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groupe de travail Droits de l'Homme et Dialogue Interculturel

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EUROPEAN ACADEMY OF LEGAL THEORY Janvier 2000

ACADEMIE EUROPEENNE DE THEORIE DU DROIT

EUROPESE AKADEMIE VOOR RECHTSTHEORIE

SITACK YOMBATINA Béni

(sitackbeni@hotmail.com)








Les enjeux anthropologiques et juridiques des biomédecines : La question des embryons

(Devoir avec M. le Prof. Louis ASSIER-ANDRIEU)






Plan de travail

Introduction générale

I - La question de la protection des embryons in vitro : état des lieux

A - Projet de loi sur la protection des embryons in vitro

1 - l'exemple belge

2 - l'exemple français

B - La réglementation internationale (européen et mondiale)

1 - la convention européenne sur les droits de l'homme et la biomédecine

2 - débats autour de la recherche sur embryons

II - Les enjeux anthropologiques des biomédecines : la question des embryons

A - De la conception à la novi-natalité : enjeux anthropologiques en Europe

1 - la situation au Moyen Age

2 - la situation ici et maintenant

B - le respect de la vie dans les sociétés africaines

1 - ce que venir au monde veut dire

2 - ce que donner la vie veut dire

Conclusion générale

INTRODUCTION GENERALE

Le perfectionnement des techniques de biomédecine a déclenché depuis quelques années en Europe, en Amérique et dans le reste du monde, l'émergence d'un principe juridique suprême relégué jusque là au simple rang de principe incantatoire : la sauvegarde de la dignité humaine.

Alors que les autres sciences agissent principalement sur les choses et sur l'environnement, la biomédecine intervient directement sur l'être humain offrant en quelque sorte la possibilité à l'homme de changer l'homme, de maîtriser son évolution. Noëlle Lenoir traduit cette dimension inédite de l'histoire de l'humanité en soulignant que "pour la première fois, en effet, l'être humain accède à la connaissance de ses propres mécanismes vitaux (génétiques, neurobiologie, embryologie). Pour la première fois, aussi, grâce au génie génétique, il peut intervenir sur le genre humain et le modifier. Il pourrait se doter lui-même du pouvoir de transformation de sa propre espèce " : Et de rajouter que "le problème est d'autant plus complexe que se réduit davantage le délai qui sépare l'acquisition d'une connaissance scientifique de son utilisation dans le domaine de la santé ".

Face à ce développement rapide des sciences d'une manière générale et de la biomédecine d'une manière particulière, les Etats ont mis en place, une véritable dynamique de réglementation internationale (européenne et mondiale) fondamentalement orientée sur les sciences biomédecines. L'objectif étant de prévenir les risques d'excès ou de détournement des actes biomédicaux, que ceux-ci soient réalisés à des fins préventives, diagnostiques ou thérapeutiques.

Le Conseil de l'Europe a ainsi obtenu la signature, le 4 avril 1997 à Oviedo, de la Convention pour la protection des droits de l'homme et de la dignité de l'être humain à l'égard des applications de la biologie et de la médecine (plus communément appelée Convention d'Oviedo). Les points les plus sensibles et les plus controversés seront réexaminés plus en détail dans quatre protocoles additionnels (article 31 de la Convention), dont celui portant interdiction du clonage d'êtres humains a été signé à Paris le 12 janvier 1998.

L'Unesco a, pour sa part adopté, le 11 novembre 1997, une Déclaration Universelle sur le génome humain et les droits de l'homme qui condamne comme contraire à la dignité humaine le clonage à des fins de reproduction (article 11) et qui protège le génome humain en tant que patrimoine commun de l'humanité (article 8).

Comme le constatait avec satisfaction le Ministre français des affaires étrangères : " Ainsi, à la fin de cette année (1997), la communauté internationale devrait disposer de deux instruments juridiques de référence : l'un à caractère contraignant et de portée régionale (en l'occurrence la Convention d'Oviedo); l'autre à valeur universelle, dont l'adoption coïncidera pratiquement avec la célébration du cinquantième anniversaire de la Déclaration des droits de l'homme "

Tous ces textes participent de la même volonté d'enrayer les potentielles menaces que représentent ces nouvelles techniques médicales pour l'être humain et l'humanité, de favoriser le développement d'un principe biomédical plaçant la science au service de l'homme et non ce dernier à la disposition de celle-ci.

L'objet de la présente étude est de réfléchir sur ces nouvelles techniques médicales, du moins sur une des pratiques biomédicales, notamment la question des embryons in vitro et du fœtus humain. La question de la fabrique humaine est au cœur de la question juridique dans la mesure où celle-ci en traduit culturellement la mise en normes, nous dit Louis Assier ANDRIEU, cette traduction culturelle (soit universelle ou relative à certaines sociétés) soulève une intérrogation, redevable de la critique des catégories préalables au recueil de données factuelles dans les mondes n'ayant pas spécifié le champ juridique comme une raison écrite.

La question de la protection des embryons in vitro a fait l'objet en Belgique, d'un avant-projet de loi, puis d'un projet de loi présenté par M. Colla, Ministre de la Santé Publique au Conseil des Ministres de Belgique. Dès lors, se pose la question de la recherche sur les embryons ? Comment protéger l'embryon ? Quelle protection pour la vie de l'enfant (à naître) ? Convient-il d'étendre la protection accordée aux êtres humains aux embryons et à des entités qui ne sont pas individuelles, telles le génome humain ? etc. Autant de questions que seule une approche (anthropologique) comme la nôtre ne peut apporter de réponses définitives.

Il s'agira ici, pour nous, de faire l'état des lieux des questions de la biomédecine, au regard du matériau juridique existant (I). Ensuite, de dégager les enjeux anthropologiques de ces questions tant au niveau européen que non européen (II).

I La question de la protection des embryons in vitro : Etat des lieux

Nous examinerons cette question tant au regard du matériau juridique interne (A) que de celui externe (B)

A - Projet de loi sur la protection des embryons in vitro

Le 2 octobre 1998, le Conseil des Ministres de Belgique a examiné et approuvé un avant-projet de loi présenté par M. Colla, Ministre de la Santé Publique. Ce texte, devenu projet de loi il y a peu, porte sur la protection des embryons in vitro. Il est destiné à baliser la recherche dans ce domaine. Le projet de loi belge devrait permettre d'avancer vers le vote d'une loi en matière de recherche sur les embryons. Ce projet prévoit que la recherche peut être menée sur des embryons "surnuméraires ", c'est à dire des embryons créés en vue de procréations médicalement assistées, mais non utilisés à cette fin.

Le Comité Consultatif belge de bioéthique a envisagé la question de la recherche sur les embryons dans l'avis qu'il a rendu le 7 juillet 1997 à propos de la Convention du Conseil de l'Europe. Cet avis est contrasté.

Certains membres du groupe rappellent fermement que l'esprit des Déclarations des droits de l'homme, dans la foulée desquelles s'inscrive la Convention, est de protéger les personnes entendues comme des individus déjà nés. Selon eux, l'objectif des textes fondamentaux des droits de l'homme n'a donc jamais été de protéger ces embryons.

D'autres membres du groupe prennent appui pour leur part sur la seule Déclaration Universelle des droits de l'homme. Ils considèrent que la dignité humaine est un concept éthique qui vise à promouvoir la personne humaine dans toutes ses dimensions : sa subjectivité, son intersubjectivité et sa solidarité. Le concept de dignité exprime alors le caractère unique, irremplaçable de chaque être humain. Il fonde notamment le principe d'inviolabilité de la personne, ainsi que le principe d'inspiration Kantienne selon lequel l'être humain doit toujours être considéré comme une fin et jamais seulement comme un moyen.

La tension entre ces deux positions qui se recoupent sur certains points mais s'opposent dans leurs présupposés de base, conduit à souligner l'absence de définition de la personne dans la Convention. La Convention ne définit pas le commencement de la vie... Que penser de ce silence ?

Néanmoins, si en Belgique, la question de la recherche sur les embryons piétine encore, en France, elle vient de connaître une avancée significative. Alors que la loi n° 94-654 du 29 juillet 1994 qui régit l'assistance médicale à la procréation (AMP) doit faire l'objet d'un nouvel examen du législateur depuis le 30 juillet 1999, le gouvernement vient de faire publier au Journal Officiel le décret d'application concernant l'accueil des embryons, décret qui intervient plus de cinq ans après la promulgation de la loi (JO 6 nov.1999, P.16598 ; JCPG 1999, III, 20179). Ainsi le décret n° 99-925 du 2 novembre 1999 permet de mettre en œuvre la procédure de l'accueil de l'embryon. Il précise les règles relatives au consentement du couple d'accueil ou du membre survivant à l'origine de la conception de l'embryon ; il fixe enfin le régime juridique des informations relatives à l'accueil de l'embryon.

Il faut noter, qu'il s'agisse du projet de loi de la Belgique ou du Décret français sur l'accueil des embryons, tous se basent sur la Convention européenne de 1997 dont il convient d'en exposer les grandes lignes.

B - La réglementation internationale

L'article premier de la Convention européenne sur les droits de l'homme et la biomédecine stipule que : " les parties à la présente Convention protègent l'être humain dans sa dignité et son identité et garantissent à toute personne, sans discrimination, le respect de son intégrité et de ses droits et libertés fondamentales à l'égard des applications de la biologie et de la médecine ".

La sauvegarde de la dignité de la personne et de l'espèce humaines constitue ici le référentiel de ce schéma, souligne Patrick FRAISSEIX. Toutefois, la recherche sur les embryons et le statut de ceux-ci ont suscité des débats extrêmement vifs au niveau européen comme au niveau belge.

Un des aspects discutés à propos de la Convention de Conseil de L'Europe a d'ailleurs été le suivant : convient-il d'étendre la protection accordée aux êtres humains aux embryons ?

Sur cette question, trois positions ont été dégagées.

La première considère que les Déclarations des droits de l'homme concernent les individus déjà nés et que, pour ceux-ci, la liberté a pour limite la dignité d'autrui que celui-ci détermine lui-même. L'accent est donc mis à la fois sur la relation inter humaine et le respect de la liberté qu'elle implique ainsi que sur l'autodétermination, appelée autonomie. En ce qui concerne les embryons, la prise de position semble dès lors assez nette : les embryons ne pouvant définir eux-mêmes leur dignité, celle-ci sera définie par leurs représentants, selon les cas, les futurs parents ou les parlementaires ; c'est la dignité reconnue aux embryons qui déterminera l'acceptabilité des actions menées sur eux.

La deuxième position attribue à l'être humain une dignité substantielle qu'il ne lui revient pas de définir, pas totalement en tout cas. La crainte des excès de l'autodétermination est d'ailleurs clairement affirmée. L'accent est mis ici sur le caractère non "négociable " de la dignité qui, en tant que critère éthique, permet d'évaluer les législations. Dans cette perspective, rien ne s'oppose pour étendre à l'embryon la protection accordée à l'être humain. Au contraire, l'embryon est vu comme le commencement de la personne et sa protection constitue une exigence fondamentale car le droit à la vie est la source de tous les autres droits de l'homme.

Enfin, une troisième position peut être discernée. Elle consiste à s'inspirer de la biologie, sans pour autant y loger la vérité, afin de définir des seuils, des étapes de développement de l'embryon, qui conduiront à des traitements différenciés de celui-ci.

En résumé, la dignité est définie, non pas exhaustivement dans son contenu, mais bien dans certains de ses effets : elle fonde notamment le principe d'inviolabilité de la personne et celui de sa non-instrumentalisation. Ainsi, si l'embryon est vu comme le commencement de la personne et donc de la vie, peut-on accepter le traitement qu'il subit aujourd'hui ? Peut-on au nom d'une science biomédecine, génétique ou biologique intervenir sur le corps humain, modifier, bref le transformer en champ d'expérimentation. Il nous semble que la question des biomédecines d'une matière générale, et, celle de l'être humain d'une manière particulière, pose le problème des valeurs.

Il s'agira dans cette deuxième partie de dégager les enjeux anthropologiques des questions biomédecines que nous venons d'évoquer (II).

II - Les Enjeux anthropologiques des biomédecines : la question de l'embryon

A travers la question de l'embryon in vitro se pose toute la problématique de la conception in utero et ex utero de l'enfant mais aussi le problème de la fécondation in vitro. Nous tenterons au cours de cette réflexion de dégager d'une part, les enjeux anthropologiques dans la vision européenne de ces questions (A) et, d'autre part, nous élargirons notre champ d'étude à la vision négro-africaine de la conception (B).

A - De la conception à la novi-natalité : Enjeux anthropologiques.

Protéger l'embryon in vitro c'est organiser la protection de la vie de l'enfant, de sa conception jusqu'à la novi natalité, c'est à dire depuis la formation d'un nouvel être dans l'utérus maternel à la suite de la réunion d'un spermatozoïde et d'un ovule , jusqu'au moment où l'enfant acquiert la qualité de nouveau-né. Pour mieux appréhender cette vision de BOUTON René, il convient de situer la problématique de l'enfant dans le temps.

1 - La situation au Moyen Age

Dès le Moyen Age, la justice réprime avec la même rigueur. Trois comportements ayant pour résultat la mort de l'enfant : l'avortement volontaire, l'infanticide, et l'encise.

Au Moyen Age, l'assimilation entre l'avortement et l'infanticide est réalisée par plusieurs coutumes, et spécialement celle d'Anjou et du Maine. Elle énonce, en effet, que " femme qui tue ou estaint son enfant à son essient, ou fait chose soit par breuvage ou autrement par quoy elle advortage de son enfant et qu'il apparesse qu'elle lui ait fait sur celle intencion, doit estre arse ou enfouye " . Or, cette peine est celle qui est généralement prévue par ces coutumes et les usages pour punir l'infanticide ; c'est ainsi que la coutume d'Anjou et du Maine, dans sa rédaction de 1411, prévoit que : " Femme qui occist son enffant à son essient, doit être brulée. "

On voit bien ici la conception anthropologique de l'enfant traduite en normes applicables. Ainsi donc usages, coutumes, mœurs et manières sont une toile de fond. On ne peut douter de la dialectique des rapports sociaux et des formes juridiques.

En outre, s'agissant de la question du début de la vie dans l'embryon, les positions étaient partagées. Dans la conception chrétienne, la question était à partir de quel moment le corps de l'enfant est-il animé, c'est à dire doté d'une âme ?

Dès l'origine, les pères de l'Eglise n'avaient pas réussi à s'accorder sur la réponse à donner à cette question et deux doctrines opposées coexistèrent sur ce point : celle de l'animation immédiate - l'enfant reçoit une âme dès la conception, et celle de l'animation médiate. Selon les partisans de cette dernière, peut-être influencés par la philosophie grecque, et en particulier par les idées d'Aristote, le corps des garçons est animé à partir du trentième jour, celui des filles seulement à partir du quarantième jour. Les juristes médiévaux ont retenu la seconde de ces théories en fixant le délai de l'animation à quarante jours pour les deux sexes. Toutefois, dès le XVIè siècle, certains spécialistes de médecine légale, dont ZACCHIAS, ont repoussé ce délai à soixante jours.

En effet, dès le Moyen Age, on remarque, à travers le contenu des incriminations existantes, que l'enfant est surtout protégé contre les atteintes de sa mère. Se pose ici donc la question de l'identité de la valeur protégée par les incriminations c'est à dire la vie de l'enfant. Comme l'a fait remarquer un auteur, “l'enfant qui meurt sans baptême meurt pour le ciel, malheur infiniment plus grand que la mort temporelle”. Et l'âme de l'enfant qui meurt sans avoir été baptisé est condamnée à errer sans repos dans un espace neutre : les limbes.

L'enjeu est clairement déterminé. Il s'agit de la protection de la vie céleste de l'enfant. Cela explique la sévérité de la répression - y compris pour le crime d'encise - dont l'objectif est de prévenir ce préjudice irréparable pour l'enfant, et jugé bien pire que la perte de la vie.

Deuxième enjeu, l'absence de baptême est souvent aggravée par l'absence de sépulture pour l'enfant victime du meurtre. Selon l'édit de février 1556, une fois ce crime commis, les femmes “…jettent en lieux secrets et immondes, ou enfouyssent en terre profane, les privans par tel moyen de la sépulture coustumière des chrestiens”.

Il est clair que ces enjeux socio-anthropologiques de la conception et de l'embryon ont empêché sinon limité leur utilisation à des fins purement commerciales ou expérimentales au nom du respect de la vie. Mais qu'en est-il aujourd'hui ?

2 - La situation aujourd'hui

BECCARIA pense qu'il “n'est pas vrai que les sciences seraient nuisibles à l'humanité et, si elles ont fait parfois du mal, ce mal était inévitable.” Cependant, l'évolution des expérimentations effectuées sur le produit de la conception, ces dernières années, montre que le législateur a été obligé de fixer des limites aux investigations scientifiques, afin d'éviter les abus. Toutefois, la question que l'on peut se poser est celle de savoir pourquoi la conception de la vie humaine au Moyen Age est-elle différente de celle d'aujourd'hui ? Pourquoi ce revirement ?.

Comme le relevait Patrick FRAISSEUX, le sens du sacré et du divin ne se situe aujourd'hui plus dans une transcendance verticale partant de l'homme pour arriver à Dieu, mais au contraire dans une double transcendance : une transcendance descendante partant de Dieu pour arriver à l'Homme et une transcendance horizontale confrontant l'Homme à son Humanité. La sauvegarde de la dignité de la personne et de l'espèce humaines constitue le référentiel de ce schéma réformé du sacré. En tant que droit subjectif, la sauvegarde de la dignité de la personne humaine conduit à une déification de l'homme qui accède ainsi à l'Olympe, alors qu'en tant que droit objectif la sauvegarde de la dignité de l'espèce humaine induit une divinisation de l'humanité.

Pour s'en convaincre, il suffit de s'en référer à la définition même de la notion qui est devenue plus large. Le terme "embryon " désigne le stade de développement qui marque le passage d'une cellule unique, l'œuf, à un ensemble complexe de cellules, le fœtus. Cette période, appelée aussi "embryogenèse " correspond aux huit premières semaines qui suivent la fecondation29.

Le développement de la fécondation in vitro aurait permis de faire évoluer les techniques d'assistance médicale à la procréation.

Par embryon humain in vitro, on entend l'embryon issu d'une fécondation réalisée en dehors de l'organisme maternel - fécondation in vitro - puis maintenu en vie dans un environnement artificiel ou par congélation avant son transfert (éventuel) in utero30.

Cet embryon vivant désormais ex utero n'est pas protégé contre les investigations scientifiques, ce qui fait qu'il est peu à peu devenu un sujet d'expérimentation.

Tous ces arguments, loin de convaincre, ouvrent la voie à d'autres problématiques : telles que l'homme est-il un objet ? une chose qui tombe dans le commerce ? le corps de l'homme peut-il être soumis aux manipulations génétiques etc.

Pierre Legendre, Bernard Edelman, Catherine LUBRUSSE-Riou, Marie Angèle HERMITTE et bien d'autres auteurs, plaident pour une régulation très étendue de la biomédecine. Il s'agit en effet de redonner force et forme au principe de légalité du pouvoir et d'instituer l'humain dans ses frontières ou le principe d'humanité dont chaque individu est dépositaire et non propriétaire.31 Les pouvoirs scientifiques, technologiques, industriels ou commerciaux étant partout et nulle part, ils ne peuvent que partiellement être institués comme tels, par une constitution qui les bornerait et les régulerait. C'est donc d'abord l'objet du pouvoir qu'il faut saisir, l'homme en son corps : car la légalité du pouvoir sur soi-même comme sur autrui et le respect de la dignité humaine, dès la conception et par-delà la mort, passent prosaïquement par la construction d'un régime juridique du corps plus élaboré et plus clair, quant à ses principes et ses fondements32.

Nous pouvons conclure à ce stade en relevant que les questions anthropologiques des biomédecines s'inscrivent aujourd'hui dans le pluralisme des vérités sur l'homme et partant sur la notion même de l'humanité.

Aussi, si les questions sur la conception de l'embryon ou de la fécondation in vitro restent ouvertes en Occident, en Afrique Noire, ces questions relèvent d'une autre logique anthropologique.

B - Le respect de la vie dans les sociétés africaines

Il s'agira de montrer, en partant de notre matériau, ce que venir au monde veut dire (1) d'une part, et ce que donner la vie veut dire (2), d'autre part.

1 - Ce que venir au monde veut dire

Dans la conception traditionnelle africaine, pour vaincre la mort, il faut enfanter la vie. La seule victoire décisive de l 'homme sur la mort, c'est la reproduction. Mais il ne s'agit pas pour l'homme de "fabriquer " de nouveaux êtres par sa seule ingéniosité ou sa technique. Il s'agit d'abord et avant tout d'accueillir le cadeau qui vient des ancêtres. Ou mieux encore, il s'agit d'accueillir les ancêtres disparus qui viennent se réinsérer dans le chaînon vital. La reproduction a été en effet imaginée " comme une insertion dans la longue lignée des ancêtres disparus, comme un don émanant d'eux, et comme une réincarnation "33.

Tout un langage assez répandu concerne cet événement, la naissance d'un enfant. L'enfant vient dans le monde, il intègre un nouveau lien, une nouvelle condition. Il se pose devant ce monde, et d'abord devant ses parents qui doivent l'accepter, l 'accueillir, le "reconnaître ", c'est à dire lui donner un "nom " qui correspond à sa vraie place dans la lignée (la place du défunt "réincarné ").

Ici, la venue de l'enfant est en effet une victoire sur la mort. " Sa venue " rappelle à tous que la vie continue, que le groupe familial se perpétue. Grâce à lui, les vivants peuvent espérer jouir des prérogatives attachées à l'état d'ancêtre pour les générations à venir issues de leur sang et rester ainsi liés à un groupe social enraciné solidement dans cette existence terrestre qui seule donne un sens à la survie des défunts34.

On l'aura compris, venir au monde n'est pas un "accident ", une chose qui arrive "par hasard ", un simple "jeu de chromosome ". L'enfant qui vient d'être conçu et qui va bientôt naître est une individualité qui vient d'ailleurs, qui émerge d'un autre monde où elle préexistait, du pays des ancêtres.

A sa naissance, l'enfant quitte le monde de la "nature " (le sein maternel, un univers clos, fermé, sécurisant) pour le monde de la "culture " la maison-univers encore fermée mais symbolisant déjà la vie familiale et collective.

Notons aussi que dans la conception traditionnelle, la vie de l'au-delà est en quelque sorte la transposition de la vie d'ici-bas, qu'il y ait une "circularité entre ces deux mondes, la venue de l'enfant pour les vivants correspond à la mort du vieillard pour ceux de l'autre monde. Il s'opère donc un échange, un va-et-vient perpétuel. La vie humaine obéit ainsi à un principe cyclique : " l'homme est toujours pris entre une naissance et une mort, une mort et une naissance, sauf accident pouvant conduire à une destruction définitive de son être "35.

On le voit, les questions anthropologiques liées à la conception ou à la fécondation sont très marquées ici pour laisser le champ à la spéculation scientifique. Elles sont plus renforcées avec le rôle des géniteurs et de la divinité.

2 - Ce que donner la vie veut dire

Il s'agit pour nous de situer le rôle des différents protagonistes : le père et la mère, mais aussi les puissances invisibles. Nous avons vu les rapports que l'enfant entretient avec l'autre monde d'où il vient. Il est perçu par les parents comme un "cadeau " de Dieu qui est le créateur, et comme dit Tempels, "la force causale de toute vie "36. On a souvent souligné la place relativement modeste de Dieu dans les cultes traditionnels africains, les ancêtres, les "esprits ", les génies constituants les habitudes destinataires des offrandes et des rites. Mais ce silence sur Dieu n'est que relatif. Il ne veut dire nullement absence. Au moment solennel ou lorsque la vie se trouve en péril jusque dans ses fondements, le négro-africain s'adresse à la source même de la vie, invoque le créateur, de manière parfois dramatique.

Ainsi, si la vie vient de Dieu, dans la conception de beaucoup de traditions culturelles, toutes affirment aussi la médiation ou l'intervention des ancêtres ; ce sont là deux sortes de causalité qui vont toujours ensemble. Certes, il est difficile de situer avec précision les différentes interventions de Dieu, des ancêtres et des génies dans l'émergence d'une nouvelle vie.

D'après certains anthropologues, "la puissance numineuse qui désire s'incarner ne peut pas à elle seule mettre en mouvement une nouvelle vie. Elle ne peut qu'animer un embryon déjà vivant dans le sein maternel, lancé dans l'existence par l'action conjuguée de la divinité et des géniteurs37. Ici, le rôle des géniteurs est très important.

La plupart des traditions d'Afrique Centrale accorde un rôle prépondérant à la femme, même les peuples de tradition patrilinéaire.

Ainsi, pour le groupe Fang-Bulu-Béti, "les enfants sont en effet considérés comme préformés pour l'essentiel dans les "cordes des enfants ", les ovaires. " Ils sont procrées là par les bénédictions des ancêtres, des parents vivants et des personnages puissants, en particulier par l'eva metié du père lors du départ en mariage de sa fille "38.

Mettre fin à une vie, c'est faire face à toutes ces autorités.

Quant au mari, il joue en quelque sorte un rôle instrumental, par l'acte sexuel, il "décroche les enfants " comme le bec de la poule qui fait sortir le petit de sa coquille : " il est ocasion plus que cause "39.

Mais l'influence du père n'est pas seulement biologique. Dans le système patrilinéaire des Fang et assimilés, le père peut ne pas être le géniteur : l'enfant est cependant compté dans sa descendance, intégré dans sa lignée. Parce que la paternité n'est pas seulement biologique, elle est spirituelle.

La maternité elle est une situation valorisante pour la femme africaine.

Ainsi, l'Africain ne voit pas l'embryon avec la même "lunette occidentale ". Ici, l'embryon est le fruit conjugué de la divinité, des géniteurs et des ancêtres. Du coup, l'embryon tombe sous le coup des "choses sacrées ". On ne peut donc la manipuler sans attirer sur soi les malédictions les plus sévères.

Il faut noter enfin, qu'en dépit des mutations actuelles, le respect de la vie dans les sociétés africaines, est capitale. Cette vie va de la conception jusqu'à la mort et même après la mort car, en Afrique, "les morts ne sont pas morts ". Il y a échange de services entre les vivants et les morts.

CONCLUSION GENERALE

Nous voici rendu au terme de notre réflexion. Il est temps de conclure. L'attention accordée à cette étude nous ramène au début entre les deux positions analysées tantôt : l'une valorise l'autodétermination jusqu'à accorder à chacun la compétence de définir sa propre dignité, l'autre part d'une définition substantielle de la dignité qui met en garde contre les excès de l 'autodétermination.

Pour la première, les relations humaines sont décisives car c'est en elles que se définissent les limites de ma propre liberté face à l'autre.

Pour la deuxième, les relations humaines sont constitutives de la personne qui possède une dignité en elle-même, indépendamment de toute relation effective à autrui.

Le concept de dignité, qui exprime l'intuition fondamentale que des hommes ne sont pas des choses, qu'ils ont une valeur inconditionnelle et incomparable, est par là même étroitement lié à l'idée d'humanité dont il partage le statut d'horizon. C'est pourquoi, il me semble qu'on ne peut le voir comme le point de départ d'une destruction de droits. Il constitue plutôt pour les sociétés ce que Kant appelle un idéal régulateur. L'idéal régulateur exprime une direction, il est un point de vue fécond pour l'action. Il se situe au niveau, non de l'être, mais du devoir-être. Il règle le fonctionnement de l'ordre juridique, social et politique au sein duquel doit s'engager un travail d'élucidation pour préciser ici et maintenant ce qu'est l'humanité. Ainsi pourront s'élaborer les normes de la vie commune, de la "coexistence des libertés "40, normes qui sont à repenser lorsque surgissent des situations nouvelles.

Aussi, nous sommes, comme le dit Levinas, condamnés à la liberté et à la responsabilité et nous ne pouvons nous soustraire à cette dernière sans garder trace de notre désertion. Assumer notre liberté et notre responsabilité, c'est chercher à pondérer aujourd'hui, non seulement dans les textes normatifs mais aussi dans nos pratiques anthropologiques, ces droits de l'homme parfois contradictoires que sont le droit de savoir, le droit d'être soigné et le droit d'être protégé.

Au demeurant, une question reste posée à toute l'humanité : la science est-elle au service de l'homme ou l'homme au service de la science ?.


Orientation Bibliographique

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BOUTON René, l'infanticide, étude morale et juridique, Paris, 1897.

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EDELMAN B. et M. A. HERMITTE (eds), l'homme, la nature et le droit, Paris, Bourgeois, 1988.

GILLES Henri, "la femme délinquante dans l'histoire du droit " in Annales de l'université des sciences sociales de Toulouse, tome XXVII, 1979.

GOUREVITCH A., les catégories de la culture médiévale, Paris, trad., Gallimard, 1983 (ch.3)

IZAMBERT, DECRUSY, TAILLANDIER, Recueil général des anciennes lois françaises, 28 volumes, Paris, 1827.

Joëlle Pettermann DOLT, de la conception à la novi-natalité : quelle protection pour la vie de l'enfant ? In Revue de Droit Pénal et de Criminologie, Revue mensuelle, 77è Année, Juillet-Aout 97, Belgique.

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Rouland N., Aux confins du droit. Anthropologie juridique de la modernité, Paris, Odile Jacob, 1991. .

Notes de bas de pages disparues :

29 - Dictionnaire Permanent Bioéthique et Biotechnologies, 1994, sous " embryon humain ", 832.

30 - Ibid.,833 § 5.

33 - Philippe LABURTHE-TOLRA, " initiations et sociétés secrètes au Cameroun, " P.215.

34 - Pierre ERNY, " les premiers pas dans la vie de l'enfant d'Afrique Noire, " P.42

35 - ERNY, op.cit., P. 44

36 - R.P. Placide TEMPELS, la philosophie bantoue, P. 75

37 - ERNY, op.cit., P.83

38 - P. LABURTHE-TOLRA, op.cit., p. 183

39 - Ibid.

40 - E. KANT, Métaphysique des moeurs-première partie : Doctrine du Droit (1797). Trad. A. philonenko, Paris, Vrin, 1971, P. 105.