Comment aborder la sécurisation foncière

de l’agriculture moderne à la périphérie de Libreville (Gabon) ?

 

Communication au colloque

" Citadins et ruraux en Afrique à l’aube du 3° millénaire "

Université catholique d’Afrique centrale, Yaoundé,

29-31 octobre 1998

 

Etienne Le Roy, professeur

à l’université de Paris 1 (France)

directeur du DEA d’études africaines

et du laboratoire d’anthropologie

juridique de Paris

leroylaj@univ-paris1.fr

Introduction

L’étude des relations villes-campagnes a été le plus souvent le fait, peut-être même le monopole, des géographes et le regretté Gilles Sautter en avait donné un exemple précieux avec sa grande thèse de doctorat portant sur le Congo et concernant en partie la région dont je vais parler, le Gabon. En Afrique francophone, les travaux qui me paraissent les plus caractéristiques ces dernières années portent sur les petites et moyennes villes et je me souviens encore des débats extrêmement animés du colloque organisé par Monique Bertrand en 1994 à Caen sur ce thème et qui a donné lieu à une belle publication aux éditions Karthala.

Comme je l’ai moi-même expérimenté en étant associé à un programme de l’ORSTOM au milieu des années quatre-vingt " l’espace urbain comme enjeu " de l’unité de recherche Politiques urbaines de l’ORSTOM, la ville moyenne se prête particulièrement bien à l’étude des relations villes-campagnes. Dans les villes sahéliennes par exemple, l’idéal de construire la ville à la campagne a été de facto concrétisé par une si forte présence de la campagne dans la ville qu’on ne sait exactement où commence la campagne ni où se termine vraiment la ville, tant le quartier périphérique et le village suburbain partagent les mêmes spécificités. Bien plus, le travail que j’ai eu à réaliser, dans le cadre de ce programme de l’ORSTOM, sur les franges, les marges urbaines, les fronts pionniers dans des villes sénégalaises telle Thiès ou Richard Toll montrait entre autres que c’est là où s’invente la modernité de demain.

Mais ces premières réflexions ne doivent pas cacher le fait que le nombre des travaux est singulièrement réduit et que les problématiques à l’oeuvre ne sont pas toujours satisfaisantes. S’il est possible de répondre au premier point en multipliant l’envoi d’étudiants en maîtrise ou en thèse pour traiter ces questions et en privilégiant les villes moyennes plus faciles à saisir dans leur globalité par un chercheur débutant, le second point est infiniment plus complexe à aborder. C’est donc là où l’initiative de l’UCAC se révèle particulièrement bénéfique.

Pour contribuer à l’élaboration d’une pédagogie de la recherche et ainsi sensibiliser les étudiants de l’UCAC à une démarche qui doit privilégier la manière "critique " d’aborder les problèmes et de se poser des questions comme condition " surdéterminante " (disait-on jadis) dans la production des connaissances, je vais consacrer une première partie à " planter le décors ". Le point de vue que le chercheur adopte et qui est une traduction plus ou moins libre de la formation universitaire qu’il a reçue détermine le champ de questions qu’il sélectionne, donc la problématique qu’il va mettre en oeuvre et enfin la portée des résultats qui en sortiront.

Ces résultats constitueront la seconde partie de cette communication. Pour des raisons de proximité géographique et temporelle et plutôt que de revenir à mes travaux de terrain en Afrique de l’ouest de 1984 à 1994, j’ai préféré exploiter des résultats élaborés en septembre 1997 et concernant la ville de Libreville et la région de l’estuaire au Gabon . Mais, je suis tenu par un devoir de réserve à l’égard du maître de l’ouvrage qui a commandé ce travail. Ainsi, l’éthique professionnelle qui est une autre dimension de la recherche scientifique à laquelle les étudiants de l’UCAC devront être sensibilisés n’autorise à exploiter que des informations rendues publiques préalablement à la mission et à considérer que les résultats présentés doivent être considérés comme une interprétation personnelle du chercheur n’engageant ni le maître de l’ouvrage ni le maître d’oeuvre.

 

I - Présentation de la démarche et contextualisation du problème

Je vais ici retenir trois points. Tout d’abord je décris de manière synthétique le point de vue disciplinaire, anthropologique dans ce cas, que j’ai adopté au fil d’un parcours intellectuel que je ne rappelle pas mais qui pourra être évoqué dans les discussions relatives à cette communication. Je ferai ensuite de même pour ce qui concerne la lecture foncière, l’économie de la présentation étant compensée par la disponibilité en cette fin de décennie quatre-vingt dix d’ouvrages de référence en langue française qui permettent aux étudiants de combler un éventuel manque d’informations. Enfin, j’évoquerai Libreville et sa région vingt-cinq ans après un premier séjour. Le choc d’une modernité parfois agressive favorise une comparaison rétrospective qui me conduira à prendre de la distance à l’égard d’une image forte, celle du Gabon comme un émirat pétrolier où finalement le devenir d’une agriculture " moderne " est aussi déterminant pour l’avenir du pays que le fait de cultiver du blé à Doubaï. Pourquoi pas mais n’y a-t-il pas d’autres priorités ? Et si cette priorité est politico-économiquement recevable, comment la traduire en une intervention performante pour la majorité des Gabonais ?

 

Une démarche anthropologique

Ma démarche sera donc d’abord celle d’un anthropologue préoccupé par l’idée de totalité, de faits sociaux totaux pour reprendre la classique expression de Marcel Mauss, cette notion de totalité étant actuellement plutôt traduite dans le concept de complexité. De là également la préoccupation de répondre à deux exigences, incontournables pour les anthropologues du droit : prendre en considération chacun des points de vue et des sites ‘culturels’ en fonction desquels un problème est énoncé, ce qu’on appelle le diatopisme (du grec dia, à travers, topos/topoi , le lieu, le site); trouver d’autre part une explication qui prenne en compte l’ensemble de ces informations ou de ces interprétations, le dialogisme (où logos n’est pas seulement le discours mais aussi la logique comme rationalisation pour l’action).

Une telle approche me paraît particulièrement bien adaptée à l’étude des relations villes-campagnes où nous devons d’abord apprendre à observer la circulation des hommes, des idées et des richesses de la ville vers la campagne et réciproquement, donc les effets des diatopies sur les conduites humaines. Mais, l’approche dialogale, tenant compte de l’ensemble des référents logiques à l’oeuvre, a une autre vertu, celle de nous faire échapper à un piège de l’idéologie moderne que l’anthropologue Louis Dumont a appelé " le principe de l’englobement du contraire " et qui prétend caractériser objectivement la réalité tout en pensant la périphérie, le plus souvent la banlieue, comme le contraire de la ville ou du centre-ville. Cet effet de représentation est terriblement vicieux et il faut une certaine vigilance pour en détecter les implications tant en Afrique qu’en France. Pour dire les choses un peu brutalement, on s’aperçoit qu’une part importante des travaux portant sur la ville ou d’autres problèmes de société a été contaminée par cette idéologie moderne, d’autant moins détectable qu’elle s’impose au nom du progrès et de la raison et qu’il n’est pas évident de redresser la barre sans tomber de Charybde en Scylla, donc passer de l’ethnocentrisme au relativisme absolu.

L’analyse foncière en donne des illustrations manifestes et c’est là ma seconde entrée pour laquelle il faut préciser quelques règles du jeu.

Une lecture foncière

La recherche foncière a opéré des avancées importantes ces vingt dernières années et on peut sans doute regretter qu’un tel effort ne se soit pas déployé plus tôt, tant il est vrai qu’il aurait été plus facile de faire avaliser des solutions appropriées au contexte africain au moment des Indépendances qu’en cette fin de siècle marquée par une crise multiforme.

Mais on ne va pas réécrire l’histoire, plutôt rappeler trois résultats essentiels des travaux contemporains :

1- La caractérisation du rapport à la terre n’étant plus enfermée dans le seul paradigme de la propriété (privée ou publique, individuelle ou collective) parce que la question de la propriété de la terre ne se pose que dans le cadre du mode de production capitaliste, la question foncière contemporaine relève d’une pluralité de modes d’appropriation qui reflètent l’inégale inscription des acteurs africains dans le capitalisme à l’échelle nationale et internationale. C’est ce que montre notre ouvrage L’appropriation de la terre en Afrique noire. Depuis cet ouvrage, j’ai été amené à théoriser deux notions particulièrement essentielles pour comprendre de manière positive le travail d’adaptation en cours, les notions de marchandisation de la terre et les maîtrises foncières

2 - De ce fait, les politiques et pratiques foncières sont placées sous le signe de l’entre deux : entre tradition et modernité, entre loi et coutume, entre propriété et usufruit, et naturellement entre ville et campagne. On parle donc du paradigme de l’entre deux pour caractériser un ensemble d’innovations qui ne se situent pas en ruptures mais se présentent comme des adaptations, des réinterprétations, parfois des inventions sous l’apparence de la tradition, bref des mélanges plus ou moins heureux mais fonctionnels à court ou moyen terme associant continuités et transformations, s’insérant dans des véritables stratégies et justifiables d’une lecture dynamique. Ajoutons également que nous avons renoncé à les analyser en terme de " transition foncière ", expression forgée à partir de celle de " transition démographique " mais inopportune dès lors qu’elle supposerait qu’on est assuré de connaître le terme de l’évolution, la généralisation de la propriété capitaliste. Or tel n’est pas le cas.

3 - Enfin, et pour tenter de conjuguer cette diversité de phénomènes et de facteurs, donc en vue de donner une unité à la politique foncière tout en respectant la pluralité de ses composantes, nous avons été amenés, dans La sécurisation foncière en Afrique précité, à proposer un dépassement des choix de modes de gestion foncière retenus par les réformes foncières. Au delà de l’opposition, d’inspiration très exogène, entre une gestion publique (en perte de vitesse avec le reflux des expériences socialistes en Afrique) et une gestion privée (qui ne fait que privilégier un capitalisme " égoïste " disait L. S. Senghor en 1964), nous proposons une voie intermédiaire, " dans l’entre deux ", la gestion patrimoniale. La gestion patrimoniale n’interdit pas une évolution vers la propriété privée qu’elle considère comme une des solutions à la sécurisation foncière. Mais, tout au plus, la propriété privée n’est qu’une des vingt-cinq solutions proposées pour encadrer et sécuriser les pratiques des acteurs. On considère en particulier qu’il faut bien distinguer entre un droit exclusif et un droit absolu. Seul un droit absolu autorise l’aliénation de la terre donc l’exercice du droit de propriété de l’article 544 du code civil : le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue. Or, dans le quotidien, les producteurs africains vivent ce paradoxe qu’un droit exclusif peut sécuriser, alors qu’un droit absolu peut insécuriser absolument.

De même, la gestion patrimoniale prend en considération et organise le respect d’intérêts qui vont au delà de la simple satisfaction des besoins " privés " et qui sont dits " généraux ". Mais la démarche fait la part entre ce qui relève d’un groupe, d’une alliance entre deux groupes, de rapports entre " n " groupes et enfin de ce qui est commun à tous au sein d’une société politique et qui est dit " public ".

La théorie des maîtrises foncières présentée dans notre ouvrage permet, en croisant les modes d’appropriation et les modes de cogestion de la terre, de proposer une gestion paritaire et

décentralisée de l’espace et de ses ressources sous le signe de la patrimonialité. Elle permet de faire la plus large place aux conceptions et aux pratiques communautaires donc aux représentations majoritairement utilisées par les producteurs africains et de dépasser, en les impliquant, l’opposition simpliste entre mode public et mode privé de gestion foncière.

 

Libreville et sa région : enclave dans un émirat pétrolier ?

En première approximation, Libreville, forte de 450.000 habitants, soit près de la moitié de la population gabonaise correspond assez bien à une économie d’enclave dans la forme typée de l’émirat pétrolier. Détaillons quelques traits qui pourraient faire croire dans les vertus d’une telle explication avant d’en critiquer l’implicite, la référence à un " désert "gabonais par assimilation entre l’espace sableux et celui de la grande forêt, trop simple pour être honnête.

L’assimilation du Gabon à un émirat pétrolier est un cliché journalistique qui tient à quelques ressemblances avec des situations observables dans le golfe persique. Passons sur la conversion à l’Islam de son président, El Hadj Omar Bongo, pour retenir quelques variables plus assurées

- 1° L’économie de rente tout d’abord induit la ressemblance la plus nette. Le Gabon a vécu depuis les années trente sur les revenus tirés de trois rentes, le bois, le manganèse et le pétrole. Chacune de ces rentes a été valorisée de manière efficace sur le marché mondial en laissant aux exploitants, des sociétés étrangères dont la plus célèbre actuellement pour des raisons extra économiques est la société française ELF-Gabon, une large marge de manoeuvre à condition d’assurer des revenus réguliers à l’Etat. Mais ce qui a fait la force du Gabon peut se révéler sa faiblesse et le rêve pétrolier tourner au cauchemar. Non seulement le pétrole s’apprécie mal sur le marché mondial mais surtout l’après-pétrole est là : à moyen terme et sauf découvertes inattendues les réserves seront épuisées et les ressources de l’Etat avec !

2° La deuxième ressemblance avec un émirat tient au système de redistribution des revenus tirés du pétrole. Le Gabon est le troisième pays africain par son revenu, mais les inégalités de revenus sont énormes tant entre nationaux et étrangers qu’entre nationaux : le classement du Gabon dans l’indice de développement humain fait apparaître des retards ou des contradictions considérables. Si on reprend les catégories utilisées par le sociologue Max Weber pour caractériser les modes de gestion de la domination politique on peut caractériser le régime politique depuis l’indépendance comme " une domination traditionnelle (qui) incline au patrimonialisme et, à l’apogée du pouvoir du seigneur, au sultanisme " . Dans ce système, la redistribution sélective des revenus tirés du pétrole s’avérait stratégique et seule la longue patience du chercheur et la contestation populaire ont permis à J. John-Nambo de mettre en évidence dans sa thèse sur la construction de l’Etat au Gabon l’existence d’un " complexe redistributif " géré directement par le chef de l’Etat et permettant d’acheter tant une garde personnelle prétorienne que les oppositions politiques et toutes les clientèles, au Gabon et ailleurs .

3° Un troisième trait à relever est l’extraversion de l’économie, en particulier l’extraversion de la consommation qui a une conséquence directe sur mon propos. En effet, chargé d’identifier à quelles conditions et, pour ce qui me concerne, sur quelles bases foncières il serait possible de favoriser et d’organiser une agriculture moderne dans la région de l’estuaire proche de la capitale, l’équipe en charge du dossier s’est posée la question de bon sens : y a-t-il une place pour des activités agricoles au Gabon ?

On aurait pu croire que l’extrême dépendance du Gabon pour ce qui concerne la quasi totalité de sa consommation alimentaire aurait laissé certaines marges ou permis de profiter d’avantages comparatifs ou de rentes de situations particulières. Or, sauf de manière marginale, il n’en est rien et il est plus économique d’importer du Cameroun les produits vivriers plutôt que de les produire sur place, tant il est vrai qu’on ne crée pas un paysannat par un coup de baguette magique et que les ‘civilisations du panier’, comme les caractérise R. Pourtier, développent des pratiques de chasseurs-collecteurs non d’agriculteurs.

4° Un quatrième trait assimilant le Gabon à un émirat pétrolier, est la très forte dépendance à l’égard des étrangers en général, des expatriés européens en particulier. La technologie est entre les mains de ces derniers, et une part importante des investissements en travail dépend des étrangers. C’est en particulier le cas du secteur agricole et spécialement du maraîchage intra- ou péri-urbain qui est très largement aux mains d’Africains immigrés, Maliens, Burkinabé, Béninois, Nigérians, Guinéo-Equatoriens... libres de dépendances claniques ou tribales à l’égard des maîtres de la terre mais toujours dépendants de mesures discriminatoires ethnocentriques ou racistes. Quand une force de travail se propose dans la région de l’estuaire pour s’investir dans le travail de la terre, il est rare qu’il s’agisse d’autochtones. Il peut s’agir de groupes apparentés mpongwé, de voisins venant des régions centrales du pays, de pays proches (Guinée équatoriale et Cameroun partageant les mêmes populations Fang), et enfin de ceux considérés comme de vrais étrangers. Cette gradation de situations connote un statut social, économique et politique qui n’a rien à voir avec le Droit qui reconnaît et protège le droit de propriété des étrangers et qui autorise une insertion dans la vie économique nationale qui va d’une facile inclusion dans la vie locale pour l’exparié français à une exclusion à peine masquée de l’étranger africain travailleur manuel. Disons qu’au Gabon il n’est pas bon d’être étranger si on est " du mauvais coté du manche de la cognée ", Africain, pauvre et démuni de protection. Cette situation rétroagit également sur la question dont nous avions à traiter : de même que le segment de marché alimentaire disponible se rétrécit comme peau de chagrin, avec la réhabilitation sur crédits de la Banque mondiale des axes routiers liant le Gabon au Cameroun, de même la main d’oeuvre agricole voit son statut si fragilisé qu’il est très risqué d’investir sa force de travail et ses économies dans le foncier si on est étranger; d’où des stratégies de précaution de la part des étrangers qui, ainsi pour les maraîchers, réduisent leurs investissements aux seuls instruments aratoires susceptibles d’être facilement réalisés en cas de menaces d’expulsion.

5° Le cinquième trait de comparaison va nous introduire en fait aux spécificités qui font l’espace forestier dans la région de l’estuaire incomparable avec le désert sableux du Bédouin d’un émirat du golfe persique. Un colloque récent à Niamey sur les sociétés pastorales au Sahel a permis de mettre en évidence le fait que les sociétés de chasseurs collecteurs et les sociétés de pasteurs construisent de manière privilégiée leurs rapports à l’espace et aux ressources à partir d’une représentation commune que j’ai qualifié d’odologique (propre à une science des cheminements, odoi) pour la distinguer des représentations topocentriques des sociétés d’horticulteurs et d’agriculteurs et des représentations géométriques qui sont à l’origine de la propriété moderne. Dans sa thèse de doctorat en Droit et concernant les Fang qui étaient chasseurs-collecteurs et horticulteurs, Marcel-Roch Nguema-Mba avait montré en 1972 les particularités du droit coutumier dans cette zone progressivement occupée par les Fang du XVIII° siècle à la fin du XIX° siècle. Le droit foncier Fang, dans les conditions particulières d'une société en migration vers la côte et à la recherche d'échanges marchands, n'avait développé jusqu'au début de ce siècle que deux des trois volets qui peuvent composer, classiquement, un système foncier traditionnel. Dans une situation de semi-itinérance et d'absence de pression démographique, le droit coutumier foncier repose sur un mode d'exploitation des sols à l'intérieur de la communauté villageoise et sur une organisation très développée de la circulation, selon leurs standards de l’échange, des produits de l'agriculture, de la collecte ou de la chasse. La "répartition des terres entre les groupes" comme système spécialisé correspondant le plus directement à ce que le juriste civiliste entend par "système foncier" n'avait pas besoin d'être explicitement organisée dès lors que les rapports entre groupes non jointifs ne le justifiaient pas. Nous sommes là en présence d'une "dialectique du vide" pour reprendre une analyse de R. Pourtier. C'est le début de l'urbanisation de Libreville avec l'arrivée de populations allogènes et la fixation, plus ou moins volontaire durant la période coloniale, des villages sur les principaux axes routiers qui vont faire émerger et concrétiser pleinement ce système de répartition des terres.

La répartition des terres repose sur le principe de l'antériorité des droits résultant de la première occupation paisible (découverte) ou d'une dépossession purgeant explicitement et complètement les droits acquis. Cette dépossession, naturellement exceptionnelle, était l'expression d'un rapport de force (conquête) et des tensions dont la solution exigeait jadis des procédures religieuses et dont a profité ensuite l'Etat colonial puis l'Etat gabonais (procédure dite de purge des droits coutumiers). Ces droits sont "primaires" au sens de premiers (plutôt que "éminents"). Leur exercice peut être délégué dans le cadre de rapports d'hospitalité sans qu'il soit possible pour le délégataire de remonter à l'origine de la première occupation (imprescriptibilité des droits coutumiers) sauf à prendre le risque d'une dépossession violente ouvrant un conflit "existentiel". Ces droits délégués forment actuellement l'essentiel du cadre foncier du maraîchage à Libreville. Ils ont servi de base à l'accueil des Allochtones dans les périphéries urbaines puis dans les villages de l'estuaire. C'est en fonction de leur logique de droits délégués par la famille ou le village du fondateur que les droits fonciers des périmètres agricoles de l'IGAD -dont nous reparlerons en point II- sont interprétés par leurs voisins, alors que bornage et réquisition d'immatriculation ont fait passer -en théorie- ces terres dans le domaine de la propriété privée. Nos observations de terrain ont montré que si les principes de la législation foncière sont connus des ruraux, cette législation est inappliquée car elle ne les concerne pas. Si elle doit être mobilisée, elle doit être réintégrée dans un processus endogène d’insertion de l’étranger dans le village et par application des lois de l’hospitalité.

Cette présentation souligne ainsi que l’espace forestier, pour abandonné qu’il paraisse " de loin " est en fait remplis de lieux de mémoires des différentes phases de l’occupation et parfois de la dépossession récente par des étrangers (les forestiers par exemple). Un extrait de l’article précité de R. Pourtier nous montrera que ces espaces réputés désertiques sont bien remplis en combinant des représentations " odologiques " majoritaires et des représentations " topocentriques " :

" A l’omniprésence de la forêt correspond une " topo-logique " particulière. L’espace s’y compose de centres, de confins, d’itinéraires. Au centre de chaque espace élémentaire, le village, point fixe, au moins durant plusieurs années, pivot autour duquel s’effectue la rotation des champs. A partir de ce centre, un gradient dégressif d’appropriation matérielle et mentale. Dans un rayon de quelques kilomètres -qui définit le terroir- la forêt est connue de tous les villageois; champs, jachères, forêt intacte y composent un puzzle embrouillé pour le regard étranger mais rempli de signes pour ses usagers. Les droits fonciers en attestent la cohérence. Mais cette cohérence se dilue en des confins d’incertitude; les lieux connus se résolvent en de simples itinéraires qui se raréfient avec l’éloignement du centre. Ces itinéraires sont ceux de la chasse : leur profondeur dépend du savoir des lieux et de la témérité des chasseurs.

Chaque village reproduit un dispositif identique; la combinaison de l’ensemble fait apparaître un modèle ondulatoire d’espace, avec ses noeuds (village, centre) et ses ventres (confins plus ou moins distendus selon la densité générale). Pratiques foncières -et droits fonciers- diffèrent selon les types de lieux ressortissant à ce dispositif. Et selon l’usage de l’espace : espace de production agricole, espace cynégétique, espace de la reproduction sociale. "  (op. cit; 11-12)

C’est donc dans un tel contexte qu’intervient l’Institut Gabonais d’Assistance au Développement (IGAD) sur des financements pétroliers relayés par des crédits de la Caisse Française de Développement. Le numéro spécial de Marchés tropicaux sur le Gabon en le présentant écrit que son "objectif est d'apporter un appui aux créateurs de petites entreprises agricoles (...) et para-agricoles en installant des périmètres pilotes". L’IGAD a ainsi développé ces dernières années une politique d’installation de jeunes agriculteurs. "Le projet "périmètres vivriers" de l'estuaire", lancé en 1993 et financé par la CFD (750 millions de F CFA) vise à installer des petites exploitations de polyculture vivrière dans un système de culture en couloir (agro-foresterie), cultivées par des familles. 49 exploitations aménagées (98 ha sur 197 ha) sur 9 périmètres situés sur l'axe Libreville Kango" (Marchés tropicaux, p. 35).

Les agriculteurs , mariés en principe, réunis dans le cadre d’un périmètre local comprenant cinq à huit bénéficiaires doivent devenir des entrepreneurs schumpétériens propriétaires de leurs moyens de production. Ils ont donc vocation à devenir propriétaires fonciers et ceci dans un contexte bien particulier : en dépit d’une " évolution du droit d’usage de la terre vers la vente et la location  " on doit noter que ce processus s’inscrit " dans un contexte d’une très grande traditionnalité, et sans que l’insertion dans le marché n’implique l’abandon des procédures coutumières : l’usage et l’appropriation de la terre sont des garanties d’accès aisé à ce moyen de production ". A l’apparence d’un marché capitaliste voulu et porté par l’Etat s’oppose la réalité d’une tradition dont on doit examiner les implications.

En fait, le nombre de bénéficiaires, une cinquantaine, et le montant des investissements financiers sont relativement peu importants. L’enjeu n’est pas d’assurer l’autonomie alimentaire du pays , de la capitale voire même des quelques gros villages de la région de l’estuaire. L’enjeu est de l’ordre du symbolique et de l’identité nationale. L’investissement dans l’avenir doit-il continuer à promouvoir une extraversion à tout va , au nom du progrès et de la modernité comme le soutient le parti au pouvoir ? Doit-il se ressourcer dans des valeurs locales et promouvoir une éthique sociale et politique typiquement gabonaise, voire Fang dans la région de l’estuaire , comme le souhaitent les partisans " bûcherons " du père Mba Abessolé, maire de Libreville ? Ne peut-on, de manière plus pragmatique, trouver dans la gestion patrimoniale une voie moyenne qui concilie des valeurs différentes tout en autorisant un investissement dans le foncier ?

 

II -Une alternative entre deux modes de sécurisation foncière

A ma connaissance, il n’existe pas de proposition d’alternative institutionnelle et politique à la généralisation de la propriété, l’option paraissant être en cas de victoire électorale de l’un ou l’autre parti d’opposition de remettre à plat la politique foncière. Seul le domaine du règlement des conflits fonciers a fait l’objet de réflexions.

Chacun constatant la forte insertion du pays dans le capitalisme, plutôt qu’une alternative entre deux voies, une voie privative et une voie patrimoniale, il faut considérer la démarche patrimoniale comme un mode d’approfondissement d’une sécurisation foncière privative élargissant les registres de la propriété privée pour rencontrer les conceptions et les pratiques de l’ensemble des acteurs et pas seulement des dominants. Commençons par comprendre la politique de l’IGAD et les problèmes qu’il rencontre.

L'approche foncière de l'IGAD

Ces contraintes foncières ont fait l'objet, dans le numéro précité de Marchés tropicaux, d'un encart (1996 p. 36) sur "la question foncière" qui paraît avoir été inspiré par la direction de l'IGAD et représente assez exactement la manière selon laquelle les contraintes foncières dans le développement d'une agriculture sédentaire sont posées.

"Le modèle de développement agricole basé sur la petite entreprise privée pose le problème de l'accès aux terres disponibles et de leur appropriation. Or, la question des droits fonciers n'est pas aussi simple à régler qu'il n'y paraît. Car, si selon le droit la terre appartient à l'Etat, dans les faits, il existe un usage traditionnel codifié de la terre. Généralement, la coutume reconnaît les droits du premier occupant et associe l'attributaire de la terre à la formation des clans. Ce sont les chefs de groupes lignagers qui assurent la gestion des terres. L'appropriation des terres disponibles devient donc un enjeu, source d'éventuelles tensions, quand la charge démographique est forte (en particulier autour des grandes villes, là où les nouveaux 'propriétaires' sont originaires de régions différentes (tensions ethniques).

L'IGAD , confronté à ce problème, opère en plusieurs étapes. Après avoir sélectionné des zones propices aux projets vivriers qu'il appuie, il entre en contact avec le chef des terres du village. Celui-ci, après négociation, met à sa disposition des terrains. Les "occupants" usagers sont éventuellement indemnisés si leurs terres ont été mises en exploitation. Une procédure administrative est ensuite engagée auprès de la préfecture qui, avec la Commission d'attribution des terres, attribue la terre à l'IGAD. Les terrains acquis sont alors bornés. Après installation des exploitants et au terme de deux ans de mise en valeur, la Commission dresse un procès-verbal de mise en valeur et l'IGAD devient propriétaire des terrains. Un titre foncier est délivré. L'exploitant ne devient propriétaire qu'après remboursement des investissements (maison, sol, intrants...) réalisés par l'IGAD (sorte de location-vente) soit après cinq ans environ".

Cette approche de la question foncière repose sur deux choix :

- la recherche de la propriété privée de la terre comme condition de l'émergence d'une petite entreprise agricole,

- la représentation de l'Etat dans l'exercice de son monopole foncier : "l'IGAD c'est l'Etat" entend-on lors des entretiens dans les villages.

Or, "dans les faits", comme le reconnaît le texte de l'encart ci-dessus, les pratiques diffèrent fortement du texte de la loi. Dès lors, cette tension entre une approche normative ("ce qui doit être pour faire prévaloir la norme de la modernité") et une lecture pragmatique ("voilà comment les sociétés réagissent effectivement") n'est susceptible de solution qu’en associant tous les usagers à la gestion de l’ensemble des espaces et des droits concernés.

Pour ce qui concerne le statut foncier des maraîchers en situation intra-urbaine, une enquête réalisée pour le compte de l'IGAD en 1995 confirme ce diagnostic : " le secteur maraîcher librevillois paraît isolé du monde institutionnel. (...) Le régime foncier des exploitations est très précaire, l'accès au financement est peu développé et les produits proposés par les organismes spécialisés ne correspondent pas aux besoins de la profession" .

Il en est sensiblement de même pour les agriculteurs en situation péri-urbaine. Compte tenu de la présentation de la démarche d'introduction du dossier foncier auprès des détenteurs coutumiers, de la puissance publique et des exploitants par l'IGAD la pratique peut souffrir deux observations.

La première observation n'est pas liée à l'IGAD mais aux lenteurs des procédures domaniales. Bien qu'initiées en 1993 et bénéficiant d'une sorte de privilège de service public, les procédures diligentées pour l'attribution d'un titre foncier sur chaque périmètre n'avaient toujours pas abouti en septembre 1997. Si une solution favorable est prévisible, ce sera au terme d'un parcours compliqué et incertain. L'immatriculation foncière pour la sécurité des acteurs ne peut être durable et généralisable que si la procédure est facilement reproductible et accessible aux futurs exploitants. Le nombre des interventions, les coûts directs et indirects peuvent décourager les esprits les plus engagés dans la libre entreprise agricole.

La seconde observation a trait à l'insertion sociale des périmètres dans l'environnement villageois. En dépit d'une négociation initiale avec les détenteurs coutumiers, les moyens employés restent insuffisants, étant sans doute décalés des procédures traditionnelles pour obtenir un consensus local sur "la purge" des droits coutumiers. On est ainsi frappé de l'insécurité potentielle qui caractérise les périmètres. L'opinion dominante est que l'IGAD est un projet classique, à vie courte, et qu'après la période de présence directe de l'IGAD mobilisant l'autorité de l'Etat les choses reviendront en l'état : les terres à leurs anciens occupants et les installations à la forêt vierge, nonobstant les titres fonciers.

Les propositions de solutions initiées par l’Etat : simplification et rationalisation

La politique de l’Etat gabonais a été précisée par une note dans le cadre de la préparation de la charte des investissements en avril 1997 :

"En ce qui concerne le secteur foncier, la réflexion doit porter sur la révision des procédures foncières qui freinent l'accès à la propriété, l'élaboration d'un code foncier, l'étude de l'impôt foncier qui, généralement, sert de base de financement des collectivités locales et sur les nouvelles possibilités d'accès à la propriété en vue de proposer des mesures concrètes pour la Charte des investissements. "

Reprenons chacun des quatre objectifs assignés.

- La simplification des procédures freinant l'accès à la propriété

La principale mesure concernerait l'attribution directe des terrains en pleine propriété. Dans la procédure coloniale classique, la réquisition d'immatriculation suivie d'un bornage permettait l'obtention d'un titre provisoire sur un terrain réputé toujours appartenir au domaine. Ce n'était qu'au terme d'une période déterminée par les clauses de la concession que le transfert du terrain pouvait être obtenu et le titre définitif acquis, sous condition de mise en valeur. C'est en effet cette condition qui est la clef d'une transformation de la valeur d'usage de l'immeuble en valeur d'échange en prenant en considération l'ensemble des investissements qu'exige la mise en valeur. C'est ainsi qu'on peut considérer la terre comme un bien,, " une chose ayant une valeur monétaire et susceptible d’appropriation ", donc reconnaître l'exercice de la propriété privée.

Outre un raccourcissement des délais des procédures, les commissions domaniales n'ayant plus à se rendre sur le terrain que pour la reconnaissance initiale, la démarche assujettirait aux impôts fonciers un ensemble considérable de terrains urbains, ensemble jusque maintenant non assujetti en vertu d'une réglementation excluant les terrains sous concession provisoire de la fiscalité foncière (sans doute pour favoriser les investissements, donc la mise en valeur). Il s'agirait donc d'une avancée du contrôle de la puissance publique, à condition que la fiscalité foncière soit effectivement d'une part dissuasive pour les auteurs de spéculation foncière sans mise en valeur immobilière, d'autre part équitable par une imposition foncière juste et égale pour tous. (voir infra)

La concrétisation d'une telle démarche passe par la création d'un parcellaire dans le cadre d'une modernisation du cadastre, la reprise du schéma d'urbanisme, une nouvelle coordination entre services, la formation continue des personnels...

- La codification

Le rapport indique que "dans le domaine foncier, la réglementation est abondante comme le montre le répertoire existant sur les textes d'urbanisme, d'habitat et d'aménagement foncier. Cependant, la liaison entre ces divers textes n'apparaît pas toujours d'une façon évidente et il conviendrait de les rassembler dans un véritable code foncier. Ce travail soulignerait ceux des textes qui ne répondent pas à un véritable besoin, ou qui ne sont plus adaptés au contexte actuel et d'effectuer un toilettage dans le sens d'une simplification" (p. 4).

Cette démarche correspond à la tentative, en France, de codifier l'ensemble de la vie juridique. Les difficultés de la codification du droit de l'environnement, par exemple, illustrent la diversité des points de vue et des intérêts des Administrations concernées et l’impossibilité d'arbitrage en l'absence d'une volonté politique forte. Un ravaudage du tissu législatif ne remplacera pas un nouvel habit juridique, surtout si la politique de développement rural entend répondre à ses objectifs propres.

 

- Une fiscalité foncière équitable

L'équité étant l'objectif proclamé, le rapport précité note qu'il "faut également que la charge soit également répartie ce qui implique une identification exhaustive des assiettes foncières. Le retard pris par le cadastre en matière de création de parcellaire et d'évaluation immobilière par rapport aux occupations réelles de la terre rend cette tâche particulièrement difficile. Un impôt assis sur le cadastre actuel pourrait ainsi constituer une prime à l'illégalité; aussi, la mise en place d'un impôt foncier devrait au contraire inciter à la régularisation. (p. 5)" Ce diagnostic "urbain" ne réfère pas aux situations rurales où l'incertitude quant aux "propriétaires" est notoire. Cet objectif de généralisation d’une fiscalité foncière est donc un horizon incontournable des politiques foncières, mais il reste "à" l'horizon, comme objectif proclamé depuis un siècle et non concrétisé.

- Les nouvelles possibilités d'accès à la propriété

Le rapport précité est peu précis et relève seulement que "la réglementation actuelle, adaptée à l'attribution individuelle, ne répond pas aux nécessité de la promotion immobilière d'envergure seule à même de combler la pénurie" (p. 5).

Le rapport note également, "de façon complémentaire, une réflexion de fond sera à mener par nos chercheurs (enseignants, géographes, sociologues...) afin d'intégrer au mieux le fait culturel dans la réglementation foncière. La prospective portera notamment sur les rapports et conséquences de l'urbanisation dans les établissements humains traditionnels, et sur les problèmes particuliers que pose le développement des villes sur les espaces réservés aux coutumes et aux traditions" (p. 5).

Pour positives que soient les orientations de ce scénario visant à la simplification et à la rationalisation, les difficultés et obstacles identifiés gardent à cette politique le caractère aléatoire qu'elle a eu depuis le début de ce siècle. Selon une expression américaine, il s'agit "d'un vin nouveau dans de vieilles bouteilles", au risque du vinaigre. Ne devrait-on pas tenter d'innover pour éviter que les mêmes causes ne produisent les mêmes conséquences ?

 

Un scénario de gestion foncière rurale paritaire et décentralisée, pour conjuguer la légalité et la légitimité coutumière par une démarche patrimoniale.

Si "le Droit n'est pas seulement ce que disent les textes mais principalement ce qu'en font les usagers-citoyens", une politique juridique prônant une gestion durable et reproductible doit reposer sur une mobilisation et une responsabilisation de ses bénéficiaires. Il s'agit dès lors de promouvoir une gestion locale des ressources renouvelables qui ne se contente pas d'inverser la démarche descendante de la conception "participative" classique (up to bottom) mais de "penser les problèmes avec une simplicité de moyens et d'intervention qui rendent incontournable la pratique d'une négociation avec les populations locales dans un rapport garantissant l'autonomie des choix et de décision des communautés locales. Ces exigences débouchent en fait sur ce qu'il est convenu d'appeler la négociation patrimoniale".

C'est donc selon l'enjeu neuf de la gestion patrimoniale qu'il conviendrait de reconceptualiser la politique foncière sous-tendant la nouvelle approche du développement rural par le gouvernement gabonais.

Cette démarche devrait envisager la gestion foncière locale sous l'angle plus large -et donc politiquement moins sensible- de la gestion des ressources renouvelables situées sur le territoire villageois. Elle devrait donc inclure la gestion forestière et également être expérimentée, l'expérience associant au titre du suivi-évaluation une équipe universitaire nationale à désigner.

Pour justifier cette approche, il faut relever qu'un besoin de gestion locale a été diagnostiqué par des études précédentes. Henry Panhuys, traitant de "l'insertion sociale du projet vivrier", préconise parmi ses recommandations relatives à l'insertion des périmètres dans les villages d'implantation " pour tous les villages-sites (de) favoriser la mise sur pied de "comités" de gestion foncière du terroir et du territoire villageois, chargé, dans un premier temps, de garantir la validité des transferts en pleine propriété légale des terrains des périmètres IGAD et de les protéger contre tout empiétement ou saccage éventuel, dans un deuxième temps, de réfléchir sur les voies et moyens de maîtrise d'une agro-foresterie et d'un aménagement villageois réadaptés aux exigences de l'évolution (au plan technique, spatial, économique, social et culturel ".

Dans le corps du rapport, ayant relevé que le choix des sites se fait sur des critères plus techniques que sociaux et que la procédure de négociation n'induit pas de concertation suffisante avec l'ensemble des acteurs concernés, l'auteur précise l'objet de ces comités villageois :

Leur objet "serait un règlement social préalable dans le cadre du droit foncier coutumier, le palabre villageois présentant à cet égard de multiples vertus pour aboutir au consensus et à la transparence souhaitable.

Pour éviter toute équivoque, on devrait même réunir une commission foncière villageoise qui fournirait son aval coutumier pour la cession du terrain à l'IGAD et pour sa protection contre toute intrusion ultérieure. Plus fondamentalement, l'idéal serait que chaque village puisse se doter d'un comité de gestion du terroir, de l'espace et des équipements villageois" (1995 p. 40).

Henry Panhuys souligne que la création d'un périmètre représente "l'irruption dans l'univers villageois d'un mode de tenure du sol (et de la culture) radicalement différent, sinon contraire aux modes coutumiers. En effet, le droit dit coutumier est un droit de la pratique sociale endogène alors que le droit dit "moderne" est un droit de la légalité juridico-administrative exogène. Pour que l'IGAD puisse acquérir le terrain et en user en pleine propriété, sans risque de contestation, par un quelconque prétendant, il est essentiel que les détenteurs coutumiers et les ayant-droit aient donné leur accord en pleine connaissance de cause, préalablement à toute application de la procédure légale d'acquisition et, de surcroît, une fois le périmètre acquis, borné, qu'ils en soient clairement informés" (1995 p. 67-68).

Une telle démarche apparaît ainsi largement justifiée. Si une expérience pouvait être menée localement, sous le couvert du Ministère de l'Agriculture et avec l'approbation du Ministre en charge du dossier, il serait possible d'en dégager les leçons pour adapter la législation aux nouveaux besoins et fonder le développement rural sur l'exigence de l'Etat de Droit. Au reste, dans une telle démarche qui fait davantage confiance dans les hommes que dans une réglementation procédurière, la législation doit fournir les principes généraux et la réglementation la procédure du travail en commun, en laissant aux forums (tels ces comités villageois) la responsabilité de répondre aux besoins d'une gestion adaptée aux conditions locales.

En conclusion, on peut prendre la mesure des implications différentes de ces deux démarches l’une classiquement institutionnelle, l’autre participative et patrimoniale et seule à même de fonder les rapports villes-campagnes sur une réelle complémentarité de points de vue et d’objectifs. Si la démarche patrimoniale venait à être préférée comme support de la politique foncière dans le développement de l’agriculture moderne, de nouvelles procédures devraient être initiées pour passer des objectifs que nous avons dégagés à la stabilisation juridique des nouvelles situations ainsi sécurisées par le biais de contrats de gestion patrimoniale dont nos travaux depuis 1996 dessinent les orientations. Il faut en effet apprendre à concilier des objectifs concernant une diversité d’acteurs, ceux qui sont ici, au village, et ceux qui sont là-bas, en ville mais qui restent concernés par l’avenir du village qui les a vu naître. Il faut également conjuguer des logiques différentes, celles des villageois, mais aussi les logiques administratives nationales et les critères de décision des bailleurs de fonds ou des ONG de développement de type Organisations de Solidarité Internationale (OSI). Il convient toujours de prendre en considération les intérêts des générations futures, mais aussi ne pas négliger la manière selon laquelle les ancêtres ont abordé et résolu certains problèmes. Situer l’approche patrimoniale dans le passé, dans le présent et dans le futur est une des grandes leçons des expériences que nous développons dans l’océan indien, en particulier à Madagascar.

Henri Ollagnon, un des premiers chercheurs à s’être préoccupé d’approche patrimoniale écrivait que cette démarche est la première à se préoccuper de qualité ou de prix de la nature. Il est possible d’élargir cette affirmation en posant que la démarche patrimoniale doit se préoccuper à tout prix de la nature et de la qualité de la vie, telle qu’elle est , ni belle ni laide, la vie qui, plutôt que le Droit de propriété, vaut la peine d’être partagée et protégée...absolument.