DHDI


groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

Retour à la page précédente

Télécharger ce document au format pdf (Mac/PC)

Le retour à la terre pour les dépossédés

Pascal MAIRE-AMIOT

Université de Paris 1 - Sorbonne

Lauréat Lavoisier - Ministère des Affaires Etrangères


De toutes les logiques coercitives et discriminatoires que les lois coloniales puis le régime d'apartheid se sont ingeniés à mettre en place, probablement aucune n'aura été plus oppressive et brutale que celle visant à déposseder les Noirs de leurs terres. Les conquêtes, les dépossessions, les évictions, les déplacements forcés et une distribution raciale des ressources foncières ont en effet abouti a écarter les Africains du droit d'accès et de jouissance de la propriété. En fait, la philosophie qui prédominait fondamentalement la politique foncière discriminatoire était que les Africains ne devaient posséder en aucun cas des droits exclusifs sur la terre mais qu'ils pouvaient, en revanche, détenir des droits partiels et vulnérables tels que les permis d'occupation temporaires, alors que la propriété du domaine foncier appartenait a l'Etat qui l'administrait principalement à travers le South African Development Trust. De cette politique, il en a résulté une insécurité des droits fonciers et des intérêts sur la terre qui marque structurellement la physionomie des rapports sociaux sur le terrain.

Si l'ensemble des lois foncières discriminatoires a été abrogé en 1991 par l'édiction du Abolition of Racially Based Land Measures Act, la suppression des interdictions foncières n'est pas de nature, à elle seule, à permettre aux Africains de faire l'acquisition de fermes commerciales. En effet, l'échelle des ressources requises et le manque d'accès a ces ressources rend l'achat de ces fermes quasiment impossible. Par conséquent, étant donné l'extrême pauvreté de la population rurale noire, la transformation des logiques existantes de propriété et d'occupation de la terre s'avère être une entreprise d'une difficulté redoutable.

En dehors des anciens bantoustans, au sein des zones agricoles commerciales blanches, beaucoup de travailleurs en fermage et de salariés agricoles détiennent des droits extrêmement vulnerables fondés avant tout sur la naissance sur le lieu de travail ou sur la durée du service accompli dans l'exploitation. Les droits de ces occupants demandent a être protegés juridiquement, particulièrement dans le cas où le propriétaire foncier prend la décision unilatérale de rompre la relation contractuelle qui le lie à ses employés. En fait, la principale préoccupation des populations vivant sur les fermes blanches consiste à être protégé contre les ordres d'éviction prononcés illégalement par les propriétaires. En l'absence de salaire leur permettant de vivre décemment, la sécurité de la tenure foncière ainsi que l'accès aux services, constituent donc des étapes essentielles vers leur aspiration à de meilleures conditions de vie et à l'acquisition d'un droit de résidence stable.

Dans ce contexte d'inégale répartition de la richesse et d'accès à la terre, le nouveau gouvernement issu des première élections démocratiques a publié en mars 1994 un vaste programme de transformation économique et sociale, le Reconstruction and Development Programme (RDP). Le Department of Land Affairs (DLA) qui a la responsabilité de mener le processus de transformation du systeme foncier, a établi des objectifs extrêmement ambitieux qui s'inscrivent parfaitement dans le projet social et politique du RDP. Le Livre Vert paru en 1996 développe ainsi une politique foncière axée autour de quatre points cardinaux: le redressement des injustices créées par l'ancien régime; le soutien en faveur de la réconciliation nationale et de la stabilité; l'encouragement des conditions de la croissance économique; l'amélioration du niveau de vie des ménages et l'éradication de la pauvreté. En pratique et au delà des grands principes qui sous-tendent la réforme foncière, le gouvernement est impliqué dans une politique de redistribution des droits fonciers, non seulement aux populations victimes des déplacements forcés mais également aux salariés agricoles, aux travailleurs en fermage, aux femmes ainsi qu'à l'ensemble des populations historiquement désavantagés en termes de logement et de moyens de subsistence. La réforme foncière contribue donc fondamentalement à l'effort national d'une juste et équitable redistribution des ressources économiques.

Le programme de réforme agraire se decline en trois phases. La première tente d'organiser la restitution des terres aux populations evincées par le pouvoir blanc après 1913. En milieu rural, l'enjeu de la restitution repose fondamentalement sur l'allocation des terres à des individus qui souhaitent les utiliser à des fins agricoles ou résidentielles. Dans les villes, le programme de restitution est davantage orientée vers la question du développement urbain, compte tenu de la pénurie de logements d'habitation et des enjeux de la modernisation urbaine. Ce programme de restitution encourage en fait des formes d'action collectives et négociées de façon à ce que les citadins soient en mesure de gérer ce qui pourrait désormais devenir leur propriété. Dans le cas où la restitution n'est pas jugée "faisable" par les autorités locales et provinciales, comme ce peut être le cas de terrains urbains déjà construits ou entrant dans le cadre de la réglementation d'urbanisme operationnel, la loi encourage les demandeurs à identifier et à développer une parcelle de terre alternative à celle dont ils avaient un droit de réclamationlégitime.

Les demandes de restitution émanant des communautés s'estimant victimes de déplacements forcés sont instruites par une institution specialement prévue à cet effet, la Commission on Restitution of Land Rights. Cette Commission gère l'ensemble du processus en applicant les procédures appropriées et en négociant des accords qui soient "justes et équitables". La Land Claims Court intervient ensuite en aval de la Commission lorsqu'aucune solution négociée préalable n'a pu être trouvée. Cette cour de justice agit donc en arbitre final et donne une interprétation juridique de concepts clés comme "la juste et équitable compensation", la "faisabilité" (lorque la restauration de la terre est recommandée), ou encore "l'intérêt public" (lorsque la restauration est refusée au demandeur). Enfin, l'intervention de la Cour donne force de loi aux règlements des litiges.

Bien que la restitution bénéficie d'une très grande légitimité en tant que politique de réparation des déplacements forcés, les difficultés rencontrées dans son application révèlent les limites d'une procedure complexe, en proie à des tensions qui peuvent rapidement dégénérer en conflits ouverts. Les clivages ne s'opèrent pas seulement selon une ligne raciale entre des propriétaires blancs s'agrippant irréductiblement à leurs biens et des populations noires évincées de leurs droits, mais également ils peuvent s'établir a l'intérieur d'une même communauté, entre plusieurs communautés et parfois même entre le gouvernement et les populations impliquées dans les négociations.

Les populations rurales marginalisées qui réclament une terre ont tendance à revaloriser le contenu historique de leurs droits qui, en fait, peuvent se chevaucher ou entrer en compétition avec d'autres droits revendiqués par d'autres communautés. Les populations urbaines, ayant été principalement déplacées du fait de l'application du Group Areas Act, réclament des droits de propriété au sein des villes mais leurs droits sont fréquemment limités par des projets locaux de développement, publics et privés. Si la majorité des demandeurs assimilent la restitution à la restauration de leurs terres, il n'en reste pas moins que la restauration ne constitue qu'une solution de règlement du conflit parmi d'autres. En fait, les négociations consistant à déterminer quelles sont les formes de réparation les plus adéquates pour chacun des litiges - entre restauration, allocation d'une terre alternative, compensation financière - définissent le programme de restitution.

Ce processus semble dès lors s'inscrire irrémédiablement dans la durée, particulièrement lorsque les parties en présence partagent des intérêts divergents ou lorsqu'ils ont une appréhension différente du contenu de la propriété et des règles définissant l'usage de la terre. Les progrès se font par conséquent attendre, entraînant des frustrations non seulement pour les plaignants et les organisations qui les représentent, mais aussi pour les propriétaires fonciers confrontés a l'incertitude quant au devenir de leurs domaines.

Le second élément de transformation du systeme foncier se focalise sur le programme de redistribution des terres dont l'objectif est de permettre aux plus pauvres vivant en milieu rural, d'accéder à la terre à des fins de résidence ou de subsistence. La stratégie gouvernementale consiste donc a ouvrir le marché foncier aux personnes desavantagées et à améliorer le niveau moyen des infrastructures en milieu rural. Le Department of Land Affairs agit à travers l'instauration de programmes pilotes de réforme foncière établis dans chaque province. Ces programmes sont avant tout conçus comme des mécanismes préparatoires de mise en place d'un vaste programme national de redistribution des terres. Ainsi, au niveau des districts, la terre est transferrée aux populations rurales pauvres, en particulier aux femmes, et les titres de propriété sont delivrés aux communautés qui bénéficient par ailleurs d'un accès aux infrastructures essentielles (eau, sanitaires, réseau routier, etc.). L'usage de la terre est fondée sur une logique de mise en valeur collective et des projets de gestion "communautarisée" de la propriété sont elaborées et appliquées sur le terrain. Par ailleurs, la redistribution foncière s'apparente à une processus valorisant la consultation et la coordination avec de nombreux organismes de développement, ainsi que la participation des communautés à la mise en valeur de leurs terres. Initiallement, le RDP avait proposé de redistribuer 30% des terres aux plus démunis dans une période de 5 ans. Cependant, les contraintes engendrées par la nouvelle politique gouvernementale de restriction budgétaire définie par le pacte de stabilité macro-economique (GEAR), ne pourront permettre la réalisation, dans les délais prévus, de ce taux de redistribution.

La question de la tenure, en tant que troisième pilier de la réforme agraire, constitue un enjeu particulièrement complexe et sensible tant elle irradie l'ensemble des composantes de la réforme foncière. Le défi majeur auquel est confronté le gouvernement consiste en effet à résoudre le problème des droits informels que les populations détiennent en vertu des invasions ou des occupations illégales de terrains en milieu urbain comme en milieu rural. Le système rigide et oppressif d'interdiction foncière élaboré par voie législative et organisant la pénurie des terres dans les zones où les Noirs étaient autorisés à vivre, a eu pour effet d'amener les populations à bâtir des habitations dans des zones où ils n'avaient aucun droits légaux. Ainsi, s'est dessiné un modèle foncier d'occupation qui est paradoxalement à la fois illégal et légitime, dans la mesure où il ne fait que traduire sur le terrain l'absence d'une alternative de politique d'accession qui soit viable. L'érection d'habitations informelles et l'occupation illégale des terres sont désormais inscrites dans la realité du terrain. Le gouvernement hérite donc d'une situation caracterisée par la fragmentation du droit de la terre, la hiérarchie des systèmes de tenure valorisant la propriété privée, l'absence d'un système d'enregistrement adéquat pour valider et sécuriser la totalité des droits existants et le recours à des pratiques informelles de tenure par des personnes en situation d'exclusion par rapport au système officiel des droits fonciers. L'objectif affiché par la nouvelle législation relative à la tenure foncière consiste à normaliser les situations foncières existantes puis a stabiliser les droits fonciers en leur conférant une securité qu'ils n'avaient pas auparavant.

Enfin, la question de la tenure dans les zones régies par la loi coutumiere - comme c'est le cas des terres communautaires du KwaZulu/Natal - revêt un intérêt stratégique considérable pour les autorités traditionnelles. Le pouvoir d'allocation des terres detenu par le chef tribal - l'inkhosi - , bien qu'étant résiduel, demeure en effet une arme efficace de contrôle politique et sociale exercée sur les communautés. Par ailleurs, la tenure coutumière affermit leur pouvoir en raison de l'accès équitable et bon marché à la terre qu'elle procure et de la sécurité qu'elle garantit aux populations rurales. La question qui reste néanmoins en suspens consiste à savoir si la norme coutumière ne serait pas en contradiction avec la norme démocratique de déracialisation et de partage équitable des ressources foncières, édictée par l'Etat sud-africain.

En tant que politique de justice sociale qui tient lieu de symbole, la réforme foncière cristallise tous les espoirs d'une société désireuse de gérer un héritage effroyable sur le plan économique et humain. La politique de retour à la terre ne doit donc pas se penser uniquement en termes de pauvreté rurale, ni en une compétition entre ceux qui détiennent des droits legaux et les victimes historiques qui aspirent légitimement à l'accès à la propriété. La justice foncière doit plutôt rester un projet politique global qui concerne et implique tous les sud-africains dans la voie de la paix et de la réconciliation.

BREF APERCU DE LA LEGISLATION FONCIERE REFORMISTE


1994 - Vote du Restitution of Land Rights Act qui organise la restitution des terres aux personnes dépossédées et victimes des déplacements forcés sous le régime d'apartheid. En 1983, un rapport publié par le Surplus People's Project intitulé Forced Removals in South Africa, a estimé que 3,5 millions de personnes avaient été déplacés par la force en vertu de la politique de consolitations des homelands.


1996 - Vote du Land Reform (Labour Tenant) Act qui octroie aux labour tenants des droits de résidence et de patûrage sur les terres des fermiers blancs, et les protège contre les menaces d'éviction. En 1964, un amendement apporté à la loi foncière de 1913 avait proclamé l'abolition du fermage en travail (Labour Tenancy), faisant ainsi des labour tenants des squatters aux yeux de la loi. Entre 1960 et 1970, environ 340 000 labour tenants ont été évincés des fermes blanches tandis que 400 000 autres ont vécu dans la menace permanente de l'éviction. Au total, un tiers des 3,5 millions de personnes déplacées sont des labour tenants.

1996 - Vote du Communal Property Association Act qui autorise pour la première fois, la propriété commune de la terre.

1998 - Vote du Extension of Security of Tenure Act, qui organise la protection des occupants vivant sur les exploitations blanches, a l'exclusion des labour tenants. Les farmworkers (salariés agricoles) sont particulierement visés par cette loi.