Le mystre du droit foncier

Sens et non-sens d'une politique volontariste de gnralisation de la proprit prive de la terre dans le dcollage des conomies des socits du  Sud 

tienne Le Roy

 

Paru dans Christoph Eberhard (dir.), Enjeux fonciers et environnementaux. Dialogues afro-indiens, Pondichery, Institut Franais de Pondichry, 2007, 549 p (57-88)

 

Abstract : The Mystery of Land Law. Sense and Nonsense of a Voluntaristic Policiy of Generalizing the Private Ownership for the Take Off of the Souths Economies.

The generalisation of land ownership (proprit foncire) has been an ongoing debate in development policies for over a century. This debate does not concern property in general, but focuses on proprit prive (the French equivalent to private ownership) that, according to Article 544 of the French Civil Code, the Code Napolon, is the right to enjoy and to dispose of things in the most absolute manner, provided the laws and regulations in force are respected[1]. Its distinguishing feature is the discretionary character of land alienation, the fact of rendering one's land external (tranger) to oneself and to a group. And, because the pre-colonial and colonial histories of the societies of the South differ widely, the consequences of this alienation have to be assessed case by case.

This paper considers that land security is only incidentally linked to the detention of land titles and to the more or less absolute character of the conferred right. The real guarantee can only rest in the public authority that represents the general interest. If this authority is weak, absent, corruptible, hesitant or unduly dominated by the interests of a minority, no title can guarantee the security of transactions as long as a minimum consensus does not legitimate the exercise of the invoked rights. This consensus regarding the puissance publique (public power), the State in its contemporary version, relies fundamentally on the manner according to which the diverse actors of the land law game (jeu foncier) imagine this intervention and legitimate its implications. Indeed, there are societies with strong state traditions, and others that disregard it or do not spontaneously trust it.

In the present case, we should remember that proprit prive is an invention of and for the market economy and that its generalization is thus linked to the existence of a generalized market. In the absence of a generalized market, proprit prive not only lacks efficacy but is even dangerous: a sledgehammer to crack a nut. Any policy of generalisation of propriet prive would be a nonsense in all societies where the market is not generalised and where there is thus an incomplete marketisation (marchandisation imparfaite) of land. It should be noted that this reality must not be seen as a handicap. It can constitute support for a development model that would respect the new requirements of the world economy.

In order to understand all the implications, this paper revisits classical political economy and the land law history of French and British societies confronted with the requirements of capitalism. This will permit us to identify the double relationship of ownership / proprit prive as law of the market and as land law (foncier), as markets of ownership rights (droits de proprit). Indeed, there is no market without ownership, and there is no ownership without a market.

In situations where the market is not generalised, and cannot be generalised in the mid-term, and where land transactions, when authorised, do not rely on ownership rights (droit de proprit), the situation must be managed such as it presents itself, in a complex but nevertheless coherent way. We are facing the coexistence of diverse legal regimes that are necessary in order to secure the modes of living and the activities of the members of the concerned societies. This pluralism has implications that need to be addressed. In order to shed light on the mystery of land law, an approach is required that is different both in nature and scale from the mimetic policies of the generalisation of private ownership (proprit prive).

If the solution stemming from the imagination of the reformer, when confronted with all other imaginations, cannot have the beauty of pureness, such as proposed in Book 2 of the Civil Code of 1804 dealing with biens (goods), it must articulate and render operational legal mechanisms that concur with the stability of exchanges and with the pacification of society. It must be compatible with the demands of modernity, while inscribed in the continuity of endogenous representations of land law (representations foncires endognes). The concepts of patrimoine (common heritage) and patrimonial management (matrises patrimoniales) can constitute a conceptual framework for sustainable development approaches that could offer solutions addressing contemporary issues. Indeed, the contemporary issue does not consist in globalizing absolute and exclusive private ownership (proprit prive exclusive et absolue), but rather in mobilizing new forms of patrimonial management, the principles of which remain to be translated into day-to-day legal regulation.

INTRODUCTION

L'intitul de cette communication peut sembler anormalement long, mais son objet pouvant prter confusion, il est apparu ncessaire de lever toute ambigut quant son objet et quant au contexte de notre argumentation.

Le titre est la paraphrase de celui d'un ouvrage d'Hernando de Soto, gourou de la Banque mondiale pour ce qui concerne la problmatique foncire, The Mystery of Capital. Le message de cet auteur, dont on retrouvera les arguments ultrieurement, est ainsi prsent dans la revue Marchs Tropicaux :  (l)es pays en voie de dveloppement dorment sur un capital considrable, la premire des richesses, celle sur laquelle tout pays prospre a jet les bases de son dveloppement conomique : le foncier . Si donc leur dveloppement est bloqu c'est  tout simplement parce qu'ils ne se sont pas dots d'instruments fiables de protection de la proprit  (Faux 2004). La gnralisation de la proprit prive serait donc  la  clef du dblocage des conomies, ce qu'explique Hernando de Soto :

 En Occident, toute parcelle de terrain, toute construction, toute machine, tout stock est reprsent par un titre de proprit qui est le signe visible d'un vaste processus cach reliant tous ces biens au reste de l'conomie. () Grce ce processus, l'Occident confre une vie propre aux biens et leur permet de gnrer du capital  (de Soto 2005 : 15)

Pour discuter les arguments de cette thse, nous avons introduit dans un sous-titre diverses prcisions qui devraient permettre de circonscrire le dbat. 

Ce dbat porte non sur la proprit en gnral mais sur la proprit prive, c'est--dire sur  le droit de jouir et de disposer des choses de la manire la plus absolue condition de respecter les lois et rglements en vigueur  (article 544 du Code civil dit Code Napolon de 1804). Son trait discriminant est le caractre discrtionnaire d'une alination dont on devra mesurer les incidences par la suite. On ne conteste pas ici qu'une grande majorit de socits du  Sud  connaissent des formes de  proprit  de la terre, mme si le terme proprit prtant confusion, il serait judicieux d'en limiter l'usage. Mais ces formes de  proprit  connotent des situations d'affectation de la terre un usage (la terre est approprie la riziculture ou l'levage pastoral, d'o la reconnaissance de matrises foncires spcia-lises et plus ou moins exclusives) et non de rservation d'un capital foncier un usager, appropri par ce dernier comme un bien avec la facult d'en disposer  de la manire la plus absolue  (Le Bris, Le Roy, Mathieu 1991).

Deuximement, nous traitons ici de politiques foncires, donc de choix que les autorits locales ou nationales peuvent ou doivent raliser, en se prononant sur le type de garanties qu'elles acceptent de reconnatre et d'organiser pour assurer la scurit des transactions. Cette approche concerne galement les faits de gouvernance qui en sont la dimension pratique, le mode de concrtisation des choix de politique juridique. La scurit foncire ne tient que secondairement la dtention de titres et au caractre plus ou moins absolu du droit ainsi reconnu. La vritable garantie ne peut tre apporte que par l'autorit publique reprsentant l'intrt gnral. Si cette autorit est faible, absente, corruptible, hsitante ou exagrment domine par la protection des intrts d'une minorit, nul titre ne suffit garantir la scurit des transactions si un consensus a minima ne lgitime pas l'exercice des droits invoqus.

Troisimement et de manire sommaire, ces politiques en ce dbut du vingt-et-unime sicle, aprs la dissolution de l'empire sovitique et la disparition du  deuxime monde  organis selon le principe d'une planification centralise de l'conomie, ont le choix entre une adhsion sans rticences l'conomie de march et la tentative de composer avec ses implications.

La premire voie, souvent caricature, est caractrise par le capitalisme libral et soutenue par quelques  mastodontes , la Banque mondiale, les Etats-Unis d'Amrique en particulier. Mais mme l o la proprit prive est gnralise, une part importante des espaces ( publics  ou  communs ) sont exclus du march et ce march ne fonctionne pas en pratique selon les lois de l'conomie politique classique. En particulier les changes ne sont pas transparents et la concurrence peut tre biaise. Quant la seconde voie, elle est dans la ralit trs embouteille. On y retrouve d'abord des socits ayant une longue tradition de l'conomie de march mais des options socialisantes qui en impliquent le contrle, en particulier du march foncier pour des zones ou des activits sensibles. l'autre extrme, les pays les moins avancs (PMA) sont dans une telle situation de pauvret que l'accumulation primitive de capital ne se ralise pas une chelle suffisante pour induire la capacit investir dans un titre de proprit : trop long obtenir, trop coteux, offrant plus d'inconvnients que d'avantages, on y reviendra, et inutile tant que les solidarits  traditionnelles  restent opra-toires. Enfin, entre ces deux extrmes, il existe une gamme de socits dites conomie mergente dans lesquelles la proprit prive devient un mode d'accs la terre reconnu, mais minoritaire, et o le problme est celui de sa gnralisation comme mode principal, voire exclusif, de scurisation foncire.

La question dont nous traiterons ici est donc de savoir si les experts de politiques foncires doivent ou non recommander la gnralisation de la proprit foncire pour les pays les moins avancs et les pays conomie de march mergente. Il ne s'agit pas ici de se substituer aux dcisions des autorits politiques des pays concerns ou des organismes internationaux et de bailleurs de fonds impliqus : chacun ses responsabilits. Le rle de la recherche est de dgager les enjeux, les conditions et les consquences envisageables des options de dveloppement. Dans le cas qui nous intresse prsentement, nous allons expliquer successivement que la proprit prive, au sens ci-dessus, ayant t invente par et pour l'conomie de march, la gnralisation de la proprit prive passe par l'existence d'un march gnralis. En l'absence d'une gnralisation du march, la proprit prive est non seulement inefficace mais aussi dangereuse : un marteau-pilon pour craser une noix. Une politique de gnralisation serait un non-sens dans toutes les socits dans lesquelles le march n'est pas gnralis et o, donc, on observe une marchandisation imparfaite de la terre. On y ajoutera que cette ralit, loin d'tre un handicap, peut tre le support d'un dveloppement durable respectueux des nouvelles exigences de l'conomie mondiale ds lors qu'on accepte de prendre en considration les solutions et les outils alternatifs que la recherche foncire met la disposition des dcideurs du  Sud  et de leurs socits.

Le droit foncier et le march

La pense moderne, scientifique ou politique, fait largement appel un mode de rationalisation qu'on dnomme idalisme et qui a trois traits particuliers pour ce qui nous intresse.

-       Il abstrait les donnes de leur environnement particulier pour les traiter en ides voire, en reprenant le concept kantien, en noumne, dfini comme  objet de la raison, ralit intelligible  oppose la ralit sensible dit le dictionnaire Le Robert. Une des difficults que pose cet idalisme est la coupure opre entre le sensible et l'intelligible au profit du dernier, ce qui est proccupant quand on travaille sur le statut d'une donne aussi physique que celle de la terre.

-       Deuximement, l'idalisme occulte la dimension historique de principes d'organisation des socits, donc l'origine et le dveloppement des solutions retenues, les luttes qui en ont fait l'objet, les consensus et dissensions qui les ont marqus. L'idalisme inscrit le droit dans l'ternit et ce qui est dj caricatural pour les socits occidentales qui ont expriment les premires la gnralisation du march devient inexplicable ailleurs. Comment traiter de manire anhistorique un rapport foncier qui, dans les socits du Sud, est au premier plan des conflits sociaux et politiques contemporains ?

-       C'est sans doute le troisime trait qui pourra l'clairer. Le droit est prsent comme tant neutre d'effets sociaux. Le droit est galement applicable tous et chacun selon des principes d'galit et de justice sociale qui mobilisent ventuellement les valeurs des droits de l'homme ou de la dmocratie quand, comme le dit la sagesse populaire,  il y a de plus gaux que d'autres  et qu'il faut invoquer des processus de lgitimation du droit pour faire accepter l'imposition de la norme juridique et de lidalisme qui y est associ.

Abstraction, Anhistorisme et Neutralit sont ainsi trois des traits des modles de connaissances proposs (le plus souvent imposs) aux socits du Sud pour assurer leur croissance ou leur intgration au march mondial (Ribes et alii 1980).

L'idalisme sous-jacent la reconnaissance du droit de proprit

Le droit de proprit et, plus gnralement, la thorie foncire sont des illustrations de cette approche. Dans la littrature juridique et dans les consultations internationales, la proprit est considre comme un fait universel et ternel. Elle est caractristique d'conomies et de socits qui ont trouv les clefs de leur  russite  dans sa gnralisation sans s'interroger sur son origine et sur les conditions de la ralisation de cette gnralisation, les enclosures dans l'Angleterre du XVII sicle, la rvolution industrielle dans les pays europens. On est en face, pour la proprit comme pour les droits de l'homme, le progrs, la gouvernance ou la mondialisation, d'une difficult pistmique. Ces catgories sont dites universelles, mais, en mme temps, doivent tre universalises par une politique volontariste de gnralisation. Elles le  sont  selon un point de vue et  ne le sont pas  de l'autre, ce qui ruine leur prtention l'universalit en tant qu'un acquis. La philosophie politique tente de dpasser cette contradiction en affirmant, propos des droits de l'homme, qu'il s'agit non  d'attributs  inhrents l'individu mais des  dterminations qu'il faut conqurir dans et par l'tre-en-commun  (Kervgan, cit par Policar 2003). Il s'agirait donc de valeurs axiologiques dont les conditions de ralisation sont essentielles, ces conditions tant dtermines par chaque socit en tant qu'tre-en-commun particulier.

Quand on suit l'histoire de la proprit foncire dans les socits anglaise et franaise, on ne peut manquer d'tre frapp par l'usage trs marginal rserv, pour traiter du rapport la terre, des termes d'  ownership  anglais ou de la  proprit  franaise jusqu' la rvolution industrielle. Les emplois privilgis jusqu' la fin du XVIII sicle sont ceux respectivement de  tenure  et de  domaine  (ADEF 1991). L'exemple franais est particulirement significatif puisque la Rvolution franaise de 1789 a autoris une  refondation  foncire avec une systmatisation d'un droit unique dit  de proprit  l o il y avait un faisceau des droits fodaux puis a favoris une gnralisation d'une petite proprit avec la vente des biens du clerg catholique. Mais la principale rvolution n'est pas dans la dfinition du nouveau droit (article 544 CC prcit) ou dans la reconnaissance d'une socit de petits propritaires ruraux. Elle est dans l'affirmation de l'article 537 selon lequel les  particuliers  sont les bnficiaires du nouveau rgime des biens. Non plus les collectifs familiaux ou villageois de l'Ancien rgime mais l'Individu o la majuscule dsigne la place prminente qui est reconnue au binme individu-proprit dans la nouvelle socit, et dans la nouvelle conomie. propos de l'uvre du philosophe politique anglais John Locke, Louis Dumont note ainsi,  chez lui, la proprit prive apparat non pas comme une institution sociale, mais comme une implication logique de la notion de l'individu se suffisant lui-mme () Locke transporte la proprit prive dans l'tat de nature, se bornant l'entourer l'origine de limitations qu'il prend soin de retirer, toujours dans l'tat de nature, en relation avec le dveloppement subsquent ()  (Dumont 1983 : 90). Tant de prcautions illustrent la dangerosit manier les catgories de la proprit et le soin pris en dvelopper les attributs idalistes (en se rfrant l'tat de nature). Car, derrire la socit des individus qui apparat avec la philosophie des lumires, c'est un nouveau mode de production qui merge, dans lequel il faut librer la force de travail afin de la mettre la disposition du capital dans la constitution duquel le foncier a jou un rle essentiel dont rendent compte les crits des physiocrates franais et la nouvelle conomie politique d'Adam Smith (Madjarian 1991). Karl Marx reste le meilleur analyste de l'conomie politique classique, mais son uvre concerne principalement la place de la force de travail et du salariat (Marx 1993).

La proprit comme droit du March et le foncier comme marchs de droits

Distinguons successivement ces deux propositions.

La proprit comme droit du march

Pour simplifier notre propos, posons, de manire axiomatique, qu'il n'y a pas de capitalisme sans march gnralis, et pas de gnralisation sans proprit exclusive et absolue autorisant traiter toutes les choses en biens interchangeables (Madjarian 1991). Et comme le bien par excellence est immobilier (article 517 CC) et que la terre est un immeuble par nature nous dit l'article 518 du Code civil, sans proprit foncire le mcanisme de la gnralisation du march, donc du capitalisme, est enray. D'o chez tous les  dveloppeurs  coloniaux et post-coloniaux chargs de  mettre en valeur  puis de  dvelopper  les conomies des pays du Sud - en fait de les inscrire dans l'conomie-monde selon la logique capitaliste - l'obsession d'introduire puis de gnraliser le droit de proprit prive. C'est une ressource encore plus stratgique que des produits miniers ou ptroliers. La littrature francophone en Afrique la fin du XIX sicle fait de la proprit prive le symbole de la  Civilisation , associant ainsi des objectifs conomiques, politiques et thiques pour mieux justifier les investissements institutionnels considrables qui seront consacrs l'instauration d'un rgime de proprit prive par le biais de l'immatriculation. Il aura fallu pas moins de trois  vagues  de rformes, dans les annes 1900, 1930 puis 1950, pour aboutir un rsultat somme toute drisoire. Lors de l'accs aux indpendances des nouveaux tats africains, on peut estimer qu'un pour cent (1%) des territoires nationaux des pays sahliens est immatricul donc relve pleinement de la proprit prive. Cinquante ans aprs, la situation a empir chez certains tats africains francophones et n'a pas dpass les cinq pour cent (5%) chez les mieux lotis. Au dbut du XXI sicle (Le Roy 2001), la politique prne par la Banque mondiale reste la gnralisation de la proprit prive pour mieux lutter contre la pauvret, mais sans trop se proccuper des conditions concrtes de ralisation de cette politique.

Sans gnralisation de la proprit prive de la terre, il n'y a pas de march foncier. Ceci gnre des difficults considrables dans le fonctionnement du March chacune des chelles considres, locale, nationale et internationale. L'une d'entre elles est que la relation entre March et proprit prive tant bijective, si le march gnralis exige la proprit prive de la terre, pour tre gnralise la proprit prive doit s'inscrire dans des rapports marchands rgis par la logique capitaliste (Le Roy 1984). Donc, comme on l'a pos initialement, pas de March sans proprit prive, pas de proprit prive sans March.

Ajoutons en outre que, comme principe de normativit, la proprit apporte un mode de rgulation au March qui a besoin de formes, formalits et procdures pour encadrer les pratiques et assurer la confiance des parties afin de raliser et de reproduire l'change  marchand . Or la proprit prive, comme droit rel, est la forme juridique adapte pour mobiliser les valeurs du march : l'change des consentements, la rciprocit (caractre synallagmatique du contrat), l'immdiatet de la transaction ds l'accord conclu. Si, comme Braudel l'a si bien dmontr (Braudel, 1979), il y avait depuis le XIII sicle en Europe des capitalistes sans capitalisme, il faut attendre la gnralisation de la proprit prive pour que des pratiques propritaristes limites initialement certains acteurs deviennent la loi fondamentale de l'change sur le March.

Pour ce faire, deux conditions devront tre runies. Tout d'abord, toutes les choses entrant dans l'change devront tre traites comme des marchandises d'un point de vue conomique et comme des biens d'un point de vue juridique. La thorie juridique est, sur ce point, trs claire. Seuls les biens entrent dans la vie juridique et ils ne peuvent y entrer qu' condition de pouvoir faire l'objet d'une alination. Tout ce qui est  hors commerce  (au sens de l'change) est  hors-la-loi  civiliste (mais pas absolument hors du droit). Par ailleurs, les thories juridique et conomique ajoutent une seconde condition : il faut que les  choses  soient values selon une monnaie usage universel, donc selon une valeur pcuniaire en distinguant ainsi l'unit d'change gnral des monnaies usage spcifique que connaissent les conomies  primitives  et l'conomie solidaire contemporaine.

Rsumons le propos. Ds lors que la proprit est la  loi  du march, toutes les choses qu'on veut y faire entrer doivent tre juridiquement des biens, donc avoir une valeur pcuniaire et tre alinables discrtion-nairement. Si la contre-partie de l'change n'est pas exprimable selon une unit de compte valeur pcuniaire ou si des restrictions sont apportes la libre capacit d'alination (droit de retrait lignager par exemple ou indivisions non partageables en fait, sanctions surnaturelles frappant l'une ou l'autre des parties, tutelle), le rapport d'change n'est pas  parfait  et le droit de proprit prive en est affect : soit il est pratiquement impossible de le raliser, soit le rapport juridique est imparfait parce que la marchandisation de la terre est, elle-mme, imparfaite (Le Roy, 1995). Mme si, ce faisant, on prend le risque dՐtre qualifi dessentialiste, on doit en conclure quil nest pas possible, les conditions substantielles nՎtant pas runies, de parler de proprit prive.

Le foncier comme marchs de droits

L'existence de marchs spcialiss dans le cadre lesquels des droits de proprit circulent est une ralit ancienne qui accompagne en Occident la gnralisation du March puis son fonctionnement pour traiter de l'change de biens particuliers tout en restant dans la logique du capitalisme. Le lien entre ces marchs particuliers et le March gnralis est tabli par une circulation d'informations induisant des cots de transaction (Le Roy, Karsenty, Bertrand 1996 : 273). Ceux-ci peuvent affecter le fonctionnement du march et reprsentent une contrainte relle tant que les moyens d'information et de communication ne sont pas, eux-mmes, gnraliss. Jusqu' une date rcente, l'existence de marchs spcialiss ne concernait que quelques rares situations dans les pays dits  en transition  vers le capitalisme (voir infra). En Afrique noire, l'immobilier urbain des quartiers  europens  (les plateaux dans les capitales des socits francophones), des grandes plantations de produits d'exportation constituaient de tels marchs. Une volution s'amorant, il faut en dtailler les implications, et les limites.

Il existe plusieurs types de marchs fonciers selon que l'on distingue ce sur quoi ils portent, quels droits ils autorisent ou ce quoi ils servent.

- Le droit foncier porte non seulement sur le fonds mais sur des fruits. Mais l'quilibre ancien s'est modifi. Alors que le rgime des fruits suivait celui du fonds de terre dans le Code civil (article 552), il s'mancipe en fait, les fruits tant considrs comme des ressources dont l'exploitation doit faire l'objet d'une gestion durable et reproductible. Cette autonomisation du traitement des ressources a permis l'apparition puis la multiplication de marchs de droits trs spcialiss portant sur le gibier (droits de chasse), un stock halieutique (licences de pche), des ressources gntiques (droits de proprit intellectuelle), voire mme des permis polluer comme mode de protection de l'environnement dans le cadre du protocole de Kyoto (Karsenty et Weber 2004). Il est vident que cette autonomisation des ressources fruitires et foncires a un impact central sur les enjeux environnementaux, enjeux qui peuvent tre saisis, grs et  gouverns  chacun dune manire spcifique, la hauteur des problmes quils posent (ainsi pour les quotas).

- La thorie contemporaine du foncier a trs largement dbord la conception romaine du cadre juridique de l'exercice d'un droit rel (ius in re) sur un fonds de terre (fundum) dont l'appropriation entrane l'exercice de droits sur le dessus (ad coelos) et le dessous (ad infernos). C'est d'abord l'ide de l'exercice d'un droit  jusqu'aux enfers  qui a t ruine par la lgislation sur les mines et carrires qui a rduit les prrogatives du propritaire sur le trfonds. Puis le droit de l'urbanisme et le droit de l'environnement ont largement complt les normes civilistes portant sur  le dessus , contrlant par exemple la hauteur des constructions, introduisant des servitudes de vue et sollicitant de plus en plus, les utilisateurs en milieux ruraux tre galement, par le biais d'aides ou d'indemnits, les  jardiniers  de l'espace. Mais la vie conomique a exig d'autres innovations s'ajoutant aux distinctions entre usufruit et nue-proprit. Les baux emphytotiques, les droits de superficies et, trs rcemment, les pas-de-porte, droits d'entrer dans un immeuble pour l'utiliser en rcompensant l'ancien occupant des investissements raliss indpendamment du titre de proprit, donc du propritaire, constituent de nouveaux marchs fonciers spcialiss.

- Enfin, un autre critre de diffrenciation tient aux usages qui sont donns aux espaces et aux droits qui y sont associs. L'exemple des vignobles est saisissant. Selon que le terrain est ou n'est pas inscrit sur le cadastre des parcelles appellations contrles son prix peut varier de 1 n. Inversement, un terrain auprs duquel on installe un centre de traitement des dchets subit une perte de valeur difficile indemniser. Dans tous les domaines des activits, on voit apparatre une spcialisation toujours plus grande qui distingue par exemple en le-de-France dans l'immobilier rsidentiel le march des fermettes, celui des chaumires, celui des maisons en pierres meulires, etc.

Les socits du Sud connaissent une spcialisation progressive des activits qui peut induire des rapports fonciers de plus en plus particuliers.

En Afrique noire, le jeu combin des lgislations tatiques, des modes plus ou moins rguliers d'occupation des terrains, de la facult de rgularisation de ces occupations, du type de destination (rsidence personnelle, promotion immobilire informelle sur des fronts pionniers, artisanat, plate-forme industrielle, par exemple), et de la taxation multiplient les situations originales. Mais, on les traite plutt comme des  champs  fonciers que comme des marchs fonciers. Ce ne sont pas des marchs parce que les terrains ny sont pas des biens[2], que les changes ne sont pas formellement des contrats et qu'ils reposent sur des pratiques le plus souvent marques par l'informel, l'irrgulier ou l'illgal. Par contre, ce sont, comme champs fonciers (Durand-Lasserve et Tribillon, 1982 : 333), des espaces de confrontation et de ngociation faisant apparatre des tensions, des enjeux et des modes de rgulation propres (des systmes de rpression et d'exploitation). Parfois, ce sont des champs de bataille, mais, aussi, le cadre d'expression de rapports fonciers adapts au contexte de ralisation de la valeur, dans l'entre-deux, entre valeur d'usage et valeur d'change. Nous y reviendrons.

La conclusion que nous devons en tirer pour ce qui concerne les socits du Sud, particulirement les PMA, est que le March n'tant ni gnralis ni gnralisable vue humaine et que les transactions sur la terre, l o elles sont autorises, ne relvent pas gnralement du droit de proprit, il faut grer la situation telle qu'elle se prsente, complexe sans doute mais cohrente. Nous sommes en face d'une coexistence de divers rgimes juridiques ncessaires la scurisation des modes de vie et des activits des membres de la socit, multiplicit qui suppose d'en respecter les implications. Le mystre du droit foncier exige donc, pour tre clairci, une approche d'une autre nature, et d'une autre ampleur que la politique mimtique de gnralisation de la proprit prive. Elle suppose en particulier de repenser la place et le rle quon doit reconnatre, dans chaque socit, au droit sur la terre et les ressources qui y sont associes et ceci au moins de deux faons.

Premirement, elle conduit redfinir ce quon pourrait dnommer une  gouvernance foncire  comme politique particulire de mobilisation dun capital, lespace, et des potentialits conomiques, politiques et symboliques qui y sont associes. Le nouveau type de gouvernance devra, dans les systmes dallocation des ressources et de scurisation des droits, faire une trs large place aux choix et aux dcisions des acteurs, aux pratiques plutt quaux modles, ainsi quaux divers facteurs interfrant lՎchelle locale et dans le cadre de politiques de dcentralisation, Dans le domaine du droit, une publication rcente propose une relecture du  droit en action  (LAJP 2006) comme condition dune nouvelle dynamique de gouvernance. Ajoutons quil ne faudrait pas, en laborant les politiques foncires, se tromper de cible et confondre fin et moyen. La finalit dune politique foncire nest pas dassurer la scurit des personnes et des biens. Cest une condition substantielle mais ce nest que le moyen dune autre finalit, ncessairement plus  collective  : contribuer la reproduction de lorganisation sociale dans le respect des contraintes fondamentales de la vie en socit. Cest, doit-on le rappeler, la  bonne  vie quil convient de promouvoir avant la conservation des patrimoines ou laccumulation du capital.

cet gard, et deuximement, la priode contemporaine met en exergue lincidence du dveloppement durable et conduit associer la gestion du sol et de ses ressources la reproductibilit, la durabilit et ladaptabilit (sustainability) des politiques prconises. Le fait que la terre et ses ressources doivent tre considres comme des  patrimoines  spcifiques - on dit parfois de manire juridiquement impropre  des biens publics  lՎchelle nationale ou globale - devra tre prcis et approfondi pour tenir compte des avances des recherches en cours sur les consquences de la gnralisation de la thorie des matrises foncires.

L'arbre et la fort : la ncessaire reconnaissance du droit de proprit prive ne doit pas cacher l'extrme diversit des matrises foncires et les scurisations qu'elles assurent

Nous avons observ, dans l'introduction gnrale, que les choix de politiques conomiques se partageaient entre les tats optant pour un libralisme plus ou moins intgral et ceux associant des doses trs diffrentes les principes du march et un contrle des changes et de la redistribution des revenus. Les premiers se disent ralistes en prenant le capitalisme comme il doit fonctionner comme rfrence. C'est l'optique d'Hernando de Soto laquelle il convient de revenir quelque peu. Nous l'avons abandonn au moment o il mettait en vidence  un processus cach reliant tous ces biens au reste de l'conomie . Pour l'auteur, il existe un  potentiel invisible enferm dans les biens accumuls  et  seul l'Occident possde le processus de conversion ncessaire pour rendre visible l'invisible . Ce processus  constitue une infrastructure juridique implicite cache au trfonds des rgimes de proprit dans lesquels la possession n'est que la partie merge de l'iceberg. La partie immerge, elle, est un processus complexe imagin par l'homme pour transformer les biens et le travail en capital  (de Soto 2005 : 17-18). En perant le mystre des droits de proprit, c'est celui du capital qui serait clair et c'est le problme de la pauvret qui serait rsolu !

Ne glosons pas trop sur le caractre magique du propos   la recherche de la poule aux ufs d'or , dit de Soto (2005 : 21) en paraphrasant Karl Marx, ou de  la pierre philosophale  des alchimistes. Le  mystre du capital  n'est pas dans les biens ni dans le travail mais dans la tte des capitalistes. Il rside dans ce fameux  esprit du capitalisme  dgag par Max Weber (1994) et dans ce mode particulier de production qui repose sur l'usage du travail comme une marchandise autorisant une exploitation autrement plus raffine et rationalise que par le pass de la plus value de l'activit du travailleur, bref dans l'exploitation de l'homme par l'homme (Marx 1993).

Ne cherchons pas non plus vrifier un argument central de l'ouvrage selon lequel  mme dans les conomies les plus misrables les pauvres conomisent. En ralit, la valeur de leurs conomies est immense : elle s'lve quarante fois le montant total de l'aide trangre reue dans le monde entier depuis 1945  (de Soto 2005 : 14). Il s'agirait d'un capital mort, en raison de son absence de valorisation. Les chiffres sont impressionnants (destins impressionner le lecteur) mais non ncessairement convaincants, car on fait dire aux statistiques tout et son contraire ds lors qu'on n'explique pas les modes de calcul et de comparaison des donnes.

vitons enfin une lecture dichotomique faisant du capital une fin en soi source de tous les bienfaits ou le grand dmon, source de tous les maux. Ces choix relvent d'une lecture thique voire politique, ce qui n'est pas l'objet de cette communication. D'un point de vue scientifique qui doit tre le ntre ici, on se propose de concentrer l'analyse sur une proposition qui transpose la socit la question que se pose l'auteur propos du capital.

L'organisation contemporaine des socits exige-t-elle la gnralisa-tion de la proprit prive de la terre ou n'y a-t-il pas une voie, encore non reconnue, qui autoriserait, en raison d'une marchandi-sation toujours trop imparfait du foncier, scuriser les investissements et autoriser un dveloppement plus durable que celui, strictement capitaliste, envisag par Hernando de Soto ?

Il ne s'agit pas de choisir entre la peste et le cholra mais de prvenir les excs conduisant une catastrophe cologique ou humanitaire sans retomber dans la paranoa.

Le foncier, un march structurellement imparfait associant aux formes publiques ou communes de rgulation et d'appropriation des droits de proprit prive

Hernando de Soto fait, au fil de sa dmonstration, une analyse qui nous permettra d'entrer dans notre propos :

 (L)a transition vers les rgimes juridiques de proprit intgrs n'a pas grand-chose voir avec la technologie () Le changement crucial rside dans l'adaptation de la loi aux besoins sociaux et conomiques de la majorit de la population. Graduellement, les pays occidentaux ont russi admettre que les contrats sociaux ns en dehors de la loi sont une source lgitime du droit et trouver les moyens de les absorber. Le droit a ainsi t mis au service de la formation du capital populaire et de la croissance conomique. C'est ce qui donne leur vitalit aux institutions de la proprit actuelles en Occident. De plus, cette rvolution de la proprit a toujours t une victoire politique. Dans tous les pays, elle a t impose par un petit nombre d'hommes clairs, conscients que la loi officielle n'avait aucun sens si une partie importante de la population vivait en dehors d'elle.

L'histoire de la proprit en Europe occidentale, au Japon et aux Etats-Unis contient toujours des enseignements utiles l'gard des pays en voie de dveloppent et des ex-pays communistes. Partout, le rgne apparent du non-droit tait d non la dlinquance, mais la collision entre des rgles nes de la base et du sommet. Dans tous les cas, la rvolution a comport une fusion graduelle des unes et des autres  (de Soto 2005 : 130-131).

Cette approche est globalement justifie pour le premier paragraphe sous rserve d'une rfrence la notion de transition et mme si on peut faire remarquer, la suite de Joseph Comby (ADEF, 1991), que le mouvement de rencontre des rgles nes de la base et de celles nes du sommet s'est produit de manire oppose en Angleterre et en France. En Angleterre, la suite du mouvement des enclosures, donc de la fermeture de l'openfield par des haies pour les besoins de l'levage, ce sont les grands propritaires (landlords) qui ont bnfici de l'appropriation privative. Et la constitution d'une grande proprit a eu des consquences directes sur la rvolution industrielle en fournissant aux entrepreneurs la force de travail chasse de l'agriculture, non sans tensions ni misre. En France, c'est au contraire une petite proprit rurale qui est ne de la Rvolution franaise. Elle s'est inscrite dans les pratiques foncires antrieures en les simplifiant et en les unifiant dans ce droit de proprit enfin reconnu contre les droits domaniaux seigneuriaux.

Dans les situations foncires d'Afrique noire francophone, c'est toujours du haut de l'tat ou de l'tranger que vient l'instigation privatiser. Mme justifiable conomiquement, elle est perue comme une violence externe manquant de lgitimit.

Par ailleurs, la situation est plus complexe qu'une simple rencontre entre haut et bas. Le  haut  n'est pas seulement celui qui apporte la bonne solution, l'ownership anglais ou l'article 544 CC en France ou les mcanismes de garantie du droit de proprit ainsi constitu. Le  haut  est gardien de la souverainet et dtenteur d'attributs rgaliens dont il ne peut disposer. Le domaine public est incessible et inalinable, et le domaine priv, en France, met en vidence des prrogatives des administrations qui soumettent l'exercice du droit de proprit des limites qui sont celles de l'intrt gnral. En outre, l'arme de l'expropriation pour cause d'utilit publique, mme encadre par l'article 17 de la dclaration des droits de l'homme constitutionnalise par l'avant-propos de la constitution franaise de 1946, texte repris par la constitution de 1958, peut tre utilise de faon telle (une dclaration d'urgence par exemple) que le march foncier en est drgl ou plus exactement que le march comme lieu de confrontation de l'offre et la demande n'existe plus comme rgulateur. Rappelons par ailleurs que les solutions propritaristes du  bas  sont plus complexes. Restons pour l'instant en France. Aux droits reconnus par le Code civil sont venus s'ajouter de nouvelles relations juridiques tels ces pas-de-porte dont on a parl. Le rgime des co-proprits immobilires, les groupements de producteurs en milieux agricoles de type GAEC imposent leurs membres des normes communes qui limitent l'exercice du droit de proprit, en particulier le caractre  le plus absolu  du droit de disposer de l'article 544 CC, en interdisant la dshrence ou l'abandon. En outre, les communaux que le dbut du XIX sicle tenait pour un archasme destin disparatre retrouvent une vigueur nouvelle avec le droit de l'environnement et avec des classements de zones humides dans le cadre du plan europen  Natura 2000 , par exemple. Les co-propritaires, devenus gardiens de l'co-systme, sont des partenaires conomiques et cologiques de premier plan du Conservatoire du littoral, un des intervenants du Ministre franais de l'environnement. Est-il besoin de souligner lincidence des enjeux environnementaux qui y sont associs ? La constitution en Afrique de rserves de biosphre, les contraintes dune protection intgrale du patrimoine naturel, par exemple, vont transformer radicalement la nature des droits exercs. La sanctuarisation de lespace exige par lՎcologie radicale bouleverse les conditions de vie des populations autochtones en les rendant trangres leur propre milieu, voire prive de leur propre histoire, ce qui est manifestement excessif et inacceptable. Le mouvement actuel, tant en Europe quen Amrique, tend faire merger de nouveaux dispositifs mlangeant les rglementations publiques (interventionnistes) et prives (protectionnistes du droit de proprit) selon des modalits caractristiques d'une recomposition des rgimes de proprit.

D'o notre seconde remarque : la collision entre le  bas  et le  haut  peut-elle trouver une solution en supposant que  les enseig-nements  des pays occidentaux sont effectivement  utiles l'gard des pays en voie de dveloppement  ? Bref, l'histoire de l'Europe est -elle applicable, mutatis mutandis, aux actuels pays du Sud ? Non s'il s'agit d'en appliquer aveuglement la thse propritariste, oui si on apprhende la relle complexit des phnomnes en cours.

Remarquons en effet que, en fonction de ce qu'on vient de lire, le message est singulirement plus  brouill  que le formule dHernando de Soto qui parat plus intress, dans son ouvrage pr-cit, par le Far West amricain et ses modes  muscls  de scurisation foncire que par la prise en compte de dbats rcents dans le milieu des chercheurs amricains et europens concernant leurs problmes fonciers domestiques. Rsumons les d'une manire ncessairement rapide.

Pour nombre de spcialistes amricains et europens, purs libraux en conomie, l'intervention de l'tat, en particulier fdral aux USA, est toujours apparue comme insupportable et ils ont cherch promouvoir une privatisation des espaces publics au nom d'arguments conomiques. Garett Hardin publie en 1968 dans la revue amricaine Science un article  The tragedy of The Commons  qui passe presque inaperu l'poque. Sa thse repose sur un exemple, un pturage ouvert tous o  on peut s'attendre ce que chaque berger s'efforce de faire patre le plus possible de btail sur ces communaux () En faisant l'addition du contenu des utilits partielles, le berger rationnel conclut que le seul comportement raisonnable consiste ajouter un animal supplmentaire son troupeau, puis encore un autre. Et c'est la tragdie  () (Falque 1986 : 44).

Max Falque, traduisant en franais et commentant ce texte en 1986 en tire la conclusion suivante :  Partout o une ressource limite est traite comme un bien collectif, c'est--dire o l'absence de droit de proprit entrane une dissociation entre autorit et responsabilit, entre droit et devoir, on retrouvera la tragdie des communs puisque chacun a intrt puiser la ressource immdiatement avant qu'un autre ne le fasse sa place  (Falque 1986 : 44). On peut immdiatement relever les limites de cette thse : il n'existe pas, dans des contextes pr-capitalistes, de lieu susceptible d'tre occup par des populations humaines sur lequel ne s'exercent pas des droits. Ceux-ci sont videmment imprcis, contradictoires, fluides ou contests et lis par exemple un contrle sur les hommes et non sur le fonds, quivalent, si on veut, la souverainet et non la proprit. L'hypothse d'une absence de droits est l'expression d'un ethnocentrisme systmatique, exprim par une pense coloniale depuis le dbut de la conqute des Amriques (Morin 1997) et produit par la prvalence de la reprsentation gomtrique de l'espace dont on reparlera qui fait d'un terrain non cadastr la  chose de personne , donc de tous. Ainsi, ce qui est dcrit par Hardin correspond un problme thorique et un modle analytique qu'affectionnent les conomistes anglo-saxons plutt qu' un phnomne gnralisable. En Afrique noire, ce qu'on a appel rcemment la  tragdie des communs  est lie un processus de drgulation (et non d'a-rgulation) et une crise des systmes fonciers locaux en raison d'une non-gestion de la ressource par suite d'une dresponsabilisation des acteurs. Elle frappe essentiellement les forts classes par le colonisateur et qui, en raison de la faiblesse de l'tat africain contemporain, sont traites en  res nullius  dfriches et incendies, la manire du pturage de Hardin (Le Roy, Karsenti, Bertrand 1996). Malgr son simplisme, mais sans doute grce au ton mlodramatique qui recoupe le catastrophisme cologique qui commence imprgner les esprits en Occident, la privatisation comme moyen de prvenir la tragdie des communs s'tait impose nombre des spcialistes de la gestion du foncier ou des ressources renouvelables. Leur volution conceptuelle est intressante relever. Suivons l'un des groupes qui s'est constitu en  think tank  international.

partir de 1992, un groupe s'est institutionnalis autour de ces proccupations en fondant l'International Center for Research in Environmental Issues (ICREI) dont Max Falque sera le dlgu gnral. Ce collectif organise bi-annuellement des confrences sur les relations entre Droits de proprit, conomie et environnement. De 1998 2004 on y a trait les thmes de l'eau, des ressources marines, des zones ctires, et des dchets. Son dernier rendez-vous avait, en juin 2006 Aix-en-Provence, pour objet les ressources foncires. Il est intressant de noter l'volution conceptuelle de ses animateurs, passant d'une politique de privatisation de la proprit  tous azimuts  une approche qui rintgre les  communs  condition qu'ils fassent l'objet d'organisation et de reconnaissance. Significativement, les principaux objectifs de la confrence de 2006 sont :

-  Examiner les institutions alternatives et outils permettant une meilleure efficacit et la protection des droits de l'homme tels que dfinis par les tats et la Communaut europenne : par exemple, transfert de droits de construire, indemnisations des servitudes rglementaires, associations foncires, rglementation compensable, servitudes conventionnelles, proprit commune (au sens d'E. Ostrom), conservatoires d'espaces (privs, associatifs et publics)()

- Imaginer de nouvelles institutions mme de combiner efficacit environnementale et protection de la libert individuelle en fonction de la nature des ressources environnementales, du type de milieu et des contraintes socio-conomiques et thoriques .

On relvera qu'est prise en compte la diversit de marchs fonciers spcialiss selon le type de procdures et d'enjeux et que, malgr une tradition interne l'ICREI de mfiance dj releve l'gard de l'tat, l'ensemble des acteurs, incluant des institutions publiques et pouvant intervenir conjointement, est mobilis. Enfin la dmarche se donne pour objet d'inscrire les solutions tant dans les valeurs des droits de l'homme que dans les exigences conomiques, le tout avec le souci de promouvoir un nouveau dispositif institutionnel, donc, inluctablement, un ordre juridique renouvel autour d'une notion, la proprit commune, emprunte Elinor Ostrom (1990, 1999).

Dans une contribution rcente au dbat, Max Falque, faisant sienne cette dmarche, cite Bruce Yandle :

 Je crains que beaucoup trop longtemps nous ( savoir les tenants des droits de proprit) nous n'ayons brandi trs haut le drapeau de la proprit prive, offrant une approche institutionnelle unique qui n'a pas tenu compte des leons de l'ordre spontan si bien expos par Hayek, Ostrom et d'autres.

() Vous faites remarquer qu'en ralit, il existe trois mondes, priv, commun et public. Je ne peux qu'approuver.  (Falque 2003 : n.9).

 On peut dfinir la proprit commune par rapport aux autres modes d'appropriation (priv, public et libre accs) partir du nombre d'ayants droit et des cots de transaction (Coase 1960) associs (notamment pour coordonner les titulaires de droits afin d'arriver prendre une dcision). () Une proprit commune est plus coteuse que la proprit prive mais plus avantageuse que la proprit publique et le libre accs (c'est--dire l'absence de droit de proprit)  (Falque 2003 : Ibidem) .

Retenons ici la position mesure adopte par Jacques Weber en matire de dveloppement durable sur la base des travaux de terrain raliss Madagascar par lUnit de Recherche GREEN du Centre International de Recherche Agronomique pour le Dveloppement (CIRAD) quil dirigeait lՎpoque :

 Des rgimes dappropriation correctement dfinis sont un levier essentiel de toute gestion de lenvironnement, ces rgimes ne pouvant se rduire la proprit prive ou la proprit tatique : une grande diversit de rgimes de proprit commune a montr une relle capacit grer des ressources et des cosystmes dans la longue dure.  (Weber, 2002 : 20)

La crise du droit et comment tenter d'y remdier par des politiques foncires adaptes au XXI sicle

 - Une crise majeure

Finalement, nous avons relev au fil des analyses prcdentes que le problme principal n'est pas de dfinir le foncier, ses rapports au capital et la contribution de la proprit prive la scurisation des hommes et de leurs activits. La recherche de ces trente dernires annes, souvent stimule par des organismes internationaux ou la coopration bilatrale, a runi assez de donnes pour qu'on puisse matriser les consquences des interventions se proposant d'encadrer les investissements ayant la terre et ses ressources pour assise ou pour enjeu. Malgr des propos axs sur la valorisation des technologies (cadastres informatiss, relevs cadastraux par GPS etc.) et inspirs de considrations (Flaux 2004) avant tout financires (car le march des procdures de rgularisation des droits d'occupation est particulirement prometteur) l n'est ni le problme ni la solution du mystre du droit foncier que nous traquons dans cette communication.

Hernando de Soto dit, dans plusieurs contextes diffrents, que ce qui pose problme est  invisible  ou dans l'invisible. Cest justifi dans la mesure o le rapport foncier n'est pas matrialisable. C'est une relation  entre  des personnes, inscrite dans un imaginaire qui peut leur tre commun ou qui peut diverger. La premire contribution l'claircissement du mystre du droit foncier est donc d'accepter que le problme est dans l'imaginaire des acteurs en matire de scurisation foncire et sa solution dans le type de politique ou de gouvernance qui sera mis en uvre pour en articuler toutes les implications dans une perspective d'intrt gnral. En quoi ont-ils confiance ? Dans quoi se fient-ils ? LՃtat comme dans la culture franaise ? The Law dans les approches anglo-saxonnes ? Les anctres, ou les parents, ou les voisins, ou un parrain ? Une bande arme ou un groupe d'auto-dfense ? La liste n'tant pas exhaustive

Ceci suppose de savoir d'abord comment ils se reprsentent l'histoire de l'accs la ressource, l'usage qui a t le leur, les avantages et les obligations qui y sont associs, les conflits entre utilisateurs et les relations avec la communaut, de plus local au plus mondial. Mais il s'agit aussi de savoir selon quelles reprsentations collectives les questions seront traites, reprsentations d'espaces, de modes de gestion des ressources comme des patrimoines particuliers, dans quels forums politiques et judiciaires ils sont traits et quels sont les types de matrises juridiques dans lesquelles des droits fonciers seront reconnus et protgs.

La complexit de l'exercice tient l'exigence de lier  le haut  et  le bas  dont nous avons parl. Nous rencontrons au moins deux difficults.

-       La premire difficult tient la reconnaissance du rle central du capitalisme et du march gnralis sans prsupposer son universalisation tant moyen qu' trs long terme. Rien ne permet de penser que le capitalisme, trs rcent dans l'histoire de l'humanit et trs fragile dans ses dveloppements rcents, restera le mode de production exclusif voire dominant. On ne peut donc pas traiter la priode venir comme une  transition foncire  puisqu'on ne sait pas o on va (Le Roy, Karsenty, Bertrand 1996). Par ailleurs, on doit viter de concevoir les  droits de proprit  (de manire gnrique) comme des droits exclusifs et absolus, l'ownership anglais ou le droit de disposer de l'article 544 CC ainsi qu'on l'a dj expliqu. Gardons l'esprit la distinction introduite par le common law entre property rights et ownership avec un quivalent franais, droit d'exclure et droit de disposer.

-       Toutefois, une seconde difficult apparat, beaucoup plus redoutable, c'est l'imaginaire des juristes. On met souvent en cause le caractre quasi-ractionnaire du droit dont les lourdeurs, la complexit, l'inintelligibilit pour le commun des mortels sont autant de facteurs bloquants. Hernando de Soto relve que la rgularisation d'un atelier de couture Lima prenait 300 jours raison de six heures pleines par jour et cotait 32 fois le salaire minimum mensuel. Une rgularisation de proprit la mairie de la mme ville supposait 728 oprations distinctes ! (de Soto 2005 : 234-235). Toutefois, ce n'est pas le droit qui est en cause, mais les juristes. Certes on ne s'improvise pas juriste et il n'y a rien de plus prjudiciable pour la scurit foncire moyen terme que l'intervention d'un bricoleur ignorant comment fonctionne l'appareil de l'tat, ses administrations (en particulier sa Justice) et le sens des procdures mises en uvre.

Cependant, et condition d'en matriser parfaitement les arcanes, le droit peut changer. On peut lui faire dire, par l'interprtation (comme la Pythie grecque) ou par la rformation, ce qui est ncessaire la stabilisation du pacte social sans bloquer les dynamiques en cours.

Hernando de Soto, qui consacre ce sujet quelques pages bienvenues, note :

 O sont les juristes ? Pourquoi sont-ils si peu intresss la loi et l'ordre produits par leur propre peuple ? La vrit est que les juristes de ces pays sont en gnral trop occups par l'tude et l'adaptation du droit occidental. On leur a dit que les pratiques locales n'taient pas vraiment du droit mais un champ d'tudes romantique qu'il valait mieux laisser aux folkloristes. Pourtant, si les juristes veulent jouer un rle en crant de bonnes lois, ils devront sortir de leurs bibliothques spcialises pour dcouvrir le secteur extra-lgal, seule source des informations ncessaires pour btir un systme juridique formel vraiment lgitime 
(de Soto 2005 : 230-231).

Voyons quelle peut tre la contribution des supposs  folkloristes  la solution du problme.

- Une politique foncire gomtrie variable

Le modle dont on va prsenter les grands traits est le rsultat, temporaire, d'une recherche qui s'inscrit sur une quarantaine d'annes et qui n'a pas dvi de son axe tout en ne cessant de modifier ses cadres, enjeux et limites en fonction de la capacit progressive mieux discerner les questions pertinentes prendre en considration et, surtout, la capacit les prendre en charge. Tout est, effectivement, question d'imagination. Il faut imaginer que ce qui est rput contradictoire ne l'est pas ncessairement, que les frontires ne sont pas l o on les pose usuellement et que les solutions sont devant nous, pratiques par les acteurs mais qu'il faut non seulement savoir les lire, comme on dchiffre une partition mais les transcrire dans un registre minent dlicat, on l'a compris, et qui est celui de le rforme juridique.

Au point de dpart, il y a une pratique de terrain d'un anthropologue qui s'immerge dans une ralit en mettant entre parenthses, tant que faire se peut, tout ce qu'il a appris du foncier, du droit et de l'histoire coloniale puisque l'aventure sur le terrain dbute au Sngal, la fin des annes 1960, prcisment chez les Wolof, socit majoritaire de ce pays mais, curieusement, trs largement sous-tudie. Ce que nous apprennent alors les Wolof est considrable et ne peut qu'tre rsum ici.

- La premire et principale rupture est que le rapport foncier est  in intellectu  et non  in re , dans leurs ttes, donc dans leurs reprsentations, et non dans la chose, en particulier inscrit dans le paysage. Ici apparat une premire dimension de notre corpus : les reprsentations d'espaces. La reprsentation d'espaces sous-jacente au droit moderne est gomtrique. Sa fonction est de mesurer (metros) le globe (ge/geos) pour lui donner une valeur d'change comme nous l'avons relev. Les reprsentations endognes africaines sont topocentrique ou odologique. Le topos est le lieu partir duquel s'exerce un matrise sur l'espace et ses ressources, le centre d'une sorte de champ magntique dont l'influence va dcroissant et qui est associ un type de pouvoir spcialis (parental, politique, religieux, conomique, etc.). Ces pouvoirs sont penss comme multiples spcialiss et interdpendants. Les matrises se compltent donc, s'ajoutent et se superposent les unes aux autres sur une mme tendue. Quant l'odos, elle dsigne en grec, la route, le chemin. Le terme odologie connote la science des cheminements, science privilgie par les chasseurs-collecteurs, les pasteurs, tous les migrants et autres populations appeles se dplacer. Ces deux types de reprsentations sont centrales dans les socits pr-capitalistes. On les croyait exclusivement attaches ce contexte pour s'apercevoir qu'on en trouve la prsence dans nos propres socits, dans notre quotidien, mais qu'on n'y attache pas d'intrt. De mme trouve-t-on des reprsentations gomtriques luvre dans les socits traditionnelles. Mais, comme l'unit de mesure n'est pas montaire, mais une dure (la journe de labeur) ou une quantit (un sac de semences), sa prsence n'est pas apparue comme pertinente selon les critres de l'conomie politique.

- Deuximement, le rapport foncier traduit des principes communautaires d'organisation de la socit. Et comme le communautarisme induit des solutions institutionnelles et juridiques n'ayant que trs peu de rapports avec ceux, dits modernes, invents par des socits individualistes, les formules des unes taient rputes ne pas tre valables pour les autres. Si ceci reste pertinent, la nature des relations possibles entre les principes communautaires et individualistes d'organisation juridique va voluer. Toute la littrature postulait que ces principes taient opposs et contradictoires, selon des modes d'exposition appels le  rfrent pr-colonial , les expriences africaines tant prsentes comme le contraire du  bon  modle de la proprit foncire (Chauveau, Dozon et alii, in Le Bris, Le Roy, Leimdorfer : 1982). Il fallait donc imaginer qu'il convenait de changer de postulat et de penser comme complmentaire ce qui tait considr comme contradictoire sur la base d'une exprience simple : puisque les Africains le font de manire reproductible et durable nous devions arriver en expliquer la cohrence.

- Troisimement, le droit ne se dveloppe pas de la mme faon selon la spcialisation progressive du pouvoir politique et selon la diversit des systmes de production : chaque activit un registre particulier, plus ou moins autonome selon le dveloppement de l'appareil juridique. Ce point ne sera que partiellement illustr ici, mais il implique une trs grande diversit de solutions foncires, certaines pouvant se satisfaire d'un outillage institutionnel rudimentaire et d'autres, tels les Wolof du Sngal, d'un appareillage beaucoup plus sophistiqu.

Bien que disposant de l'essentiel des donnes au dbut des annes soixante-dix, ce n'est qu'au dbut des annes quatre-vingt-dix qu'il a t possible d'imaginer un modle dit des matrises foncires, modle susceptible d'intgrer les modes de scurisation endognes pr-capitalistes et les catgories du droit moderne, dans le cas du code civil dont la classification rationalise favorise un tel traitement (Le Roy, Karsenti, Bertrand 1996). Reprenant les catgories de domaine public, domaine priv, proprit prive et communaux, on a montr qu'ils appartenaient un modle commun, matriciel, conu partir de deux distinctions chose/bien d'un ct, priv/public de l'autre. Puis, on a imagin pouvoir ouvrir ce modle partir de son centre et introduire ainsi d'autres catgories empruntes aux droits endognes africains : entre chose et bien on a introduit les notions d'avoir, de possession et de proprit exclusive (mais non absolue caractristique du bien). Sur l'autre axe, en dfinissant comme public ce qui est commun tous et par priv ce qui est propre une personne juridique, nous avons introduit trois autres descripteurs d'origine  communautaire  : ce qui est commun n' groupes (externe), ce qui est commun deux groupes (interne-externe), ce qui est commun un groupe (interne). Ainsi redfinies et mises en ordre, les catgories des droits  traditionnels  et  modernes  sont bien compatibles. Mais il fallait pousser l'analyse pour expliquer comment les acteurs se servaient d'un dispositif qui, sur le plan formel, en associant cinq principes de gestion (axe priv/public) et cinq statuts du rapport foncier (axe chose/bien) proposait vingt-cinq rgimes juridiques et la possibilit d'en changer, un peu comme en faisant circuler les pices sur un chiquier. En effet, les acteurs ne cessent jamais soit en raison de leurs activits ou de l'volution des modes de scurisation de changer de dispositif, mme quand ils semblent, selon des critres  modernes , parfaitement scuriss par un titre foncier. Ce jeu autorisant passer d'un rfrent pr-capitaliste la notion de bien, par exemple, ne peut, sauf ethnocentrisme et simplisme, se rfrer la notion de capital foncier qui n'est qu'un des termes du jeu et non la catgorie englobante. Pour aller au bout du modle, il nous fallait trouver cette catgorie englobante.

On explore depuis une quinzaine d'annes la notion de patrimoine comme rpondant cette exigence. Dans le cadre des rformes foncires auxquelles on a t associ durant ces quinze dernires annes, on a relev que juridiquement, politiquement, symboliquement, humainement, la notion de patrimoine est un rfrent partag et compatible avec tous les contextes. Il est donc susceptible d'offrir le cadre intellectuel grce auquel les acteurs fonciers peuvent naviguer et passer des formes non marchandes la proprit prive (et inversement) en acceptant des formules imparfaites de marchandisation. Il offre un principe non montaire mais symbolique de conversion en pouvant s'appliquer l'humanit, un territoire, au terroir d'une collectivit, aux biens d'une famille et toutes les ressources valorises comme richesses grer en commun.

N'en ngligeons cependant pas les difficults. Juridiquement, le patrimoine est le double de la personne juridique qui, en droit franais, est physique, propre l'individu, ou morale, reconnue par l'tat quelques collectifs, socits, syndicats, associations de la loi de 1901. Cette slection trs restrictive introduit des contraintes qu'il faudra amnager pour que la personnalit juridique soit reconnue plus largement des collectifs chargs d'une fonction de gestion des ressources et de scurisation de leur usage. C'est un problme que l'on trouve de manire rcurrente dans les contextes africains et malgaches. Sigrid Aubert dcrit ainsi la gestion patrimoniale de la biodiversit telle quelle peut merger aux chelles locale, nationale, rgionale et internationale :

 Lintrt de lՎtude de ces enjeux de la gestion de la biodiversit ces diffrentes chelles permet galement didentifier les priorits de conservation et dutilisation durable de la biodiversit compte tenu de lobjectif de maintien de la diversit du vivant sur notre plante.

Chaque cas dՎtude permet donc de problmatiser les donnes dobservation compte tenu des enjeux de la conservation et de lutilisation durable de la biodiversit sur le territoire concern et des positions antagonistes qui sy affrontent. Le jeu des interactions entre acteurs seffectue selon un systme de contraintes et de marges de manuvre qui, dans une perspective de gestion intgre de la biodiversit gagne tre explicite. Lhypothse est que cette explicitation devrait favoriser lengagement et la responsabilit des acteurs impliqus dans la gestion intgre de la biodiversit, notamment au moyen une organisation lgale et lgitime des droits et des obligations dans leur patrimoine respectif  (Aubert, 2006, 21)

Une autre piste explore met en vidence la relation entre les cinq types de matrises foncires et fruitires et des catgories de patrimoine (Le Roy, paratre).

Quels avantages tirer de ces approches patrimoniales ?

Ils sont au moins de trois ordres.

-  viter d'avoir raliser des oprations de rforme foncire, lourdes, onreuses et pleines de risques politiques. C'est ce que les Comores exprimentent depuis 1997 o les les d'Anjouan et Mohli ont fait temporairement scession de la Rpublique fdrale. On avait alors propos une formule a minima qui partait des pratiques d'embocagement et de scurisation foncire communautaire pour dvelopper un mode patrimonial faisant des conseils de village les forums de gestion et usant des  petits papiers  crit en arabe et du melk (droit  musulman  de possession exclusif) comme les bases de la scurisation tout en reconnaissant les modes d'occupation des terres des grands domaines coloniaux tels que lgitims localement (Sad, 2000). Malgr la crise politique et conomique et une pression dmographique impressionnante, la socit comorienne n'a pas implos, l'migration  sauvage  vers Mayotte servant de soupape de scurit temporaire. Plus durablement, il s'agira en particulier de relancer l'ouverture conomique vers les autres pays de l'Ocan indien par une organisation d'un nouveau rgime de la proprit. Les formules de gestion patrimoniale proposes se donnaient pour objectif de faire la part entre une proprit prive dstabilise la suite de la destruction des cadastres et titres fonciers entre 1975 et 1978 puis l'occupation des domaines coloniaux, une proprit  melk  individualise mais non absolue, des formes de proprit commune et le respect du droit public sur le domaine forestier pour des raisons cologiques (Le Roy, Karsenty, Bertrand 1996 : 239-250).

-  viter la crise sociale comme celle que connat la Cte d'Ivoire depuis 1998. La rforme foncire adopte cette date impliquait sans doute la reconnaissance des droits coutumiers, ce qui tait un progrs par rapport la situation d'ignorance antrieure. Mais la reconnaissance tait doublement conditionnelle, les droits coutumiers une fois reconnus devant tre convertis en droits de proprit et les procdures de rgularisation devant intervenir dans un dlai de dix ans pour les procdures de conversion et de cinq ans pour les rgularisations. Faute de quoi les terres reviendraient au domaine de l'tat, ce qui, compte tenu des dlais impartis, et vu les contraintes techniques et financires de la rgularisation des droits de proprit aboutissait, de facto, verser une grande partie des terres coutumires dans le patrimoine de l'tat. Cette  tatisation  qui ne dit pas son nom a naturellement entretenu les tensions foncires puisqu'elle pourrait autoriser l'tat raffecter les terres ainsi  purges  des droits coutumiers. Et la gnralisation de droits exclusifs et absolus renforcera la tendance xnophobe d'exclusion de tous les  trangers , mmes allochtones de villages voisins. Un auteur n'crivait-il pas que la proprit prive transforme chaque dtenteur en un petit seigneur enferm dans son bien comme dans un chteau fort. Comment construire une socit sur la base de l'exclusion (Chauveau 2000) ?

-  Amnager les passages des formes locales extra-tatiques au droit de proprit prive au rythme des usagers, selon les enjeux perus et selon des cots compatibles avec les investissements raliss. L'exemple malgache qui se dploie depuis 1995 mais qui prend une autre dimension depuis 2004 reconnat trois situations autonomes avec des procdures propres et des avantages et des obligations bien explicits. la base, un droit d'occupation est reconnu l'chelle du fokoutana unit de vie et de rsidence, sur la base de pratiques prennes, tmoignages oraux des anciens, les  pres et mres  du village, petits papiers crits relatifs la circulation de la terre au niveau le plus local. Une procdure nouvelle a vu le jour l'chelle de la commune, circonscription administrative pouvant regrouper plusieurs dizaines de villages ou hameaux. Un guichet unique dlivre un droit de proprit qui peut tre caractris comme exclusif mais pas absolu. Il permet des mutations foncires l'chelle communale, peut tre nanti. En principe, il peut tre utilis comme caution bancaire, mme sil n'offre pas la mme garantie qu'un titre foncier et pourrait rebuter certaines banques. Le titre rsultant d'une immatriculation, d'un cadastrage et d'une inscription au livre foncier est la troisime voie dont dispose le Malgache pour scuriser ses droits. Rsultat d'un processus long, complexe, coteux, a-t-on dj dit, en raison de la multitude des garanties apportes, donc des procdures de validation, le titre de proprit prive intresse, outre les citadins inscrits dans la socit moderne, des entrepreneurs intervenant l'chelle nationale ou internationale. Le nombre de ces derniers est restreint, mais l'impact de leur intervention est essentiel pour la relance de l'conomie de l'le.

L'intrt de l'exprience malgache est d'avoir un dispositif adapt des catgories d'utilisateurs ayant des besoins de scurisation diffrents et se fiant, pour la garantir, dans les parents et voisins pour le Foko, l'administration communale puis l'administration centrale de l'tat. Pourquoi imposer aux uns les techniques qui ne sont adaptes qu' d'autres ? Les premires expriences de nouveaux guichets communaux sont prometteuses. Mais, les pesanteurs des administrations domaniales et foncires l'chelle centrale et rgionale ne le sont pas moins, dans un sens naturellement qui pourrait ne pas tre favorable aux innovations institutionnelles recherches.

En guise de conclusion

Le mystre du droit foncier ne tient finalement qu' une sorte de renoncement intellectuel qui, en vertu de l'idalisme qui caractrise trop souvent la dmarche de la science juridique, interdit de prendre la mesure des demandes et attentes des oprateurs la recherche de scurisation foncire. Sans jouer les mystres, ces prtres initiant chez les Grecs aux mystres, nous avons relev que l'alpha et l'omga de notre problme, donc de sa solution, taient d'inscrire la dmarche dans l'imaginaire de tous ceux qui, un titre ou un autre, doivent scuriser leurs activits, leurs biens et, finalement, leurs conditions de vie. Si la solution retenue, issue de l'imaginaire du rformateur comme confrontation de tous les autres imaginaires, ne peut, en raison de la complexit des situations avoir la beaut d'une pure, comme le proposait le livre II du Code civil de 1804 consacr aux Biens, elle doit rendre conciliables et oprationnels les dispositifs juridiques concourrant la stabilit des changes et la pacification de la socit. Le concept de patrimoine, de gestion patrimoniale voire de gouvernance patrimoniale (Le Roy, paratre), tels que brivement prsents ici, nous proposent un cadre notionnel pour aborder les problmatiques de dveloppement durable. Si, effectivement, l'imagination peut prendre le pouvoir dans ce domaine comme dans bien d'autres.

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[1]  le droit de jouir et de disposer des choses de la manire la plus absolue condition de respecter les lois et rglements en vigueur 

[2] La valeur montaire des terrains n'est pas dtermine par le principe de l'offre et de la demande ou par un talon de rfrence, tel le m2.