Version remanie juillet 2001
Les droits de proprit intellectuelle
vecteurs de transmodernit ?
La proprit, pilier du code civil, fondement du systme libral et
maeute de la modernit, organise notre droit positif. Cependant, si l'on y
regarde de plus prs, la proprit, mythifie dans les discours, ne se
rencontre que trs rarement lorsque l'on observe les rapports d'appropriation
mis en uvre par les acteurs, que ce soit dans les pays industrialiss ou dans
les pays en dveloppement. Le colloque organis en 1989 pour clbrer le
deuxime centenaire de larticle 17 de la dclaration des droits de lhomme et
du citoyen de 1789 qui posait que la proprit (est) un droit inviolable
et sacr avait dj
dmontr limpossible proprit absolue , selon le titre de la
communication de Joseph Comby[1]).
Tant les praticiens que les thoriciens du droit de proprit savent ainsi quil
y a une distorsion entre les discours et les pratiques, les reprsentations
originelles et leurs applications contemporaines : la proprit dcrite dans
larticle 544 du Code civil est ainsi un mythe au sens du muthos grec, un
discours fantasmatique sur la face cache du monde.
Ce que lon sait moins, en revanche, cest que, selon les contextes, la
proprit dsigne l affectation un usage ou la rservation plus ou moins exclusive un usager[2]
et ainsi, quen sassociant certains qualificatifs, la notion de proprit
peut voir ses attributs et ses signifiants bouleverss. Il en est ainsi de la
proprit dite intellectuelle qui va tirer des conditions particulire de
cration dun usage un droit exclusif qui psera sur lusager.
Car la proprit intellectuelle ne se distingue pas seulement de la
proprit par la qualification qui lui est assigne. Puisant sa source dans le
travail de l'homme, elle permet son titulaire de se constituer et d'exploiter
de manire exclusive un ensemble original de relations patrimoniales.
Initialement conue comme une riposte systmatique l'extension de la sphre
marchande, elle a progressivement conduit au rajustement du discours sur la
proprit avec la pratique de la proprit , offrant une nouvelle donne aux capacits d'agir dans un contexte de
libert des changes. Cest le premier point que nous voudrions examiner avant dexpliquer que sa remise en
perspective sur le long terme et la relation structurale que les droits de
proprit intellectuelle ont avec les matrises foncires ou fruitires
prcapitalistes en font la fois un vecteur de transmodernit et un promoteur
de complexit au sein de l'ordre social.
Dans ces conditions, la notion de proprit intellectuelle trouve toute
sa justification dans une dmarche visant la gestion viable des ressources
naturelles et des connaissances qui y sont attaches.
La proprit intellectuelle comme promotion dun quilibre entre
intrts particuliers et intrt gnral et comme exception au rgime commun de la proprit
Ds le 15e sicle les diffrentes monarchies de lEurope
accordent des privilges certains de leurs sujets afin de leur concder un
monopole dexploitation sur une invention ou sur une uvre. Cette pratique
permettait au souverain, investi par la volont divine, de rcompenser ceux
qui, parmi ses sujets, savaient faire preuve de diligence, et dans le mme
temps, elle permettait de diffuser les progrs susceptibles dassurer la
prosprit du royaume.
Mais avec la Rvolution franaise, on passe de la notion de
sujet du roi celle de sujet de droit . Dsormais,
dans le cadre de la dfinition de normes gnrales et impersonnelles, les
inventeurs et les auteurs, acteurs du dveloppement conomique et culturel de
la nation, vont tre dots dun statut lgal qui leur permetra de se voir
rcompenss de leurs efforts. Or, cette poque, la plus grande des
rcompenses est lattribution dune proprit...
Cependant, la proprit, dcoulant dune notion imagine pour le statut
des immeubles, doit, lorsquelle est appele rgir des choses meubles et incorporelles,
tre spcialement amnage afin dexprimer et de prenniser la relation qui
sՎtablit entre le crateur et la socit.
Malgr la reconnaissance du lien exclusif qui pouvait tre tablit
entre un inventeur et son invention ou entre un auteur et son uvre, la
ralisation dune uvre ou dune invention ne pouvait tre rduite la seule
relation qui pouvait exister entre un individu et sa cration. En labsence de
cadre juridique adapt, le crateur se trouve face deux possibilits :
soit il garde sa cration secrte, et il doit alors lexploiter seul, labris
des regards indiscrets, soit il la livre au premier venu, et ce moment, il perd
le bnfice de sa cration. Dans le premier cas, il prive la socit dun
avantage substantiel, dans le second, il en devient tributaire.
Les effets du droit des brevets, c'est dire essentiellement
l'attribution, par l'Etat, d'un monopole d'exploitation temporaire,
s'inscrivent comme une exception au principe fondamental de libre concurrence.
Cest cependant le prix payer pour obtenir de linventeur les informations
techniques permettant la reproduction de son invention. En demandant la
protection par le brevet, linventeur sengage livrer au public des
informations suffisamment pertinentes pour permettre la reproduction de son
invention par un homme de mtier. La socit se trouve alors en mesure
dՎtablir un tat technique des moyens dont disposent les citoyens pour
promouvoir le dveloppement de leur civilisation. Cette gestion des
connaissances disponibles est la fois un pralable et un stimulant de
l'activit intellectuelle dploye par la socit. Consciente de la richesse
susceptible dՐtre tire de lexploitation de telles informations, la nation
accepte daccorder linventeur le bnfice de lexploitation de son
invention, mais seulement pour une dure limite : une fois la protection
chue (20 25 ans selon les pays), ces informations tombent dans le domaine
public...
Encadr 1 : Lapparition du droit des brevets
Au 18e sicle, alors quen Angleterre le carcan de lancien rgime entrave encore la libralisation de lindustrie et du commerce, lՎconomie se trouve plonge dans une succession de dsquilibres (pnurie de main duvre pour lindustrie du coton, pnurie de bois pour la sidrurgie) qui va pousser les entrepreneurs envisager plusieurs sries dinnovations. Dans ce contexte, le statuts of monopolies , tablit en 1623 par le roi Jacques 1er Stuart, va permettre aux industriels de sallier des inventeurs et de se constituer, pour les inventions susceptibles dՐtre utiles la socit, des monopoles dexploitation. Ces dispositions vont encourager le dveloppement de lindustrie et porter la Rvolution industrielle.
Inspir de cet exemple, les Etats Unis, vont, avec lActe du 10 aot 1790, introduire la premire lgislation sur les brevets, abandonnant ainsi explicitement les privilges au profit de la reconnaissance du statut de linventeur.
En France, la mme poque, les entrepreneurs sont invits participer directement la valorisation de ces inventions, ce qui leur permet de lgitimer laccumulation du capital et la proprit prive des biens de production comme la condition de la diffusion dun rel progrs technique. Laugmentation substantielle de la production devant assurer le bonheur du peuple. Cest ainsi que le droit des brevets est introduit en France par les dcrets des 31 dcembre 1790 et 7 janvier 1791.
Les fondements du rapport juridique qui sՎtablit entre lauteur et la socit a, quant lui, t plus problmatique. Il sagissait de savoir si la cration tait une activit propre de lauteur, ou sil puisait dans un environnement social des concepts quil lui appartenait ensuite simplement de mettre en formes.
Dans le premier cas, lartiste na pas de comptes rendre la socit
car il est lunique initiateur de luvre. Pour le bonheur de la socit , il
consent la lui faire partager, mais
cette dmarche doit tre assortie dun engagement de la socit
protger son intrt personnel. Cest ainsi quen change du plaisir accord,
la socit accepte de ne pas se saisir unilatralement de luvre et lui
accorde un monopole dexploitation temporaire.
Dans le second cas, un public considr comme la source de
toute inspiration mais incapable de crer lui mme correspond un auteur qui
incarnera dans son uvre toutes les ides parses et informelles. En dautres
termes, le public est un donateur, et le lauteur un donataire, avec
charges ; il doit lui rendre ce quil a reu, mais sous une forme anoblie
et, pour prix de son effort, il bnficiera dun droit temporaire
dexploitation. [3].
Entre ces deux figures de contrat social , la loi ne
permettait pas de trancher. La jurisprudence et la doctrine optrent finalement
pour la reconnaissance de la contribution individuelle de lartiste qui seul
choisit dattribuer une forme sa cration. Cest par consquent sur la forme
de luvre que porte finalement la protection accorde par la proprit
littraire et artistique. Or cette protection ne peut tre envisage que grce
un amnagement spcifique de la proprit dont la finalit est la protection
des intrts de lauteur, ceci, malgr le fait que luvre soit communique au
public et mise en circulation
Encadr
2 : Lapparition des droits dauteur
Au dbut du 18e sicle, la seule manire pour un
auteur de senrichir tait de se faire libraire (diteur) ou de
faire partie dune troupe de thtre. En effet, les travaux de la plume ne
pouvaient faire lobjet dune valorisation directe. Les artisans et les
artistes taient regroups en corporations, chacune faisant valoir, par le
biais de son propre systme dorganisation, son hgmonie dans le royaume.
Ainsi les libraires achetaient des manuscrits des
auteurs, puis inscrivaient les ouvrages quils entendaient diffuser sur le
registre de leur librairie, mais sans que cette disposition ne garantisse la
moindre exclusivit. Celle ci ne pouvait tre accorde que par le roi lui mme,
grce la dlivrance dun privilge qui, seul, pouvait garantir un monopole
dexploitation.
La question dun ventuel partage des avantages des
produits de lexploitation de luvre au profit de lauteur ne se posait pas
plus dans le milieu littraire[4]
que dans le milieu du spectacle :
les comdiens refusaient la publication dune pice de thtre tant que
celle ci faisait lobjet de reprsentations. Ils craignaient les troupes
concurrentes qui pouvaient, moins que le roi nait accord un privilge dexploitation,
envisager tout moment de prsenter un spectacle identique.
Cest seulement en 1777 alors que Louis XIV institue
lAcadmie royale et reconnat aux membres le droit de diffuser librement leurs
uvres en dehors de linfluence des corporations que lauteur trouve la
possibilit de se voir a son tour attribuer un privilge.
Lorsque la Rvolution franaise abolit les privilges, les auteurs se retrouvent nouveau sans protection. Cependant le principe dune rtribution pour leur contribution au dveloppement culturel de la nation avait fait son chemin et il est dcid de leur accorder un droit de proprit sur leur uvre. Cette proprit, peut tre encore plus sacre que les autres du fait quelle est le fruit de la pense, allait mme tre pourvue dune protection particulire. Cest ainsi que le droit de reprsentation fut introduit par la loi du 19 janvier 1791 et que le droit de reproduction le fut par la loi du 19 juillet 1793.
Dsormais,
lauteur dispose des moyens lgaux lui permettant, durant sa vie entire, de
matriser la diffusion et lintgrit de son uvre. Cependant, afin de
prserver les intrts de lauteur sans affecter ceux du public, il est prvu
quՈ lissue dune certaine priode, le public pourra accder gratuitement
luvre qui contribuera ainsi enrichir la culture populaire.
.
Cest dans ce contexte que fut institu ce droit moral, perptuel, inalinable et
imprescriptible, et li la
personnalit de lartiste. Lauteur peut jouir du droit au respect de son nom,
de sa qualit et de son uvre ; Il peut divulguer son uvre et jouir du
droit de repentir ou de retrait[5].
Le dveloppement du droit moral na que faiblement touch le droit des
brevets, rapidement encadr par des dispositions normatives internationales
dans lesquelles laspect trs technique de ce droit lui permet de faire
abstraction de considrations dordre thique. Par contre, malgr la convention
de Paris qui ds 1883 sauvegarde les droits de linventeur lՎchelle
internationale en lui accordant un droit de priorit sur tous les dpts
envisags dans les pays signataires, le droit des brevets, dont lassise reste
exclusivement nationale, nest pas uniformis. Ainsi, si dans leurs effets, les
lgislations franaises et anglo-saxonnes se recoupent largement, elles ne
nont pas t labores sur les mmes principes fondateurs. Par exemple, en
France et contrairement la pratique des pays anglo-saxons, le brevet est
dlivr sans examen pralable de la valeur scientifique de linvention. Cest pourquoi, en 1844, alors que le
systme des brevets devait tre prcis pour asseoir la France dans sa situation
de puissance conomique, aux cts des critres classiques de nouveaut et
dactivit inventive, on a opt sur le continent pour lapplication
industrielle de linvention alors quoutre Manche le choix avait port sur
lutilit industrielle
Le droit de proprit reconnu linventeur ou lartiste sur sa
cration implique lexistence dun droit rel[6].
Mais quel est lobjet de droit impliqu dans cette relation ? Il ne peut
sagir de la reprsentation matrielle de linvention ou de luvre puisque
celle-ci va tre reproduite et circuler indpendamment de la volont de son
crateur, selon les exigences du march.
La protection accorde porte sur un objet incorporel :
linformation qui permet la reproduction de linvention, ou la forme dune
uvre, intimement lie la personnalit de lartiste qui la produite. Picard[7]
est le premier a avancer le terme de bien intellectuel .
Les biens intellectuels tirent leur existence dune construction juridique abstraite. Ils sont dfinis comme des objets de droits particuliers susceptibles dՐtre pourvus dune certaine valeur la fois sociale et conomique. Leur consistance immatrielle leur permet de se constituer linfini, chaque fois que lobjet de la protection offerte se manifeste dans le processus de reproduction de linvention ou de luvre. Ainsi, linformation comme la forme, conues sous leur aspect juridique comme des biens intellectuels, vont pouvoir tre identifies comme des attributs inalinables de tout objet matriel qui les reprsente. Cest alors sur cette dimension incorporelle, porte par lobjet corporel indpendamment de ses modalits de circulation, que pourront sexercer les droits patrimoniaux et moraux des crateurs.
La proprit intellectuelle se pose alors comme un droit de clientle, cheval entre le droit rel et le droit personnel : elle postule, pour une dure limite, lexistence dun droit rel sur une chose, identifie comme un bien intellectuel, et en mme temps, elle postule lexistence dun droit personnel dans le sens o elle attribut son titulaire des prrogatives lui permettant dexiger dautrui (la personne qui tire des bnfices de lexploitation du bien intellectuel en question et uniquement celle ci) une prestation.
A la suite de linstitution des droits des brevets et des droits dauteur, les rgimes de proprit intellectuelle se sont multiplis sans les pays industrialiss. Une multitude de communauts dintrts (les producteurs duvres cinmatographiques, les auteurs interprtes, les slectionneurs, les producteurs de vins, de fromage) ont revendiqu des droits de proprit intellectuelle et se les sont vus attribuer. La proprit intellectuelle sest impose comme une possibilit de se rserver certaines parts de march, et de ce fait, comme la possibilit, pour certaines communauts dintrts, de se voir reconnatre comme des entits homognes et influentes.
Des rgimes spcifiques de proprit intellectuelle sont successivement
apparus pour rpondre un besoin de rgulation de la circulation des biens
corporels supportant de biens intellectuels dfinis par la communaut
dintrts concerne, qui ensuite identifie les critres dobtention de la
protection revendique. La protection a t organise, dabord au sein de la
communaut dintrt concerne, puis au niveau national, et enfin au niveau
international. Une fois institu, le rgime de proprit intellectuelle a pu
sadapter aux contraintes nouvelles rsultant de lՎvolution des techniques,
des besoins et des attentes de la socit, par ailleurs rduite au rseau de
clientle constitu. Tous ces lments ne se sont pas mis en place en une seule
fois. Les rgimes de proprit intellectuelle sont le rsultat de la lutte quune communaut dintrt a engag
face la socit, pour se voir reconnatre des prrogatives considres comme
indispensables la reproduction de ses intrts vitaux.
Encadr
3 : Lapparition des appellations dorigine contrles
Les mouvements commerciaux ont peu peu conduit faire la promotion de produits qui tiraient leur renomme du nom gographique de la rgion dont ils provenaient. Ainsi, concernant les vins, la dsignation du terroir dorigine a t associe une garantie de qualit. Les vins de grande renomme sen sont trouvs valoriss, ce qui a amen certains producteurs ou ngociants peu scrupuleux mettre sur le march des produits de moindre qualit auquel tait associ une indication gographique fallacieuse. Les viticulteurs ont alors recherch auprs de lEtat une protection contre les fraudeurs, ce qui leur fut accord par la loi du 1er aot 1905.
Dsormais, il tait indispensable didentifier clairement les terroirs desquels les vins renomms pouvaient porter le nom. LEtat entrepris donc, par voie rglementaire, de les dlimiter. Mais ces dlimitations administratives ont, ds leur apparition, t qualifies darbitraires, et de 1908 au dbut de la premire guerre mondiale, les relations entre les producteurs eux-mmes et entre les producteurs et les ngociants se sont envenimes. Afin de remdier ce problme, et ds la fin de la guerre, la loi du 6 mai 1919 introduit la procdure judiciaire pour la reconnaissance de la lgitimit de lutilisation de lappellation dorigine.
Ainsi, toute personne qui estime avoir le droit dutiliser une appellation peut le faire, mais elle sexpose au risque dune action en contrefaon ou dune action en interdiction. Dans ce contexte, il appartenait aux viticulteurs dorganiser leur dfense. Des groupements de viticulteurs entendant dfendre une renomme acquise grce des critres de production soigneusement transmis par les traditions locales se sont alors organiss en syndicats.
Cest ainsi que lappellation dorigine fut considre comme une proprit intellectuelle, collective et inalinable des producteurs qui se sont regroups pour la dfendre. Cependant, cette protection pchait encore par son manque de prcisions quant aux conditions de la production des produits bnficiaires de lappellation dorigine.
Comprenant
quil leur appartenait, au sein dune organisation collective de la profession,
de prendre en compte les diverses spcificits dune production pour en
rechercher, maintenir et promouvoir la qualit [8],
les groupements de viticulteurs se sont imposs une discipline stricte en vue
de dfendre leurs intrts, de protger et de promouvoir leurs produits, ceci,
dans lintrt du consommateur. Cette volont fut bientt transcrite sur le
plan lgislatif, et la loi du 30 juillet 1935, modifie par la loi du 16
novembre 1984 prcise que lAppellation dOrigine Contrle doit, dans sa
dfinition, rpondre des conditions relatives laire de production,
aux cpages, aux rendements, au titre alcoomtrique volumique naturel minimum
du vin, aux procds de culture et de vinification .
Lexercice des droits de
proprit intellectuelle conduisant lՎtablissement de droits exclusifs
limits
Les droits de proprit intellectuelle naissent gnralement de
revendications dՎquit fondes sur la valorisation de lintervention dun
acteur un moment donn de la chane de production.. Cest en vertu des droits
de proprit intellectuelle que ce partage des avantages issus du succs
commercial de la chanson est envisageable.
Un raisonnement identique peut tre tenu dans le domaine des brevets lorsque une invention protge est perfectionne pour finalement donner lieu une invention nouvelle, galement brevetable, mais dpendante du brevet de linvention sur laquelle le perfectionnement a t envisage. En cas dapplication industrielle de la nouvelle invention, les deux inventeurs seront chacun rcompenss de leur travail.
Les droits de proprit intellectuelle contribuent par consquent
favoriser un partage quitable des avantages tirs de lexploitation dun objet
corporel intgrant des biens intellectuels pourvu que ces biens aient t
clairement identifis et soient rpartis entre une pluralit dacteurs eux
mmes dissmins diffrents niveaux de la chane de production. Ceci implique
lexistence de contre pouvoirs et un rel partenariat entre les diffrents
titulaires de biens intellectuels. Mais ce nest pas toujours le cas, et pour
faire face certaines dviances par rapport lobjectif de la protection
accorde, lintervention de lEtat et des instances judiciaires savre
indispensable.
Dune part pour mettre en uvre les dispositifs rgulatoires prvus en
cas dabus de droit (par exemple les licences obligatoires ou les licences
gratuites pour ce qui concerne la protection par brevets), et dautre part pour
favoriser lՎmergence et lexpression de contre pouvoirs (mise en uvre de
notions floues devant tre dfinies par la socit, par exemple la notion
dordre public).
Ainsi, dans les socits occidentales, lexistence de la proprit
intellectuelle exprime les difficults qui dcoulent de lexercice dun droit
rel, la proprit, qui ferait abstraction des relations particulires
susceptibles dapparatre entre les sujets de droit. Dans la pratique, cest
sur la base des stratgies des acteurs et de leur capacits se lier que sont
finalement dtermins les attributs du droit rel. La proprit intellectuelle
illustre la dimension mythique de la proprit qui, ds ses origines, est
confronte des situations quelle se trouve dans lincapacit de rgir. Nous sommes en face dune
correction apporte lomnipotence des droits rels, dautant que cette
omnipotence apparat comme une exception au rgime commun de lappropriation
dans les socits traditionnelles. Ainsi, les droits de proprit
intellectuelle retrouvent-ils par leur structure interne et par la manire dont ils endiguent la
proprit les expriences prcapitalites
La redcouverte de la fonction sociale comme lment tiers entre le sujet
de droit et son objet
On oppose gnralement les socits modernes aux socits
traditionnelles. Or si la mondialisation tend une relative homognit quant
aux types dinstitutions susceptibles dՐtre rencontres dans les socits
modernes, rien de laisse prsager de tels standards dans les socits
traditionnelles. Cependant, si ce qualificatif renvoie une grande diversit
de systmes culturels, il est nanmoins possible de fonder la distinction
moderne/traditionnel sur deux critres quantitatifs : limportance de
lhritage du pass dans les modes dacquisition des connaissances, et celle de
loralit dans les processus de transmission de ces connaissances.
Les socits traditionnelles nayant pas segment le champs de leurs
connaissances pour en permettre une analyse objective et exprimentale fondent
leur systme culturel sur une ralit subjective et systmique alimente par
les connaissances empiriques de lensemble du corps social (pass prsent et
venir). Ainsi, alors que les socits modernes fondent gnralement leur
systme juridique sur un droit positif, cest dire sur un droit
pos que les normes nouvelles viennent systmatiquement enrichir,
les socits traditionnelles organisent leur systme juridique partir de la
dynamique de la coutume, ce qui implique, sous peine de dchance, une
ractualisation permanente des relations entre sujets de droits, et entre
sujets et objets de droit au regard des fonctions remplies.
Cette distinction dans la formulation et lorganisation des systmes juridiques respectivement qualifis de modernes et de traditionnels, nous permet aujourdhui davancer que la proprit intellectuelle savre tre une construction plus signifiante dans les socits traditionnelles que la proprit dfinie par les civilistes. En effet, dans les socits traditionnelles, la proprit, nayant pas t mystifie, napparat quexceptionnellement, au gr dune combinaison fortuite de rapports dappropriation lorigine parfaitement distincts, alors que la proprit intellectuelle semble bien plus frquente.
La gnralisation des changes de biens intellectuels
dans les socits traditionnelles
Dans les systmes juridiques traditionnels, le droit nest pas crit. Afin de le
matrialiser, les membres de la communaut reprent dans certains lments de
lՎcosystme des symboles qui tmoignent de lanthropisation de la nature. Ces
symboles sont dfinis par la communaut de rfrence pour rappeler lensemble
de ses membres les principes fondamentaux de lorganisation sociale.. A la
rigidit du droit positif lgitim par un Etat omniscient et omnipotent, se
trouve substitue une coutume dynamique visant la ractualisation continuelle
des normes en vue de leur appropriation par lensemble des membres de la
communaut. Dans ce contexte, afin de restituer le lien indissociable qui
sՎtablit, dans les socits traditionnelles, entre la dfinition des normes et
leur appropriation (par les membres de la communaut), lattention du juriste
se focalise sur les modles de comportement qui dterminent les
rapports entre les sujets, lobjet,lusage ou la fonction.
Ainsi, lՎquivalent de ce quun juriste civiliste dnomme
biens circule entre
les membres dune mme communaut en tant pourvus dune certaine valeur symbolique
et cette circulation des biens participe de lՎtablissement du lien social
selon les prceptes de lordre juridique accept. Dans ces conditions, on
ne peut comparer des armes, des btes et des terres, et si la coutume impose de
remettre des btes dans une circonstance dtermine (par exemple une dot), il
ne serait pas convenable de les remplacer par des btes dune autre espce et
impensable de le faire par des terres. Ce que lon voit dans les biens, ce
nest pas comme en Occident leur commune valeur conomique, cest au contraire
leur valeur spcifique quils tiennent de leur nature et de leur relation au
groupe qui a vocation sur eux [9].
Dans ce contexte, le modle de lՎconomie de march ne peut
lui seul expliciter les modalits de la circulation des biens dans les
socits traditionnelles. Par contre, le mcanisme peut tre explicit partir
du postulat que ce qui est mis en circulation, ce ne sont pas des biens
corporels, mais des biens intellectuels. Dans cette perspective, les objets
corporels, ne sont que lexpression matrielle, le support dun bien
intellectuel dont la valeur est attribue au regard dune fonction sociale
reconnue par le groupe, et protge par la coutume. Dans ce schma, la fonction
sociale de certains objets corporels serait la proprit intellectuelle de la
communaut concerne.
La fonction sociale des biens comme proprit
intellectuelle
Force est de constater que la fonction sociale dun objet
corporel peut prendre des formes diverses selon la nature de lobjet concern
et le rle que lui confre la socit de qui conceptualise puis formalise la fonction
sociale de lobjet en question. Rduite une somme dindividus, une socit
peut minimiser la fonction sociale des objets corporels et ne les apprcier que
selon une certaine valeur dusage et dՎchange, valuable en argent. Mais
partir du moment o la socit nest plus considre comme une somme
dindividus, mais comme un rseau dalliances, plus ou moins stabilis, la
fonction sociale des objets corporels se trouve revalorise, et par consquent
rintroduite dans une construction juridique en vue de sa protection.
Lexpression de cette fonction sociale est le rsultat dun
consensus sur la reconnaissance de lutilit de la circulation de lobjet
corporel dans lՎlaboration et la reproduction du lien social. Ainsi en est il
de la terre dans la plupart des socits traditionnelles[10].
Sa mise en culture nest rendue possible que grce aux alliances conclues avec
les esprits telluriens ou/et avec les anctres qui ont particip
lanthropisation de cet espace. Ainsi ces derniers ont-ils inscrit dans
lespace lՎquivalent dune proprit intellectuelle qui non seulement
impliquera une rtribution (gnralement verse lors des rites qui rythment les
activits agricoles), mais galement une limitation des personnes habilites
cultiver sur cet espace (gnralement les descendants directs du premier
dfricheur). Dans ce schma, ce
nest pas la terre qui fait lobjet dune droit de proprit, mais la fonction
agricole de cette terre qui fait lobjet dun droit de proprit intellectuelle
au profit du premier dfricheur. Ses descendants se trouvent, de par leur lien de parent, impliqus dans un
rseau de clientle au sein duquel pourra circuler le bien intellectuel quest
la fonction agricole de la terre. Notons que toutes les activits qui peuvent
tre envisages sur lespace concern en dehors des activits culturales, ne
sont pas concernes par cette appropriation de la fonction agricole de la
terre. Ainsi, si par exemple la terre est mise en jachre, et que certains
vgtaux y apparaissent de manire spontane, la proprit intellectuelle du
premier dfricheur ne pourra empcher quun tiers vienne se les
approprier. Le droit inscrit dans
la chose lui confre une certaine fonction, celle-ci tant rserve un sujet
de droit ou un sujet de droit dun certain type. En dehors de cette fonction,
la chose en question suit une volution autonome.
Dans cet exemple, la terre fait alors lobjet dun monopole
dexploitation agricole au profit de lanctre dfricheur, qui cde ses droits
ses descendants. Ce monopole persiste tant que lidentit du premier
dfricheur reste dans la mmoire collective, et tant que la coutume ritre
cette construction juridique. La circulation du bien ne peut alors tre
envisage en dehors dun rseau dalliance dtermin, selon certaines
conditions.
De multiples fonctions sociales peuvent ainsi tre
attribues un mme objet corporel (ou des objets corporels imbriqus les
uns dans les autres) et ne sexprimer que dans un contexte prcis. Ce qui aura
pour effet den limiter la circulation , den accrotre la valeur et/ou de
verser une rtribution un ayant droit.
La stabilit de ces droits intellectuels est cependant
menace dune part par les personnes qui, extrieures la socit de
rfrence, et donc non concernes par lordre juridique institu par la
coutume, seraient amenes revendiquer un objet corporel supportant un (ou
plusieurs) droit (s) de proprit intellectuelle ; et dautre part, par
une volution de la coutume qui abandonnerait la protection dune telle
construction juridique
Les Etats du Sud se sont pourtant jusquՈ prsent que peu proccups de
la promotion des droits de proprit intellectuelle sur leur territoire. Leur
apprhension est gnralement rduite certains des rgimes juridiques
labors dans les pays industrialiss (droits des brevets et des marques et
droits dauteurs[11]). Faisant
lՎconomie de nouvelles constructions juridiques peut tre mieux adaptes aux
dispositifs coutumiers rencontrs sur le territoire national, les Etats du Sud
ont tent de gnraliser lՎconomie de march. Celle-ci cependant rend
impossible la revendication d'une pluralit de droits sur une mme chose
devenue un bien inscrit de manire absolue dans le patrimoine d'un unique
propritaire.
Conclusion :
Alors que les socits industrialises considrent les droits de
proprit intellectuelle comme une exception au rgime commun de la proprit,
les socits traditionnelles considrent inversement la proprit comme une
situation tout fait fortuite dans le contexte de gnralisation des droits de
proprit intellectuelle. Pourtant, les deux types de modes dappropriation sont
prsents dans chacune de ces socits
Cependant, il apparat que les rgimes juridiques de la proprit
intellectuelle ne sont pas transfrables dune socit lautre. Ceci tient
notamment une caractrisation diffrente la fois des biens intellectuels,
et des communauts dintrts qui les revendiquent.
Les droits de
proprit intellectuelle sont des droits qui, du fait de leur caractre
dynamique, semblent particulirement adapts une rgulation des changes
internationaux dans lobjectif dun partage juste et quitable des avantages
issus de lexploitation de la biodiversit.
De manire raliste, on ne peut cependant que constater que larsenal
juridique dont nous disposons aujourdhui nest pas suffisamment toff pour
quune telle situation puisse sՎtablir. Il est par consquent ncessaire
dՎlaborer des rgimes sui generis, notamment dans le domaine des droits du
vivant, et cette laboration participe dun investissement coordonn de
lensemble des acteurs dans la production juridique. LՎlaboration de tels rgimes, parce quils tirent leur
lgitimit dune confrontation entre les intrts particuliers et lintrt
gnral, doivent pouvoir se fonder sur un projet de socit accept par
lensemble des acteurs concerns ( slectionneurs et agriculteurs, industriels et populations locales et
autochtones, multinationales et citoyens ), et permettre aux acteurs , via des
processus de division/mise en commun, de se mettre en situation de responsabilisation.
Lintroduction de droits de proprit intellectuelle dans les domaines
du dveloppement durable et de la prservation de la diversit biologique est
une occasion ne pas manquer condition, toutefois, que les acteurs se voient
effectivement attribuer les moyens institutionnels, humains et financiers
autorisant une relle mobilisation. Ils sont ainsi bien vecteurs de
transmodernit dans la mesure o ils rpondent des besoins qui sinscrivent
tant dans la prmodernit que dans la modernit capitaliste et dans les enjeux
sociaux contemporains[12].
[1] COMBY J. limpossible proprit , Un droit inviolable et sacr, la proprit, Paris, ADEF, 1991, p. 9-20
[2] LE ROY E., Lappropriation et les systmes de production , Lappropriation de la terre en Afrique noire, LE BRIS E. , LE ROY E., MATHIEU P., (eds), Paris, Karthala, 1991, p. 31.
[3] EDELMAN B., Proprit littraire et artistique , Editions techniques, Juris-classeurs, fasc. 301-1, 1991
[4] Diderot, dans son texte Sur la libert de la presse , pourtant command par les libraires parisiens dans le but de dfendre leur monopole face aux libraires provinciaux exprime la relation troite qui existe entre lauteur et son uvre. Ce texte, videmment trs controvers, ne sera effectivement mis en circulation quau 19 e sicle
[5] le droit moral est loin dՐtre aussi tendu dans lhomologue anglo-saxon du copyright.
[6] ZENATI F., Pour une thorie de la proprit , Revue Trimestrielle de Droit Civil, (2), Dalloz, Paris, avril.-juin 1993, pp. 305-323
[7] PICARD, Embryologie juridique, nouvelle classification des droits, Clunet, 1883, 249, cit par EDELMAN, 1991 p. 6.
[8] INAO des vins et Eaux de vie, Une russite franaise, lappellation dorigine contrle, vins et Eaux de vie, Paris, 1997
[9] ALLIOT M. , le droit des successions dans les Etats africains francophones , VIIe congrs de linstitut international de droit dexpression franaise, Kinshasa, 1972
[10] Mais il peut en tre de mme pour les zbus, ou pour tout autre objet pourvu dune reprsentation symbolique pertinente aux yeux des individus qui contribuent lՎlaboration de rseaux dalliances plus ou moins formaliss.
[11] Les signes distinctifs du type appellations dorigine contrle ou labels, pourtant susceptibles de promouvoir un commerce plus quitable nont pas ou peu ts exploits
[12] LE ROY E., Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, Paris LGDJ, 1999