žconomiques[6] que politiques que dans la manire dont on projette lĠorganisation des rapports individus-groupes au sein de la sociŽtŽ

- LA PRISE EN COMPTE DES RAPPORTS INDIVIDUS-GROUPES

Claudine Friedberg Žcrit avec raison que Ò  (d)ans les sociŽtŽs non-moderne,les tres vivants existent et se construisent ˆ lĠintŽrieur de relations : relations entre les hommes et les ŽlŽments de leur environnement (...) Ceci oblige  renverser la perspective ˆ laquelle on est habituŽ dans les sociŽtŽs modernes.  On ne peut dans ces conditions considŽrer ces ŽlŽments comma  des ressources que lĠhomme puisse utiliser ˆ sa guise ni quĠil puisse exercer sur eux une propriŽtŽ au sens du droit romain. Les hommes, la terre, les plantes et les animaux se trouvent dans une dŽpendance rŽciproque qui intervient dans tous les moments de la vie quotidienne et se poursuit par delˆ la mort Ó. Dans cette perspective, lĠauteur rappelle la rupture introduite par la modernitŽ Žconomique en terme de destruction de liens sociaux ou du Ò tissu social Ó depuis  la politique des Ò enclosures Ó dans lĠAngleterre du XVIIĦ sicle jusquĠˆ la pŽriode contemporaine marquŽe par un hyperindividualisme. Ce mouvement est marquŽ par lĠinvention de la Ò societas Ó, collectif dĠindividus, prŽfŽrŽe ˆ Ò lĠuniversitas Ó du moyen-‰ge.

Ainsi est mis en exergue une opposition, quĠon doit plut™t travailler comme une diffŽrenciation, entre rapports inclusifs et rapports exclusifs, seuls ces derniers donnant naissance ˆ des droits de propriŽtŽs sĠils sont, en outre, accompagnŽs des deux conditions cumulatives qui font, selon la doctrine juridique, de certaines choses des Ò biens Ó : avoir un valeur pŽcuniaire et tre susceptibles dĠune libre, totale et discrŽtionnaire aliŽnation.

Jusque ces dernires annŽes nous pouvions nous satisfaire dĠune opposition binaire entre la prŽmodernitŽ et la valorisation de liens inclusifs, de type le plus souvent communautaire, et la modernitŽ ˆ le recherche de lĠindividualisme et de formes exclusives de rapports juridiques, donc de survalorisation de la propriŽtŽ privŽe. On adoptait donc une position dĠanthropologue pour dŽcrire les liens inclusifs organisant les rapports entre les individus ˆ propos des Ò choses Ó et les paradigmes du juriste ou de lĠŽconomiste pour traiter du droit de propriŽtŽ et de la rŽification/ marchandisation du rapport social. 

Tel nĠest plus le cas maintenant, alors quĠavec la postmodernitŽ on redŽcouvre la permanence, dans nos propres sociŽtŽs, de formes prŽmodernes c™toyant des rŽponses postmodernes et que pour restituer cette complexitŽ jĠai ŽtŽ amenŽ ˆ concevoir la transmodernitŽ  comme coexistence de ces diffŽrentes rŽponses : ce que nous tenions pour opposŽ ou contradictoire appara”t comme potentiellement complŽmentaire (Le Roy, 1999). De ce fait, ce qui Žtait opposition dans un dŽbat peut devenir facteurs dĠun dialogue, dans la recherche dĠune complŽmentaritŽ des diffŽrences, spŽcialement pour ce qui concerne  les logiques en cause.

La thŽorie des ma”trises foncires et fruitires en est une preuve explicite, nous obligeant ˆ nous situer, dans un mme mouvement, ˆ la fois dans des rapports exclusif et dans des rapports inclusifs selon la nature et la portŽe sociale de nos actes et, au-delˆ des logiques dĠexclusion ou dĠinclusion, ˆ redŽcouvrir la vertu des logiques de partage. 

 

La thŽorie des ma”trises foncires et fruitires

 

Nous reprenons ici,  en raison de notre Žtat de santŽ, en lĠadaptant au contexte  de notre prŽsente dŽmarche, quelques pages du jeu des lois (Le Roy 1999). Nous distinguerons successivement les postulats de base , le modle et ses consŽquences.

 LES POSTULATS DE BASE

Jusque rŽcemment, le biais idŽologique justifiait, en Afrique et au nom de la modernitŽ, une prŽsentation antagonique des logiques dĠacteurs en opŽrant par ailleurs une Žnorme falsification des donnŽes.  La littŽrature, sur des bases incertaines, supposait que toutes les sociŽtŽs connaissent une propriŽtŽ foncire, publique ou privŽe, collective ou individuelle, et autorisent cessions et aliŽnations alors que des travaux plus rŽcents[7] (Le Bris, Le Roy, Leimdorfer, 1982, Madjarian, 1991)  confortent thŽoriquement nos observations de terrain au SŽnŽgal durant les annŽes soixante en associant lĠinvention de la propriŽtŽ de la terre puis sa gŽnŽralisation ˆ lĠŽmergence et ˆ la diffusion  du capitalisme.

RŽduire ce biais idŽologique nĠest cependant pas rŽtablir une vŽritŽ  dont les Africains nĠont que faire si les rŽponses quĠon leur propose actuellement ne tiennent pas compte de lĠinscription indissociable de leurs pratiques dans la tradition et dans la modernitŽ ou, selon une autre terminologie, dans lĠŽconomie affective (au sens de Goran Hyden 1983) et dans lĠŽconomie capitaliste.

 Pour tre opŽratoires, les rŽponses doivent contenir des solutions intŽgrant lĠun et lĠautre des deux dispositifs. Il fallait trouver des solutions mŽtisses et deux options sĠoffraient ˆ nous.

Le choix Žtait crucial.

La premire option auquel  un anthropologue sĠattache parfois indžment est la prŽservation de lĠautochtonie passant par la voie dĠune adaptation des logiques endognes  aux enjeux de la modernitŽ qui lui sont soumis, au risque que, par un effet inverse et inattendu, la modernitŽ absorbe  et assimile totalement les options proposŽes. Outre ce risque qui peut tre ma”trisŽ au moins partiellement, lĠobstacle fondamental est quĠaucun des acteurs en position de gouvernance foncire ne veut, ou ne peut, sortir dĠune matrice conceptuelle de type occidental. Mme lĠexpŽrience, pourtant fort prudente, des SŽnŽgalais avec la loi sur le domaine national de 1964 (Le Roy, 1999) est remise en question par les programmes dĠajustement structurel parce que ne correspondant pas ˆ la dŽlivrance de titres fonciers et ˆ la reconnaissance de droits de propriŽtŽ privŽe. Aprs mĠtre battu durant vingt cinq ans pour faire comprendre les vertus dĠune approche endogne, jĠacceptais, en fonction du pragmatisme dont jĠai fait une rgle de mŽthode, de considŽrer la seconde option.

Cette seconde option  suppose donc un mŽtissage ˆ partir du droit foncier occidental  qui sert de support ˆ  une prise en compte, ˆ dose tolŽrable, de donnŽes africaines endognes. Le fait de travailler majoritairement dans des pays dĠAfrique francophone me conduisait ˆ utiliser le support du code NapolŽon de 1804 tenu pour le droit positif de certains de ces pays ou pour la rŽfŽrence de leurs lŽgislations en tant que Ò raison Žcrite Ó. Il est maintenant clair que si jĠavais eu ˆ travailler  dans des pays de common law les raisonnements et les dŽmarches auraient ŽtŽ diffŽrents au moins dans la prŽsentation des rŽsultats. On ne sait pas encore avec prŽcision dans quelle mesure la dŽmarche de gestion patrimoniale qui en est la consŽquence est compatible ou non avec les catŽgories du common law. 

Ceci posŽ et qui nĠallait pas sans dŽbats, la recherche a pu avancer en prenant au sŽrieux deux idŽes. La premire idŽe est que les catŽgories du code civil permettant dĠidentifier quatre rŽgimes de propriŽtŽ que nous dŽtaillerons par la suite relvent dĠune vŽritable modle structural.  La seconde idŽe  est que ce modle peut en cacher un autre ou plus exactement  que le travail des rŽdacteurs du Code civil a consistŽ ˆ simplifier considŽrablement les donnŽes du droit commun coutumier franais. Ce qui a ŽtŽ simplifiŽ peut donc inversement, et en vertu du principe de parallŽlisme des formes, tre rŽintroduit sur la base, dans le contexte africain, non de la reprise des catŽgories du droit commun coutumier franais mais dĠanalogies entre catŽgories, lĠenrichissement du modle devant se faire de telle faon que les catŽgories nouvelles restent logiquement compatibles tant avec celles du droit traditionnel africain quĠavec celles du Code civil. Ceci relve de lĠexigence de disposer, en anthropologie, de modles homŽomorphes.

LE MODéLE

- Le modle de base du Code civil.

Dans son livre II, Ò Des biens et des diffŽrentes modifications de la propriŽtŽ Ó, articles 516 et s., le Code civil  pose un principe et introduit quelques exceptions.

 Le principe est celui de la gŽnŽralisation de la propriŽtŽ privŽe selon le modle dĠun droit exclusif et absolu que consacre lĠarticle 544 CC (Ò la propriŽtŽ est le droit de jouir et de disposer des choses de la manire la plus absolue ˆ condition de respecter les lois et rglements en vigueur Ó) aprs lĠarticle 17 de la dŽclaration des droits de lĠhomme et du citoyen de 1789 qui la dŽclarait inviolable et sacrŽe. En outre, lĠarticle 537 fait des Ò particuliers Ó les bŽnŽficiaires de ce rŽgime qui fait de la propriŽtŽ un  droit Ò privŽ Ó. Dans ce dispositif, deux  termes sont essentiels,  le bien diffŽrenciŽ par la doctrine de la chose comme Ò une chose ayant une valeur pŽcuniaire et susceptible dĠappropriation [8]Ó et privŽ opposŽ ˆ public dans la dŽfinition du domaine public, principale exception au rŽgime gŽnŽral dans la rŽdaction initiale du code  et qui est dŽfini  dans lĠarticle 538 comme ce qui  Ò porte sur des choses  qui ne sont pas susceptibles de propriŽtŽ privŽe Ó.

 Public/privŽ, chose/bien sont  les paramtres du modle civiliste  qui permet, outre le rŽgime de la propriŽtŽ privŽe (art. 537 et 544) et celui du domaine public (art. 538) de distinguer le rŽgime des communaux (art. 542 o la libertŽ dĠaliŽnation est rŽduite) puis, par voie doctrinale et jurisprudentielle au XIXĦ sicle, la terminologie du code civil Žtant ici peu claire, le domaine privŽ de lĠEtat et de ses collectivitŽs territoriales qui favorise la gestion des ressources mises ˆ la disposition des services publics selon des rapports de droit privŽ (les choses sont ainsi requalifiŽes en biens)

Tableau NĦ 1

Modle structural des rŽgimes civilistes de propriŽtŽ

Statut de la ressource

usage reconnu

chose

bien

public

domaine public

domaine privŽ

privŽ

communaux

propriŽtŽ des particuliers

 

- LĠenrichissement du modle ˆ partir des catŽgories du droit traditionnel africain.

Ce modle ainsi construit demandait ˆ tre enrichi. Deux nouveaux choix ont ŽtŽ faits. Le premier a consistŽ ˆ proposer dĠintroduire des catŽgories nouvelles entre celles  identifiŽes par le Code civil. LĠenrichissement se veut donc interne au code dont il considre les catŽgories comme constitutives des limites du modle. CĠest au coeur de la matrice que des apports vont tre faits, lˆ o lĠellipse est dessinŽe dans la matrice suivante.

Tableau NĦ 1 bis

 

 

chose

bien

public

domaine public

domaine privŽ

privŽ

communaux

propriŽtŽ des particuliers

 

 

 

 

 

 Le second choix relve de la seule pragmatique. Il consiste ˆ sŽlectionner les catŽgories intermŽdiaires  sur une base acceptable, selon les critres que jĠai ŽnoncŽs de double compatibilitŽ ˆ lĠŽgard du droit traditionnel africain et du code civil[9].

-  La premire distinction  entre public et privŽ (reprŽsentation circulaire) est enrichie sur la base des nombreux travaux  du LAJP soulignant que dans des sociŽtŽs communautaires, et ˆ la diffŽrence des sociŽtŽs individualistes du Code civil qui connaissent lĠopposition public/privŽ, les distinctions des usages socialement reconnus privilŽgient des relations sociales qui sont internes, internes-externes (ou dĠalliance) et enfin externes aux communautŽs de rŽfŽrence. Pour assurer la cohŽrence logique de lĠensemble de ces catŽgories, on les redŽfinit selon le critre de Ò ce qui est commun ˆ Ó ou Ò ce qui est partagŽ par Ó  :

- est public ce qui est commun ˆ tous, indiffŽremment,

- est externe ce qui est commun ˆ n groupes, n dŽsignant un nombre dŽterminŽ mais variable,

- est interne-externe ce qui est commun ˆ deux groupes,

- est interne ce qui est commun ˆ un groupe,

- est privŽ ce qui est commun ou propre ˆ une personne juridique physique ou morale.

Dans chaque cas,  cĠest la sociŽtŽ qui dŽfinit ce qui est ou nĠest pas groupe ou personne et le sens donnŽ ˆ chacune de ces deux fictions.

- Le second axe  de la chose et du bien (reprŽsentation rectangulaire) posait plus de problmes tant ces domaines de recherche avaient ŽtŽ nŽgligŽs par la recherche internationale. Partant des distinctions de lĠanalyse matricielle de ma thse de doctorat, je distinguais chez les Wolof trois positions des ressources, les avoirs (am), la possession (mom) et la propriŽtŽ fonctionnelle, exclusive mais non absolue (lew). Une Žtude comparative du droit successoral pour la sociŽtŽ Jean Bodin pour lĠhistoire comparative des institutions mĠayant donnŽ lĠoccasion de gŽnŽraliser ces distinctions, il restait ˆ assurer la compatibilitŽ de ces distinctions avec celles du code civil.  La solution est venue de la lecture, pour le conseil de rŽdaction de la revue Natures, Sciences, SociŽtŽs dĠun article proposŽ par A. Sandberg (Sandberg, 1994) reprenant les analyses dĠElinor Ostrom  et dĠEstella Schlagger (Schlagger et Ostrom, 1992).

 Celles-ci proposaient deux lignes dĠanalyse pertinentes pour mon propos.

Tout dĠabord, tout en distinguant  deux niveaux dĠorganisation  et de reconnaissance des droits fonciers, un niveau opŽrationnel (N.O.) (Ò lˆ o les choses arrivent Ó) et un niveau collectif dĠappropriation (N.C.) (Ò lˆ o les choses sont dŽcidŽes)[10], ces auteurs introduisent une nouvelle typologie de droits fondŽe sur une progressivitŽ, du plus simple au plus complexe :

- le droit dĠentrer ou dĠaccs,(N.O.)

- le droit de soustraire ou dĠextraire, (N.O.)

- le droit de gŽrer et de rŽguler lĠusage des ressources, (N.C.)

- le droit dĠexclure et de dŽcider qui a le droit dĠaccs et comment le transmettre, (N.C.)

- le droit dĠaliŽner au sens de se dŽfaire dĠun droit de manire discrŽtionnaire et absolue (N.C.).

 Le second apport de ces auteurs est de montrer que ces droits se combinent par additions successives pour dŽfinir diffŽrentes catŽgories juridiques. Dans le modle de Schlager et Ostrom et conformŽment ˆ une lecture de common law qui privilŽgie les rapports hommes/hommes, ce sont  des catŽgories de personnes qui sont ainsi identifiŽes (unauthorized user, authorized user, claimant, proprietor, owner). Faisant lĠŽconomie de sa prŽsentation quĠon trouvera par ailleurs[11], je vais en faire une adaptation  selon les distinctions des statuts de ressources (rapports hommes/choses), dimension privilŽgiŽe dans une lecture de type civiliste.

 

Tableau NĦ 2

 CorrŽlations entre nature des droits et rŽgimes dĠappropriation

 

chose

avoir

possession

propriŽtŽ fonctionnelle

propriŽtŽ absolue

accs

extraction

gestion

exclusion

aliŽnation

x

x

x

x

x

x

x

x

x

x

x

x

x

x

x

 

La progression entre les droits permet ainsi de justifier le rapport entre les diffŽrents rŽgimes  et la place ultime reconnue ˆ la propriŽtŽ privŽe, le rŽgime le plus complet mais aussi le rŽgime dĠappropriation le plus exceptionnel que seuls les Occidentaux tiennent pour un mode gŽnŽral dĠappropriation.

- le modle des ma”trises foncires et fruitires

 La combinaison des enseignements des tableaux 1 et 2 permet de construire une matrice gŽnŽrale  des ma”trises foncires intŽgrant les droits et obligations sur la terre, les ma”trises Žtant dŽfinies comme Ò  lĠexercice dĠun pouvoir et dĠune puissance donnant une responsabilitŽ particulire ˆ celui qui, par un acte dĠaffectation de lĠespace sĠest ou a ŽtŽ dotŽ dĠune compŽtence plus ou moins exclusive, cet espace Ó[12]. Ce sont ces ma”trises qui sont ˆ la base de la gestion patrimoniale.

 

 

 

 

 

Tableau NĦ 3

Matrice simplifiŽe des ma”trises foncires[13]

modes dĠappropriation

 

 

 

 

 

 

 

modes de cogestion et de gestion

ma”trise indiffŽrenciŽe

accs

 chose

 

1

ma”trise  prioritaire

extraction

avoir

 

2

ma”trise spŽcialisŽe

gestion

possession

 

3

ma”trise exclusive

exclusion

propriŽtŽ fonctionnelle

4

ma”trise absolue

aliŽnation

bien

 

5

public A

A 1

A 2

A 3

A 4

A 5

externe B

B 1

B 2

B 3

B 4

B 5

inter-externe C

C 1

C2

C 3

C 4

C 5

interne D

D 1

D 2

D 3

D 4

D 5

privŽ E

E 1

E 2

E 3

E 4

E 5

 

Tableau NĦ 4

CorrŽlations avec les catŽgories du Code civil

modes dĠappropriation

 

 

 

 

 

 

 

modes de cogestion et de gestion

ma”trise indiffŽrenciŽe chose

 

1

ma”trise  prioritaire

avoir

 

2

ma”trise spŽcialisŽe

possession

 

3

ma”trise exclusive

propriŽtŽ fonctionnelle

4

ma”trise absolue

bien

 

5

public A

A 1

 

 

 

 

externe B

 

 

 

 

B 5

inter-externe C

C 1

 

 

 

 

interne D

D 1

 

 

 

 

privŽ E

E 1

 

 

 

E 5

LŽgende :       Domaine public : A1

                        Domaine privŽ : B5

                        Communaux : C1 (+D1/E1 selon nature des droits)

                        propriŽtŽ privŽe des particuliers : E5

Le modle Žtant constituŽ, examinons-en quelques applications

 

 

 

 

Les applications de la thŽorie des ma”trises foncires et la dŽcouverte des ma”trises fruitires

 

 Le modle  est actuellement abordŽ dans une triple dimension.

Tout dĠabord, il est destinŽ ˆ favoriser le gestion patrimoniale. Pour ce faire, il a dž sĠouvrir ˆ une approche de type plus environnemental.

 A cette occasion, Olivier Barrire Žclaircit les relations entre les ma”trises, les espaces et les ressources, ce qui dans le contexte plus gŽnŽral dĠun Ò foncier environnement Ó  conduit ˆ distinguer entre ma”trises foncires et ma”trises fruitires.

 Enfin dans un troisime temps, on prŽsentera quelques applications de la dŽmarche rŽsultant de publications rŽcentes dans le cadre de la gestion pastorale et forestire.

 

-   lĠobjectif du modle est dĠautoriser la gestion patrimoniale

 

La gestion patrimoniale a ŽtŽ plus particulirement illustrŽe par Henri Ollagnon ˆ travers ses travaux pour le Ministre de lĠagriculture et sur la base de la gestion de nappes aquifres en Alsace. Il dŽfinit la gestion patrimoniale comme une Ò approche Ó et non une dŽmarche codifiŽe. Cette approche Ò suppose de  considŽrer la qualitŽ (et par extension la nature) comme un objet de nŽgociation sociale qui se centre sur la nŽcessaire rŽactualisation continue des rgles et objectifs de la gestion, dans le but de maintenir la vitalitŽ du lien social et le renouvellement de la force de lĠengagement Ó[14]. A la dŽmarche patrimoniale, la thŽorie des ma”trises foncires apporte une conception dynamique et complexe des rgles juridiques en Žvitant quĠelles soient enfermŽes dans le droit de propriŽtŽ privŽe et que la thŽmatique de la gestion soit rŽduite  ˆ cette peau de chagrin quĠon dŽnomme la tragŽdie des communs (tragedy of the commons) de Hardin et qui nĠest quĠune suite de Ò lieux  communs Ó qui ont ŽtŽ portŽs  au statut de type idŽal par les idŽologues libŽraux de la propriŽtŽ privŽe[15]. RŽciproquement, la gestion patrimoniale apporte ˆ la recherche foncire sa capacitŽ ˆ lire et ˆ rŽsoudre de manire dynamique des situations conflictuelles en situation de multijuridisme, ce qui a ŽtŽ illustrŽ dans  notre ouvrage sur La sŽcurisation foncire  en Afrique. (Le Roy, Karsenty, Bertrand, 1996). LĠapproche de gestion patrimoniale privilŽgie, parmi les paramtres dĠune anthropologie dynamique que le jeu des lois distingue particulirement les forums, les ordonnancements sociaux, les enjeux et les rgles du jeu), les autres paramtres Žtant dŽpendants de lĠun ou lĠautre de ces facteurs privilŽgiŽs.

- Le forum de gestion patrimoniale est  le cadre le plus immŽdiatement identifiable de cette approche. Sans forum stable, autonome, ayant une visibilitŽ institutionnelle, une reconnaissance juridique et une efficacitŽ pratique,  la rŽunion dĠacteurs pour entrer en nŽgociation nĠa aucune chance de se pŽrenniser et dĠaboutir ˆ un dŽveloppement reproductible et durable selon les critres de la confŽrence de Rio de Janeiro de 1992. CĠest le forum qui dŽtermine la qualitŽ et le statut des acteurs ainsi que le type de ressources qui sera susceptible dĠtre pris en compte et gŽrŽ selon lĠapproche patrimoniale. PrivilŽgiant une logique fonctionnelle, un forum doit tre plus ou moins Žtroitement spŽcialisŽ ˆ un type de ressources. Dans les expŽriences actuelles rŽalisŽes ˆ Madagascar on prend en considŽration des ressources trs prŽcisŽment dŽterminŽes (une fort classŽe, une rŽserve de biosphre...) et souvent considŽrŽes comme appartenant au patrimoine mondial. Par contre, aux Comores la dŽmarche est plus globale au niveau des ressources mais plus limitŽe dĠun point de vue territorial (un bassin versant par exemple). De manire gŽnŽrale, lĠapproche patrimoniale privilŽgie lĠŽchelle locale avec des variations importantes selon la nature de la ressource.

-  Les ordonnancements sociaux sont ensuite le facteur le plus dŽterminant de lĠapproche patrimoniale en privilŽgiant le mode nŽgociŽ dans des contextes antŽrieurement rŽgulŽs selon le mode imposŽ, technocratique ou bureaucratique au sommet, tatillon, interventionniste et  caporaliste ˆ la base quand il sĠagissait des interventions des Eaux et Forts avant leur rŽforme interne dans nombre de pays africains.  Le choix de la nŽgociation reprŽsente une vŽritable rŽvolution culturelle au sein de lĠadministration. Il aura fallu batailler ferme ˆ Madagascar pour lĠobtenir. Au Mali, lĠidŽe est discutŽe Ò du bout des lvres Ó. Ailleurs, le principe adoptŽ peut tre contredit dans la pratique.

Pour nŽgocier il faut que les intervenants soient globalement ˆ ŽgalitŽ. Il faut donc aider les plus faibles ˆ rŽunir leurs informations, approfondir leurs analyses et pondŽrer leurs choix : ˆ organiser leurs conduites sur les plans stratŽgique et tactique. Pour ce faire, on recommande de former des formateurs/animateurs quĠon appelle mŽdiateurs environnementaux ˆ Madagascar, mŽdiateurs patrimoniaux aux Comores et qui sont choisis en raison de leurs expŽriences, compŽtences et proximitŽ psychologique avec les populations ˆ assister. Il va falloir en effet se plier, pour tous les protagonistes de la nŽgociation,  ˆ une dŽmarche intellectuelle dŽlicate fondŽe sur une mŽthode rŽgressive  et  associant divers processus. Dans un premier temps, les acteurs sont invitŽs ˆ  dŽterminer en commun  lĠobjectif quĠils assignent ˆ leur gestion en se projetant sur vingt ˆ trente ans (une gŽnŽration, celle de leurs enfants). Ils dŽterminent donc un rŽsultat ˆ atteindre compte tenu des informations en leur possession (pression et projection dŽmographiques,  Žvolution du marchŽ, environnement national et international...). Puis, par rŽgressions successives, Žmergent toutes les contraintes dont il faut tenir compte et les rŽponses que chaque acteur devra apporter pour que lĠobjectif final soit atteint. On passe ainsi de lĠhorizon trente ans ˆ lĠhorizon un an, voire un mois ou un jour en cas dĠurgence, cette combinaison de mŽso et de micro-processus faisant prendre conscience de lĠindispensable solidaritŽ par interaction spatio-temporelle des dŽcisions collectives.

- Enjeux et rgles du jeu sont, ˆ nouveau, Žtroitement associŽs. Les solutions adoptŽes doivent en effet prendre une forme juridique et leur adoption  doit tre assez solennelle pour que le mode de gestion soit stabilisŽ sur une longue pŽriode. Actuellement, la dŽmarche adoptŽe ˆ Madagascar prŽconise la forme contractuelle accompagnŽe de rituels sociaux et religieux (kabary et sacrifice de boeufs). Le choix du contrat fait cependant lĠobjet dĠun rŽexamen et Said Mahamoudou vient de montre dans sa thse de doctorat dĠanthropologie sur le foncier aux Comores  que la pratique sociale et agricole pouvait apporter des solutions beaucoup plus simples.  Ce problme du choix de la bonne forme juridique est en effet essentiel pour concrŽtiser lĠenjeu de la nŽgociation qui est dĠassurer une fonction substantiellement juridique au sens de Pierre  Legendre : assurer la reproduction biologique, Žcologique et idŽologique  du collectif de tous les utilisateurs de la ressource concernŽe.

- Reste enfin un dernier problme, celui de la qualification de ce mode de gestion. Derrire lĠadjectif patrimonial que veut dire patrimoine ? En quoi ce mode de gestion se distingue-t-il  dĠune approche domaniale ou privative-capitaliste ? CĠest lˆ o lĠinventivitŽ des jeunes chercheurs a pu se dŽvelopper . Je me limiterai ici au seul apport dĠOlivier Barrire.

 

- Le foncier environnement et la distinction  de ma”trises foncires et fruitires

 

Olivier et Catherine Barrire, respectivement anthropo-juriste et ethnologue, ont conduit dans le delta intŽrieur du Niger, dans le nord du Mali  une recherche anthropologique de grande ampleur, en 1994 et 1995, dont les premiers rŽsultats ont ŽtŽ publiŽs dans notre ouvrage La sŽcurisation foncire en Afrique (Le Roy, Karsenty, Bertrand, 1996). Leur contribution ˆ la recherche  se prŽsente tout dĠabord sous la forme dĠun ample corpus  de pratiques dĠexploitation des ressources avec la cartographie des espaces sur lesquels sĠexercent les usages et les banques de donnŽes associŽes , dĠune particulire richesse potentielle puisque leur traitement codifiŽ doit permettre tant les mises ˆ jour ultŽrieures que les comparaisons de site ˆ site. Ensuite, un deuxime apport est constituŽ  par un travail de rŽflexion sur les catŽgories utilisŽes dans le modle des ma”trises foncires, prŽfŽrant la notion de prŽlvement ˆ celle dĠextraction, celle  dĠexploitation ˆ celle de gestion. Ces distinctions,  nous le verrons, ne sont quĠapparemment contradictoires avec les miennes, le suite de la dŽmonstration  permettant de lever ces Žquivoques. Ces deux auteurs proposent Žgalement de distinguer des ma”trises intentionnelles pour  mieux cerner les stratŽgies des acteurs, ce qui pourrait conduire ˆ un enrichissement du modle des ma”trises ou, plus exactement ˆ son Žlargissement, en introduisant la problŽmatique de la gouvernance foncire  en relation directe avec le modle des ma”trises . Enfin, et surtout , ils ont approfondi dans lĠanalyse foncire la distinction entre espace et ressource de la manire  suivante.

Nous savons en effet que selon le Code civil reprenant le droit romain la propriŽtŽ du fonds emporte le propriŽtŽ du dessus et du dessous. Ainsi, dans ce type de raisonnement, il est impossible  de dissocier  le rŽgime de propriŽtŽ de la terre et celui de la ressource. Or, dans les droits africains, il est frŽquent que des rŽgimes juridiques diffŽrents se superposent sur une mme Žtendue, contredisant lĠarticle 552 du Code civil. Pourtant, ce nĠest pas en terme dĠopposition quĠon doit analyser cette situation mais de complŽmentaritŽ. Ò Sur le plan foncier, pour apprŽhender la ressource, il est impossible de la dissocier de son support. Ainsi, la relation espace-ressource doit-elle tre soulignŽe. Elle est essentielle  en raison du fait que la ressource en tant que telle nĠexiste pas, elle le devient; cĠest pourquoi, le chemin juridique conduisant ˆ la ressource nŽcessite toujours une ma”trise prŽalable sur lĠespace. Toute forme de prŽlvement transite par un accs et toute exploitation dĠune ressource par une exclusivitŽ de lĠespace-ressource. Apparaissent alors des ma”trises foncire spŽcifiques selon quĠil sĠagit espace ou de ressource. Pour lĠespace, la ma”trise sera minimale , indiffŽrenciŽe ou exclusive, tandis que pour la ressource elle sera prioritaire, spŽcialisŽe ou absolue. La ma”trise sur la ressource implique donc avant tout une ma”trise sur lĠespace Ó. (1996-162/163)

A partir de ces distinctions les auteurs proposent les catŽgories et leur mise en place suivantes:

Ò LĠespace et la ressource doivent donc sĠanalyser de faon diffŽrente en termes fonciers. LĠespace donnera lieu ˆ un droit dĠaccs ou exclusif et la ressource ˆ un droit de prŽlvement, dĠexploitation ou de disposition. Le prŽlvement se distingue de lĠexploitation par le fait quĠil consiste en un acte de prŽdation, une simple prise,  sans aucun souci de gestion. En revanche, lĠexploitation intgre la gestion de la ressource, un intŽrt  direct ˆ la maintenir afin dĠen pŽrenniser le profit. LĠaccs ˆ lĠespace implique le prŽlvement de la ressource sur cet espace tandis que lĠexclusivitŽ  de lĠespace gŽnre lĠexploitation de la ressource. Ó (1996-163)

 

Dans le mme ouvrage , et en conclusion ˆ lĠensemble des analyses ayant produit le modle des  ma”trises et ses applications, (Le Roy, Karsenty, Bertrand, 1996, 179-181) je propose, pour rŽduire les possibles incomprŽhensions,  de nommer ma”trises foncires celles portant sur les espaces et ma”trises fruitires celles portant sur les ressources.

Le modle de C. et O. Barrire se prŽsentait donc comme suit :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tableau NĦ 5

Les droits corrŽlŽs aux espaces  et aux ressources naturelles renouvelables

 

espaces

ressources

Niveau 1, ma”trise minimale

accs

prŽlvement

+ prioritaire

(ˆ tout espace ouvert)

(ressources forestires, pastorales, halieutiques cynŽgŽtiques)

niveau 2, ma”trise exclusive

exclusion

exploitation

+ spŽcialisŽe

(agraire, pastorale, halieutique)

(pastorale, agricole, halieutique)

niveau 3, ma”trise absolue

 

disposition

(ŽlŽments rŽcoltŽs, cueillis, ramassŽs, chassŽs, pchŽs)

 

 

C et O. Barrire , 1996; 163

 

 

 

 

Ma”trises foncires (ELR)

Ma”trises fruitires(ELR)

 

 

 

 

Dans le mme texte, je proposais ensuite , pour chacun des types de ma”trises foncires ou fruitires de mieux spŽcifier les usages qui y sont associŽs et, en particulier , de distinguer pour la ma”trise prioritaire entre lĠextraction pour lĠespace  et le prŽlvement pour la ressource, pour la ma”trise spŽcialisŽe entre la gestion pour lĠespace  et lĠexploitation pour la ressource, pour la ma”trise exclusive entre lĠexclusion pour lĠespace et la marchandisation pour la ressource. Enfin pour la ma”trise absolue je rŽintroduisais lĠaliŽnation pour lĠespace ˆ c™tŽ de la disposition pour la ressource.

Ceci me donne le tableau suivant, trs lŽgrement modifiŽ de lĠoriginal (Le Roy, Karsenty; Bertrand, 1996, 180) :

 

 

 

 

 

 

 

 

 

tableau NĦ 6

Usages relevant des diverses ma”trises

Ma”trises              type

nature

Ma”trises foncires

(espaces)

Ma”trises fruitires

(ressources)

indiffŽrenciŽe

accs

accession

prioritaire

extraction

prŽlvement

spŽcialisŽe

gestion

exploitation

exclusive

exclusion

marchandisation

absolue

aliŽnation

disposition

 

Nous pouvons donc construire et exploiter pour les ma”trises fruitires  une matrice gŽnŽrale de droits portant sur les ressources analogue ˆ celle que nous avions ŽlaborŽe pour les ma”trises foncires :

Tableau NĦ 7

Matrice simplifiŽe des ma”trises fruitires

modes dĠappropriation

 

 

 

 

 

 

 

modes de cogestion et de gestion

ma”trise indiffŽrenciŽe

accession

 

11

ma”trise  prioritaire

prŽlvement

 

12

ma”trise spŽcialisŽe

exploitation

 

13

ma”trise exclusive

marchandisa-tion

14

ma”trise absolue

disposition

 

15

public A

A 11

A 12

A 13

A 14

A 15

externe B

B 11

B 12

B 13

B 14

B 15

inter-externe C

C 11

C12

C 13

C 14

C 15

interne D

D 11

D 12

D 13

D 14

D 15

privŽ E

E 11

E 12

E 13

E 14

E 15

 

NB on se reportera au tableau NĦ 4 pour identifier les principales catŽgories. Les numŽrotations 11, 12 etc. renvoyant aux catŽgories  1, 2 etc. pour souligner que les catŽgories de ma”trise fruitires sont des applications des ma”trises foncires . En effet, un autre enseignement, en appliquant lĠobservation de C. et O. Barrire selon lesquels Ò le chemin juridique conduisant ˆ la ressource nŽcessite toujours une ma”trise prŽalable sur lĠespace Ó implique dĠaborder les relations  entre les divers usages  selon la progression suivante, du plus simple au plus complexe, selon une logique de diffŽrenciation :

accs ou accession/ (E+R) /extraction(E) /prŽlvement(R) /gestion (E) /exploitation(R) /exclusion(E) /marchandisation (R)

Par contre ˆ partir de ce stade, nous faisons lĠhypothse que le processus se renverse et quĠon doit passer de la marchandisation  ˆ la  disposition (R) pour aboutir ˆ lĠaliŽnation (E). En effet, tous nos travaux antŽrieurs montrent que pour que la terre soit aliŽnable donc relevant de la propriŽtŽ privŽe, il faut dĠabord que les ressources quĠon en tire soient  totalement disponibles, condition pour rendre la terre Žtrangre ˆ soi et ˆ son collectif dĠappartenance donc aliŽnables.

 

- Premiers rŽsultats rŽsultant de la mise en oeuvre du modle des ma”trises foncires

 

Actuellement , la dŽmarche nĠa ŽtŽ appliquŽe quĠˆ des donnŽes foncires et sans orientation particulire quant ˆ la biodiversitŽ. Les rŽsultats ne constituent donc pas une preuve  totalement satisfaisante de la pertinence du modle. Ils dŽmontrent pourtant tout lĠintŽrt que les chercheurs pourraient y trouver, avant quĠon puisse Žvoquer lĠintroduction de ces catŽgories dans le droit positif. 

 Je retiendrai ici les applications faites par moi-mme  pour le foncier pastoral et par Alain Karsenty  pour le foncier forestier, dans un contexte o nous ne savions pas encore traiter sŽparŽment les espaces et les ressources, o, donc, les ma”trises fruitires ne sont pas distinguŽes des ma”trises foncires, au sens de la section prŽcŽdente.

 

LES MAITRISES FONCIERES PASTORALES

 

LĠŽtude menŽe pour un ouvrage collectif sur le pastoralisme (Le Roy, 1995), publiŽ sous lĠŽgide de lĠAUPELF-UREF dans des conditions de prŽsentation inacceptable  avait ŽtŽ reprise dans notre ouvrage collectif  (Le Roy, Karsenty, Bertrand, 1996) pour faire justice des diffŽrents apports des travaux  de collgues dont la paternitŽ avait ŽtŽ occultŽe, sans mon accord, dans la premire publication.

Sur la base dĠune sŽlection dĠanalyses considŽrŽes comme illustratives de la diversitŽ des implantations (nord/sud et est/ouest de lĠAfrique) , de la variŽtŽ des pratiques pastorales (des nomades aux semi-sŽdentaires) et des tendances de la recherche anglophone et francophone, donc non reprŽsentatives au sens statistique, jĠavais relevŽ le recours ˆ dix ma”trises que je vais dĠabord localiser dans la matrice foncire NĦ 8  avant dĠen donner quelques dŽtail.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Tableau NĦ 8

Matrice simplifiŽe des ma”trises foncires

modes dĠappropriation

 

 

 

 

 

 

 

modes de cogestion et de gestion

ma”trise indiffŽrenciŽe chose

 

1

ma”trise  prioritaire

avoir

 

2

ma”trise spŽcialisŽe

possession

 

3

ma”trise exclusive

propriŽtŽ fonctionnelle

4

ma”trise absolue

bien

 

5

public A

A 1

A 2

A 3

 

 

externe B

B 1

B 2

B 3

 

 

inter-externe C

 

C2

C 3

 

 

interne D

 

 

 

D 4

 

privŽ E

 

 

E 3

E 4

 

 

DŽtail des applications

A1 : Ma”trise foncire indiffŽrenciŽe exercŽe sur les terres de cures salŽes communes ˆ tous;

A2 : Ma”trise foncire prioritaire sur les forages et les puits publics non affectŽs;

A3 : Ma”trise foncire spŽcialisŽe sur les forages et les puits publics affectŽs;

B1 : Ma”trise foncire indiffŽrenciŽe exercŽe sur les pistes Ò domaniales Ó de transhumance ou dĠaccs au marchŽ;

B2 : Ma”trise prioritaire exercŽe sur les puits villageois ou sur une fraction de p‰turages rŽservŽ comme g”tes dĠŽtapes ou affectŽes aux vaches laitires;

B3 : Ma”trise foncire spŽcialisŽe par partage des p‰turages par plusieurs groupes gŽrant en commun un terroir dĠattache;

C2 : Ma”trise foncire prioritaire exercŽe sur les cŽanes ou puits temporaires et sur les p‰turages arbustifs;

C3 : Ma”trise foncire spŽcialisŽe exercŽe par partage commun de p‰turages et/ou  de champs entre plusieurs familles au sein dĠune unitŽ rŽsidentielle;

D4 : Ma”trise foncire exclusive exercŽe sur les p‰turages  ou les puits au profit dĠune communautŽ parentale;

E3 devenant E4 : Ma”trise foncire individuelle spŽcialisŽe devenant exclusive sur une terre ou un terroir ( on se rapproche alors, en E4 dĠun droit de propriŽtŽ E5  qui nĠest toutefois possible quĠavec une libre et dŽfinitive possibilitŽ dĠaliŽnation).

On trouvera le dŽtail des applications  dans notre ouvrage de rŽfŽrence (Le Roy, Karsenty, Bertrand, 1996, 82-102).

Je ferai ici trois remarques :

 - Depuis lĠŽpoque de cette enqute, notre connaissance du foncier pastoral a fait un bond en avant  ˆ lĠoccasion dĠun colloque organisŽ par A. Bourgeot ˆ Niamey en reconnaissant  lĠexistence dĠune reprŽsentation foncire spŽcifique chez les pasteurs, que jĠai dŽnommŽe odologie ou science des cheminements (Le Roy, 1999 b). CĠest dans ce contexte que  doivent tre rŽinterprŽtŽes tant les pratiques dĠappropriation que lĠincidence de la domination politique privilŽgiŽe par rapport ˆ lĠappropriation foncire. 

- Mais, il est Žvident que les contextes Žcologiques du pastoralisme ne sont pas les plus favorables ˆ la prise en compte de la biodiversitŽ et que lĠimpact de ces rŽfŽrences reste rŽduit.

- Cependant, la propriŽtŽ privŽe, avec toutes ses contraintes, celle qui nĠest pas seulement exclusive mais surtout absolue, est absente  des rŽponses obtenues. Ce nĠest pas que la propriŽtŽ privŽe soit ignorŽe, elle est mme au coeur des pratiques pastorales avec lĠappropriation du bŽtail. Mais elle concerne ce que les juristes dŽnomment les Ò biens meubles Ó en particulier le bŽtail mais aussi les effets personnels.  Tant que la marchandisation du bŽtail nĠa pas eu pour corollaire la marchandisation des p‰turages le processus est stoppŽ, sauf chez les Massa• du Kenya ( que nous nĠavions pas pris en considŽration) et lˆ o on dŽveloppe des politiques h‰tives de ranching... Cependant, la commercialisation de lĠherbe relevŽe dans de nombreuses bourgades du Sahel africain pour un bŽtail sŽdentaire  nous introduit ˆ lĠanalyse de ma”trises fruitires en cours de spŽcialisation  et avec tendance ˆ la privatisation. Ds lors que lĠon conna”t la dŽpendance des ressources ˆ lĠŽgard des espaces qui les supportent (supra, section prŽcŽdente), on peut supposer quĠun processus de marchandisation gŽnŽralisŽ nĠest pas loin .

 

- DES MAITRISES FORESTIERES, A LA FOIS FONCIERES ET FRUITIERES

 

Alain Karsenty , dans un numŽro rŽcent de Politique africaine, donne en conclusion de son Žtude une application fort intŽressante du modle des ma”trises. Pour situer lĠanalyse, je crois pouvoir partir du rŽsumŽ suivant : Ò La nouvelle loi forestire du Cameroun, inspirŽe par les bailleurs de fonds, vŽhicule des conceptions de lĠamŽnagement des espaces ŽloignŽes des pratiques locales. Rompant avec les clichŽs sur la Ò gestion durable des forts par les communautŽs Ó, le mouvement de privatisation collective des espaces qui se dessine tend vers une diffusion du modle rentier ˆ de nouvelle couches sociales et favorise des alliances politiques inŽdites. Mais il risque de faire exploser les fondements de lĠEtat forestier (Karsenty, 1999,147)  et Žgalement les conceptions du Droit et de la propriŽtŽ. Je vais tout dĠabord prŽsenter la matrice quĠil a remplie puis en faire un bref commentaire .

 

 

 

 

 

 

 

Tableau NĦ 9

Application de la grille des ma”trises foncires

ˆ des situations forestires  de lĠEst-Cameroun

modes dĠappropriation

 

 

 

 

 

 

 

modes de cogestion et de gestion

ma”trise indiffŽrenciŽe chose

 

1

ma”trise  prioritaire

avoir

 

2

ma”trise spŽcialisŽe

possession

 

3

ma”trise exclusive

propriŽtŽ fonctionnelle

4

ma”trise absolue

bien

 

5

public A

 

 

 

Forts classŽes du domaine de lĠEtat

Forts non classŽes du domaine national

externe B

 

Escargots gŽants des confins dĠun finage forestier villageois

 

Aire forestire servant de rŽserve foncire aux villageois

 

inter-externe C

 

 

 Fort communautaire commune ˆ deux villages

 

 

interne D

 

Arbre moabi ŽloignŽ

finage forestier villageois

Concession dĠexploitation de bois dĠoeuvre

rŽseau de pistes de chasse

Champs cultivŽs et jachres familiales

Arbre moabi proche

Arbres de valeur commerciale appartenant collectivement au village /famille et vendus aux exploitants

privŽ E

 

 

 

 

propriŽtŽ privŽe immatriculŽe

 

(Karsenty, 1999, 161)

Commentaires

LĠintŽrt de ce tableau (qui naturellement ne se veut pas exhaustif) est dĠassocier dans un mme cadre des rŽfŽrences et des rŽponses foncires et fruitires dĠorigine et dĠimplications diffŽrentes.  Les unes comme les autres font partie maintenant de lĠunivers des  sociŽtŽs forestires de lĠEst-Cameroun  qui ont donc appris, ˆ leur corps dŽfendant, ˆ les faire cohabiter. Loin de contredire les droits de propriŽtŽ et leur Žventuelle diffusion quand elle est souhaitŽe, la thŽorie des ma”trises foncires permet dĠidentifier le contexte de cette gŽnŽralisation, les pratiques alternatives et les contraintes normatives rŽsultant  de conceptions non propriŽtaristes.

Un autre intŽrt de cette Žtude est de montrer  combien les ma”trises foncires et fruitires  sont associŽes et complŽmentaires, une mme ma”trise telle la B2 pouvant porter ˆ la fois sur une ressource lĠescargot, et sur un espace, le finage.

 

Conclusion  :

Le rŽsultat auquel nous avons abouti gr‰ce ˆ cette lecture dĠanthropologie du droit est de pouvoir proposer un cadre appropriŽ pour  les situations de pluralisme juridique.  En particulier, je propose de passer  de quatre ˆ cinquante solutions pour encadrer les droits  exercŽs sur la nature. Je propose Žgalement de rŽduite les oppositions apparentes entre ces solutions en les faisant cohabiter dans un mme modle, ce qui permet de prendre acte de la complexitŽ tout en en ordonnant la gestion. Ce faisant jĠestime  que ce type de dŽmarche   devrait avoir une place plus largement reconnue dans lĠapproche institutionnelle de la biodiveritŽ.

 

 

Bibliographie

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- Le Roy E. , 1998, Ò LĠhypothse du multijuridisme dans un contexte de sortie de modernitŽ Ó, ThŽorie et Žmergence du droit, pluralisme, surdŽtermination et effectivitŽ, sous la dir. de A. Lajoie, R. Macdonald, R. Janda et G. Rocher, MontrŽal, Editions ThŽmis, Bruxelles Editions Bruylant , pp. 29/44.

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- Rouland N.,  1991, Aux confins du Droit, Paris Odile Jacob, 318 p.

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-  Schlager E.& E. Ostrom E., 1992, Ò Property Rights Regimes and Natural Resources : A conceptual Analysis Ó, Land Economics, 68 (3), august .

 

 



[1] On est sans doute actuellement en train dĠentrer dans une anthropologie de la juridicitŽ comme formulation  la moins ethnocentrique possible dĠune science comparative et interculturelle du droit.

[2] Je me rŽfre ici ˆ lĠŽvolution globale, Ò moyenne Ó si cela a un sens ici, des pratiques scientifiques, ma pratique personnelle me situant ds le dŽpart dans un point de vue anthropologique beaucoup plus prononcŽ.

[3] Entre autres, cet article met en Žvidence un point dĠincomprŽhension entre les Anthropologues et les autres disciplines. Ces dernires prŽsupposent que les notions de droits subjectifs et de droit de propriŽtŽ, privŽe ou collective, sont connues par toutes les sociŽtŽs comme Žtant ˆ la base de leur organisation sociale...Depuis les travaux de Louis Dumont, reprenant Marx sur certains points, il nĠest plus possible de raisonner ainsi. La propriŽtŽ foncire est liŽe au capitalisme. Elle est absente lˆ o il nĠy a pas de marchŽ et elle se dŽveloppe en relation avec la marchandisation des rapports sociaux. Nour retrouverons le dŽbat plus loin...

[4] Dans le contexte africain, nous observerons frŽquemment ˆ lĠŽpoque contemporaine une distinction du type : propriŽtŽ marchande versus Žconomie affective  ou appropriation patrimoniale.

 

[5] En associant  ˆ la notion de Droit une reprŽsentation anthropomorphisŽe  qui supose, ˆ lĠinstar de lĠŽconomie dou du politique une existence propre et un statut dĠacteur collectif, ce qui est manifestement un excŽs de la modernitŽ scientifique

[6] En reprenant les thses marxistes du juridique superstructure ou reflet de lĠappropriation des moyens de production. Ces thses  ne sont pas ˆ rejeter mais des anthropologues comme Maurice Godelier ou Emmanuel Terray ont montrŽ le caractre souvent systŽmatique des travaux du dŽbut des annŽes soixante-dix dans ce domaine.

[7] Appropriation est entendu ici, comme rappelŽ ci-dessus, comme la facultŽ dĠaliŽnation sans rŽserve ni condition.

[9] Le rŽsultat para”t relever du coup de baguette du magicien. Mais en fait je me suis aperu que je disposais dŽjˆ des catŽgories  qui, globalement, avaient  ŽtŽ identifiŽes dans ma thse de doctorat dĠEtat de 1970 pour ressortir vingt ans aprs !

[10] La distinction entre niveau opŽrationnel et niveau collectif dĠappropriation a perdu cependant de sa pertinence dans la suite de nos travaux . Actuellement,   la vŽritable limite discriminante apparait tre  entre le droit absolu dit droit dĠaliŽner et les autres droits (entrer, extraire, gŽrer et exclure)

[11] dans La sŽcurisation foncire en Afrique, (Le Roy et alii, 1996, p. 72.)

[12] Le pastoralisme africain, op. Cit. 1995, 489.

[13] On consultera lĠoriginal dans La sŽcurisation foncire en Afrique, op. cit. p. 73 ainsi que la description de chacune des 25 catŽgories dŽsignŽes par les initiales A1 ˆ E5.Par exemple, Ò A1, ma”trise indiffŽrenciŽe et publique, porte sur une chose, autorise un droit dĠaccs et implique une co-gestion commune ˆ tous. (...) E5, ma”trise absolue et privŽe est Ôle fait de jouir et de disposer des choses de la manire la plus absolue (...)Ġ. Les droits dĠaccs, dĠextraction, de gestion, dĠexclusion et dĠaliŽnation  sont reconnus ˆ une personne physique ou morale que le code civil dŽnomme Ôle particulierĠ, plus communŽment le propriŽtaire et lĠanglais juridique lĠowner Ó.

[14] citŽ par A. Karsenty (Karsenty, 1994, p. 66. )

[15] La prŽsentation la plus explicite est dans M. Falque, Ò LibŽralisme et environnement Ó, Futurible, 97, mars 1986. Voir Žgalement ŽditŽ par le mme auteur, Droits de propriŽtŽ et environnement , Paris, Dalloz, 1997.