La mise en œuvre de l'aménagement forestier négocié,

ou l'introuvable gouvernance de la biodiversité à Madagascar

 

Frank Muttenzer*

 

Le cas d'une dynamique locale de déforestation rencontrée à l'Ouest de Madagascar permet de mettre en contexte la politique récente de gestion paritaire et subsidiaire des ressources renouvelables. A partir de l’étude de cas, nous nous interrogerons sur le lien, souvent perçu comme intrinsèque, entre la viabilité de la politique forestière et le transfert de la gestion à des associations villageoises à travers une procédure négociée. Selon les normes du "Droit de la pratique", il n'y a pas forcément conflit d'intérêt entre les paysans et l'administration qui, tout au contraire, coopèrent dans uneéconomie parallèle des usagers. Cette économie est organisée autour de la filière charbon de bois, l'indispensable génération de revenus monétaires aboutissant dans des prélèvements non maîtrisés et dans la dégradation rapide de la ressource. Plutôt que d'induire une révolution du gouvernement local qui pourrait infléchir ce processus, le retour à une forme de constatation de la coutume au sein du "régime de la biodiversité" a tendance à exclure de la négociation les relations distributives réelles de l'économie des usagers. Faute d'être recevable par la paysannerie, la mise en oeuvre de la gestion subsidiaire des ressources permet des malentendus productifs entre les organismes de coopération convaincus de la démarche et des secteurs de l'administration agissant dans une logique de captation des flux d'aide. Les conditions politiques et idéologiques d'une renégociation procédurale de la rente de la biodiversité sont encore largement inexplorées.

 

 

"Deux grands enjeux de la politique malgache de nos jours sont la conservation et la gestion durable des ressources naturelles ainsi que la réorganisation de l'Etat et de la Société: décentraliser et transférer des responsabilités à la société civile: Bâtir le partenariat entre les secteurs public et privé. La nouvelle politique forestière est une des expressions de cette volonté commune."

Introduction

Le concept de biodiversité est maintenant si fondamentalement associé aux politiques dites de "développement durable" que son emploi par les sciences sociales est devenu courant sinon incontournable. S'il est fait allusion dans l'intitulé à une gouvernance introuvable, ce n'est donc pas avec la prétention de nier le fait social "biodiversité", mais pour montrer que ce fait existe avant tout, sous forme d’une idéologie produite par la superstructure, dans l'esprit de ceux qui gouvernent. Il n'est pas non plus question de dénoncer cette conscience fausse des vrais problèmes à traiter pour y substituer des connaissances irrecevables par les hommes chargés de mettre en oeuvre des plans d'action environnementaux. La présente contribution part du constat qu'au caractère irréaliste et aux effets insécurisants de certaines interventions correspond l'absence d'évaluation empirique de la réforme de l’Etat qui est due à un détachement dogmatique des procédés de connaissance. Le point de vue adopté est socio-épistémologique en ce qu'il postule l'existence d'un régime de production scientifique et normative en matière de gouvernance environnementale. Comme d'autres idéologies du bon gouvernement, le complexe normatif en train de se nouer autour l'idée de biodiversité fait l'objet d'indéterminisme en restant ouvert à des interprétations divergentes voire contradictoires. L'idéologie de la biodiversité est donc en principe susceptible d'évoluer de façon pragmatique, dans la mesure où faute d'être plausibles, certains éléments du complexe se heurtent à la résistance passive de la base sociale.

Madagascar est un pays confronté à de fortes pressions sur ses ressources forestières. Sous l'effet conjugué de facteurs socio-économiques, des modes de mise en valeur agricole et pastorale et des méthodes d'exploitation forestières, ces ressources ne cessent de décroître et le phénomène tend aujourd'hui à s'accélérer. Avec une administration incapable d'exclure, surveiller et punir conformément à la loi, le caractère répressif et centralisateur de la réglementation sur l'ensemble des sols et ressources a généré des situations d'accès libre de fait qui favorisent la dilapidation des moyens dont disposent les économies rurales. Il est vrai que ces facteurs se combinent différemment et s'exerçent avec une intensité variable selon les régions. Leur effet d'ensemble conduit toutefois au constat général que le pays se trouve aujourd'hui confronté à une véritable spirale de dégradation de ses ressources naturelles. Une telle tendance tendance pose un problème dont la gravité apparaît non seulement au niveau de la détérioration progressive des conditions de production agricole mais aussi au niveau du maintien de la biodiversité.

Pour faire face à la déresponsabilisation généralisée du monde rural, et notamment des paysans qui se considèrent plutôt comme des sujets que comme des citoyens ou despartenaires dans la conservation et la valorisation des ressources renouvelables, l'Etat malgache s'est engagé depuis 1995 dans un processus de décentralisation et de déconcentration administrative. Ceci dit, les contextes écologique, économique et social de l'utilisation actuelle des ressources renouvelables impliquent une approche au cas par cas qui ne pouvait immédiatement relever de la seule décentralisation administrative. Dans l'objectif d'une gestion durable, le gouvernement est donc allé plus loin en s'engageant dans une réforme de très grande ampleur de la gestion de l'accès et de l'usage de ces ressources. Selon une loi promulguée en 1996, il est désormais possible pour l'Etat et les collectivités territoriales décentralisées d'établir une structure intermédiaire plus proche de la population et répondant mieux au principe de subsidiarité. Des communautés villageoises constituées en association d'usagers peuvent se faire attribuer des concessions de droits d'usages exclusifs sur le domaine privé de l'Etat, dans le cadre de plans de gestion négociés.

Cette réforme en matière de gouvernement local mérite une réflexion à deux niveaux. A un premier niveau, elle introduit une rupture avec le monopole traditionnel de l'Etat forestier, tenant compte du fait que ce monopole n'a pas apporté les preuves d'une grande efficacité en matière de bonne gestion des ressources renouvelables ou de contribution au bien-être des habitants des zones forestières. A travers l'évolution récente du concept d'aménagement forestier, défini comme l'affectation et la répartition de ressources limitées pour atteindre des objectifs spécifiques, les préoccupations se sont progressivement déplacées des tâches techniques d'affectation et de répartition vers les objectifs de l'aménagement. Plutôt qu'en termes de production soutenue de bois d'oeuvre, on définit aujourd'hui ces objectifs en termes de gestion viable des écosystèmes forestiers dans un contexte global d'aménagement du territoire.

A un deuxième niveau, la réforme mérite réflexion parce que selon ses concepteurs, le passage à une démarche contractuelle marquerait la fin de l'approche "participative" du développement. Les différents acteurs concernés par la gestion des ressources renouvelables deviennent malgré leur diversité des partenaires avec des obligations réciproques: Etat, communautés rurales, collectivités territoriales, ONG, projets de développement ou de conservation. Ce déplacement du participatif vers le négocié repose sur la mise en place de structures opérationnelles à travers une démarche "patrimoniale". Conçue comme un facteur de redynamisation des communautés locales, elle nécessite l'intervention d'un "médiateur environnemental" chargé de faire émerger de la négociation entre l'administration et les communautés villageoises les objectifs communs de très long terme ("patrimoniaux") d'où seront déduits des contrats de transfert et des règles de gestion.

Issue à l'origine des débats qui portaient sur la conservation de la biodiversité et sur le problème d'occupation humaine illégale des aires protégées, cette politique a finalement une visée plus générale. Comme auparavant l'approche participative, la gestion patrimoniale entend répondre à la demande sociale de la population rurale qui exprimerait souvent son désir de gérer sous sa propre responsabilité les ressources de son terroir ou de sa région. A travers ces négociations patrimoniales, il devrait selon le législateur être possible d'intégrer la question environnementale dans le processus global de développement rural. Trois questions se posent alors. D'où vient ce changement de paradigme dans la gestion environnementale ? Quelles sont les conséquences de la réforme au point de vue du gouvernement local ? Quel rôle peut jouer la recherche en sciences sociales dans sa mise en œuvre ?

La gouvernance décentralisée, configuration nouvelle de l'Etat importé

Dans sa définition la plus simple, la réforme de l'administration locale vise un transfert de l'autorité, de pouvoirs discrétionnaires et de responsabilité à des unités territoriales ayant une personnalité juridique propre, donc la reconnaissance d'affaires locales avec un haut degré d'autonomie financière et administrative. Selon les critères habituellement employés par les bailleurs de fonds, la décentralisation implique, outre le transfert de responsabilités à des unités politiques régionales et aux communautés locales, un transfert concomitant de responsabilités au secteur privé et à la société civile, puis une réorientation de l'aide au développement en faveur du "renforcement institutionnel", du "renforcement des capacités" et de l'appui au transfert du pouvoir vers les nouvelles entités pour éviter le renforcement de l'autorité centrale dans le processus. Cette conception largement partagée de la politique de décentralisation traduit en faits concrets le programme d'une architecture institutionnelle rationalisée qui s'appuie sur une administration minimale, efficace selon le critère de rentabilité économique et décentralisée au maximum.

Sans chercher plus loin, les éléments de définition avancés par les décideurs permettent déjà d'apprécier la logique du processus engagé à Madagascar depuis 1995. La création de nouvelles entités juridiques, aussi bien au niveau de l'administration du territoire qu'au sein des services techniques de l'Etat, ne produit pas forcément les effets souhaités. Les communes rurales ont du mal à assumer des tâches liées au développement rural, de façon à ce que le gouvernement local contemporain rappelle sous certains aspects le dualisme juridique de la période coloniale. On semble avoir fait l'économie de repenser l'attribution de compétences aux différentes instances en termes de leurs fonctions. Or, les résultats concrets d'une politique de décentralisation dépendent en large mesure des réformes sectorielles et de la réorganisation des services techniques que ces réformes entraînent. Dans la mesure où la décentralisation et la déconcentration qui l'accompagne n'ont pas de prise sur les règles qui opèrent effectivement dans les économies locales, on doit donc s'attendre à ce que l'autonomie des collectivités territoriales soit mis en cause par un pouvoir de tutelle permettant à l'appareil bureaucratique de maintenir ou de renforcer son emprise sur la société sans pour autant assurer la coordination des tâches aux différents niveaux.

Au demeurant, il ne fait pas doute au sein des organismes de financement multilatéraux et bilatéraux que l'on réforme l'Etat dans l'objectif de rationaliser les secteurs de l'économie nationale dont le potentiel créateur de valeur est attesté. La volonté, déclarée par ces organismes, d'établir une "bonne gouvernance" supporte une telle lecture, le concept ayant permis à des instances internationales d'étendre la théorie du développementà la question de l'Etat en dépassant largement le cadre de la théorie économique et de réformer les bureaucraties de nombreux pays du Tiers-Monde en se référant à une norme apparemment plus technique et moins politique que le serait un appel à la réforme de l'Etat. Il convient dès lors d'axer la réflexion sur une ou plusieurs politiques sectorielles et d'en mesurer les incidences au niveau de la déconcentration et éventuellement de la décentralisation des services techniques de l'Etat chargés de mettre en œuvre ces politiques. Du point de vue méthodologique, seul le détour par le "sectoriel" permet d'aborder par la suite les questions "intersectorielles" soulevées par les thématiques transversales de l'environnement et de la biodiversité.

° La déconcentration sectorielle consiste à conférer des compétences propres à des fonctionnaires locaux qui restent intégrés dans la pyramide hiérarchique d'une administration centrale et sont tenus d'exercer leurs attributions propres conformément aux circulaires et instruction que leurs adressent leurs supérieurs hiérarchiques. Elle permet seulement qu'un certain nombre de décisions soient prises aux niveaux local (préfecture et sous-préfecture) ou intermédiaire (région ou province) sans remonter au niveau national. La déconcentration est le principe mis en œuvre par la nouvelle politique forestière malgache, afin de redéfinir le rôle de l'administration des Eaux et Forêts dans le cadre du transfert de gestion à des entités locales et donc pour s'inscrire dans les options nationales en matière de décentralisation, de désengagement de l'Etat du secteur productif et de libéralisation économique. L'instauration d'un nouveau mode de relation entre les différents acteurs passe nécessairement par la redéfinition de la mission de l'administration des Eaux et Forêts. D'après la nouvelle politique forestière, celle-ci sera amenéeà se retirer des activités opérationnelles et à se concentrer sur les fonctions essentielles qui doivent être assumées par les autorités publiques en tant que garantes de l'intérêt général et du long terme. Idéalement, ces fonctions vont consister à concevoir et orienter, puis à inciter et coordonner, enfin à contrôler et évaluer les actions conduites dans le secteur forestier.

° La décentralisation sectorielle suppose quant à elle la réorganisation du service technique en personnes morales autonomes ou, lorsque l'objectif est le désengagement de l'Etat, la création de nouveaux agents gestionnaires tels des associations d'usagers. Le lien rattachant les nouvelles entités juridiques à l'administration centrale n'est plus la subordination hiérarchique mais le contrôle de tutelle. Lorsque la gestion est déléguée à travers des contrats de droit administratif, la tutelle ne portera plus directement sur les lois et règlements en vigueur, mais sur les conditions du transfert de gestion convenues d'accord parties. C'est ainsi que le secteur forestier, tout en étant soumis à un régime juridique et administratif particulier, est devenu l'un des principaux champs d'application de la politique de gestion subsidiaire et paritaire des ressources renouvelables engagée en 1996. L'aspect original et innovateur de cette politique est l'idée de représentation paritaire des intérêts des gestionnaires. Son but est ainsi de dépasser une simple répartition des compétences selon le principe de subsidiarité pour instituer un régime d'exception basée sur la médiation patrimoniale, c'est-à-dire sur la négociation paritaire de règles de gestion entre l'administration compétente et les futurs gestionnaires villageois. La question se pose néanmoins de savoir si l'intervention de médiateurs environnementaux, hormis les difficultés pratiques qu'elle soulève, est susceptible de conférer aux nouvelles structures gestionnaires le statut d'autorités foncières indépendantes.

Selon la définition de Jacques Chevallier, les "autorités indépendantes" sont des autorités administratives "situées hors hiérarchie: d'une part elles disposent d'une indépendance statutaire, garantie par la désignation des membres (...), d'autre part, l'indépendance fonctionnelle résulte de l'absence de tout pouvoir hiérarchique ou de toute tutelle, de la maîtrise de leur organisation administrative et financière et de l'exercice d'un pouvoir propre de réglementation, de contrôle et de sanction". Il faudrait alors se demander si l'administration forestière est habilitée à négocier des règles de gestion qui contredisent celles du régime forestier comme le feraient des règles de valorisation économique à l'intérieur d'une aire protégée. Si ce n'est le cas et ce ne l'est évidemment pas, le pouvoir de réglementation, de contrôle et de sanction de l'autorité indépendante doit être considéré comme étant substantiellement limité par le régime administratif sous lequel s'effectuent les négociations. Le problème apparaît nettement dans le projet de décret en application de l'article 24 de la loi forestière. Ce décret est inspiré de la négociation patrimoniale prévue par la Gelose tout en la simplifiant par la codification du rôle de l'administration forestière dans les négociations avec les communautés de base. En substance, les "communautés de base" ne peuvent donc pas être considérées comme des organes paritaires indépendants avec un pouvoir autonome de réglementation. Elles restent les simples délégataires d'une série de compétences définies unilatéralement et préalablement à toute négociation par le régime forestier. On est loin d'être sorti du cas de figure de la décentralisation sectorielle.

Ceci étant, l'échec relatif dans les pays africains de l'Etat forestier montre sans trop d'ambiguïté que les espaces forestiers ne peuvent pas être isolées du reste de la société parce qu'ils sont frappés par les autres formes d'utilisation (traditionnelle, agricole, industrielle, récréative etc.) du foncier et des ressources, par les politiques sectorielles correspondantes et par la politique générale d'aménagement du territoire. Si la bonne question est désormais "comment gérer, sur un même espace, le grand nombre d'acteurs, d'usages et d'intérêts souvent contradictoires et incompatibles?", les réponses ne sont pas pour autant évidentes. A suivre le législateur malagasy, "les doctrines s'accordent actuellement sur la nécessité de responsabiliser et de faire participer les populations à la gestion directe de certaines ressources naturelles afin d'assurer l'équilibre entre l'utilisation de ces ressources et les capacités de régénération des écosystèmes base de la pérennisation des activités de développement". L'on peut pourtant se demander si cet "accord entre les doctrines" est empiriquement fondé ou si l'hypothèse de la participation est simplement le reflet d'une préconception non vérifiée. Il est impossible de répondre sans enquête de terrain.

Dans l'hypothèse opposée, le pouvoir qu'on prétend transférer par la décentralisation n'existe pas sous cette forme ou n'est pas le seul pouvoir qui existe. Le transfert du pouvoir ne saurait dans ce cas ni responsabiliser la population ni conduire à sa participation dans une meilleure gestion. Comme l'explique M. Rahnema, le problème se pose en ces termes: si l'on suppose que les gens ordinaires sont et ont le pouvoir, comment et pourquoi le leur transférer? Personne ne s'est posée cette question parce qu'elle cesse de se poser lorsqu'on part des postulats suivants:

° Le pouvoir à transférer est le pouvoir politique tel qu'on le connaît au macroniveau mais qui n'est en réalité que la possibilité d'exercer une certaine forme de pouvoir liée au fait de disposer des outils ou appareils nécessaires à cette fin.

° Ce pouvoir est le plus déterminant et le seul qui compte.

° Cette forme de pouvoir peut être transférée avec succès en toutes circonstances.

° Ce transfert, s'il devenait possible, accroîtrait incontestablement le pouvoir de la base et ne saurait en aucun cas nuire à son exercice.

De tels postulats analytiques nient la possibilité que le pouvoir puisse être organisé de façon diffuse et non pas "légal-rationnelle" comme dans le modèle wébérien. Remarquons que le point de vue habituel des sciences sociales hérite en cela de la tradition juridique occidentale qui postule l'unité du Droit, sa spécificité irréductible et la possibilité de découvrir un ordre juridique englobant sous le principe de la hiérarchie des normes. Cette tradition survalorise le rôle joué dans la régulation sociale par les règles prescriptives, générales et impersonnelles, réunies et ordonnées dans les lois et les codes. Mais ence faisant, elle passe outre les deux autres fondements du Droit qui constituent sa face cachée, c'est-à-dire "les coutumes qui expriment et condensent des modèles de conduites et de comportements" et "les habitus qui sont, dans la définition de Pierre Bourdieu, des "systèmes de dispositions durables", plus ou moins ritualisés". Si du point de vue comparatif, ces trois référents sont présents dans toute société mais selon des montages et des combinaisons différents, seule la tradition occidentale pense leur emboîtement en termes d'ordres juridiques hiérarchisés et organisés autour des trois sources reconnues, la loi, la jurisprudence et la doctrine. Le montage légaliste fonctionne donc "suivant un principe d'englobement, la norme légale absorbant les modèles qui eux-mêmes façonnent les "usages", c'est-à-dire, les habitus. Ces trois fondements s'emboîtent comme les poupées gigognes suivant un ordre hiérarchique qui ne laisse à voir que la dimension légale du Droit".

Reprenant le principe d'englobement légaliste à leur compte, les sciences sociales tendent à privilégier une seule parmi toutes les formes de pouvoir qui constituent ensemble le "gouvernement". Avec le modèle européen comme référence, les différences de son fonctionnement concret de l’Etat africain sont expliquées par l'inversion de ses attributs normatifs. La définition normative de la catégorie "Etat" est du coup réduite en instrument d'analyse sans tenir compte des rapports sociaux qui constituent réellement le phénomène. Ainsi, l'analyse du gouvernement ne laisse à voir qu'un Etat illusoire à tort perçu comme la cause unique de création d'un nouveau système social, alors qu'il s'agit en réalité d'un produit en formation permanente. Nous parlerons à cet égard d’une double importation du modèle européen de l'Etat. L'importation ne concerne pas tant les règles de droit successivement introduites dans les sociétés d'Afrique que les habitus scientifiques en amont de l'importation des textes : l’englobement légaliste ne cesse pas en effet d'être la structure inconsciente des analyses du gouvernement du seul fait qu'on entend restituer le pouvoir à la société par une domestication progressive du dispositif.

L'économie des usagers (...observer, comprendre, comparer...)

...observer...

Il convient de distinguer provisoirement deux corpus de données de terrain, respectivement liés aux discours des deux principales catégories d'acteurs, les paysans et l'administration. Tandis que le premier corpus correspond à des formes de régulation qui relèvent de l'intériorisation de modèles de comportement, le deuxième corpus fait référence à un mode d'emprise sur la société qui se veut enraciné dans une légitimité venant de l'extérieur du corps social et perçue comme incontestable à ce titre. Il faut pourtant relever que la régulation par l'Etat et par les autres instances de développement ne peut pas être "directement" appréhendée par les techniques de l'observation et de l'entretien. Rappelons que pour décrire la régulation sociale autonome, les techniques mentionnées peuvent utiliser d'une manière plus ou moins directe les catégories spatio-temporelles du discours des acteurs qui sont celles de la coutume. La régulation qui émane de l'Etat par contre ne peut être appréhendée que de manière "indirecte", c'est-à-direà travers les effets que sa mise en œuvre induit à l'interface des deux modes de régulation et en utilisant d'autres représentations d'espaces que celles inscrites dans les textes de loi et dans les manuels d'intervention sociale. Par conséquent, l'observateur qui s'intéresse à produire des données de terrain qui aient un rapport avec le réel aura tendance à remplacer les catégories spatiales véhiculées par le dispositif développementiste par des catégories commensurables avec les représentations coutumières.

° La géographie humaine du site. Des enquêtes ont été réalisées dans le fokontany d'Ambalakida, chef-lieu de la commune rurale d'Ambalakida, Fivondronana Mahajanga II, située à une heure de marche de la route nationale 4, à une trentaine de kilomètres environ de l'agglomération urbaine de Mahajanga (Majunga). La circonscription abrite un îlot résiduel de forêt naturelle sèche d'environ 200 ha, situé au milieu d'un vaste finage de savane arborée aux limites assez floues et considéré sacrée par la population riveraine. La forêt d'Andriamisara est le vivier des ruches d'où proviennent les offrandes de miel lors du rituel du fanompoambe, bain des reliques royales (littéralement "grande corvée"). Si cette forêt de l'Etat (domaine non classé) a été en partie préservée jusqu'à présent, son rôle dans la tradition sakalava ne saura à terme empêcher une dégradation qui avance sous une forte pression anthropique, essentiellement des coupes de bois pour la fabrication de charbon et pour la construction, la sélection d'essences de valeur tel le santal et l'installation de cultures par des immigrants à certains endroits. Lesdites pressions viennent des habitants des fokontany situés aux alentours (Ambalakida, Antanamifafy et ceux se trouvant sur la RN4. En effet, l'usage de la forêt n'est pas la seule affaire des anciens maîtres de la terre, les Sakalava Zafitafihana qui la tiennent pour un lieu sacré, mais aussi des immigrants antandroy qui ne se sentent pas liés par la coutume sakalava.

Le plan résidentiel d'Ambalakida permet de distinguer un secteur administratif d'un espace villageois proprement dit, situés l'un après l'autre sur l'axe principale par laquelle on accède au village. A l'entrée se situent la mairie, un dispensaire médical, un bar et une boutique, ainsi que les habitations du maire, de son adjoint, du vulgarisateur agricole, du médecin et des instituteurs, tous originaires de la région centrale de Madagascar. L'espace villageois s'ouvre un peu en retrait par rapport à ce secteur "moderne" et en avançant sur l'axe centrale, derrière l'ancien marché couvert, à moitié ravagé par le dernier cyclone, et le bâtiment de l'école qui n'a pas été touché depuis sa construction dans les années 1960. L'espace résidentiel est divisé en deux moitiés dont chacune abrite à son tour deux quartiers distincts, de l'ordre d'une vingtaine de cases par "quartier". Cette organisation de l'espace villageois reflète les différentes appartenances qui caractérisent ses habitants.

La population est constituée de deux principaux groupes qui rappelle une ancienne distinction de rang au sein de la classe roturière, tranobe (grande maison) et tranokely (petite maison). Chacune des deux "maisons" se divise ensuite en un groupe de descendants "mâles" et un groupe de descendants "femelles", selon que l'appartenance d'un individu à l'un ou l'autre lignage fondateurs des deux "maisons" lui est transmise par son père ou par sa mère. Les quatre quartiers résidentiels au village correspondent aux quatre segments lignagers ou "familles" qui regroupent selon la conception locale l'ensemble des habitants, à l'exception de deux "familles" additionnelles vivant un peu écartées dont on retrace pourtant l'appartenance villageoise en remontant à des unions uxorilocales d'étrangers ayant pris femme dans le groupe de descendants "femelles" de l'une ou l'autre "maison". Dans la mesure où il y a saturation du village en tant qu'espace de vie, les stratégies matrimoniales ont tendance a maintenir constants le nombre de grandes familles (et de leurs responsables ou porte-paroles à l'échelle villageoise) et l'équilibre du pouvoir qui existe entre elles.

L'organisation des rapports internes à la communauté villageoise est exprimée dans les termes d'une idéologie autochtone qui puise dans l'histoire de l'ancien royaume sakalava du Boina, maintenue vivante entre autres dans les rituels du fanompoafandrama (récolte du miel dans les ruches et sa conservation dans le doany ou maison sacrée se trouvant au village d'Ambalakida) et du fanompoambe ou "bain des reliques royales" (un rite propitiatoire pour la reproduction du cycle annuel). A l'occasion de cette cérémonie, le souverain en titre recevait l'allégeance des divers groupes du royaume et distribuait honneurs et charges. Si le rituel a perdu sa finalité originelle, la référence à l'ancienne hiérarchie permet aujourd'hui de légitimer les rapports entre groupes lignagers, susceptibles de se modifier en fonction de l'actualité politique. Selon le mythe d'origine qui nous a été rapporté contre une offrande aux ancêtres à la hauteur de 25'000 FMG, il incombe aux lignages installés à Ambalakida et notamment aux manantany (représentants du pouvoir autochtone liés à la dynastie) de veiller sur la forêt sacrée d'Andriamisara. Le manantany actuel explique que cette charge découle d'une alliance conclue dans le passé entre le groupe Zafitafihana et la dynastie sakalava du Boina. A travers ce type d'alliances matrimoniales, les autochtones se soumettaient à la domination royale par l'acte de donner femme tout en gardant leur statut d'intermédiaires avec les esprits du lieu et tout en permettant d'"autochtoniser" le pouvoir monarchique. Les descendants des roturiers Zafitafihana auraient ainsi l'obligation de préserver la forêt d'Andriamisara et d'accomplir les tâches rituelles pour commémorer la nature du lien avec la dynastie royale sakalava.

Suite à l'effondrement de la royauté dans la première moitié du siècle dernier et l'établissement de villages permanents après la colonisation, les pratiques sociales mettent en scène l'histoire royale sous de nouvelles formes (possession par des ancêtres royaux). Sa réinterprétation fournit le modèle d'organisation des rapports internes aux communautés villageoises. Ainsi, la division du village en "grande maison" et "petite maison" est expliquée par référence à deux alliances matrimoniales avec la dynastie royale, la "grande maison" regroupant les descendants des ancêtres donneurs d'une première épouse royale, la "petite maison" ceux des ancêtres donneurs d'une épouse de deuxième rang. Si la référence à l'idiome ancestral est omniprésente, elle ne facilite pas pour autant le travail de déterminer objectivement le rôle des instances qui interviennent dans l'exercice du pouvoir local. Il se peut en effet que le "pouvoir traditionnel" soit essentiellement une mise en scène, une forme d'action collective permettant de réinterpréter les structures lignagères anciennes pour mettre le ménage au premier plan des stratégies économiques locales. Une analyse plus approfondie de cette dynamique devrait partir des fluxéconomiques locaux les plus importants pour identifier progressivement le rôle de ces communautés d'appartenances, en passant par la description des groupements volontaires (entraide, échange de travail etc.). Ces derniers se constituent en réponse à des "problèmes à résoudre", en subordonnant le mode et le degré d'organisation à l'objectif à poursuivre, à la fonction à assumer. Elles sont de ce fait des indicateurs pour comprendre la façon dont les critères d'appartenance de l'idiome ancestral sont mobilisés par le pouvoir au village.

Du point de vue de son écologie humaine, la zone étudiée ne se prête que difficilement à une analyse en termes de "terroirs villageois", dans la mesure où cela suppose des séparations spatiales à la fois plus nettes et plus stables. Or ici, les espaces sont occupés de manière flexible voire dispersée, de façon à ce que les termes de "finage" ou de "micro-région" conviendraient mieux pour caractériser l'organisation locale des espaces que celui de "terroir". L'on ne peut en effet résoudre cette difficulté autrement que par la connaissance en détail des flux économiques caractérisant l'ensemble de la zone, ainsi que de l'affectation des espaces à des usages particuliers qu'implique la sécurisation des anticipations liées à ces flux.

La zone se caractérise par une forte diversité en ce qui concerne l'utilisation des ressources renouvelables. Si on se limite aux seules activités génératrices de revenus monétaires, les produits concernés par ces activités sont, par ordre décroissant d'importance, le charbon de bois, le palmier (satrana, fibre pour la fabrication de nattes et paniers), le bambou, le miel, le raphia, les produits ligneux. S'ajoutent à cela les activités agricoles (essentiellement riz, manioc, maïs, tomates), l'élevage, la cueillette de produits non ligneux, la chasse. Suite à des changements climatiques se traduisant dans un manque de pluies, la riziculture a fortement diminué ces dernières années. Les activités liées à l'économie de subistance, qu'elles soient agricoles ou de cueillette, ne suffisent pas à couvrir les besoins énergétiques de la population et doivent par conséquent être compensés à travers des revenus monétaires accrus. Du fait de la proximité de l'agglomération urbaine de Mahajanga avec ses besoins croissants en énergie domestique, la production de charbon de bois va jouer ce rôle de compensateur et occuper une place de plus en plus importante dans l'économie locale. L'importance de la filière pour la reproduction sociale explique pourquoi les permis d'exploitation et les laissez-passers pour transporter le charbon de bois en ville sont gérés de façon communautaire à l'échelle du village.

° La mise en œuvre de l'aménagement forestier négocié. La forêt sacrée d'Andriamisara, en même temps que quelques autres forêts villageoises de la région, fait actuellement l'objet d'une procédure de transfert de gestion entamée par le service forestier de Mahajanga. A cet effet, le cantonnement des Eaux et Forêts de Mahajanga bénéficie de l'assistance financière et technique d'un projet de la coopération allemande au développement (GTZ). A travers le projet "Appui à la nouvelle politique forestière POLFOR", la GTZ soutient des mesures telles la mise en application des Plans de développement forestier régionaux, la certification, la gestion communautaire des forêts ou la réforme de l'administration forestière elle-même. L'objectif déclaré de l'intervention du service forestier est de préserver la forêt d'Andriamisara de la destruction en impliquant la population riveraine dans sa gestion. La démarche entamée suit, à quelques exceptions près, les dispositions de la Gelose avec la création d'une association d'usagers dite "communauté de base" et l'ébauche d'un règlement interne, l'élaboration d'un plan d'aménagement et de dina (convention villageoise). Nous sommes en présence d'une intervention de développement dont l'objectif est de faire appliquer une loi qui pourtant est destinée à n'être appliquée que dans les cas exceptionnels de financement externe des coûts administratifs ainsi encourus.

Ce "début de responsabilisation" des usagers de la forêt d'Andriamisara n'ayant empêché la dégradation de continuer, la question se pose de savoir jusqu'à quel point le pouvoir administratif est effectivement en mesure d'engager la communauté villageoise par une responsabilité collective à des fins de développement durable. Le fokonolona a fait l'objet de mobilisation politique et idéologique depuis au moins un siècle. Avec la décentralisation de 1995, la commune rurale redevient la principale structure de l'administration territoriale et il semblait qu'on n'allait plus reconnaître de prérogatives ou de responsabilités particulières aux communautés villageoises. Mais en 1996 la Gelose revient implicitement à cette institution "traditionnelle", tout en la désignant de communauté de base et en la définissant comme un "groupement volontaire d'individus unis par les mêmes intérêts et obéissant à des règles de vie commune, [qui] regroupe selon les cas, les habitants d'un hameau, d'un village ou d'un groupe de villages". La gouvernance environnementale est devant le vieux problème de l'administration indirecte. Comment engager la responsabilité collective du fokonolona à des fins de gestion durable des ressources forestières?

Telle était au départ la question posée aux auteurs de la Gelose. Comme déjà évoqué, ceux-ci ont jugé adéquat d'inventer une stratégie permettant à chacun, et notamment au plus humbles des acteurs sociaux, de négocier son propre avenir et ont retenu la formule de la "médiation patrimoniale". Il s'agit d'une méthode de négociation qui fait intervenir une tierce personne neutre pour mettre d'accord les parties prenantes et qui recourt à la traduction entre ces parties de leurs représentations respectives du problème. La médiation patrimoniale repose sur trois étapes successives: initialisation, reconstruction de choix constitutionnels, choix des outils et de la structure de gestion. La négociation est donc initiée en partant des perceptions du "temps futur", c'est-à-dire en recherchant d'abord les convergences sur le très long terme et en revenant ensuite du futur vers le présent pour identifier les groupements d'intérêt présents dans le terroir. En recherchant le consensus, la Gelose part implicitement du postulat de l'existence d'un conflit entre la paysannerie et l'administration quant à l'utilisation actuelle des ressources. Les paysans auraient donc spontanément intérêt à demander le transfert de gestion des ressources de leur terroir et à résoudre leur conflit avec l'administration avec l'aide d'un médiateur. Dans les termes de la loi, la procédure de transfert ne peut être initialisée, les acteurs identifiés, l'acceptabilité des tendances actuelles débattue qu'une fois que le groupement villageois concerné l'a demandé formellement. Or, pour faire une telle demande, le groupement villageois ne doit-il pas déjà s'être constitué en organisation non-gouvernementale, chose improbable en milieu rural malgache?

Au fokontany d'Ambalakida, la procédure de transfert de gestion à été initiée par le cantonnement forestier de Mahajanga qui lui, agit en réponse à l'initiative de la coopération allemande. L'objectif de conservation et de gestion durable a été incontestable dès le moment de l'initialisation de la procédure. Il n'est point besoin de discussion sur les tendances actuelles de l'utilisation des ressources ni sur leur acceptabilité. La destruction de la forêt d'Andriamisara est une tendance inacceptable pour tout le monde. C'est d'ailleurs pourquoi on fait intervenir le cantonnement forestier en mettant à sa disposition des moyens du Projet d'appui à la politique forestière. A suivre le cantonnement, c'est bien les Sakalava d'Ambalakida qui ont demandé qu'on leur transfère la responsabilité de la forêt sacrée. A suivre les paysans, qui pensent que cette forêt a toujours été sous leur responsabilité, les vieux surtout auraient été enclins à collaborer avec le service forestier en créant une association d'usagers, d'autant plus que le cantonnement aurait menacé de les priver de leur droit à la forêt en cas de refus (ce qui dans l'imaginaire du paysan voulait dire la vendre à des exploitants étrangers aux village et ignorant de ses traditions). Le service forestier, pour réussir dans sa tentative de créer une association, va donc rechercher une coalition avec les éléments les plus respectueux de la tradition villageoise, qui ne peuvent pourtant rien contre les pratiques destructrices, ni de la population voisine d'immigrés ni contre celles de leur propres descendants. La "communauté de base" a été constituée mais l'adhésion à ses activités reste formelle. Parmi les jeunes du village, on constate une attitude de résistance passive, surtout quand il s'agit d'accompagner les gardes forestiers chargés de l'élaboration du plan d'aménagement. Ils ne s'y intéressent guère.

Le contraste est frappant avec l'enthousiasme dans lequel les paysans participent à l'association d'usagers d'un autre village de la région, à quelque 50 km d'Ambalakida. A Mariarano, le service forestier a réussi à motiver les paysans en faisant de la "communauté de base" une mutualité villageoise qui indemnise la famille des membres en cas de naissance, mariage, circoncision, maladie, décès et besoins imprévus. Le motif de gérer la forêt n'est même pas mentionné dans le règlement intérieur de l'association. Les formes d'action collective au sein de ces associations villageoises seront-elles à même de réconcilier le "légal" et le "légitime" comme l'entend faire la médiation patrimoniale ?

Pour l'heure, les règles de gestion pour la forêt d'Andriamisara envisagées par le service forestier donnent l'impression d'être relativement détachées d'une appréciation des flux économiques réels. La compétence que l'on propose transférer dans le plan d'aménagement annexé au contrat de transfert n'est ni le droit d'exploiter ni de gérer l'utilisation de cette forêt. Il s'agit du simple devoir de surveillance et de contrôle assorti d'un pouvoir de répression réduit, sous peine d'éviction des villageois de leurs droits d'usage traditionnels, liés non seulement au caractère sacré de la forêt d'Andriamisara mais également à leurs besoins quotidiens. Vu la situation, des informateurs villageois issus d'appartenances diverses partagent l'opinion que la conclusion d'un contrat de gestion entre le cantonnement forestier et la "communauté de base" n'arrêtera pas la déforestation. Le visiteur s'étonnera aussi de la quantité de sacs de charbon empilés devant les maisons, en particulier celle de la famille du vice-président de la communauté de base. La faible motivation des paysans pour participer dans cette association et pour reformuler les rapports avec le service forestier, s'expliquerait-elle du fait que les deux parties soient depuis longtemps d'accord sur le fond des choses ?

L'enquête de terrain repose sur une combinaison de quatre techniques de production de données: l'observation participante, l'entretien, les procédés de recension et la collecte de sources écrites. On se limitera ici à en commenter celle qui reçoit normalement peu d'attention, le procédé de recension, défini comme le recours à des dispositifs construits d'investigation systématique en vue de produire des données intensives en nombre fini. Il s'agit de dispositifs d'observation ou de mesure "que l'anthropologue se fabrique sur son terrain, si besoin est, et à sa façon, c'est-à-dire en les calibrant en fonction de sa problématique de recherche du moment (toujours évolutive), de ses questionnements (sans cesse renouvelés) et de sa connaissance du terrain (relativement cumulative)". Leur utilité ne se limite pas à des procédés standards liés à des problématiques devenues orthodoxes (les diagrammes de parenté ou les relevés de parcelles) ni même à des bricolages convenant à la nouveauté d'un objet ou de son approche. Ils peuvent au contraire avoir une fonction structurante ou intégrante de l'ensemble des techniques utilisées par l'enquête de terrain, en suggérant des sujets pertinents d'observation directe, des thèmesà traiter dans les entretiens, la recherche de tel document écrit etc.

Quelle est donc pour nous l'utilité des procédés de recension? En nous permettant d'approfondir le travail de conceptualisation pendant la période de terrain, la technique des procédés de recension consiste, sous l'angle épistémologique, à reposer la problématique théorique en fonction des instruments de mesure dont nous disposons, sous forme de problème d'économie de la méthode. Le résultat recherché est l'optimisation des instruments d'analyse par rapport au problème à résoudre, ainsi que par rapport aux solutions qu'il a reçu au sein des communautés scientifiques concernées. Une économie de la méthode est le fondement et la mesure de toute démarche interdisciplinaire. Du point de vue de la science du Droit, les procédés de recension ramènent les questions liées à la comparaison entre phénomènes juridiques dissemblables (habitus, coutume, loi) sur le niveau des faits observables. La technique des procédés rend ces phénomènes comparables. Si on sait à la suite de Montesquieu et Durkheim que la création et la mise en œuvre du Droit tout comme des autres savoirs formalisés à visée pratique ne sont que des aspects de la régulation de la société par elle-même, il s'agit désormais d'identifier des unités d'analyse qui rendent compte de manière pertinente de cet enchâssement du savoir institué dans la régulation autonome du corps social. Autrement dit, il s'agit de rendre observables les effets que ces formalismes produisent lorsqu'ils se mettent en œuvre en termes d'une évolution de la coutume.

...comprendre...

Le recoupement des données de terrain nous autorise à postuler que les catégories du discours de l'Etat-développeur empêchent de voir ce qui se passe réellement lorsque se met en œuvre la réforme du gouvernement local. Ce postulat est pertinent tout d'abord en ce qui concerne la distinction fondamentale entre l'administration et la paysannerie comme deux classes sociales qui s'opposeraient dans un conflit d'intérêt structurel, notion empruntée par la Gelose à la stratégie socialiste de l'acculturation planifiée qui est de nature "sociologique", en partant de l'oppression de la masse paysanne. La dichotomie entre le "monde villageois" et le "monde du dehors" n'est pas une réalité objective mais fonctionne comme un principe de différenciation au niveau des discours, que ce soit celui de l'administration ou celui de l'idéologie autochtone des paysans. En tant que tel, la recherche a intérêt à le prendre en compte. Les pratiques des acteurs dépassent cependant cette dichotomie en constituant des réseaux informels en analogie avec les rapports communautaires internes. Les acteurs investis de puissance bureaucratique, externes mais aussi internes au village, participent aux règles d'un jeu politique nouveau qui émerge localement mais dont la nature n'est plus véritablement locale.

Si bien les communautés d'appartenance peuvent constituer un univers de sens autonome dans l'imaginaire villageois, elles sont définies de manière relationnelle dans les comportements et mobilisées au quotidien en fonction des objectifs poursuivis par les groupes et individus, et en interaction avec le pouvoir étatique. En fonction de sa reconnaissance sociale, chacune d'entre les communautés d'appartenance est conduite à affirmer sa cohésion tantôt en harmonie, tantôt en rupture avec les autres d'entre elles, avec les groupements volontaires et avec les institutions d'Etat. Ces communautés évoluent à travers un métissage de registres, les individus oscillant constamment entre le "traditionnel" et le "moderne" pour justifier ou restituer un sens à leurs comportements.Le postulat d'inobservabilité est donc tout aussi pertinent en ce qui concerne la conception tendanciellement organiciste et exclusivement "locale" du terroir villageois, notion empruntée par la Gelose à la conception libérale de l'acculturation planifiée et sa stratégie du développement communautaire, qui est de nature culturaliste plutôt que sociologique, en espérant voir les innovations se diffuser sans devoir changer les structures de la société globale. Mais les communautés villageoises se sont depuis longtemps intégrées dans les échanges et les filières marchandes, le problème étant justement celui d’une répartition inéquitable de la valeur ajoutée des produits issus de leurs terroirs. Pour comprendre le sens de cette intégration, l'observateur ne peut ni se fier aux catégories de la coutume traditionnelle ni à celles de la loi. En s'inspirant du cheminement analogique de la pensée des acteurs, du syncrétisme dans leurs rationalisations du vécu, il doit inventer un langage descriptif à références normatives multiples. Comme le souligne L. Dumont, "les catégories proprement scientifiques ne naissent que de la sorte, je veux dire d'une contradiction entre nos catégories et les catégories des autres, d'un conflit entre la théorie et les données". Comme nous l’avons dit en caractérisant la technique des procédés de recension, la conceptualisation et l'expérimentation ne sont pas des activités séparées parce qu' "il résulte de l'identification de l'observateur à l'observé que l'expérience s'empare de l'observateur lui-même".

...comparer...

Les procédés de recension à inventer pour ainsi dire ex nihilo ne s'opposent pas pour autant aux données issues du discours des acteurs pour devenir une pure création de l'observateur. Une unité d'analyse pertinente doit se référer à la fois aux données des acteurs, dites émiques, et aux données issues de l'observation, dites étiques, en évitant une approche scientiste de la rupture épistémologique où le discours de l’observateur est plus que le discours d’un acteur parmi d’autres. Le subjectivisme naïf auquel les sociologues croient échapper par des ruptures épistémologiques ne cède que trop souvent à l'illusion positiviste d'un subjectivisme dogmatique (celui de la coutume des savants). Relevons à cet égard que la recherche aborde rarement la rupture épistémologique comme un pur problème liés aux techniques et instruments de mesure (se posant lors de l'observation participante ou de l'entretien) et quand elle le fait, c'est généralement en termes du débat des physiciens sur la mesure dans laquelle l'action d'observer modifie les phénomènes observés. Or dans le contexte des sciences sociales appliquées, la rétroaction cumulative a lieu entre groupes observés et un dispositif d'intervention sociale. De nature institutionnelle, elle dépasse l'observateur et ses interlocuteurs en tant qu'individus. La modification des données de terrain par l'observation apparaît dès lors comme un problème secondaire, puisque leur qualité précaire est due au rôle politique de la science et à son fonctionnement institutionnel, et non pas à la modification des comportements par la présence du chercheur sur le terrain.

L'unité de description que nous recherchons doit donc permettre la représentation analytique non seulement des coutumes paysannes mais aussi des coutumes qui se matérialisent dans l'esprit des chercheurs. Celui-ci est un esprit institué par l'organisation de la recherche en disciplines et sous-disciplines, leurs programmes de recherche respectives, les mécanismes de financement prévalents etc. Pour rendre possible une démarche interdisciplinaire qui tient compte de ses déterminismes institutionnels, il convient de suivre le principe d'économie de la pensée qui postule que le plus grand nombre possible de faits observables doit être organisé en accord avec le plus petit nombre possible de principes, ce qui revient à dire, comme nous l'avons dit, que des entités prétendûment inobservables doivent être remplacées par des constructions à partir d’observables.

Le principe fondamental du fonctionnement de l'économie des usagers est tiré d'une analogie avec la biologie. Le processus économique consiste dans une lutte continuelle entre les espèces économiques pour la sélection des règles distributives, chacune de ces espèces agissant en vue de sécuriser ses anticipations sur des flux matériels et immatériels. Vu dans sa globalité, le processus économique consiste, comme tout autre phénomène de vie, à consommer de l'énergie-matière pour produire le flux immatériel de la "joie de vivre", sauf que cette consommation est régulée par l'action collective. Le darwinisme de cette définition n'est pas social mais méthodologique puisqu’il n’attache aucune connotation biologique au concept d' " espèce " sociale ou économique. Mais l' " espèce " n'est pas pour autant assimilée à la notion de " personne " physique ou morale, comme le sont plus ou moins explicitement les termes " acteur ", " paysannerie ", " appareil bureaucratique " " entreprise ", " corporate group ", " association ", " communauté ", " Etat " etc..

Nous entendons par " espèce " un ensemble de transactions récurrentes au caractère plus ou moins organisé, en reprenant en cela l'idée de l'institutionnaliste américain J.R. Commons qui a substitué au concept de " travail " celui de " transaction " et aux organisations formellement définies "cette anticipation de transactions bénéfiques qu’est une unité plus large de l’activité économique qu'est le "Going concern"". Sa théorie de l’action collective permet à Commons d’articuler systématiquement le concept de " going concern " à celui de " transaction ". Les " going concerns " sont considérés comme des agents de sélection des " transactions ". Plus exactement, il s’agit de la sélection des normes et règles (working rules) qui définissent ces transactions. La sélection est le fait de l’action collective dans le contrôle de l’action individuelle qui se réalise au sein des " going concerns ", donc des transactions consistant à négocier ou à imposer des règles.

La logique de cette articulation est essentielle pour préciser le sens du terme " transaction " qui ne s’identifie pas avec la transaction marchande, mais qui au contraire peut avoir comme contenu tout type d’interaction ou de coopération entre individus et groupes, les transactions et " going concerns " (ensembles de transactions) étant variablement objet ou agent du processus de sélection institutionnelle. Concrètement, les " espèces " engagées dans ce processus de sélection peuvent être un village, un réseau informel organisé autour d'une filière, une association d'usagers, un corps administratif, en bref tout groupement humain ayant un certain nombre de règles en commun. Si la communauté villageoise traditionnelle a pu être considérée comme une " espèce " pertinente dans l'analyse de l'évolution du gouvernement local (même si elle n'était pas la seule), c'est parce que la densité des transactions déterminantes pour l'allocation de flux matériels et immatériels du processus économique y était effectivement plus grande par rapport à la densité transactionnelle d'autres espèces imaginables, tels les réseaux d'autogestion parallèle, groupes stratégiques, associations d'usagers….

...observer...

° L'autogestion parallèle de la filière charbon de bois. Nous avons évoqué qu'avec le déclin de la riziculture (diminution des rendements due au changement climatique), la production de charbon de bois a nettement gagné en importance pour l'économie villageoise, ces revenus monétaires additionnels permettant de combler les besoins élémentaires en riz. La filière charbon de bois est sujette au contrôle du service des Eaux et Forêts qui l'exerce au moyen des permis d'exploitation et surtout des laissez-passers que le titulaire d'un permis peut se faire émettre par l'administration. "Tout transport de charbon devra être accompagné d'un laissez-passer coté et paraphé par le Service des eaux et forêts au Fivondronampokontany, daté et signé du charbonnier et de son représentant. Ce laissez-passer indiquera entre autres le numéro du permis ou de l'autorisation, sa durée, la provenance et la destination du charbon, la quantité transportée, ainsi que le nom du transporteur". Il existerait cependant des laissez-passers cotés et paraphés en blanc moyennant cadeau. Il n'en résulte pas moins que le villageois désireux de produire du charbon et de le commercialiser sur le marché urbain doit obligatoirement avoir accès à un laissez-passer, à moins qu'il accepte de courir le risque de se faire intercepter par les gardes forestiers placés sur la route nationale et de voir sa charge confisquée. Et pour se procurer le laissez-passer, il doit avoir accès au réseau qui détient et contrôle les permis d'exploitation. Il existe une régulation coutumière du "charbon" qui confirme le principe d'interférence du pouvoir villageois dans l'activité des ménages: les permis d'exploitation au village sont limités au nombre de quatre, dont les détenteurs sont les quatre responsables de "grande famille" évoqués plus haut.

L'attribution d'un permis d'exploitation par le service forestier ne dépendait jusqu'en 1998 que de la demande individuelle de mettre en valeur un lot sommairement délimité du domaine privé de l'Etat. Ces dispositions étaient en effet applicables à l'ensemble des espaces de savane du finage où l'on trouvait quelques arbres puisqu'il n'existe pas de délimitation du domaine forestier ni de plans d'aménagement. Depuis 1998, l'exploitation forestière est en principe soumise à des plans d'aménagement et à une série d'autres conditions plus restrictives, mais il n'est pas clair si et dans quelle mesure ces nouvelles dispositions affectent les quatre permis d'exploitation d'Ambalakida liés à la production du charbon. A en juger des comportements, il semblerait que les anciens permis soient toujours en validité mais il est également possible que le réseau continue à fonctionner sur la base de permis expirés. Quoiqu'il en soit, la question se pose de savoir pourquoi d'autres individus que les quatre responsables de "grande famille" n'ont pas déposé des demandes auprès du service forestier en vue d'exploiter un lot, sachant notamment que la potentialité des forêts et les quotas de zones n'étaient généralement pas pris en compte ou en tout cas pas vérifiés sur le terrain. Sans ce contrôle, les exploitations peuvent porter sur d'autres parcelles que celle indiquée dans le permis, l'important n'étant pas ce qu'il y a dans le papier mais d'avoir le papier.

La réponse doit être cherchée dans la coutume selon laquelle le ménage qui défierait la gestion communautaire interfamiliale ou villageoise d'une activité économique aussi importante que le charbon se verrait sanctionné par l'ostracisme de la communauté. Une gestion à l'échelle du village emporte l'adhésion parce que, en fonction des critères d'appartenance de l'idéologie autochtone précédemment décrite, aucun des ménages ne risque jamais d'être entièrement ou durablement exclu de l'accès au réseau qui contrôle le permis les laissez-passers afférents, c'est-à-dire la "grande famille" voire la communauté villageoise dans son ensemble, dans la mesure où des laissez-passers circulent entre les différents groupes en ajustant l'offre et la demande. Le système actuel, qui se base sur un nombre clos de quatre permis d'exploitation, peut garantir une sécurité des anticipations pour l'ensemble de la population villageoise. Il assure qu'aucun membre du village ne sera privé de son droit à un revenu minimal tant qu'il est prêt à produire ou a commercialiser du charbon de bois. Il n'empêche que ce régime est incompatible dans sa forme actuelle avec le renouvellement de la ressource forestière.

Dans ce réseau parallèle d'autogestion, le pouvoir villageois s'est adaptée à la contrainte du pouvoir bureaucratique et inversement, le pouvoir bureaucratique détourne des outils constitutifs du monopole d'Etat de gestion de la ressource forestière (permis d'exploitation et laissez-passers) en tenant compte de l'organisation coutumière du pouvoir villageois. Il doit être noté que dans la pratique, le contrôle du service forestier s'effectue seulement lors de la commercialisation du produit (au moment du transport du charbon vers les marchés urbains), ce qui signifie que toute la partie "production" de la filière est organisée par la coutume locale, en particulier les formes de prélèvement de la ressource et la division du travail, c'est-à-dire les formes de coopération qu'implique la production du charbon. Selon la maxime "procéder des flux au fonds", il convient d'analyser cet aspect en premier. Ce n'est qu'après l'analyse des flux que l'on peut dire qui a droit de prélever du bois pour faire du charbon et dans quels espaces, dans quelles conditions etc. Il se posera aussi la question si des droits coutumiers préexistants sur les espaces boisés entrent en ligne de compte voire si le "charbon" produit une nouvelle appropriation foncière en termes de droits exclusifs.

La production du charbon est organisée à travers des contrats ressemblant à une forme de métayage. Les ménages désireux de travailler dans le "charbon" se font patronner par un exploitant qui soit produit en même temps sur son propre compte, soit ne produit pas (le cas des vieux) mais délègue cette activité à un producteur-commerçant proche de lui. L'arrangement est que le ménage "preneur" (qui offre son travail) reçoit du "bailleur" (le réseau contrôlant l'exploitation) le droit de produire en échange de la moitié du produit, soit lui "achète" sur le lieu de production la quantité de charbon qu'il souhaite lui-même commercialiser à la moitié du prix local qui est encore nettement en dessous du prix de vente à Mahajanga. L'existence de ce type de contrats laisse supposer soit qu'il existe des maîtrises foncières exclusives sur les espaces à détruire par la carbonisation, soit que ces contrats et donc le statut de "bailleur" se fonde exclusivement sur le monopole du permis d'exploitation et des laissez-passers, soit que le dernier conduit aux premières. Dans tous les cas, les modalités de la partie "production" de la filière sont définies en dernier ressort par le réseau gestionnaire des permis d'exploitation, qui n'est que le prolongement dans la coutume villageoise des manières locales d'appliquer le droit forestier de l'Etat. C'est donc cette application locale du droit de l'Etat et non pas le " droit traditionnel " que nous devons analyser.

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° Le droit de la pratique. L'expression "droit coutumier" renvoie dans l'esprit du savant à une situation caractérisée par la confrontation des dispositifs endogène et moderne, par une certaine résistance des droits traditionnels à être modernisés. Comme le soulignent cependant G. Hesseling et E. Le Roy, "ce que la littérature présentait au début des années soixante comme "les résistances traditionnelles au droit moderne" puis comme une acculturation juridique forcée ou "occidentalisation", se révèle maintenant autrement complexe", de telle façon qu'il serait aujourd'hui "aussi vain de raisonner en terme de centre et de périphérie ou de tradition et de modernité, que de coutume et de loi". L'idée du "droit de la pratique" se réfère à un métissage, à une fabrication nouvelle comportant des éléments aussi bien de la coutume traditionnelle que du droit de l'Etat, et qui a occupé l'espace laissé vide entre les deux. Elle doit être comprise comme une tentative de rapprocher les instruments d'analyse de la réalité, de trouver un langage qui soit plus que le reflet des conceptions juridiques occidentales.

Ainsi, la notion du "droit de la pratique" récuse l'idée d'un "système juridique" avec ses critères formels de validité, compris comme la conformité d'une norme aux conditions d'appartenance posées par le système lui-même. Le "droit de la pratique" est un ensemble de dispositifs, de procédures et de formalismes qui permettent de réaliser la réduction d'une partie de l'indétermination propre à la gestion des conflits. Il sert à mettre en forme des relations sociales, cette forme pouvant relever autant de la pression sociale que de l'utilisation de procédures particulières. Ces procédures se traduisent dans un nouveau formalisme, basé sur le papier, c'est-à-dire le titre ou l'attestation qui fait foi d'un droit, même si les droits ainsi attestés sont si flous ou contradictoires qu'ils ne correspondraient pas à grand chose au niveau des procédures officielles. Elles permettent pourtant de sécuriser des anticipations en situation de concurrence normative et constituent donc un effort de construire un "ordre" au nom d'une autre logique, derrière les limites que rencontre une mise en œuvre impartiale du droit de l'Etat. Cette mise en œuvre repose sur trois monopoles détenus par l'administration des Eaux et Forêts: monopole de punir les infractions, monopole d'attribuer le droit d'exploiter ou de gérer, monopole de réorganiser le service et de redéfinir sa mission. Punir, attribuer et réorganiser deviennent les trois modalités d'alimenter et de reproduire les réseaux, en fondant la sécurité des anticipations dans le réseau sur l'exercice de cette forme particulière de violence institutionnelle qu'est le pouvoir décidé de ne pas appliquer la loi.

La punition des infractions du code forestier s'effectue généralement sur le mode de la transaction immédiate, favorisant des arrangements entre le garde et le paysan qui sont localement perçus comme une forme de négociation a posteriori. Ajustés aux ressources du contrevenant, les sanctions réelles sont dans ce contexte bien inférieures à celles prévues par la loi, ce qui conduit généralement à une plus grande intensité en même temps qu'à une démocratisation de la répression. Suffisamment présent pour percevoir sa dîme, mais pas assez pour dissuader le paysan, le forestier se contente d'effectuer un prélèvement sur le produit généré par la dégradation des espaces boisés dont il a la charge. Ce phénomène expliquerait également l'opposition des services forestiers à la mise en œuvre de politiques incitatives susceptibles d'assigner à leur personnel un rôle de technicien et non pas de policier.

Dans le domaine de l'exploitation forestière, appliquer la réglementation ne se limite pas à surveiller et à dresser des procès-verbaux mais implique l'intervention du service comme collecteur des diverses redevances d'exploitation et de transport instituées par la réglementation en échange du droit d'exploiter. L'arrangement trouve ici de nouvelles et intéressantes perspectives. Les autorisations se résument toujours à un papier pourvu de plusieurs tampons, dont il est possible de monnayer alternativement ou cumulativement l'obtention, les délais nécessaire à l'obtention ou encore une fausse datation. Au niveau politique, étant donné la nécessité d'approvisionner la masse urbaine pauvre en combustibles ligneux à bas prix, il convient de ne pas restreindre l'exploitation aux seules zones autorisées, trop peu nombreuses, et de tolérer l'exploitation illégale. C'est également pourquoi les potentiels effets inflationnistes de la libre concurrence doivent être corrigés par des ententes entre fonctionnaires et négociants, la collusion à ce niveau ayant pour effet secondaire de rendre impossible la perception de l'impôt et donc aussi des investissements publics dans le renouvellement de la ressource. Ces facteurs concourent en outre à maintenir les prix trop bas pour justifier des comportements productivistes de la part des paysans. En conséquence, la ressource est exploitée comme une ressource non renouvelable, autant que le bénéfice net immédiat tiré de chaque opération constitutive du réseau reste positif.

Dans la réorganisation du service, les forestiers jouent un rôle de "courtiers du développement". Le terme fait référence à la croissance en milieu rural d'une couche sociale d'intermédiaires entre le dispositif officiel de développement et les bénéficiaires potentiels de l'intervention. Dans le cas étudié, le chef de cantonnement agit comme intermédiaire entre le "Projet d'appui à la mise en œuvre de la politique forestière" et le village cible du transfert de gestion. En termes financiers, le bénéficiaire n'est cependant pas l'association villageoise ainsi créée mais les différents niveaux de l'administration forestière en interaction avec le Projet. Notons que l'administration peut bénéficier du monopole de fait sur sa réorganisation interne même si les objectifs de l'intervention sont incompatibles avec la façon dont elle exerce les deux autres monopoles évoqués, dans la mesure où la présence des organismes de coopération ne se justifie que par des réussites. La logique n'est pas différente de celle consistant à capter les avantages liés à la refonte du cadre législatif qui précède le nouveau type d'intervention sur le terrain. Les projets de coopération ne sont-ils d'ailleurs pas la seule raison et la seule occasion d'appliquer les nouvelles législations ?

La règle "trop de contrôle, sans les moyens adéquats, tue le contrôle et génère une situation d'accès libre" est ainsi triplement confirmée et, plus important, la mise en œuvre de la réforme du gouvernement local ne lui échappe guère. Loin de rendre les systèmes coutumiers et étatique cohérents les uns par rapport à l'autre (ils ont déjà leur cohérence) et d'édifier des systèmes autonomes d'application du droit à l'échelle locale, l'outil "négocié" ajoute simplement une nouvelle couche à une sédimentation de normes qui va de l'immense diversité des situations précoloniales à l'Etat postcolonial modelé sur les références occidentale et soviétique, en passant par le système juridique, administratif et politique à plusieurs vitesses très spécifique de la colonisation.

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° Le despotisme décentralisé vu dans un temps long. A. Mbembe proposait il y a dix ans d'envisager la violence dans son rapport avec ce que Foucault appelait la "gouvernementalité", c'est-à-dire "l'ensemble constitué par les institutions, les procédures, analyses et réflexions, les calculs et les tactiques qui permettent d'exercer cette forme bien spécifique... de pouvoir, qui a pour cible principale la population, pour forme majeure de savoir l'économie politique, pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité".

Cette notion présenterait l'avantage de réconcilier les processus, trop souvent séparés, du pouvoir, de la violence et de l'accumulation. "Gouverner", c'est assurer l'intervention du pouvoir sur un complexe d'hommes, de territoires et de choses, ce qui suppose une "disposition" des espaces, des biens et des richesses à travers la mise en place d'appareils, de relais, et d'instruments divers.

Pour stabiliser la domination raciale, il fallait créer des institutions spécifiquement "indigènes" au moyen desquelles on pouvait gouverner la population colonisée sur des bases ethniques. La structure étatique coloniale était, plutôt qu'une importation toute pièce du modèle européen de l'Etat, une construction originale à partir de dispositifs sélectionnés en vue de résoudre la "question indigène". Le dispositif d'administration indirecte constituerait donc la forme générique du pouvoir des Etats africains, un "mode of rule organized on the basis of fused power, administrative justice, and extra-economic coercion, all legitimized as the customary". Mis en place par le colonisateur, ce "despotisme décentralisé" n'est pas démantelé au moment des indépendances mais les gouvernements postcoloniaux le reproduisent sous des formes nouvelles. La nature despotique du régime reste intacte, soit parce que l'ancienne structure se prolonge directement dans une redistribution du pouvoir selon les division "ethniques" issues de la colonisation (régimes conservateurs), soit parce qu'on exclut la population rurale de l'accès au pouvoir en concentrant les moyens de coërcition au nom du développement dans un parti unique (régimes révolutionnaires).

L'administration française avait eu le souci de maintenir l'organisation administrative existante, dans la mesure où ce maintien pouvait faciliter le contrôle des collectivités. Sur le plan sociologique, la conséquence du décret de 1904 était de faire du fokonolona, qui est essentiellement un clan, une institution administrative territoriale.

"Il vide cette notion de son contenu véritable–qui englobe l'ensemble des relations liant entre eux les descendants d'un même ancêtre–pour la définir en fonction d'un territoire, le quartier dénommé fokon-tany, conçu comme étant l'unité de circonscription administrative indigène. La conséquence en est que, depuis lors, quand on parle de fokon'olona, on entend par là "les habitants d'un quartier", car, bien que le décret ait déclaré que "chaque village constitue en principe un fokon-tany...", on voit rarement cette condition réalisée, la grande majorité des quartiers étant composés en fait de plusieurs fokon'olona d'intérêts divergents et parfois même de nature différente."

Depuis lors, le fokonolona "simple-rouage de l'administration" a fait l'objet de critiques régulières des deux côtés malgache et français s'attachant à qualifier cette récupération de produit typique de l'"administration directe" à la française et à faire revivre la communauté villageoise sous des formes supposées plus authentiques et fidèles à la tradition malgache. L'exégèse de l'esprit du fokonolona est ainsi devenue le point de départ de tout discours sur le "développement" et sur la "participation" des populations, au point de constituer une constante rhétorique qui ne dépend guère de la nature du régime politique en place. Il s'agit en effet d'analyses et réflexions liées à une gouvernementalité qui doit forcément être "indirecte", compte tenu des moyens matériels réduits dont elle dispose, et qui consiste dans un gouvernement par décret planifiant la coërcition arbitraire à travers des intermédiaires locaux "indigènes", dans une impunité institutionnelle généralisée que l'on tolère en la déguisant en reconnaissance du "droit coutumier". La rédaction officielle des conventions de fokonolona apparaît ainsi comme un exemple d'élaboration de " droit coutumier ". Les conventions de fokonolona rédigées sont, à suivre Mamdani, une théorie originale du despotisme décentralisé, inventé par l'administrateur européen afin de légitimer les intermédiaires indigènes et leurs abus de pouvoir.

Sous l'angle de la technique juridique, les changements intervenus dans le temps semblent peu significatifs, l'objectif de la négociation des contrats de transfert de gestion des ressources entre l'administration compétente et les "communautés de base" étant justement leur "ritualisation" sous forme de dinam-pokonolona (que la littérature désigne de "choix patrimoniaux" ou "choix constitutionnels"). Si la forme de l'intervention administrative reste ainsi attachée à l'idée de rédaction des coutumes, ses finalités sont désormais définies en termes de "développement durable", de décentralisation et de désengagement de l'Etat, bref de gestion rationnelle des ressources renouvelables. Sur le plan sociologique, l'offensive anti-étatiste des bailleurs de fonds qui agissent au nom d'une bonne gestion aboutit cependant moins à réformer l'Etat et à libérer la société civile qu'à affaiblir non seulement l'Etat, par l'ignorance (ou encore l'imputation à une "mentalité corrompue") de la rupture du pacte fiscal à l'origine de sa délégitimation politique, mais également le "secteur privé" et la "société civile", par la suppression officielle d'une bonne partie de leurs ressources publiques.

Peu désireuse de subventionner des services administratifs déjà affaiblis par les politiques d'ajustement structurel, la coopération aurait en outre impulsé un système où chaque projet de développement est devenu un îlot de bureaucratie fonctionnelle, sous contrôle direct des bailleurs, dans un océan d'administration locale incapable, misérable et abandonnée à elle-même. Les services de l'Etat auraient perdu jusqu'aux apparences de la légitimité et aux symboles de l'autorité, puisque plus les projets reçoivent de l'argent, moins l'Etat en reçoit. Incapable de fournir correctement les services, celui-ci ne peut ni freiner ni contrôler le processus, tout " projet " étant bon à prendre. S'il ne fait pas doute que la refonte de la législation environnementale et la réorganisation du service forestier par le PAE ont été des " projets bon à prendre ", on aurait pu croire qu'ils sont mieux à même de rétablir le pacte fiscal que des interventions de développement ponctuelles. Mais la mise en œuvre du nouveau cadre législatif dépend en réalité de ce même " système des projets " que relève, non sans misérabilisme, J.-P. Olivier de Sardan dans l'article précité.

Durant la période coloniale et jusqu'en 1972, le coût social de l'impunité organisée (la " violence par prétérition " dont parle J. Poirier) se mesurait par une mise autravail contraignante et par l'extraction directe des surplus par l'appareil administratif. La récupération par la classe des administrateurs du fokonolona en faisait à cette époque un instrument efficace de sélection des nouveaux modes transactionnels, observable au sein des communautés villageoises par l'affrontement du "moderne" et du "traditionnel" analysé dans les années 1960 par G. Althabe. Aujourd'hui, la violence par prétérition n'est plus le fait de l'administration coloniale mais d'un "système des projets" et se mesure par les conséquences sociales et écologiques de la rupture du pacte fiscal, par la détérioration irréversible de la base matérielle des économies locales. Récupéré en vain par la classe des administrateurs, le fokonolona a cessé d'être le cadre de la sélection des nouveaux modes transactionnels. Celle-ci intervient désormais dans des réseaux parallèles d'autogestion qui, eux, reposent sur le détournement des monopoles d'Etat que l'on prétend moins autoritaires dans les textes sans qu'ils le soient dans leur mise en œuvre.

La prolifération des réseaux "renvoie d'abord au problème du passage d'un mode d'échange social à un autre–et donc d'un mode d'administration de la violence à un autre. Ce qui est en jeu, c'est la capacité ou non des acteurs dominants à institutionnaliser des régimes spécifiques de l'inégalité et donc la possibilité pour les dominés de bloquer ce processus au travers des luttes sociales dont il faut, manifestement, élargir la définition" . La réinvention la plus récente dufokonolona sous forme d'association des usagers de ressources renouvelables semble à cet égard bien pauvre. Face à l'incertitude des résultats du transfert des responsabilités à ces associations et à la difficulté d'évaluer cette action, tout se passe comme si le travail de la culture du développement consistait à détacher cette incertitude et cette difficulté de l'action même de "responsabiliser", et à l'imputer à des effets récurrents indépendants du modèle de gestion communautaire lui-même. Or, si l'on admet que la fonction d'un ensemble de normes est de réduire l'incertitude dans l'accomplissement des activités sociales et que la gouvernementalité environnementale ne parvient pas à accomplir cette fonction, c'est bien dans la logique interne de son "dispositif élargi" où il faut rechercher les causes.

La distribution de la rente de la biodiversité

La diversité biologique, définie comme les variations génétiques, spécifiques, écosystémiques et culturelles, tend désormais à être considérée comme une ressource économique, ce qui a généré une multitude d'enjeux et de conflits liés à sa conservation, son accès et son appropriation, c'est-à-dire à la valeur qu'elle génère. L'intérêt croissant pour la biodiversité s'est accompagné d'un processus de gouvernance internationale qui se caractérise par l'élaboration, à partir des formes de coopération et des organisations internationales existantes, de principes, normes, règles et procédures régissant cette ressource, son appropriation, sa conservation et son usage. La formalisation de ce processus d'action collective en forums ad hoc ou dans des organisations particulières, qualifiables de " régime international ", est elle-même devenue un enjeu qui se cristallise aujourd'hui dans une série d'instances où les acteurs impliqués luttent pour modifier en leur faveur les règles opérantes du régime. Le concept de " régime " nous permet de faire apparaître un mode de sélection institutionnelle qui opère en dehors de la séparation habituelle des niveaux international et national. Du point de vue analytique, le " régime " est considéré comme une variable indépendante qui entre en relation directe avec le gouvernement local sans nécessairement respecter la fiction de l'Etat souverain et son monopole de régulation. Le " régime " est une polyarchie ordonnée reposant, d'une façon analogue aux réseaux parallèles d'autogestion des produits forestiers, sur un accaparement des démembrements du monopole de la régulation que revendique l'organisation d'Etat.

La mise en place d’un " régime de la biodiversité " implique une recomposition progressive des rôles au niveau local, national et international, donnant lieu à de nouvelles formes d'action collective, par exemple les organisations non-gouvernementales de défense d'intérêts spécifiques ou les institutions de recherche, qui réclament tous une participation au régime. En même temps, les traditionnels acteurs, gouvernements et populations sur les territoires desquels se trouve la biodiversité réclament non seulement que soient reconnus leurs droits, souverains ou coutumiers, mais des conditions particulières à son appropriation, que ce soit des restrictions à son accès ou le partage équitable des bénéfices attendus de son exploitation. Contrairement à ce que certains en disent, l'apparition du concept de " biodiversité " dans le discours scientifique n'annonce pas l'avènement du " développement durable " (idéologie dont la " biodiversité " n'est qu'un aspect), mais elle traduit un saut qualitatif des techniques par lesquelles le matériel vivant est utilisé dans le processus économique. Aux utilisations horticole, sylvicole et agricole traditionnelles et industrielles des ressources biotiques se sont ajoutées dans les dernières 25 ans de nouvelles utilisations rendues possibles par le génie génétique. Ces dernières supposent l'accès au matériel biotique sous une nouvelle forme, à savoir celle des " ressources génétiques ". Si bien les ressources génétiques ne sont ressources qu'en fonction d'une application industrielle réelle ou potentielle, elles sont contenues dans le même substrat physique (la matière biotique) que le sont les ressources d'une économie de subsistance, d'une économie de surplus agraire, voire de capitalisme agraire. Que l'on ait affaire à une production de subsistance, de surplus ou de profit (et à travers le profit, de rente des monopolistes fonciers privés ou étatiques), la ressource y est invariablement de nature biologique et non pas génétique.

Les débats actuels concernant la gestion environnementale tiennent insuffisamment compte du fait que le même substrat doit faire l'objet de transactions distinctes selon qu'il revêt la forme de ressource biologique ou de ressource génétique. En effet, la sécurisation des transactions ayant pour objet les ressources génétiques et permettant la rémunération des capitaux investis dans l'industrie du vivant n'est pas envisageable sans contrôler l'ensemble des relations distributives qui ont une incidence sur le substrat physique des ressources génétiques. Mais ce substrat, la matière biotique, revêt encore pour l'essentiel son statut traditionnel de ressource biologique, de façon à ce que les acteurs en attente d'une rente provenant des ressources génétiques doivent composer avec les droits et les intérêts qui sont acquis sur l'utilisation des ressources biologiques. Ces droits et intérêts continuentà faire l'objet de transactions récurrentes dans les secteurs agricole et forestier, pour ne pas parler des usages traditionnels des espaces et ressources respectifs. Ces transactions sont généralement définies par le monopole foncier de l'Etat et ses démembrements ainsi que par les formes de contournement de ce monopole.

Il apparaît dès lors que la "rente de la biodiversité" n'est que très partiellement générée par des transactions ayant pour objet les ressources génétiques propres mais qu'elle représente en réalité un composite de différentes sortes d'anticipations économiques. Sous couvert de distribuer des bénéfices potentiels en provenance des ressources génétiques, le régime de la biodiversité n'en est pas moins concerné avec la renégociation de l'accès aux ressources biologiques. Une illustration en est donnée par le compromis que représente la Convention sur la diversité biologique (CDB) face à des intérêts opposés parce que concernés avec différents genres de transactions récurrentes. La CDB consacre en grandes lignes les relations distributives régissant le substrat sous sa forme biologique qui ne sont pas définies par la souveraineté territoriale mais par le monopole foncier de l'Etat. En contrepartie, le cadre établi par la CDB exige des bénéficiaires du régime des ressources biologiques une production normative qui permet d'aller vers un statut des ressources génétiques qui devra désormais s'appliquer parallèlement au substrat matériel.

Cette production normative nouvelle, qui incombe aux gouvernements du fait de leur participation aux "champs sociaux semi-autonomes" du régime, poursuit simultanément trois objectifs, dont chacun implique un arbitrage entre des intérêts opposés en passant par l'accommodement des composantes préexistantes de la rente concernant les traditionnelles ressources biologiques. Les trois objectifs sont:

°la conservation in situ d'un réservoir de ressources génétiques;

°l'accès au substrat pour les industries détentrices des applications biotechnologiques;

°la reconnaissance de la propriété intellectuelle de ces procédés afin de rémunérer le capital investi dans leur développement.

L'évolution du régime génère ainsi un certain nombre d'enjeux liés à l'appropriation, la conservation et l'usage du substrat biotique, à la fois sous forme de ressource biologique et sous forme de ressource génétique. Parmi les enjeux liés au champ de la conservation de la biodiversité, on citera la mise en cause du monopole foncier de l'Etat au profit d'une délégation à des instances décentralisées de la gestion des ressources renouvelables. Au sein du champ, la gestion subsidiaire des ressources apparaît, à tort ou à raison, comme la meilleure option en vue de sécuriser les multiples anticipations liées aux composantes de la rente de la biodiversité. Le concept de "régime" permet ainsi de montrer qu'indépendemment d'uneéventuelle prise de conscience par les élites malgaches du problème écologique et de la "nécessité d'un développement durable", le choix pour la gestion subsidiaire des ressources constitue objectivement un cas d'exportation de l'Etat ou de transfert de droit, le mécanisme d'implantation ayant bien sûr évolué. Ce qui autrefois aurait été décidé dans un ministère des colonies ou par des fonctionnaires issus d'une élite nationale occidentalisée l'est aujourd'hui dans le réseau organisationnel du régime de la biodiversité. Les questions suivantes se posent. Comment est structuré le champ semi-autonome de la conservation ? Quelle est son mode privilégié d'interaction avec le gouvernement local pour avoir produit cet "accord entre les doctrines" que nous avons relevé dans la première partie ?

° Le régime de la biodiversité comme réseau organisationnel. Nous avons jusqu’ici supposé l’existence de deux composantes également constitutives de la rente de la biodiversité mais mettant en opposition des intérêts liés à différents genres d'anticipations économiques. Pour comprendre les négociations et "marchandages" des règles de distribution de la rente, il est cependant nécessaire de relativiser cette opposition entre les anticipations futures potentielles liées aux ressources génétiques et celles, plus immédiates, qui concernent les ressources biologiques. Dans l'immédiat, les élites politiques malgaches peuvent avoir plus a gagner des moyen financiers mis a disposition par les organismes internationaux et bilatéraux de coopération que des bénéfices qui découleraient du maintien du régime existant des ressources biologiques: "Parmi les pays du Sud, les pays africains sont, dans la conjoncture actuelle, ceux qui dépendent le plus de l'aide extérieure, proportionnellement à leurs ressources propres. Cette donnée économique est bien connue, mais elle a des implications proprement sociologiques moins visibles, liées aux modes de circulation et de redistribution de cette "rente du développement"".Dans la mesure où des fonds internationaux sont mis explicitement à disposition pour la conservation et donc à titre d'un investissement dans des bénéfices futurs et largement potentiels, on peut les considérer comme faisant partie de la rente de la biodiversité. Mais la conditionnalité politique opère au-delà des frontières sectorielles. Il peut être opportun de légiférer suivant les priorités du bailleur en matière environnementale pour s'assurer de sa bienveillance d'une manière générale, ce qui touche évidemment à d'autres secteurs que celui de la biodiversité. Dans ce sens, il est possible d'avancer que le véritable enjeu n'est pas le changement des règles impliquées par la conservation des ressources génétiques, mais la renégociation des régimes forestier et foncier au profit des élites qui accèdent à la rente du développement.

Madagascar s'est trouvé à partir des années 1980 dans une crise environnementale sans précédent. Devant la difficulté dans laquelle se trouvait le gouvernement de protéger les forêts, les organisations étrangères installées à Madagascar on lancé un cri d'alarme. Vers la fin des années 1980, le pays va mettre en place sous l'impulsion et avec le financement des bailleurs de fonds étrangers, une série de programmes et de plans environnementaux qui culmineront dans le Plan d'action environnemental (PAE). Les objectifs du PAE sont ambitieux: plus de 50 aires protégées doivent être aménagées et d'importants moyens financiers ont été mis en oeuvre. Plus de 80% des financements sont assurés par l'étranger et la biodiversité, une des sept composantes du Plan a recueilli la moitié des fonds mis initialement à disposition par les bailleurs de fonds. Ce déséquilibre reflète les priorités des bailleurs de fonds et s'explique par l'alliance entre les organisations vouées à la conservation de l'environnement et les priorités stratégiques des Etats, aussi bien celles du Nord, soucieux de préserver les ressources génétiques au niveau mondial, que celle de Madagascar.

Les élites malgaches, à partir du moment où elles ont accepté l'échec de la tentative de décolonisation socialiste, se sont essentiellement préoccupées d'insérer le pays dans l'économie mondiale, ce qui impliquait d'en accepter les règles, soit de soumettre l'économie aux mesures d'ajustement structurel et ultérieurement aux mesures d'ajustement environnementales. Dès le début des années 1980, la Banque mondiale, organisation au cœur du dispositif d'insertion de l'économie malgache dans l'économie-monde, a emboîté le pas aux préoccupations environnementales internationales, surtout américaines. La collaboration entre les officiels malgaches et la Banque à l'occasion de la mise en place des programmes d'ajustement structurel ayant démontré la prédisposition favorable de ce pays, Madagascar se présente comme un candidat idéal pour initier un Plan d'action environnemental. Du point de vue de la Banque mondiale, le PAE constitue le troisième pilier du développement du pays, à côté du programme d'ajustement structurel et d'un programme d'amélioration sociale. Le PAE malgache deviendra un modèle du genre.

L’exécution du PAE s’est accompagnée de changements institutionnels importants. A chacune de ses 7 composantes (biodiversité, conservation des sols, système d’informations, foncier, sensibilisation, recherche, activités d’appui) doit correspondre un organisme responsable qui en assure la coordination ou effectue directement les opérations. La coordination du Plan et la formulation de la politique environnementale nationale se réalise en principe au sein de l’Office Nationale de l’Environnement (ONE). Pour ce faire, l’Office se concentre sur l’allocation des fonds, les études, les programmes de formation et de sensibilisation ainsi que la gestion des dossiers relatifs aux appels d’offres. Il organise annuellement un Comité d’orientation et de suivi, ainsi qu'une conférence de mise au point et de coordination au cours de laquelle tous les acteurs du PAE sont représentés.

L’agent chargé de mettre en œuvre la composante biodiversité du PAE est une organisation créée à cet effet, l’Association nationale pour la gestion des aires protégées (Angap). Il s’agit d’une organisation privée placée sous la tutelle de l'Etat (Ministère des Eaux et Forêts). Il a été noté que si l’Etat reste nominalement le seul propriétaire des aires protégées et de la biodiversité nationale, la DEF qui est chargée de superviser la politique nationale en matière de gestion, a en réalité peu d’influence sur l’Angap. Dès ses débuts, on trouve dans cette dernière organisation des conseillers techniques étrangers pour épauler les responsables de plusieurs services. Des experts interviennent aussi régulièrement pour dés études ponctuelles. La principale source de financement de l’Angap est le Grant Management Unit de USAid.

L’Angap est chargé de la gestion d’ensemble des aires protégées et agit en tant qu’organisme de tutelle des divers Projets de conservation et de développement intégrés (PCDI). Ces projets avaient été le moyen privilégié pour solutionner le dilemme entre la nécessité perçue de la conservation et les intérêts des populations riveraines des aires protégés. En prétendant dévier les pressions humaines sur les espaces protégés par des incitations et désincitations, ils recherchaient un compromis entre la tentation des conservationnistes d’exclure les populations et les coûts de contrôle prohibitifs qu’impliquerait cette mesure. Les PCDI essayaient de mobiliser la population pour la conservation en offrant des petits projets de développement et des infrastructures contre l’abandon du droit d’accès à l’espace et aux ressources protégées. Ils étaient caractérisés par une vision mécaniste: ce sont les seuls individus habitant les zones tampons qui auraient une action directe de prédation sur l’écosystème. La possibilité que les filières de production conduisant à la surexploitation puissent avoir leur centre bien au-delà de l’aire protégée et que le développement local puisse en principe être relativement indépendant d’une augmentation des pressions sur l’écosystème était négligée.

Par la reconnaissance officielle de l'échec des PCDI en 1994 lors d'un colloque sur l'occupation humaine des aires protégées, la voie était ouverte à l'élaboration d'une politique plus cohérente pour les zones périphériques des aires protégées. Une telle politique impliquait de rechercher de nouvelles solutions acceptables tant du point de vue de la conservation que de celui des populations concernées. Le modèle de gestion communautaire fut l'option retenue. En 1996, l'Etat malgache promulgue la loi 96 025 sur la gestion locale des ressources renouvelables (Gelose). En même temps est instituée, dans le cadre de la deuxième phase (1997-2001) du PAE, une composante transversale Gelose, financée conjointement par la Banque mondiale, la Coopération française et USAID.

Les élites malgaches acceptent d'adapter le pays aux normes et standards prévalents au sein du régime de la biodiversité, une adaptation qui se manifeste par l'adoption de lois nationales directement rédigées par les représentants des bailleurs de fonds (on citera, outre la Gelose, la nouvelle législation forestière) et par les changements dans l'organisation des services techniques de l'Etat, qu'il s'agisse de restructurations (création d'un nouveau Ministère des Eaux et Forêts) ou de la mise en place d'organisations directement financées et structurées par ces mêmes bailleurs (Angap et autres agences d'exécution du PAE). En même temps, le mode d'interaction privilégié du régime de la biodiversité avec le gouvernement local semble se déplacer, au moins dans les textes, d'une logique des projets (les PCDI) vers les processus de réforme de l'administration par voie législative (Gelose, loi forestière et ses textes d'application). Encore est-il qu'au niveau de la mise en œuvre des nouveaux textes législatifs, les choses n'ont pas beaucoup évolué. Pour lancer une négociation patrimoniale et conclure un contrat de gestion, il est toujours besoin de l'équivalent d'un PCDI en termes d'infrastructure.Les services des Eaux et Forêts restent paralysés. L'on peut se demander si l'un des objectifs majeurs de la nouvelle législation n'était pas en effet de faciliter le travail des projets. Il est certain qu'en dépit du déplacement des projets vers la loi, le mode privilégié d'interaction entre le régime et le gouvernement local reste celui de la déconnexion par rapport au réel : à l'intérieur du régime de la biodiversité, tout semble devoir changer pour que rien ne change sur le terrain. Stabilisé par le dogme, le régime lui-même interdit une évolution plus pragmatique de ses règles.

° Le régime producteur d'une idéologie du gouvernement local. Le constat s'était d'abord généralisé que plus d’un siècle de gestion centralisée des forêts en zone tropicale, sur le modèle des anciennes métropoles, n’a pas apporté des preuves d’une grande efficacité en matière de bonne gestion ou de contribution au bien-être des habitants des zones forestières. Les travaux sur l’utilité des "communaux" (la régulation communautaire de l’accès et l’usage d’une ressource, "commons" en anglais) pour convertir les situations d'accès libre de fait en régimes de gestion viables ont ensuite, surtout depuis la Conférence de Rio de 1992, popularisé les essais avec autre modèle administratif: le transfert de la gestion des ressources renouvelables aux communautés locales. La redécouverte du "traditionnel" et du savoir faire local ne se limite d'ailleurs pas à la gestion communautaire des forêts mais caractérise l’ensemble des discours sur la biodiversité. En témoignent les débats sur la rémunération équitable voire des garanties de propriété intellectuelle des "connaissances traditionnelles" liées à la biodiversité.

Le modèle de la gestion communautaire est inspiré des thèses néo-institutionnalistes qui contestent le bien-fondé du monopole étatique sur le foncier et les ressources renouvelables, en proposant un examen au cas par cas des règles d’allocation et de gestion en fonction des caractéristiques des biens. La gestion dite "participative" et décentralisée des ressources renouvelables étant devenue la référence convenue du discours des bailleurs de fonds internationaux et des ONG rurales durant les années 1990, le paradigme néo-institutionnaliste joue désormais un rôle fondamental en matière de gestion durable des forêts et de la biodiversité. Depuis quelques années, ce paradigme se traduit notamment dans de nouveaux codes forestiers et environnementaux dans les pays en développement qui prévoient la constitution de forêts communautaires. Il est devenu le paradigme dominant depuis que l'on essaie, par des réformes législatives, d'agir sur les structures mêmes de l'Etat local et plus seulement à travers le contenu donné aux projets de développement rural (foresterie communautaire, conservation et développement intégré, lutte anti-érosion etc.). Madagascar consacre ce changement de paradigme en 1996 en prenant avec la Gelose des mesures législatives pour mettre fin aux situations d'accès libre de fait et rendre la gestion des ressources renouvelables plus cohérente.

La littérature parle à cet égard de "tragédie des communaux" lorsqu'une ressource est surexploité en accès libre, se référant à la célèbre métaphore des bergers rationnels, chacun ayant individuellement intérêt à augmenter le nombre de têtes de bétail qu'il conduit à la pâture tant que son bénéfice est supérieur à la fraction du désavantage supporté en raison de la détérioration collective ("résultant de l'action de tous") de la ressource en herbe. Il faut donc, selon G. Hardin, des règles pour éviter la tragédie. A partir des années 1980, les auteurs du common property management néo-institutionnaliste vont reprocher à Hardin, et avec raison, de s'être trompé sur la nature des "communaux" en les confondant avec l'accès libre, alors que ces régimes communautaires assurent une gestion efficace. Mais le problème reste entier dans les cas où ces régimes ne fonctionnent plus: comment trouver de bonnes règles pour éviter la tragédie? Faut-il redynamiser les régimes traditionnels? Ou plutôt en créer de nouveaux?

S'inscrivant dans la postériorité de Coase, la conception néo-institutionnaliste de la gestion communautaire analyse les problèmes liés à l'efficacité des règles juridiques en tant qu'externalités économiques (dommage subi par une unité économique du fait de l'activité nuisible d'une autre qui n'est pas prise en compte par le mécanisme des prix). Dans son article fondateur, Coase soutenait que la solution efficiente à des usages incompatibles des droits de propriété liés à des "externalités" ne dépend pas de l'attribution initiale des droits et responsabilités–à la condition que les coûts de transaction soient nuls. Cela revient à dire que dans la mesure où la recherche d'information, la négociation des contrats et la surveillance et le contrôle des transactions marchandes ne soulèveraient aucun coût, le marché va produire des solutions efficientes à des problèmes de pollution ou de surexploitation d'une ressource. Les coûts de transaction étant la règle dans le monde réel, il incombe au système juridique de les réduire. A travers le raisonnement avec les "coûts de transaction", deux hypothèses complémentaires concernant la gestion communautaire des ressources sont possibles. Elles contiennent en résumé schématique l'idéologie du gouvernement local du régime de la biodiversité.

°Un seul niveau de décision (le monopole foncier) ne permettant pas d'attribuer des droits en fonction de la caractéristique des biens, il existe une demande de la part de leurs usagers pour élaborer des "conventions constitutionnelles" particulières, aussitôt que cela présente, en vue d'une solution efficiente à des usages incompatibles, un avantage comparatif par rapport aux institutions en place.

°On devrait désormais légaliser ces coutumes communautaires qui, en maintenant les coûts de transaction faibles, permettent de négocier des solutions efficientes aux externalités environnementales.

Les deux hypothèses sont fausses dans la mesure où elles ont été construites sur la base de postulats qui contredisent les faits. D'une part, on a constaté que des "conventions constitutionnelles" entre différentes catégories d'usagers sont effectivement élaborées, mais d'une manière informelle et pour leur assurer des revenus monétaires nécessaires à la reproduction sociale et non pas pour résoudre le problème des externalités environnementales. Par ailleurs, la multiplication des organisations paysannes ne confère pas en soi aux individus "la possibilité de circuler librement entre elles en comparant leurs avantages respectifs et en adhérantà celle qui offre les meilleures prestations ou les meilleures performances", mais entraîne simplement "la répartition du tissu communautaire entre différents groupes sociaux ou différentes clientèles captées par différents patrons, dont le phénomène [de leur multiplication] est une des matérialisations". L'offre de développement n'étant saisie que si elle est "socialisée", soit en laissant le champ libre à une "dérive" de l'intervention, soit à travers des rapports personnels développés préalablement avec les ruraux, il est ici pour le moins problématique d'imputer une "demande" aux usagers de la ressource.

D'autre part, on constate que les réseaux gestionnaires constitutifs de l'économie des usagers, qui existent indépendamment de l'intervention développementiste, ne sont pas des régimes d'accès libre (de fait ou de droit) comme le suppose le discours officiel, mais des régimes de surexploitation non-viables organisés selon les formes et procédures du Droit de la pratique. On devrait qualifier ces régimes d'internalités plutôt que d'externalités environnementales, étant donné que leur fonctionnement est dû à la sélection spontanée de nouvelles normes et habitudes par les marchés existants des différents produits forestiers. Le réseau d'autogestion parallèle repose sur des droits monopolistes qui le structurent en fonction des démembrements multiples du monopole de régulation revendiqué par les organisations d'Etat. Il est par conséquent impossible (ni forcément souhaitable si on le pouvait) de reconnaître ce type d'arrangements informels à travers le dispositif juridique de l'Etat. Dans la pratique, celui-ci les "reconnaît" depuis longtemps conformément à la manière dont ses agents se l’approprient.

°Externaliser les internalités. En soutenant que la fonction du droit est de corriger les imperfections du marché par une réduction des coûts de transaction (qui seraient la cause des "externalités"), les travaux du common property management retombent dans la vieille dichotomie individualiste qui oppose le public (les "institutions", le "droit") au privé (le "marché"). Une théorie eurocentrique de l'Etat leur est donc implicite (en confortant nos conclusions dans la première partie de cette contribution). Ce raisonnement et la conception individualiste du "marché" qui lui est propre ne voient pas que l'institution qui réduit les "coûts de transaction" n'est autre que le marché lui-même. Autrement dit, la notion d'un "marché imparfait" est une préconception métaphysique, comme aurait dit Veblen, vu qu'il est impossible d'imputer un coût à des transactions sans pour cela devoir passer par d'autres transactions. Par définition, le marché ne peut donc être ni plus parfait ni plus défaillant que les normes et habitudes qui en définissent les transactions. Empiriquement, la fonction des institutions (que ce soient les normes de la coutume ou celles de l'Etat) n'est pas de corriger les "défaillances du marché" mais de faciliter certaines transactions et d'en interdire d'autres. Il en résulte que la création ou la suppression délibérées d'un marché peuvent sécuriser certaines catégories sociales tout comme elles peuvent en insécuriser d'autres.

Sous cette perspective alternative, qui était déjà celle de l'ancienne économie institutionnelle, l'évolution et la sécurité juridiques se présentent comme un phénomène éminemment dynamique. L'institutionnalisme dans la tradition de Veblen et Commons s'entend "évolutionnaire", en prenant pour objet non pas les phénomènes de concurrence imparfaite et les coûts de transaction découverts par Coase, mais de façon plus générale, une évaluation contextuelle de l'utilité sociale des transactions et des institutions qui les encadrent. Jusqu'à présent, les "instruments économiques" ont pourtant rarement été assimilées à des outils de gestion du secteur forestier, la gestion étant exclusivement affaire de technique forestière et de réglementation par la loi. La fonction des instruments fiscaux a été limitée au seul approvisionnement budgétaire de l'Etat. Mais on peut considérer la fiscalité et la parafiscalité comme "un outil de politique économique et de politique de l'environnement qui est structurant dans la mesure où il adresse des "signaux" aux agents économiques". Les instruments fiscaux et les autres instruments de gestion forestière, y compris la réglementation, constituent un ensemble d'éléments en interaction. Ensemble, "ils représentent un système produisant des effets globalement prévisibles", donc potentiellement maîtrisables à travers différentes combinaisons d'instruments qui "doivent être adaptés en fonction des situations nouvelles, des changementsinstitutionnels, des processus d'apprentissage des acteurs et des capacités de maîtrise des différents outils par l'administration".

La mise en œuvre de la nouvelle politique forestière malagasy telle que définie par les textes de 1997 implique la définition, la promulgation et la mise en application progressive de textes connexes. Les travaux devront également rester cohérents par rapport aux évolutions administratives nationales induites par la décentralisation et la mise en place des provinces autonomes pour prévenir en particulier les effets négatifs que pourront avoir ces évolutions en terme de financement des collectivités locales et provinciales. La Direction Générale des Eaux et Forêts reconnaît à ce niveau la nécessité de compléter le dispositif législatif élaboré au cours des années 1995-1999 notamment par l'analyse:

° Des procédures administratives d'attribution des permis, de suivi et de contrôle (donc aussi de l'organisation et du fonctionnement des services forestiers sur le terrain);

° Du système actuel de fiscalité forestière

° Et enfin du dispositif de contrôle et de répression des infractions.

Ce travail est en train d'être réalisé sous la forme d'une étude spécifique, financée par la Coopération Française au titre de l'appui qu'elle est en mesure d'apporter à la politique environnementale. Après avoir identifié, auprès des principaux acteurs intéressés les produits prioritaires qui devront faire l'objet d'études de filière particulières, un diagnostic des procédures administratives actuelles (procédures de délivrance des permis et de contrôle) a été entamé, l'objectif étant de faire apparaître clairement les différences d'interprétation qui existe quant aux textes. Les questions étudiées dans ce contexte concernent outre les procédures administratives la fiscalité et parafiscalité forestière au sens large, des redevances et ristournes locales aux taxes à l'exportation sur les produits forestiers. Ces travaux doivent aboutir à des propositions pour un dispositif de taxation différencié par province et par produit et incitatif sur le plan de la bonne gestion de ressources (forêts bien sûr mais aussi sources de produits non ligneux, produit de la chasse ou tout autre ressource renouvelable). Une fiscalité différentielle devra donc remplacer les textes actuels qui ne sont souvent que des notes et circulaires sans aucune valeur juridique et incohérents d'un service à l'autre ou entre différentes régions.

La révision de la fiscalité et des procédures de contrôle permet de reposer la question de l'aménagement forestier négocié dans une perspective différente de celle de la " reconnaissance " du droit coutumier que nous venons de critiquer avec une certaine véhémence. Cette perspective alternative consiste à utiliser une fraction des redevances forestières pour le financement direct ou indirect de communautés villageoises. Son principe correspond au souci de redistribuer des revenus de l'exploitation à des populations trop souvent exclues du partage des bénéfices. Le recours à l'outil fiscal présente en outre l'avantage de sortir le débat concernant le partage des bénéfices du cadre restreint de la certification, fondée sur une modification largement illusoire des préférences des consommateurs individuels. Il est pourtant nécessaire que la création de nouveaux droits s'accompagne de la création d'obligations en retour dans le cadre d'un partage des responsabilités de la gestion forestière, pour éviter qu'une telle mesure "ne soit perçue que comme un simple "droit de tirage" sur la rente forestière, qui ne modifie pas les pratiques, et même qui incite les populations à accélérer et à intensifier l'exploitation pour bénéficier du maximum de recettes possibles". Si elle est maîtrisée, la mesure pourrait constituer "un facteur de structuration et de responsabilisation dans des communautés villageoises où l'autorité traditionnelle s'est parfois diluée".

La difficulté et le choix essentiel à faire concerne les modalités du prélèvement: est-ce que le niveau le plus bas, alternativement la "communauté de base", le fokontany ou la commune rurale, sera habilité à faire un prélèvement total pour reverser l'excédant au niveau supérieur? Il sera donc nécessaire d'adopter des clés de répartition de recettes qui facilitent la responsabilisation des acteurs chargés du contrôle, de façonà ce que chaque niveau de contrôle puisse s'autofinancer depuis les associations d'usagers villageoises jusqu'aux services des Communes, des Provinces autonomes et de l'Etat. Au cas où il deviendrait possible de maîtriser progressivement les réseaux parallèles en articulant fonctionnellement les différents niveaux de contrôle, la définition administrative du fokonolona ("communauté de base") pourrait à nouveau constituer le mécanisme efficace de sélection artificielle des normes et habitudes de la coutume qu'il était avant 1972. Seulement cette sélection ne serait plus fondée sur la contrainte physique comme au temps du despotisme colonial mais sur une "externalisation", qui veut dire maîtrise par le politique, des "internalités", c'est-à-dire des impacts sociaux et écologiques de l'accumulation primitive du capital se réalisant dans les circuits parallèles de l'économie des usagers.

On voit bien maintenant pourquoi la négociation à l'échelle locale des plans d'aménagement forestier passe à côté du réel si on a pas défini préalablement le cadre institutionnel, réglementaire, fiscal et économique de leur mise en œuvre. Au sein du régime forestier, la lutte porte donc sur la définition globale des conditions déterminantes pour la mise en œuvre des aménagements forestiers particuliers. Il concerne aussi la définition de règles générales relatives à chacun des produits forestiers ligneux ou non ligneux, faune ou flore, susceptibles d'être gérées dans le cadre de l'aménagement des forêts ou de leur ressources. La refonte actuelle à Madagascar de la fiscalité forestière et des procédures de contrôle se base sur des expertises à partir d'une "concertation" entre les acteurs (administrations de l'Etat, des Provinces, exploitants et commerçant, villageois riverains) et sur la restitution des résultats des rapports d'experts lors d'ateliers provinciaux. Comme il a étéévoqué dans la première partie, la redéfinition des règles de distribution de la rente forestière n'est pas affaire de droit négocié au sein de forums indépendants à composition paritaire mais de gouvernement par décret classique qui est actuellement pris en charge par les instances du régime de la biodiversité (dans le cas d'espèce une collaboration entre la DGEF, le CIRAD, le FOFIFA, l'ESSA-forêts sur financement de la Coopération française).

Ceux qui ont suggéré le terme d'ingérence en dénonçant l'hypocrisie des bailleurs de fonds lorsque ces derniers insistent sur la démocratisation et la participation des populations dans les processus décisionnels avaient peut-être une vision trop "occidentale" de la démocratie et de la participation. N'existe-t-il pas un parallèle entre l'évolution du droit des citoyens qu'on a pendant longtemps voulu restreindre et adapter au pouvoir de la classe bourgeoise et l'émergence d'un droit des usagers que l'organisation du régime de la biodiversité tente actuellement, de la même façon, de restreindre et d'adapter à ses besoins? A suivre J. Godbout, "l'usager remet en question potentiellement et s'oppose fondamentalement au pouvoir de la technostructure qui tend à dominer la société industrielle actuelle". Loin d'être une réduction du droit du citoyen, le pouvoir de l'usager en serait donc l'extension à d'autres sphères que celle du territoire et du "politique" au sens traditionnel. Si la partie n'est pas gagnée d'emblée pour les usagers du régime, la participation peut s'avérer un instrument aussi dangereux pour les dominants que l'était le droit des citoyens, vu que le contrôle échappe en partie à ceux qui l'ont promue. "Les couches sociales montantes, qui récupèrent le droit des usagers, ne pourront pas, ultimement, empêcher la clientèle des organisations d'utiliser ce nouveau droit dans son intérêt". Encore faudrait-il que les organisations du régime de la biodiversité aient effectivement des clients, ce qui ne peut être le cas tant que leur offre de sécurité juridique est moins bonne que celle des réseaux parallèles.

 

Conclusion

L'idée de gouvernance décentralisée est basée sur la prémisse que le pouvoir de l'Etat est centralisé et qu'il faut le décentraliser pour porter remède au malfonctionnement des institutions, en passant par une reconnaissance de la demande des populations de participer dans la gestion. Pour sortir des situations d'accès libre, le législateur malagasy entend ainsi rapprocher le "légal" et le "légitime" à travers la négociation d'objectifs communs de très long terme, en donnant aux populations locales les moyens de gérer de manière viable les ressources renouvelables comprises dans leur terroir. La gestion patrimoniale est envisagée comme un processus dont l'objectif n'est pas tant de réformer l'un ou l'autre des systèmes juridiques coutumiers ou étatique que de les rendre cohérents les uns par rapport à l'autre. Le pluralisme des ordres normatifs et les différents types de patrimoines qui en ressortent sont appréhendés à travers le concept d' "écoumène", en tant qu'ensemble de relations et interactions entre facteurs naturels et humains, puis institués dans des systèmes autonomes d'application du droit à l'échelle locale. L'édification de tels systèmes reposerait donc sur l'inscription dans les patrimoines respectifs des acteurs impliqués de droits et obligations portant sur des éléments de l'écoumène.

Il reste à savoir cependant si les éléments de l'écoumène sont susceptibles d'être appréhendés et reconnus en tant que tels par le droit de l'Etat. L'écoumène est une image sensible au pluralisme et à la complexité, donnée par l'anthropologue de la vie sociale. Ce n’est pas cette vie elle-même. Lorsque l’image est traduite en procédure administrative (transfert de compétences de gestion à des associations villageoises), il se produit un phénomène d'englobement, dans le contrat validé par une administration unitariste à base territoriale, du contraire de la gestion forestière centraliste, le mystique fokonolona que l'on réduit une fois de plus en une association d'individus à base territoriale elle aussi. L'écoumène y joue le rôle du "contraire englobé" dont parle L. Dumont. Il est un référent écologique de type dualiste (opposant le régime communautaire des fokonolona au monopole de l'Etat forestier) à fonction unitariste (visant à intégrer ces régimes dans le dispositif administratif). Sur le plan sociologique, une théorie de l'écoumène en vue de la reconnaissance juridique de ses éléments est de même nature que la rédaction des coutumes par les rois de France ou, siècles plus tard, par les administrateurs coloniaux. Dans les deux cas ce n'est pas la coutume qui est reconnue mais une représentation de celui qui reconnaît. Au moment où les professionnels du Droit (ils peuvent très bien être économistes ou sociologues, administrateurs étant le mode juste) se mettent à codifier la coutume, celle-ci devient loi ou doctrine. Cela ne veut pas dire que l'évolution réelle de la coutume soit arrêté par sa fixation textuelle mais qu'elle devient en quelque sorte clandestine.

Le raisonnement de constatation de la coutume confond les objectifs de la mise en œuvre de l'aménagement forestier négocié avec ses résultats. Déduisant le système de gestion d'un "droit coutumier" n'ayant jamais existé sous cette forme, il nous empêche de voir que c'est cette reconnaissance même qui modifie les paramètres transactionnels de départ. Une juridicisation du social par des réformes impossibles à mettre en œuvre peut être un levier de " violence par prétérition ". En présence d'une fonction publique exsangue, elle crée des opportunités pour renégocier de façon inéquitable les relations distributives et conduit à la mise en œuvre déficiente de l'objectif de décentralisation, à l'accroissement de la corruption et du détournement de la violence institutionnelle. Autant d'effets de la fixation administrative de la coutume. L'Etat se constitue, mais ni à l'endroit, ni selon les modalités qui ont été arrêtées pour lui formellement par les appareils bureaucratiques. Autorités administratives et activités sociales sont liées de manière efficace à travers des réseaux parallèles d'autogestion et d'ajustement perpétuels qui échappent à la connaissance de l'Etat formel. L'"écoumène" apparaît dès lors plutôt comme un ensemble de potentialités dont certaines seulement sont actualisées dans le processus de régulation. Sa réalité objective dépend des résultats de la mise en œuvre des instruments de gestion. L'on pourrait aussi dire que l'écoumène est le régime en actes.

Selon la logique interne du régime de la biodiversité, la responsabilisation des communautés paysannes est une tentative d'internaliser les coûts de contrôle sur les ressources et les espaces. Produit d'une stratégie internationale de conservation et de mise en valeur de la biodiversité, elle s'inscrit dans une tradition séculaire d'administration indirecte dont le souci est de faire adhérer les populations au gouvernement plutôt que de démocratiser l'Etat local. Encore faut-il dire que le projet d'internaliser les coûts de contrôle est irréaliste, vu que ni les paysans ni l'administration peuvent en tirer des avantages qui justifieraient leur coopération volontaire et que les moyens de répression font défaut pour les contraindre par la force à coopérer dans ce projet. Fondé qu'il est sur le raisonnement fallacieux de constatation de la coutume, le projet d'internalisation des coûts de contrôle ne peut avoir de prise réelle sur les règles de distribution de la rente. La gouvernance de la biodiversité existe dans les têtes des administrateurs mais elle est introuvable dans les faits.

D'où finalement l'idée de concrétiser le droit des usagers du régime en construisant un "Droit des formes", c'est-à-dire un droit des procédures et des pratiques, complémentairement au droit posé combinant règles de fond ("droit principiel") et règles de forme ("droit processuel"). Au lieu de traiter la révision de la fiscalité forestière en conseil de gouvernement par décret, on pourrait instituer par la loi des procédures de concertation permanente au sein de commissions paritaires où seraient représentés les principaux acteurs de filières. Ces commissions seraient dotées d'un pouvoir de réglementation indépendant pour rendre possible l'ajustement des outils fiscaux et parafiscaux aux fluctuations dans les marchés des principaux produits concernés. Car il s'agit au fond de réduire le rôle des transactions de répartition opérées par la législature, l'exécutif et les tribunaux pour mettre au premier plan celles opérées sous forme de négociations collectives fondées sur la coopération volontaire, cette coopération qui intervient actuellement dans les réseaux de gestion parallèle des monopoles d'Etat. Les trois instances classiques du "gouvernement politique" n'ont pas la flexibilité nécessaire pour répondre facilement et rapidement aux problèmes engendrés par l'évolution complexe de la distribution de la rente. En l'absence de balance naturelle des pouvoirs, ce n'est que lorsque les citoyens s'organisent qu'ils peuvent avoir une voix dans la définition des règles. Mais une telle conception de la "société civile" pose problème lorsque l'action collective suit une autre logique. Le contrepouvoir ne peut alors venir que d'une quatrième instance, "gouvernement économique" organisé hors de la structure formelle de l'Etat et ayant autoritéà instituer et à adapter expérimentalement des règles de comportement. Constitué de commissions indépendantes du pouvoir politique et composées de représentants des parties concernés, cette quatrième instance du gouvernement intervient dans les différents champs des conflits sociaux, en passant par la création de nouveaux "corps intermédiaires" entre l'individu et l'Etat.

En conclusion, il semble donc essentiel de pousser la réflexion au-delà du principe de subsidiarité, si l'on veut déterminer les endroits pour l'action transformatrice des réseaux parallèles. En premier lieu, il faudrait exiger pour chaque matière une compétence qualifiée de régulation du souverain (l'Etat ou les autres organisations du régime) et soumettre ainsi l'élaboration de règles de fond au critère de faisabilité de l'objectif de la mise en œuvre. En deuxième lieu seulement peut-il être question de répartir les compétences de fond ainsi qualifiées entre les organisations d'Etat, en attribuant des compétences procédurales selon le principe de subsidiarité. Pour faire du fokonolona un mécanisme efficace de sélection de nouvelles coutumes, sa réinvention la plus récente sous forme d'une association d'usagers devrait, elle aussi, être adaptée aux valeurs anciennes d'une société à moderniser, en combinant autrement que c'est aujourd'hui le cas les ressources respectives de la coutume (valorisant les modèles de comportement) et de la loi (exprimant les attentes et les contraintes sociales de manière générale et impersonnelle). Le dispositif administratif gagnerait désormais à être "indigénisé" en le rapprochant de façon expérimentale de l'évolution coutumière, plutôt que selon l'ancienne conception statique qui a pour objectif une impossible constatation de la coutume.