Lespace et le foncier
Trois représentations qui éclairent en Afrique lhistoire
de lhumanité et la complexité des solutions juridiques
(paru dans Intercoopérant, 1998)
Etienne Le Roy
APREFA et Université Paris 1
Résumé : Le foncier est un rapport social qui sexplique dabord par les représentations despaces qui le fondent. En Afrique, trois représentations despaces se sont succédées et continuent dexercer leurs effets en nous informant tant sur les origines de laventure humaine que sur la complexité des montages juridiques et sur les enjeux du développement
Lorsquon décolle de Roissy Charles-de-Gaulle pour rejoindre son poste en Afrique, on survole un espace dont lorganisation en damier, quil soit rural ou urbain, suggère une maîtrise de lhomme et une organisation spatiale poussée à un haut degré. Au terme du voyage, un autre paysage soffre au voyageur, quasiment indéchiffrable pour un oeil inexpérimenté et qui a suggéré de ce fait limage de la table rase: dès lors quon ne retrouvait pas cette organisation géométrique " européenne ", on constatait un vide quon croyait devoir remplir par laction organisatrice du colonisateur/développeur. Ce malentendu, lourd de conséquences, na été que très lentement levé car bien des intérêts, économiques, financiers, politiques se conjuguaient pour maintenir la confusion.
La première découverte : une topologie derrière notre géographie
En 1963, un anthropologue américain, Paul Bohannan, ayant travaillé chez les Tiv du Nigeria nous fit faire un bond en avant. Les Tiv, groupe déplaçant périodiquement leurs villages utilisent pour déterminer les nouveaux emplacements et les rapports fonciers une carte qui na rien de géographique au sens que nous lui donnons : cest la position initiale des implantations des lignages autour du patriarche qui détermine dans le nouveau site le mode dorganisation. Il y a donc bien une organisation foncière mais celle-ci ne doit rien à la géo-graphie (description du globe terrestre) ni à la géo-métrie comme capacité à mesurer (metros) la superficie du globe (gé/géos) . Cest le lieu/site et ses principes didentification qui déterminent une organisation spatiale que, de ce fait, on dénomme topo-centrique : cest à partir dun point, siège dun pouvoir dont la signification peut varier (on parle plus généralement de maîtrise qui peut être politique, religieuse sur un lieu de culte, résidentielle, pastorale etc.) que le groupe organise son contrôle dune étendue en constituant une fraction de cette étendue en espace (de production, dexploitation, de protection etc.) et selon une science des lieux ou topologie dont il reste une trace dans nos propres sociétés européennes avec la toponymie.
Deux caractéristiques, entre autres, opposent ces représentations topocentriques aux représentations géométriques.
Dune part, cest le centre qui fait le cercle, donc cest le topos au centre qui détermine lextension et la nature des droits qui peuvent sexercer sur cet espace créé en fonction et à partir du lieu (topos). Dans la conception moderne, ce sont les limites (ou les frontières) qui déterminent les droits.
Dautre part, à linverse de la conception géométrique, la conception topocentrique ne favorise pas les rapports marchands. La conception géomérique, en mesurant lespace, va lui donner une valeur en terme de superficie et, par équivalence, une valeur monétaire (un prix au m2 par exemple) qui autorise à introduire cet espace dans des rapports déchange régulés par le marché donc à conférer lexclusivité et laliénabilité des droits sur cet espace à un individu en vue de lexercice du droit de propriété. Toutes autres sont les conséquences de la conception topocentrique qui autorise lexercice dune pluralité de droits sur une pluralité despaces dès lors que des lieux ayant des fonctions différentes peuvent cohabiter sur une même étendue et donc que les maîtrises foncières sont de nature différente. Si deux maîtrises politiques entrent en concurrence en étant de même nature, une maîtrise religieuse et une maîtrise politique peuvent se compléter et se superposer dès lors quelles répondent à des fonctions non contradictoires.
Récuser une interprétation dualiste de type tradition/modernité
Pour traiter du foncier endogène, cest limage dun feuilleté qui simpose. Pour traiter le foncier moderne, c'est l'image de droits exclusifs et absolus qui l'emporte.
Pendant une vingtaine dannées, on a pu se satisfaire dexplications qui avaient la vertu de faire sentir des différences de nature (en fait de culture) entre une représentation topologique qui remonte vraisemblablement au néolithique et la conception géométrique introduite par la colonisation et qui est le produit des voyages de découverte du XV° siècle et de ce quon appelle la révolution de lespace des cosmographes qui a produit la géographie moderne. Elle est aussi le produit et la condition de fonctionnement du capitalisme fondé sur léchange généralisé et la marchandisation de lensemble des facteurs qui entrent dans un procès de production.
Un premier apport, en 1980, a consisté à critiquer un mode de lecture des rapports fonciers selon une opposition simpliste tradition/modernité où la tradition ne serait que le contraire de la bonne solution " moderne " quon entend promouvoir parce que cest celle que nous connaissons en Europe. Cest introduire la prise en compte du " référent précolonial " comme une image caricaturale produite par la littérature coloniale et qui empoisonne toute la littérature jusquà une période très récente.
Les recherches récentes nous ramènent aux origines de lhumanité
Le second apport date de ces derniers mois. Derrière la conception topocentrique on sest aperçu quil existait une conception encore plus ancienne car elle remonterait à lorigine de lhominisation. En confrontant les pratiques des chasseurs collecteurs dAfrique centrale et celles des pasteurs transhumants sahéliens, en comparant ces résultats avec les analyses les plus récentes concernant les sociétés aborigènes dAustralie, jai pu déduire lexistence dun troisième modèle despace que j'appelle odologique, du grec odos, le chemin et logos, la science, donc la science du cheminement. Alors que le modèle géométrique contient au moins trois points pour opérer une mesure de superficie et que le modèle topocentrique repose sur un seul point déterminant le volume de lespace d'esprit circulaire, le modèle odologique repose sur la prise en compte de deux points, de départ et darrivée, selon des dispositifs que lon appelle portulans dans lancienne littérature des voyages maritimes, itinéraires au Moyen-âge européen, guide du routard maintenant et qui sont encore dusage très contemporain.
Ce qui rend les choses singulièrement complexes en Afrique cest que ces trois représentations despaces et les rapports fonciers qui y sont associés coexistent parfois sur la même étendue et quà linverse de la modernité européenne qui a pu imposer son modèle géométrique et la rationalisation des rapports fonciers à la fin du XVIII° siècle ou au cours du XIX°, lAfrique na pas encore intégré les conséquences de la révolution européenne de lespace. LAfrique na donc pas généralisé la conception géométrique et les rapports fonciers qui y sont associés. Voilà pourquoi la question de la propriété foncière reste si interpellante.
La propriété foncière nest ni généralisée ni généralisable à vue humaine
Ce nest pas faire preuve de préjugé que de faire remarquer que si lAfrique précoloniale connaissait la propriété privée elle en avait soigneusement exclu lapplication dans les rapports fonciers, non seulement sous la forme privative mais aussi sous la forme publique ou collective. Pour dire les choses simplement, la question de la propriété privée de la terre ne se posait pas parce que la propriété foncière est une exigence et une contrainte du capitalisme. La société française a pu vivre sans propriété absolue jusquau 18° siècle, les catégories du droit médiéval privilégiant la notion de domaine, éminent pour le seigneur, utile pour le tenancier.
La colonisation a voulu dès 1862 au Sénégal, en 1899 en Afrique Equatoriale Française (AEF), généraliser le régime de la propriété foncière comme base de lintervention coloniale. Cette politique avait la double contrainte de privilégier une petite minorité de bénéficiaires et de faire limpasse sur les sujétions financières (coûts dits par les économistes " de transaction " fort élevés) et les conséquences sociales (éclatement des communautés familiales). Dès 1908, Pierre Dareste, éminent juriste colonial, expliquait pourquoi les Africains avaient toutes les raisons de rejeter la législation domaniale et foncière. Son avertissement na pas été entendu et les politiques foncières ont reproduit avec un rare aveuglement jusquà une période récente la revendication du monopole foncier de lEtat (pour répondre à la dite table rase) et au souci dune généralisation de la propriété privée.
Cétait mettre la charrue avant les boeufs en présupposant que les conditions de laccumulation primitive de capital étaient réunies et permettraient de générer une marchandisation généralisée de la terre, principal facteur de production. Espérant faire léconomie du système transitoire que les paysans français ont expérimenté entre le XVI° et le XVIII° siècles, les politiques foncières coloniales et post-coloniales tout en sécurisant quelques acteurs, les planteurs en Côte dIvoire par exemple, quelques investisseurs étrangers plus généralement, ont insécurisé le plus grand nombre, obligeant à un contournement ou à un détournement de la loi et à linvention de solutions " pratiques " ou " bricolées " qui inscrivent le foncier dans le champ de linformel (parce que les pratiques sont tenues pour légitimes par la majorité des acteurs mais sont illégales selon le Droit officiel) et renforcent la marginalisation de lAfrique par rapport au concert des nations et au marché mondial.
Ce sont donc ces solutions transitoires, plus ou moins métisses, que la recherche sest efforcée de faire émerger depuis une quinzaine dannées et qui, sans exclure à terme la concrétisation dune propriété foncière généralisée, se préoccupent ici et maintenant den réunir les conditions de mise en oeuvre sous la forme de plans fonciers ruraux, dobservatoires du foncier, de la théorie des maîtrises foncières etc..
Cest aussi en cela que la recherche actuelle dans le champ foncier apparaît comme particulièrement stimulante et innovante.
Etienne Le Roy, professeur danthropologie du Droit, ancien président dAPREFA Laboratoire danthropologie juridique de Paris Université Paris 1 Tel : 01 40 46 28 30 Fax : 01 40 46 28 29 courriel leroylaj@univ-paris1.fr |
LAPREFA LAssociation pour la Promotion des Recherches et Etudes Foncières en Afrique fait suite au Réseau International de chercheurs sur la question foncière en Afrique noire (RICQFAN) et a été fondée en 1987 pour favoriser la mise en commun de la recherche fondamentale et appliquée à léchelle internationale et dans un contexte largement pluridisciplinaire et interinstitutionnel. LAPREFA a son siège au Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris, Université Paris 1, 14 rue Cujas, 75231 Paris Cedex 05 France. L APREFA ne comprend quune quarantaine de membres représentant une quinzaine de nationalités. Nos membres sont cooptés en fonction des travaux scientifiques et des interventions dans les politiques de développement quils ont réalisés, en privilégiant une ligne déontologique et une éthique de la recherche en " co-opération " au service du développement. Ses travaux sont essentiellement publiés aux éditions Karthala (22-24 Bd Arago 75013 Paris) sous la formes de manuels et douvrages de synthèse. Son président est Paul Mathieu, de lUniversité catholique de Louvain-la-neuve (UCL, Belgique), depuis janvier 1998. |