Le  Droit dagir , une proposition pour la  bonne gouvernance foncire 

 

 

Alain Rochegude

Consultant international en dveloppement institutionnel,

Matre de Confrence de Droit public associ,

Universit Paris 1 (Panthon-Sorbonne).

 

 

 

premire version dun article paru dans Christoph Eberhard (d.), Droit, gouvernance et dveloppement durable, Cahier d'anthropologie du Droit 2005, Paris, Karthala, 376 (59-72)

 

 

 

 

Introduction

 

 

Face lincertitude du terme valise qui est celui de  gouvernance , il faut opter ds le dpart de notre analyse pour une dfinition de celle-ci. Rappelons quelle renvoie tymologiquement la notion de  gouvernement . Applique au monde contemporain, on peut donc la considrer comme la mise en cohrence des diffrents pouvoirs, publics et privs, pour crer les conditions dune gestion publique (au sens de  rendue publique ,  publicise ), donc transparente, quitable, cherchant optimiser la satisfaction des attentes des usagers (devenus citoyens), tout en respectant les diffrentes contraintes collectives, et enfin  soutenable , cest--dire permettant une exploitation prenne des ressources naturelles.[1]

 

Au regard de cette approche de la gouvernance, il apparat ncessaire de dfinir le  Foncier . Encore un terme valise, qui a lavantage de pouvoir tre utilis par toutes les spcialits impliques dans la gestion des ressources naturelles, au regard de leur propre comprhension et exprience (voire de leurs attentes). Considr comme lensemble des relations entre les individus et la terre (et les ressources naturelles renouvelables que celle-ci supporte), qualifiant un domaine de droit spcifique, celui de la terre et des ressources naturelles, le Foncier constitue un univers privilgi pour mener une rflexion permettant dՎtablir la gouvernance comme nous lavons identifie plus haut. Le droit de la terre se situe en effet au carrefour des attentes locales prives (besoins de vie), des attentes locales publiques (dveloppement et autonomie des collectivits dcentralises), des attentes nationales (exigence dune politique foncire nationale comme celle que lon construit aujourdhui Madagascar), voire attentes internationales (prservation de la biosphre, dbat sur les  biens publics mondiaux naturels ). Chaque niveau dattentes apparat comme ayant tout la fois des droits et des responsabilits, sinon des obligations. Il nest pas vident que la dmarche participative (quelle quen soit la mthodologie, variable selon les acteurs, les lieux, les moments), mme partenariale, soit la hauteur des problmes rgler.

 

La convergence des deux approches devrait permettre donc de proposer des lments structurants pour proposer un mode de gestion des terres et des ressources susceptibles de satisfaire lexigence la plus commune du plus grand nombre dacteurs : celle de scurit juridique, institutionnelle, foncire. Car la scurisation apparat devoir ici tre traite de manire non plus unilatrale, - lhabitant du quartier informel veut la scurit de son occupation, le cultivateur veut la scurit de son droit de culture -, mais double sens : la scurisation de lusager doit avoir pour contrepartie celle, dans la dure, de certains milieux et ressources naturelles. On mesure bien ici quel point doivent tre articuls les niveaux de la gouvernance et la diversit des attentes et pratiques sur le milieu naturel.

 

Etat des lieux de la scurisation foncire

 

Jusquici, de manire un peu caricaturale, on peut considrer que la scurisation foncire, au sens de systme de droit garantissant le droit du dtenteur de la parcelle, se pose comme une lalternative : dun ct, il y aurait le droit de proprit portant sur la parcelle  bien  (sous-entendu, dlimite topographiquement, de manire officielle et techniquement incontestable) ; de lautre, une scurisation fonde sur une reconnaissance provisoire et limite de droits pratiques consistant dans loccupation ou une valorisation provisoire, mais devant aboutir la proprit telle que dcrite prcdemment.

 

La proprit, comme rfrence absolue du droit sur le sol

 

Elle est, comme on vient de lՎcrire, fonde sur lidentification dun bien auquel doit sappliquer la proprit. Ce bien, objet du droit, en saurait tre que la parcelle, dment borne selon des procdures dtermines lgalement. Cest le travail du service en charge du Cadastre ou des gomtres-topographes agrs ; le rsultat en est une identification physique du terrain, avec mention des limites et de la superficie, laboration dun plan. Cet objet, ds lors quil est  dans le commerce , cest--dire quil peut faire lobjet de transactions juridiques, est un bien qui comme tel va supporter la proprit. Celle-ci, dans le systme civiliste, est, comme on le prcise dans le code civil franais, le droit de disposer de la chose, de lala manire la plus absolue, dans la limite bien sr des droits et rglements en vigueur. On passera ici sur les limites effectives de ce droit rput absolu qui ont justifi de multiples analyses. Dans le systme de la Common Law, on parlera alors de ownership. Ce droit absolu, fond sur le seul dispositif lgal, sest concrtis durant la priode coloniale, dans les territoires franais, mais aussi par exemple en Australie, dans ce que lon appelle le systme du Livre foncier. Celui inclut deux dimensions, souvent confondues par les pratiques : dune part, limmatriculation qui permet dfinir le bien foncier, dautre part, linscription qui est lenregistrement, au regard de lidentification du terrain, du droit de proprit tabli de manire incontestable par une procdure approprie qui fait une large part une publicit destine faire apparatre les contestations ventuelles. Depuis les Indpendances, on trouve des systmes quivalents dans la plupart des pays du continent.

 

Linconvnient de ces systmes est quils impliquent tous deux sries de conditions, lesquelles doivent tre la fois complmentaires et cohrentes.

 

La premire srie, bien connue, consiste dans la capacit des usagers recourir au systme. Celui-ci est complexe (dans certains pays, le processus compte jusquՈ 24 tapes successives, dont aucune ne peut tre vite) ; il implique des gestes et des comprhensions qui sont le plus souvent et contraires aux habitudes des usagers et contraires leur culture (rappelons nous limportance de loralit dans ces socits, mais aussi le caractre trs local, voire privatif, des actions foncires dans la plupart des socits concernes) ; il cote cher (en Cte dIvoire, larrt dattribution provisoire sur un terrain urbain, condition daccs la proprit, cotait environ 150.000 cfa il y a trois ans, pour une parcelle standard). Toute la procdure ncessite de sadresser de multiples acteurs publics, chacun deux disposant donc dune parcelle de pouvoir susceptible de se transformer en possibilit dexploitation de la situation. Cela demeure gnralement vrai mme si certains pays, au moins pour les terrains urbains, on mit en place des  guichets uniques , censs prendre en charge pour le compte de lusager la totalit du suivi de la procdure. Une telle approche limite sans doute certains abus de pouvoirs ; elle ne permet pas pour autant de tout simplifier et surtout de justifier aux yeux de lusager un tel dispositif pour accder la terre. A Madagascar, on cite le cas de ces paysans qui, bien informs de limportance de a proprit et de la dmarche du bornage, avaient emport chez eux les bornes implantes sur le terrain pour viter de se faire voler ! Peut-tre faut-il rappeler ici quil existe dans les pays du Nord de multiples professions qui assurent une sorte de mdiation administrative et qui pargnent lusager les contacts directs avec les administrations responsables, comme par exemple les notaires, les avocats.

 

La deuxime srie de conditions est de disposer dans le pays qui met en application un tel dispositif de gestion de la proprit foncire un dispositif administratif de suivi efficace, permanent, cohrent. Celui-ci doit avoir pour rle notamment dassurer ces multiples contrles sans lesquels le droit de proprit initialement tabli avec la plus grande prcision, devient rapidement obsolte. Linformation dtenue pas ladministration ne correspond plus aux ralits du terrain. Souvent, on constate que le propritaire enregistr a vendu son terrain par un simple transfert du titre de proprit en contrepartie dune somme dargent ; le nouvel acqureur se croit en scurit alors quil nen nest rien puisque seule le nom inscrit au livre foncier fait foi. Tel autre propritaire est dcd aprs avoir partag son terrain entre ses hritiers sans que la procdure de dmembrement du terrain et donc du titre foncier ait t mene et donc, sans que les titres de proprit correspondant aient t tablis ; cest la cause de la multiplicit des indivisions dans certains pays, comme par exemple au Bnin dans les centres villes de Cotonou et Porto-Novo, qui correspondent en fait des situations juridiques compltement dissocies des ralits. On peut imaginer alors tout ce qui peut ensuite se passer, par exemple des reventes partielles de parties de terrain, sans compter les inconvnients pour la fiscalit. Dans dautres rgions encore (au Laos par exemple), la concrtisation du droit sous la forme dun titre permet aux prteurs usuriers de se constituer des garanties facilement saisissables, et donc den faire un instrument de spculation foncire.

 

Il est donc normal que dans bon nombre de pays, aprs de longues hsitations, aient t adoptes des lgislations permettant de mieux tenir compte des pratiques, plus proches des attentes et des besoins des usagers.

 

La scurisation relative, une premire alternative la proprit foncire

 

Cette appellation un peu sommaire recouvre multiples processus qui permettent de stabiliser provisoirement des droits doccupation ou dexploitation de terrains ruraux ou urbains, entre les mains de leurs dtenteurs, lesquels, souvent, appartiennent des catgories dfavorises, mais peuvent aussi tre, plus simplement des citoyens ignorant des lois et rglements, qui ne savent pas o et comment sadresser pour obtenir un statut juridique foncier.[2] De manire plus gnrale et cest sans doute le plus important, il sagit surtout de gens qui ne voient pas lintrt ou la ncessit de sadresser ladministration pour obtenir un titre de proprit. Cela est vrai mme si ils sont de plus en plus nombreux reconnatre limportance du  papier  ou des  petits papiers  comme on dit Madagascar.

 

Pendant de longues annes, alors que le seul aboutissement des procdures domaniales (faire une note), comme de celles foncires tait le droit de proprit sur la parcelle bien, des chercheurs (dabord isols, puis de plus en plus nombreux), mais aussi des praticiens, se sont vertus mettre en vidence les conditions dune stratgie alternative. Par exemple, les travaux mens dans le cadre du Laboratoire dAnthropologie juridique de Paris, du Centre Droit et cultures de Nanterre, ont permis de mettre en vidence lincohrence de la proprit portant sur la parcelle-bien, des procdures ayant toutes pour finalit dՎtablir exclusivement le droit de proprit sur ce bien, et loppos la pertinence de prendre en compte ce que E.LE Roy et G. Hesseling ont appel le droit des pratiques. Les matrises foncires, permettant de croiser les grands principes de la proprit et les entres des usagers sur le terrain, ont t utilises pour mettre en vidence encore plus la pertinence de ces pratiques, en les situant dans un cadre thorique possible pour fonder une analyse juridique de ce que les usagers considraient comme du droit, au contraire ou en dpit de la loi. Dautres chercheurs, souvent impliqus dans des projets de terrain, le plus souvent de formation non juridique, ont leur tout apport une contribution au dbat, en se rfrant un concept un peu singulier, celui de  droits dlgus , lesquels se dfinissent curieusement comme des non-droits appels avoir valeur de droits. Plus simplement, on dira que ce sont toutes ces situations o il existe des conditions de juridicit fondes sur la lgitimit sociale, conomique, et non pas de droit fondes sur la lgalit.

 

Depuis quelques annes, et les pays dAfrique de lEst ont sur ce point montr lexemple, de nouvelles procdures sont proposes aux usagers, permettant de valider non seulement les pratiques, mais parfois aussi les rgles coutumires locales, voire les localisations juridiques. Par exemple, la loi sur le foncier villageois de Tanzanie[3] dispose que les habitants dun village peuvent appliquer, pour leur profit exclusif (au sens de mise lՎcart de tous les non ressortissants habitants du village), un rgime juridique spcifique, applicable dans les limites du terroir villageois, sous le contrle dun comit de gestion lu par lassemble des villageois majeurs. Les rgles qui sappliquent sont celles de la coutume locale. Les droits sont reconnus pas des certificats qui peuvent tre transmis par voie successorale, cds gratuitement ou titre onreux, lous. La proprit minente sur la terre appartient la seule nation tanzanienne reprsente par lEtat. Mais pour tout ce qui est du domaine utile, ce sont les usagers qui sont les matres de la terre, sauf videmment sur les terres publiques en vertu de la loi ou sur les terres qui sont soumises des rgimes de protection spcifiques. Au demeurant, mme pour ces dernires, par exemple lorsquil sagit de zones forestires ou de parcs, des modes de gestion participative sont mis en place, qui ont pour effet de permettre aux villageois concerns de tirer plus de profit de la conservation, et ce dans un vision prenne, que de lexploitation abusive ou du braconnage.

 

Le projet de loi foncire rurale du Bnin, toujours en discussion, va dans le mme sens gnral, articulant une nouvelle  conception de la gestion foncire et domaniale dcentralise  au niveau communal et villageois (le village est dans la loi de dcentralisation bninoise un dmembrement de la commune), et une nouvelle perception du droit des pratiques (et pas seulement des rgles coutumires) ; ce dispositif permet lusager (individuel ou collectif), dobtenir la certification des droits quil revendique, sous rserve de laccomplissement dune procdure collective et publique, mene par des oprateurs ad hoc, permettant dՎtablir le caractre incontestable desdits droits, ou, dfaut, de rgler les circonstances litigieuses avant la cration du certificat. Ce dernier qui est donc un instrument de scurisation, peut servir de preuve devant les tribunaux en cas de litiges, mme si la preuve  contraire peut tre apporte. Cest l que se construit la diffrence avec le titre foncier qui tablit lui un droit de proprit sur une parcelle de manire inattaquable. On doit remarquer ici la diffrence dj signale : ce qui est en jeu, cest plus le  droit de   que le  droit sur . Cest ce dernier qui devient le bien et non plus la parcelle sur laquelle on applique un droit. Il faut donc changer la logique, construire ce nouveau  bien , et surtout considrer autrement les rgles juridiques qui en dcoulent.

 

Cest partant de ces considrations que sՎlabore la notion de droit dagir, avec pour objectif de crer des conditions de scurisation pour les usagers du sol et des ressources naturelles, de manire aboutir un concept reproductible et non plus quelques applications encore exprimentales, voire simplement lՎtat de projet.

 

 

Du droit dagir comme instrument juridique de la  gouvernance  foncire

 

Pour quil y ait gouvernance, il faut que les rgles du jeu foncier soient claires, connues, comprhensibles, donc applicables ; il faut quelles soient appliques. Il faut donc que le systme politique, qui est le cadre de la production du droit (et donc de la juridicit[4]), permette de satisfaire une lgitimit construite partir des attentes susceptibles dՐtre satisfaites (raisonnables socialement), et, en mme temps, que la lgalit considre comme condition de lՎgalit des citoyens (importance des exclusions propres aux systmes communautaires qui peuvent tre aujourdhui considrs plutt comme communautaristes avec les enjeux de la politique du ventre et les courtiers du dveloppement).

 

La production du Droit apparat donc ici comme dterminante de la gouvernance, beaucoup  plus que les droits dont les lois et codes procdent souvent linventaire quasi-exclusif. Et compte tenu des enjeux, la seule approche de production du droit partir de la loi (ou de la notion de convention ou de contrat qui peuvent dcouler de celle-ci), ne semble plus pouvoir tre adapte aux cultures communautaires des usagers qui sindividualisent. Le foncier est alors un champ dapplication pour les projets et la notion dagir devient alors celle qui apparat comme une piste approfondir.

 

Ce que pourrait tre le  droit dagir 

 

Comme on a essay de le montrer plus haut, le dbat devrait porter plus sur lobjet du droit que sur le droit sur lobjet. Il faut ici rappeler encore une fois la logique propritariste civiliste : le droit de proprit, considr comme un droit fondamental (au demeurant on le retrouve proclam dans la plupart des constitutions), prend une signification particulire quand il sagit du sol et/ou des ressources naturelles. Tout repose alors sur lobjet. Le droit de proprit, celui en dfinitive de sassure lexclusivit et en mme temps la disponibilit du bien, porte, lorsque quil sagit du sol, sur la construction dun  bien , savoir une parcelle laquelle ne peut tirer son existence que dun processus technique didentification. Cet  objet-terre , qui devient donc le bien objet du droit, prsente lՎvidence la singularit de ne reprsenter que le support des attentes et pratiques des usagers. On peut donner comme illustration le fait que par exemple, pour une propritaire priv dun terrain, la proprit de la fort sՎtablit partir du droit foncier (ce qui dans certains pays peut avoir pour effet de faire chapper les forts prives au rgime de protection de la fort en gnral !).

 

Or, on peut par ailleurs considrer que le droit de proprit, exclusif et personnalis (au sens de rattach une personnalit juridique mme si on parle de droit rel), ne prend sens quau regard de lutilit, de la valeur symbolique, conomique, sociale, qui sattache au mme support foncier. Mme le spculateur se proccupe plus de la valeur que peut prendre lobjet que de celui-ci lorsquil est terre. Limportance juridique repose alors sur la facult exclusive de disposer de lobjet, non pas pour en disposer selon son bon plaisir, mais plus pragmatiquement, en fonction de lusage ou de lintrt que lon escompte en tirer. Cette analyse montre bien les limites qui se sont construites dans limaginaire des usagers, o la rgle se confond avec la matire laquelle elle se rapporte. Peut-tre peut-on y voir leffet de la disparition de la gnralit du domaine minent comme support du domaine utile. Quoiquil en soit, lanalyse des droits sur le sol et les ressources gagnerait assurment reprendre comme fondement cette rfrence l utilit .

 

Cest partant de l que le droit dagir prendrait pleinement son sens. Travailler sur lutilit, la valeur, renvoie forcment dans les systmes de droit base lgale que nous connaissons, lՎtablissement de rgles juridiques fixant le contenu des droits, leur porte juridique, les modes dՎlaboration de ces droits partir de diffrents actes plus ou moins  formats  que lon appellera contrats, conventions, .  Cette manire de voir les choses juridiques se rfre un univers dans lequel des normes crites sont prsumes pouvoir tre partages comme des valeurs collectives par lensemble dune communaut nationale. La loi est la mme pour touts, prsume connue de tous, fondant lՎgalit du citoyen ; nul nest cens lignorer, et dans le mme temps, tous les usagers sont gaux devant elle. Cette interprtation, largement articule avec une perception wbrienne de lEtat Nation, avec une vision pyramidale du droit, ne correspond pas forcment tous les univers de culture juridique et politique ; en particulier, elle apparat compltement dcale au regard des perceptions de tous ceux et celles qui ont encore un vision communautaire de certaines pratiques et normes ; en quelque sorte, une vision collective  infra-tatique  et assurment non publique, ce dernier terme tant connot comme ce qui se rattache la puissance publique telle quinstitue par les textes en vigueur. Pour ces usagers dun droit dune autre sorte il est donc ncessaire, si lon veut crer les conditions de lEtat de droit, de mettre en place des dispositifs de droit qui tiennent compte de leurs ralits.

 

Lessentiel devient alors didentifier lexclusivit dun droit daccs, dusage, doccupation, provisoire ou permanent, territorialis mais au regard de la fonctionnalit recherche. Le caractre religieux historiquement invoqu pour dissocier la Terre et le sol dans les droits dits traditionnels a perdu et continue de perdre sa force. Mais il nouvre pas pour autant la porte la proprit parcellaire romaniste. Et cest bel et bien le droit des pratiques qui devient la rfrence utile. Il sagit l dun instrument au pilotage dlicat, mme avec lappareillage subtil des matrises foncires dE. Le Roy, car la qute dun dispositif permettant un inventaire systmatique, exhaustif, de toutes les situations pour en mesurer le caractre juridiquement acceptable ou non, relve dune mission difficile sinon impossible pour le juriste e qute de normes gnralisables la totalit des citoyens, normes dont nous avons suggr plus haut quelles devaient tre simples, comprhensibles, compatibles avec les multiples rfrents culturels, conomiques et sociaux qui sont ceux des socits considres. Il faudrait aussi y ajouter scurisantes a priori, car tel est en dfinitive lobjectif principal.

 

La mise en corrlation des lments qui prcdent suggrent une piste : celle dj voque du droit dagir. Celui-ci devient alors le produit dun dispositif procdural[5] dont lusage, publiquement tabli, lgalement reconnu, doit permettre aux usagers de continuer de se rfrer leurs pratiques, leurs habitudes, sous rserve de ne pas en faire un usage qui serait contraires aux principes fondamentaux que sont celui de lՎgalit des citoyens devant la loi, de u droit tre protg de labus de pouvoir, autant que de celui de voir sa situation juridique protge ds lors quelle est le rsultat de lapplication de la loi. Il sagit en fait de se positionner juridiquement au moment de la production de lacte juridique plutt que dessayer den prdterminer toutes les caractristiques aux regards dinstruments, dobjets juridiques dont la liste serait par dfinition limitative.

 

On laura compris, le droit dagir ne remplace pas celui de proprit sur le bien-terrain ; il est un autre mode daccs celle-ci, fond sur lusage qui va en tre fait, dans un cadre politique (au sens de la cit) prcisment dtermin, avec des acteurs dont le rle va permettre dՎtablir des conditions qui devraient tre celles recherchs dun bonne gouvernance foncire. Celle-ci ne peut rellement et efficacement se construire quau niveau du local, celui de la comprhension de la norme qui doit fonder la lgitimit de celle-ci pour lui donner valeur de droit. Le contexte de la dcentralisation apparat donc comme pertinent pour tenter la dmarche.

 

Le droit dagir au regard de la  gouvernance foncire 

 

Comme on la expliqu au point prcdent, la dmarche doit associer diffrents niveaux dacteurs, publics comme privs, du niveau local comme reprsentatifs du central ; la dmarche doit associer lgalit et lgitimit sociale, localise, fonctionnelle, et ventuellement territoriale. Elle doit conjuguer souplesse, intelligibilit et rigueur. Elle doit permettre la procdure de jouer le rle qui est jusquici celui de la loi ou du code dans la production de situations juridiques tablies. Elle doit substituer des rfrences en forme dactes et/ou dobjet de droit un processus permettant dՎtablir que le droit dagir existe, que ds lors, son utilisation tablit des droits dont la validit juridique est tablie aux yeux de tous les acteurs, y compris publics, ceux-ci tant tenus de ce fait, dutiliser ventuellement leur pouvoir de coercition pour faire respecter lesdits droits.

 

Il nest videmment pas possible dans le cadre du prsent texte de prciser toutes les modalits prcises dun tel dispositif, ce qui, de surcrot naurait aucun sens puisque men hors de tout contexte rel. Mais il faut au moins essayer den fournir quelques dimensions mthodologiques.

 

Le premier point consiste admettre lgalement le principe. Les textes relatifs la gestion foncire, celle des ressources naturelles, doivent affirmer cette solution juridique comme un prdtermin ; disposer que le droit dagir est bel est bien un instrument juridique qui permet de fonder le rapport la terre ou la ressource considre. Cette affirmation tant assortie dune contrainte claire de respect dune procdure ad hoc. Le lgislateur naurait donc plus essayer de traiter par avance, en normes toutes les situations juridiques, encore moins essayer de sadapter en permanence lՎvolution des pratiques lies lՎvolution de la socit considre.

 

Dans cette dmarche, il conviendrait ensuite de poser le principe que les actes susceptibles dՐtre  juridifis  par le droit dagir doivent tre conformes certains critres de validation sociale. Il ne sagit videmment pas de permettre une inventivit juridique qui irait lencontre du but souhait de scurisation laquelle, encore une fois, suppose une certaine comprhension collective. Une rfrence aux coutumes locales ne parat pas suffisante ; le renvoi un possible  code local  parat dlicat car il ouvre la porte des exclusions comme celles prvues dans les rgles communautaires ; les pratiques proposent une solution, associant un certain nombre de rfrences la coutume, ajuste au rythme de lՎvolution sociale et conomique. Mais il faut aller plus loin et introduire la validation de ces critres. Cest l que la procdure entre en jeu, dfinissant lintervention corrle des acteurs publics et privs.

 

Les acteurs privs, fussent-ils rassembls dans une sorte darne foncire comme cela a dj t propos sous la forme de  forums fonciers [6], ne sauraient y suffire car ils sont dune certaine manire la fois parties et juges. Les choix localement valids par eux prsenteraient au moins le risque voqu plus haut dune exclusion de ceux qui ne sont pas de la communaut ou qui, socialement, culturellement, ne sauraient obtenir des droits scuriss sur le sol ou la ressource quand bien mme ils en seraient les exploitants du moment. Mais ils sont cependant indispensables, au moins comme tmoins dun tat de fait, celui de lutilisation, de loccupation. Cette publicisation locale pourrait aussi, selon les situations considres, tre le fait du conseil des ages, des anciens, des  cheveux blancs  de Madagascar par exemple. A loppos, le rle de la socit civile conue plus globalement comme constitue des organismes associatifs locaux ne parat pertinente quau regard des appuis apporter la dmarche.

 

En ce qui concerne les acteurs publics, lintervention des chefs de village, chef de circonscription administrative (le fokontany malgache par exemple[7]), est essentielle car elle doit permettre de valider tant les tmoignages que les situations concrtes dont la scurisation est revendique ; ils doivent participer, investi dans leur fonction officielle, publique, la validation sociale, pour lui donner sa valeur au regard du dispositif dadministration territoriale de lEtat, tape ncessaire sur le chemin de la reconnaissance de juridicit. Cela demeurerait vrai mme lorsquils ne disposent pas dun pouvoir public plein, cest--dire lorsquils sont le relais, le reprsentant soit des lus locaux, soit de ladministration dconcentr de lEtat. Il resterait alors dterminer le niveau de public local ayant rellement une capacit excutive, dcisionnelle, susceptible de valider lensemble du dispositif. Dans le cas o il existerait des collectivits dcentralises, on peut videmment envisager de placer la procdure sous la responsabilit des lus locaux, de ceux qui disposent de la lgitimit politique aussi bien au regard de la population que de lEtat ; dans le cas o il nen nexisterait pas, ce serait videmment au reprsentant de lEtat disposant dun vritable pouvoir dcisionnel dintervenir.

 

Lensemble de la dmarche doit tre gre au niveau local ; il faut donc quil existe une structure, administrative au sens de gestionnaire dune procdure publique, permettant daccueillir les demandes de scurisation du droit dagir, de mener bien les enqutes appropries sur le terrain (reconnaissance des limites du champ dapplication du droit), de conserver les documents dinformation ncessaire (une cartographie foncire sommaire, appuye sur une photographie arienne une chelle permettant didentifier les limites physiques, naturelles, identifies par les parties concernes, des fichiers alphabtiques, un registre de suivi des procdures, etc. ), et susceptibles de servir en mme temps de lieu dinformation, de ngociation, de mdiation. Le niveau communal parat ici opportun, mme si le droulement concret de lopration se fait un niveau infra-communal.

 

Lensemble de ces lments semble de nature favoriser lexistence des caractristiques de la bonne gouvernance telles que rappeles dans louvrage La scurisation foncire en Afrique : [8]

- lexistence dun corps de rgles acceptes pour allouer les ressources et arbitrer les conflits ;

- une relation claire entre les acteurs publics et privs pour crer une responsabilit (celle des  tmoins , celle des acteurs publics reprsentatifs et tatiques),

- la transparence, laquelle permet aux acteurs concerns de sassurer des modes de gestion de la procdure de validation des situations juridiques ;

- lacceptation de lintervention cohrente et corrle de diffrents acteurs publics et privs ;

- une utilisation efficace et approprie des ressources, condition de lexploitation durable de celles-ci.

 

 

Conclusions

 

Il ne sagit videmment pas, par cette dmarche du droit dagir, de mettre en place cette nouvelle action publique voque de manire un peu ironique par Jean-Pierre Gaudin dans les termes suivants :  La nouvelle action publique en appelle maintenant une sorte de Sainte-Trinit : agences de rgulation, politiques contractuelles, forums de dbat public [9]. Il sagit plus concrtement de faire en sorte que dans des contextes o la lgislation nationale nest pas une source de droit pour bon nombre de citoyens, des dispositifs institutionnels et lgaux permettent la production de situations juridiquement stables parce quaccessibles, incontestables, comprhensibles par les usagers concerns. Le droit ne saurait tre lment de gouvernance, donc facteur de rgulation si il nest pas ainsi valid par les pratiques. Et la seule illgalit de celles-ci ne saurait en aucun cas les disqualifier juridiquement sauf crer des situations dextrme incertitude comme cest le cas aujourdhui dans de trop nombreuses zones rurales autant quurbaines, en Afrique, en Asie, en Amrique latine, quand ce nest pas en europe. Pour que fonctionne le droit foncier, il faut reconstituer les conditions de la communaut dintrts qui est  sous-jacente toute forme dorganisation collective, recrer les conditions dune sorte daffectio societatis permettant dans une sorte de contractualisation socitale de donner une validation publique des comportements jusque-l plutt privs, y compris dans leur lgitimation sociale.

 

Cest dans cette logique de des pays, de plus en plus nombreux, empruntent des chemins de rforme foncire et domaniale labors dans le cadre de Dclarations de politique foncire nationale, qui nont plus pour destination unique et exclusive le droit de proprit sur une parcelle immatricule comme bien, le tout consacr dans un titre foncier. La Tanzanie, lAngola, le Bnin, et depuis peu Madagascar, pour ne rester que sur le continent africain, - mais on pourrait aussi renvoyer au Brsil ou lIndonsie pour voquer dautres continents -, sont quelques uns de ces pays qui osent affronter le tabou, qui osent dire que lexclusivit dun droit, comme mode de scurisation, correspond peut-tre mieux certaines attentes et pratiques des usagers, notamment la trs grande majorit de ceux-ci qui ne disposent ni des moyens ni de linstruction susceptibles de leur permettre dutiliser les procdures jusque l en vigueur. Le droit dagir propose daller un cran plus loin, en  normalisant  une appellation symbolisant cette ouverture globale aux droits des usagers dsormais susceptibles dՐtre mis en scne dans un cadre de lgalit, permettant ainsi de reformer le couple juridicit-lgitimit.

 

Toute la dmarche repose videmment sur un a priori : les conditions socio-conomiques, en particulier dans les pays en dveloppement, ne continueront pas de se dtriorer sous la pression de lՎvolution dmographique, de la concurrence de nouveaux acteurs tatiques surdimensionns comme la Chine, lInde, qui sont de plus en plus consommateurs de ressources naturelles pour pallier leurs propres insuffisances en la matire, sous la pression aussi de la demande sans cesse croissante de biens montarisables y compris par les plus dmunis. Cest donc bien aussi dune course contre la montre quil sagit, entre la capacit des Etats mettre en place les nouveaux modes de rgulation plus responsables, et le poids des facteurs qui sy opposent presque directement.

 

 

 

 



[1] Sur la complexit, la diversit et la variabilit des interprtations de la gouvernance, on consultera avec profit lՎtude de Bonnie Campbell pour le CRDI (Canada), intitule An overview of governance, du 18 octobre 2000

[2] A Madagascar, il existe depuis 1996 une lgislation dite de Gestion Locale Scurise (GELOSE) pour rguler de nouveaux modes de gestion participative des ressources naturelles dans un contexte dcentralis. Cette loi a t complte en 1998 par un dcret sur la Scurisation Foncire Relative (SFR). Cette approche a t largie lensemble de la gestion domaniale et foncire par la loi 2003-29 et surtout son dcret dapplication n 2003-908 du 2 septembre 2003qui propose dornavant, au choix des acteurs concerns, trois niveaux de scurisation qualifis localement de scurisation foncire relative (SFR), avec un simple constat des droits existants, scurisation foncire intermdiaire (SFI) avec reconnaissance de la proprit lorsque les conditions lgales sont remplies,  et scurisation foncire optimale (SFO) avec mission du titre foncier aprs bornage du terrain.

[3] Village Land Act, n 7 de 1999  et Land Act, n 6 de 1999, Journal officiel de Tanzanie, n 27, volume 80, du 21 mai 1999, plus un grand nombre de rglements (dcrets dapplication), notamment en 2001

[4] La juridicit est ici envisage comme le fait Grard Timsit, cest--dire comme  la proprit dune norme qui fait que cette norme a la qualit de norme juridique. Cette proprit, - et cette proprit  seule, et non pas la norme qui la revt-, constitue lobjet de la science juridique  (TIMSIT Grard, Archipel de la norme, Paris, PUF, Les voies du Droit, 1997). Cest partir de l que peut senvisager cette construction du  droit tripode  dE. Le Roy, bti partir de la loi, de la coutume et de lhabitus.(LE ROY Etienne, Le jeu des lois, Paris, LGDJ, Droit et socit n 28, 1999, pp. 189-204. Et cest partir du mme tripode que le droit dagir peut prendre sens.

[5] Sur la procdure, il convient ici de se dpartir de la vision traditionnelle du juriste qui voit dans la procdure une dmarche formellement fige, ce qui aurait pour effet de striliser compltement leffet de lgitimation recherch. Comme lindique Luhmann,  une procdure ne peut tre considre comme une srie prtablie dactions dtermines un tel rituel enfermerait les actions en une telle chane de sorte que lune rsulterait de lautre sans quil soit possible de choisir . Il sagit plutt, toujours dans le souci de rechercher la lgitimit du droit, ce qui implique que  ce ne sont pas la forme concrte prfixe, la gestuelle, ni le mot juste qui font avancer la procdure, mais plutt les dcisions slectives des participants qui liminent des alternatives, rduisent la complexit, absorbent lincertitude ou, du moins, transforment la complexit indtermine de lensemble des possibilits en une problmatique dtermine et saisissable . (LUHMANN Niklas, La lgitimation par la procdure, Laval, Les Presses de lUniversit Laval, 2001, p. 31 et 33). Cette vision de la procdure permet en effet de rechercher, dans le dispositif de production du droit dagir, tous les espaces dincertitude, de contestation, qui pourraient ultrieurement dclencher des conflits remettant en cause le processus de scurisation foncire et donc de bonne gouvernance.

[6] LE ROY Etienne, KARSENTY Alain et BERTRAND Alain ; La scurisation foncire en Afrique ; pour une gestion viable des ressources renouvelables ; Karthala, Paris, 1996, p. 277 et s.

[7] Les Fokontany ont connu depuis 1976 de multiples volutions de leur statut juridique, fondes sur une alternance entre un rgime de circonscription administrative de base et de collectivit dcentralise. La dernire volution qui parat la plus pertinente au regard des pratiques, notamment en ce qui concerne la gestion domaniale et foncire, consiste dans leur qualification comme dmembrements des communes, quelles soient rurales ou urbaines. Les fokonolona en sont dornavant la communaut humaine supporte territorialement par les Fokontany. Les chefs de ces derniers apparaissent souvent comme de remarquables niveaux de  mdiation  entre les usagers et les autorits communales lues.

[8] LE ROY Etienne, KARSENTY Alain et BERTRAND Alain ; op. cit. p. 236 et s.

[9] GAUDIN Jean-Pierre, Pourquoi la gouvernance ?, Presses de Sciences po La bibliothque du citoyen, Paris, 2002, p. 129