FACULTE DES SCIENCES ECONOMIQUES ET SOCIALES
INSTITUT UNIVERSITAIRE D’ETUDES DU DEVELOPPEMENT
Thèse N° 17
Pour obtenir le grade de
Présentée et soutenue publiquement par
Le 1 novembre 2006
Déforestation et droit coutumier à Madagascar
L’historicité d’une politique foncière
Directeur de thèse:
M. Marc Hufty (IUED)
Jury:
M. Etienne Le Roy (Université de Paris 1)
M. Jean-Pierre Sorg (ETH Zürich)
M. Angelo Barampama (Université de Genève)
M. Yvan Droz (IUED)
Novembre 2006
a – Une conjoncture insulaire d’événements.......................................... 18
B – Légalité, légitimité et effectivité du droit forestier.................... 22
d – L’historicité politique comme dualisme juridique........................... 29
1 – L’hypothèse d’un changement du référentiel des politiques foncières....................... 30
2 – L’hypothèse de continuité de la substance des politiques foncières.......................... 33
LA POLITIQUE DE RECONNAISSANCE
Ethnographie du droit coutumier............................................................ 43
a – Donner la parole aux pauvres............................................................. 44
b – Les études de cas en foresterie communautaire............................ 58
b) Mahajanga, Marovoay, Ambato-Boeni : les marchés ruraux de charbon de bois..................... 62
2 - Problèmes de connaissance et de reconnaissance du droit coutumier........................ 65
c - Un modèle de transformation du droit coutumier......................... 74
d – Conclusion : mimetisme, analogie, bricolage................................... 91
Changer de politiques foncières.............................................................. 95
a – La crise du modèle domanial................................................................ 97
b – Le projet d’une politique contractuelle d’environnement........ 103
1 – Le rôle des communautés épistémiques dans le processus de décision.................... 104
2 – La reconnaissance du droit coutumier comme coalition de discours...................... 107
c – Actualité d’un dualisme juridique..................................................... 120
1 – La gouvernance : dispositifs réflexifs pour coordonner le multiple........................ 120
2 – Une interprétation communautariste de la gouvernance....................................... 126
Le syndrome de la déforestation............................................................ 133
b – Les variables économiques.................................................................. 143
1 – Le pari dynamiste : restaurer une coutume ancestrale dénaturée........................... 155
2 – Les pesanteurs de la structure : économies paysannes et clientélisme politique........ 164
a – un transfert tronqué du modèle européen de l’Etat.................. 176
1 – Les deux dualismes juridiques de la colonisation française.................................. 177
2 – La coutume rédigée, droit commun du Royaume de Madagascar........................... 184
2 – Une libération néo-patrimoniale de la communauté servile.................................. 194
Résistances a la loi et réinterprétations de la coutume
L’occupation humaine d’une aire protégée.......................................... 203
3 – La mobilité rurale : ethnicité stratégique ou moralité trans-ethnique ?.................. 209
B – Chronologie spatiale de l’occupation humaine............................. 214
1 – Tanambao et Ambohimarina, les villages anciens de la plaine fluviale.................. 215
2 – L’occupation de la zone intermédiaire : le bassin versant de Biromba................... 216
3 – Befalafa et Bemahaleny, deux territoires à l’intérieur de l’aire protégée................. 218
c – La conquête de terres par migrants interposés........................... 221
1 – Délimitation et défrichement d’une réserve foncière personnelle............................ 222
2 – La transformation de la réserve foncière en plantation familiale.......................... 226
1 – Les autorisations de défrichement délivrées par le service forestier....................... 239
2 – Les « cantonnements » et « chefs-cantonnement » du front pionnier...................... 240
E – Le bricolage de la sécurité foncière................................................ 252
1 – L’acquisition quasi-originaire du droit coutumier de propriété............................ 254
2 – L’acquisition quasi-dérivée du droit coutumier de propriété................................. 257
F – conclusion : La coutume des espaces vides..................................... 267
Les clans du corridor forestier.............................................................. 271
1 – Le corridor forestier entre les parcs nationaux Andringitra et Ranomafana............ 274
2 – Le système des projets et la mise en œuvre du transfert de gestion........................ 278
B – Le référent foncier précolonial....................................................... 281
D – Conclusion : le rejet de l’enclosure................................................. 324
Associations de charbonniers et communautés transhumantes. 329
B – Le charbonnage dans un contexte de colonisation agraire...... 332
1 – L’association de Marolambo (commune rurale de Madirokely)............................. 333
2 – L’association de Mangatelo-Manaribe (commune rurale de Marosakoa)................. 335
C – Un mime populaire de la société civile............................................. 337
2 – La composition ethnique des associations de charbonniers.................................. 346
D – Mobilité sociale et organisation foncière sur le lieu d’accueil 352
2 – La stratégie des pionniers : une appropriation foncière quasi-originaire............... 356
3 – La stratégie des transhumants : une appropriation foncière quasi-dérivée.............. 360
E – Conclusion : L’alliance de l’Etat et des groupes intermédiaires 364
L’ethnicité morale des marchés ruraux............................................... 367
a – Les charbonniers et la forêt sacree............................................... 368
3 – La place du charbonnage dans l’économie familiale........................................... 386
4 – Discussion : Monétarisation et marchandisation dans une société hiérarchique....... 389
C – La sphère fiscale et les représentations du territoire.............. 391
D – De la parenté à l’ethnicité morale................................................... 403
2 – Dédoublement des mondes et créole environnemental.......................................... 409
3 – La parentalisation des étrangers : une autochtonie « non-foncière »..................... 413
Une propriété commune au sens strict................................................... 421
2 – La filière raphia à Brickaville : une common property au sens strict..................... 427
2 – Arguments pluralistes contre la reconnaissance du pluralisme juridique................ 442
CRITIQUE D’UNE COOPERATION INTERNATIONALE DANS LE DOMAINE ENVIRONNEMENTAL
Trouver un problème aux solutions....................................................... 453
a – La crise de l’énergie domestique en Afrique et à Madagascar.. 455
2 – Le transcodage « afro-pessimiste » du diagnostic malgache................................. 457
b – La metaphore du « marché rural de bois d’énergie ».................... 460
Fiscalité, corruption et culture dans le secteur forestier....... 475
a – La question de la réforme de la fiscalité forestière.................. 476
2 – Les structures de mise en œuvre de la nouvelle fiscalité forestière......................... 480
1 – L’hypothèse d’une « économie morale de la corruption »..................................... 483
2 – L’hypothèse d’une « culture professionnelle » favorable à la corruption................ 484
3 – Le monopole de réorganisation du service public forestier................................... 490
Néo-colonialisme et hypocrisie............................................................... 493
a – regimes internationaux et idéologies sociales............................. 495
b – Le réseau international de politique environnementale............ 500
c – La conditionnalité politique de l’aide.............................................. 512
1 - Néo-colonialisme vert : la conditionnalité comme hégémonie................................ 513
d – L’ESPACE-tEMPS DE la conservation integree.................................. 521
E – Conclusion : un néo-colonialisme postcolonial............................ 531
a – Une tragédie des communaux dans l’Océan Indien........................ 537
c – Le syncrétisme des politiques domaniales...................................... 551
Annexe 1 : Présentation synthétique des terrains.............................. 593
Annexe 2 : Liste chronologique des entretiens effectués................. 603
ANNEXE 3 : CARTES GEOGRAPHIQUES.............................................................. 611
Carte No. 2 : Principaux produits et zones de production agricoles........................... 612
Carte No. 4 : Les dix-huit tribus retenues par l’ethnographie coloniale...................... 614
Carte No. 5 : Densité démographique et groupes ethniques....................................... 615
Carte No. 6 : Localisation des aires protégées existantes et projetées......................... 616
A l’instant d’apporter les derniers compléments et corrections à ce manuscrit, il m’est agréable de remercier tous ceux qui m’ont formé, aidé, soutenu, ou accueilli, et de quelque façon m’ont permis de mener à bien cette recherche.
En tout premier lieu, je voudrais manifester ma reconnaissance aux villageois, fonctionnaires et autres citoyens malgaches ayant accepté de témoigner de ce que suivre une coutume ou la réinventer veut dire pour eux. En théoriciens spontanés du droit, ils ont donné une image de la problématique foncière qui n’a rien d’immuable ni de légaliste. Ces témoignages, qu’ils ont eu la gentillesse de nous laisser enregistrer sur bande magnétique, sont un élément constitutif de ce travail et des points de vue qu’il défend. Trop nombreux pour être cités individuellement, je renvoie à la liste des entretiens reproduite en annexe. Puisqu’il ne s’agissait en aucune manière d’informateurs privilégiés, les professionnels expatriés de l’aide ayant eu un droit de parole équivalent, leurs noms et prénoms sont d’ailleurs souvent restés confidentiels.
Pour persuader nos interlocuteurs de l’intérêt d’une enquête parfois envahissante, il a fallu leur donner des garanties que les discours enregistrés n’allaient pas sortir à la radio, que nous les utiliserions uniquement pour finaliser notre livre, que nous étions ni journalistes ni agents de développement, mais des thésards dans l’obligation de satisfaire à nos chefs, les professeurs. Ainsi, la question de l’anonymat ne s’est pas posée au cours de l’enquête. Qui plus est, nous nous sommes aperçus que la sensibilité politique de la question foncière était proportionnelle à notre éloignement physique du terrain. Sachant que nous enregistrions des discours sur un thème politiquement sensible, les interviewés auraient normalement dû hésiter à nous décrire dans le détail des pratiques foncières illégales. Mais leurs réponses furent partout d’une surprenante franchise, ce qui nous conforte dans notre pari de la transparence consistant à publier sans autre les noms de lieux et personnes lorsqu’ils sont connus.
Toujours en rapport avec l’enquête de terrain, j’aimerais sincèrement remercier Messieurs Patrick Ranjatson et Zo Rabemananjara, qui ont été mes collègues dans le cadre d’un partenariat de recherche entre l’ESSA-Forêt et l’IUED financé par le Fonds national suisse pour la recherche scientifique. Ensemble nous avons parcouru diverses régions de la Grande île et passé quelques bons moments sur le terrain. Les idées et écrits de P. Ranjatson ont eu une influence considérable sur mon interprétation des événements de Manongarivo. Z. Rabemananjara vient de soutenir une thèse de doctorat sur la gestion du bois d’énergie dans la région de Mahajanga à partir d’enquêtes de terrain menées en commun. Parmi les autres universitaires et chercheurs malgaches qui ont participé à ce travail, je tiens à citer Monsieur Bruno Ramamonjisoa, responsable de la division d’économie forestière au département des Eaux et Forêts de l’ESSA. Je le remercie de m’avoir accueilli pendant trois ans et d’avoir encadré nos divers partenariats de recherche. Sans l’aide de ces trois collègues, cet ouvrage n’aurait sans doute jamais vu le jour.
J’ai plaisir à remercier tous les chercheurs en sciences humaines et écologiques avec qui j’ai eu l’occasion d’échanger des idées à l’IUED, dans le cadre des projets-pilote à Madagascar, ou à l’occasion de rencontres et conférences internationales. Je citerai à titre indicatif et non pas exhaustif, Jean-Pierre Jacob, Isabelle Milbert, Gilbert Rist et Rolf Steppacher ; Sigrid Aubert, Pierre Montagne, Oliver Pierson, Jacques Pollini, André Teyssier et Sébastien Wohlhauser ; Suzanne Chazan-Gillig ; Franz von Benda-Beckmann, Keebet von Benda-Beckmann, Melanie Wiber, Thorkil Casse, Jean-Pierre Chauveau, Géraldine Froger, Jean-Claude Lavigne et Manuel de la Fuente. Comme tant d’autres que j’aurais oublié de mentionner, ils ont exercé une influence très positive sur mon cheminement personnel et intellectuel de ces dernières années.
Suite à la soutenance, il m’est particulièrement agréable de rendre hommage aux membres du jury : Monsieur Marc Hufty, qui a été mon directeur de thèse, et dont les encouragements, les critiques constructives et l’encadrement logistique ont beaucoup contribué à l’achèvement de ce travail ; Monsieur Etienne Le Roy, qui après m’avoir introduit dans le monde de l’anthropologie juridique, a su accepter un dialogue à bâtons rompus sur l’avenir des politiques foncières à Madagascar ; Monsieur Jean-Pierre Sorg, qui m’a encouragé depuis que je le connais dans mon projet d’élaborer une perspective sociologique sur la foresterie malgache et internationale malgré mes lacunes en sciences écologiques ; Monsieur Yvan Droz, qui sans partager mon moralisme épistémologique, m’a invité et encouragé à le soumettre à examen ; Monsieur Angelo Barampama, qui malgré les délais assez brefs et les longueurs du manuscrit a bien voulu me donner son accord pour l’affronter.
Je tiens à exprimer ma gratitude aux diverses institutions suisses qui m’ont fait confiance en m’octroyant des bourses et financements grâce auxquels cette recherche a pu être réalisée : l’Institut suisse de droit comparé m’a octroyé la bourse « van Calker » au premier semestre 2000 ; l’Académie suisse des sciences humaines une bourse de recherche doctorale individuelle en 2000-2001 ; la Commission pour le partenariat scientifique Nord-Sud (DDC-FNS) une bourse « Jeunes chercheurs », également en 2000-2001 ; le Projet Ecologie politique et biodiversité (DDC-FNS) a pris en charge deux déplacements entre Genève et Antananarivo en 2001 ; le Zentrum für Internationale Landwirtschaft (ETH Zurich) m’a octroyé un Research Fellowship for Partnership « Forestry » de 2003 à 2006 ; le National Center for Competence in Research North-South (DDC-FNS) m’a employé de 2002 à 2004 en tant qu’assistant de recherche à l’Institut universitaire d’études du développement.
Depuis l’adoption d’une loi sur la gestion locale des ressources naturelles en 1996, les politiques foncières de Madagascar redécouvrent le droit coutumier, une tendance qui est confirmée par la nouvelle loi des terres de 2005. L’ouvrage traite des implications particulières de ce changement de paradigme pour l’organisation du secteur forestier. Ainsi propose-t-il de définir la déforestation comme un problème foncier qui pourrait, pour diverses raisons, justifier une reconnaissance du droit coutumier.
La première partie situe la gouvernance environnementale dans le contexte historique de l’importation des modèles juridiques étrangers. Sans être le seul moyen de légitimation de ce nouveau dispositif, le droit coutumier semble néanmoins autoriser une maîtrise endogène de la recomposition de l’économie paysanne ou ses équivalents contemporains. Il exprime une conception particulière de la justice qui en respectant les besoins de chacun, dépasse toutefois des identités ethniques exclusives. Il diffère en cela de la gouvernance environnementale, qui accuse les particularismes en dissociant la diffusion d’une éthique universelle de sa traduction dans les ordres coutumiers. Derrière l’écran du droit coutumier, reste alors un ethos partagé et la nécessité de trouver un lieu pour cultiver de quoi manger.
La deuxième partie réunit des ethnographies de sites et populations contrastés, mais visant toutes à décrire et comparer comment les rapports fonciers sont conçus, contestés et sécurisés dans le contexte de l’économie forestière. Les activités analysées incluent la colonisation agraire des forêts tropicales humides, l’organisation des marchés ruraux de charbon de bois en zone sèche, et l’extraction de fibre de raphia. Ces études de cas montrent qu’une participation populaire dans la protection de la nature est difficile à concilier avec les représentations prévalentes du travail, de l’ancestralité et de l’ethnicité politique. Les inévitables résistances à la loi n’empêchent cependant pas l’action environnementale de jouir d’une certaine légitimité, dans la mesure où la coutume ancienne est réinterprétée en fonction des circonstances et besoins actuels.
La troisième partie s’intéresse plus particulièrement à la politique environnementale internationale en l’insérant dans la question de l’aide au développement. Elle souligne l’imposition d’une norme environnementale et en montre les limites à partir de quelques expériences spécifiques : projets-pilote difficilement généralisables, détournements de la fiscalité forestière, désarticulation et inapplicabilité des différentes législations, etc. De cette manière, l’ouvrage appréhende les multiples esquives des acteurs face à un droit destiné à satisfaire les injonctions d’une communauté internationale « verte » aux multiples visages.
Since the enactment of a local resource management law in 1996, Malagasy land tenure policy has been re-discovering customary law, a trend confirmed by the new tenure legislation enacted in 2005. The study deals with the particular implications of this paradigm change for the organisation of the forest sector. It therefore looks at deforestation as a tenure problem whose solution may, for a variety of reasons, require the recognition of customary law.
Part One places discourses on environmental governance in the historical context of borrowing foreign legal models. It appears that customary law is not only a means to legitimise the governance model, but ensures some degree of endogenous political control over ongoing transformations of peasant economies. It reflects a particular conception of justice but is not limited to exclusive ethnic identities. Taking into account the needs of migrants it differs from the recent model of integrated conservation which reinforces localisms, and separates the spread of a universal environmental ethic from its translation into customary orders. Behind the customary law, there remain a shared ethos and the material necessity to find a place to cultivate for one’s own subsistence.
Part Two contains ethnographic accounts of contrasted settings and populations, and aims to compare the ways in which property relations are conceived, contested and made secure in the context of the Malagasy forest economy. Concerns analysed include the agricultural colonisation of rainforests in the Sambirano region and the biological corridor near Ambalavao, the organisation of rural charcoal markets in the lowlands of Mahajanga, as well as the extraction of raphia palm fibres on the Eastern coast. These case studies show that peoples’ participation in the protection of nature is difficult to reconcile with existing representations of labour, ancestral domain, and political ethnicity. However, the local resistances to new laws do not prevent environmental action from gaining some legitimacy, as old customs are usually reinterpreted according to present needs and circumstances.
Part Three engages more specifically with theories of international environmental policy making, and links that discussion to the wider question of international development aid. It analyses the mechanisms of imposition of environmental norms and standards and shows its limits on the basis of concrete experiences: pilot-projects that appear hard to generalise, embezzlement of forest taxing regimes, disarticulation and inapplicability of new legislations, etc. In this way, the study tries to seizes peoples’ various successful strategies to avoid a law designed to fulfil the requirements of a multi-faceted “green” international community.
Les causes directes de la déforestation malgache sont principalement endogènes, ce qui la distingue en partie de processus comparables en Afrique continentale. Faute d’infrastructures routières, de grandes entreprises forestières et, jusqu’à récemment, d’une exploitation minière industrielle, la dégradation des ressources forestières a largement été le fait de paysans pauvres ouvrant de nouveaux espaces forestiers à l’agriculture de subsistance ou de rente. Objectivement, une sécurisation économique et foncière par le défrichement de nouvelles terres agricoles ne pourra pas être pratiquée indéfiniment. Les forêts naturelles colonisables par des paysans pauvres existent en nombre limité. Mais pour l’heure, la finitude des ressources n’empêche pas une majorité de Malgaches de considérer – ne serait-ce qu’à la manière du « private joke » qu’on savoure entre initiés du développement durable – que la déforestation est un problème occidental[1].
Bien entendu, les Malgaches n’ignorent pas que la disparition de la couverture boisée est une caractéristique du monde extérieur, qui existe indépendamment de toute idéologie naturaliste ou développementiste de provenance occidentale. Mais ils savent aussi que le défrichement des forêts correspond chez eux à un mode d’appropriation de l’espace, et non pas à une exploitation de ressources plus ou moins maîtrisée par l’action publique. Et, compte tenu de la mise en œuvre du mode de production actuel, ce processus d’appropriation foncière leur semble, à juste titre, ne pas pouvoir être inversé par un discours environnementaliste fondé sur des postulats contraires, quelles qu’en soient les justifications et la portée. Depuis deux décennies, Madagascar a servi de « laboratoire » grandeur nature à des expérimentations politiques, légales et administratives, certaines heureuses, d’autres moins heureuses, mais qui présentent toutes une caractéristique intrinsèque, celle d’exprimer la position de ce pays dans l’ordre mondial, et le fossé entre une « superstructure », s’appuyant sur le monde internationalisé de la coopération et des élites, et le monde « local ».
Comme l’observait Marc Hufty lors de la soutenance de thèse, être le terrain d’expérimentation de multiples organismes multilatéraux ou bilatéraux de coopération au développement et de recherche a des conséquences, autant sur les relations objectives des acteurs que sur leurs vécus subjectifs. L’une de ces conséquences est que les Malgaches et les Occidentaux ne se font pas la même idée du problème de déforestation, et même si cette différence devrait à terme les empêcher de résoudre le problème, elle n’impliquerait guère l’existence de comportements irréductibles. Elle implique seulement que le dualisme des systèmes fonciers est, en tant que différend de l’action publique, moins un préjugé analytique qu’une donnée immédiate de l’expérience des acteurs. Néanmoins, le schème conceptuel qui consiste à identifier les « premiers occupants » par contraste avec ceux qui « viennent d’au-delà des mers » plutôt que par leurs caractéristiques propres, et dont on peut aisément vérifier l’existence dans de nombreux domaines, ne peut pas être expliqué par la récente internationalisation des politiques environnementales. Il résulte d’une histoire du peuplement où l’identité politique s’est construite par des englobements répétés du contraire. Un exemple concret peut nous aider à en saisir le mécanisme.
Comparant l’interiorisation cérémonielle de l’Etat postcolonial par les communautés villageoises avec l’arrivée par la mer il y a quatre siècles de conquérants islamisés en possession de livres sacrés, G. Althabe écrivait que « la justification de leur pouvoir se constituait par l’intégration, dans une position dominée et extérieure, de l’ensemble de la population villageoise dans des pratiques cérémonielles dont la raison résidait dans le secret de ces livres » (Althabe, 1984 : 169). Selon l’auteur, le dépassement des divisions internes nées de la décolonisation, implique l’insertion des deux acteurs du pouvoir dans une unité de médiation, un troisième terme où sera légitimée, ou contestée, la domination des nouveaux maîtres malgaches. Mais ce troisième terme se place au-delà des cultes de possession ou présidentiels analysés par Althabe, justement dans l’opposition malgache/occidental que ces manifestations cérémonielles présupposent.
A partir des années 1990, une comparable intériorisation de l’Autre est mise en évidence par les pratiques cérémonielles du « syndrome de la déforestation », dont la raison réside dans un discours environnementaliste mobilisé pour légitimer le rapport collectif aux Occidentaux venus pour protéger la nature autant que les divisions entre Malgaches qu’il implique. C’est pourquoi tout au long de cet ouvrage, l’idée du dualisme juridique fait figure, non pas d’axiome mais d’horizon d’interprétation pour comprendre de l’intérieur le changement des pratiques foncières des villageois, fonctionnaires locaux et professionnels de l’aide ; les justifications traditionalistes que les acteurs donnent en marge de la loi importée d’une nouvelle coutume foncière généralement acceptée, plus rarement contestée ; et les hiérachies ainsi établies dans les rapports « internes » face à un « étranger » aux multiples visages.
Madagascar, la Grande île de l’Océan Indien, est réputé internationalement pour sa biodiversité. Ses écosystèmes isolés des autres continents depuis plus de cent millions d’années, ont évolué indépendamment et fait apparaître de nombreuses espèces de flore et faune endémiques. L’histoire sociale et politique de Madagascar est plus récente mais beaucoup moins connue par le grand public. Le peuplement de l’île, qui remonte probablement aux débuts du premier millénaire de notre ère, est issu d’immigrations prolongées depuis l’Insulinde étant passées éventuellement par l’Inde et l’Afrique de l’Est. Plus tard, des Africains arabisés arrivent sur la côte Est, et des esclaves africains sont importés des Comores et de l’actuel Mozambique pour servir leurs maîtres malgaches ou être revendus, comme les esclaves en provenance de Madagascar, aux commerçants afro-arabes, portugais, anglais et français. La culture malgache se présente ainsi comme une synthèse d’éléments indonésiens et africains : la langue, les techniques et les structures sociales sont nettement marquées par leur origine austronésienne mais contiennent également des apports africains.
Le versant oriental de l’île, entièrement recouvert à l’origine de forêts tropicales humides, constitue le cadre naturel des agriculteurs itinérants qui, lorsqu’ils cultivent la terre à intervalles trop brefs, entraînent des transformations irréversibles dans la couverture forestière sinon sa disparition définitive. La riziculture irriguée est traditionnellement pratiquée dans les bas-fonds. Son développement à une échelle plus grande est liée à l’essor des formations politiques fondées sur l’extraction d’un surplus agricole mais elle reste, même de nos jours, confinée dans les grandes zones aménagées des plaines alluviales ou lacustres. La région semi-aride occidentale est propice à l’élevage extensif, pratiqué à côté des cultures pluviales. Les forêts y sont également défrichées pour ouvrir de nouvelles terres et pour satisfaire les besoins urbains en énergie domestique. La déforestation est donc un problème d’actualité, mais qui reste associé aux pratiques ancestrales d’occupation de l’espace par des groupes de parents plus ou moins proches.
L’élément permanent de l’histoire du peuplement malgache est, jusqu’à une période récente, le « clan » de type austronésien qui tend à se confondre avec un groupe territorial à recrutement cognatique (la filiation étant dite « indifférenciée quasi-lignagère » (Lavondès, 1967)). Le clan a ses traditions, son territoire, sa conscience collective ; il a ses dieux, les ancêtres, et son chef, le patriarche, assisté du conseil des chefs de familles. Dans certaines circonstances, on réunit l’ensemble des habitants du village, le fokonolona, pour entériner les décisions des aînés (Deschamps, 1960). L’utopie communautariste du fokonolona va prendre une notoriété internationale au temps des socialismes africains, mais dans l’imaginaire national malgache, il symbolisait depuis l’âge des royaumes l’horizon vers lequel doivent idéalement converger les entreprises individuelles. Le fokonolona émerge dans le cadre de ce qu’on a pu appeler des ethnies, c’est-à-dire des ancestralités royales ayant institué une hiérarchie de rang parmi les clans. Les contours de ces collectifs évoluent au gré de la mémoire des formations dynastiques antérieures au Royaume de Madagascar, qui s’est imposé dans les deux tiers de l’île grâce au soutien occidental dans la première moitié du 19ème siècle. Les frontières « ethniques » à l’intérieur de l’île prêtent de ce fait à confusion, d’autant que les élements composant ces collectifs sont liées par des alliances, parlent des dialectes d’une seule langue, le malgache, et que leurs coutumes ancestrales sont des variations régionales des mêmes « structures élémentaires » (Ottino, 1998). Fait culturel avant de prendre un sens politique avec l’occidentalisation pré-coloniale, suivie du tribalisme colonial et du nationalisme anti-occidental, l’ethnie renvoie d’abord à l’héritage austronésien commun à tous les Malgaches, et ensuite à une histoire partagée du rapport à l’étranger.
Depuis plus d’un millénaire, les groupes d’ancestralité à la double filiation, dotés d’un territoire et hiérarchisés les uns par rapport aux autres, intègrent des apports étrangers sous la forme de traits culturels empruntés successivement à l’Indonésie, à l’Afrique, à l’islam arabe et persan, puis au protestantisme, au catholicisme et au droit occidental. Au cours du 16ème siècle, une nouvelle idée politique se diffuse dans la population autochtone : le clan royal, imposé à tous les autres. Elle est marquée par les conceptions afro-arabes. Les rois sont pourvus d’un nouveau prestige religieux et magique, une nouvelle stratification sociale apparaît. Le roi réunit sous son commandement un certain nombre de clans, entre lesquels intervient une hiérarchie : en tête le clan royal, subdivisé lui-même en plusieurs clans d’après la proximité du roi actuel ; puis les clans des compagnons de guerre du roi, ou de ses parents, ou des anciens chefs ; puis les clans d’hommes libres, sujets des premiers, puis les serviteurs du roi ; enfin les hommes hors clan, les esclaves (Deschamps, 1960). Entre le 16ème et le 18ème siècle, la superstructure des royaumes en compétition les uns contre les autres s’étend progressivement sur toute l’île. Ce n’est qu’au début 19ème siècle que l’un de ces royaumes, celui dont Antananarivo est la capitale, réussit à vaincre la plupart des autres grâce aux armes échangées contre les esclaves et à l’assistance technique européenne. En 1869, la Reine et son Premier-ministre se convertissent au protestantisme et les missionnaires britanniques et norvégiens les aident à occidentaliser le royaume. Mais leur projet de modernisation de l’Etat précolonial se solde dans un échec puisque la France, après avoir imposé un protectorat pendant quelques années, annexe l’île en 1896.
Une opposition proto-nationaliste contre l’envahisseur se constitue dès la permière heure. L’effondrement du royaume a été interprété comme une colère des dieux parce que la reine s’était convertie et avait introduit dans l’organisation sociale des transformations d’origine européenne. Pour apaiser les ancêtres, il fallait détruire les intrus, leurs innovations et les collaborateurs malgaches. Curieusement, la dévalorisation de l’Etat précolonial épargnait la reine que l’on jugeait avoir été mal conseillée par un entourage aliéné aux étrangers. Mais la récupération nationaliste de la royauté a précipité la décision des Français de déposer la reine et d’éliminer son entourage. Aussi la législation royale admettait-elle encore l’esclavage, et établissait de nombreuses discriminations entre les nobles, les fonctionnaires, les castes libres et les castes noires. Impliqué dans une guerre civile, le colonisateur commence par abolir l’esclavage (arrêté du 26 septembre 1896) et par interdire les ordalies (arrêté du 22 mars 1897) considérées comme contraires à l’ordre public. Les lois de l’Imerina sont cependant maintenues (arrêté du 28 février 1897). Pour briser le pouvoir de l’aristocratie, Galliéni supprime le « système des castes » et réduit les justiciables en deux classes : les citoyens et les sujets. Pour mieux gouverner les derniers il « restaure » les fokonolona, communautés villageoises, et les installe dans des zone où ils étaient jusqu’alors inconnus. La justice indigène relève ainsi en grande partie de l’administration, tenue d’en extirper ce qui est contraire à l’ordre public. Les contacts missionnaires et commerciaux avec les Etats non francophones sont systématiquement coupés et Madagascar tombe dans le vase clos d’une puissance colonisatrice. Le repli sur soi devient alors le cadre d’un réaménagement de l’histoire précoloniale dans la conscience des Malgaches. Face à la montée conjointe du catholicisme et du laïcisme, associés avec l’influence française, le protestantisme d’origine britannique est progressivement assimilé aux « valeurs ancestrales » (Bloch, 1971 : 13-15) puis récupéré par le nationalisme, comme le fut la reine au moment de la conquête contre l’aristocratie protestante.
Sous les gouverneurs généraux des décennies suivantes, des concessionnaires européens, réunionnais et malgaches développent une économie de plantation qui donne lieu à des spoliations foncières importantes, surtout sur la côte Est. Dans les plaines alluviales de l’Ouest, qui vont attirer une main-d’œuvre migrante du Sud, on plante le riz, la canne à sucre, le coton. Dans la région côtière orientale, où de larges surfaces de forêt naturelle sont mises en coupe réglée, on plante surtout la vanille et le café. Les plantations d’exportation intéressent, outre les colons des concessions, aussi les petits planteurs paysans astreints à payer l’impôt avec l’argent ainsi gagné. Cependant, l’appareil commercial reste entièrement dominé par les étrangers : Chinois et créoles à l’Est, Indiens à l’Ouest (Vérin, 2000 : 161-62). C’est dans les régions les plus touchées par ces transformations que la résistance contre les Français fut la plus acharnée lors de l’insurrection de 1947, brutalement réprimée par les forces coloniales. Les historiens s’accordent pour voir dans l’insurrection malgache l’un des derniers mouvements de contestation populaire en même temps que l’une des premières guerres d’indépendance nationale (Fremigacci, 2000 ; Tronchon, 1986). La colonisation prend fin formellement en 1960 mais ses agents économiques et politiques resteront présents jusqu’en 1972, date qui marque la fin de la période libérale du socialisme malgache qualifiable de « décolonisation conservatrice » (Althabe, 2000). Le nouveau régime mis en place en 1972 se réclame d’un socialisme plus « révolutionnaire » et « communautariste » mais il échoue comme son prédécesseur à déclencher un développement agricole. Les paysans pauvres sont aussitôt encouragés à cultiver des terres en friche avec des techniques traditionnelles.
Les choix de développement ultérieurs à 1985 se font sous l’influence conjuguée du mécanisme de la conditionnalité, introduit dans le sillage des crédits d’ajustement structurel de la Banque mondiale, et d’une transition démocratique inachevée. Depuis 1990, des montants considérables d’aide internationale américaine et européenne sont affectés à la préservation d’une zone prioritaire mondiale de biodiversité. Cette aide extérieure servira entre autres à réhabiliter les 700’000 ha d’aires protégées établies sous la colonie, à créer 15 nouvelles aires protégées sur 950'000 ha de forêts, et à contractualiser la gestion de 450'000 ha additionnels de forêts domaniales considérées par la coutume comme des ressources de propriété commune. Depuis 2003, l’objectif déclaré du gouvernement est même de tripler la surface actuelle des aires protégées pour atteindre 6'000'000 ha en 2008.
Au vu des enjeux financiers et politiques de l’aide internationale, il est compréhensible que les discours officiels malgaches empruntent les points de vue occidentaux sur la déforestation et la gouvernance environnementale. Mais cet emprunt affecte les discours bien plus que les pratiques. A part les regrettables évictions de cultivateurs paysans des aires protégées, aucun changement qualitatif dans les modes d’utilisation des ressources naturelles n’est perceptible sur le terrain, où le cycle des politiques publiques s’est retiré dans le monde virtuel des « projets pilotes ». Dans cette conjoncture d’événements, la contractualisation de la gestion forestière, qui est parfois présentée comme un retour au fokonolona, ne conduit guère à la transformation escomptée de la coutume ancestrale car elle ne fait qu’ajouter un modèle de plus à l’empilement préexistant de modèles étrangers. Loin d’effacer les dualismes juridiques de l’Etat précolonial et colonial, la « gestion communautaire » participe à leur réinvention postcoloniale par syncrétismes successifs.
Les politiques foncières et forestières actuellement mises en place puis développées par la coopération internationale restent doublement étrangères aux sociétés locales tant par leur étrangeté conceptuelle que par leur ignorance des enjeux réels, qui tournent autour de la pauvreté rurale. Cherchant à observer une plus ou moins grande réalisation sociale du droit forestier malgache, je ne trouvais ainsi que des exceptions coutumières qui confirmaient la règle légale, des îlots d’application correcte de la loi dans un océan de détournements. Les spécialistes de politique environnementale attribuent généralement ce décalage juridique à la « crise de légitimité » qui affecterait nombre d’Etats postcoloniaux. Mais l’hypothèse d’une crise de légitimité de l’administration forestière est difficile à admettre au regard des faits. En l’absence quasi totale d’effectivité de la loi, l’application du droit forestier malgache n’entraîne guère de contestations populaires. L’échec des politiques forestières successives, mesuré en terme d’écart entre objectifs visées et résultats atteints, apparaît au contraire comme une condition de sa légitimation[2]. L’effectivité des normes juridiques, pas plus que leur ineffectivité, n’est certes, le plus souvent, absolue (Lascoumes, 1990 : 48 ; Carbonnier, 1998 : 141). Toutefois, nous verrons que sous certaines circonstances caractérisant notamment les Etats d’Afrique subsaharienne et de l’Océan indien, l’écart entre le projet normatif et les comportements observés peut devenir si important que la nature même de la communication juridique en est affectée.
Il y avait outre cette raison générale, une raison plus particulière à notre curiosité pour la permanence de mécanismes coutumiers opérant en marge ou hors des normes légales : cette « tradition juridique endogène » faisait l’objet d’une politique foncière et d’un discours savant spécifiques. La décentralisation et la contractualisation de la gestion forestière que nous nous proposions d’étudier, ne visait-elle pas, justement, à reconnaître la pluralité des droits et usages coutumiers et donc la « multifonctionnalité de l’espace forestier », en « conciliant pratiques, légitimité et légalité » (Lavigne Delville (dir.), 1998) ? Adoptée en 1996, la politique malgache de gestion communautaire des ressources naturelles partait du constat des spécialistes selon lequel « la légalité des institutions et des réglementations officielles n’est pas légitimée, tandis que la légitimité des logiques et des pratiques locales n’est pas légalisée » (Bertrand, 1999). Dix ans plus tard, on continue d’ailleurs à se référer à la nécessité de responsabiliser les communautés de base, ainsi qu’en témoigne cet extrait tiré de la presse quotidienne malgache en août 2005 :
« La mise en œuvre de la gestion locale sécurisée des ressources naturelles (Gelose) est sur la bonne voie. L’atelier d’information et de renforcement des compétences organisé, lundi et mardi, à l’intention des communautés de base ou Vondron’olona ifotony (VOI) a permis de savoir que le ministère de l’Environnement, des eaux et forêts a pu concrétiser jusqu’ici cinq cents contrats de gestion. La Gelose vise à responsabiliser les VOI. Se faisant à la demande de ces derniers, la responsabilisation concerne les ressources naturelles renouvelables (lacs, pâturages, forêts, espaces marins…) et le contrat couvre une durée de trois ans renouvelables jusqu’à dix lorsque le bénéficiaire a honoré son engagement. Cette politique favorise les actions du programme environnemental qui entame depuis cette année sa troisième phase. Elle constitue également un moyen efficace pour réaliser le défi relevé par le Président de la République Marc Ravalomanana de porter à six millions d’hectares la superficie des aires protégées du pays, d’ici 2015 » (Teholy, 2005).
Selon la justification courante du transfert de gestion des ressources naturelles aux communautés locales, les contrats de gestion seraient un instrument pour réconcilier les lois domaniales léguées par le colonisateur avec les modes coutumiers d’acquisition et de transmission des droits foncier. Depuis 1996, ce présupposé a donné lieu à de nombreux ateliers de réflexion sur le transfert de gestion des forêts et autres ressources renouvelables à des associations émanant de la société civile, l’objectif étant dorénavant de « concilier la légalité avec la légitimité ». Désignant à l’origine un programme de recherche sur les décentralisations en Afrique rurale, l’expression a été diffusée par un organisme de recherche forestière internationale dans le cercle des bailleurs de fonds du Plan d’action environnemental malgache. Depuis lors, elle a acquis le statut d’une évidence pour les professionnels de l’aide étrangers et malgaches du secteur environnemental. Pour enrayer la déforestation, réduire la pauvreté rurale et sécuriser les droit fonciers des usagers locaux, il est impératif de rapprocher l’ordre légal de l’ordre légitime en reconnaissant les droits coutumiers de populations rurales trop longtemps méprisées. Et si le divorce entre la légalité et la légitimité n’avait jamais eu lieu ?
En Afrique comme ailleurs, la légalité est un instrument indispensable de légitimation politique[3], même si elle n’est généralement pas le seul[4]. Les tenants du positivisme juridique ont donc en partie raison d’affirmer que le droit ne saurait être légal sans être légitime : sous réserve d’atteintes graves à l’ordre moral, le droit est légitime parce qu’il a été énoncé par une autorité reconnue par le plus grand nombre, que ce soit ou non suivant les procédures constitutionnelles. Le plus souvent, les lois ne manquent pas de légitimité, mais les circonstances propres à « l’Etat africain » interdisent d’appliquer de nombreuses lois légitimes conformément aux objectifs qui sont théoriquement les leurs. Or il se trouve que cette absence d’effectivité des lois peut parfois devenir l’une des principales sources de leur légitimité. La domanialité postcoloniale, par exemple, est légitime au sens de notre définition dans la seule mesure où les catégories juridiques « importées » peuvent être réinterprétées localement, lors de l’application du droit foncier et forestier étatique, en fonction des représentations spatiales et temporelles des usagers et fonctionnaires locaux[5]. En donnant l’ineffectivité de la loi pour un manque de légitimité de la loi, les experts substituent à la justification habituelle des projets d’aide internationale au secteur environnemental – comprendre les raisons d’échec des politiques actuelles à résoudre les problèmes publics environnementaux afin d’élaborer des politiques plus effectives – celle d’une « indigénisation » du droit malgache postcolonial érigée en conditionnalité politique. Par ce biais, l’appel des experts internationaux à concilier la légalité avec la légitimité ouvre la voie à une « ingérence législative » qui nous semble manquer l’essence de la problématique interculturelle des politiques foncières.
L’analyse des politiques publiques est apparue dans les sociétés industrialisées à un moment où les sciences politiques abandonnaient la notion de « fonctions gouvernementales » qui seraient restées identiques à travers l’espace et le temps. Ce courant de recherches part du postulat que la légitimité politique s’acquiert d’abord en répondant aux besoins matériels et psychologiques des gouvernés. Le thème de la lutte pour le monopole de la violence est relégué à l’arrière-plan. L’essentiel est la capacité d’un système à résoudre des problèmes publics, ou pour le moins à se légitimer à travers une idéologie qui, en prétendant résoudre ces problèmes, justifie la domination. Il existe donc, sur le plan de la justification de l’ordre politique, une différence entre les idéologies traditionnelles et les idéologies modernes.
Tandis que les membres de communautés politiques traditionnelles conçoivent le monde souvent comme une création divine, les individus modernes, forts de science et de technologie, croient construire eux-mêmes les réalités extérieure et sociale qui conditionnent leur devenir. Sous l’effet du progrès technologique, les risques sociaux deviennent plus importants en comparaison avec les contraintes et dangers naturels. Dans le même temps, les sociétés modernes améliorent leur capacité d’action sur elles-mêmes en définissant des programmes pour chaque secteur d’activité. L’accroissement de leur « historicité » débouche enfin sur la production d’un droit autoréférentiel, qui se substitue d’abord à la coutume et à la religion, puis à la Raison et aux idéologies scientifiques en tant que discours fondateur de l’ordre politique. Si dans le discours politique traditionnel, le pouvoir était fondé en vérité, pour le discours moderne, c’est le pouvoir qui fonde la vérité[6]. Couramment désigné par les vocables de gouvernance ou de gouvernementalité, ce renversement du rapport entre pouvoir et vérité est au centre des réflexions récentes sur les politiques publiques.
La définition moderne de l’historicité n’est pas fausse. Une conscience historique plus réflexive déplace effectivement les nœuds du pouvoir des appareils de répression vers la construction intersubjective des cadres légitimes d’interprétation du monde. La politique ne se réduit plus à la lutte pour un monopole de la violence qui serait déjà légitime, mais devient elle-même constitutive d’une « vérité » qui confère la légitimité. Désormais, la seule justification acceptable de l’ordre politique sont des discussions libres et ouvertes à tous les concernés. La « construction sociale » de la légitimité politique n’épargne pas les pays anciennement colonisés où la domination exercée par l’Occident « s’accompagne – si elle ne la précède ou ne prépare pas – d’une dépendance culturelle plus forte encore » (Badie, 1992). Selon Badie, la décolonisation, loin d’avoir permis aux sociétés du tiers monde de trouver une organisation qui corresponde à leurs traditions, aurait même fortement accentué ce phénomène de dépendance culturelle. Le constat peut être vérifié dans le domaine des études foncières. Depuis les années 1980, les recherches sur les politiques foncières et environnementales ont largement insisté sur l’écart qui sépare les perspectives des usagers locaux des ressources renouvelables des perspectives occidentales à l’origine des politiques publiques :
« In Africa, for example, and whether concerning rangelands, population-environment relations, soil erosion or forests, prevailing science/policy perspectives frequently blame local populations for environmental destruction. These have provided a justification for removing resource control from land users in favour of control by national and international administrations, frequently contributing to further impoverishment » (Leach et Fairhead, 2002 : 2).
Cependant, les perceptions des usagers de l’administration et les nouvelles approches transdisciplinaires suggèrent d’autres interprétations du changement écologique et d’autres priorités pour l’action publique. Insistant sur le rôle des intérêts politiques et économiques d’une part, celui du langage de l’autre, dans la construction de la vérité scientifique, ces perspectives alternatives essaient de comprendre comment certains régimes de discours scientifique sont institutionnalisés à travers l’application des recherches sociales au problèmes du développement. Il n’existe pas un ensemble de faits objectifs concernant l’environnement, mais une lutte continue sur les significations culturelles qui définissent un problème environnemental. En analysant d’une manière critique comment les problèmes et solutions sont définis, par qui et avec quelles conséquences, ces recherches remettent en causes les connaissances reçues. Elles montrent par exemple que les populations locales, loin de dégrader leur environnement, ont souvent contribué à enrichir la diversité biologique de leurs paysages.
Pour les constructivistes, il s’agit moins de trouver une explication de problèmes environnementaux tels la déforestation ou la dégradation environnementale, de leurs causes et possibles solutions, que de comprendre pourquoi certaines perspectives culturelles sont retenues lors de la formulation d’une politique tandis que d’autres sont systématiquement exclues du débat. Une procédure législative conforme au constitutionnalisme libéral mais dominée par les élites politiques et économiques autant que par l’expertise internationale, permet difficilement de tenir compte des aspirations des usagers fonciers africains, en particulier des plus pauvres. Pour renforcer la participation citoyenne dans la formation des politiques environnementales, de nouvelles procédures devraient prendre en compte les perspectives exclues dans leur double rapport à l’expertise scientifique et à la décision politique :
« This suggests the need for participatory research strategies in which poorer forest users help to set agendas and questions. Direct forms of citizen participation and consultation in science and in policy-making processes around specific forest issues could valuably be expanded through the growing repertoire of deliberative and inclusionary procedures, including citizen’s juries, consensus conferences, multi-criteria mapping exercises and others. These help to expose the values and assumptions behind particular social categories deployed in environmental policy-making, and to promote negotiation between diverse perspectives. However, these are unlikely to produce open dialogue and mutual understanding unless there is particular attention to the inclusion of the social groups which dominant environmental problem framings delegitimise » (Leach et Fairhead, 2002 : 6).
Lorsqu’il est besoin de décider pourquoi une communauté politique devrait poursuivre tel objectif plutôt que tel autre, la philosophie morale et politique recourt généralement à l’un des deux argumentaires suivants. Le raisonnement libéral justifie les décisions politiques à travers une distinction a priori, mais en fait occidentale[7], entre le public et le privé, la conception du juste et les conceptions du bien (Rawls, 1999). Le raisonnement républicain les justifie à travers des procédures délibératives diverses qui autorisent une discussion préalable de tous les points de vue représentés parmi les intéressés (Habermas, 1992)[8].
Si chacun des modèles philosophiques précités exprime un aspect particulier de la réalité du fonctionnement de l’espace public dans les sociétés occidentales post-industrielles, ils apparaissent néanmoins inadéquats pour rendre compte des configurations non occidentales du politique. Le sort des libéralismes et socialismes africains postcoloniaux atteste que les modèles européens de l’Etat sont restés étrangers aux rapports sociaux du plus grand nombre qui continuent à reposer sur d’autres constructions de la légitimité. L’historicité de l’Etat importé n’est ni celle de la démocratie libérale d’un Rawls ni celle du dialogue républicain d’un Habermas. Mais l’irréductibilité aux modèles importés des cultures politiques non occidentales ne va pas de soi. Etant donné que « derrière une rhétorique de rupture, les leaders du Sud se font les importateurs de notre droit, de notre modèle de développement, de notre forme de démocratie représentative » et que « ces Princes, leurs entourages et leurs intellectuels pensent, agissent, construisent largement en fonction de nos catégories » (Badie, 1992), l’originalité de leurs solutions ne cesse de surprendre.
Deux explications sont généralement avancées. D’une part, le mimétisme des élites non occidentales s’explique comme une stratégie de conservation du pouvoir, autant qu’en terme d’acculturation aux catégories occidentales. L’adoption de formes occidentales consiste à légitimer les gouvernements par rapport à l’étranger, plutôt qu’à produire des changements dans l’ordre politique intérieur. L’évolution des politiques forestières à Madagascar depuis l’indépendance, par exemple, a vu le renforcement du modèle domanial colonial et la reproduction des techniques occidentales de gestion de la nature (aires protégées, exploitation forestière, reconnaissance limitée des droits d’usage), les réformes étant décidées dans le cadre de programmes d’aide internationale sans référence au processus politique interne. D’autre part, l’occidentalisation imposée reste superficielle parce qu’elle est largement ineffective dans les droits internes. Etant donné que les solutions proposées dans le cadre de la domanialité ne correspondent pas aux problèmes du destinataire, il en résulte une succession d’échecs plutôt qu’un accroissement de la maîtrise du temps social grâce aux techniques occidentales de gestion du domaine forestier. La dénaturation du droit endogène par les normes et valeurs importées provoque des déviances, résistances et revivalismes, autant de traumatismes sociaux qui justifient le recours à de nouvelles solutions importées. Le mécanisme d’importation s’entretient lui-même, car l’Etat africain et malgache est un produit hybride qui, même s’il reproduit uniquement des solutions étrangères, conserve néanmoins sa propre historicité.
J.-F. Bayart est parmi ceux qui ont le plus insisté sur la continuité des civilisations et des imaginaires politiques. En distinguant « entre la ‘construction de l’Etat’ en tant que création délibérée d’un appareil de contrôle politique, et la ‘formation de l’Etat’ en tant que processus historique conflictuel, involontaire et largement inconscient, conduit dans le désordre des affrontements et des compromis par la masse des anonymes » (1996b : 6), l’auteur cherche à mettre en évidence le caractère paradoxal de l’invention de la modernité. Pour Bayart, ce n’est pas tant la dénaturation du droit endogène par les valeurs occidentales que l’irréalisme des constructions occidentales de la réalité, qui suscite les résistances traditionnelles devant les politiques publiques. A suivre son « afro-pessimisme par le bas » (Bayart, 1990), ce sont les configurations africaines du politique plutôt que le contenu des greffes occidentales qui rendent compte des échecs de l’Etat importé. Un modèle analytique qui se limite, comme celui de B. Badie, à théoriser l’échec des solutions empruntées à la tradition européenne, ne ferait qu’ignorer une fois de plus la spécificité des historicités politiques africaines.
Les deux conceptions de l’historicité peuvent-elles être conciliées ? Tandis que l’analyse des dysfonctionnements renvoie à une conception réflexive qui autorise l’ajustement des modèles importés aux droits endogènes, la formation de l’Etat par la masse des anonymes résulte de réappropriations aléatoires qui relativisent toute construction par une élite d’importateurs. D’un côté, l’espoir de maîtriser la pauvreté, la corruption, les pandémies, le réchauffement climatique, la déforestation, en recourant à des technologies administratives d’importation toujours plus sophistiquées, de l’autre des historicités plus subjectives et inventives, mais en dernière analyse incapables de percevoir et gérer efficacement le risque. L’insistance sur le rôle du libre arbitre et des accidents dans l’histoire, phénomène courant dans les sciences sociales, relève généralement d’un formalisme philosophique (Carr, 1966 : 94-116). Si l’historien a besoin d’hypothèses au sujet des failles systémiques d’un dispositif administratif, ou concernant la transmission entre générations de significations partagées, c’est justement pour écarter les causes accidentelles au profit des causes pertinentes, en vue de comprendre des événements particuliers.
L’ineffectivité d’une politique publique est la conséquence d’une séquence de tels événements particuliers. Et la délimitation d’une recherche sur une politique publique dans un Etat africain comporte une série de choix préalables ayant trait à la problématique de l’historicité. Nous aurions pu identifier les phénomènes pertinents à observer sur le terrain en fonction de nos propres concepts et valeurs, pour tenter d’expliquer l’échec des politiques successives à enrayer déforestation par la dénaturation du droit coutumier sous l’effet des modèles importés. Cela nous aurait permis d’insister sur la nécessité d’adopter des procédures délibératives pour tenir compte de la perspective des usagers locaux en montrant que la mise en œuvre réussie de plans locaux de gestion environnementale suppose de reconnaître les droits coutumiers.
Le modèle d’analyse séquentielle des politiques publiques se serait fort bien prêté à l’exercice d’adaptation expérimentale d’un programme initial en fonction des résultats atteints à travers différents scénarios pouvant aller de l’exclusion à la délibération, en passant par la participation des usagers coutumiers. La légitimation d’une politique publique est, dans cette conception, étroitement liée à son effectivité, d’où l’importance des études de mise en œuvre (si possible avec la participation des citoyens) pour justifier un changement de référentiel, longuement attendu, d’une politique foncière qui méprisait le droit coutumier vers une politique fondée sur sa reconnaissance. Le problème est que l’analyse séquentielle, en insistant sur la résolution progressive des problèmes par une expérimentation sociale, ne tient pas suffisamment compte de la persistance de certaines configurations culturelles du politique. La conception culturaliste de l’historicité qu’évoque la notion de « résistance traditionnelle », correspond mieux à notre objet que la conception délibérative qui implique une discussion permanente pour confronter les perspectives experte et citoyenne. Si, pour les théories contemporaines du droit procédural, la légitimation du droit est l’un des résultats possibles de son effectivité (Habermas, 1992 ; Luhmann, 1997 ; Teubner, 1983 ; Lenoble, 1994), le droit forestier malgache est avant tout légitime parce qu’il n’est pas effectif.
Cependant, l’analyse séquentielle peut recevoir d’autres interprétations que celle d’un processus de décision linéaire. La comparaison entre les problématiques occidentale et africaine de la gouvernance suggère que l’analyse séquentielle des politiques publiques ne préjuge pas du sens de l’histoire. Par exemple, dans les situations auxquelles fait référence le « modèle de la poubelle », les décisions politiques sont le fruit de rencontres fortuites entre des nouvelles définitions expertes du problème et des modèles de solution déjà disponibles. Les difficultés à mettre en œuvre ces décisions opportunistes provoqueront une nouvelle demande d’expertise, qui sera comblée à travers un nouveaux choix opportuniste de solution préfabriquée, et ainsi de suite. Ces phénomènes ne s’observent pas uniquement dans des contextes africains. Mais dans les conditions empiriques d’une « légitimité sans effectivité », l’analyse séquentielle doit tenir compte d’une exigence supplémentaire et traiter séparément, en tant que systèmes autonomes, l’évolution des programmes de politique publique d’une part, celle des structures de mise en œuvre de l’autre[9].
En premier lieu, l’analyse de la politique foncière doit tenir compte de ce que les cognitivistes désignent par le « référentiel » d’une politique publique, c’est-à-dire les idées, normes et valeurs sur lesquelles reposent les programmes de politique publique. Pour P. Muller,
« élaborer une politique publique consiste […] à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir. C’est en référence à cette image cognitive que les acteurs organisent leur perception du problème, confrontent leurs solutions et définissent leurs propositions d’action : on appellera cette vision du monde le référentiel d’une politique » (Muller, 2003 : 62).
En l’occurrence, ces idées, normes et valeurs ont pour objet les rapports entre la déforestation et le droit coutumier. L’introduction de la gouvernance environnementale a substitué à l’ancien référentiel « malthusien », dirigé contre une population paysanne qui s’accroît en progression géométrique[10], un référentiel « pro-pauvre », axé sur la réduction de la pauvreté et la conservation intégrée de la biodiversité. Suite aux réformes administratives et législatives des années 1990, l’attitude abolitionniste de l’administration vis-à-vis du droit coutumier est donc devenue plus tolérante, à tel point que les résistances traditionnelles se sont emparées des experts occidentaux eux-mêmes. Des connaisseurs de la politique forestière malgache contestent, tout d’un coup, que la déforestation ait quelque chose à voir avec la réalité telle que la perçoivent les premiers concernés[11]. La « déforestation » serait une idéologie occidentale sans équivalent dans les conceptions du bien endogènes. Selon l’optimisme étrange des pro-pauvres qui a succédé au sain pessimisme des malthusiens, il suffirait de changer d’idéologie pour résoudre le problème, ou de discuter suffisamment longtemps tous les points de vue existants.
Certes, beaucoup d’idées à propos de la déforestation ont été énoncées pour faire avaler aux Malgaches un programme de conservation de la biodiversité dont ils ne veulent pas. Mais l’inadéquation de ce programme justifie-t-elle de nier les évidences ? Le changement de référentiel de politique semble en tout cas avoir eu un coût scientifique trop élevé. Non seulement l’agriculture sur brûlis forestier n’est-elle plus considérée comme la principale cause de déforestation qu’elle est pourtant en réalité, mais de plus le problème de déforestation aurait été « inventé » ou « socialement construit » par le colonisateur occidental pour justifier sa politique forestière répressive[12].
Quelle importance faut-il accorder au relativisme culturel ? Pour les tenants de l’analyse cognitive, les politiques publiques ne servent pas, ou pas seulement, à résoudre des problèmes (Muller, 2000, 2003 ; Constantin, 2000). Selon Muller, il ne s’agit pas d’affirmer à travers cette formule que les politiques publiques n’ont rien à voir avec le traitement des problèmes publics, mais de prendre conscience que la relation entre action publique et problèmes à résoudre est beaucoup plus complexe que ne le suggère la notion de résolution des problèmes (2000 : 194). Or, contrairement à ce que laissent penser les cognitivistes, le concept de référentiel ne permet pas de prendre conscience de cette complexité. Défini en terme de « récits de politique publique », d’argumentations qui lient la définition du problème au choix d’une solution, le référentiel n’est autre que l’expression langagière du rapport de force entre l’expert et le décideur, plus exactement une mystification de ce rapport. En élucidant le changement du référentiel de politique forestière dans les seuls termes du discours des acteurs (les représentations de la science écologique occidentales opposées à celles de populations locales), l’analyse cognitive renonce en fait à une théorie des pratiques sociales.
La question reste posée de savoir quelle est la relation entre référentiel et substance de la politique forestière, entre le programme gouvernemental d’une part et la réalité sociale qu’il vise à transformer de l’autre. L’ineffectivité du droit est due à ce que les causes de la déforestation ne peuvent être adressées à travers une politique forestière, dans une moindre mesure à un manque de volonté politique pour définir un programme plus adéquat et pour appliquer les décisions prises[13]. L’échec des référentiels successifs de politique forestière à enrayer la déforestation à Madagascar ne peut, sans confondre causes et effets, être expliqué par le caractère ethnocentrique des représentations scientifiques de la déforestation tropicale. C’est l’inverse qui est vrai, le modèle domanial importé ayant besoin, pour stabiliser les positions de pouvoir qui s’y rattachent, de deux ethnocentrismes symétriques et incapables de communiquer entre eux. En termes sociologiques, le « révisionnisme » récent, selon lequel les défrichements paysans affecteraient à peine la couverture boisée, est non seulement faux, mais doit être considéré comme autorisant le locuteur à se positionner dans le champ de l’action politique, en l’occurrence celui de la production du droit environnemental où se négocient, à la fois les rapports entre les bailleurs de fonds étrangers et le gouvernement, et ceux entre différents bailleurs de fonds[14]. Les affirmations révisionnistes à propos de l’invention occidentale de la déforestation et du caractère écologique de la coutume originellement malgache constituent une idéologie, c’est-à-dire « une définition particulière de la réalité attachée à un intérêt de pouvoir concret » (Berger et Luckmann, 1967 : 123).
Pour justifier leurs positions respectives, les experts étrangers hésitent souvent entre une explication de la déforestation malgache par la dénaturation du droit coutumier sous l’effet des politiques forestières coloniales et la négation de l’ampleur du phénomène. Faut-il rétablir la coutume originelle pour mieux protéger la forêt tropicale ou plutôt autoriser les activités extractives paysannes susceptibles contribuer à réduire la pauvreté ? Les deux variantes du nouveau référentiel manquent de substance. Le moyen le plus efficace pour lutter contre la pauvreté a toujours été le défrichement suivi de la culture sur brûlis forestier, tandis que l’extraction de produits forestiers est partout considérée comme une activité complémentaire, insuffisante pour assurer la survie des familles paysannes.
Outre les considérations scientifiques sur le problème de déforestation et, par conséquent, les scénarios envisageables pour le résoudre, est en jeu la marge de manœuvre politique de la société malgache pour agir sur elle-même par la formation de politiques publiques, de la production de l’expertise scientifique à l’application des décisions administratives, en passant par la législation. Cette marge de manœuvre est limitée, le changement de référentiel de politique foncière et forestière dans le cadre des programmes d’aide internationale s’inscrivant dans une longue tradition de l’export/import juridique. La formation contemporaine des politiques forestière et environnementale, à l’instar de l’importation précoloniale et coloniale du droit occidental à Madagascar, repose sur un dualisme juridique qui « découple » le changement du référentiel de la politique publique, du changement dans ses structures d’application. Dans l’ordre international, le rapport de l’élite malgache aux intervenants étrangers du secteur environnemental est redéfini grâce au transfert du nouveau référentiel de la gouvernance contractuelle des ressources renouvelables. Dans l’ordre intérieur, les rapports entre cette élite politique et la population rurale sont maintenus inchangés dans leur substance.
En deuxième lieu, et pour ne pas s’enfermer dans les débats importés des décideurs, l’analyse doit tenir compte du vécu des destinataires de la politique foncière. En effet, la substance d’une politique publique ne se réduit jamais à son référentiel ou programme, car « refuser d’intervenir est considéré comme une mesure significative, ayant un contenu, un impact, traduisant une décision et une orientation normative » (Thoenig, 1984 : 8). La substance ne se réduit pas non plus aux résultats atteints à travers la mise en œuvre du programme.
« En assimilant substance et outcomes, l’on réduit la politique à une vision ethnocentrique, propre au décideur, dont les implications théoriques et pratiques ne sont pas négligeables : c’est oublier tout son impact tel qu’il est vécu par le public concerné, ainsi que ces effets latents ou seconds » (Thoenig, 1984 : 8).
Le vécu des ruraux pauvres n’étant pas celui des classes moyennes qui forment le substrat social de l’appareil bureaucratique, la substance et le référentiel de la politique forestière n’évoluent pas à la même vitesse. La substance des rapports entre le gouvernement et la société n’est pas affectée par le changement des rapports entre le gouvernement et l’étranger. L’administration forestière a toujours toléré ou autorisé différentes formes d’extraction plus ou moins illégales, en même temps que l’acquisition du droit coutumier de propriété foncière sur des terres forestières. Les tauxs annuels de déforestation, plus ou moins constants depuis 1950, indiquent que les résistances traditionnelles aux référentiels de politique forestière importés ont empêché avec succès une dénaturation du droit coutumier. Tandis que l’agriculteur sur brûlis continue à raisonner en fonction des catégories malthusiennes qui étaient toujours les siennes et selon lesquelles le défrichement est un mode d’acquisition du droit coutumier de propriété, les perceptions d’un journaliste issu de la classe moyenne sont beaucoup plus perméables aux idées étrangères qui le conduisent à présenter la déforestation sous l’angle d’une « utilisation exagérée du bois de chauffe » :
« La forêt occupe une place prépondérante pour le développement de Madagascar. 80 à 85% des énergies utilisées, à travers le chauffage, la cuisson, l’éclairage et l’électrification dans l’économie nationale sont fournies par les combustibles ligneux. Et encore, le pourcentage atteint jusqu’à 95% si on parle des besoins ménagers. […] Le dernier chiffre disponible quant à la superficie de forêt à Madagascar remonte à l’an 2000. Elle est de 88 800 km2, selon les mesures de Conservation International. Alors que les besoins en consommation et en production s’élèvent à 100'000 ha par an. […] Il est à noter que de 1950 à 2000, près de 50% de la superficie de forêt du pays ont disparu. Et que de 1970 à 2000, 144'000 ha par an en moyenne, ont fait l’objet de déforestation. […] Devant ce fléau, des mesures strictes sont prises afin de protéger au maximum la forêt. L’augmentation des aires protégées, qui consiste également à conserver la biodiversité, l’effectivité de la décentralisation et le reboisement sont les moyens les plus pratiqués. Quant à ce dernier, l’objectif annuel est de 1'000'000 ha. Pour la protection des aires protégées, le Président de la République a fixé l’objectif à 6'000'000 ha à la fin de l’année 2008, alors qu’elles s’étalent actuellement sur une superficie de 1'700'000 ha. La protection forestière est une action de longue haleine et nécessite la participation de tous » (Velonjanahary, 2005).
A partir d’un entretien avec le responsable de communication de l’Office national pour l’environnement, l’article de journal fait l’inventaire des causes de déforestation connues, en oubliant la plus importante : la colonisation agraire. La culture sur défriche-brûlis, appelé « tavy » en malgache, constitue non seulement un mode d’exploitation agricole des terres, mais aussi un mode traditionnel d’acquisition de la propriété foncière coutumière (Rarijaona, 1967 : 133). Pratiqué notamment sur tout le versant Est humide, le tavy ou ses équivalents régionaux sont connus également dans les zones sèches. Malgré son interdiction officielle depuis près de deux cent ans, il reste fortement ancré dans les mœurs.
Les souverains des Etats hydrauliques précoloniaux furent les premiers à proscrire la culture sur brûlis, non pas pour protéger l’environnement, mais pour diriger la main-d’œuvre vers l’aménagement des plaines marécageuses en rizières irriguées sous le contrôle du pouvoir politique. La lutte contre l’érosion des sols apparaît en effet comme une préoccupation propre à l’Etat colonial et postcolonial, bien qu’elle y reste subordonnée à une politique de contrôle territorial et fiscal dont la mise en œuvre conduit, non pas à la suppression du tavy mais plutôt à son autorisation sous surveillance administrative. Après avoir préconisé un retour aux valeurs ancestrales en supprimant l’interdiction coloniale du tavy, l’élite ayant lutté pour l’indépendance revient sur cette position dès son accession au pouvoir en 1960. La législation de la première république malgache (1960-1972) réaffirme ainsi, lorsqu’elle ne les renforce pas, des interdictions et réglementations coloniales et précoloniales du défrichement avec brûlis.
Le chef de l’Etat de la deuxième république (1972/75-1990), D. Ratsiraka, réélu président de la république de 1996 à 2001, est quant à lui réputé dans le monde rural pour ses célèbres discours radiophoniques dans lesquels il encourageait les paysans à mettre en valeur les marécages et autres terres cultivables partout où ils pouvaient en trouver, même si l’interdiction du tavy ne fut jamais formellement levée. Auprès des populations rurales, la réglementation du défrichement a valeur d’un rite d’institution du pouvoir politique. A l’issue victorieuse de la lutte post-électorale contre D. Ratsiraka en 2002 par exemple, une ordonnance du nouveau président M. Ravalomanana a multiplié par dix les peines d’amende et prévu un minimum de dix ans de peines d’emprisonnement en matière de défrichements et feux de végétation[15]. En parallèle, furent instituées par décret des mesures incitatives à la prévention et à l’éradication des feux de brousse[16]. Mise en scène du pouvoir étatique dans les zones rurales, l’interdiction du tavy est cependant peu respectée dans la pratique. On sait que depuis un siècle, 100’000 ha de forêt disparaissent chaque année sur une superficie boisée totale estimée actuellement à 10 millions ha. Paradoxalement, selon les chiffres disponibles la superficie boisée serait restée constante malgré un taux de déforestation estimé entre 100’000 et 300’000 ha par an depuis les années 1950[17].
Les causes de l’ineffectivité de l’action publique dans le domaine des défrichements coutumiers sont à la fois administratives et législatives. Au niveau des structures d’application du droit, le manque de moyens et de personnel empêche l’administration d’encadrer d’une manière efficace l’économie paysanne. Selon les circonstances, les feux sont largement tolérés, interdits, ou subordonnées à autorisation. Dans ces conditions, l’action administrative se confond avec l’octroi d’autorisations individuelles ou collectives relativement conformes aux textes en vigueur. Déjà pendant la période coloniale, des circulaires de portée locale autorisaient par exemple les feux de contre-saison pour mieux contrôler les usages traditionnels et éviter le mécontentement de la population. La législation foncière du début des années 1960 reconnaît, en théorie, les propriétaires coutumiers et autres occupants de fait en leur facilitant l’accès à la propriété immatriculée ou cadastrée[18]. Au niveau de la politique législative, le défrichement n’est donc pas formellement supprimé mais simplement subordonné à des conditions plus ou moins strictes.
Deux référentiels contradictoires coexistent ainsi en matière de défrichement et brûlis forestier, l’un à usage externe et centré sur la protection de la nature, l’autre à usage interne et centré sur la reconnaissance du droit coutumier. Dans la pratique, les défrichements collectifs accordés au profit des villages s’effectuent aussi librement que dans le passé. Aux yeux de la population, ils créent l’impression que la pratique n’est pas réglementée, les nombreuses exceptions et dispenses admises finissant par éclipser le principe même de l’interdiction du tavy (Rarijaona, 1967 : 135). L’exemple du défrichement-brûlis suggère qu’il existe une continuité substantielle entre la coutume traditionnelle et le droit coutumier malgré les « déformations » introduites dans le complexe ancestral par une occidentalisation volontaire ou forcée. La continuité du droit endogène est cependant moins celle d’une culture traditionnelle que celle d’un syncrétisme qui intègre des apports divers. Loin de prendre toujours la forme de la confrontation ouverte, les résistances traditionnelles réinterprètent les formes juridiques occidentales en évitant de cette manière la dénaturation du droit endogène : la reconnaissance étatique du défrichement-brûlis, bien qu’elle s’appuie sur le référentiel occidental du droit domanial, porte sur le travail conforme aux usages ancestraux plutôt que sur le travail conforme aux directives économiques.
Cette réinterprétation de la coutume ancestrale sous la forme d’un « droit coutumier » constitue-t-elle une spécificité malgache ? La question mérite d’être posée, puisque dans les débats sur « l’Etat africain », le concept de droit coutumier est généralement associé avec le particularisme juridique de groupes ethniques qui se confrontent au sein des entités politiques relativement artificielles issues de la colonisation (Mamdani, 1996 ; Poirier, 1965). Cherchant à diviser pour régner, le colonisateur aurait inventé le droit coutumier pour régler la cohabitation des « tribus » dans ce qui seraient aujourd’hui des « Etats multinationaux » (Tshiyembe, 1998). L’ethnicité politique est expliquée en terme des représentations idéologiques coloniales et de réactions endogènes à leur imposition. Selon les critiques de la définition tribaliste de l’Etat africain, celui-ci ne constituerait pas une catégorie analytique pertinente pour des comparaisons anthropologiques et il faudrait réévaluer le rôle des traditions endogène dans la construction d’identités politiques spécifiques à chaque historicité. Dans une telle perspective, le droit coutumier malgache revêt un caractère exceptionnel par rapport au contexte africain. Loin d’être la collection inachevée de coutumes régionales associées avec des ethnies inventées pour la cause[19], il serait le droit commun d’une ethnie malgache dont la culture commune est, de surcroît, austronésienne plutôt qu’africaine.
La notion d’une « configuration culturelle du politique » (J.-F. Bayart) spécifiquement malgache s’expose toutefois à une objection. Ainsi que l’attestent les « droits de la pratique » qui émergent, un peu partout en Afrique, sur la base de « cultures communes » qui font fi du tribalisme politique des élites (Le Roy, 1991 ; 1993), ce n’est pas seulement à Madagascar que l’on peut observer ces « métissages juridiques » (Le Roy, 2004), qui sont en fait des syncrétismes juridiques puisque l’hypothèse dualiste ne présuppose pas la pureté originelle des cultures métissées en s’appliquant à tout transfert de modèles étrangers à une société réceptrice, que cette dernière soit d’origine africaine, indonésienne, ou « arabo-indonésienne africanisée » (Ottino, 1983 : 71). Si « l’Etat d’Afrique noire et de Madagascar » représente aujourd’hui encore une catégorie pertinente pour des comparaisons sociologiques et politiques, c’est moins en raison des ressemblances, ou des métissages, des cultures juridiques originelles, antérieures à la dénaturation par les apports exogènes, qu’en raison des apports étrangers successifs (islam, christianisme, droit colonial, socialismes africains, gouvernance, etc.) s’exerçant sur un substrat qui est déjà syncrétique au départ (Amselle, 1993)[20].
Loin de constituer deux options d’un choix exclusif, le dualisme et le syncrétisme juridiques sont des phénomènes mutuellement constitutifs, les deux pôles d’une relation structurée. Du moment où les deux mondes exogène et endogène sont trop distants pour pouvoir communiquer à partir des mêmes non-dits et impensés, le seul mode de fonctionnement institutionnel possible est une historicité politique « à deux vitesses » : en dissociant le référentiel légaliste de la substance coutumière des politiques publiques, la pratique juridique conserve les catégories endogènes par leur englobement dans les formes importées. Tandis que les réformes législatives et administratives des années 1990 modifient les formes du droit coutumier, les résistances traditionnelles en reproduisent le contenu. Les normes légales importées s’en trouvent légitimées sans jamais devenir effectives. Contrairement à l’opinion prévalente dans la recherche forestière internationale, une politique visant à concilier la légalité avec la légitimité manque à la fois d’objet, parce que le droit postcolonial ne saurait être légal sans être légitime – sans être énoncée par une autorité reconnue par le plus grand nombre – et de justification éthique, parce qu’un référentiel de politique forestière sans substance ne saurait être effectif.
L’action publique environnementale est légitime en raison même de résistances et réinterprétations rendant ineffectives les normes légales qui justifient cette action publique dans l’imaginaire. Notre thèse peut sembler banale au regard du nombre des données avec lesquelles elle est en accord. Mais elle risque de se heurter aux résistances des professionnels de l’aide internationale environnementale dont elle récuse l’ethnocentrisme sans doute pour trop avoir donné la parole aux pauvres. Puisque les spécialistes des politiques foncières et forestières sont peu enclins à nous suivre sur cette voie périlleuse, il est nécessaire de résumer brièvement la méthodologie et le plan de la thèse. La première partie de l’ouvrage intitulée La politique de reconnaissance (chapitres 1 à 4) thématise les problèmes de connaissance et de reconnaissance du droit coutumier dans le cadre de la politique foncière malgache. La deuxième partie intitulée Résistances à la loi et réinterprétations de la coutume (chapitres 5 à 9) réunit un ensemble systématique d’études de cas sur les résistances et réinterprétations dont la politique de reconnaissance fait irrémédiablement l’objet. La dernière partie de l’ouvrage intitulée Critique d’une coopération internationale dans le domaine environnemental (chapitres 10 à 12) analyse les soubassements moraux de la décision politique dans le secteur environnemental et apprécie les implications pratiques de nos recherches sur le terrain.
Le chapitre 1, intitulé Ethnographie du droit coutumier, expose les objectifs, la démarche empirique et le modèle analytique de l’étude. En observant les pratiques d’utilisation et de contrôle de différentes catégories de ressources forestières et en analysant les discours y relatifs, nous essayerons de construire un modèle de transformation du droit coutumier. A travers des études de cas nous avons observé sur le terrain cinq mécanismes d’appropriation et de sécurisation foncière : a) la conquête de terre par migrants interposés ; b) la sécurisation foncière par une endogamie de terroir ; c) la sécurisation foncière et économique de communautés migrantes par des associations de charbonniers ; d) la sécurisation par une parenté trans-ethnique dans le cadre de métayages familiaux ; et enfin e) la sécurisation par une propriété commune au sens strict. Ces cinq mécanismes sont irréductibles les uns aux autres, mais ils peuvent être analysés sous l’angle d’un même « modèle de structure ». Dans le cadre de ce travail, l’analyse structurale repose sur une comparaison des manifestations concrètes du syncrétisme juridique (les formes détribalisée, tribalisée, mimétique et nativiste du droit coutumier) et vise une explication sociologique de la déforestation qui soit valide pour l’ensemble des zones forestières de Madagascar.
Le chapitre 2, intitulé Changer de politiques foncières, confronte le projet théorique d’une ethnographie du droit coutumier avec les problèmes pratiques soulevés par sa reconnaissance. On verra que le nouveau référentiel de politique foncière privilégie les procédures négociées, décentralisées et particularistes à l’imposition d’un code foncier uniforme sur l’ensemble du territoire, jugée inadéquate pour reconnaître des droits fonciers fluides, ambigus et enchâssés dans les rapports sociaux. En opposant le « référent précolonial » aux pratiques foncières « évoluées », l’approche courante de la sécurisation foncière présente ainsi sous forme d’un choix démocratique un réel qui, à juger des données ethnographiques, est toujours déjà structurée par un paradigme endogène d’acquisition et de transmission des droits de propriété.
En vue d’appréhender ce paradigme populaire de la sécurité foncière dans les relations sociales empiriques, le chapitre 3 intitulé Le syndrome de la déforestation, propose une définition opérationnelle du droit coutumier en termes de trois systèmes d’activité majeurs de l’économie rurale malgache que sont la conversion des terres forestières à l’usage agricole, la production paysanne de charbon de bois destinée à la consommation urbaine et l’extraction de certains produits forestiers non ligneux pour le marché international. Vu à travers le paradigme endogène, la déforestation apparaît, paradoxalement, comme un phénomène quantitatif dont on peut rechercher les causes objectives indépendamment des points de vue subjectifs occidental ou malgache.
Le chapitre 4, intitulé L’exception malgache, explore les implications du paradigme endogène pour une transition démocratique en montrant que le droit coutumier exprime, à Madagascar voire ailleurs en Afrique, une conception de la justice qui dépasse les identités ethniques et nationales sans quoi celles-ci s’excluraient mutuellement. A la différence du concept de gouvernance, qui accentue les particularismes en dissociant l’importation de modèles politiques exogènes de leur légitimation endogène, la diffusion d’une éthique environnementale occidentale du problème de sa traduction dans les ordres juridiques africains, le concept de communautarisme politique nous aide à découvrir les « liens organiques » qui inscrivent toute occidentalisation du droit dans une historicité concrète.
Les chapitres 5 à 9 approfondissent cette idée à travers des études de cas sur le droit coutumier tel qu’il se manifeste dans les contextes empiriques de la déforestation. La comparaison des mécanismes sociaux de la colonisation agraire (chapitres 5 et 6), des marchés ruraux de charbon de bois (chapitres 7 et 8) et de l’extraction de la fibre de raphia (chapitre 9) montre qu’il existe un rapport mutuellement constitutif entre le droit officiel, qui se manifeste soit sous la forme détribalisée d’un « droit local », soit sous la forme tribalisée d’une « coutume rédigée », et le droit non officiel sous la forme d’un « droit parallèle » qui mime le droit occidental, ou sous celle d’une « coutume ancestrale » qui cache sa contemporanéité derrière un discours nativiste. Le droit coutumier peut donc être appréhendé en tant que relation qui a pour deux termes un syncrétisme et un dualisme juridiques, ou si l’on préfère un syncrétisme fusionnel et un syncrétisme en mosaïque. La reconnaissance officielle du droit coutumier est la réponse pragmatique à l’impossibilité d’abolir la coutume endogène en transplantant une loi étrangère : les résistances traditionnelles sont réinterprétées dans un cadre dualiste par des administrateurs qui cherchent à contrôler les stratégies de dérobade populaires en constatant la coutume. Mais ce droit « coutumier » officialisé, qui n’est plus coutume parce qu’il est rédigé, est à son tour réinterprétée par cette dernière au regard des conceptualisations populaires de la propriété, le cycle recommence et la boucle est bouclée.
La co-variation du dualisme et du syncrétisme caractérise également la relation entre les formes ethniques (tribalisée ou nativiste) et les formes trans-ethniques (détribalisée ou mimétique) du droit coutumier. Ainsi le chapitre 6 sur Les clans du corridor forestier et le chapitre 8 intitulé L’ethnicité morale des marchés ruraux montrent que le nativisme juridique s’accompagne toujours d’un mimétisme (que son propre discours récuse), tandis que la coutume tribalisée écrite occulte toujours l’élaboration en parallèle d’un droit local. En revanche le chapitre 5 sur L’occupation humaine d’une aire protégée, et le chapitre 7, Associations de charbonniers et communautés transhumantes, mettent en évidence que le mime populaire des catégories occidentales n’a pas toujours besoin d’être occulté par une idéologie nativiste et que les agents forestiers et les projets-pilote de l’aide internationale peuvent rédiger un droit local sans pour autant inventer une coutume tribalisée. Le droit local et le droit parallèle sont des phénomènes récurrents et nécessaires de par leur caractère trans-ethnique, tandis que la présence ou l’absence d’une coutume ancestrale ou tribalisée dépend de circonstances particulières, de l’historicité politique propre à la situation considérée.
Malgré la fluidité et l’ambiguïté des règles foncières, liées au dualisme des référents normatifs, les résistances et réinterprétations observées sur le terrain ne sont jamais arbitraires car elles sont enchâssées dans une certaine continuité des rapports sociaux. Dans tous les cas étudiés, les quatre variantes du droit foncier coutumier forment un tout indissociable, de sorte que le syncrétisme et le dualisme d’une part, les formes officielles et non officielles de l’autre, sont en dernière analyse au service d’une même conception de la justice qui reflète le « rapport naturel » entre les groupes, groupements et pouvoirs constitutifs de la communauté locale. Le chapitre 9, intitulé Une propriété commune au sens strict contraste ce modèle analytique du droit coutumier avec l’exception des communaux observée dans le cadre de la filière d’extraction de fibre de raphia sur la côte est de Madagascar. Ce modèle analytique caractérise exclusivement les droits de première occupation et ceux issus d’une alliance avec le groupe fondateur ou reconnus par une autorité politique. Or on sait que les produits forestiers non ligneux sont susceptibles d’être mis en valeur par toute famille du groupe territorial quelle que soit son statut et incorporée dans son patrimoine selon les efforts et besoins de ses membres, comme le sont d’ailleurs les terres non encore appropriées par un ancêtre ou un pouvoir politique. De ce fait, le statut juridique des ressources communes n’est pas concerné par notre distinction entre le syncrétisme juridique en mosaïque et le syncrétisme juridique fusionnel.
La dernière partie de l’ouvrage présente trois études monographiques sur la coopération internationale dans le domaine environnemental. La première analyse un programme pilote relatif au bois d’énergie, la deuxième le fonctionnement routinier de l’Etat forestier, et la troisième les modes d’intervention des acteurs du réseau international de politique environnementale. Le chapitre 10, intitulé Trouver un problème aux solutions, situe empiriquement le processus de formation des politiques publiques dans le cadre institutionnel des « projets pilotes » dont il propose une théorie. Le chapitre 11, Fiscalité, corruption et culture dans le secteur forestier, prolonge cette réflexion en s’interrogeant sur les obstacles que la « communautarisation » postcoloniale du domaine forestier colonial oppose à la mise en œuvre d’une décentralisation fiscale dans le secteur forestier. Dans le chapitre 12, Néo-colonialisme et hypocrisie, nous montrerons à partir d’une analyse du Plan d’action environnemental depuis 1990 que la fonction sociale de la politique de reconnaissance n’est pas tant de reconnaître la substance du droit foncier coutumier que d’aligner derrière un référentiel programmatique les différentes communautés scientifiques dont l’expertise est sollicitée par les organismes d’aide en vue de justifier l’action environnementale.
Pour briser le monopole des sciences naturelles dans l’expertise des politiques foncières et environnementales, la recherche sociale insiste généralement sur l’importance de donner la parole aux destinataires de ces politiques, notamment aux plus pauvres. Malgré les efforts récents pour instaurer un dialogue entre experts et citoyens, une contradiction majeure persiste entre le nouveau référentiel de l’action publique environnementale, qui justifie la reconnaissance étatique du droit coutumier par le travail conforme aux directives techniciennes, et le référent coutumier lui-même, qui justifie cette reconnaissance par le travail conforme aux usages ancestraux. Que l’objectif soit de restaurer une coutume originelle ou d’autoriser des activités extractives susceptibles de réduire l’incidence de pauvreté rurale, la politique de reconnaissance s’impose actuellement plus par sa conformité avec les normes internationales que par ses résultats concrets sur le terrain.
Cette constatation ne signifie pas que la reconnaissance du droit coutumier soit a priori impossible ni qu’il faille renoncer à donner la parole aux pauvres pour autant. Les résistances traditionnelles qui se manifestent à travers la « parole des pauvres » et qui s’opposent aux nouvelles politiques, intéressent la recherche appliquée aux problèmes de développement autant que la recherche fondamentale pour peu que l’ethnographie du droit coutumier se conforme aux règles méthodologiques de l’enquête en sciences sociales, en distinguant rigoureusement entre les données issues de l’observation directe et les données issues du discours des acteurs[21]. Pour marquer cette distinction, nous adoptons comme langage d’observation directe un holisme fonctionnel. Il est postulé que les pratiques foncières postcoloniales avec leurs déterminismes économiques, politiques et idéologiques forment un complexe hybride dont les « historicités » endogène et étrangère constituent avant tout deux mystifications[22]. Et que l’on ne peut expliquer cette forme de vie sans replacer les discours des acteurs dans les systèmes d’activité concrets d’où ils émergent. En l’occurrence nous allons observer différentes activités de l’économie forestière. Mais cela suppose d’avoir compris le langage des acteurs en premier lieu. Ainsi, nous devons également adopter un structuralisme catégoriel dynamique, postulant que les éléments culturels transformés par le processus juridique sont « précontraints » de telle sorte que leur réinterprétation les rend plus ou moins résistants au changement visé par l’action publique. De l’observation des phénomènes de résistance, on peut inférer des lois de transformation, une « structure » qui expliquerait pourquoi certaines réinterprétations du droit endogène autorisent une réappropriation des modèles étrangers tandis que d’autres s’y opposent.
Les approches participatives et délibératives des politiques publiques croient d’abord devoir reconnaître leurs destinataires en tant que sujets historiques. Au lieu d’en théoriser les conduites en termes de complexes impersonnels, les sociologues devraient enfin « donner la parole » aux populations rurales. Une corrélation entre participation démocratique et historicité politique des sociétés postcoloniales est postulée, en même temps que la contemporanéité des mondes des décideurs et des destinataires des politiques de développement. Or cette corrélation, et la contemporanéité du monde postcolonial avec le monde occidental qu’elle implique, sont au mieux partielles[23]. Quand le monde occidental rencontre un monde endogène, le contact ne conduit pas à un apprentissage docile des traits culturels importées, mais à une hybridation de type syncrétique ou nativiste. Les individus découpent la réalité en plusieurs compartiments, en plusieurs mondes dans lesquels ils jouent des rôles différents. En jouant de la contradiction des univers culturels, ils dégagent une marge de manoeuvre qui leur permet de vivre en même temps dans deux mondes distants et incompatibles.
Le droit coutumier n’est pas une démocratie « à l’africaine », mais un mécanisme qui fait coexister des univers cognitifs peu enclins à la discussion. Là où on observe ce mécanisme, il y a généralement coexistence de deux mondes. Ce n’est dès lors plus le droit de participer à une discussion libre et démocratique sur la politique environnementale qui justifie, du point de vue de la critique sociale, de donner la parole aux pauvres, mais plutôt la distance qui sépare leur monde, ou celui de leurs ancêtres, du monde des nouveaux colonialistes, qui est aussi celui des anciens colonisateurs. Aucun des deux mondes n’entretient un rapport privilégié à la vérité et la différence mérite d’être expliquée. L’analyse doit pour cette raison soumettre les rationalisations d’acteurs à l’épreuve d’une observation indépendante du réel qui ne soit pas déjà contenue dans l’un ou l’autre monde.
Bien que la plupart des spécialistes étrangers et malgaches aient des opinions tranchées à propos de l’utilisation et du contrôle, sinon de la « gestion communautaire » des ressources forestières, les données sociologiques restent lacunaires. Le constat peut surprendre car il existe des techniques d’enquête dont le coût est modeste et qui sont en principe faciles à utiliser. Le manque de connaissances s’explique plutôt par la difficulté de formuler une problématique scientifique pertinente dans un contexte politique et idéologique qui favorise des thèmes et des résultats de recherche susceptibles de justifier les programmes d’action existants ou projetés par les donateurs. Opérant en circuit clos, le monde occidental de l’aide au développement finance les programmes d’action en même temps que les partenariats de recherche scientifique entre le Nord et le Sud, qui sont censés légitimer lesdits programmes d’action au lieu de les analyser d’une manière critique. Il en résulte un débat politique qui conduit à mettre en question le piège malthusien évoqué par la métaphore de la « tragédie des communaux » (Hardin, 1968), en énonçant une série d’hypothèses nouvelles concernant le rapport entre pauvreté et déforestation.
La décentralisation des administrations forestières et environnementales dans les pays dépendants suscite une profusion de travaux sur la « propriété commune » et la « gestion communautaire ». Ces travaux constituent, sinon un nouveau paradigme, du moins une nouvelle légitimation des politiques environnementales au Sud. A la différence de la « préservation », définie comme une politique de conservation de la nature qui était axée sur la protection des écosystèmes et l’exclusion des populations locales, la « conservation intégrée » se fonde sur la participation des utilisateurs des ressources dans leur gestion durable. La reconnaissance du droit coutumier est un ingrédient essentiel du nouveau référentiel, au même titre que la création de « paysages à fonctions multiples » et les stratégies de « génération de revenus alternatifs » auxquelles elle est généralement associée.
Les différentes thèses relatives à la gestion communautaire reposent sur une tautologie selon laquelle, dès lors qu’il existe des jeux à somme positive, les acteurs concernés s’organiseraient spontanément pour trouver une solution mutuellement bénéfique aux problèmes auxquels ils sont confrontés. La tâche des enquêtes empiriques serait de documenter les « régimes de propriété commune » pour identifier les principes récurrents ayant permis d’éviter des tragédies des communaux, puis de formuler à partir des résultats d’enquête des programmes de politique publique (Ostrom, 1990 ; Gibson, McKean et Ostrom, 2000). Directement dépendantes des ressources forestières, les communautés locales auraient souvent développé des systèmes de gestion dont il s’agit de reconnaître l’existence ou d’encourager l’émergence à travers des politiques incitatives qui réduisent les coûts de transaction de l’organisation locale autonome. De l’efficience à la fois recherchée et postulée de la gestion communautaire, différents groupes de plaideurs ou « communautés épistémiques »[24] infèrent, au moment de faire des recommandations aux décideurs, des équations théoriques spécifiques susceptibles de justifier des programmes d’action. On peut distinguer trois principales lignes d’argumentation, trois « récits de politique publique »[25].
Pour les « biologistes » (botanistes, zoologues, naturalistes, écologues systémiciens, ingénieurs agronomes et forestiers etc.), les politiques participatives sont un instrument pour étendre les mesures de protection de la nature des aires protégées, où tout usage est interdit, vers les forêt naturelles jusqu’alors non protégées. Leurs enquêtes montrent que la diversité biologique la plus élevé se situe également dans les zones habitées où soumises à l’exercice des droits d’usage coutumier. La spécialisation des usages économiques à l’échelle des parcelles serait susceptible d’entraîner une diversification des fonctions écologiques à l’échelle du terroir. La nécessité de trouver une solution mutuellement bénéfique au problème de dégradation environnementale justifie à leurs yeux d’élargir les mesures de conservation à l’ensemble des forêts naturelles désormais qualifiées de « paysages à fonction multiple ». Mais puisqu’ils savent d’expérience que les avantages d’un tel dispositif sont loin d’être évidents pour les ruraux concernés, leurs justifications de la gestion communautaire en termes d’une politique de conservation « intégrée » restent quelque peu superficielles. Elles négligent en particulier que dans les représentations d’espaces endogènes, un « territoire » ne consiste pas en « parcelles », mais en plusieurs « terres du lignage », les ménages étant généralement regroupés en familles étendues, lignages ou clans avant de pouvoir former une communauté locale.
A la différence des biologistes, les « économistes » (néo-institutionnalistes, socio-économistes, économistes de l’environnement, etc.) estiment, souvent sincèrement, que les politiques participatives sont un instrument pour réduire la pauvreté. Leurs recherches empiriques consistent par exemple à documenter à travers des enquêtes détaillée sur l’économie des ménages la fonction de filet de sécurité des forêts. Etant donné que les populations rurales pauvres dépendent des ressources forestières pour leur subsistance, une politique de « conservation intégrée » devrait favoriser le partage équitable des bénéfices tirés d’une utilisation durable de ces ressources. Des arbitrages (trade-offs) entre l’avantage monétaire que représentent les services environnementaux de la forêt tropicale et l’avantage non monétaire de sa contribution à l’économie de subsistance devrait, idéalement, permettre de réduire l’incidence de pauvreté : en internalisant les externalités (la tragédie des communaux) un surplus est dégagé et la répartition équitable de ce surplus rend l’arbitrage mutuellement bénéfique. La question se pose cependant de savoir quelle forme une service environnemental (paiement direct, bénéfice intangible d’un écosystème intact ou bénéfice monétaire tangible) doit revêtir pour qu’il puisse modifier les pratiques traditionnelles, si des arbitrages sont acceptables qui supposent de changer de forme de vie. Dans la forme de vie ancestrale, la déforestation ne représente pas une externalité mais une façon d’internaliser un coût social : en défrichant une « terre du clan », les familles se rapprochent de l’équilibre travail-consommation.
Que signifie la notion de partage équitable des bénéfices dans une société hiérarchique fondée sur une inégalité statutaire ? objectent avec raison les critiques « sociologues » (anthropologues, historiens, politistes, juristes, etc.). A les suivre, les biologistes et économistes ne poseraient pas les bonnes questions. La gestion communautaire ne consisterait ni à redistribuer la rente économique des forêts ni à en rendre plus efficiente la gestion durable. Elle serait avant tout un instrument de sécurisation foncière, une mesure pour restaurer l’équilibre d’un ordre juridique ancestral perturbé. Les enquêtes des sociologues montrent que l’importation du droit foncier et forestier occidental, en supprimant ou en dénaturant les droits endogènes, a fait surgir un problème « d’insécurité foncière » et « d’accès libre » aux forêts. Le droit importé aurait-il échoué à reconnaître le relations de clientèle noués entre les groupes ancestraux cohabitant sur un territoire ? Ces hiérarchies clientélistes auraient-elles échoué à sécuriser les droits fonciers ancestraux des groupes impliqués ? La gestion communautaire permet de sortir de cette insécurité juridique en reconnaissant les droits endogènes longtemps méprisées : en restaurant les droits des originaires, elle ferme les terroirs aux étrangers et met un frein à l’accès libre. L’émergence de solutions mutuellement bénéfiques ayant été bloquée par une gestion forestière de type colonial, il suffit nous disent les sociologues, de décoloniser le droit de l’Etat postcolonial pour résoudre les problèmes environnementaux.
On voit que selon les programmes de politique publique poursuivis par une communauté épistémique, le discours sur la gestion communautaire peut recevoir des justifications théoriques différentes, une première insistant sur la durabilité écologique, une deuxième sur la nécessité de réduire la pauvreté, la troisième sur la reconnaissance des cultures juridiques non occidentales. Mais le présupposé est dans chaque cas qu’il y a des solutions de compromis mutuellement bénéfiques entre un monde où l’on défriche et cultive des terres forestières pour assurer sa subsistance et un monde qui se plait à présenter la conservation d’un patrimoine mondial comme une préoccupation malgache, comme une mesure de lutte contre la pauvreté ou comme une politique de sécurisation foncière[26]. Le problème vient de que ces solutions de compromis n’existent pas en réalité, ou qu’elles ne sont pas à la portée des destinataires et décideurs de la politique environnementale malgache si elles existent en théorie. Le caractère innovateur d’une problématique de recherche, et à plus forte raison d’une recherche utile pour le développement, ne dépend donc pas seulement de sa rigueur scientifique jugée selon l’un des trois points de vue évoqués. Elle exige avant tout que l’observateur sorte du carcan de ses appartenances ethnique, professionnelles et disciplinaires pour objectiver la position que lui et son monde occupent dans la structure observée.
L’interprétation historique montre que le droit colonial importé a dû accommoder le droit endogène, le dualisme juridique ayant permis d’éviter des conflits fonciers qui n’auraient pas manqué de surgir si l’administration avait trop insisté sur l’occidentalisation des coutumes malgaches. Vu sous cet angle, la situation foncière contemporaine ne diffère pas fondamentalement de la situation coloniale. Le moyen le plus efficace de sécurisation foncière des populations pauvres est, de nos jours encore, d’autoriser ou de tolérer les défrichements, plutôt que de mener une politique participative visant à les enrayer, l’objectif inavoué de la gestion communautaire étant alors de capter les financements étrangers qui lui sont liés. Si les solutions au problème de déforestation sont hors de la portée des interventions locales de l’aide internationale parce que les structures de l’économie paysanne ou informelle et du clientélisme politique ne sont pas affectées par ces interventions, la gestion communautaire devient un rituel pour les développeurs et un spectacle pour les populations rurales qui regardent les projets intervenir sur le terrain.
Dans le contexte empirique où je m’étais placé, la politique de gestion communautaire apparaît comme un référentiel sans substance, comme un discours incantatoire dont les résultats décevants devraient, en principe, conduire à douter de la pertinence des objectifs poursuivis. Le qualificatif est de rigueur. Il est hautement improbable que les décideurs partagent mes conclusions car la gestion communautaire est devenue la « vache sacrée » des bailleurs de fonds dans le secteur environnemental et du développement rural. La vulgate participative à base des trois récits politiques évoqués plus haut (conservation intégrée, réduction de la pauvreté, reconnaissance du droit endogène) ne rencontre alors plus aucun obstacle. Les rares voix hérétiques qui s’élèvent sont aussitôt réduites au silence car elles interdiraient que des « coalitions de discours »[27] se nouent entre les communautés épistémiques en vue de la bonne coordination des programmes d’aide internationale. Une analyse moins passionnée de la gestion communautaire s’expose, toutefois, à l’objection légitime que l’ethnographe choisirait ses terrains trierait ses données de manière à ce qu’elles confirment sa propre hypothèse, alors que les données de terrain produites par des équipes de recherche interdisciplinaires montreraient que l’aménagement multifonctionnel de l’espace forestier, le partage équitable des bénéfices et la sécurisation foncière sont des objectifs parfaitement faisables dans le cadre d’une gestion contractuelle des ressources communes. Autrement dit, l’ethnographie du droit coutumier que nous préconisons produirait un savoir particulier non généralisable.
Le problème résiderait-il dans ce que nos donnés sont tellement saturées d’analyses que nous ne puissions spécifier des expériences cruciales pour trancher ? Notons d’abord que malgré la ténacité des convictions à propos de la gestion communautaire, le surcroît de plausibilité et de généralité des interprétations non malthusiennes de la propriété commune n’a jamais été démontré. Ce sont les experts eux-mêmes qui sélectionnent les faits en vue de confirmer l’un des trois récits politiques de la gestion communautaires identifiée par la sociologie de la connaissance et des relations internationales et rejettent les faits contraires. Mais l’argument de la sous-détermination des conceptions analytiques par les bases de données respectives s’expose aussi à des objections qui relèvent plus directement de l’enquête de terrain.
Premièrement, l’ethnographe peut choisir d’approfondir les problématiques de recherche appliquée que nos collègues experts ont développé pour ancrer empiriquement leurs hypothèses. La raison pour avoir repris les thèmes abordés par le CIRAD Forêt (occupation humaine des aires protégées, marchés ruraux de bois énergie, produits non ligneux choisis) est que les chercheurs de cet organisme s’inspirent d’hypothèses sociologiques, à la différence du WWF, Conservation International et des coopérations bilatérales qui tendent à fonder leurs interventions sur des approches écologiques ou agronomiques, et de la Banque mondiale dont les programmes s’inspirent parfois d’études d’économie de l’environnement. Le CIRAD est actuellement le seul parmi les décideurs à poursuivre un agenda de politique foncière et forestière assez explicite pour recevoir l’approbation des bailleurs de fonds, peu au fait de la sociologie politique. Deuxièmement, l’ethnographe peut choisir d’enquêter sur les mêmes terrains que les travaux spécialisés citent en illustration des succès de la gestion communautaire des forêts. Voici une autre explication de nos choix empiriques relatifs au bois énergie, à la filière raphia et à la réforme de la fiscalité forestière. Dans les deux types de démarche, on essaie de partir de choses connues pour découvrir quelque chose d’inconnu, en passant par le doute concernant la pertinence du raisonnement expert. Le terme du raisonnement critique n’est pas un paradigme nouveau absolument incommensurable avec tout ce qui préexiste, mais une meilleure description des phénomènes, qui regroupe sous un plus petit nombre de propositions abstraites un plus grand nombre de faits observables et comparables à d’autres observations, y compris celles rapportées par nos collègues.
La description des régimes de propriété commune qui émerge est un mélange de populisme scientifique (le peuple existe donc il faut comprendre de l’intérieur comment il pense et agit) et d’holisme scientifique (le peuple est victime de contraintes écologiques, économiques et politiques qui s’imposent à lui et qu’il faut expliquer) qui renonce délibérément à des ruptures épistémologiques qui démarquent une fois pour toutes le holisme scientifique du holisme misérabiliste, le populisme en sciences sociales du populisme développementiste (Olivier de Sardan, 1990). Le détachement et la neutralité dont se réclame la socio-anthropologie du développement sont illusoires. Le « bon dosage » des perspectives suppose que le chercheur s’engage en participant activement dans le monde des développeurs, qu’il perde sa neutralité avant même de pouvoir appréhender quelque relation entre les données.
Face aux injonctions contradictoires entraînées par le besoin de trouver du soutien pour une recherche qui devait être disciplinaire tout en étant interdisciplinaire, distancié tout en étant utile pour le développement, je me demandais parfois si le climat idéologique dans lequel se déroulait l’enquête était plutôt un obstacle ou une incitation à la réflexion. Mais y a-t-il une différence entre un découragement et un encouragement en matière de critique sociale ? Convenons que le progrès de la connaissance sociologique dépend dans une certaine mesure du « degré de vérité » que les professionnels du développement sont prêts à digérer, ce qui est un problème empirique à part. Les répercussions de cet état de chose sur le déroulement de l’enquête sont limitées. L’objectif d’une recherche sociale appliquée n’est pas de mettre d’accord les phénomènes observés sur les résultats de l’observation. Il est de formuler un schéma théorique qui recouvre tous les cas recensés et qui n’est plus infirmé par de nouveaux cas. D’où la nécessité de fonder la comparaison sur un corpus qui reflète a) une explication systématique des causes et b) une variation conceptuelle maximale sur le plan des discours analysés. D’où également l’intérêt des cas négatifs qui exposent le modèle à des expériences cruciales. L’enquête a atteint son objectif lorsqu’elle a produit un ensemble de données suffisamment plausibles pour justifier les conclusions, qu’elles débouchent ou non sur une critique sociale utile pour le développement.
Selon un éminent représentant de la recherche forestière internationale, toute la difficulté de la recherche sociale serait de construire un discours favorable aux pauvres au sujet des forêts tropicales en même temps que des propositions d’action publique qui soient remarquablement simples et généralement applicables, convaincantes, ne déforment pas les données et fassent sens pour des publics à la fois globaux et locaux (Kaimowitz, 2002 : 125). La tâche est si considérable qu’elle dépasse l’objectif de ce travail qui se limite à chasser les idées reçues de la multifonctionnalité de l’espace forestier, du partage équitable des bénéfices et de la sécurisation foncière, pour poser le problème de la reconnaissance du droit coutumier sous un angle plus réaliste que celui de la « conservation intégrée ». De ce point de vue, une réflexion théorique plus poussée, et si nécessaire anti-révisionniste, sur le « piège malthusien » ne paraît pas incompatible avec une méthode d’enquête qualitative qui donne la parole aux pauvres : elle est une condition pour comprendre ce que cette parole veut dire.
Les approches courantes de l’interface homme/forêt conjuguent une représentation atomiste de la société locale constituée par des ménages individualistes avec la représentation holiste d’une communauté locale homogène considérée comme un groupe ou acteur. Elles ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité des sociétés rurales (groupes de descendants, regroupements économiques, communautés de voisinage etc.), ni des hiérarchies qui en structurent les rapports sociaux (les appartenances aux groupes et groupements sont emboîtées les unes dans les autres selon des logiques précises), ni des temporalités qui président à leur évolution (la construction des mémoires collectives qui fondent ces appartenances répond à des stratégies politiques). En prenant pour objet des ménages consommateurs de produits forestiers ou des regroupements paysans associatifs, ces recherches visent à démontrer la pertinence d’une politique de conservation intégrée dont l’objectif est, selon les cas, d’étendre la protection forestière dans l’étendue, d’institutionnaliser un partage équitable des bénéfices de l’utilisation durable, ou encore de reconnaître les droits locaux et coutumiers. Mais les catégories implicites dans ces politiques de conservation, puisqu’elles génèrent des représentations ethnocentriques de l’espace, de l’efficience et de l’équité, empêchent les enquêtes de terrain d’identifier les séquences spatio-temporelles pertinentes pour comprendre le processus de déforestation et l’impact des politiques de conservation sur ce processus. Faute de prendre en compte le point de vue des acteurs, la recherche sociale appliquée à la foresterie n’arrive pas à montrer si, et comment, les mesures administratives affectent les pratiques des ménages et associations paysannes étudiés[28].
Dans les conceptions endogènes, « l’espace forestier » au sens occidental se dissout dans la pluralité des intérêts de groupes et groupements qui dépendent de la terre et des ressources situées sur cet espace. Les unités d’analyse pertinentes pour décrire l’hétérogénéité, la hiérarchie et la temporalité des communautés rurales ne sont pas les « ménages pauvres » ou « regroupements associatifs paysans », mais les systèmes d’activité au sein desquels les conduites de ces ménages et regroupements peuvent être observées. En postulant que trois principaux systèmes d’activité sont constitutifs du problème de la déforestation, nous pouvons observer de façon plus directe les fonctions remplies par les mécanismes coutumiers[29]. La colonisation agraire par exemple, une pratique visant à acquérir un droit coutumier de propriété par le défrichement suivi de la mise en culture du terrain défriché, est une manière d’instituer un rapport foncier en même temps qu’une manière de sécuriser les droits des groupes impliqués. Autre exemple, le charbonnage qui est à la fois un mode de survie pour les migrants récents, un mode d’intégration dans la société d’accueil et une manière d’affirmer une identité commune vis-à-vis de l’extérieur.
L’ancrage du point de vue de l’observateur dans le monde vécu des sujets observés est une technique visant à découvrir de nouvelles hypothèses explicatives. A la différence des entretiens et de la recherche documentaire, l’observation directe est fonction des catégories et « procédés de recension » (Olivier de Sardan, 1995a) de l’observateur qu’il faut d’abord confronter avec les catégories endogènes pour que les observations soient utiles. En partant du point de vue des acteurs, on peut par exemple décrire comment les droits sur différentes catégories d’espaces sont liés aux formes du travail, à l’ancestralité et à la communauté politique. On peut ensuite tester la description en examinant si et comment ces registres traditionnels de sécurisation foncière sont utilisés pour instituer des pratiques foncières qui ne sont plus toujours traditionnelles. L’importance accordée par l’observation directe des systèmes d’activité aux relations économiques et politiques ne doit pas occulter que le droit coutumier est avant tout une manière de penser, un fait culturel, identitaire et idéologique, ce qui le soustrait à une observation indépendante du discours des acteurs. La colonisation agraire, la production de charbon de bois et l’extraction de produits forestiers non ligneux ne sont pas intelligibles sans que l’observateur se réfère aux représentations des acteurs eux-mêmes. Les mécanismes de sécurisation les droits de propriété ne sont pas intelligibles sans qu’il se réfère à leurs représentations de la hiérarchie des groupes et individus, qui valident leurs perceptions de la réalité extérieure.
L’observation directe n’est qu’une seule parmi les techniques de l’enquête de terrain, et bien qu’elle fonde toute autorité ethnographique, elle est quantitativement la moins importante. La principale technique de collecte de données de première main sont les entretiens libres et semi-directifs. Ils constituent pour nous la plus importante source de données indépendantes de l’hypothèse examinée – selon laquelle contemporanéité des mondes de décideurs et destinataires de la politique foncière existe seulement dans le « référentiel de reconnaissance ». Lors de nos enquêtes sur le terrain, nous nous sommes appuyés sur des grilles d’entretien spécifiques. L’objectif a, dans chaque cas, été de décrire les faits extérieurs (parcelles, terres ancestrales, territoires) et les faits d’organisation correspondants (mise en valeur et organisation productive ; ancestralités et pouvoirs locaux ; mécanismes de sécurisation des relations entre agents économiques et politiques). Enregistrés, transcrits et traduits, ces entretiens ont une fonction stratégique de preuve lors la communication des résultats de recherche[30].
Pour contraster la conceptualisation populaire des droits de propriété par les paysans et agents administratifs locaux avec le point de vue officiel sur la déforestation, nous avons privilégié les recherches documentaires et entretiens directifs. Là encore nous nous sommes penchés sur les modes de production de l’espace (séparation des espaces agricole et forestier ; subdivisions de l’espace forestier telles que les aires protégées, corridors biologiques, forêts communautaires, forêts domaniales ; circonscriptions administratives territoriales) et les faits organisationnels correspondants (services techniques sectoriels de l’Etat ; projets pilotes et interventions d’aide internationale ; collectivités publiques locales et articulation territoriale des dispositifs administratifs sectoriels). Les informations ainsi recueillies relatives aux programmes de politique publique, à la législation actuelle et ancienne, à l’organisation administrative des agences nationales et internationales du secteur, constituent une deuxième source indépendante pour tester l’hypothèse de la non contemporanéité des mondes. L’analyse du discours permet d’inférer de ces données une typologie des récits politiques, puis des hypothèses sur le rôle de l’aide internationale dans la reproduction segmentaire de l’Etat postcolonial.
La divergence des discours endogène et occidental, populaire et officiel, témoignent de la coexistence de plusieurs ordres normatifs qui s’appliquent simultanément à la même situation qualifiable en termes de pluralisme ou de dualisme juridiques. Les entretiens et recherches documentaires pourraient ainsi donner l’impression que le monde villageois et le monde de la conservation intégrée se reproduisent comme des univers culturels figés sans que des innovations ne modifient les rapports sociaux. Mais, bien que la superposition des deux mondes dans l’espace et le temps y apparaisse clairement, la parole des interlocuteurs nous apprend peu sur la manière dont les règles sont effectivement observées dans les pratiques sociales.
Il ne suffit pas en effet d’opposer une « parole des pauvres » à une « parole des développeurs occidentaux » en utilisant les entretiens seulement pour illustrer une différence des formes de vie postulée dès le départ. Il faut que l’analyse pénètre les points de vue des acteurs pour en dégager les logiques. On verra plus loin pourquoi les pratiques sociales ne consistent pas seulement à appliquer et à justifier des règles en fonction de systèmes juridiques ou éthiques préétablis, mais également à suivre spontanément certaines règles au moment même de leur genèse, ce qui est une source d’innovation juridique[31]. Les pratiques sociales doivent donc être observées dans l’acte, avant les discours normatifs qui viendront les légitimer par la suite.
En rendant compte de l’organisation d’un système d’activité impliquant des acteurs aux définitions du monde concurrentes, on dispose rarement de sources absolument indépendantes de ces définitions. N’empêche que pour être recevables en tant que prémisses d’une explication de la déforestation, les énoncés des acteurs sur les origines endogène, importé, ou syncrétique du droit coutumier (tout comme par ailleurs les interprétations théoriques de nos collègues) doivent résister à une observation « directe » des pratiques sociales qui soit indépendante de ces hypothèses. Il peut sembler naïf de croire à la neutralité de l’expérience sensible de l’ethnographe et à l’indépendance de l’observation « sur le terrain ». Mais on n’a pas tellement le choix dans la mesure où c’est l’autorité ethnographique elle-même qui est en cause (Clifford, 2003 : 266 ; Hammersley, 2003 : 300).
Au cours d’une enquête de terrain, des données issues d’entretiens ou de documents écrits sont validées, infirmées et réinterprétées de manière routinière par des recoupements avec les catégories propres à l’observateur. Deux exemples permettent d’illustrer ce rôle de l’observation directe. Pour traduire les représentations spatiales des acteurs en une représentation cartographique de l’étendue, nous avons tenté de localiser sur un croquis du territoire étudié les terres ancestrales de différents clans et les parcelles des familles. Pour trancher entre des descriptions divergentes des marchés ruraux de charbon de bois, nous avons systématiquement compté le nombre de sacs de charbon produit par famille ou hameau au cours d’une certaine période, recensé les prix de vente à différents endroits, identifié les voies d’évacuation du produit. Ce sont là des « procédés de recension », définis comme la production systématique de données intensives en nombre fini, et qui « permettront de situer les acteurs principaux, les espaces pertinents, les rythmes fondamentaux, qui fourniront au nouvel arrivant des repères, des entrées, des balises, des pistes, qui permettront au chercheur d’acquérir un savoir global minimum organisé » (Olivier de Sardan, 1995a : 89).
En identifiant les éléments récurrents d’un phénomène, les traits intuitivement jugés plus observables que d’autres, des indicateurs utiles du point de vue de l’observation directe émergent certes plus ou moins naturellement (Strauss et Corbin, 2003 : 373-76). Mais ces procédés de recension sont-ils suffisants pour maîtriser le point de vue de l’observateur et sa position de participant involontairement engagé ? Ne faut-il pas recouper les données de manière beaucoup plus systématique et indépendante de l’enquête de terrain que l’inductivisme de la « théorisation ancrée » ne laisse penser ?
La question se pose de savoir lesquelles des multiples unités d’analyse qui nous sont suggérées par le contexte empirique d’une observation participante sont vraiment pertinentes pour répondre à la question de recherche et lesquelles doivent être rejetées comme inobservables. Les « systèmes d’activité » et « mécanismes de sécurisation juridique » nous aident certes à décrire comment les individus apprennent à percevoir le monde et à y justifier leurs conduites, mais il faut reconnaître que ce sont des représentations analytiques fonctionnalistes qui postulent, ce qui ne va pas de soi, que les discours et rationalités des acteurs peuvent être réduits aux pratiques sociales dont l’analyse essaie de rendre compte. Il s’agit d’une théorisation ancrée au deuxième degré qui situe l’expérience ethnographique dans une idée préconçue de la réalité extérieure, plutôt qu’une idée de la réalité dans la participation mystique au monde des autres. Avant de se prononcer sur les écarts qui séparent le « monde des destinataires » du « monde des décideurs » des politiques environnementales, l’ethnographe identifie les principales formes d’interaction et de communication entre les deux univers en procédant à ce que N. Myers a appelé une « anatomie de l’action environnementale » (Myers, 1992). Cette démarche attache une importance cruciale aux « systèmes d’activité liés à la forêt » (Muttenzer, 2006) que je me représente comme des véritables organismes biologiques qui, puisqu’ils consomment des ressources forestières pour survivre, doivent inventer des mécanismes spécifiques pour sécuriser leurs besoins futurs en ressources.
L’ancrage du point de vue des acteurs (et des conceptualisations interprétatives de l’ethnographe) dans une représentation fonctionnaliste ou structuraliste du monde dévoile les déterminismes qui restent impensés dans le discours des acteurs, le sens profond des institutions qui contraste généralement avec leur sens apparent. Le risque existe évidemment de retomber ainsi dans un réalisme naïf et réducteur, qui néglige les interférences entre le monde de l’observateur et le monde des observés. L’ethnographe n’est jamais un simple spectateur mais toujours un acteur dans la situation qu’il observe. Certains pensent même que cet engagement involontaire des ethnographes rend illusoire toute prédiction et explication causale des conduites observées, notamment depuis que les « Autres » se sont appropriées les catégories ethnologiques de l’ancien colonisateur (Barnes, 2003 : 168 ; Clifford, 2003 : 264).
Ne vaudrait-il pas mieux abandonner les prétentions à l’objectivité vu que l’expérience sensible est préjugée et les réponses de nos interlocuteurs suscitées par nos manières ethnocentriques de nous mettre en scène en posant les questions ? Il ne le semble pas. Le scepticisme résulte d’une conception trop « interactionniste » de la contemporanéité selon laquelle la parole enregistrée n’aurait pas de sens en dehors de la séquence d’interaction qui l’a suscitée. L’interactionnisme décrit comment les choses se passent dans des cas limite. Ainsi, lorsque l’enquêteur est impliqué malgré lui dans un rapport de force ou un conflit violent, sa participation dans les séquences temporelles observées (observation dite participante), et la participation des enquêtés dans la séquence temporelle de l’observation (censée interférer avec les objectifs de l’enquête) acquièrent du coup une « signification » qui échappe inévitablement à la maîtrise de l’observateur. Face au refus de dialogue des enquêtés, il ne lui reste qu’à « choisir son monde » en quittant le terrain ou en s’identifiant entièrement avec le projet politique de son objet d’étude (Barnes, 2003 : 170).
Mais normalement les choses ne se passent pas ainsi. Le sens de l’interaction observateur/observés n’est pas le même dans les deux séquences temporelles : parler aux chercheurs qui débarquent pour témoigner de l’organisation des chances de vie sur la frontière forestière dans la séquence observée, inférer de ce dialogue un récit de politique publique susceptible de coordonner les programmes d’aide internationale dans la séquence d’observation. Les erreurs de perception de la parole des pauvres ne sont pas dues à l’interaction entre les deux mondes culturels, mais à, à son appareil cognitif l’empêchant d’interagir avec ses objets. La posture réaliste qui voit deux mondes est moins réductrice que la posture interactionniste qui confond les deux réalités dans la seule contemporanéité d’une enquête de terrain, ou éventuellement d’un projet pilote si la recherche vise une application pratique. L’obstacle épistémologique réside plus dans l’ethnocentrisme de l’observateur, son incapacité à franchir les limites conceptuelles de son propre monde, que dans les rapports quotidiens aux enquêtés[32].
Or, si les deux mondes occidental et malgache, et les différences sociales, ethniques ou professionnelles qui les séparent existent indépendamment de l’enquête de terrain, le dispositif d’observation n’a ni à agrandir ni à réduire la distance sociale entre observateur et observés, mais simplement à la constater en la reconnaissant pour ce qu’elle est. La contemporanéité du sujet et de l’objet de l’observation apparaît de ce point de vue comme un faux problème qui cache la difficulté réelle de rendre compte d’un monde étranger dans les termes d’un monde familier. En dernière analyse, ce sont les mêmes éléments qui composent le monde et nos représentations du monde. La frontière entre le sujet et l’objet ne peut s’estomper en raison des interférences créées par l’observation parce que cette « frontière » est un simple postulat ethnologique[33]. Quelles que puissent être les différences culturelles entre le sujet et les objets de l’observation, une certaine forme d’interaction entre chercheurs occidentaux et payans malgaches semble indispensable pour aller au-delà des partis pris courants en montrant que la déforestation résulte, dans la plupart des cas, de l’appropriation coutumière de nouvelles terres et réserves lignagères.
Le principal obstacle auquel est confrontée une analyse de la politique forestière malgache n’est pas l’interférence des acteurs dans l’enquête de terrain, mais la difficulté d’énoncer une problématique de recherche pertinente sans retomber dans les illusions de la conservation intégrée. C’est pour cette raison que nous avons choisi d’interpréter nos données empiriques en nous inspirant du déterminisme de la « tragédie des communaux », plutôt que de présenter le dialogue sur le droit coutumier comme une possible solution du problème de déforestation. La course malthusienne pour des ressources que nous aurons à évoquer de temps en temps choquera les collègues soucieux de rendre la parole aux pauvres sous prétexte que les « syndromes du changement global » sont des constructions langagières occidentales à réinventer à travers un dialogue interculturel (Droz et Lavigne, 2003). A vrai dire, la réduction analytique des discours et pratiques d’acteurs à un mécanisme impersonnel ne nous empêche pas d’impliquer nos interlocuteurs dans une action publique négociée, ni de restituer fidèlement leur parole, peut-être même plus fidèlement qu’en suivant la « démarche éthique » de nos collègues[34]. Si une théorisation ancrée dans la réalité extérieure – ou la perception sensible c’est selon – d’un syndrome de la déforestation ne pourra pas garantir l’objectivité des observations sur le terrain, elle présente vis-à-vis de la démarche dialogique au moins l’avantage de ne pas surestimer le rôle secondaire que nous et notre monde jouons dans les situations analysées.
En situant la problématique du droit coutumier dans le contexte des activités quotidiennes de l’économie rurale, on peut réintroduire les représentations endogènes, le monde tel qu’il est vécu par les acteurs, dans nos manières occidentales d’observer les pratiques sociales qui mènent à la déforestation. Trois systèmes d’activité apparaissent particulièrement déterminants dans les dynamiques de déforestation et de dégradation forestière observables à Madagascar : exploitation du bois, extraction de produits non ligneux, colonisation agraire. La diversité des conditions climatiques et des histoires politiques régionales soulève évidemment la question de savoir si les situations choisies sont représentatives du phénomène de déforestation dans sa totalité. L’analyse d’une politique publique pour l’ensemble du territoire malgache implique nécessairement de faire des choix. Mais une telle sélection nous semble préférable à une approche qui s’interdit toute généralisation sous prétexte que chaque site est unique et irréductible à d’autres situations[35].
Quoi qu’il en soit, la représentativité des sites observés nous semble devoir être évaluée en termes d’une définition analytique du droit coutumier qui permet de comparer une sélection de systèmes d’activités aussi différents que possible, plutôt qu’en termes d’un concept de déforestation dont l’application soulève de nombreuses interrogations dans le contexte malgache[36]. La culture illégale de produits de rente sur des terres anciennement forestières et la surexploitation de fibre végétale, pour ne citer que ces deux exemples, impliquent des mécanismes juridiques similaires. Les deux activités sont structurées à travers les relations réciproques entre un faisceau de droits qui répartissent les flux de revenu issu du travail personnel et un faisceau de droits qui distribue entre différents groupes de descendants les occasions de travail (cf. Schlager et Ostrom, 1992 ; Muttenzer, 2006). En approfondissant et en systématisant ce type de comparaisons, on peut tirer des conclusions valables pour le fonctionnement du secteur forestier à Madagascar dans son ensemble. Une théorisation ancrée dans l’observation de plusieurs systèmes d’activités parallèles ou superposés les uns sur les autres permet d’orienter le choix des sites, interlocuteurs et sujets de conversation pertinents, de connecter logiquement entre elles les études de cas.
A la différence des économistes forestiers qui excluent la conversion agricole des terres forestières de la catégorie des produits forestiers, je considère la colonisation agraire comme un système d’activité liée à la forêt et dont les rapports d’appropriation sont comparables avec ceux de l’exploitation ligneuse pour la production de charbon et ceux de la cueillette de fibre de raphia destinée au marché international. Mais dans la perception du paysan, la hiérarchie de produits forestiers et non forestiers est l’inverse de la hiérarchie officielle. L’espace forestier est d’abord une réserve de terres cultivables, cultivées ou utilisées comme pâturage, avant d’être un lieu de cueillette ou d’extraction commerciale de bois et de produits non ligneux. Aussi est-il souvent impossible d’observer les utilisations spécifiquement « forestières » (bois, produits non ligneux) de manière isolée, dans la mesure où les usages agricoles du sol interfèrent dans l’organisation des pratiques d’extraction.
La colonisation agraire de l’espace forestier sera abordée en premier puisqu’elle constitue la toile de fond des autres systèmes d’activité de l’économie paysanne. Ni l’un ni l’autre des deux cas de colonisation agraire que nous avons choisi d’étudier ne relève d’une culture itinérante durable. Dans les deux cas les paysans défrichent la forêt pour accéder à des terres de culture. Contrairement aux spécialistes de la recherche forestière internationale à Madagascar, nous n’opposerons pas le « tavy cultivateur » au « tavy défricheur ». Les deux cas illustrent la concurrence entre la fonction de réserve de terre de la forêt tropicale humide, privilégiée dans la conception du paysan, et sa fonction écologique, privilégiée par les politiques internationales de protection de la biodiversité. Ils divergent cependant du point de vue de l’organisation coutumière de l’accès à la terre ainsi que du point de vue des réponses étatiques à ces pratiques coutumières.
Dans la commune rurale d’Ambohimarina (district d’Ambanja, province de Diego Suarez) nous étudierons l’occupation humaine d’une aire protégée par des migrants venant des régions environnantes et qui entrent dans une course pour la terre avec les familles déjà installées elles-mêmes issues de migrations antérieures. La composition démographique résultant des migrations successives explique pourquoi l’appropriation foncière dans le Sambirano ne fait pas référence à une coutume clanique ou lignagère traditionnelle. Les rapports entre familles individuelles sont structurés en fonction de groupes d’âge qui reflètent la chronologie des défrichements et d’installation dans l’espace forestier. Par contraste, dans la commune de Miarinarivo (district d’Ambalavao, province de Fianarantsoa), des clans Betsileo réinterprètent leurs droits ancestraux pour justifier la colonisation agraire du corridor forestier contigu au Parc national Andringitra.
Que des familles se réfèrent ou non à des clans et lignages dans leur discours, leurs pratiques juridiques consistent dans les deux cas à réinterpréter le droit étatique occidental en fonction des logiques foncières endogènes. Le syncrétisme des cultures juridiques apparaît plus clairement dans le premier cas, où il n’existe aucune coutume traditionnelle susceptible de justifier l’occupation illégale de l’aire protégée en terme d’une première occupation par les ancêtres[37]. Les familles du corridor forestier en revanche peuvent exciper de leurs droits de pâturage claniques pour réclamer à la fois une participation dans une exploitation forestière déjà en cours et, ce qui n’est pas la même chose, une responsabilité contractuelle pour gérer d’autres portions de leur forêt ancestrale selon les préceptes de la conservation intégrée.
Le retour à la coutume ancestrale n’est pas en opposition avec l’invention d’un droit coutumier détribalisé tel qu’on peut l’observer sur le premier terrain. Il s’agit d’une forme de nativisme, la recherche d’une vie plus authentique amenant les acteurs locaux à éliminer de leur discours identitaire les personnes, les objets et les coutumes d’origine étrangère[38]. En l’occurrence le phénomène est en partie suscité par la nouvelle politique de « conservation intégrée » du corridor biologique même si la visée réelle des pratiques foncières est la même que dans le premier cas. La course pour des réserves de terres cultivables explique pourquoi les responsables de clans représentés dans l’association bénéficiaire s’alignent sur la gestion contractuelle en s’appropriant le discours étranger sur la conservation intégrée, tandis que les clans exclus de l’association forment une faction concurrente qui se rallie aux exploitants forestiers et leur entourage.
Les deux cas divergent cependant du point de vue des réponses administratives aux modes d’organisation locaux. Ces dernières se manifestent dans la volonté déclarée de supprimer le droit coutumier dans le premier cas, celle de reconnaître une coutume ancestrale idéalisée dans le deuxième. Alors que dans une aire protégée, la reconnaissance étatique du droit coutumier peut au mieux avoir un caractère officieux, les contrats de gestion des forêts du corridor biologique entre les parcs nationaux Andringitra et Ranomafana cherchent à réduire le droit coutumier à une idéologie autochtone qui est coupée de la pratique. La coutume traditionnelle est réinterprétée pour permettre sa constatation officielle dans un objectif de conservation de la nature. Le contrat de gestion reconnaît les droits issus de la première occupation au détriment des droits seconds liés à la mise en valeur des terres forestières.
La perception des organismes internationaux de conservation paraît idéaliste, car les descendants des clans autochtones réinterprètent leurs droits ancestraux dans le but de justifier une colonisation agraire. Faute de prendre en compte la structure familiale qui se cache derrière la superstructure des clans, le transfert de gestion d’une forêt à une association regroupant ses propriétaires coutumiers crée dans une situation de colonisation agraire plus de problèmes qu’il n’en résout. Que ce soit dans les terroirs adjacents au corridor forestier ou dans l’aire protégée au Nord, la question n’est plus aujourd’hui celle d’un arbitrage entre production et conservation, mais de savoir quelles familles réussiront à faire reconnaître par le droit étatique leurs réserves foncières coutumières.
Nos enquêtes sur l’exploitation du bois ont porté sur la production paysanne de charbon de bois dans la province de Mahajanga (Nord-Ouest). Le charbonnage répond à une demande urbaine croissante en énergie domestique tout en assurant la subsistance des secteur les plus défavorisés de la population paysanne constituée par des migrants récents venant d’autre régions. Par contraste avec les filières de bois tropicaux dont le fonctionnement se rapproche de la logique « extractiviste » caractéristique de certains produits forestiers non ligneux, la filière bois énergie illustre ce qu’on peut appeler une « économie paysanne élargie », dans la mesure où la société urbaine continue d’un point de vue énergétique à faire partie intégrante de l’économie rurale dans la mesure où les énergies électrique et fossile restent inaccessibles pour 90 % des habitants des villes malgaches.
La particularité du bois énergie a plusieurs conséquences pour l’organisation coutumière de la filière. La plus déterminante est sans doute que le problème de surexploitation n’est pas susceptible d’être traité par la politique forestière qui peut agir exclusivement sur l’offre de charbon. Des représentations idéologiques au sujet de la gestion associative des parcelles forestières et des incitations fiscales y relatives autorisent les experts et chef de programmes étrangers et malgaches à agir comme si le problème du bois énergie pouvait être résolu en constatant le droit coutumier. L’intervention sur les marchés ruraux est peu efficace parce que la demande de charbon de bois est avant tout fonction des taux d’urbanisation et de croissance démographique, ainsi que du prix prohibitif des énergies fossiles de substitution sur le marché mondial. Sur le plan politique, il s’ensuit de cette contrainte économique que les interventions réglementaires et fiscales même les plus incitatives du côté de l’offre rurale de charbon de bois sont détournées aussi bien par des producteurs clandestins que par les services forestier locaux et régionaux qui autorisent abusivement le charbonnage et le transport de la marchandise. Mais cet abus de fonction n’en est pas un au regard du droit coutumier. Vu l’importance de la demande urbaine en charbon et de la pauvreté rurale, il paraît injuste, voire absurde, de confiner le charbonnage dans les quelques parcelles associatives aménagées par contrat de gestion en fonction d’un quota annuel. Même si la distribution des revenus entre charbonniers, intermédiaires, transporteur et agents forestier reste très inégalitaire, tous les acteurs de la filière excepté les intervenants étrangers partagent à cet égard un référentiel éthique commun.
Les caractéristiques précédemment évoquées se retrouvent dans l’ensemble des zones productrices de charbon de bois de la province, mais leur implications sur l’organisation de la filière varient en fonction de l’accès au marché et la composition démographique des populations rurales. Dans la zone périphérique du Parc national Ankarafantsika (commune rurale d’Ankazomborona, district de Marovoay), le charbonnage se réalise dans le cadre d’associations paysannes dont l’existence est le plus souvent antérieure à la mise en place des contrats de gestion par un programme de gestion régional du bois énergie financé par la Banque mondiale. Le mode d’organisation du travail est caractéristique des populations presque entièrement constituées de migrants de la première ou deuxième génération. Les associations de charbonniers remplissent simultanément plusieurs fonctions : encadrer administrativement le charbonnage sur des terrains domaniaux, assurer l’intégration des migrants dans la société locale, ou encore de distribuer des lots fonciers entre les membres de l’association une fois que le terrain est dégagé.
Dans les zones productrices en périphérie de la capitale provinciale, la situation est différente. Dans la commune rurale d’Ambalakida (district de Mahajanga II), le charbonnage n’est pas lié à des stratégies d’appropriation foncière, qui déterminent l’organisation locale de la filière observable sur les autres sites. Même si leur proportion reste significative, les migrants sont moins nombreux, moins récents et mieux intégrés. On y retrouve la production associative, mais elle est enchâssée dans un système de métayages s’appliquant indifféremment entre parents et non parents sur des parcelles familiales. Les chefs de ces exploitations familiales sont plus ou moins représentatifs de la hiérarchie politique traditionnelle, disposent de titres fonciers pour les parcelles en question et sont autorisés à produire du charbon en qualité de propriétaires forestiers. Ils embauchent parents et migrants aux mêmes conditions comme charbonniers métayers qui bénéficient de l’autorisation en échange d’un tiers du produit. Etant donnée la proximité de Mahajanga, les charbonniers, propriétaires et intermédiaires villageois (épiciers, etc.) acheminent le charbon en charrette et le vendent eux-mêmes dans les faubourgs, plutôt que de le céder à un prix dérisoire à des collecteurs urbains, les seuls à disposer des moyens de transports motorisés. L’organisation néo-coutumière de la filière conserve ici son autonomie par rapport aux marchés informels environnants essentiellement parce qu’une fraction plus importante du revenu tiré de la commercialisation du charbon peut être retenu au sein de la société locale.
Les cueillette et commercialisation des produits forestiers non ligneux forme un troisième système d’activités de l’économie rurale. Contrairement à la cueillette de tubercules, champignons, plantes médicinales destinés à l’autoconsommation locale, activités que le droit étatique autorise dans le cadre des droits d’usage, « l’extractivisme » se caractérise par sa finalité uniquement marchande, donne en principe lieu au paiement de redevances forestières et concerne des produits sans autre utilité pour les familles paysannes que d’être une source de revenu monétaire. L’enquête de terrain portait sur un seul produit de ce type, la fibre de raphia, et se proposait situer deux cas de gestion communautaire dans le district de Brickaville dans le contexte général du fonctionnement de la filière raphia sur la côte orientale de l’île.
Des contrats de transfert de gestion des raphières avait été proposés aux villageois des deux terroirs étudiés par un projet du PNUD qui se proposait de contribuer à la lutte contre la pauvreté par en mettant de l’ordre dans ce qui apparaissait comme des pratiques chaotiques de surexploitation de la fibre. La démarche se présentait comme une application parmi d’autres des discours internationaux concernant l’accès aux ressources génétiques et le partage équitable des bénéfices. Les spécialistes des politiques environnementales abordent généralement l’extraction des produits forestiers non ligneux sous l’angle de leur potentiel pour financer une gestion durable de la biodiversité à partir des revenus tirés de leur exploitation commerciale[39]. Selon les cas, la « conservation intégrée » peut avoir pour objet des ressources biologiques (fibres, huiles essentielles, plantes médicinales, etc.) ou des ressources génétiques (bioprospection) même si la question de savoir si pour les spécialistes qui utilisent ces termes, il y a vraiment une différence entre ressources biologiques et génétiques, reste pour l’instant posée[40].
La notion selon laquelle les filières extractivistes seraient une panacée pour la conservation est de tout manière critiquable (Arnold et Ruiz, 2001). Le constat vaut même pour le cas de la fibre de raphia qui est économiquement le principal produit forestier de cueillette non ligneux à Madagascar (Bertrand, Babin et Nasi, 1999b: 44). L’exemple de l’extraction de la fibre de raphia montre par ailleurs que cette notion occidentale contraste avec les représentations que les populations rurales associent aux produits forestiers non ligneux. Dans la conception paysanne, le raphia constitue un cas typique d’une ressource commune accessible à tous, c’est-à-dire que les arbres ne sont pas appropriés par des familles individuelles mais chacun a droit de cueillir les feuilles de raphia pour extraire la fibre tant que cela ne détruit pas le palmier. Ces règles coutumières montrent que l’extractivisme occupe dans le raisonnement économique une position inférieure aux activités agricoles.
Dans le district de Brickaville, les paysans détruisent souvent les palmiers pour aménager les bas-fonds en rizières irriguées, ou encore pour confectionner des paniers qui sont utilisés dans la récolte du litchi[41]. Une explication de ces conduites, qui paraissent irrationnelles si on les juge du seul point de vue de la reproduction d’un stock de raphières, réside dans le grand écart entre les prix de la fibre à la collecte et à la vente sur le marché international. Les marges de bénéfice les plus élevées sont celles des intermédiaires et exportateurs, tandis que la valeur revenant aux producteurs ruraux en amont de la filière est minime. L’administration publique quant à elle voit dans l’extractivisme un mécanisme générateur de recettes d’exportation plutôt qu’un instrument de réduction de la pauvreté. La configuration extractiviste a été caractérisée par la littérature comme un « piège de pauvreté ». Les populations rurales dépendent des produits forestiers non ligneux parce qu’elles sont pauvres, mais il se peut qu’elles soient pauvres parce que la rémunération de la main-d’œuvre est dérisoire dans ces activités.
La fonction sociale de la fibre de raphia n’est pas d’éliminer la pauvreté rurale, mais celle d’un filet de sécurité qui génère des revenus d’appoint. Les aspects « piège de pauvreté » et « filet de sécurité » des produits non ligneux sont interdépendants : les caractéristiques qui les rendent intéressants comme sources de revenus d’appoint limitent leur potentiel pour éliminer durablement la pauvreté (Sunderlin, Angelsen et Wunder, 2003)[42]. L’interprétation peut être poussée plus loin si on se place dans la logique économique de la famille paysanne qui cherche un équilibre entre la satisfaction des besoins et la pénibilité du travail en minimisant le risque associé aux diverses activités. Dans une société coutumière qui prévoit un ensemble de filets de sécurité sous la forme de réserves foncières, réserves de bois à carboniser, réserves de fibre végétales, etc. qui forment ensemble la base de l’économie villageoise, la distribution des richesses, la polarisation et le clientélisme qui en résultent ne représentent pas une injustice. Si les revenus sont plus importants, disons suffisants pour « éliminer la pauvreté », ils sont appropriés par les quelques familles les plus riches qui ne les réinvestissent pas dans une gestion capitaliste de la base économique commune à tous. La raison pour laquelle l’extraction des produits non ligneux ne peut devenir une panacée de la conservation intégrée n’est pas le caractère inéquitable du partage des bénéfices, notion occidentale tout comme la pauvreté, mais l’obligation juridique et morale de laisser les plus démunis investir leur effort dans la base économique commune.
Parmi les situations locales de l’échantillon qui vient d’être présenté, les uns peuvent être considérés typiques de la crise du modèle domanial postcolonial, les autres du retour néocolonial à une politique de reconnaissance des cultures juridiques locales. Dans les trois systèmes d’activité, le droit coutumier fournit la matrice des mécanismes sociaux de la déforestation, mais les formes que revêtent ces derniers dans différents contextes et les résistances que rencontre la mise en œuvre des politiques publiques varient d’un site à l’autre. La question de savoir si le problème déforestation est susceptible d’être résolu (ou du moins atténué) à travers une politique de reconnaissance du droit coutumier suppose non seulement de connaître dans chaque cas individuel les modes de régulation coutumiers mais aussi de comparer les différents modes d’action du droit forestier étatique dont la contractualisation ne constitue qu’une option. Dans sa définition la plus simple et la moins technique, le droit coutumier se présente comme une continuation de la coutume précoloniale dans le contexte englobant du droit occidental de l’Etat colonial et postcolonial. Le problème, c’est que ce référent précolonial n’est pas accessible directement à la connaissance, mais seulement par l’intermédiaire des images déformées tirées de la tradition orale ou des travaux d’ethnologues et administrateurs antérieurs. La seule méthode pour démontrer la continuité est de reconstruire la coutume précoloniale en observant les résistances contemporaines aux politiques foncières, puis de recouper ces observations avec les ethnographies classiques.
La reconnaissance du droit coutumier ne soulève pas les mêmes résistances lorsque le transfert de gestion des ressources renouvelables à une association paysanne a pour objet le contrôle territorial ou la police forestière et lorsqu’il vise à réguler une activité économique. Quand l’association est chargée de protéger et de conserver la nature, le contrat de gestion devient une affaire politique locale qui intéresse les rapports entre groupes de descendants dont les droits économiques risquent d’être enfreints. Etant donné que le nouveau mécanisme de décision risque de favoriser certains groupes ancestraux au détriment de certains autres, les revendications politiques dans le cadre de l’association s’expriment sous la forme d’une réinvention contemporaine de la coutume précoloniale, autrement dit par l’élaboration d’un « droit coutumier ». Les intervenants extérieurs associent cette dernière à la notion du « tavy cultivateur » qui serait pratiqué sur leur terre ancestrale par les seuls descendants de celui qui l’a défrichée. Sous prétexte de reconnaissance des droits ancestraux, les contrats de gestion instrumentalisent la coutume précoloniale pour limiter la mise en valeur des terres forestières par les groupes fondateurs. L’accent mis sur les droits premiers occulte les droits des groupes hiérarchiquement inférieurs issus de la mise en valeur, d’une alliance avec les descendants de l’ancêtre fondateur ou encore d’une attribution par une autorité politique extérieure à la communauté locale. Or, on sait que les droits seconds sont un élément essentiel du mécanisme juridique de la déforestation.
En revanche lorsque l’association est autorisée à exploiter une ressource spécifiée par le contrat (charbon de bois, produits non ligneux), le transfert de gestion ne met pas directement en cause les rapports entre groupes de descendants. La mesure ne produit pas les mêmes résistances parce que l’association bénéficiaire est assimilée à un simple acteur économique au même titre qu’un clan ou une famille étendue qui exploite sa terre ancestrale conformément aux usages coutumiers, avec ou sans autorisation administrative. Dans une telle perspective, il paraît abusif de qualifier, comme la plupart des spécialistes, en termes de gestion « communautaire » ou « patrimoniale » le transfert de la gestion d’une parcelle forestière de quelques hectares à une association de charbonniers ou à un regroupement de cueilleurs de fibre végétale. Du point de vue coutumier, ces associations ne sont pas dotées d’un pouvoir territorial représentatif de la communauté de l’ensemble des familles ou groupes d’ancestralité, mais des simples groupements économiques qui encadrent le travail productif sur des parcelles d’une manière équivalente à celles de la grande famille ou du segment de clan. Un problème risque de se poser à nouveau seulement lorsque les membres du groupement paysan cherchent à exclure les ayants droits coutumiers non membres de l’accès à une ressource que la coutume définit comme étant commune à tous les groupes de descendants. Le droit forestier étatique opère dans la pratique à travers une constatation de la coutume ancestrale, plus ou moins explicite selon les cas. Il reconnaît ce qui préexiste déjà mais en réinterprétant la coutume, il la transforme. Or cette transformation est à double tranchant, car elle résulte dans une légitimation sans effectivité du droit étatique.
D’une part, les politiques publiques se trouvent légitimées parce que les catégories coutumières de « territoire » et de « terre ancestrale » subissent une réinterprétation par la conception « parcellaire » du droit domanial occidental. Dans le cas des permis d’occuper, de défricher ou d’exploiter, la réinterprétation de la coutume traditionnelle prend la forme d’un « droit local » qui tend à privilégier les droits coutumiers acquis par la mise en valeur du sol. Dans le cas des contrats de gestion avec des associations paysannes, elle prend la forme d’une « coutume rédigée » qui tend à privilégier les droits coutumiers acquis par une première ou d’un « droit local » instituant des groupements économiques nouveaux. Qu’il s’agisse du droit local des agents forestiers locaux ou de la coutume rédigée des organismes étrangers de conservation, les actes administratifs concourent à la formation d’un droit hybride qui tend à légitimer l’action publique[43].
D’autre part, la réinterprétation du droit étatique empêche celui-ci d’atteindre les objectifs de protection ou de gestion durable parce qu’en conjuguant sur un même espace des mesures administratives contradictoires, le mode de fonctionnement du droit endogène est conservé. Il n’est pas rare de trouver des autorisations de défrichement qui concernent des parcelles dont la gestion avait été transférée à une association paysanne pour la protéger. Selon les cas, la domestication populaire du droit étatique peut prendre la forme d’un syncrétisme qui est l’équivalent de l’économie informelle dans le domaine juridique, ou celle d’un nativisme qui présente le métissage des droits comme un retour à la coutume ancestrale. Dans les deux cas, les actes administratifs sous forme de droit local ou de coutume rédigée ne sont sanctionnés ni par le droit parallèle ni par le prétendu retour à la « coutume ancestrale »[44].
Les quatre types de réinterprétations caractérisant le droit coutumier peuvent être résumés dans le tableau suivant :
Tableau 1 : Sources formelles du droit coutumier
Rôle Etat |
Formation + |
Formation - |
Sanction +
|
Droit local (forme détribalisée) |
Coutume rédigée (forme tribalisée) |
Sanction –
|
Droit parallèle (forme syncrétiste) |
Coutume ancestrale (forme nativiste) |
Source : Le Roy (2004 : 109) ; terminologie modifiée. |
Selon E. Le Roy, + ou – indique la présence ou l’absence d’une intervention de l’Etat. Par « formation », il entend l’élaboration ou la rédaction du droit. La question se pose de savoir selon quel critère l’Etat peut être dit absent de la formation de ce que nous appelons la coutume rédigée (qualifié de « droit coutumier » par E. Le Roy) et des retours populaires contemporains à la coutume ancestrale. La différence est plutôt celle entre un syncrétisme dual (coutumes rédigée et ancestrale) et un syncrétisme fusionnel (droits local et parallèle). Par « sanction », il entend la prise en considération de la valeur juridique ou le fait de donner un caractère obligatoire à une décision. La question se pose de savoir selon quel critère les agents de l’Etat peuvent être dits ne pas prendre en considération la valeur juridique du droit parallèle et de la coutume nativiste. La différence est plutôt celle entre une sanction étatique officielle (droit local et coutume rédigée) et une sanction étatique non officielle (droit parallèle et coutume ancestrale), ou entre une sanction étatique à part entière et une sanction étatique partielle.
Des typologies comme celle indiquée par le Tableau 1.1 sont utiles pour décomposer un phénomène complexe en ses éléments, mais la comparaison des données empiriques en révèle aussitôt les limites. Nos études de cas suggèrent que les quatre formes de droit coutumier ne sont pas exclusives les unes des autres mais se combinent dans une même situation locale sous la forme de ce que J. Poirier avait qualifié de « polymorphisme juridique » (Poirier, 1965)[45]. On constate par ailleurs que l’interpénétration des ordres juridiques étrangers et endogènes est un phénomène dynamique qui conduit à la transformation des éléments. Une association de « propriétaires ancestraux » d’une forêt mise en place par des ONG de conservation pour exercer un contrôle territorial peut être perçue localement comme un simple acteur économique qui exploite un patrimoine « privé » de type familial et non pas « public » de type communautaire. Dans d’autres cas, la reconnaissance de la mise en valeur par un droit parallèle et/ou local se combine avec le retour à la coutume ancestrale recherchée par les programmes de conservation intégrée des forêts naturelles. Bref, les transformations de la coutume précoloniale peuvent devenir si importantes qu’il faut se demander si les thèses de la rupture ne conviendraient pas mieux que la thèse de continuité pour caractériser le droit coutumier.
Le concept de droit coutumier a fait l’objet de critiques si sévères depuis les années 1960 que son emploi ne va aujourd’hui plus de soi. Dans les années 1970 et 1980, des analyses néo-marxistes le présentaient comme une fabrication d’ethnologues et d’administrateurs occidentaux, ou occidentalisés, qui auraient caricaturé les droits originellement africains pour mieux les incorporer dans les système juridiques officiels. La construction de ce « référent foncier précolonial » (Le Bris, Le Roy et Leimdorfer (dir.), 1982 ; Le Roy, 2004) impliquait administrateurs et scientifiques en tandem et se soldait par une représentation caricaturale des coutumes des peuples colonisés (Vanderlinden, 1996). Pour gérer le pluralisme juridique – ou plutôt le dualisme dans la mesure où l’ensemble des droits ethniques était opposé au droit occidental constitutif du système colonial – il aurait fallu « dénaturer » les coutumes précoloniales en les enfermant dans un monde traditionnel où l’ethnicité et la communauté étaient les seuls formes concevables des rapports sociaux. Dans ce type de droit coutumier, le droit foncier endogène est réduit à la propriété communautaire fondée sur une première occupation par l’ancêtre du groupe (Peters, 2002).
« Confused by late nineteenth-century commentators with the supposedly ‘communistic’ practices of ‘tribal’ groups, the label of communal tenure came to define the multiplicity of ways in which land and landed products were used, claimed and transferred, particularly the close association (or entanglement) between social and political status and rightful claims to land […] Colonial rulers confused territoriality with sovereignty, and conflated African ritual heads, whose authority concerned rain-making or fertility of the land, with political leaders who exercised authority at different scales (e.g. lineage, clan, chiefdom) over their people: all tended to be glossed as ‘chiefs’. Relatedly, the multiple types of authority and sets of claims over land and its products were glossed by the category, ‘communal tenure’, which became incorporated into the developing body of customary law » (Peters, 2002: 49).
Une tendance analogue peut être observée dans les discours contemporains relatifs à la gouvernance environnementale. On a vu que les contrats de gestion environnementale présupposent une conception de la coutume précoloniale où la terre appartient à son premier occupant plutôt que la conception plus tardive (mais précoloniale) de l’ancestralité selon laquelle la terre appartient au souverain qui l’attribue à des groupes d’ancestralité qu’il institue à cet effet ou directement aux familles qui la mettent en valeur. La pertinence d’une critique qui dénonce l’actuelle constatation de la coutume à la manière néo-marxiste comme une imposition étrangère est toutefois relativisée par l’irréalisme de ce « référent foncier précolonial ». Dans des situations foncières sans cesse réinterprétées en vue de reproduire des communautés politiques à géométrie variable, il est peu efficace du point de vue de l’action environnementale de figer la coutume en rédigeant des contrats de gestion villageois.
La définition ethnocentrique du droit coutumier en tant que corpus de règles applicables à des collectifs traditionnels définis en termes administratifs (groupes ethniques, communautés locales territorialisées) ne tient pas compte de la pluralité des voix divergentes qui sont à l’origine de la confrontation entre des groupes d’acteurs hétérogènes, ou entre des institutions porteuses de principes de légitimité différents. C’est pourquoi la critique néo-marxiste du droit coutumier comme une invention/imposition occidentale fut à son tour remise en cause dès la fin des années 1980 par des auteurs qui insistent sur le caractère indéterminé et négociable des systèmes fonciers africains et sur l’enchâssement des rapports juridiques dans les rapports sociaux. L’ambiguïté des droits fonciers africains serait à la fois la conséquence et la condition de processus sociaux qui se déroulent dans un contexte de risque écologique, de rareté économique et de volatilité politique élevés (Berry, 1993).
Ces critiques s’inspirent du courant postmoderne pour insister sur l’instrumentalisation du droit coutumier par les Africains eux-mêmes et sur les conflits croissants qui accompagnent la politisation « du dedans » des sociétés traditionnelles, par contraste avec les résistances à leur politisation « du dehors » à laquelle s’intéressaient les travaux néo-marxistes. La critique postmoderne des arguments néo-marxistes prend parfois une valeur rétroactive, ainsi lorsqu’elle sert à réévaluer l’histoire coloniale, ou l’historiographie coloniale des origines précoloniales. A suivre les meilleurs travaux anglophones, le droit coutumier aurait depuis toujours été plus fluide et négociable que sa réinvention coloniale et la critique néo-marxiste de celle-ci ne l’imaginaient. Loin d’en subir seulement les effets en tant qu’objets passifs, les colonisés auraient eux-mêmes participé dès la première heure à cette réinterprétation de la coutume précoloniale (Berry, 1993 : 40 ; Chanock, 1998 : 8-13 ; Moore, 1973). Les colonialistes ne s’en étaient pas rendu compte, ou ne voulaient pas l’admettre, et il fallait attendre les luttes anticoloniales pour que les occidentaux comprennent que le droit coutumier ne se réduisait pas à un instrument de domination, mais qu’il aura simultanément été un refuge permettant aux colonisés de résister à l’acculturation, avant de tourner en idiome postcolonial du tribalisme politique. Le sens de la rupture avec la coutume précoloniale ne revêt donc pas le même sens pour un néo-marxiste et pour un postmoderne parce que là où le premier réfléchit en termes de domination occidentale et de résistance endogène, le second voit une lutte de tous contre tous – y compris entre Africains eux-mêmes (Chanock, 1998 : 13) – pour la reconnaissance des identités.
A juger des pratiques foncières observables sur les sites étudiés, la remise en cause postmoderne du concept néo-marxiste de « droit coutumier » semble pertinente, même s’il faut noter que le dualisme des cultures juridique endogène et occidentales persiste et que certains postmodernes poussent trop loin la négociabilité, l’ambiguïté et l’indéterminisme des droits sur la terre et les ressources renouvelables. Cette caractérisation des systèmes fonciers africains comme ambigus, indéterminés et négociables car « enchâssés » dans les relations sociales justifie, entre autres, la préférence accordée dans les réformes foncières actuelles aux solutions contractuelles et négociées. A croire les spécialistes, les transformations en cours seraient si rapides que la codification ne serait plus à même de saisir l’évolution du droit. L’argument est équivoque car le problème, ce n’est pas que le droit coutumier est trop fluide pour faire l’objet d’une codification, mais que la reconnaissance étatique est tellement éloignée de la substance des pratiques qu’elle reste lettre morte même lorsque des solutions négociées plus souples sont proposées au lieu d’une codification. Une codification du droit foncier et domanial qui reconnaisse sans formalisme excessif l’équivalent de l’économie informelle dans le domaine juridique, serait sans doute préférable à un droit négocié à travers des centaines de contrats de gestion ineffectifs.
Les Malgaches instrumentalisent le droit coutumier, mais ils ne le font ni n’importe comment ni selon les conceptions des organismes internationaux de conservation. Pour comprendre pourquoi certaines revendications locales l’emportent sur d’autres, pourquoi les limites de la négociation sont aussi importantes que la négociabilité des règles, il ne suffit cependant pas de réaffirmer le présupposé néo-marxiste en montrant que les approches pluralistes du foncier africain sont insensibles aux effets de stratification sociale et de domination de classe (Peters, 2002 : 46-47). Si malgré la fluidité des règles foncières et leur enchâssement social les problèmes d’accumulation foncière, de formation de classes et de contestation violente des politiques foncières étatique ne se posent pas (encore) sur nos terrains forestiers, c’est parce que la configuration malgache de l’économie paysanne et du clientélisme politique exclut, dans ce contexte particulier, certains usages politiques du droit.
Un constructivisme radical du genre « pas de vérité des droits sinon construite socialement, comme résultante des rapports de force » présente des inconvénients majeurs. En concevant les rapports fonciers comme le résultat de négociations continuelles entre des pouvoirs locaux multiples et interdépendants, on s’interdit pour des raisons de simple logique de comprendre des rapports fonciers consensuels résultant de la permanence des traditions juridiques. Plutôt que de montrer la redéfinition du réel sous la pression des intérêts stratégiques individuels ou collectifs, il s’agirait donc mettre en évidence la manière dont les identités cognitives et normatives, les « cultures », continuent à structurer les pratiques foncières les plus personnalisées, même dans les contextes en forte transformation économique[46].
Pour montrer la cohérence du « droit coutumier » en tant que significations partagées, J.-P. Jacob propose de suivre une autre direction de recherche que celle des postmodernes, à savoir une ethnographie des droits qui « devrait être axée sur l’étude de la légitimité des pratiques, et non pas sur leur légitimation, c’est-à-dire leur rationalisation et leur validation par les acteurs. Elle prône pour ce faire, un retour à l’étude minutieuse de la distribution des droits et des théories locales qui les fondent » (Jacob, 2003 : 22). Sa démarche repose sur trois postulats empruntés à l’anthropologue économique S. Gudeman selon laquelle 1) chaque communauté dispose d’un patrimoine qui rend possible sa survie matérielle et symbolique (terres, rituels, savoirs locaux, etc.), 2) des règles d’allocation du patrimoine et de partage des produits qu’il permet de générer doivent assurer sa reproduction tout en autorisant son exploitation par des groupes individualisés, 3) ces règles d’allocation et de partage du patrimoine sont justifiées par des constructions culturelles qui définissent l’identité de la communauté (Gudeman, 2001).
Dans cette hypothèse, le droit coutumier n’est plus le résultat des luttes pour le pouvoir mais l’expression d’une identité commune qui soumet les stratégies particularistes à un jugement moral. La question se pose toutefois de savoir si la notion d’une « culture économique locale » représente plus qu’un simple retour au référent précolonial, à une représentation figée de la coutume traditionnelle critiquée tant par les marxistes que par les postmodernes. Pour le constructivisme postmoderne, le pluralisme juridique institué par la colonisation se solde par une dénaturation la coutume précoloniale. Pour le culturalisme structuraliste, c’est l’idée même de pluralisme juridique qui devient impensable à force de substituer à la conception stratégique, mouvante et négociable du droit africain celle d’une structure normative « structurale » intemporelle. Il existe cependant une troisième approche qui conjugue les deux définitions ou dimensions stratégique/politique et structurale/normative de la culture juridique. Dans sa critique du tribalisme politique en Afrique, J. Londsdale constate que
« l’irruption du capitalisme colonial contraignit les gens à débattre d’économie morales restées jusque-là implicites dans le cadre « d’ethnicités morales » de plus en plus explicites et [que] cette nouvelle compétition sociale fit naître de nouveaux débats sur ce qu’il fallait réaliser pour être un membre accompli de la communauté » (Lonsdale, 1996 : 106).
Une semblable complexification du débat moral est à l’origine des phénomènes juridiques syncrétistes (du vieux vin dans de nouvelles bouteilles) et nativistes (du vin neuf dans les vieilles bouteilles) que nous appelons droit coutumier[47]. L’invention précoloniale d’une identité malgache trans-ethnique, suivie de la réinvention coloniale des traditions ethniques et de la manipulation postcoloniale de ces deux formes d’occidentalisation, ont modifié les termes du débat moral qui caractérisait la coutume originelle. L’acculturation ne suit pas de plan préétabli – ce qui ne saurait empêcher que les contraintes qui pèsent sur le processus puissent faire l’objet de politiques publiques efficaces mais c’est une autre question – parce que les usages politiques des formes occidentales sont d’abord fonction des coutumes ancestrales de ceux qui les importent et que les nouvelles valeurs changent à leur insu la signification ancestrale de ces coutumes[48]. L’analyse des phénomènes de résistance fait apparaître la « dénaturation du débat moral endogène sous l’influence occidentale » comme un ethnocentrisme, dans la mesure où c’est le caractère hybride de ce débat qui explique sa différence et son originalité.
Si l’objectif pratique d’une ethnographie du droit coutumier est de connaître les conditions sous lesquelles un syncrétisme juridique pourrait faire l’objet d’une action publique tant soit peu effective, son objectif théorique doit être d’expliquer les réinterprétations contemporaines de la coutume précoloniale observées sur nos différents terrains. Les paragraphes qui suivent esquissent un modèle analytique de ces transformations du référent foncier précolonial. Les règles qui gouvernent les pratiques foncières observées varient d’un site à l’autre et souvent même au sein d’un même système d’activité. Selon les cas, ces règles peuvent être issues de la coutume, du droit étatique ou encore des deux à la fois. Quelle que soit leur source formelle, leur signification pratique n’est jamais entièrement déterminée à l’avance et c’est cette indétermination des règles coutumières qui explique le caractère négociable, ambigu et indéterminé du droit foncier malgache[49]. Il n’en reste pas moins que les modes d’appropriation des ressources dans les trois systèmes d’activité revêtent des similitudes, comme si en contrepartie de leur fluidité et négociabilité, les coutumes foncières devaient satisfaire à certains principes communs, de sorte que l’analyse pourra distinguer entre les règles juridiques, qui définissent les contenus spécifiques de la coutume, et les postulats juridiques, qui fournissent des règles d’interprétation plus générales. En articulant les usages politiques du droit coutumier à une « ethnicité morale » qui impose des limites aux réinterprétations, la distinction entre règles et postulats nous sort de l’embarras comparatiste d’une série de phénomènes juridiques irréductibles les uns aux autres mais dont les structures inconscientes seraient identiques.
Nous avons tendance à penser qu’au moment de suivre une règle, nous nous conformons à une signification qui serait indépendante de notre conduite. La règle déterminerait la pratique par le biais d’une représentation mentale. En effet nous suivons les règles aveuglement dans la plupart des cas. Cela ne signifie pas que nous ne soyons pas conscients du sens de nos actes, car on ne peut pas suivre une règle, pas plus qu’un ordre, dont on méconnaît le sens. Ce que l’expression « suivre une règle aveuglement » veut dire est que les représentations ne sont pas dissociées des pratiques, comme si les premières étaient la cause des dernières, mais que les deux s’acquièrent ensemble, à travers un même processus d’apprentissage. Dans cette perspective, c’est l’usage d’une règle qui détermine sa signification, plutôt que la signification son usage. La représentation de la règle n’est que l’aspect psychologique, dérivé en quelque sorte, de la pratique correspondante.
Se pose alors la question de savoir si ce constat vaut également pour les règles juridiques et notamment pour celles qui énoncent des impératifs. Pour comprendre le sens d’une règle juridique, on peut soit s’interroger sur les origines et fonctions de la pratique que cette règle définit, soit l’interpréter en termes d’un discours qui la place dans un système de significations. A vrai dire, le concept de règle lui-même est entaché de la conception occidentale du droit comme un système de normes générales et impersonnelles qui s’imposent à la société. C’est pourquoi certains auteurs définissent le droit, plutôt que par ses règles, par les mécanismes ou processus de contrainte mis en œuvre par la société elle-même afin d’exercer sur ses membres un pouvoir qu’elle s’attribue. Il n’empêche que les définitions processuelles ou dynamiques du droit renvoient malgré elles au concept de règle, dans le sens où on dira d’un mécanisme ou d’un processus social qu’il « suit des règles », alors même qu’il est postulé que le processus crée la règle et non pas l’inverse. C’est que deux rapports distincts doivent être envisagés entre la règle et sa pratique, l’un social, l’autre spécifiquement juridique.
La notion wittgensteinienne selon laquelle c’est l’usage des règles qui détermine leur signification est pertinente là où les gens suivent des règles aveuglement ou habituellement[50]. Mais quand la justesse d’une pratique est contestée, le rapport entre usage et signification de la règle s’inverse. La contestation suscite des argumentations qui consistent à interpréter le conflit de règles concurrentes au moyen de nouvelles représentations sociales, ou de nouvelles combinaisons des mêmes représentations si le conflit porte sur le sens de la règle qui est censée définir la pratique contestée. On pourrait dire que le rapport social devient à ce moment juridique. Dans tous ces cas, il s’agit de savoir quelle règle s’applique à une situation ou quelle interprétation d’une règle est l’interprétation correcte. Pour que la signification de la règle puisse déterminer son usage, il faut qu’il existe des règles de niveau supérieur, qualifiables de postulats juridiques, qui régissent les manières d’interpréter, de contester ou de justifier des règles de niveau inférieur. Tout cela peut paraître excessivement théorique. Mais l’observation des pratiques sociales montre que des règles sont assez souvent interprétées, contestées ou justifiées, plutôt que d’être suivies aveuglement.
En l’absence d’appareils administratifs et judicaires spécialisés efficaces, les postulats juridiques fonctionnent à la manière de principes constitutionnels, comme des droits de contrôle qu’une autorité supérieure (un chef coutumier, un chef de terre, etc.) ou tout membre du groupe concerné peuvent exercer quand ils jugent que le bien commun est menacé. La fonction d’un postulat juridique est le plus souvent constitutive. Il fonde les règles compatibles avec son contenu. Considérés comme allant de soi et donc implicites dans tout consensus ou compromis entre les intéressés, les postulats sont présupposés par toute discussion ou décision à propos des règles. Aussi peuvent-ils être invoqués pour peu qu’il apparaisse qu’une règle (définissant par exemple un nouveau type d’usage ou de contrôle fonciers) les remettent en cause. Un argumentaire formé à partir d’une série cohérente de postulats juridiques forme ce qu’on peut appeler une théorie locale de la justice. Mais les postulats n’ont une fonction prescriptive que lorsqu’ils conduisent à contester des règles contraires.
La pertinence de la distinction analytique entre règles et postulats juridiques doit, bien entendu, être jugée en fonction de son utilité pour la recherche empirique. Mais nous pouvons d’ores et déjà poser que, bien que les règles varient en fonction des produits forestiers et de la géographie humaine propres à chaque site, les problèmes de justification sont comparables d’un système d’activité à l’autre. En aucun cas les ressources forestière et foncière font l’objet d’un accès libre indifférencié. Sur tous les terrains on découvre des théories locales de la justice qui sécurisent les droits des producteurs, groupes d’ancestralité et communautés de voisins tout en limitant la marge de ce qui est négociable, que ce soit à travers une réinterprétation syncrétique du droit domanial, ou encore dans le cadre de contrats de gestion entre associations villageoises et l’administration forestière visant à reconnaître le droit coutumier. Mais on ne saura prédire quelle règle l’emportera sur une autre dans un cas concret de pluralisme juridique. Même si les issues possibles sont en nombre limité, il est impossible de déduire une explication analytique du droit coutumier des descriptions, contestations et justifications des acteurs, autrement dit des seuls modèles conscients du discours juridique. Une telle explication suppose, au contraire d’en reconstruire la structure en recoupant les données issues des discours d’acteurs avec celles issues de l’observation directe des pratiques[51].
Dans un sens empiriste, le terme « structure » désigne une permanence, un rapport stable entre différents niveaux d’organisation sociale. C’est ainsi qu’on peut distinguer des variables démographiques, économiques et politiques de la déforestation en tant que pratique sociale. En situant la structure sur le plan des relations sociales, l’empirisme risque de réduire la pluralité des conceptions du réel au concept analytique d’un système d’activité (ou encore d’un « champ social » ou d’un « syndrome de la déforestation ») qui serait générateur de représentations d’acteurs, en sous-estimant l’indéterminisme des pratiques juridiques et les changements qui en résultent dans les rapports sociaux. Poser que les conduites sont déterminées par l’intériorisation de la position d’un individu dans un champ social conduit à introduire déjà un principe explicatif du droit coutumier en termes de causes et effets là où il s’agit d’abord d’observer une pluralité de modèles conscients qui sont mobilisés de manière complémentaire ou concurrente par une pluralité d’acteurs.
Autrement dit, pour ne pas exclure de la théorie des pratiques, les habitus contradictoires de chaque personnalité de base et les conflits d’habitus que cette contradiction suscite, il faut mettre les points de vue de l’observateur et de l’observé sur le même plan, ce qui nous mène à une deuxième forme de structuralisme[52]. Dans un sens plus intellectualiste, le terme « structure » désigne, non pas les phénomènes tels que les perçoit un observateur externe mais une abstraction des relations entre les phénomènes perçus selon les deux points de vue intérieur et extérieur. On s’interrogera alors sur les corrélations (ou l’absence de corrélation) entre les transformations observables dans les discours juridiques des acteurs et l’évolution des pratiques observables au sein des systèmes d’activité comme la colonisation agraire, les marchés ruraux de charbon de bois, ou l’extraction des produits non ligneux[53].
Quelles sont les corrélations entre les contraintes démographiques, économiques et politiques observables dans ces systèmes d’activité d’une part, les représentations d’espaces (parcelles, terres ancestrales, territoires politiques) et les représentations du temps social (premier défrichement/mise en valeur, autochtones/migrants, gouvernés/gouvernants) de l’autre ? Le modèle analytique aura répondu à cette question s’il arrive à expliquer comment des idéologies normatives sont réinterprétées dans le cadre de plusieurs systèmes d’activité, et inversement, comment les pratiques sociales s’organisent de manière cohérente malgré la présence de discours juridiques contradictoires[54].
Confrontée aux phénomènes, la différence entre les conceptions « empiriste » et « idéelle » de la structure sociale apparaît moins importante. Le débat abstrait sur le concept de structure en cache un autre plus concret, entre les théoriciens des groupes de filiation, qui s’intéressent à la transmission d’une génération à l’autre des droits de propriété et des fonctions politiques et rituelles, et les théoriciens de l’alliance, qui insistent sur les échanges matrimoniaux constitutifs des groupes de filiation (Dumont, 1997). Pour Dumont, les travaux empiristes britanniques en personnifiant les clans et lignages occultent le fait que ces groupes n’existent en tant qu’unités discrètes que grâce aux alliances de mariage présupposant des identités mutuellement exclusives et les constituant en tant que telles. Or si la théorie des groupes de filiation répond, comme le montre Dumont, à la question de savoir comment des patrimoines matériels et immatériels sont transmis entre générations, il semble incongru d’un point de vue structuraliste de réduire les relations permanentes entre groupes de filiation aux alliances matrimoniales, secondaires par rapport aux alliances mythiques (entre aînés et cadets), aux alliances foncières (entre autochtones et allochtones) ou politiques (entre gens de la terre et gens du pouvoir). Même si les rapports de clientèle peuvent se doubler d’échanges matrimoniaux entre groupes patrons et groupes clients, c’est le rapport entre aînés et cadets, premiers défricheurs et preneurs de terre etc. qui constitue chacun des groupes de filiation ainsi que le groupe territorial qu’ils forment ensemble, et non pas les mariages qui peuvent éventuellement avoir lieu entre eux. Il n’est pas besoin pour être structuraliste de postuler des alliances de mariage là où elles n’existent pas parce que, déterminées par la structure foncière et territoriale, les stratégies matrimoniales suivent des considérations purement économiques ou politiques[55].
Que la définition retenue soit empiriste ou relationnelle, la « structure » ne relève pas du monde des phénomènes, mais du discours analytique qui oriente (interprète, compare, explique) les observations empiriques. Avant d’interpréter, comparer ou expliquer les rapports fonciers en termes d’une structure, il faut établir les prémisses empiriques de l’explication indépendamment du modèle analytique. Pour appréhender empiriquement les règles juridiques et principes de justice sociale d’une part, les pratiques qui en déterminent en dernière analyse la signification d’autre part, on devrait d’abord s’intéresser aux représentations que les acteurs y associent, car nombre de pratiques directement observables sur le terrain resteraient inintelligibles sans connaître les représentations qui leur correspondent dans le discours des acteurs.
Certes, il existe une telle diversité de représentations sociales qu’il est difficile de savoir par où commencer une enquête. Mais on peut tenter de rechercher des corrélations fonctionnelles entre certains types de pratiques et certains types de représentations ou « genres de connaissance » (Gurvitch, 1966). Parmi les différents genres de connaissance distingués par G. Gurvitch, on évoquera ici les deux les plus utiles à une démarche empirique parce que les plus proches des phénomènes concrets. Il s’agit de la « connaissance perceptive du monde extérieur » à laquelle correspondent les représentations d’espace et la « connaissance des Autrui, des Nous, des groupes, classes et sociétés » à laquelle correspondent les représentations du monde social. Dans cette dernière approche, plus proche de l’ethnométhodologie que du structuralisme, les modèles de transformation auxquels obéissent les phénomènes : perceptions de la réalité extérieure, perceptions du temps social, règles et postulats juridiques, sont à découvrir au fur et à mesure que nous les observons.
Selon la définition de Gurvitch, la connaissance perceptive du monde extérieur affirme comme vrai un ensemble cohérent d’images, placées dans des étendues et des temps concrets et spécifiques. Pour lui, cette connaissance naît de la lutte des sujets collectifs (les Nous, les groupes, les classes, les sociétés) et individuels contre les obstacles qui s’opposent à leurs démarches, à leurs activités, à leurs aspirations. Les étendues et les temps sont au nombre de ces obstacles et suscite des perceptions et jugements à leur égard (1966 : 24). Ces idées trouvent une application dans les recherches foncières africanistes depuis les années 1980. La prise en compte des perceptions variables du monde extérieur impliquait alors de rompre avec des analyses courantes fondées sur la terminologie juridique occidentale d’inspiration libérale ou marxisante et d’investir « le lieu plus ou moins tensionnel où s’effectue la confrontation entre l’espace exploité et vécu et l’espace perçu » (Le Bris et Le Roy, 1986 : 177)[56]. Toutes les sociétés doivent se prononcer sur leur rapport à la nature et le degré de contrôle social exercé sur le milieu, ce qui a conduit ces auteurs à mettre en évidence d’abord deux, puis trois représentations d’espaces « élémentaires » qui interviennent dans les rapports fonciers.
L’hypothèse néo-marxiste conduisait initialement à juxtaposer une représentation « géométrique » occidentale, moderne et capitaliste à la représentation « topocentrique » africaine, traditionnelle et précapitaliste (Le Bris et Le Roy, 1986 : 179). Dans la représentation topocentrique, c’est un lieu et ses principes d’identification qui définissent l’organisation spatiale. Il n’y a ni limites ni surface prédéterminée mais une puissance ou une influence qui s’exerce à partir de ce point et qui n’est pas incompatible avec l’exercice d’une autre puissance, de nature différente, s’exerçant à partir d’un autre point situé dans la zone d’efficience du premier point (Le Roy, 2002 : 57).
Figure 1 : La représentation d’espace topocentrique
A B
A l’inverse de la conception topocentrique qui ne favorise pas les rapports marchands, la conception géométrique va donner à l’espace une valeur en termes de superficie et, par équivalence, une valeur monétaire qui autorise à introduire cet espace dans des rapports d’échange régulés par le marché. Seule la conception géométrique permettra de conférer l’exclusivité et l’aliénabilité des droits sur cet espace à une personne privée ou publique en vue de l’exercice du droit de propriété (Le Roy, 2002 : 59). La représentation géométrique de l’espace contient au moins trois points pour opérer une mesure de superficie. Ici ce sont les limites ou frontières qui déterminent la nature du droit exercé sur l’étendue.
Figure 2 : La représentation d’espace géométrique
C
A B
Les applications de cette distinction pour une analyse des politiques foncières coulent de source. Les organismes internationaux proposent une gestion de l’environnement fondée sur une affectation exclusive des espaces à des usages définis. Les plans d’affectation des terres ou de zonage visent à « ordonner les espaces selon un logique géométrique qui, dans l’idéal, irait du territoire national à la parcelle » (Karsenty et Marie, 1998 : 153). Par contraste avec la conception occidentale du domaine comme une enveloppe comprenant toutes les affectations possibles de l’espace, les conceptions communautaires de l’appropriation renvoient à autant de régimes juridiques qu’il y a de modes de production distincts. Il ne s’agit pas d’affecter l’espace à des propriétaires, mais de valoriser des usages de l’espace : pastoral, agro-pastoral, agricole ou de plantation, en fonction des modes de production qui y sont réalisées (Le Roy, 1989 : 149).
Dans le même mouvement est posée la question de l’articulation, voire la transition, d’un mode de production à un autre. E. Le Bris et E. Le Roy observaient à ce titre que « durant la période de transition entre le mode autochtone de penser l’espace et la généralisation de la matrice capitaliste, les sociétés cherchent à s’adapter en inventant des formules de compromis » (1986 : 179). Il existe, par exemple, des procédures de réappropriation de terres coutumières par des autorités traditionnelles mais en fonction de la conception territoriale moderne. De telles stratégies peuvent être interprétées comme une ressource des dominés face à l’utilisation par les dominants du monopole foncier étatique. Par ailleurs, c’est l’Etat lui-même qui favorise souvent des solutions de compromis entre les deux matrices, « soit pour masquer sa propre faiblesse, soit pour satisfaire les exigences contradictoires de ses divers clients politiques » (p. 179). L’importance des textes juridiques réside plus dans leur fonction symbolique, puisqu’ils ne sont pas destinés à être appliqués immédiatement. Le texte joue alors le rôle d’un référent idéologique « auquel les acteurs doivent progressivement d’adapter en introduisant ses valeurs nouvelles dans leurs propres représentations spatiales et sociales avant d’y conformer leurs pratiques » (p. 180).
A partir de ces constats, les auteurs faisaient l’hypothèse que, par la réinterprétation des procédures autochtones et la sélection progressive de valeurs nouvelles, « un espace de compromis se dessine peu à peu, tout en étant dominé par la logique du capital » (ibid.), les formes de réappropriation étant « plutôt liées à la domination progressive de la matrice capitaliste qu’à l’émergence d’une tierce matrice représentant une troisième voie de développement » (p. 179). D’une manière générale, le processus de régulation serait donc caractérisé par deux représentations spatiales qui, selon les cas concrets, se combinent, s’affrontent ou se substituent. Bien que les facteurs qui influent sur cette régulation dépassent « l’Etat » en tant qu’organisation particulière, c’est le plus souvent par son intermédiaire que les paramètres politiques et économiques se modifient à l’échelle locale. Comme le soulignaient G. Hesseling et P. Mathieu, « l’Etat doit être le maître d’œuvre du projet de « développement national », c’est-à-dire mettre en rapport, en dernière instance, des populations locales avec des capitaux extérieurs », ce qui permettait aux auteurs de distinguer « deux niveaux d’articulation déterminants du rôle de l’Etat : d’abord entre le local et le national (populations/Etat), et ensuite entre le national et l’international (Etat/financements, capitaux extérieurs) » (Hesseling et Mathieu, 1986 : 316).
Au début des années 1980, une approche du foncier qui prenait simultanément pour objet les modes de penser l’espace et la reproduction du groupe représentait sans doute un gain en rigueur comparative. Mais le relativisme culturel, ou plutôt spatial, de la démarche soulève à son tour une série de problèmes. Un premier problème est lié à la découverte de représentations d’espaces autres que les conceptions topocentrique et géométrique qui, associées respectivement à la « tradition » et la « modernité » juridiques, reflètent simplement la distinction entre coutume et loi. Mais l’opposition terme à terme de ces couples conceptuels relève de l’ethnocentrisme. Depuis la publication des premiers travaux, la recherche foncière africaniste a donc réorientée sa démarche en fonction de l’hypothèse d’une tierce matrice foncière. Dans sa conclusion à La sécurisation foncière en Afrique (1996), E. Le Roy observait que « des travaux d’inspirations disciplinaires différentes convergent, en 1995, pour souligner l’apparition, nécessaire, bien que potentielle, d’une nouvelle conception de la territorialité, comme notion « tierce » entre souveraineté et propriété pouvant devenir facteur d’innovation ou d’adaptation » (Le Roy, Karsenty & Bertrand, 1996 : 372). Certains espaces vécus ne sont pas territorialisables parce qu’ils ne peuvent pas être mesurés comme une étendue pour leur donner soit une valeur marchande soit une autorité souveraine (1996 : 323)[57]. La confrontation de la conception « topologique » de l’espace avec la conception moderne dite « géométrique » déboucherait donc en fin de compte sur une géographie post-moderne qui articule les modes d’organisation spatiale non plus en terme de territoires mais de réseaux. Se pose alors la question de savoir si un réseau est un phénomène proprement « a-spatial », ainsi que le suggère J. Vanderlinden, ou si le concept de réseau peut, au contraire, être exprimé en termes d’une représentation « odologique » de l’espace (Le Roy, 2002 : 58) [58].
Tandis que la représentation topocentrique repose sur un seul point, qui détermine le volume de l’espace d’esprit circulaire, et que la représentation géométrique contient au moins trois points pour opérer une mesure de superficie, cette représentation odologique repose sur deux points, de départ et d’arrivée, suivant une description de voyage, en incluant éventuellement d’autres points (C, D) comme lieux de passage obligé pour aller de A à B. Les lieux sont reliés par une route par laquelle il faut passer, c’est cette route qui doit être empruntée : si on ne le fait pas, elle attend, car c’est la route des ancêtres[59].
Figure 3 :
La représentation d’espace odologique
D
B
C
A
Un deuxième problème du constructivisme appliqué aux perceptions du monde extérieur vient de ce qu’il tend à confondre relativité des espaces et relativité des cultures. Or, l’espace n’existe pas seulement à travers la projection des rapports sociaux qui, en s’y inscrivant, le produisent, mais il existe, tout en étant socialement construit, indépendamment et antérieurement aux rapports sociaux. Le postulat d’une stricte équivalence entre perceptions du monde extérieur et perceptions d’Autrui paraît de ce fait intenable. Même si les représentations spatiales limitent le nombre des modes d’organisation possibles, elles ne préjugent pas entièrement de la structure sociale. D’une culture à une autre, le « foncier » varie d’abord en fonction des perceptions du monde extérieur, quels que puissent être les perceptions du monde social qui s’articuleront ensuite à cette réalité extérieure. Les représentations d’espaces constituent donc des universaux, des constructions élémentaires qui sont communes à différentes cultures et qui se retrouvent, selon des combinaisons variables, à travers tous les âges et étendues de l’humanité. La représentation odologique de l’espace par exemple, fut découverte à l’occasion d’enquêtes empiriques sur des sociétés de chasseurs-cueilleurs et de pasteurs. Mais nous la retrouvons sur nos terrains malgaches comme un élément récurrent associé à des pratiques aussi diverses que le pâturage traditionnel dans l’espace forestier, la cueillette de produits forestiers (pharmacopée, fibres végétales, apiculture, etc.), la chasse et la pêche, ou encore le trafic clandestin de charbon de bois.
En vérifiant empiriquement l’existence d’une multiplicité de représentations spatiales, qui plus est superposées les unes aux autres, on risque toutefois de devenir banal. Car la question de savoir quelles corrélations existent entre une pluralité de modes d’organisation sociale d’une part et une pluralité d’idéologie sociales de l’autre, reste entière. Si les représentations d’espaces ne faisaient que refléter les rapports sociaux et les utilisations des ressources naturelles que ces rapports instituent, elles ne nous apprendraient rien sur les manières dont les contraintes écologiques et donc le statut juridique des ressources affectent les rapports sociaux. Pour que les rapports entre les hommes et la nature puissent expliquer quelque chose dans les rapports entre hommes, il faut admettre que les uns ne soient pas identiques aux autres, contrairement à ce que suggère la notion d’un espace socialement construit. Il nous faut par conséquent examiner si, et pourquoi, les représentations du monde extérieur, ou des combinaisons de telles représentations, peuvent opérer comme un sélecteur de certains types d’organisation des rapports sociaux.
L’observation des modes d’utilisation et de contrôle de l’espace sur différents sites de terrain montre la généralité de la distinction entre des « parcelles », où se réalise une activité économique concrète, et des « territoires », où interviennent simultanément plusieurs activités économiques de plusieurs groupes. Vu la hiérarchie entre les représentations associées à des parcelles et leurs utilisations, et les représentations territoriales associées aux modes de contrôle social des activités productives, il n’est guère surprenant que le statut juridique d’une étendue ne se réduit pas, comme dans le droit occidental, aux seules représentations associées à des parcelles et utilisations spécifiques. La distinction faite par les organismes internationaux de recherche forestière entre le « plot level » et le « landscape level » (CIFOR, 2004) est à cet égard pertinente – même si ces deux niveaux sont loin d’être toujours dans un rapport de « synergie paysagère » faute de techniques non traditionnelles de compensation de la fertilité.
Il n’empêche que cette distinction suscite des perceptions erronées dans l’esprit d’observateurs étrangers qui, en l’absence de terroirs villageois au sens occidental et à la différence des paysans malgaches, auront tendance à appréhender le « territoire » comme un ensemble de « parcelles ». Pour les paysans malgaches, et contrairement aux théories courantes de la multifonctionnalité de l’espace, un territoire ou « paysage multifonctionnel » n’est pas un ensemble de parcelles, mais un ensemble de terres ancestrales ou lignagères. La terre du lignage (ou son équivalent structural contemporain) peut, quant à elle, être définie comme un ensemble de parcelles ou d’usages productifs. Ce modèle structural des représentations spatiales intègre les apports post-modernes de la recherche foncière africaniste et les conceptions plus classiques de l’espace forestier multifonctionnel que l’on retrouve dans les travaux les plus récents sur les politiques dites de conservation intégrée. En partant des trois concepts de parcelle, de terre ancestrale et de territoire, il postule trois types de corrélations entre perceptions du monde extérieur et perceptions d’Autrui.
Selon les termes de cette structure, la représentation topocentrique de l’espace correspond à la terre ancestrale ou « terre du lignage », donc à l’unité spatiale intermédiaire qui fait la jointure entre les parcelles d’une part, le territoire de l’autre. Ses manifestations explicites sont le tombeau là où il existe, les toponymes, ou simplement un ensemble de parcelles contiguës. La représentation géométrique de l’espace, elle, ne caractérise pas uniquement les délimitations le plus souvent fictives du droit foncier étatique, mais aussi et surtout les « parcelles » coutumières. Il ne fait pas sens d’associer une rizière délimitée à la manière traditionnelle avec la représentation topocentrique pour la seule raison que le bornage n’a pas été réalisé par un géomètre assermenté. Ce qui importe pour la coutume est la représentation de la limite qui sépare la rizière des rizières voisines et non pas l’échange entre le visible et l’invisible (qui intéresse, le cas échéant, la « terre ancestrale » sur laquelle se trouve ladite parcelle). Enfin, la représentation odologique caractérise surtout, comme évoqué plus haut, les usages productifs des communaux ou ressources communes (cueillette de produits forestiers par exemple) impliquant plusieurs groupes de descendants et donc des représentations d’espaces comprenant généralement plusieurs terres lignagères ou plusieurs patrimoines familiaux.
Les trois types de corrélations entre représentations spatiales et représentations du monde social restent néanmoins sous-déterminés à deux égards. D’abord parce que certaines perceptions du monde extérieur, la représentation sociale d’une « rizière » par exemple, font sens de manière immédiate et qu’elles peuvent être communiquées indépendamment de la définition du collectif qui en est censé être le propriétaire, gestionnaire ou usager. Ensuite, parce que pour connaître les modes d’utilisation et de contrôle d’une catégorie d’espace, de sol, ou de ressource, il faut identifier pour chaque cas particulier à quels titres ces droits sur des territoires, patrimoines et ressources sont exercés[60]. Or, tel n’est plus l’objet d’une enquête sur les représentations d’espaces, mais d’une enquête sur les représentations du temps social, qui relèvent d’un autre genre de connaissance.
L’affirmation selon laquelle « l’espace n’existe que par la projection de rapports sociaux qui, en s’y inscrivant, le produisent » (Le Bris et Le Roy, 1986a : 17), n’implique pas que les perceptions du monde extérieur soient elles-mêmes des représentations des rapports sociaux. Les trois représentations d’espace ne sont que le support d’une connaissance du monde social qu’il faut examiner en soi, indépendamment de leur support spatial. Car la connaissance des Autrui, des Nous, des groupes, des classes, des sociétés, saisis dans leur réalité et affirmés véridiques par un jugement conscient, représente un genre particulier de la connaissance (Gurvitch, 1966 : 27). Au-delà des représentations concernant l’objet et le contenu d’un droit foncier (par exemple une rizière ou un espace de pâturage), on peut distinguer des représentations qui renvoient à l’origine (par exemple une acquisition originaire ou une acquisition dérivée d’une alliance) et donc aux titulaires du droit considéré (par exemple un chef de famille, une communauté de lignages). La question n’est plus ici celle du contenu du droit, mais du titre auquel ledit droit est exercé par un individu ou un groupe d’individus.
Etant donné que les rapports sociaux se conjuguent en fonction des appartenances à des Nous, des groupes, des classes, des associations, toute la difficulté est de savoir si le droit exercé sur une catégorie d’espace, de sol ou de ressource est interne ou externe à un groupe de référence. Comment peut-on distinguer entre rapports internes et externes ? Qui définit la communauté et selon quel critère ? Il faut rappeler ici que dans les traditions juridiques africaines, ce n’est souvent pas l’autorité de l’Etat, qui relève d’une vision du monde unitariste importée par le colonisateur européen, mais le partage de quelque chose qui permet à chaque communauté de se définir de l’intérieur. Selon cette logique et à la différence du discours juridique occidental, les appartenances multiples d’un individu à plusieurs communautés : groupes de résidence, classe d’âge, origine etc., constituent la règle.
Selon le type de société considéré, les perceptions des Autrui peuvent se resserrer, se rétrécir (l’étranger, l’esclave, le serf n’est susceptible d’être un Autrui, donc faire partie du Nous) ou au contraire s’élargir (dans la mesure où l’homme est pris en tant que représentant de l’humanité en général et où il perd, par suite ses traits différenciés et individualisés). Sur le plan psychologique, ces représentations font l’objet d’attraction, de répulsion ou d’indifférence selon que l’Autre est considéré comme un père, frère, ami ou ennemi, comme compagnon ou rival, camarade ou adversaire, inférieur ou supérieur, protecteur ou oppresseur. Enfin, la connaissance des Autrui est inégalement développée dans différentes sociétés. Elle joue un rôle plus important dans des formations sociales qui en font leur principe d’organisation, par exemple lorsque les rapports fonciers sont définis en fonction de l’appartenance à des lignages ou clans. Nous aborderons les « perceptions des Autrui » sous le triple angle de l’origine des droits fonciers, des conceptions du bien qui fondent ces modes d’appropriation et des théories de la justice qui expriment ces conceptions du bien sous une forme condensée.
A la hiérarchie spatiale des catégories de parcelle, de terre ancestrale (lignagère ou familiale) et de territoire ou paysage (inter-lignager ou interfamilial) correspond une hiérarchie de faisceaux de droits dont chacun a sa cause juridique, son fondement propres. La cause du faisceau des droits portant sur une « terre ancestrale » est le premier défrichement par l’ancêtre fondateur ou un acte matériel d’appropriation équivalent, ainsi quand des éleveurs délimitent des aires lignagères de parcours ou de pâture. On sait que dans le droit occidental, la notion d’une acquisition originaire est associée à l’image de la terre « vacante et sans maître ». Cette image existe également dans le droit originellement malgache où elle est cependant modérée par la notion selon laquelle l’appropriation originaire d’une terre vacante suppose une alliance avec les esprits du lieu[61]. Par ailleurs l’acquisition d’un droit permanent ne se résume pas dans la figure de la première occupation d’une terre par un ancêtre. A Madagascar, l’ancêtre peut avoir acquis un droit permanent par l’incorporation de son travail dans une terre qui lui avait à l’origine été prêtée. Deux causes ou représentations d’origine formellement distinctes se confondent alors au fil des générations.
La cause du faisceau de droits portant sur une « parcelle » est la mise en valeur d’une jachère, c’est-à-dire d’une terre déjà défrichée par un autre, qui peut ou non être l’ancêtre de celui qui y incorpore son travail en cultivant. Du point de vue de la mise en valeur, les descendants du premier défricheur et les descendants des tard venus sont égaux en droits. La mise en valeur est reconnue d’une manière analogue lorsque la quantité du travail investi est moindre ou qu’elle n’est pas incorporée dans la parcelle comme dans les cas du charbonnage ou de la cueillette de produits forestiers. Comme la représentation sociale de l’acte matériel d’appropriation, la représentation sociale de la mise en valeur se retrouve dans les deux discours juridiques occidental et endogène. Le droit étatique en fait parfois la seule cause et condition de la reconnaissance des droits fonciers, alors que le droit endogène exige de plus que la mise en valeur de la parcelle soit autorisée par les responsables de la terre ancestrale sur laquelle elle se trouve.
Logiquement, l’autorisation ne suppose une alliance territoriale entre deux groupes que lorsque celui qui met en valeur n’est pas le descendant de l’ancêtre fondateur. Mais comme le cas est fréquent, des rapports sociaux doivent être noués entre les descendants de premiers défricheurs et les descendants des défricheurs ultérieurs. Ces alliances entre lignages fondateurs et lignages nouveaux venus sont la cause du faisceau de droits portant sur un paysage commun ou territoire politique. La notion d’alliance doit être entendue dans un sens plus large que celle d’un échange régulier de femmes sur plusieurs générations. Les droits exercés par des groupements à but social ou économique, telles les associations de migrants ou de charbonniers, qu’ils soient ou non reconnues par le droit étatique, sont conçus localement sur le modèle de ceux exercés par des descendants claniques ou lignagers. Il en va de même pour les droits exercés par les agents des administrations territoriale, foncière et forestière.
Le rapport territorial entre deux groupes suppose toujours une médiation par un troisième groupe ou pouvoir, qui peut être ancestral, politique, ou les deux à la fois[62]. En présence d’un pouvoir politique, la communauté territoriale peut être décrite en termes d’alliances entre gens de la terre et gens du pouvoir, c’est-à-dire comme un rapport entre des groupes reconnus ou institués par un souverain. En l’absence de lignages fondateurs, elle peut l’être en termes des relations entre classes d’âge, ou encore comme une relation entre familles étendues et membres de groupements associatifs pris dans un même dispositif de taxation, etc. Les corrélations structurales entre représentations d’espaces (terre ancestrale, parcelles, territoires) et représentations de l’origine des droits fonciers (appropriation fondatrice, appropriation par mise en valeur, relation hiérarchique des appartenances) restent inchangées.
Différentes règles foncières sont en concurrence parce qu’elles peuvent être issues du droit implanté aussi bien que du droit endogène. Mais sous l’angle des représentations de l’origine des droits, cette concurrence apparaît purement formelle, c’est-à-dire liée aux conditions d’appartenance des règles à un « système juridique », et non pas substantielle parce que les mêmes représentations d’origines se retrouvent dans les deux droits endogène et implanté et que l’on ne peut exercer un seul usage à plusieurs titres. Ce qui importe dans l’agencement des faisceaux de droits est donc moins la référence à des systèmes juridiques que la référence aux images de la première occupation, de la mise en valeur, des alliances entre différents groupes ou groupements. Les représentations de l’origine des droits fonciers sont sinon identiques d’une culture juridique à l’autre[63], du moins équivalentes en termes fonctionnels[64]. Elles jouent, à cet égard, un rôle comparable aux saints syncrétistes dans les cultes afro-brésiliens[65]. L’analogie opère une sélection parmi les emprunts étrangers qui limite, par là, leur effectuation conforme au système d’origine. Les règles étrangères et endogènes sont réinterprétées en termes de ces analogies, puis suivies aveuglement quand les nouvelles rationalisations sont incorporées dans l’habitus. Sans vouloir nier la dimension pratique inconsciente du processus, nous pouvons conclure que la légitimation symbolique des pratiques implique néanmoins un travail plus poussé dans l’ordre du discours.
Une conception du bien ou « éthique » peut être définie comme un ensemble rationnellement structuré de valeurs qui définissent le bien, le juste et le beau (Droz et Lavigne, 2003 : 12). Il s’agit généralement d’une rationalisation, d’une élaboration intellectuelle plus ou moins idéologique d’un « ethos » sous-jacent, c’est-à-dire d’un système de valeurs incorporées ou semi-conscientes, un réservoir peu structuré de principes d’action tenus pour légitimes et reconnus intuitivement comme justes (2003 : 13). L’opposition entre ethos et éthique nous permet d’exprimer la différence qui existe entre les représentations de l’origine des droits fonciers et les conceptions du bien qui fondent ces modes d’appropriation. Si les représentations de l’acte matériel d’appropriation, de la mise en valeur, et des alliances entre descendants constituent un ethos, c’est parce qu’une éthique doit pouvoir être communiquée de manière « iconique », à travers un nombre limité d’images ou symboles ou images pour être utile dans la vie quotidienne.
A chacune des trois images correspond donc sur le plan du discours structuré un registre moral particulier, une éthique plus élaborée, un argumentaire typique qui fait appel à toute une série d’images autres que les représentations d’espace et d’origine précédemment évoquées. Plutôt qu’à des images individuelles isolées, on a affaire à des imaginaires ou des idéologies sociales, à des conceptions du bien élargies. Le registre de l’ancestralité exprime la conception du bien constitutive de la coutume traditionnelle, à moins que cette éthique ne devienne rationalisation idéologique du « référent précolonial ». Dans les sociétés communautaristes, la terre appartient au groupe qui l’a défendue et valorisée à l’origine. Le foncier apparaît comme le moyen collectif par lequel les hommes réalisent leur désir d’être un certain type de personnes et maintiennent une certaine justice entre générations par la transmission d’un patrimoine. A usage d’abord autochtone, le principe de conservation de soi a deux aspects : un aspect intergénérationnel, qui renvoie au besoin de maintien dans la durée d’un patrimoine pour assurer la reproduction du groupe, et un aspect intra-générationnel qui renvoie aux arbitrages entre les prétentions de plusieurs groupes en compétition pour la satisfaction de leurs besoins vitaux.
De par sa définition, l’ancestralité constitue un obstacle à l’idéal de soi que chaque individu cherche à atteindre et à concrétiser en construisant son histoire de vie. La tension n’est pas seulement née avec la dénaturation de la coutume originelle, il en a probablement toujours été ainsi. Du point de vue des stratégies personnelles, le foncier est un moyen par lequel les hommes s’émancipent économiquement et peuvent posséder pleinement leurs aptitudes et les moyens de les accomplir. Le principe selon lequel la terre revient à celui qui la travaille efficacement vise à reconnaître, au delà des droits des descendants du fondateur, la valeur du travail de chacun en garantissant ainsi une certaine liberté aux entreprises personnelles. Si l’idéal de soi, ou plutôt les stratégies qui cherchent à le réaliser, sont un vecteur de transformation de la coutume traditionnelle dans une conjoncture d’instabilité économique et politique (phénomènes de monétarisation et d’informalisation de l’économie traditionnelle, de corruption administrative…), il ne faut pas pour autant les confondre avec l’avènement d’une société individualiste. Car il s’agit d’un ethos individuel incorporé progressivement par chaque personne à partir de l’ethos des groupes particuliers qu’il traverse au cours de son histoire de vie, ainsi que de l’ethos de la société globale, là où elle existe.
La notion selon laquelle il existerait un ethos propre à l’ethnie ou à d’autres formes de société globale est, bien entendu, un construit analytique (ethnocentrique ?) issu du recoupement des données de l’observation directe des pratiques sociales avec celles de l’analyse des discours. Contrairement aux élaborations d’un interlocuteur sur la coutume de son groupe d’ancestralité localisé, ou encore sur son idéal de soi qui est un concept qui lui est propre, l’abstraction d’un ethos partagé par toute une nation ne peut pas faire l’objet d’une recherche empirique. La chose existe pourtant. Le principe selon lequel « nous sommes tous Malgaches » permet aux populations les plus diverses de prendre en considération le droit de chacun à nourrir son ventre, en particulier le droit à se nourrir des femmes, enfants et migrants. Mais il est impossible de distinguer, au cours d’une enquête de terrain, ce qui relève de ce « droit coutumier » commun à tous les Malgaches de ce qui relèverait de la « coutume traditionnelle » des clans Betsileo du district d’Ambalavao, qui vous disent qu’ils ont tout inventé eux-mêmes. En insistant sur cette différence dans les entretiens, on obtiendrait simplement un commentaire de plus sur ce que l’interlocuteur considère comme étant sa propre tradition ou celle des autres. L’observation des pratiques d’acteurs conduira par conséquent à relativiser les propos d’acteurs, même là où ils font référence à l’histoire locale et que le caractère traditionnel d’une coutume semble évident puisque des référents ancestraux lignagers et claniques spécifiques sont invoqués.
La contemporanéité des solutions se cache parfois sous les apparences les plus archaïques et on parlera alors d’une conception « nativiste ». C’est du vin neuf dans de vieilles bouteilles. Dans l’autre cas, plus fréquent, c’est du vieux vin dans de nouvelles bouteilles et on parlera alors d’une conception « syncrétiste ». Les migrants colons les plus détribalisées ne renoncent pas à ancestraliser après coup leur petites propriétés familiale acquises en défrichant la forêt en individus solitaires. L’opposition conceptuelle coutume traditionnelle/droit coutumier est une distinction analytique plutôt qu’empirique, le critère superficiel étant l’existence ou non d’identifications lignagères. Lorsqu’on cherche à connaître ce qui remplace l’idiome de l’unifiliation dans les « paroles des pauvres », on bute sur des discours hybrides quasi-citoyens ou quasi-républicains ayant trait à la vie associative, aux rapports à l’administration publique, à une identité trans-ethnique où le foncier est un moyen par lequel les hommes se lient entre eux par des liens secondaires et deviennent, théoriquement, les membres égaux d’une communauté politique censée représenter l’ensemble des intérêts particularistes.
L’ancestralité, l’idéal de soi, et la commune humanité des personnes ne constituent pas des options exclusives, mais plutôt des registres moraux complémentaires et interdépendants. Dans une analyse des régimes d’accès à la terre et aux ressources dans le monde rural burkinabé, J.-P. Jacob qualifie cette complémentarité en termes d’une théorie de l’organisation des chances de vie fondée sur des « principes constitutionnels » (Jacob, 2002). La cohérence structurale des trois représentations fondatrices des droits fonciers : acte matériel d’appropriation, mise en valeur, alliance entre descendants, suggère que les « traces de la hache » qui autorisent une distribution inégalitaire des biens à titre d’effort personnel, constituent à la fois un contre-pouvoir face aux règles de préséance traditionnelle affirmée par la notion de « conservation de soi » et la concrétisation d’une « commune humanité » garantissant de manière abstraite la répartition égalitaire des chances de travailler.
Pour former une théorie de la justice commune, des postulats juridiques doivent spécifier sous quelles conditions un principe d’organisation des chances de vie l’emporte sur un autre, ce qui ouvre la voie à des « consensus par recoupement » (Rawls) entre des conceptions du bien a priori indépendantes. Selon le premier postulat, Ego a droit aux fruits de son travail personnel quelle que soit son origine, à condition que les clients respectent les devoirs envers leur patron (devoir liées à l’installation, redevances en cas de location de terre etc.). Selon le second postulat, Ego a en outre accès au patrimoine communautaire pour y investir son effort et y constituer un patrimoine familial lui permettant de devenir lui-même « enfant de la terre », à condition que sa naturalisation (et celle de ses descendants) n’entrave pas la transmission des patrimoines familiaux et donc les occasions de travail de tous ceux qui sont arrivés avant Ego. La sécurisation des droits fonciers se réalise grâce à trois mécanismes interdépendants : la distribution inégalitaire des revenus en fonction de l’effort personnel, modérée par la distribution égalitaire des chances de travailler, à son tour modérée par la prise en compte inégalitaire des chances de travailler des descendants en fonction de l’antériorité de l’occupation et des efforts personnels de leurs ancêtres.
En dégageant les précontraintes structurelles du syncrétisme et du nativisme juridiques, l’ethnographie du droit coutumier rejoint les enseignements théoriques sur les « transferts de traits culturels » et les « résistances traditionnelles » qui constituent les deux chapitres d’une théorie scientifique de l’acculturation (Bastide, 1971 : 46-66). Dans cette perspective, nous conclurons ce chapitre par trois considérations. La première a trait au mimétisme. L’attachement des populations locales et agents administratifs à la tradition juridique malgache ne les empêche guère d’imiter les formes du droit occidental pour légitimer leurs pratiques. Des papiers administratifs établis selon les procédures du droit étatique autorisent des défrichements coutumiers dans les aires protégées. Des charbonniers coutumiers se servent des formes associatives occidentales pour se mettre en règle vis-à-vis de l’administration sans même qu’un projet de développement ne vienne le leur demander. Au lieu de la substitution ou du remplacement du droit endogène par le droit implanté, on observe une imitation et addition de formes. Plus les formes du droit implanté sont éloignées de celles du droit endogène, et plus leur acceptation sera difficile parce qu’elles ne pourront être réinterprétée en termes de la culture receveuse, ce qui implique un usage sélectif des normes du droit étatique.
La deuxième conclusion concerne l’analogie. Les acteurs locaux cherchent leurs références étrangères en fonction de représentations « universelles » telles que la mise en valeur, la première occupation ou la subordination à l’autorité politique pouvant également expliquer l’origine coutumière des droits fonciers. Les institutions nouvelles, en plus de leur avantage formel qui est d’être conforme au droit officiel, doivent remplir les mêmes fonctions que les anciennes institutions. Lorsque le but d’une association paysanne est de gérer un territoire, les rapports entre ses membres sont de nature politique. Il y a analogie avec les relations entre unités lignagères ou familiales partageant une base économique commune. Lorsque le but est de gérer seulement une parcelle, les rapports entre ses membres sont analogues à ceux entre membres d’une famille. Les associations de charbonniers fonctionnent comme une espèce de famille étendue qui encadre le travail des charbonniers individuels. Les deux équivalents fonctionnels ne sont pas interchangeables, ils constituent des modes alternatifs de satisfaction des mêmes besoins.
La troisième conclusion a trait au bricolage. Le passage de la coutume traditionnelle au droit coutumier se présente comme un bricolage « combinant des concepts anciens et nouveaux pour produire un effet de sens bien particulier, reprenant le mode endogène de juridicisation des faits sociaux, pour faire apparaître la permanence de la tradition derrière l’apparence de l’adhésion à la modernité » (Le Roy, 1999 : 102). Un trait culturel, quelles que soient ses forme et fonction, sera d’autant mieux intégré qu’il pourra prendre une valeur sémantique en harmonie avec le champ des significations de la culture receveuse, c’est-à-dire qu’il sera réinterprété. La réinterprétation comprend aussi bien le processus par lequel d’anciennes significations sont attribuées à des éléments nouveaux que celui par lequel de nouvelles valeurs changent la signification culturelle des formes anciennes. Cette double sélection, qui limite fortement les scénarios possibles d’évolution du droit coutumier, modifie aussi le problème de sa reconnaissance.
Dans les analyses courantes des politiques foncières, le concept de bricolage conduit à caractériser les systèmes fonciers africains comme ambigus, indéterminés et négociable, parce que enchâssés dans les relations sociales, et à accorder la préférence dans les réformes foncières aux politiques négociées, la codification étant considérée trop rigide pour saisir la dynamique des transformations en cours. L’analyse reste rivée à une conception du bricolage qui perd de vue que les métissages sont précontraints par la structure des éléments qui les composent. Le problème des politiques foncières malgaches n’est pas que le droit coutumier est trop fluide et ambigu pour pouvoir faire l’objet d’une législation systématique, mais plutôt sa substance ou structure spatio-temporelle, trop distante des contrats de gestion et autres solutions particularistes proposées. Décalée des logiques endogènes, la reconnaissance foncière « à géométrie variable » risque de passer inaperçue par les usagers malgré sa plus grande souplesse et flexibilité.
La gestion communautaire est désormais une référence convenue des nouvelles politiques forestières et environnementales sur le continent africain. Un élément récurrent de ce nouveau référentiel, qui se démarque de l’étatisme et du centralisme des politiques foncières antérieures, est la reconnaissance des droits locaux, non étatiques, coutumiers et ancestraux. Mais la transition d’une attitude hostile aux populations locales vers une attitude qui reconnaît les droits des usagers pour mieux les impliquer dans la conservation de la nature, ne semble guère affecter la substance de ces politiques publiques. Au contraire, les pratiques juridiques sont encore largement déterminées par les « usages politiques » de la domanialité. Pour comprendre les raisons du décalage entre le référentiel et la substance de l’action environnementale, il est nécessaire de situer cette dernière dans le champ plus large des politiques foncière et domaniale qui en constitue l’ancrage juridique.
Les droits fonciers de l’Afrique francophone se distinguent par un usage particulier du concept de domanialité hérité de la colonie. Tandis qu’en métropole, le domaine de l’Etat n’occupe qu’une faible portion du territoire et ne concerne souvent que des biens tombés en déshérence, en Afrique la plupart des terres ont été rangées dans cette catégorie. Selon la logique coloniale, il s’agissait de civiliser les autochtones et de développer l’économie en installant des propriétaires et concessionnaires sur les terres considérées comme « vacantes et sans maître ». En principe, le domaine privé de l’Etat ne devrait comporter que les terres en attente d’affectation aux particuliers et celles affectées aux services publics à titre d’une mission légalement définie. Mais la présomption domaniale étend le domaine à tous les terrains non occupés en vertu d’un titre foncier d’immatriculation ou de titres réguliers de concession[66], sans qu’une politique publique explicite en justifie l’affectation à l’administration. Ainsi s’est constitué un domaine privé de l’Etat englobant la presque totalité des terres, en l’absence de propriété privée occidentale constatée chez les colonisés.
On pourrait objecter à une telle lecture que la reconnaissance judiciaire de la propriété indigène figurait dès le départ parmi les principes déclarés de la justice coloniale. Mais cette reconnaissance signifiait peu de choses dans la pratique, la justice dispensée par le colonisateur ayant eu un caractère essentiellement administratif[67]. Même l’inversion de la charge de la preuve, mesure prise par l’administration coloniale dans les années 1950 pour modifier la procédure à suivre lors de l’immatriculation d’un terrain, n’a pas renversé la présomption domaniale pour les terrains non appropriées en vertu d’un titre foncier. Le monopole étatique reste donc intact dans les zones rurales où, on le sait mais ne le répète pas assez, l’immatriculation est l’exception qu’elle se fasse au nom de l’Etat ou de personnes publiques et privées autres que l’Etat. Suite aux Indépendances, le régime de l’immatriculation est devenu encore plus exceptionnel, en particulier depuis que les services domaniaux ont définitivement cessé de fonctionner régulièrement dans les années 1980.
Quelles que soient les difficultés soulevées par son application, le monopole foncier de l’Etat colonial a survécu comme l’une des plus « légitimes »[68] parmi les institutions importées, et ce grâce à deux conséquences du régime d’exception coutumier. Une première conséquence de ce dernier a été de restreindre l’accès à la propriété foncière occidentale aux couches sociales solvables, ce qui a jusqu’à présent permis d’éviter les conflits avec les droits fonciers coutumiers qu’impliquerait sa généralisation dans les zones rurales. La deuxième conséquence de l’exception coutumière est d’enchâsser la prise de décision relative à l’exploitation des ressources naturelles renouvelables du domaine dans des relations de clientèle entretenues avec les catégories sociales concernées par ces décisions. Confondu avec une propriété privée et utilisé comme telle par les élites coloniales et indépendantes, il ne fait pas doute dans les administrations africaines que le domaine appartient à l’Etat (Karsenty et Marie, 1998 : 162). Mais comme les terres légalement affectées à des services publics sont utilisées à des fins pratiques tout à fait différentes, la définition du domaine est partout ambiguë. En l’absence de procédures juridiques qui en précisent le mode d’existence, les administrations font largement place aux situations foncières réelles, de sorte que les fonctionnaires sont devenus des acteurs incontournables dans l’affectation coutumière du domaine.
Comme nous le verrons dans ce chapitre, la politique forestière constitue une zone particulièrement névralgique dans le champ des politiques domaniale et foncière. Du point de vue domanial légal, l’action publique forestière est entièrement fondée sur la séparation entre espace agricole et espace forestier. Du point de vue de l’exception coutumière, cette limite spatiale est introuvable. Le concept d’espace forestier dénote dans le discours juridique endogène une réalité fondamentalement différente, si tant est qu’il existe un « espace forestier ».
Le monopole foncier étatique et l’exception coutumière entretiennent un rapport paradoxal. Plus l’administration reconnaît les pouvoirs fonciers coutumiers, et plus la définition officielle du foncier semble devoir rester un monopole de l’Etat. Plus les administrations monopolisent le pouvoir foncier, et moins la reconnaissance du droit coutumier semble correspondre à un besoin social. Dans le cas de la politique forestière, ce paradoxe est encore accentué par la spécialisation du savoir et l’esprit de corps de l’administration forestière qui se fondent tous les deux sur la fiction occidentale du domaine forestier. Cette institution fut à l’origine de ce qu’on appelait jadis « l’organisation forestière » (Sorg, 1999), mais qui n’est en fait que la représentation idéologique d’une parmi les nombreuses clientèles de l’Etat forestier postcolonial que les relectures pluralistes récentes mettent en évidence.
L’organisation forestière héritée de la colonie repose sur une concentration réconfortante des tâches d’administration, de formation et de recherche dans les mains d’une seule catégorie socioprofessionnelle, les ingénieurs des Eaux et Forêts. Justifiée par une idéologie quasi scientifique, elle naturalise les prérogatives légales du corps forestier en même temps qu’elle en autorise la dilution dans les pratiques clientélistes. Dans la perception du forestier, « des populations rurales soucieuses de satisfaire à des besoins immédiats, sous la houlette d’autorités élues pour peu de temps et peu sensibles aux intérêts des générations suivantes, ne sauraient gérer valablement les bois de la nation » (Buttoud, 1998 : 42). Cet argument explique entre autres pourquoi les politiques forestières attribuent à l’Etat un rôle exclusif dans l’élaboration et l’application des décisions publiques. Unique expression de la puissance publique, l’Etat sécrète des règles juridiques devant théoriquement servir l’intérêt général, mais dont la principale finalité est de limiter l’accès des riverains à une ressource jugée indispensable à l’économie nationale (ibid., p. 40).
L’intérêt général est défini par le triptyque « protection, production, accueil » qui résume les trois fonctions de la forêt : écologique, économique, sociale. Le principe qui consiste à attribuer à l’Etat l’ensemble des prérogatives de la puissance publique dans le domaine forestier remonte, en Europe, à la période de formation de l’Etat moderne. Cette tradition a été rationalisée par la Prusse et la France au 19ème siècle à travers un modèle théorique où « l’espace forestier est un espace multifonctionnel qui doit s’accommoder d’usages multiples » (Smouts, 2001 : 40), puis transférée par la colonisation dans des sociétés où les conditions de sa réception n’étaient et ne sont toujours pas réunies[69]. Les règles renvoient à une conception du droit comme ordre normatif séparé de l’ordre social, symbolisé par la prééminence de la loi sur la coutume. Alors que dans les représentations communes, le juste occupe le sommet de la hiérarchie des biens, la loi le place dans un vide général opposé catégoriquement aux intérêts particuliers déconsidérés. Il est compréhensible que les forestiers cultivent une attitude légaliste, car c’est la seule qui les autorise à convertir une identité corporatiste en privilèges liés à la fonction publique.
Le légalisme de l’idéologie du forestier se reflète dans la forme pyramidale de l’administration forestière et l’exclusion de toutes les autres formes concevables d’organisation, qu’elles soient coutumières ou démocratiques, participatives ou négociés. L’Etat est le seul représentant de la puissance publique en matière forestière. De plus, il peut agir à titre de propriétaire forestier, ou encore en tant que régisseur des forêts qui n’appartiennent pas à des propriétaires privés ou publics autres que l’Etat (Buttoud, 1998 : 40). Du point de vue de leur rationalité juridique, les différences entre ces modes d’intervention étatique sont mineures. Les différentes tâches sont prises en charge par la même organisation bureaucratique pyramidale, de sorte que la légitimation de la politique forestière se confond avec la légitimation du service forestier face à des communautés coutumières qui « s’autorisent à créer des coutumes nouvelles mais refusent d’abolir les coutumes existantes » (Alliot, 1981 : 96). Abolir les coutumes existantes sans pour autant autoriser la création de coutumes nouvelles, voici le programme politique de « l’Etat forestier ».
Le problème créé par le choc des cultures juridiques peut être résolue de deux manières. La première solution, coloniale, consiste à imposer la greffe du modèle occidental en diversifiant la pénétration administrative sur le territoire tout en refusant d’attribuer un pouvoir autonome à la société civile. Suivant le degré de force que l’administration est prête à mobiliser pour faire prévaloir sa conception du bien, la greffe du domaine forestier sera contestée par la violence, ou simplement désacralisée dans les pratiques quotidiennes. La deuxième solution, postcoloniale, au choc des civilisations consiste à inventer un savoir-faire partagé par les fonctionnaires et leurs administrés. Les Africains et Malgaches ont, dès la période coloniale, développé une capacité spécifique de penser le fait administratif et une culture particulière traduisant une conception originale du pouvoir : contournement et détournement des règles, refus de s’insérer dans les structures officielles, activités informelles parallèles fondées sur des relations de clientèle (Darbon, 1991 : 173).
Expression d’une conception du bien étrangère, l’administration forestière requiert un cadre d’interprétation qui donnent un nouveau sens au domaine forestier, permettant de « domestiquer » le dispositif bureaucratique associé à la fiction juridique. La « cannibalisation sociale » (Darbon, 1990 ; 1991) du service public forestier ainsi que des deux autres composantes de l’organisation forestière que sont la recherche scientifique et la formation des cadres forestiers, rend légitime non seulement le monopole étatique sur le domaine, mais aussi la croyance dans la scientificité de sa gestion. Ainsi forme-t-on des ingénieurs aux techniques d’aménagement les plus sophistiquées dans un pays où l’aménagement forestier n’existe que sur le papier et où la plupart des usagers du service forestier sont des analphabètes. Ce qui importe dans la légitimation de l’Etat forestier n’est pas que les représentations des forestiers malgaches se rapportent à quelque réalité locale, mais que les prérogatives légales et les abus de fonction qu’elles autorisent soient consacrés par l’attestation publique d’une compétence professionnelle chargée de symbolisme.
L’irréalisme des représentations professionnelles de la forêt tropicale a lui aussi des origines coloniales. Les forestiers coloniaux occidentaux, considérant les forêts tropicales comme des espaces « vierges », puis comme des ressources exploitables dont il fallait recenser les richesses « naturelles », virent dans les agriculteurs et éleveurs traditionnels leurs ennemis permanents. La tâche assignée à tous les services forestiers coloniaux sera de protéger l’arbre, de reboiser et de contrôler les populations (Rossi, 1999 : 23). Comme l’explique G. Rossi, ces idées trouvent leur origine dans certains Etats européens, dans la création dès le 17ème siècle de corps militarisés chargés de la protection contre les paysans et leur bétail des forêts royales. Une idéologie sans rapport avec les réalités scientifiques se crée ainsi sur la base de postulats politiques et économiques qui sont indissociables de l’histoire de la formation des Etats moderne en occident. Ces idées et méthodes d’administration continuent à déterminer les politiques forestières dans les pays anciennement colonisés où elles avaient été transposées sans modification puis reprises par les Etats postcoloniaux:
« La prégnance de cette idéologie, défendue par des groupes de pression puissants, s’appuyant sur des institutions prestigieuses, est telle qu’aujourd’hui encore les résultats des recherches qui la contredisent ont du mal à être pris en compte. Encore tenace est l’idée que la défriche-brûlis, le pâturage des troupeaux dans les forêts, entraînent irréversiblement la déforestation et une spirale de dégradation des écosystèmes « naturels », […] tandis que l’exploitation commerciale, coloniale ou actuelle, est ignorée ou exonérée » (Rossi, 1999 : 23-24).
L’implantation du droit domanial et forestier occidental se justifiait par sa neutralité et sa capacité à garantir sur le long terme la reproduction de la ressource face aux intérêts d’utilisateurs agissant sous la pression de besoins immédiats. Du point de vue de ses destinataires, la neutralité de la loi forestière apparaît en revanche comme une greffe culturellement marquée qui, en séparant la forêt de l’espace agricole, entre en conflit avec les conceptions coutumières paysannes où à la différence de l’agriculture dans les pays industrialisés, les usages agricoles et non agricoles des ressources renouvelables restent encore imbriqués les uns dans les autres. L’argument de la neutralité sur le long terme invoqué par les services forestier perd entièrement sa pertinence si on étend l’analyse de la domanialité de la lecture des textes juridiques à l’observation de la pratique des administrations chargées de les appliquer, qui montre que les prérogatives domaniales fondent un ensemble de transactions officieuses qui reconnaissent de fait les usages coutumiers du domaine.
L’exportation des politiques forestières occidentales ne fait ainsi que confirmer l’observation plus générale selon laquelle l’efficacité des règles juridiques est un phénomène toujours localisé : dans des conditions différentes les mêmes règles produisent des effets différents (Alliot, 1983 : 123). Mais la déviance par rapport à la norme occidentale ne remet en cause ni la définition légale du domaine ni l’organisation du service forestier, car elle perpétue l’incapacité structurelle d’agir de l’administration forestière tout en la renforçant en tant que système bureaucratisé de relations et d’activités informelles. Désacralisé par la « cannibalisation sociale » de son administration, le domaine forestier est remis en scène par un symbolisme souvent grotesque sous forme de diplômes d’ingénieur forestier, de partenariats de recherche scientifique internationaux, reboisements conviviaux, luttes exemplaires contre les feux de brousse, voitures de fonction…
La crise du modèle domanial a suscité dans la littérature récente des réinterprétations pluralistes de l’Etat forestier (Anderson, Clément et Crowder, 1998; Babin et Bertrand, 1998 ; Babin, Bertrand et al., 1997). Ces analyses relèvent de la problématique plus générale de « l’afropessimisme », défini comme une démarche intellectuelle qui écrit l’histoire africaine par analogie avec l’histoire européenne et qui présente la crise de l’Etat postcolonial comme une dénaturation du modèle européen idéal (Mamdani, 1996 : 12). Ainsi peut-on concevoir le pluralisme en foresterie comme le contraire de l’Etat forestier importé, sur la base de trois caractéristiques opposables terme à terme à celles du modèle domanial. Dans cette perspective en somme assez heuristique, les pratiques d’utilisation et de contrôle des ressources forestières à Madagascar apparaissent comme la conséquence de trois sortes de pluralisme.
Un premier type de pluralisme renvoie à la diversité des usages et acteurs concernés par la forêt, ainsi qu’aux formes d’organisation qu’implique cette diversité. Ce pluralisme confronte des producteurs ou utilisateurs villageois, des agents économiques tel que les collecteurs, exploitants ou transformateurs, des représentants de l’administration territoriale et forestière, des projets de conservation ou de développement étrangers, des organisations non gouvernementales, des agences locales du système des Nations unies, etc. Les perceptions de la forêt varient considérablement d’une partie prenante à l’autre. Pour les populations rurales qui vivent du « tavy », elle est avant tout une réserve foncière qui peut être valorisée grâce à la libération d’éléments fertilisants par la mise à feu après abattage des arbres. Pour d’autres populations rurales, elle offre du pâturage pour les bœufs, des matériaux de construction, du bois énergie, de la pharmacopée traditionnelle et d’autres produits de cueillette. Pour les exploitants licites et illicites, la forêt est une source de revenus monétaires. Les politiciens en profitent pour faire avancer certaines causes dans leur propre intérêt ou de celui de la collectivité (Hagen, 2000 : 4). A l’échelle mondiale, la forêt de Madagascar est réputée pour sa biodiversité unique, qui en fait un des plus importants « hotspots » du monde (Myers, Mittermeier et al., 2000). Pour d’autres agences internationales et nationales, elle présente des opportunités de développement économique ou de lutte contre la pauvreté. Le problème de coordination entre acteurs aux intérêts potentiellement opposés, conséquence de la diversité des utilisations de la forêt, ne peut pas être résolu par un service forestier auquel le modèle domanial attribue le monopole de gestion alors qu’il n’en a pas les moyens. Certains n’hésitent pas à évoquer la « crise de légitimité » de l’Etat forestier en Afrique en imputant la déforestation à l’insécurité juridique provoquée par une administration omniprésente dans les esprits mais absente du terrain (Babin, Bertrand et al., 1997 : 282). La déforestation apparaît de ce point de vue comme un problème de gouvernance, plutôt que comme un problème de raréfaction de la biomasse sous l’effet des pressions anthropiques.
Le deuxième type de pluralisme approfondit cette perspective en insistant sur la concurrence entre plusieurs règles, mécanismes ou systèmes normatifs qui s’appliquent à une même situation. C’est le phénomène que les anthropologues du droit qualifient couramment de « pluralisme juridique » (Vanderlinden, 1989 ; Woodmann, 1998 ; Benda-Beckmann, 2002). L’appropriation des ressources naturelles à Madagascar renvoie à la fois à des conceptions coutumières de la justice ; à des territoires administratifs, domaines forestiers et aires protégées crées par la loi ; et enfin à un ensemble de droits et ayants droit, issu en partie d’une reconnaissance de la loi par la coutume, en partie de la connaissance de la coutume par la loi, et qu’on appelle couramment « droit coutumier ». Même ceux qui définissent le droit coutumier comme une coutume dénaturée sous l’effet de la colonisation (Le Roy, 1991 : 112,114 ; Vanderlinden, 1996 : 56-59) reconnaissent que la volonté d’imposer des conceptions du bien étrangères a rapidement trouvé ses limites. En Afrique coloniale et surtout postcoloniale la dénaturation de la coutume prend alors la forme de bricolages qui combinent des éléments traditionnels et modernes, et qui ont permis aux Africains de « domestiquer » le droit et l’Etat importés (Le Roy, 1993 : 49-52). Les administrations essaient à leur tour de réglementer le bricolage pour en garder le contrôle. Plus qu’elle n’anticipe une nouvelle politique, l’élaboration d’un droit coutumier réagit à l’inadéquation du droit importé constatée sous les tropiques. Dans le droit foncier et domanial malgache, des politiques publiques parallèles se sont formées depuis la période coloniale au niveau des structures d’application qui développent leurs propres procédures, contraires au référentiel des politiques foncières déclarées. Même si elles sont quantitativement plus importantes que les politiques officielles, ces politiques parallèles ont au mieux un statut subordonné si elles ne sont pas assimilées des activités criminelles (commerce illégal de bois tropical). En aucun cas ce droit parallèle ne met en question les principes fondateurs de la domanialité dont il n’est en fait que le détournement à des fins particularistes.
Le troisième et dernier type de pluralisme a trait aux manières de penser l’organisation du monde et de la société. Selon les représentations de la nature prévalentes en Afrique, la conservation n’est pas considérée comme une fin en soi, mais un moyen pour continuer à produire dans un contexte de rareté. Elles caractérisent les sociétés à dominante rurale où la petite agriculture constitue la source principale dans l’économie de subsistance et où l’utilisation des ressources non agricoles est soumise à un contrôle communautaire. En revanche, les représentations occidentales se caractérisent par le centralisme étatique, le scientisme technicien et une vision de la conservation comme une fin en soi. Elles reflètent les valeurs attribuées à la nature par les sociétés urbaines d’Europe occidentale et d’Amérique du Nord. Les représentations idéologiques des forestiers coloniaux évoquées plus haut trouvent des échos dans les politiques actuelles de conservation du milieu naturel en Afrique. Mises en œuvre conjointement par les gouvernements et organismes d’aide, cette politique serait « largement déterminée par un paradigme environnemental produit par les structures et la culture des sociétés urbaines industrialisées et synthétisé par un establishment scientifique puissant, lequel, de fait, décide ce qui constitue le savoir légitime à partir duquel la politique doit être élaborée » (Murphree, 2000 : 43). Lorsque ce paradigme « occidental » de la conservation est transposé à la situation africaine, « la conservation par la population s’en trouve entravée car ce paradigme provoque un conflit entre l’élite politique et intellectuelle qui cherche à l’imposer et les gestionnaires de la ressource sur le terrain dont le paradigme de conservation, largement informulé, repose sur une base socioculturelle différente » (ibid., p. 44).
M. Murphree observe à juste titre que la recherche environnementale n’a pas encore su correctement répondre au défi du décalage des paradigmes. Jusqu’à présent, la formulation d’un « paradigme africain » de la conservation a surtout été marquée par l’irruption des sciences sociales ethnocentriques dans le champ de l’expertise internationale relative à la protection des écosystèmes tropicaux. Dans ce contexte, la notion d’un paradigme africain a surtout servi de prétexte pour « déconstruire » les connaissances scientifiques acquises à propos des problèmes de déforestation, dégradation forestière, désertification etc., présentées par certains constructivistes comme autant de fantasmes occidentaux qu’il s’agirait désormais de remplacer par le pragmatisme des savoirs locaux (Leach et Fairhead, 2002 : 6)[70]. Le sociologisme révisionniste de certains spécialistes en agriculture et en foresterie tropicales n’a rien de surprenant. Il s’adresse à un public de décideurs internationaux qui savent déjà que des droits de propriété clairs et sûrs sont une condition préalable pour concilier les besoins locaux et globaux de manière efficace et équitable à travers des négociations environnementales avec les populations pauvres. Selon le Centre pour la recherche forestière internationale (CIFOR) par exemple,
« Many analysts claim that empowering local communities or other local stakeholders will lead to more effective development and conservation. One hypothesis is that clear secure local property rights and resource access for the rural poor are necessary for equitable outcomes that address their needs. In particular, empowerment that comes from these property rights creates the incentives and conditions for local people to participate in negotiations regarding tradeoffs. These views are anathema to others, as illustrated by the resurgent ‘protection paradigm’ in conservation » (CIFOR, 2004: 4)
Reconnaître les droits locaux, tel est le programme des nouvelles politiques foncière et forestière mises en place dans le cadre de l’aide internationale au secteur environnemental des pays pauvres.
La querelle de méthode entre positivistes et constructivistes en matière d’analyse des politiques publiques ne saurait cacher que le blocage de l’administration forestière est plus structurel que les idéologies changeantes de l’expertise internationale en matière de politique environnementale ne laissent croire. Il ne faut pas imaginer que le mimétisme des forestiers postcoloniaux déroutés par le nouveau discours, mais soucieux de conserver leurs privilèges matériels en copiant les modèles étrangers de gestion forestière, est la seule source du centralisme de l’Etat forestier. Du point de vue d’une analyse des modes de communication entre l’élite politique malgache et les bailleurs de fonds internationaux, le nouveau référentiel décentralisé, participatif et contractuel apparaît comme une conséquence sur le plan de l’idéologie sociale, des rapports de clientèle qui relient les forestiers et autres professionnels malgaches du secteur environnemental aux professionnels étrangers de l’aide environnementale.
Le changement du référentiel des politiques foncière et forestière ne constitue donc pas en soi la preuve d’une gouvernance plus participative et d’une nouvelle attitude envers les acteurs de la société civile. Sinon on ne comprendrait pas pourquoi la décentralisation des administrations foncière et forestière fait depuis quinze ans l’objet des conditionnalités politiques de l’aide environnementale internationale à Madagascar sans qu’une perspective de sortie de la crise domaniale ne se dessine ni que l’on comprenne clairement ce que les bailleurs de fonds internationaux et leurs clients malgaches entendent par les termes de « décentralisation » et de « gouvernance environnementale ».
Il est relativement aisé de dater l’émergence d’un réseau de politique environnementale à Madagascar. Dès la fin des années 1980, le gouvernement se voit octroyer des financements extérieurs importants pour investir, selon la formule Banque mondiale des Plans d’action environnementaux qui a ensuite été étendue à d’autres pays africains, dans un « secteur environnemental » alors inexistant (Falloux et Talbot, 1992). Le pays ne disposait à l’époque que d’un service public forestier hérité de la colonisation, il n’existait ni ministère de l’environnement ni agences spécialisées dans les différentes actions environnementales. Pour justifier les financements étrangers, il fallait d’abord institutionnaliser « l’environnement » comme un secteur à part entière de l’économie nationale et de l’administration publique.
Les efforts pendant les premières années du Plan environnemental sont presque entièrement consacrés à la mise en place d’un réseau d’aires protégées qui doit regrouper une cinquantaine de parcs nationaux et réserves naturelles dont la plupart avaient été créés encore sous la colonie. Selon la conception des bailleurs de fonds, les aires protégées doivent être soustraites à la compétence de l’administration forestière, sous-équipée, corrompue et traversée par le clientélisme gouvernemental, pour être administrées par un organisme parapublic. Confiné dans le débat sur les aires protégées, le discours sur la nouvelle gestion publique, n’impliquait pas de changement dans le référentiel des politiques foncière et forestière. Il ne s’agissait pas de décentraliser spatialement les services domaniaux en les intégrant dans le dispositif de l’administration du territoire, mais plutôt de renforcer l’aspect forestier et environnemental de la gestion domaniale centraliste de type colonial. L’émergence d’un nouveau référentiel de politiques foncière et forestière ne peut donc être expliquée par la seule disponibilité d’un financement international conséquent assuré sur une période de quinze ans à partir de 1990.
L’approche cognitive et constructiviste des politiques publiques attache une grande importance au rôle de l’expertise transnationale dans le processus de décision. L’expertise serait à l’origine d’une sorte d’élite technocratique, formée par des réseaux de professionnels ayant une compétence reconnue dans un domaine précis, partageant une série de convictions sur les caractéristiques en jeu, sur les explications causales à privilégier, sur les principes d’action à promouvoir et jouissant d’une autorité scientifique suffisante pour pouvoir prétendre à l’emploi des connaissances produites dans un champ d’intervention publique (Haas, 1992 : 3). Si les « communautés épistémiques » diffusent parfois spontanément leurs idées en recommandant aux décideurs de suivre un certain cours d’action, elles ne se prononcent le plus souvent qu’à la demande expresse des décideurs. Dans un cas comme dans l’autre, le concept de communauté épistémique articule la notion d’une démarche intellectuelle précise, inspirée d’une discipline académique, avec celle d’un objectif politique clairement défini sur la base de cette discipline. Il faut parler d’une « communauté épistémique » lorsque des experts partagent un même paradigme pour définir un problème public et qu’ils ont des préférences similaires quant aux solutions à mettre en œuvre. Dans le champ des politiques environnementales, on peut citer comme exemples de communautés épistémiques les biologistes et écologues préoccupés par la conservation in situ des espèces et écosystèmes, les économistes de l’environnement concernés par la gestion durable des ressources naturelles, ou encore les sociologues et anthropologues intéressés par l’africanisation des politiques foncières d’inspiration occidentale.
Ces quelques exemples attestent que pour chacune des disciplines, le recours à la méthode scientifique est instrumental pour prendre conscience de problèmes d’environnement tels que la déforestation et la dégradation forestière et pour traduire ces perceptions en solutions politiques. Pour autant, les problèmes publics environnementaux ne sont pas tous scientifiques, car ils ont aussi des racines culturelles, morales et juridiques (Le Prestre, 1997 : 309, 315). A moins de confondre causes et effets, l’impact des communautés épistémiques sur la substance des décisions politiques semble difficile à prouver. L’explication de la coordination politique internationale par l’influence déterminante des coalitions d’experts atteint rapidement ses limites. Les problèmes commencent par la difficulté à identifier et à démarquer les communautés épistémiques les unes des autres. A partir de quel seuil un ensemble de propositions forme-t-il un paradigme, des valeurs et croyances sont-elles suffisamment consensuelles systématisées pour pouvoir fonder une communauté épistémique ?
L’observation des réseaux de politiques publiques (policy networks) suggère que les communautés épistémiques se définissent moins en fonction de systèmes idéologiques clairement distincts qu’en fonction que de lignes d’argumentation (policy narratives, story-lines) permettant aux catégories socioprofessionnelles de se positionner les unes par rapport aux autres. Ces récits ne sont ni des systèmes idéologiques ni des paradigmes scientifiques mais des histoires causales présentant sous une forme narrative les contraintes et les enjeux qui doivent conduire à la décision (Muller, 2003 : 61). Trois histoires causales peuvent assez facilement être tirée d’une « observation participante » du réseau de politique publique du secteur environnemental à Madagascar. Les biologistes et écologues estiment que si on implique les populations paysannes dans des mesures de conservation innovatrices qui réduisent en même temps la pauvreté, alors on pourra étendre spatialement la protection des écosystèmes au delà des aires protégées à toutes les forêts domaniales. Les économistes et politistes estiment que si on implique les populations paysannes dans des dispositifs de gestion décentralisée des ressources renouvelables, alors on pourra mieux conserver les écosystèmes qu’en imposant des politiques foncières et domaniales centralistes. Si on autorise les populations paysannes à participer dans un dialogue démocratique, alors il apparaîtra que la sécurisation foncière par une reconnaissance des droits coutumiers est un préalable à la gestion durable des écosystèmes[71].
L’approche argumentative postule que dans la lutte pour l’hégémonie discursive, il se forment des coalitions entre acteurs qui peuvent percevoir leurs position et intérêt en fonction de discours fort dissemblables, mais qui pour des raison les plus diverses sont attachés à un ensemble de narrations spécifiques (Hajer, 1995 : 65). Si on admet ce postulat, les communautés épistémiques peuvent être analysées en termes relationnels et non pas substantiels. Elles se différencient seulement au cours de leur interaction dans un contexte social et politique et ce par le biais des récits de politique publique, qui ne rappellent plus que sous forme de métaphores, les systèmes idéologiques scientifiques et disciplinaires originels. Selon M. Hajer,
« Discourse coalitions are formed if previously independent practices are being actively related to one another, if a common discourse is created in which several practices get a meaning in a common political project. Ecological modernization can be used to illustrate the concept. Ecological modernization is based on some credible and attractive story-lines: the regulation of the environmental problem appears as a positive-sum game; pollution is a matter of inefficiency; nature has a balance that should be respected; anticipation is better than cure; and sustainable development is the alternative to the previous path of defiling growth. Each story-line replaces complex disciplinary debates. What is more, story lines imply arbitrary confinements: they often conclude debates that are still open or imply a marked move away from an academic consensus » (Hajer, 1995: 65
Non pas que les sciences et notamment les sciences sociales n’aient pas d’importance en tant que facteur de légitimation de décisions politiques. Mais elles ne sont pas le principal facteur qui pèse sur la prise de décision politique. Contrairement à ce que suggère la définition de Haas, les idéologies scientifiques ne se traduisent pas dans une influence directe sur les programmes de politique publique et les communautés épistémiques apparaissent en dernière analyse comme de simples groupes de plaideurs (advocacy groups) regroupés dans un réseau de politique publique sous la forme de ce que Hajer appelle une coalition de discours entre plusieurs sortes de plaideurs scientifiques. Plutôt que les différences entre paradigmes scientifiques, ce qui doit retenir notre attention, c’est que les trois histoires causales relatives à la bonne gestion de écosystèmes malgaches partent d’un projet politique commun qui vise à négocier des compromis politique pour résoudre le problème de déforestation. L’effet de coordination de la décision politique que l’on attribue communément à l’expertise scientifique n’est pas dû aux consensus scientifiques au sein des communautés épistémiques de biologistes, d’économistes ou d’anthropologues, mais à l’alignement des groupes d’experts les plus divers derrière un projet commun de politique environnementale qui se propose de reconnaître le droit coutumier.
La programmation de la deuxième phase du Plan d’action environnemental, structurée autour de la mise en place d’une politique contractuelle d’environnement à l’échelle du pays, illustre l’effet de coordination que peuvent exercer certains programmes politiques pour peu que différentes communautés de plaideurs scientifiques y souscrivent. La politique de transfert de gestion des ressources renouvelables aux communautés villageoises se fonde sur une loi relative à la gestion locale des ressources renouvelables élaborée par des experts français et américains au cours de quelques mois en 1995 et adoptée en 1996[72]. A suivre Ch. Kull, cette loi serait issue d’une expertise de 1995 proposant de décentraliser la gestion des feux qui se plaçait en opposition explicite à un siècle d’échecs en la matière et présentait une argumentation nuancée pour le transfert de la gestion des feux. Admettant l’utilisation du feu comme un instrument de gestion légitime, elle discutait la logique juridique et politique de la décentralisation et définissait un programme d’application détaillé. Des éléments clés de cette proposition furent rapidement transformés en législation (Kull, 2002 : 61).
Cette interprétation de la genèse du nouveau référentiel laisse plusieurs questions ouvertes. Tout d’abord, la notion de « feux de végétation » empruntée à la législation coloniale n’entretient-elle pas une confusion entre deux phénomènes différents que sont l’appropriation foncière coutumière par le défrichement avec brûlis d’une part et la gestion coutumière des pâturages de l’autre ? Ensuite, au regard des sommes considérables investis par les bailleurs de fonds dans la conservation « intégrée » des forêts tropicales, les feux de pâturage ne sont-ils pas considérés comme un problème d’importance secondaire ? Enfin, les bailleurs de fonds du réseau de politique environnementale n’ont-ils pas élaboré, parallèlement à la politique de transfert de gestion et suite à des consultations participatives aux échelles locale, régionale et nationale, une nouvelle politique forestière d’inspiration conservatrice qui reconduit le domaine forestier coloniale dans le nouveau code forestier de 1997[73] ? Vu les réticences de l’administration à renoncer à son monopole sur le domaine forestier, il était sans doute plus facile d’introduire la nouvelle philosophie en expérimentant dans un premier temps avec la question moins sensible des feux de pâturage. L’objectif de l’analyse des récits de politique de reconnaissance du droit coutumier n’est pas de mettre en doute l’exactitude des faits historiques rapportés par Kull, mais de questionner leur pertinence pour comprendre la genèse du nouveau référentiel de politique foncière.
Le transfert de la gestion de certaines ressources renouvelables à des associations paysannes se présente sous la forme d’une politique contractuelle qui met face à face services techniques et usagers coutumiers des ressources. La « gestion locale sécurisée », comme elle est parfois appelée, repose sur la négociation de contrats qui définissent les conditions du transfert de gestion aux communautés (Bertrand, Babin et Nasi, 1999b: 41). L’objectif est de mettre fin à l’accès libre en invitant des associations villageoises d’usagers d’assumer des responsabilités officiellement reconnues dans la gestion des ressources situées sur leurs terres. Les contrats ne peuvent être conclus qu’à la demande expresse de ces associations, et doivent permettre, selon les cas, une protection, consommation locale ou valorisation commerciale des ressources (Babin et Bertrand, 1998 : 23)[74].
L’adhésion des économistes de l’environnement et de certains politologues à ce programme de « gouvernance locale » se justifie aux yeux de ces derniers par le caractère pluraliste de la politique de transfert de gestion. Depuis les années 1990, nombre de travaux ont montré que le personnel des services forestiers et les populations locales en Afrique ont des perceptions, des valeurs et des objectifs radicalement divergents en matière d’aménagement forestier, et que la gestion exclusive par un seul organisme (un gouvernement, une organisation non gouvernementale, une entreprise privée, une communauté locale, etc.), a échoué à concilier les multiples intérêts en jeu. Le meilleur moyen de gérer durablement les forêts serait par conséquent le recours à des méthodes qui reconnaissent, et font intervenir dans le processus de décision, la multiplicité d’idéologies, d’intérêts, d’objectifs et de connaissances des parties prenantes[75]. Mais que signifie exactement le « pluralisme en foresterie » ?
Le thème a fait l’objet d’un débat public entre spécialistes de la recherche forestière internationale lors d’un atelier organisé par le FAO en 1997[76]. Une première définition du pluralisme met l’accent sur la « pluralité combinée des usages simultanés et/ou successifs par des utilisateurs différents ayant chacun des règles précises d’accès et d’utilisation et disposant ou non de pouvoir de gestion ou de décision quant aux ressources de l’espace considéré » (Babin et Bertrand, 1998 : 20). Les valeurs étant fondées sur les circonstances, définies en fonction du contexte, et construites par la société, il semble raisonnable de rechercher un consensus entre les intéressées sur les multiples utilisations de la forêt. Le pluralisme en forestier ne se pose ici pas la question du sens de l’action publique mais cherche à répondre à un problème de coordination. Comment gérer, sur un même espace, le grand nombre d’acteurs, d’usagers et d’intérêts souvent contradictoires et incompatibles ? En faisant participer les intéressés à l’élaboration des objectifs de la gestion et au processus de décision forestières quelle que soit leur identité culturelle ou professionnelle, en permettant à chacun, et notamment aux plus humbles des acteurs sociaux, de négocier son propre avenir (Babin et Bertrand, 1998 : 20). En rapportant les représentations et valeurs aux pratiques sociales (plutôt que d’expliquer les pratiques sociales par les représentations et valeurs), on fait perdre au droit son caractère obligatoire et le rend négociable par la pratique sociale.
Une définition alternative du pluralisme en foresterie insiste sur la diversité des perceptions, valeurs et systèmes de connaissance[77]. Comme la définition constructiviste, la définition culturaliste admet que toute réalité est en dernier lieu socialement construite, tout en posant que certaines constructions sociales sont transmises de génération en génération et/ou sanctionnées par des appareils spécialisés et que la « réalité » n’a donc pas à être construite à chaque moment. Dans l’hypothèse où les pratiques sociales sont fondées sur des cultures, les conflits seraient inévitables et ne pourraient jamais être résolus de façon permanente. La gestion des conflits serait de ce fait une démarche partielle et essentiellement réactive qui traiterait les problèmes à mesure qu’ils se présentent (p. 9). Suivant les culturalistes, « la logique du pluralisme, appliquée à la gestion des ressources renouvelables, laisse penser que le consensus sur les questions de fond est hautement improbable ou, au mieux, partiel et temporaire » (Anderson, Clément et Crowder, 1998 : 8). La recherche du consensus par des procédures délibératives ou négociés paraît non seulement idéaliste, mais elle n’est pas indispensable pour progresser dans la gouvernance forestière parce que la participation dépend moins de l’existence d’un consensus entre les acteurs que de la pertinence des objectifs de la politique publique.
La deuxième caractéristique de la politique de transfert de gestion est son approche intersectorielle. Elle s’applique à tout type de ressource et peut notamment être combiné avec une procédure de constatation de l’occupation des sols dans le terroir concerné. A travers cette procédure, les décideurs croient avoir jeté les bases d’une gestion plus efficace et équitable de l’ensemble des ressources renouvelables (forêts, faune et flore sauvages et terrestres, eaux, territoires de parcours) relevant des domaines de l’Etat ou d’autres collectivités territoriales[78]. Le tenants de la multifonctionnalité de la forêt se positionnent contre une dissociation des fonctions (protection, conservation, accueil, etc.) dans l’espace qu’ils récusent comme une option intellectuellement réductrice préconisée par les forestiers d’Amérique du Nord (Smouts, 2001 : 40).
La multifonctionnalité de l’espace forestier et la nécessité perçue d’une approche intersectorielle justifient, d’une manière plus générale, l’adhésion des biologistes, écologistes, et forestiers reconvertis à la politique de transfert de gestion. Pour le Centre of International Forestry (CIFOR), par exemple, développer et tester des techniques pour gérer des paysages[79] à la fois en fonction de leur biodiversité, de leurs services environnementaux et des besoins immédiats des populations représente un nouveau défi pour la science environnementale :
« Landscape diversification can enhance environmental functions and biodiversity, while accommodating gains from specialization of production at the plot level. […] The extent and distribution of different forest types within multifunctional landscapes, and how they and the associated agricultural parcels are managed, will affect biodiversity and environmental services. There are special scientific challenges associated with the management of such landscapes. Economic logic and empirical evidence suggest that most production systems will move towards higher degrees of specialization at the plot level. Forest conservation and development strategies must be based on this reality » (CIFOR, 2004: 3).
Les actions du WWF en matière de transfert de gestion des ressources forestières à Madagascar, qui se concentrent dans la forêt d’épineux du Sud-Ouest et la forêt humide de l’Est, reposent sur des idées similaires :
« Le WWF croit fermement que les forêts en dehors des aires protégées sont nécessaires à la maintenance de la biodiversité et des services écologiques. La gestion durable des forêts, qui peut inclure la gestion à but commercial, peut être un outil de conservation efficace et essentiel lorsqu’elle est insérée dans une stratégie de conservation plus large. Bien que toute forme de gestion autre que la protection stricte aurait probablement pour effet d’altérer la biodiversité au niveau d’un site individuel, ceci n’est pas forcément le cas lorsque les actions sont planifiées et mises en œuvre dans le cadre d’une échelle plus grande, telle que le paysage ou l’écorégion, composée d’une mosaïque de sites ayant différents objectifs de gestion : protection, droits d’usage, production, etc. » (WWF Madagascar, 2005 : 1-2)
Les spécialistes du CIRAD Forêt, organisme français de recherche agricole internationale, déplorent quant à eux un « modèle de gestion forestière qui considère un seul acteur dans la gestion forestière (l’Etat), et qui met l’accent sur la gestion de la ressource ligneuse, et ce malgré le fait que le pâturage, le gibier, la récolte des graminées etc. sont explicitement mentionnés comme produits de la forêt dans les codes forestiers sahéliens » (Babin et Bertrand, 1998). Parmi les usages des produits forestiers en zone tropicale, les auteurs citent perches, piquets, fourrages, miel, pharmacopée, viande de chasse, fruits, noix, feuilles, gomme, chaume, nattes, vannerie. Selon les auteurs, les usages multiples se traduisent par des conflits entre utilisateurs, qui ont des modes de vie différents et des façons de voir la forêt qui recouvrent des réalités différentes d’un peuple à l’autre, d’une catégorie d’individus à l’autre, parfois au même endroit (Babin, Bertrand et al, 1997). Les implications de ce constat pour la gestion forestière sont évidentes : il faut rechercher un consensus entre les intéressées sur les multiples utilisations de la forêt.
Requalifiées par la législation forestière de 1997 en terme d’espaces boisés à usages multiples, les forêts domaniales représente le principal domaine d’application de la politique de gestion locale des ressources renouvelables engagée en 1996 (Bertrand, Babin et Nasi, 1999b: 42)[80]. Les objectifs au centre de la nouvelle politique forestière sont a) la gestion fondée sur la participation d’associations locales qui, dans le cadre d’un contrat de gestion, peuvent, théoriquement, soit elles-mêmes valoriser les forêts transférées, soit sous-traiter l’exploitation à des exploitants professionnels ; b) l’accent mis sur la durabilité de la gestion selon un plan d’aménagement qui, dans la plupart des contrats réels, réaffirme simplement les droits d’usage tout en interdisant l’accès à certaines ressources; c) la mise sous aménagement de l’ensemble des forêts quel qu’en soit le gestionnaire. L’aménagement forestier peut être réalisé soit dans le cadre des contrats de gestion associative, qui comportent un cahier de charges fixant les règles d’exploitation sur la base du plan d’aménagement de la forêt transférée, soit dans le cadre de plans d’aménagement réguliers, mis en œuvre en régie par l’administration ou sur la base de concessions d’exploitation avec des opérateurs forestiers privés.
Faute de paysans prêts à renoncer à la conversion des terres forestières à l’usage agricole et en l’absence d’un service public forestier qui pourrait imposer la « conservation intégrée » par la contrainte, il est peu probable que ces trois instruments combinés permettent d’étendre l’aménagement à fonction multiples à l’ensemble des forêts domaniales. L’intérêt de l’approche contractuelle ne réside pas dans une modification de la substance de la politique forestière, qui reste à peu près identique, mais dans le changement de référentiel que traduisent les discours sur la multifonctionnalité du paysage et le pluralisme des gestionnaires, en contraste avec le discours malthusien des politiques forestières antérieures. Il n’empêche que ce nouveau référentiel confond le problème de négocier un compromis sociaux entre différents groupes d’utilisateurs de produits forestiers avec le problème du pluralisme des cultures juridiques. Lorsque le pluralisme des « institutions » légales ou coutumières, officiellement reconnues ou simplement connues, est évoqué (Babin, Bertrand et al, 1997), ce n’est pas pour montrer qu’il existe des règles qui s’appliquent à tous et mettent une hiérarchie dans le désordre qu’est la forêt, mais pour illustrer le postulat de la concurrence et du conflit entre les usages simultanés par de multiples acteurs. Le pluralisme des acteurs (communautés rurales, administrations locales, organisations paysannes, ONG, congrégations religieuses, opérateurs économiques, courtiers du développement etc.) et celui des représentations liées à l’habitation, la chasse, la cueillette de produits non ligneux, l’agriculture, etc. deviennent de simples expressions de la pluralité de produits forestiers. A suivre les tenants du pluralisme en foresterie, la diversité des cultures juridiques reflète la diversité des ressources forestières et des usages qui en sont faits. Dans une telle perspective, le passage d’un modèle dirigiste à un modèle négocié de gestion forestière implique une critique culturelle de l’occidentalisation du droit. La troisième caractéristique du transfert de gestion est en effet de questionner le rapport établi sous la colonie entre l’idéologie forestière et le monopole administratif sur le domaine.
Le passage d’une conception instrumentale de la « participation » à une approche contractuelle, pluraliste, subsidiaire et fondée sur un dialogue démocratique remettrait en cause les notions courantes de l’expertise omnisciente et du décideur omnipotent, implicites dans la gestion forestière centraliste héritée du colonisateur. En reconsidérant les rôles et responsabilités des différents acteurs concernés par la forêt et ses ressources, elle donnerait l’occasion de porter le regard au-delà de l’espace forestier en s’ouvrant à une approche intersectorielle d’aménagement du territoire et de développement rural (foncier, produits forestiers) (Babin et Bertrand, 1998 : 24)[81]. Même si elle ne se traduira que progressivement dans les comportements et mentalités des ingénieurs forestiers, agents techniques subalternes et usagers paysans, la contractualisation de la gestion forestière impliquerait une véritable « révolution culturelle », en rupture avec le monopole de la science forestière occidentale qui s’est avérée inefficace pour gérer les forêts tropicales (Bertrand, Babin et Nasi, 1999b: 41-42 ; Le Roy, 1999).
Le projet commun d’une politique contractuelle d’environnement n’en reste ainsi pas moins attractif pour un troisième groupe de plaideurs scientifiques, plus difficile à circonscrire, mais dont les représentants se demandent à juste titre quelles catégories sociales ont, respectivement, le plus à gagner ou à perdre dans une politique de conservation étendue à l’ensemble des écosystèmes. Critiques à l’égard des coûts humains d’une politique de protection stricte ou « préservation » et sceptiques vis-à-vis d’une conservation « intégrée » à la réduction de la pauvreté au sens où l’entendent les économistes environnementaux de la Banque mondiale, les sociologues et anthropologues du développement ont tendance à justifier leur adhésion au projet commun de reconnaissance du droit coutumier par le besoin de sécurisation foncière des populations rurales.
Dans une récente synthèse des débats scientifiques à propos de la deforestation à Madagascar, W. J. McConnell observe que « rather than automatically viewing traditional land-tenure rules as leading to insecure title and prescribing Western-style private property rights, as so often has been done, it is necessary to learn which types of rules already are being enforced effectively and how enforcement is being accomplished » (2002 : 20). Son point de vue rejoint celui des spécialistes de politique foncière. Parmi les travaux antérieurs qui défendaient le point de vue opposé selon lequel « the creation of private land tenure will lead to better land management », McConnell cite un document de travail de la Banque mondiale de 1994 signé par A. Keck, N. Sharma et G. Feder (1994). L’enjeu du débat concerne la question de savoir s’il existe un lien de cause à effet entre absence de titres fonciers d’immatriculation (ou plus généralement entre insécurité foncière) et conversion de terres forestières à des usages agricoles. Les auteurs cités par McConnell concluaient que « although there is demand for land and shorter fallow periods, the study cannot prove that the famers in this region are plagued by insecurity over their farming land rights nor that there is significant landlessness » (Keck, Sharma et Feder, 1994 : 39). Ils affirmaient ensuite que « in the long term, more secure forms of land ownership may be necessary », ainsi que « given that the structure of production is already based on individual use rights, the system of private property may need to be formalized » (p. 41). Mais selon les auteurs, « this does not necessarily imply titling, and intermediate levels documentation, less costly to administer, should be considered » (p. 42). Afin d’éviter que des terres puissent être accumulées par les membres les plus riches et influents de la communauté parce que l’accès au service public foncier est reservé aux usagers solvables, ils proposent que « in lieu of formal titles, local user groups and organizations could develop better procedures for their authority to enforce rules concerning access and sale of land, [because] in this way, both public and private land (currently de facto private and common property) can be formally transformed to some form of land title » (p. 42).
Les deux points de vue sur la sécurisation foncière admettent donc que le droit coutumier de propriété est en même temps familial (privatif) et communautaire (patrimonial) parce qu’il combine les deux aspects par leur emboîtement hiérarchique. Les deux approches admettent également que le titre d’immatriculation n’est pas une condition de la sécurité mais que des procédures plus souples peuvent être mieux adaptées parce que à la fois plus efficaces et plus équitables. Par conséquent l’enjeu du débat n’est pas de savoir s’il faut contrôler la déforestation par des titres individuels ou collectifs ni de savoir si le titre d’immatriculation est une condition de la sécurité foncière. L’enjeu est plutôt d’analyser deux relations causales indépendantes : la relation entre la sécurité foncière et les modalités de constatation étatique du droit coutumier d’une part, celle entre la sécurité foncière et les pratiques juridiques impliquant une déforestation de l’autre. Ce sont là deux questions distinctes que les travaux d’experts sur le foncier et l’environnement à Madagascar ont eu tendance à confondre.
Pour séparer les deux termes d’une explication théorique empiriquement fondée, nous aborderons le problème de la sécurité foncière comme un cas particulier du problème plus général du risque économique et social. Les populations rurales ne sont pas intéressées dans une propriété foncière définie à la manière occidentale comme un droit absolu sur un fond de terre, mais dans la jouissance continue de l’accès aux ressources, produits et revenus tirées de ce fond. Dans cette perspective, on peut avancer à titre d’hypothèse que la déforestation ne résulte pas de l’insécurité foncière, mais qu’elle constitue au contraire un facteur important de sécurisation foncière puisqu’elle permet à des populations rurales toujours plus nombreuses de résoudre leur problème d’insuffisance de terres cultivables. Cette hypothèse étant posée[82], on peut se demander si une reconnaissance étatique efficace de ce mécanisme coutumier de sécurisation foncière devrait plutôt prendre la forme de contrats de gestion à négocier dans chaque cas individuel avec un financement étranger ou plutôt la forme d’une constatation simplifiée du droit coutumier de propriété qui se ferait d’office par des services fonciers communaux à instituer à cet effet.
A la lumière des expériences faites depuis 1996 avec les transferts de gestion, les affirmations sur le caractère intersectoriel et pluraliste de la politique contractuelle sont en effet difficiles à admettre. D’une évaluation récente d’environ 350 contrats de gestion, il ressort non seulement que l’administration forestière manque de la volonté politique, des compétences humaines et moyens matériels nécessaires pour conclure puis suivre une dizaine de milliers de contrats d’aménagement locaux mais qu’elle tend en plus à sectoriser le transfert de gestion pour pouvoir bénéficier des financements étrangers qui y sont associées. Les 500 contrats de gestion en cours en 2005 avaient tous été conclus à l’initiative et avec l’appui des projets d’aide, et la plupart dans le but d’enrayer les défrichements de forêts naturelles et non pas dans le but de reconnaître la transformation coutumière des terres forestières en propriétés agricoles familiales (CIRAD-FOFIFA/IRD, 2005).
A l’appui de l’option négociée, les spécialistes invoquent souvent le fait que le « transfert de gestion » peut être combiné avec la constatation de l’occupation des sols du terroir concerné suivant une procédure proche de celle du cadastre. Cette démarche de sécurisation foncière dite « relative » est toutefois si lourde et coûteuse que la plupart des bailleurs de fonds du secteur environnemental renoncent au « volet foncier » pour pouvoir financer un plus grand nombre de contrats de gestion. Or, même si on ne confond pas la sécurité foncière avec l’octroi d’un titre domanial en la traitant comme un aspect de la sécurité économique, on a du mal à voir comment ces contrats de gestion des ressources renouvelables pourraient contribuer à garantir le bien-être des familles et communautés paysannes. Les deux conceptions de la sécurisation foncière restent diamétralement opposées : tandis que les populations locales se sécurisent en constituant des réserves foncières qu’elles peuvent défricher en cas de besoin, l’administration entend sécuriser les populations en constatant les occupations de parcelles agricoles existantes tout en interdisant l’appropriation foncière coutumière passant par le défrichement de nouvelles terres forestières.
Contrairement à ce que les discours sur le pluralisme en foresterie suggère, le transfert de gestion décentralisée des ressources renouvelables constitue moins une rupture avec la domanialité que sa réinterprétation sous forme d’un droit coutumier. La représentation occidentale de la séparation des espaces agricole et forestier est subrepticement réintroduite dans les mesures de reconnaissance du droit endogène qui ignore pourtant cette séparation des espaces. La réappropriation coutumière de la légalité domaniale reste à l’état de programme parce que la gestion contractuelle du domaine forestier exclut, par définition, une réaffectation du sol à des usages non forestiers et que, par conséquent, le détournement des contrats de gestion des ressources renouvelables (lorsqu’il s’agit de parcelles forestières transférées à une association villageoise) et la petite corruption forestière (dans le cas de toutes les autres terres forestières) sont les seules manières de changer de vocation des sols. Compte tenu des limites inhérentes à l’approche contractuelle qui ne fait en dernière analyse que reproduire le monopole foncier étatique, ne faudrait-il pas accorder la préférence à une gestion communautaire fondée sur une reconnaissance législative du droit de propriété des collectivités locales ?
L’évolution du droit foncier malgache depuis la période coloniale montre que la reconnaissance du droit coutumier ne commence pas à zéro avec le transfert de gestion mais que « d’une certaine façon, les démarches que nous opérons actuellement ont plutôt une filiation dans le domaine de la constatation des droits coutumiers que par rapport aux deux autres régimes juridiques (domaine étatique, propriété privée) qui, eux, ont fait l’objet d’une critique de plus en plus virulente dans le cadre des réformes foncières des Etats indépendants d’Afrique à partir de 1960 » (Le Roy, 1995b : 75). La solution contractuelle préconisée par la loi 96 025, qui combine le transfert de gestion des ressources renouvelables aux communautés de base avec la sécurisation foncière « relative »[83] de l’ensemble des terres du terroir concerné est en effet inspirée du droit de la pratique qu’ont élaboré les fokonolona des Hautes terres malgaches aux débuts de la période coloniale (Le Bris, Le Roy et Mathieu, 1991 : 333 ; Rakoto Ramiarantsoa, 1995 : 93-97). Considérés comme des occupants de fait par les colons, les premiers cherchèrent alors à se défendre en recourant à des fraudes qui consistaient à faire immatriculer au nom d’un particulier des terres qui continuaient selon la coutume à appartenir à l’ensemble de la communauté locale. La communauté locale bénéficiait alors des mêmes droits et protections qu’un propriétaire individuel, et non pas comme aujourd’hui des seuls droits temporairement conférés par un contrat de gestion révocable à tout temps par l’administration forestière.
Comme l’a observé un spécialiste de la gestion communautaire en Asie du Sud-est, lorsque les communautés locales sont reconnues en tant que propriétaires du sol, elles ont généralement beaucoup plus de poids dans les négociations avec des agents extérieurs à la société locale que là où elles ne détiennent que des droits contractuels (Lynch, 1998 : 55 ; Lynch et Harwell, 2002 : 6-13). A Madagascar, l’option du code foncier réformé semble d’autant plus pertinente qu’il existe déjà la possibilité pour les communes rurales et collectivités traditionnelles dotées de la personnalité morale d’obtenir des dotations foncières, conformément au droit domanial en vigueur depuis les années 1960[84]. S’agissant de forêts domaniales, les communes rurales se voient remettre des titres fonciers qui en font des propriétaires forestiers privés. Libre à ces communes de certifier en suite les occupations coutumières par un acte domanial ou de conclure des contrats d’aménagement locaux avec les communautés de base selon la loi sur la gestion locale de ressources renouvelables. La gestion des aires protégées ayant déjà été transférée par la loi à une autorité administrative autonome, seules les forêts classées continueraient à être gérées par le service forestier. Si l’autonomie foncière des communes rurales pouvait être généralisée, ce qui pour des raisons qui nécessiterait une analyse plus approfondie n’a pas été le cas depuis les années 1960, les problèmes d’inertie et de corruption administratives dans la gestion des forêts domaniales trouveraient peut-être une solution au niveau des collectivités publiques locales, c’est-à-dire de la commune rurale d’une part et de la communauté de base ou fokonolona de l’autre.
Un projet de loi sous considération sur la réforme du statut des terres va également dans le sens d’une décentralisation foncière à deux étages impliquant à la fois la commune rurale et les communautés de base en son sein[85]. L’apport essentiel du nouveau texte est de remplacer la présomption domaniale par une présomption coutumière et/ou communale[86]. Le projet de code domanial repose sur deux nouveaux instruments que sont a) la mise en place d’un service foncier communal et b) la procédure dite de l’acte domanial qui autorise les collectivités décentralisées à constater, au bénéfice des particuliers ou des communautés de base, un droit coutumier de propriété opposable aux titres cadastral et d’immatriculation. La lecture du texte soulève deux interrogations majeures. La première concerne la difficulté considérable qu’il y a à instituer et à faire fonctionner de manière régulière 1’200 guichets fonciers communaux dans un Etat africain postcolonial. Pour résoudre ce problème, les travaux préparatoires se proposaient de reconnaître les modes non officiels de formalisation des droits fonciers pratiqués au niveau des bureaux de fokontany (quartier, circonscription administrative de base) et des communes rurales. Dans la majorité des cas observés, ces bureaux certifient les transactions foncières entre particuliers et tiennent des livres fonciers non officiels à l’insu des circonscriptions domaniales étatiques. Les deux parties à la transaction reçoivent un « papier » tamponnée par les autorités locales qui inscrivent la transaction simultanément dans le livre foncier du fokontany et dans celui de la commune rurale[87].
Les phénomènes de « formalisation informelle » des droits fonciers sont courants en Afrique francophone (Lavigne Delville, 2002 ; Mathieu, Zongo et Paré, 2002 ; Benjaminsen et Lund, 2002). Pour A. Rochegude, ils mettent en évidence l’importance qui s’attache dans l’esprit des usagers du foncier à avoir entre les mains un document qui établisse, non pas un droit précis, légalement défini, mais une légitimité juridique, fondant la sécurisation foncière d’une part, le « droit » à agir d’autre part (2001 : 18)[88]. Dans le cas malgache, une loi de 2002 modifiant certaines dispositions du régime d’immatriculation reconnaît d’ailleurs ce « droit d’agir » en précisant dans son article 157 que dans le cas des demandes visant seulement la constatation des occupations, le maire de chaque commune est chargé de la conservation du dossier (procès verbal collectif et plans annexés) ainsi que « des inscriptions sur un registre ad hoc des modifications ultérieures affectant une parcelle déterminée »[89]. Le projet de code foncier en généralise l’application avec la procédure dite de l’acte domanial par lequel les collectivités décentralisées sont habilitées à attribuer des droits fonciers opposables aux tiers. Mais il y a là un nouveau risque de dualisme juridique : au lieu de reconnaître sans autre les livres fonciers plus ou moins artisanaux des communautés de base ou fokonolona, l’organisation proposée des guichets fonciers préconise de centraliser la procédure au niveau des mairies en alourdissant avec des outils informatiques sophistiqués et difficilement accessibles sans un financement étranger[90].
Une seconde interrogation concerne les attributions légales du guichet foncier communal. Le service foncier communal sera-t-il autorisé par le législateur à certifier la propriété foncière coutumière sur un domaine privée qui était jusqu’alors présumé de l’Etat, auquel cas on serait en droit de parler d’une présomption coutumière ou communale ? L’avantage de l’institution des domaines communaux par acte du législateur serait justement de supprimer le dualisme juridique en remplaçant l’exception coutumière postcoloniale par un code foncier unique. Le « désavantage » de cette solution est qu’elle impliquerait de supprimer les attributions du service domanial étatique puisque les domaines privés communaux nouvellement créés occuperaient l’ensemble du territoire national excepté les aires protégées, les forêts classées et autres terres du domaine public non susceptibles d’appropriation. Faute de législation instituant les domaines communaux, les collectivités territoriales décentralisées devront attendre la dotation foncière par le service domanial de l’Etat pour que leur propre service foncier puisse entrer en fonction. L’avantage de cette deuxième solution serait d’emporter l’adhésion des fonctionnaires du service domanial étatique, son désavantage de ne rien changer par rapport aux normes relatives à la dotation foncière communale existantes depuis les années 1960[91].
La lecture du projet de loi suggère que le nouveau code domanial se situera quelque part entre ces deux solutions extrêmes. Les auteurs se proposent de reconnaître le domaine privé communal sans pouvoir ni vouloir supprimer le domaine privé de l’Etat. Le service foncier étatique et les 1’200 guichets fonciers communaux seront habilités reconnaître parallèlement des droits de propriété opposables aux tiers sur leurs domaines respectifs qui comprennent potentiellement les mêmes terres car ce ne sont que des domaines présumés. La conséquence en est une nouvelle forme de dualisme juridique où l’ancien domaine, jusqu’ici présumé de l’Etat, et le nouveau domaine, dorénavant présumé des collectivités territoriales et coutumières, se superposent sur les mêmes étendues physiques. Si cette analyse est juste et que le projet de loi portant statut des terres est adopté sous sa forme actuelle, on doit s’attendre à une course plus ou moins conflictuelle pour la terre entre les clientèles respectives du service domanial de l’Etat et de chaque futur service foncier communal, la première passant par le titre foncier d’immatriculation ou cadastral, les deuxièmes par les actes domaniaux certifiant des propriétés foncières coutumières familiales ou communautaires. Enfin, une troisième clientèle de l’administration environnementale et forestière, composée principalement d’étrangers intéressés par la conservation de la biodiversité, ne manquera pas d’imposer le « plan de zonage » fondé sur la vocation écologique des sols pour sécuriser sa part, essentiellement forestière, du gâteau domanial.
Qu’en reste-t-il, dans un tel scénario, de la reconnaissance étatique des modes coutumiers d’acquisition du droit de propriété dans les espaces forestiers ? Compte tenu des obstacles dressés contre la possibilité de certifier les propriétés coutumières forestières acquises par le défrichement par un acte domanial émanant d’une collectivité décentralisée, l’ancienne question reste posée de savoir si une politique contractuelle d’environnement captée par le service forestier est un moyen pour reconnaître les multiples usages de l’espace forestier ou si, au contraire, la reconnaissance du droit coutumier ne supposerait pas de renoncer à la doctrine franco-allemande de l’espace forestier multifonctionnel. La dissociation « intellectuellement réductrice » des fonctions dans l’espace n’est pas une invention récente des forestiers américains comme le suggère M.-Cl. Smouts, c’était déjà le principe de la définition légale du domaine forestier colonial même si dans la pratique administrative coloniale cette séparation des espaces fut aussitôt rendue impossible par une présomption domaniale qui étendit le domaine privé de l’Etat à toutes les propriétés coutumières.
Loin de rompre avec la présomption domaniale, les récits de politique publique relatifs au pluralisme en foresterie, à la multifonctionnalité des paysages et à la sécurisation foncière servent ici de prétexte pour reproduire un monopole sur une étendue fictive dont personne ne connaît les limites parce qu’elle comprend toutes les terres qui ne sont pas appropriées sous forme d’aires protégées, forêt classées ou propriétés forestière privées. La fonction latente de la politique contractuelle d’environnement, sa fonction sociale, n’est donc pas de reconnaître le droit coutumier, le domaine forestier colonial communautarisé par les Malgaches, mais de coordonner le réseau de politique publique dans le secteur environnemental en inscrivant les décisions politiques dans l’ordre du mythe, ou plus exactement en mettant d’accord plusieurs groupes de plaideurs étrangers sur un projet politique qui sert de dénominateur commun à des discours experts biologistes, économistes, ou anthropologues autrement incompatibles.
L’analyse des politiques foncières et forestière révèle un dispositif original qui reproduit le dualisme juridique colonial sous de nouvelles formes. La réception sélective des règles étrangères empêche une application effective des politiques publiques même si la réinterprétation des catégories du droit endogène permet d’éviter une crise de légitimité du droit étatique. Le problème de la légitimation des modèles politiques étrangers rejoint les questionnements qui sont au cœur de la problématique récente de la gouvernance. L’internationalisation des problèmes publics conduit à une situation où l’Etat cesse d’être l’unique cadre légitime d’interprétation du monde mais où plusieurs cadres d’interprétation concurrents prétendent à la légitimité. Pour P. Muller, les situations de gouvernance se caractérisent par un « découplage » des fonctions normative et cognitive dans la formation des politiques publiques (Muller, 2000 : 205). Depuis que les orientations de la politique environnementale sont décidées par les donateurs d’aide internationale, la construction du compromis social sur lequel reposait l’Etat forestier, symbolisé jadis par la domanialité, se dissocie progressivement de la construction, par les réseaux d’experts transnationaux, des cadres d’interprétation du monde censées justifier ce compromis social.
Ainsi que nous l’avons montré dans une étude de cas sur le Plan d’action environnemental malgache (Hufty et Muttenzer, 2002a), la gouvernance internationale des problèmes environnementaux implique une recomposition, voire un démantèlement, de l’organisation forestière coloniale qui regroupait sous un même chapeau les tâches d’administration, de formation et de recherche forestières. Dans les pays dépendants de l’aide internationale, les nouvelles agences environnementales créées pour les besoins de la cause jouent un rôle d’administrations parallèles sous le contrôle des bailleurs de fonds internationaux. Tandis que l’Etat conserve, théoriquement, la fonction normative grâce à son monopole sur le domaine forestier, la fonction cognitive tend à lui échapper pour se retirer dans des mondes distants et non contemporains : monde des décideurs constitué par une coalition entre différents communautés épistémiques, monde des destinataires constitué par une économie morale du secteur informel.
La communautarisation des interprétations légitimes des problèmes de déforestation, de dégradation de l’environnement ou d’érosion de la diversité biologique, représente un obstacle pour la coordination efficace des programmes d’action environnementale que les organismes d’aide internationale cherchent à surmonter en mettant en place des politiques négociées dont ils attendent une « expansion de la gouvernance participative » (Froger, Meral et Herimandimby, 2004). Le pari pour les politiques négociées repose sur un certain idéalisme à l’égard des sociétés postcoloniales, si ce n’est sur une foi naïve dans les vertus de l’auto-organisation. Il y a toutefois une part de vérité dans ces perceptions. L’exercice d’un pouvoir légitime dépend, en tous les cas, d’un dispositif institutionnel qui soit à même de coordonner la production communautaire des cadres légitimes d’interprétation du monde avec la production étatique du compromis politique entre ces multiples interprétations.
Que la politique contractuelle d’environnement à Madagascar soit effective ou pas, le consensus politique affiché à son égard suffit pour mettre en question les présupposés du modèle domanial. Ce consensus implique que tout le monde admette que le savoir spécialisé et la décision politique ne sont pas forcément dans un rapport de type technocratique tel que le postulait l’idéologie forestière en ramenant les tâches d’administration, de formation et de recherche forestières au monopole domanial. Le constat d’un certain pluralisme ouvre la voie à une interprétation décisionniste du lien science/politique, où l’expertise consiste à légitimer après coup des décisions déjà prises sur d’autres bases, ou encore à une interprétation pragmatique, où l’expertise a pour tâche d’étudier la mise en œuvre des décisions pour évaluer leur pertinence et suggérer des expérimentations avec le programme de politique publique analysé (Muttenzer, 2003 : 8-13).
Dans cette dernière hypothèse, la plus attractive aux yeux des spécialistes des politiques publiques, il s’agirait en quelque sorte de réintégrer le cognitif dans le normatif en créant de la réflexivité sur le plan des procédures juridiques (Teubner, 1983 ; Luhmann, 1997 ; Habermas, 1992). On sait que dans les pays industrialisés notamment, les programmes de politique publique finalisés se multiplient sous l’effet de demandes sociales toujours plus nombreuses et plus complexes. Mais on sait également qu’une « rematérialisation » du droit formel par l’Etat interventionniste trouve sa limite structurelle dans l’impossibilité de trouver un fondement ultime plausible des normes juridiques, et que les procédures de formation du droit sont de ce fait la seule source possible de sa légitimité ultérieure. Devant le double échec du droit formel de l’Etat libéral et du droit matériel de l’Etat interventionniste à résoudre la contradiction entre le besoin grandissant d’interventionnisme étatique et le fondement éthique toujours plus précaire des interventions, le droit réflexif en voie d’émergence dans les dispositifs de gouvernance négociés, décentralisés et participatifs représente une sorte de rédemption postmoderne de la tradition juridique occidentale. Même si personne n’y croit plus, celle-ci apparaît tout de même supérieure aux traditions non occidentales en raison de sa réflexivité et sa capacité à se légitimer à travers les seules procédures.
Même si elle fut à l’origine un phénomène spécifiquement occidental, la contractualisation du droit et des politiques publiques constitue désormais une tendance universelle. Dans les pays industrialisés, les causes structurelles de la crise de l’Etat providence ont conduit les appareils bureaucratiques à développer des procédures contractuelles plus ou moins formalisés que ce soit au niveau de la formation du droit ou au niveau de son application (Morand, 1991 : 140-43). Les politiques participatives et les politiques négociées en représentent un cas d’espèce parmi d’autres et les politiques contractuelles d’environnement une bonne illustration de cas (Martin-Place, 2002 : 144-147). Le phénomène du « droit réflexif » peut également être observé dans les politiques publiques des pays anciennement colonisés où les politiques contractuelles mises en place pour coordonner la multiplication des référentiels légitimes visent dans le même temps à démocratiser des dispositifs juridiques restés inchangés depuis la période coloniale. Si la domanialité et le centralisme étatique étaient l’expression du paradigme juridique occidental colonial, la décentralisation et contractualisation de la gestion domaniale devraient, selon la logique des réformateurs, permettre de reconnaître les savoirs et droits africains.
Ainsi définie, la gouvernance est un mot « attrape tout » dont on peut craindre « qu’arrive le moment où à force de vouloir tout dire, il ne dira plus rien », la réaction la plus courante parmi les scientifiques des sciences sociales consistant à « s’irriter de cette situation et penser que cette irruption fait partie des complots sémantiques qui, partis de la Banque mondiale, tentent de résoudre, par des procédés cosmétiques, la crise de légitimité des organisations internationales » (Lerin : 2000 : 4). A cette attitude pessimiste, F. Lerin préfère une attitude plus constructive : « si ce « concept » prend une place de plus en plus grande dans les débats sociétaux contemporains, c’est que cette place était vide. Progressivement, toute une série d’objets mal traités par les catégories analytiques antérieures émerge et vient remplir de sens cette notion floue » (ibid.). La question de savoir si le sens dont se remplit cette notion floue est le bon sens doit pour l’instant rester posée.
Pour l’heure, il semble plus prudent de traiter la gouvernance comme une catégorie des sujets eux-mêmes plutôt que comme une catégorie analytique. Non seulement la « re-conceptualisation » de l’Etat par la Banque mondiale dans les termes normatifs de la gouvernance est-elle un constat de fait difficile à nier, mais la gouvernance ne peut devenir un concept analytique parce que pour être légitimé à travers une discussion publique, un modèle de coordination politique doit être suffisamment normatif pour exclure du débat certains modèles de coordination politique répréhensibles tels la corruption, le néo-patrimonialisme, l’autoritarisme ou la technocratie. Deux questions différentes mais interdépendantes se posent donc : Une fois extraites de leur contexte occidental, les procédures de coordination réflexive du multiple sont-elles reproductibles telles quelles dans les pays en développement ? En quoi un dispositif de gouvernance se distingue-t-il d’autres dispositifs de coordination préexistants ou imaginables dans les pays receveurs ?
Sur le continent africain, la gouvernance a été introduite par la Banque mondiale dans le sillage des plans d’ajustement structurel suite à la crise de la dette des années 1980 (Hewitt de Alcantara, 1995 : 112-13). Mais la déconnexion des idéologies occidentales des compromis politiques n’y date pas seulement de la crise de l’Etat postcolonial suivie de son démantèlement néolibéral dans les années 1990. Le phénomène de découplage des mondes et les politiques de coordination du multiple qu’il suscite sont aussi vieux que le transfert colonial du modèle européen de l’Etat par le colonisateur. Parfois il remonte à l’occidentalisation précoloniale de certaines formations politiques tels que le royaume de Madagascar du 19ème siècle. L’histoire de ce que nous appelons le « droit coutumier » n’est autre que celle des compromis sociaux et politiques construits successivement par les sociétés africaines face aux normes juridiques importées par des élites occidentalisées ou occidentales. La gouvernance ne comporte pas un changement qualitatif des rapports sociaux préexistant. Plus qu’elle ne transforme le droit coutumier, elle en représenterait la rationalisation la plus récente par les Occidentaux et occidentalisés[92]. Dans une analyse de la crise des mécanismes de régulation internationales, P. Senarclens affirme « qu’il n’y avait pas besoin d’attendre les études sur la gouvernance pour comprendre que les sociétés ont d’autres sources de solidarité ou de cohésion que l’emprise des gouvernements. L’Etat ne recouvre pas tout le champ de la politique […](Senarclens, 1998 : 102). Cela est encore plus vrai en Afrique. Le succès du concept de gouvernance y est moins dû à ce que la place qu’il occupe désormais dans les débats sociétaux était vide auparavant, qu’à ce que certaines personnes croient ou font croire que cette place était vide.
La question de la décentralisation foncière nous permettra d’illustrer cette illusion d’optique. L’interprétation de la nouvelle politique foncière avancée dans la section précédente suggère que, pour rompre avec la présomption domaniale, il faudrait un dispositif de gouvernance foncière à trois étages ce qui supposerait d’insérer effectivement – et non pas uniquement dans une dizaine de projets pilotes financés par l’étranger – les 1’200 domaines des collectivités décentralisés entre le domaine de l’Etat et les 12’000 patrimoines fonciers des communautés de base qui ont jusqu’ici été les seuls à être pris en compte, par la politique contractuelle d’environnement. Plus exactement, 500 patrimoines fonciers communautaires et/ou associatifs ont depuis 1996 fait l’objet de contrats de gestion sur des sites pilotes dont la plupart a été abandonnée par les projets d’aide après avoir obtenu la signature du contrat de la part d’un organisme sous-traitant malgache[93]. La réforme foncière se trouve confrontée à un paradoxe. D’une part, le mode de fonctionnement des projets pilotes peut se passer d’une administration décentralisée (sinon de toute administration) dans la mesure où les projet ont leur propres moyens logistiques et fonctionnent d’une manière autonome. D’autre part, personne, sauf les chercheurs de l’APAD qui ne font pas d’enquêtes à Madagascar, n’ose dénoncer les dérives du système des projets, qui est actuellement la seule forme de service public foncier local qu’il y ait. Mieux vaut un site pilote que rien du tout. Sous réserve des applications qui seront faites de la loi de novembre 2005, les collectivités décentralisées ne disposent ni de compétences juridiques ni d’un budget de fonctionnement propres en matière de politique foncière. Le problème foncier, si tant est qu’il y en ait un, est bien celui de l’inexistence d’un service public décentralisé couvrant le territoire national.
Le cas particulier de la gouvernance foncière est révélateur de la conception que l’on se fait plus généralement de la décentralisation en Afrique francophone. La plupart des pays anciennement colonies françaises se sont inspirés du système mis en place dans l’ancienne métropole, qui consacre le découpage administratif territorial à plusieurs niveau qui est redéfini juridiquement et doté des attributs de la collectivité décentralisée, à savoir la personnalité morale, l’autonomie financière, des compétences spécifiques, un territoire, un nom (Rochegude, 2001 : 14). Depuis son accession à l’indépendance en 1960, Madagascar a connu trois décentralisations. Le socialisme libéral de la première république (1960-1972) mettait les élus locaux sous tutelle administrative en refusant de reconnaître la personnalité morale des communautés de base coutumières. Le socialisme plus radical de la deuxième république (1972/75-1991) en supprimant formellement la tutelle conférait aux communautés de base un statut de collectivités publiques autonomes mais relativise l’autonomie des assemblées territoriales par un centralisme démocratique qui est de fait un régime de parti unique. Le libéralisme malgache de la troisième république (depuis 1992) marque un retour partiel au dispositif de la première république. Tandis que la tutelle administrative est définitivement remplacée par le contrôle de légalité ainsi que les contrats administratifs entre collectivités publiques de différents échelons, la personnalité morale des fokonolona ou communautés de base est de nouveau supprimée.
A la différence des décentralisations précédentes, la gouvernance locale des années 1990 représente un compromis entre le modèle français de la décentralisation territoriale et la philosophie anglo-saxonne de la nouvelle gestion publique inspiré des techniques contractuelles de décentralisation des politiques sectorielles (Le Roy, 1997b : 153). La contractualisation présuppose la décentralisation parce qu’il est impossible de négocier un accord avec une collectivité locale non reconnue légalement. Le statut de collectivité publique des communautés de base coutumières ayant été supprimé, la politique contractuelle d’environnement a dû les réinventer sous la forme d’associations paysannes. Inversement, la décentralisation des administrations foncière et forestière reste essentiellement le reflet de cette politique contractuelle d’environnement. Les collectivités territoriales dites décentralisées ne disposent pas d’un domaine propre et leurs compétences pour agir localement pour le compte de l’Etat sont fort limitées.
L’innovation associée avec cette irruption de philosophie anglo-saxonne dans le monde postcolonial francophone est l’idée de représentation paritaire des intérêts de divers gestionnaires. Son but est de dépasser une simple répartition des compétences selon le principe de subsidiarité pour instituer un régime particulier à chaque terroir fondé sur la médiation patrimoniale, qui doit permettre la négociation paritaire de règles de gestion entre l’administration compétente et les gestionnaires associés villageois. Peut-on qualifier ces associations de gestion d’autorités (foncières) indépendantes, qui selon la définition de J. Chevallier doivent être
« situées hors hiérarchie : d’une part elles disposent d’une indépendance statutaire, garantie par la désignation des membres […], d’autre part, l’indépendance fonctionnelle résulte de l’absence de tout pouvoir hiérarchique ou de toute tutelle, de la maîtrise de leur organisation administrative et financière et de l’exercice d’un pouvoir propre de réglementation, de contrôle et de sanction »[94] ?
Les participants à la négociation des règles de gestion locale sont liés par le régime forestier qui interdit certaines pratiques dont notamment les défrichements agricoles de forêts naturelles. Le pouvoir de réglementation, de contrôle et de sanction n’est en réalité pas indépendant, mais défini par le régime administratif sous lequel se déroulent les négociations. Cette limite apparaît encore plus clairement dans le décret sur la gestion contractualisée des forêts en application de la loi forestière, qui s’inspire de la médiation patrimoniale mais la simplifie aussitôt en codifiant le rôle du service forestier dans les négociations avec les communautés de base[95]. En l’occurrence, le rôle du service forestier est de décentraliser au cas par cas en créant des associations paysannes, puis de transférer certaines compétences en apposant sa signature sur des contrats de gestion que les projets d’aide internationale ont élaboré à leur place. Hormis ces interventions de projets étrangers, la décentralisation reste le discours juridique occidentalisé qu’elle a toujours été et qui légitime une pratique coutumière néo-patrimoniale fort éloignée de la notion d’un service public de proximité[96].
S’il existe certaines différences entre les formes successives de la décentralisation, leurs conséquences sur le droit foncier ont jusqu’ici été négligeables. Dans aucune des décentralisations postcoloniales, l’Etat n’a renoncé à la présomption domaniale par un acte législatif qui transfère des compétences de gestion foncière significatives aux collectivités territoriales décentralisées[97]. En insistant sur la prétendue rupture introduite dans le centralisme étatique par le projet d’une politique contractuelle d’environnement, les bailleurs de fonds et experts internationaux perdent de vue que les décentralisations en Afrique et à Madagascar ne sont pas le contraire du droit coutumier, mais son mode d’existence concret où les pratiques juridiques endogènes sont mises en scène par des procédures importées : élections, procédures participatives et négociés, dialogue démocratique, gouvernance locale.
La démarche des bailleurs de fonds internationaux, qui mettent l’accent sur la contractualisation et la décentralisation des tâches de politique sectorielle, permet de comparer le dispositif actuel d’administration foncière locale avec ceux des décentralisations malgaches précédentes. Mais une définition normative de la gouvernance présente d’autres avantages. D’une part, elle est suffisamment précise pour éliminer des modèles de structures sociales qui n’ont pas de gouvernance (les sociétés acéphales, l’empire romain, le despotisme oriental, la chrétienté médiévale, etc.) au lieu de les inclure dans un « concept analytique ». D’autre part, elle permet de considérer à titre comparatif, les dispositifs connexes, alternatifs ou concurrents qui n’ont vraisemblablement jamais cessé d’occuper le vide que la Banque mondiale et ses critiques se proposent aujourd’hui de remplir avec les discours et contre-discours sur la gouvernance. Que la gouvernance soit un concept normatif ne nous paraît donc pas constituer pas un problème théorique, contrairement à une opinion répandue. C’est plutôt en voulant à tout prix faire du concept normatif de gouvernance (le seul qu’il y ait) un outil d’analyse sociologique, que l’on néglige des connaissances chèrement acquises sur l’origine et la spécificité culturelle de l’Etat moderne et que l’on sous-estime les problèmes soulevés par l’exportation vers les pays non occidentaux de ce modèle politique occidental [98].
Les comparaisons de modèles politiques issus de cultures juridiques particulières sont indispensables pour comprendre pourquoi l’Afrique n’a pas reproduit, et ne reproduira peut-être jamais, les solutions européennes, pourquoi elle a inventé un modèle politique sui generis où le dualisme des formes pèse sur le contenu de ce qu’on peut appeler son métissage, ou son syncrétisme, juridiques. La comparaison du droit coutumier avec la gouvernance met en évidence deux idéologies normatives opposés même si elles visent toutes les deux à coordonner la complexité résultant de la différence culturelle en réajustant les multiples cadres d’interprétation du monde. Dans l’idéologie normative contemporaine qui est apparue dans le sillage des politiques de gestion de la crise de la dette, l’Etat africain postcolonial est « re-conceptualisé » par la Banque mondiale et d’autres donateurs gouvernementaux ou intergouvernementaux soucieux de restituer à l’Etat sa légitimité perdue en limitant son champ d’intervention, en allégeant ses administrations pléthoriques, en instaurant sinon un dialogue démocratique avec la société civile, du moins des jeux à somme positive entre le public et le privé (Campbell, 1996).
Par contraste, dans le modèle du droit coutumier, la légitimité politique est censée résulter de la séparation des mondes culturels et leur reproduction en vase clos, et non pas de la confrontation des intérêts et des interprétations propres à chaque groupe par la négociation et le dialogue comme dans le modèle de la gouvernance. Tout au plus on assiste à un dialogue tronqué, la construction du compromis politique passant alors par des stratégies où les uns sont amenés à reconnaître la culture juridique des autres pour mieux la manipuler. Si les problèmes du droit coutumier et de la gouvernance sont similaires, car il s’agit dans chaque cas de coordonner le multiple, leurs objectifs ne sont donc pas les mêmes. Tandis que le droit coutumier exacerbe les différences culturelles en les institutionnalisant par la force, la gouvernance nie ces différences en espérant pouvoir les dépasser grâce à des procédures participatives et contractuelles. En poussant la comparaison un peu plus loin, on s’aperçoit que la problématique du « découplage cognitif/normatif » précédemment évoquée et l’idée selon laquelle il faut y remédier en coordonnant les mondes cognitifs particuliers par le dialogue, restent enfermées dans la vision unitariste du modèle européen de l’Etat, donc fondées sur une religion de la loi que la « gouvernance » présuppose même si elle entend la remplacer par quelque chose de nouveau, à savoir la légitimation du droit par le droit lui-même conçu comme un système de procédures autonomes par rapport aux autres normes sociales. La légitimation par les procédures, est-ce vraiment si nouveau ?
L’autonomie du système juridique étatique par rapport à son environnement social est une fiction rendue nécessaire par le besoin de cohérence du raisonnement professionnel des juristes. Il n’empêche que du point de vue d’une théorie des pratiques sociales, ce qui tient ensemble les multiples cadres d’interprétation dans un corps politiquement organisé, ce n’est pas la technologie du pouvoir importée, car peu importe si la fiction juridique importée consiste à exacerber les différences en les institutionnalisant ou à nier ces différences en instaurant un dialogue abstrait, mais une grammaire minimale, un ensemble de principes permettant de réinterpréter cette technologie du pouvoir tout en étant parfois réinterprétée par elle. Le concept normatif de gouvernance nous empêche de comprendre ce processus parce qu’il ne fait que constater son propre présupposé selon lequel la logique du dialogue démocratique permettrait de coordonner ce qu’il y a d’irréductible dans chaque culture juridique. Pour la même raison, le concept de gouvernance nous interdit de comparer le droit coutumier colonial et le droit coutumier contemporain, la « gouvernance » connotant simplement une représentation d’acteurs du deuxième terme de la comparaison. Pour comparer les manifestations historiques du droit coutumier puis expliquer le passage de l’une à l’autre, il nous faut un concept analytique suffisamment abstrait pour être applicable aux configurations politiques précoloniale, coloniale et postcoloniale.
L’importation de règles de droit étrangères avait été engagée à Madagascar par la monarchie un siècle avant la colonisation française, les structures claniques, puis villageoises ou paroissiales constituant le cadre procédural de leur réinterprétation. Sans être la seule technique de légitimation du modèle européen de l’Etat, le droit coutumier ne se confond pas ici avec une dénaturation forcée de la coutume originelle, mais apparaît comme un syncrétisme qui autorise une maîtrise collective de la recomposition des communautés locales, ethniques et trans-ethniques sous l’influence des idéologies normatives étrangères tel que le protestantisme aux 19ème siècle, le socialisme africain dans les années 1960-70 ou la gouvernance aujourd’hui. En montrant que l’historicité de l’Etat importé ne se réduit ni aux technologies du pouvoir importées ni à la répétition inchangée des coutumes originellement malgaches, le concept de « communautarisme politique » renverse la problématique de la coordination du multiple telle que nous l’avons énoncée en exposant le contenu du concept normatif de gouvernance. Par contraste avec la gouvernance, ce qui « découple » dans le communautarisme politique, ce ne sont pas des conceptions cognitives, mais des communautés vivantes, locales, religieuses, statutaires, ethniques, épistémiques, etc., capables de produire leur propre droit alors même qu’elles partagent sur le plan cognitif le minimum de référentiel indispensable.
L’Etat postcolonial, ou si l’on préfère le compromis politique néo-patrimonial, n’est pas une machine manipulable pour coordonner la multiplicité cognitive à travers une nouvelle technologie importée du pouvoir appelée gouvernance. L’Etat postcolonial, c’est l’enveloppe cognitive minimale qui permet aux diverses communautés politiques de se positionner les unes par rapport aux autres selon un ordre hiérarchique. Etant donné qu’une enveloppe cognitive ne peut, à elle seule, ni garantir la neutralité du compromis politique ni d’ailleurs imposer unilatéralement des décisions partiales, le rapport entre différentes communautés politiques enchâssées les unes dans les autres de telle sorte que le pouvoir des unes se voit limité par les pouvoirs des autres, n’est plus défini par des décisions légales de type technocratique, autocratique ou pragmatique, mais par les conceptions du bien constitutives des communautés politiques les plus puissantes. Le communautarisme politique ne renonce donc pas à toute forme de coordination du multiple, même si en rejetant la notion d’un espace public ou tout serait discutable et décidable, il exclut certaines options de politique publique.
Du point de vue des conceptions du bien occidentales, le modèle contractuel du dialogue et de la négociation de tous les acteurs dans un cadre de référence unique est sans doute préférable au dualisme du droit coutumier malgache qui exacerbe la différence culturelle en l’institutionnalisant sur le plan juridique. Qui ne souhaiterait pas étendre la conservation de la biodiversité des aires protégées à l’ensemble des forêts domaniales ? Qui s’opposerait à contribuer à la réduction de la pauvreté en autorisant les populations locales à extraire certains produits non ligneux ? Qui ne serait pas d’accord pour reconnaître officiellement les cultures juridiques originellement malgaches trop longtemps méprisées par les politiques publiques ? Personne à vrai dire. Or comme tout le monde le sait pertinemment, aucun de ces trois objectifs ne peut être réalisé tant que les parties prenantes au dialogue démocratique sur la politique environnementale restent piégés dans les mondes clos où le droit coutumier les a enfermé. Les arguments éthiques invoqués à l’appui du nouveau référentiel de politique foncière tel qu’il se traduit dans la politique contractuelle d’environnement récente paraissent convaincants.
Dans les théories de la gouvernance, les deux attributs potentiellement contradictoires du droit que sont sa moralité (justification éthique) et sa légitimité politique sont censés découler d’un même processus démocratique qui selon les auteurs prend la forme d’une discussion non contrainte et ouverte à tous les citoyens, ou celle d’une négociation de compromis avantageux entre groupes stratégiques. Mais ce « processus » n’est en réalité qu’un autre discours occidental décalé des pratiques juridiques et les Malgaches ont raison de voir les choses différemment. Pour eux, il existe deux moralités, l’une malgache, l’autre étrangère, et une seule légitimité politique puisque le système postcolonial est tel que les uns ne peuvent pas faire sans les autres. Dans la conception malgache, c’est le dualisme juridique qui, parce qu’il articule deux formes de vie irréductibles[99], semble préférable à l’éthique faussement universelle de la gouvernance internationale des problèmes d’environnement.
Dans les rapports internes, les Malgaches reconnaissent aux familles paysannes pauvres un droit coutumier à acquérir des propriétés foncières en défrichant des terres forestières non encore appropriées par d’autres familles pauvres. Les Malgaches défrichent ainsi chaque année 100'000 hectares de forêts naturelles qui abritent de nombreuses espèces endémiques et inconnues des biologistes occidentaux. En paraphrasant un auteur néo-marxiste, les rapports précapitalistes ne représentent pas l’élément statique et résiduel dans l’articulation des modes de production. S’adaptant et se développant dans le but de leur propre survie, ils retiennent une dynamique indépendante du mode capitaliste (Fitzpatrick, 1981 : 250). Dans les rapports externes, les Malgaches n’ont pas d’autre choix que de se conformer à la moralité occidentale en promettant aux étrangers d’étendre les mesures de conservation aux forêts domaniales, de réduire la pauvreté rurale en autorisant l’extraction et la commercialisation de certains produits non ligneux par les paysans eux-mêmes, de mettre en place des guichets fonciers communaux afin de séparer les espaces agricoles et forestiers selon un plan de zonage élaboré conforme aux normes internationales. Mais combien parmi les agences occidentales d’aide environnementale sont prêtes à reconnaître le droit coutumier des Malgaches à défricher 100'000 hectares de forêts naturelles ? Aucune à vrai dire. Déguisée de manière plus ou moins explicite en indigénisation du modèle domanial importée, la « gouvernance » cache une occidentalisation encore plus profonde du dispositif d’administration environnementale.
Le nouveau référentiel de politique foncière privilégie les procédures négociées, décentralisées et particularistes par rapport à l’imposition d’un code foncier uniforme sur l’ensemble du territoire, qui interdirait de reconnaître les droits fonciers fluides, ambigus et enchâssés dans les rapports sociaux. En opposant l’abolition/codification coloniale de la coutume traditionnelle à la vivacité des pratiques juridiques contemporaines, la gouvernance environnementale occidentale présente en terme d’un choix démocratique ce qui est en réalité une fonction des règles communément observées d’acquisition et de transmission du droit coutumier de propriété foncière. Il n’y a donc pas matière à choix démocratique. Les professionnels du secteur environnemental savent bien que l’adaptation des procédures négociées à la réalité locale est rendue inévitable par la déforestation.
La légitimation du dispositif de conservation intégrée de la biodiversité ne dépend guère de la mise en œuvre conforme des normes légales. Cela étant, tout le monde ne se fait pas la même idée de leur « adaptation ». Là où les Occidentaux postulent une séparation catégorique entre le « système juridique » et le « système social » dans le but de manipuler le premier pour transformer le deuxième à leur image scientifique de la forêt naturelle, ou dans le but de casser le lien organique entre le juste et le bien par une discussion libérée des contraintes de la coutume, les Malgaches réfléchissent sur une forme de vie qui rattache la validité morale des normes juridiques à leur validité sociologique, la justification éthique à la légitimation politique de l’action publique. En cela, ils rappellent la démarche des philosophes communautariens comme R. Rorty, M. Walzer ou Ch. Taylor qui refusent eux aussi de considérer la validité des normes juridiques comme un attribut universel et atemporel pour en faire un phénomène historique et culture concrets (Rorty, 1997 ; Taylor, 1994 ; Walzer 1994, 1997, 2003).
La préférence accordée par les Malgaches à la justice particulière, définie en termes d’adéquation avec un ordre naturel des choses, par rapport à la justice générale conçue en terme de conformité avec les normes abstraites du débat démocratique privilégiée par les Occidentaux, a deux conséquences sur la mise en œuvre des nouvelles politiques foncière et forestière. La première conséquence est que la rupture avec le droit foncier et forestier colonial est trop superficielle pour pouvoir résoudre la contradiction qui persiste entre les objectifs, d’une part, de conserver le domaine forestier en autorisant les projets étrangers à en transférer la gestion à quelques associations paysannes et, d’autre part, de faire participer les intéressés dans un dialogue public. La deuxième conséquence est que réappropriation du référentiel contractuel ne peut alors se faire qu’en dénaturant l’éthique environnementale occidentale par une série de réinterprétations peu glorieuses de la « conservation intégrée ».
Il doit en être ainsi parce que le transfert d’un référentiel de politique publique d’une communauté politique à une autre ne réussit jamais en raison de la validité abstraite et intrinsèque du modèle, indépendamment de l’usage qui en est fait, mais seulement lorsque la communauté réceptrice l’adopte volontairement en le reconnaissant comme moralement supérieur à ses propres traditions. La distance entre le référentiel et la substance de la politique foncière est si grande en l’occurrence qu’elle décrédibilise d’emblée les actions de pédagogie rurale qui précèdent les négociations environnementales. Une gouvernance environnementale qui, au lieu d’instituer des domaines fonciers à la charge des collectivités publiques locales par un unique acte du législateur, se contente de réaffirmer par des centaines de contrats de gestion un monopole foncier « communautarisé » depuis des décennies, peut faire tourner le systèmes des projets pilotes. Mais elle ne saurait prétendre à la reconnaissance du droit coutumier.
Dans le cadre du pôle national suisse de recherche « Nord-Sud : Partenariats scientifiques pour atténuer les syndromes du changement global », un syndrome se définit par « une constellation systémique particulière de problèmes majeurs se produisant dans des environnements géographiques semblables que l’on peut découvrir par une comparaison à l’échelle des différents continents » (Droz et Lavigne, 2003 : 7). La déforestation tropicale qui a émergé comme enjeu politique internationale au milieu des années 1980, répond bien à cette définition. La moitié des forêts originelles à l’échelle des différents continents a déjà disparu et le taux actuel de déforestation signifie que les forêts tropicales restantes disparaîtront dans les cinquante ans à venir. A Madagascar, le taux annuel de déforestation à Madagascar est estimé par la FAO à 1,6 % soit 200'000 hectares (Myers, 1990 : 433). Les experts ne s’accordent cependant ni sur l’importance ni sur l’existence même de la déforestation, remise en doute par certains travaux révisionnistes. Les désaccords scientifiques relatifs à l’importance et aux causes du phénomène prennent résultent de la compétition entre différentes « communautés épistémiques » dans le champ de l’aide internationale, plutôt que de débats disciplinaires qui autoriseraient une ouverture interdisciplinaire.
Pour autant la discussion au sein des communautés scientifiques intéressées par la déforestation tropicale ou entre chercheurs de différentes disciplines ne se réduit pas à la lutte pour le pouvoir et l’argent dans le secteur de l’aide internationale[100]. Par exemple le fait que la télédétection satellitaire ne peut fournir une preuve incontestable de l’étendue des déboisements ne signifie pas que la réalité extérieure de la déforestation soit indécidable. Il en est de même pour les débats sur les causes du problème, où les sciences sociales jouent un rôle essentiel pour fonder l’accord des spécialistes. Mais tout comme les sciences naturelles, les sciences sociales sont affectées par les intérêts stratégiques et positions de pouvoir des chercheurs. Malgré les incertitudes considérables qui entourent la perception du syndrome, la déforestation a été au centre de l’émergence du nouveau référentiel de politique foncière, simplement parce que l’aide internationale est affectée au secteur environnemental et forestier plutôt qu’au développement rural. De cette situation s’ensuit une série de confusions sur le plan de la connaissance. De manière générale, les recherches sociales tendent à rejeter la réduction « néo-malthusienne » de la déforestation à un problème de population, pour insister sur les conséquences néfastes de l’inégalité sociale et de la corruption politique. Du point de vue de l’approche « pro-pauvre » (Kaimowitz, 2002 : 123-24), la reconnaissance du pluralisme des acteurs, droits, et conceptions culturelles apparaît indispensable pour corriger les échecs des politiques forestières étatistes héritées de la période coloniale.
Les positions pro-pauvres divergent néanmoins sur le sens et les moyens de cette reconnaissance. Selon les pluralistes radicaux, il est nécessaire de dégager un consensus entre les visions opposées au moyen de délibérations publiques ouvertes à tous les intéressés (Babin et Bertrand, 1998 : 20-21). Des compromis partiels suffisent pour reconnaître la diversité des pratiques et représentations, répondent les pluralistes modérés, en précisant que la recherche du consensus à propos de l’utilisation des forêts tropicales est une illusion dans les conditions économiques et politiques contemporaines (Anderson, Clément et Crowder, 1998 : 7-8). Les deux pluralismes renvoient à des conceptions opposées de l’évolution du droit coutumier, les modérés affirmant la continuité du droit endogène, les radicaux sa dénaturation sous l’effet du droit étranger[101]. La question s’était posée au moment des indépendances de savoir si le droit coutumier élaboré sous la colonie pouvait être concilié avec un développement authentique. Or, bien que la « dénaturation » coloniale du droit originel ait souvent été surestimée dans les interprétations associées aux socialisme malgache, à la démocratisation ou à la réduction de la pauvreté, il est difficile de trancher en faveur de la continuité ou de la rupture. Les retours démocratiques à l’authenticité précoloniale paraissent tout aussi utopiques que la transformation des valeurs endogènes par les Occidentaux et leurs intermédiaires africains. Les mécanismes juridiques à l’origine de la déforestation reflètent une logique syncrétique qui recombine de manière nouvelle des règles importées et endogènes dans un contexte de croissance démographique rapide, de surabondance de réserves foncières, de coûts prohibitifs de l’énergie fossile, d’un taux d’urbanisation important, de manque d’infrastructures, de clientélisme politique, da corruption. Pour faire la part des continuités et ruptures dans l’évolution du droit coutumier, une approche interdisciplinaire gagne à ne pas s’enfermer dans les idéologies occidentales, occidentalisées ou nativistes mais à expliquer ces discours juridiques en les rapportant aux systèmes d’activité qui leur donnent sens.
Toute tentative scientifique pour définir ce que signifie la déforestation à Madagascar se heurtent d’emblée à une contradiction étonnante. Alors que le pays est connu pour son déboisement rapide, sa couverture forestière serait restée stable depuis un siècle. Le rythme de déforestation annuelle se situerait entre 100'000 et 200'000 hectares, mais les estimations de la couverture forestière depuis un siècle indiquent, pour la plupart d’entre elles, entre 12 et 15 millions d’hectares, avec une légère tendance à l’augmentation depuis 1960. Il est possible que la contradiction soit liée aux méthodes de mesure de la surface de la couverture forestière. Les 12 à 15 millions d’hectares couramment avancés dans les études sont discutables. Une autre explication serait que l’estimation du taux de déboisement annuel est erronée. Dans ce dernier cas, la surface boisée ne diminuerait pas, ou en tout cas de beaucoup moins que de 100'000 hectares par an. La déforestation serait alors moins une caractéristique du monde extérieur qu’une idéologie qui occulte la domination du système international dans la formation des politiques foncières malgaches.
La situation actuelle des espaces naturels malgaches est préoccupante. Les sols érodés perdent leur fertilité, les cycles hydrographiques sont perturbés et les écosystèmes s’appauvrissent rapidement. La diversité biologique, principalement liée aux zones forestières, y est extrêmement menacée. Plus de 80% des forêts originelles ont disparu[102], principalement durant les 50 dernières années. Les chiffres à propos de la couverture forestière de Madagascar divergent considérablement d’une source à l’autre et les méthodes de mesure sont rarement précisées. Selon l’Office national pour l’environnement par exemple, les forêts couvraient entre 14 à 16 millions d’hectares en 1950, la couverture actuelle est estimée à 12 millions d’hectares dont seulement 9 à 10 millions d’hectares de forêt naturelle (Rapport sur l’état de l’environnement à Madagascar, cité par Aubert et Razafiarison, 2003a : 37). Plutôt que d’aboutir à des mesures plus fiables que par le passé, la photographie aérienne, puis le développement des systèmes d’information géographiques, ont produit une série discordante d’estimations. Le tableau 3.1 illustre l’évolution des estimations de la couverture forestière de Madagascar durant le siècle dernier. Les divergences entre ces estimations dépassent tout calcul raisonnable du changement de la couverture forestière. C’est-à-dire que les variations de la surface totale s’expliquent par les méthodes de mesure utilisée et n’ont pas de rapport avec le taux de déforestation réel.
Tableau 2 : Estimations de la couverture forestière (1895-1995)
Date ou période |
Couverture forestière (en millions d’hectares) |
Source |
1895 1899 1921 1931 1936 1949-57 1949-57 1949-57 1949-57 1972-79 1974 1990 1990-94 |
20.0 12.0 7.0 10.0 17.0 16.7 19.1 12.4 10.3 15.8 7.5 5.8 13.3 |
Lavauden (1934) Girod-Genet (1899) Perrier de la Bathie (1921) Lavauden (1934) Perrier de la Bathie (1936) Guichon (1960) Humbert et Cours Dame (1965) Direction des Eaux et Forêts (1953-74) Lanley (1981) Faramalala (1995) Persson (1974) Nelsson et Horning (1993) Inventaire Ecologique Forestier National (1996) |
Source : Inventaire Ecologique Forestier National, 1996, adapté de McConnell, 2002 : 15 |
Il nous suffira de commenter des exemples choisis en les recoupant avec les données d’une thèse récente en géographie (Moreau, 2002, chapitre 8). Lavauden, inspecteur des Eaux et Forêts en 1931, indique une diminution de la couverture forestière de 20 à 10 millions d’hectares entre 1895 et 1931. L’exploitation forestière sous l’administration coloniale en est largement responsable étant donné que la population n’a pas significativement augmenté pendant la même période (Fremigacci, 2000 ; Mc Connell, 2002 : 17-18)[103]. Humbert dresse la carte des formations végétales sur la base de photographies aérienne datant des années 1940-50 et compte 12.5 millions d’hectares de forêts peu ou pas dégradées, qui contrastent avec la surface totale de 19,1 millions d’hectares. Plus récemment, le FTM (Institut de cartographie malgache) produit une nouvelle carte à partir des travaux du professeur Faramalala, mais qui reste très fidèle à celle de Humbert. La carte issue de l’Inventaire Forestier National de 1996 ne fait pas non plus apparaître une réduction massive de la couverture forestière. Les chiffres significativement inférieurs avancés respectivement par Persson et Nelsson et Horning ne sont pas pris en compte par la communauté de politique publique. Lors des évaluations en 2001 en vue de la négociation de la dernière phase du Plan Environnemental, les institutions concernées tablaient sur une couverture forestière de 12 millions d’hectares (Hagen, 2000 : 51).
Malgré l’apparente stabilité de la couverture forestière, les évaluations sont quasiment unanimes quant au taux annuel de déforestation. Elles se situent toutes entre 100’000 et 200’000 hectares/an, soit une perte annuelle de 1,2 % d’une couverture forestière établie à 12 millions d’hectares. Dans leur étude influente sur les forêts denses humides orientales, Green et Sussman (1990) indiquent que le taux de déboisement annuel a été de 111’000 hectares/an pour cette seule région entre 1950 et 1985. Si cette tendance se poursuit, toutes les forêts denses humides résiduelles auront disparu en 2050, à l’exception des plus inaccessibles. Le chiffre de 150’000 hectares/an estimé par la FAO inclut toutes les forêts denses de feuillus, et probablement est-il encore inférieur à la réalité. C’est en effet dans l’ouest et le sud-ouest que la déforestation semble avoir été la plus brutale. L’extension des défrichements liée à l’arrivée des migrants, l’apparition de nouvelles spéculations agricoles comme le maïs, la fabrication de charbon de bois, l’exploitation des palissandres et des ébènes, ont fait reculer les forêts sèches et le bush épineux de l’ouest.
Le naturaliste français Alfred Grandidier estimait au début de la période coloniale que 200’000 hectares étaient déboisés chaque année du fait des feux et des défrichements. Ce chiffre est devenu une sorte de dogme repris chaque année au début de la saison de culture sur fond de discours catastrophistes par des politiques et scientifiques (Bertrand et Randrianaivo, 2003 : 12). Les chercheurs du CIRAD Forêt représentent la seule voix divergente dans le concert des nations. Si le chiffre était exact, expliquent-ils, il ne devrait plus rester de forêts à Madagascar, ce que démentent l’observation directe et les résultats du récent inventaire écologique réalisé avec l’appui de la Coopération allemande et de la Banque mondiale. Ils mettent également en doute l’exactitude de l’étude précitée de Green et Sussmann : aux taux moyens de 110’000 hectares déboisés chaque année depuis 1950 et de 72’000 hectares par an de 1900 et 1950, il ne devrait presque plus rester de forêts sur la façade orientale de Madagascar (p. 14). Toutefois, les auteurs se gardent d’avancer la thèse selon laquelle la déforestation à Madagascar serait une simple représentation occidentale. Leur hypothèse repose plutôt sur la distinction courante entre déforestation et dégradation forestière. Selon les Bertrand et Randrianaivo, il serait faux d’assimiler la dégradation forestière à la déforestation (p. 20) dans la mesure où les forêts secondaires, qui sont en fait des « espaces forestiers multifonctionnels » touchés par la dégradation pourraient, à certaines conditions qui font l’objet des recherches présentées dans l’ouvrage précité, être gérés de manière durable par la culture itinérante sur brûlis (p. 18-19). En revanche, la stigmatisation courante des pratiques agricoles de la paysannerie betsimisaraka occulterait le rôle réel du tavy dans la gestion des écosystèmes (p. 18), notamment en détournant l’attention des autres acteurs de la déforestation tels les charbonniers, exploitants forestiers et agents de l’Etat (p. 14).
Il est légitime de s’interroger avec les spécialistes du CIRAD Forêt sur ce que peuvent vouloir dire les politiques, et mêmes certains scientifiques, qui parlent de 200'000 hectares déboisés chaque année à Madagascar par les feux de végétation. S’agit-il de la disparition et transformation définitive de ces forêts en savanes ou en steppes ? Ou plutôt d’une dénaturation de forêts naturelles en différentes autres formations végétales graminéennes ou ligneuses, notamment en jachères forestières et en forêts dégradées ? Ce questionnement suggère que, à la différence du déboisement au sens strict, une certaine dégradation forestière sous forme de jachères forestières parfois converties en jardins agro-forestiers, est la conséquence normale d’une gestion durable du milieu par les populations locales[104]. En effet, des plantations de caféiers dans une aire protégée récemment défrichée sont non moins efficaces pour lutter contre l’érosion des sols qu’une forêt naturelle intacte. Le bilan écologique est moins favorable si on compare les deux types de couverture boisée sous l’angle de leur diversité biologique. Les deux modes d’altération de la forêt naturelle impliquent une érosion de sa diversité biologique, ce qui nous paraît enlever son intérêt pratique à la distinction entre déforestation et dégradation forestière. Les politiques et scientifiques qui parlent de 200’000 hectares de forêt naturelle perdus chaque année n’ignorent pas forcément la différence entre déforestation et dégradation forestière. Car ils savent que la « secondarisation » par la conversion agricole des forêts naturelles en jachères ou autres formations ligneuses ou graminéennes est tout aussi problématique, sous l’angle de la conservation des flore et faune sauvages, que la transformation irréversible du couvert forestier en savanes ou steppes.
Madagascar est réputée pour sa haute biodiversité et son fort taux d'endémisme. L’île est séparée du continent africain depuis plus de 100 millions d’années, si bien que jusqu’à l’arrivée de l’homme il y a 1’500 ou 2’000 ans, sa flore et sa faune ont suivi une évolution indépendante et ses écosystèmes ont trouvé des équilibres et des solutions originales par rapport au reste du monde. Selon des conservationnistes de renom tels que N. Myers, la flore et faune malgaches serait parmi les plus précieuses du monde en raison de son endémicité (Myers, Mittermeier et al., 2000). Les botanistes estiment que l'île possède une flore riche de quelques 10’000 à 12’000 espèces de plantes vasculaires, dont 85 % sont endémiques, et comme le montre le tableau suivant, les taux d’endémisme ne sont pas moins remarquables dans le cas d’autres espèces vivantes.
Tableau 3 : Taux d'endémisme des espèces à Madagascar
Type d'organisme |
Espèces dénombrées |
% d'espèces endémiques |
Plantes à fleurs |
8'000-10'000 |
>80 |
Amphibiens |
>150 |
99 |
Reptiles |
245 |
96 |
Oiseaux |
238 |
50 |
Chauve-souris |
26 |
50 |
Mammifères terrestres |
>70 |
97 |
Source: Jolly, 1980 ; Hufty et Muttenzer, 2002 : 281. |
L’île est classée parmi les trois plus importantes des 25 zones mondiales prioritaires pour la conservation de la nature. Madagascar se divise en deux grandes régions bio-géographiques : une région orientale relativement humide et une région occidentale relativement sèche, à l’intérieur desquelles se succèdent des milieux variés. La région orientale s’étend sur un peu plus de la moitié de l’île à partir de la côte est, englobant les hautes terres du centre et le petit domaine satellite du Sambirano, sur la côte nord-ouest. Cette partie de l’île était à l’origine entièrement couverte de forêts denses humides, qui sont aujourd’hui largement remplacées par une mosaïque de cultures et de formations secondaires ou dégradées. Puisque la région orientale est propice à l’agriculture tropicale, les cultures de rentes sont nombreuses et fournissent au pays la majorité de ses exportations. A certains endroits, on trouve des périmètres de riziculture irriguée, mais dans les zones décentrées où subsiste encore une couverture forestière, le principal type de culture reste la riziculture pluviale sur brûlis.
La région occidentale s’étend à partir des plaines de la côte ouest vers le centre de l’île jusqu’à environ 800 m d’altitude. Elle abrite des forêts sèches décidues, moins denses que les forêts de l’est. Leur couvert est moins haut et plus clair que dans la plupart des forêts orientales, plus humides. Le domaine méridional semi-aride, caractérisé par des fourrées ou des formations buissonnantes résistant à la sécheresse qualifiées de « brousse épineuse », fait partie de la région occidentale. Dans les rares zones connaissant encore une véritable couverture forestière, on peut observer l’utilisation de la technique sur brûlis forestier. Les cultures pluviales (maïs, manioc, riz) sont les plus répandues en dehors de quelques grands périmètres aménagés pour la riziculture irriguée.
Le découpage de la surface terrestre en zones prioritaires de biodiversité (biodiversity hotspots) ne reflète pas seulement la fascination des occidentaux ou l’histoire naturelle, mais aussi leur indignation face aux actes de pillage des richesses biologiques par les populations pauvres des pays en développement. La communauté de politique environnementale cherche à savoir comment maintenir cette richesse biologique à l’abri des pressions anthropiques. Dans l’article précité, G. M. Green et R. W. Sussman se proposaient d’analyser dans quelle mesure la déforestation pouvait être attribuée à des facteurs topographiques et démographiques. Leur principale conclusion que la déforestation aurait été la plus rapide dans les zones à bas relief et fortement peuplées, a été largement citée par les organismes de conservation actifs à Madagascar suite à la publication de l’étude en 1990. Mais la méthodologie de Green et Sussman fut aussitôt critiquée, non seulement en raison de l’incertitude déjà évoquée des estimations de la couverture forestière, mais aussi pour la manière dont les données démographiques étaient utilisées. Sans entrer dans les détails de cette critique, il semble que les changements dans la couverture forestière étaient les plus dramatiques dans les zones à densité de population modérée. Les zones à forte densité de population dans les alentours des principaux centres urbains, Antananarivo et Fianarantsoa, sont connues pour des dynamiques d’afforestation. Cette interprétation est valide pour les autres agglomérations sur les Hautes Terres, qui s’approvisionnent en majorité avec du bois de plantation (McConnell, 2002 : 16-17).
L’idée selon laquelle la croissance de la population conduirait inexorablement à dépasser la capacité de charge de l’environnement est évoquée le plus souvent dans le contexte des politiques de lutte contre la désertification et de sécurité alimentaire dans les pays sahéliens. A Madagascar, le récit malthusien fut adapté à la problématique de l’érosion de la biodiversité pour expliquer l’occupation humaine des aires protégées par les populations riveraines que les experts étrangers constataient avec inquiétude lors de la mise en place d’un Plan d’action environnemental au début des années 1990. Mais la pertinence de cette explication est mise en cause par des travaux de recherche spécalisés récemment publiés (Aubert, Razafiarison et Betrand (eds), 2003 ; McConnell, 2002).
Ainsi que l’avait montré J. Weber dès 1995, l’enchaînement des causes habituellement présenté dans la littérature est le suivant : la pauvreté serait à l’origine d’une croissance exponentielle de la population qui renforcerait à son tour la pauvreté et générerait un besoin accru de terres, induisant ainsi une dynamique de défrichements pour la culture sur brûlis forestier et donc une dégradation accéléré de la biodiversité sauvage abritée par les forêts naturelles (Weber, 1995 : 157). Citons d’abord quelques chiffres en appui de l’explication habituelle de la chaîne causale. La population de Madagascar estimée à 15 millions de personnes en 2000, a doublé depuis 1975 et va doubler de nouveau jusqu’en 2025. En 1999, 71 % de la population habitait dans des zones rurales. Le secteur agricole constitue 80 % des recettes d’exportation du pays et occupe environ 85 % de ses habitants. Des petits paysans cultivant entre un et deux hectares sont responsables des 80 % de la production agricole totale. Le riz constitue l’aliment de base et il est de loin la culture la plus importante. En raison des conditions climatiques, les cultures de rente (café, vanille, girofle, poivre, etc.) se concentrent surtout dans la région orientale. Les techniques agricoles utilisées sont partout traditionnelles et relativement simples, on ne saurait en tout cas parler de dynamiques d’intensification agricole susceptibles de changer fondamentalement la donne. Avec une population augmentant de plus de 2.5 % annuellement, les terres cultivables se font de plus en plus rares, obligeant les gens à défricher des terres boisées pour compenser les surfaces en manque.
Dans son analyse de l’occupation humaine des aires protégées, J. Weber, alors assistant technique à Madagascar pour le CIRAD Forêt, relevait que la démographie galopante était une « notion étrange » invoquée par les scientifiques et décideurs sans que les travaux de recherches les documents officiels ne contiennent des données relatives à la densité de population autour des aires protégées et relatives aux surfaces cultivées. En réalité, affirmait alors J. Weber, ce n’est pas la croissance démographique, mais la trop faible densité de population aux environs des aires protégées de Madagascar qui serait l’origine de l’occupation humaine de ces forêts. La faible densité démographique implique des coûts prohibitifs à la fois pour l’intensification agricole, l’investissement en infrastructures, pour la mise en place de circuits d’approvisionnement et de collecte, et pour un contrôle efficace des espaces forestiers[105]. En raison du sous-équipement matériel, humain et financier des services étatiques, les espaces forestiers se trouvent dans une situation dite « d’accès libre de fait ». Dans cette situation, concluait J. Weber, une action publique dirigée vers la gestion des aires protégées est vouée à l’échec, car chaque fois que des populations accepteront de se déplacer sous l’impulsion d’un projet de conservation, d’autres arriveront, ou même en l’absence d’occupants permanents, les prélèvements sur les aires protégées augmenteront (Weber, 1995 : 159).
Les décideurs et responsables de projets nationaux qui collaborent avec les organismes d’aide internationale ne cherchent pas à savoir comment gérer avec intelligence un milieu forestier qui est voué à la transformation irréversible. Ils prétendent, ou croient sincèrement, que cette transformation peut encore être évitée à travers une politique de conservation de la nature qui prive des populations démunies de leur subsistance. En invoquant le fait que «malgré les chiffres, il reste toujours de la forêt à Madagascar », les approches pro-pauvres ne contribuent malheureusement pas à clarifier le débat, mais laissent penser que cette transformation est évitable ou réversible par des mesures appropriées[106]. L’explication de la déforestation par la trop faible densité démographique et l’accès libre avancée par les spécialistes du CIRAD Forêt ne nous semble pas constituer une alternative crédible au récit malthusien dominant. Il présuppose comme ce dernier que la croissance démographique n’ait pas atteint les limites de la capacité de charge de l’environnement. Tout comme les écologistes malthusiens, les spécialistes de la foresterie sociale manquent de données empiriques pour démontrer qu’une dynamique vertueuse d’intensification agricole, infrastructures, circuits commerciaux locaux, contrôle forestier local autofinancé est susceptible de se produire avant qu’il ne soit trop tard[107].
En l’absence de grandes compagnies forestières à l’image de l’Asie du sud-est ou de l’Amazonie, mettre en question le caractère mécanique de la déforestation apparaît comme une stratégie argumentative contre un lobby international de politique forestière qui accuse les paysans pauvres de tous les maux. Mais cet argumentaire laisse ouverte la question, soulevée par les auteurs, de savoir si la déforestation existe réellement Madagascar et dans quelle mesure elle est une conséquence de la croissance démographique, au cas où elle ne serait pas une idéologie occidentale.
Dans les conditions évoquées, la meilleure manière d’y répondre nous paraît être d’admettre, sous forme d’un postulat, que le problème de déforestation existe et même qu’il est relativement important. Les discussions entre malthusiens et pro pauvres, projets de conservation et de développement rural, biologistes et sociologues à propos de la déforestation présupposent toutes qu’il y ait quelque part un effet dont on puisse analyser les causes. L’argument pro-pauvre est parfois présenté en termes d’une alternative entre causes « directes » et « structurelles ». Cette distinction est utilisée pour montrer que le taux élevé de croissance démographique parmi les plus pauvres, considéré par les néo-malthusiens comme une explication de la déforestation, ne représenterait qu’une variable intermédiaire qui renforce l’action de causes structurelles : commerce international du bois tropical, répartition inégale des terres cultivables, régimes politiques autoritaires ou clientélistes[108].
L’enjeu des débats plus spécialisés sur les coûts relatifs de la conservation et de la production, sur les rôles de la corruption forestière et des mécanismes de gouvernance, sera d’imposer une certaine hiérarchie entre les disciplines scientifiques qui participent au débat sur la déforestation. Mais la hiérarchie entre les disciplines ne saurait déterminer la hiérarchie entre les données observables. Etant donné que chaque discipline scientifique constitue sa propre cour d’appel pour juger de la pertinence de ses observations, l’interdisciplinarité se définit forcément par une pluralité de points de vue légitimes. Dans une telle perspective il faut renoncer à toute hiérarchie préétablie des causes et traiter sur un pied d’égalité les variables idéologiques, économiques et politiques de la déforestation.
Chacun admet l’existence de diverses activités productives et commerciales ayant pour objet les ressources forestières[109]. Les produits qui permettent de satisfaire différents types de besoins économiques tombent dans deux catégories, les produits forestiers et les produits non forestiers. La catégorie des produits forestiers inclut les produits ligneux, en particulier mais pas exclusivement le bois énergie et le bois tropical, et les produits non ligneux : fibres, tubercules, écorces, plantes médicinales, faune sauvage, biodiversité etc. Les autres produits de la forêt, que la littérature ne qualifie pas de « forestiers », concernent sa fonction de réserve de terre, la conversion du sol forestier en terres cultivables, l’exploitation des ressources du sous-sol, le tourisme dans le cas des parcs nationaux, la recherche scientifique dans les autres aires protégées, le stockage du carbone, en un mot les dimensions foncières de la forêt. Pour les idéologies professionnelles qui inspirent les politiques publiques dans le secteur forestier, il s’agit là de pratiques exceptionnelles, sous-estimées par rapport à la valorisation économique des produits forestiers au sens strict. L’importance relative de facteurs tels la croissance démographique, les inégalités sociales ou les structures de pouvoirs, soulève des problèmes différents pour chacune de ces utilisations. Même s’il est impossible de généraliser ce qui est spécifique à la colonisation agraire ou à l’économie d’un produit forestier, des logiques institutionnelles comparables se laissent néanmoins dégager qui relativisent la division artificielle entre produits forestiers et autres produits de l’économie paysanne, entre secteurs forestier et agricole, politique environnementale et politique de développement rural.
L’exploitation forestière vise à commercialiser les bois précieux et à satisfaire la demande en bois de construction et en bois de chauffage. Selon les sources officielles, la production ligneuse représente un prélèvement annuel de près de 15,7 millions de mètres cube équivalent bois rond dont 93 % servent de bois énergie sous forme de bois de chauffe (28 %) ou de charbon de bois (67 %). Seulement environ 1 million de mètres cube sur les 15 millions exploités chaque année est destiné à un usage industriel. Le reste des prélèvements est consommé dans le cadre de l’économie domestique. Selon les chiffres officiels, environ 5 % de la production de bois d’œuvre intègre le marché international. Sur cette production ligneuse destinée au marché international, le bois d’œuvre de plantation atteint selon les sources officielles plus de 99 % du volume total exporté annuellement, soit 42'409 mètres cube, le bois d’œuvre provenant de forêts naturelles moins de 0,5 % soit 162 mètres cube et le bois tropical proprement dit 0,5 % soit 240 mètres cube (Ramamonjisoa, 2002 : 3). Les chiffres officiels « mettent en évidence » l’importance des forêts de plantation par rapport aux forêts naturelles pour l’approvisionnement des marchés de bois régionaux, national et internationaux. Le savoir conventionnel en la matière est que le peu de bois produit à l’heure actuelle par des compagnies forestières ne constitue pas une grande menace pour les forêts tropicales malgaches malgré la levée de l’interdiction d’exporter des grumes en 1995. Cette conclusion n’est pas fausse. Les volumes de bois tropical indiqués par les sources officielles le sont sans aucun doute.
Les forêts malgaches totalisent un volume de bois sur pied d’environ 100 millions de mètres cubes, toutes catégories confondues. La plupart du bois tropical se trouve sur des secteurs accidentés et isolés du versant oriental, inaccessibles aux matériels lourds des exploitants professionnels. Néanmoins, selon les chiffres officiels le nombre des exploitants forestiers agréés est en augmentation constante, avec une progression de 20 % pour l’année 1997-1998. Selon une source citée par le CIRAD Forêt, en 1993, l’exploitation forestière aurait porté sur environ un million d’hectares, plus des 100'000 mètre cubes que la croissance naturelle ajoute annuellement. L’exploitation forestière menacerait donc réellement le patrimoine, qui ne peut ainsi se reconstituer et s’enrichir (Aubert et Razafiarison, 2003a : 39). La filière bois relève en majeure partie du secteur informel. Les opérateurs privés et leurs intermédiaires pratiquent officieusement une surexploitation ou une mauvaise exploitation forestière, qui peut se traduire par l’écrémage de la forêt ou par la coupe systématique des formations primaires et secondaires. Les chiffres officiels ne sont pas représentatifs des pratiques d’exploitation forestières réelles dont l’importance et les impacts sont mal connus en termes quantitatifs. Les statistiques officielles ne reflètent que les volumes de bois légalement exportés à travers les principaux ports du pays. Selon B. Ramamonjisoa, le secteur forestier est confronté à des problèmes de quantification du prélèvement de bois. Les études effectuées dans le cadre de réforme de la fiscalité forestière montrent que les chiffres officiels ne constituent qu’un peu plus du tiers du prélèvement réel pour ce qui concerne le bois d’œuvre provenant de forêts naturelles. Le volume de bois entrant dans la construction des maisons d’habitation des populations locales et dans l’utilisation comme source d’énergie est presque impossible à évaluer (Ramamonjisoa, 2002 : 3). Selon le CIRAD Forêt, ce serait même plus de 99% de la production de bois qui est utilisée localement et n’intègre pas les circuits de l’économie formelle (Aubert et Razafiarison, 2003a : 39).
Dans le monde entier, écologistes, bureaucrates internationaux et exploitants forestiers se rejoignent pour estimer que l’abattage, la production et le transport illicites des produits forestiers sont l’un des grands fléaux mondiaux de la forêt tropicale. L’industrie du bois indonésienne, par exemple, serait approvisionnée à 70 % par l’abattage frauduleux et, au Cambodge, le niveau d’exploitation illégale aurait atteint 90 % en 1998 selon un rapport de la Banque mondiale (Smouts, 2000 : 138). Madagascar ne représente pas une exception dans la comparaison internationale. L’attribution de concessions d’exploitation forestière est une affaire de corruption politique autant que de programmes concertés d’aménagement des écosystèmes forestiers[110].
Bien que l’Etat malgache ne délivre plus de permis d’exploitation forestière, les marchés de bois de la capitale et ceux des autres régions du pays, trouvent toujours des fournisseurs. D’après des sources auprès du Syndicat National des Exploitants Forestiers de Madagascar (SNEFM), le marché de bois est approvisionné par des exploitants illicites. Depuis l’année 2000, le nombre d’exploitants en règle, disposant de permis valides, est passé de 271 à 15. Selon les membres du syndicat, les opérateurs qui alimentent aujourd’hui les marchés sont des personnes, qui par quelle voie on ne sait, se sont munies de permis d’exploitation. Ces « nouveaux exploitants » forestiers seraient des personnes intouchables, qui font valoir leur pouvoir pour obtenir des permis auprès des instances régionales du ministère de tutelle (Rambelo, 2006 : 5). Une part importante du bois tropical malgache provient des forêts difficilement accessibles de la côte Est et Nord-Est, d’où il est parfois évacuée par bateau directement vers la Chine sans même passer par l’un des principaux ports du pays. Ces exploitations forestières, qui génèrent des revenus considérables et impliquent l’appareil bureaucratique des fonctionnaires locaux de l’administration forestière au plus hautes sphères de l’Etat, sont « autorisées » à travers des permis exceptionnels de ramassage de bois mort que l’administration émet après le passage d’un cyclone.
De larges surfaces sont également déboisées chaque année à l’Ouest et au Sud de Madagascar, moins en raison du bois tropical, qui est brûlé ou carbonisé sur place s’il ne trouve pas de meilleur débouché, que pour la culture du maïs exporté en France et à l’île de la Réunion où il sert d’aliment pour les animaux d’élevage. Les déboisements en zone sèche sont en partie liés aux filières qui alimentent les villes en charbon de bois. Le bois et ses dérivés qui représentent entre 80 et 90 % de l’énergie domestique consommé dans le pays, sont la source énergétique de loin la moins coûteuse. L’exploitation du bois énergie devient problématique dans les zones sèches où les plantations d’eucalyptus ne sont pas viables. Ce n’est pas le cas pour de la capitale, Antananarivo, qui s’approvisionne en majorité à partir de forêts plantées. Par contre les agglomérations urbaines de Diego Suarez, Tuléar et Majunga s’alimentent exclusivement de charbon de bois provenant de forêts naturelles. Bien que la dégradation due au charbonnage est moins importante que les ravages produits par la colonisation agraire, elle est difficile à distinguer de cette dernière lorsque les charbonniers sont en même temps des migrants sans terre, dont les pratiques juridiques
« font penser au fonctionnement d’une machine devenue folle, dont les dérapages successifs conduisent à des situations absurdes. Dans l’Ouest et le Sud-ouest, les règles « coutumières » ont littéralement explosé sous la pression des contraintes provoquées par une soudaine réduction de l’espace imposée par l’accélération brutale des migrations. Dans les faits, l’accès à la forêt est devenu quasiment libre, libre pour tous dans les zones où la présence humaine n’est pas encore très forte, libre pour des autochtones et des migrants qui leur sont alliés sous certaines conditions dans les zones habitées et proches de débouchés commerciaux. L’Administration est, bien entendu, trop dépourvu de moyens et l’Etat lui-même beaucoup trop absent, surtout dans ces contrées lointaines, pour pouvoir imposer sa marque. Dans la situation actuelle, la logique de course à la terre passant par la déforestation a acquis une quasi autonomie. On peut penser qu’elle persisterait encore même si cessaient brusquement les conditions économiques conjoncturelles qui favorisent actuellement une production massive de maïs » (Fauroux, 1999 : 151).
Reste que la dénonciation de la « folie juridique » et de « l’économie de la délinquance » dans le secteur forestier dont les historiens ont démontré les origines coloniales (Boiteau, 1982 ; Fremigacci, 1998), occulte la question plus abstraite mais non moins pertinente de savoir si les Malgaches seraient en mesure de poursuivre un projet de société s’ils appliquaient à la lettre la législation forestière actuellement en vigueur. Les défenseurs de la justice sociale soulignent que les exploitants forestiers appartiennent à une catégorie sociale qui a plus facilement accès à l’appareil étatique que les populations locales[111]. Il y aurait un lien nécessaire entre l’exploitation du bois, la corruption forestière et la déforestation qu’il faudrait rompre pour lutter contre la pauvreté. L’argument sous-estime la capacité qu’ont les sociétés locales et l’appareil étatique bureaucratique à constituer entre eux des dépendances étroites et des ethnicités morales opposables à l’environnementalisme occidental.
Pour les défenseurs de l’efficience économique, l’exploitation du bois tropical serait si peu rentable à Madagascar qu’il serait plus économique d’y renoncer complètement au profit de la conservation de la biodiversité et de l’écotourisme. Or, si la conservation et l’écotourisme sont la solution efficiente, pourquoi les Malgaches font-ils autre chose pour lutter contre la pauvreté ? Les économistes de l’environnement perdent de vue que pour les acteurs d’un réseau parallèle organisé en fonction une ethnicité morale non occidentale, le défrichement constitue une solution plus efficiente que la conservation et l’écotourisme dont les retombées bénéficient tout au plus à quelques privilégiés. Avant de dénoncer l’illégalité et la corruption dans le secteur forestier, il importe d’abord de situer les pratiques juridiques dans leur contexte économique, politique et culturel, dans la mesure où la déforestation tropicale est, selon l’expression de M.-Cl. Smouts, « une problématique de sous-développement, sur laquelle se greffent les données techniques propres à la foresterie » (Smouts, 2000 : 132).
Sous l’effet de la prise de conscience à l’échelle mondiale d’un problème de déforestation, les économistes de l’environnement ont essayé d’évaluer la gamme entière des « valeurs » associées aux forêts tropicales. Il est ainsi apparu que les activités d’exploitation, ou de surexploitation se concentraient sur un nombre très réduit de produits fournis par les écosystèmes forestiers, en abandonnant tout le reste à la dégradation sinon la destruction. Il est aussi apparu que, grâce à la prospection systématique de matériaux tels les composants chimiques ou ressources génétiques utiles à l’agriculture, à l’alimentation ou à l’industrie de la vie, il serait possible de tirer des revenus additionnels sans que la récolte de ces matériaux à faible volume cause des perturbations importantes dans les écosystèmes forestiers. Ces constats furent traduits en programmes de politique environnementale et forestière favorisant une stratégie de développement forestier qui met l’accent sur les multiples biens et services utilisables sans dégrader l’écosystème forestier, par contraste avec les politiques antérieures centrées sur l’exploitation des produits ligneux.
Les produits forestiers non ligneux constituent une catégorie résiduelle de ressources aussi variées que les plantes médicinales, aromatiques et ornementales, les huiles essentielles, champignons, bambous, fibres végétales et les animaux vivants. Le terme s’applique en effet à toute ressource biologique autre que le bois, dérivée de la forêt, des autres terres boisées et des arbres hors de la forêt. Selon une étude récente commandée par la FAO, plusieurs modes d’accès et d’appropriation des produits non ligneux peuvent se présenter, suivant la nature du matériel biologique prélevé, sa capacité à se régénérer, les coutumes locales et le régime foncier du site de récolte :
- cueillette libre et appropriation individuelle des produits collectées sur les espèces herbacées colonisant les espaces communs avoisinant les villages ;
- appropriation des espèces se développant sur jachères par celui qui a l’usage de la parcelle ;
- cueillette libre des plantes herbacées sur les terrains domaniaux non contrôlées, le droit du premier découvreur s’appliquant à l’extraction faite sur les espèces rares ;
- cueillette « semi-contrôlée » sur les terrains appropriées sur la base de contrats cueilleur-collecteur (DGEF, 2001 : 14).
Selon les économistes forestiers, une quantification des produits non ligneux au niveau national est difficile à effectuer du fait de l’importance de l’utilisation locale non marchande des produits. Les statistiques officielles montrent uniquement les volumes exportés dont le plus important est celui des produits dits accessoires (notamment les graines, feuillages, raphia, etc. avec plus de 120'000 par an (Ramamonjisoa, 2002 : 4). Il n’existe pas de données chiffrées précises concernant la quantité des produits non ligneux consommés comme aliments, dans l’artisanat, la construction ou dans la pharmacopée traditionnelle. Loin d’être négligeable, la cueillette en vue de la consommation locale est estimée même plus importante que la collecte de produits non ligneux à titre commercial. Mais ces proportions ne sont évidemment pas les mêmes pour tous les produits concernés : il n’existe de consommation locale de fibres de raphia, pas plus qu’il n’existe de commerce international des tubercules sauvages. Or les uns comme les autres sont des produits non ligneux.
Lorsque la collecte se fait à but commercial, les produits peuvent être destinés au marché local ou marché international. Selon les statistiques officielles, les produits non ligneux représentent actuellement 40% en valeur des produits forestiers à l’exportation. Mais les statistiques ne reflètent pas la quantité réellement prélevée et elles ne font pas mention de la quantité potentielle encore disponible sur place. Les unités qui transforment les produits avant l’exportation (plantes médicinales et aromatiques, huiles essentielles) sont approvisionnées à travers des circuits difficilement identifiables, ne permettant pas de connaître les quantités et valeurs réelles des produits de l’extractivisme[112]. En revanche, une comptabilisation systématique des produits non ligneux intégrant le marché local fait entièrement défaut. Le prélèvement de ristournes et taxes locales, quand il existe, ne distingue pas les produits forestiers non ligneux des autres produits échangés sur les marchés locaux, caractérisés par une grande mobilité saisonnière et « l’intervention d’une multitude de catégories et de combinaisons d’acteurs : cueilleurs, collecteurs, conditionneurs, exportateurs, etc., liées le plus souvent par des contrats tacites et informels, et opérant plus ou moins dans la légalité sur des zones souvent mal circonscrites et dans un climat de rude concurrence » (DGEF, 2001 : 13).
L’intérêt accru pour les produits non ligneux reflète l’émergence récente d’un courant théorique visant à établir par des enquêtes de ménage détaillées la contribution exacte des forêts tropicales dans l’atténuation de la pauvreté (poverty alleviation). La forêt constituerait non seulement un filet de sécurité empêchant les populations rurales de devenir pauvres, mais elle représenterait surtout un potentiel inutilisé pour sortir les plus démunis de la précarité. L’une des raisons qui expliquent la mauvaise compréhension de la fonction de filet de sécurité serait que la contribution des forêts aux ménages pauvres, en passant par une économie de subsistance ou par des marchés ruraux, n’est pas enregistrée par les statistiques nationales. Les produits non ligneux jouent un rôle particulièrement important pour les plus pauvres des pauvres en période de soudure ou lorsque les récoltes sont mauvaises. L’utilisation de ces produits est saisonnière ou complémentaire aux activités économiques principales et ils constituent rarement la principale source de revenu (Sunderlin, Angelsen et Wunder, 2003). Par ailleurs, la dépendance des produits non ligneux constitue souvent un piège de pauvreté. Les forêts naturelles sont des sites de production inférieurs sans infrastructures, caractérisés par des coûts de transport élevés et une organisation des filières dominée par les intermédiaires et défavorable aux producteurs. Les revenus monétaires à tirer de leur exploitation sont trop faibles pour justifier un investissement dans les modes de gestion et de commercialisation des produits forestiers non ligneux.
Ces observations conduisent certains auteurs à mettre en doute la thèse courante selon laquelle la promotion des activités d’extraction serait à la fois un moyen de conservation de la nature et de développement humain (Arnold et Ruiz, 2001). La surexploitation de certains produits à des fins commerciales non seulement peut-elle entraîner leur disparition à terme des régions concernées. Mais la contribution des produits forestiers non ligneux à la réduction de la pauvreté semble peu significative en comparaison avec les services agricoles rendus par l’espace boisé.
La plus importante contribution de la forêt à l’économie agraire est sa fonction de réserve de terre. Même les auteurs « révisionnistes » en matière de droit coutumier finissent en général par admettre que le principal agent de destruction des forêts tropicales humides de Madagascar est l’agriculture extensive sur brûlis ou tavy[113]. Le phénomène est courant dans des pays tropicaux sous-développés dans le domaine agricole. Contrairement aux pays industrialisés « où l’agriculture en se concentrant laisse le champ libre à l’expansion des plantations forestières, la forêt des pays du Sud est grignotée par l’extension dans l’espace de pratiques agricoles que l’impératif vital de nourrir les populations locales ne permet pas de circonscrire facilement » (Buttoud, 1998 : 22). A ce jour, aucune des politiques forestières coloniales et postcoloniale successibes n’a vraiment pris en compte la fonction de réserve de terre de la forêt. Les nouveaux discours sur le caractère multifonctionnel de l’espace forestier concernent uniquement les terres à l’intérieur des limites du domaine forestier. Mais cette dissociation des espaces agraire et forestier n’existe pas pour le droit coutumier de la colonisation agraire.
Les modes d’affectation de l’espace forestier à des usages agricoles diffèrent selon les conditions climatiques, données démographiques, techniques agricoles. Du point de vue d’une gestion qui se prétend exclusivement forestière, le problème est toujours le même. Pour obtenir plus de terre, des pans de forêt sont défrichés, la végétation est laissée à sécher et brûlée quelques mois plus tard. Dans les zones humides, le riz pluvial est la culture la plus courante, mais le maïs, le manioc et d’autres produits sont également cultivés pendant un an ou deux, après quoi la terre est laissée en jachère et le processus répété ailleurs. Des formations de végétation dégradée repoussent sur les parcelles abandonnées qui étaient défrichées à nouveau au bout de dix ans ou plus. Selon un travail riche en informations sur l’écologie humaine des jachères forestières,
Le tavy représente la culture pratiquée par les ancêtres, intermédiaires entre l’homme et Dieu. Outre cette signification culturelle et celle du riz dans l’alimentation de base, la culture du tavy offre d’autre avantages pratiques aux yeux des paysans : elle ne requiert pas de terres particulièrement planes ou irriguées dans le relief accentué de la région, elle résiste relativement bien à l’érosion puisque la structure du sol est quasiment intouchée lors de la plantation, et enfin le brûlis empêche une partie des rongeurs de nuire à la culture, […] le système est maîtrisé et ne demande pas d’intrants mais une quantité de travail importante en jours et en intensité lors des travaux de défrichement (hommes) et de sarclage (femmes) ; il demande en revanche beaucoup d’espace agricole, en fonction de la densité population puisqu’en moyenne, on ne cultive que 15 à 20% de la surface vouée au tavy (sites cultivés une fois puis laissés en jachères pendant 5 ans) ; la recherche de nouveaux espaces entraîne une déforestation importante (Pfund, 2000 : 202).
Le tavy est pratiqué depuis des siècles, mais l’augmentation de la population accentue la pression sur la terre et les périodes de jachère se réduisent souvent à trois ou quatre ans. En conséquence de la dégradation progressive de la structure du sol et de la perte des éléments nutritifs, la végétation dégénère peu à peu en une formation herbeuse stérile. Vu les incertitudes liées aux chiffres et méthodes d’interprétation utilisés par Green et Sussman (1990), on ignore si le déboisement a effectivement été plus rapide dans les régions à faible relief et à population dense. On sait seulement que les tavy sont souvent pratiqués sur des versants abrupts où les risques d’érosion sont grands, si bien que la terre devient encore plus rapidement inutilisable.
Le débat sur la durabilité de la culture itinérante sur brûlis ne reflète cependant pas la diversité des systèmes agraires et donc de colonisation des espaces forestiers malgaches. Les chercheurs de l’équipe pluridisciplinaire du CIRAD Forêt distinguent « entre le tavy au sens strict et toutes les pratiques de défrichement agricole définitif utilisant le brûlis pour ouvrir l’espace forestier » (Bertrand et Randrianaivo, 2003 : 22). Ils définissent le « tavy cultivateur » comme un système agraire en équilibre avec le milieu naturel, en citant l’exemple d’un terroir défriché à moins de 30% en un siècle. Par contraste, le « tavy défricheur » désigne une dynamique de front pionnier qui fait régresser progressivement la forêt dans toutes les zones accessibles et proches des voies routières. Cette dynamique ne dépend pas uniquement de la croissance démographique mais elle est surtout ressentie dans les zones où les migrations modifient significativement la composition démographique locale (Bertrand et Lemalade, 2003a : 135). Selon les chercheurs du CIRAD Forêt, les deux types de tavy peuvent coexister dans les situations où une logique de front pionnier se combine avec la diversification des cultures et/ou réduction de la durée des jachères (Bertrand et Randrianaivo : 2003 : 22). Il arrive aussi que les autochtones, notamment les jeunes, soient entraînés par l’afflux de migrants en grand nombre dans une compétition foncière qui sort du cadre du système de culture extensive.
Les différents modes d’affectation de l’espace forestier à l’usage agricole peuvent être comparés à la fois sous l’angle des conditions écologiques (climat, sol, population), des contraintes économiques et des logiques identitaires qu’ils impliquent. Les trois types de contraintes ne se recouvrent pas strictement même si elles interagissent. Ainsi les concepts de « tavy défricheur » et de « tavy cultivateur » sont parfois utilisées pour distinguer les cas où la question foncière tend à s’autonomiser de ceux où la question du foncier n’est pas posée et où c'est bien le problème agraire qui détermine les rapports économiques et politiques. Dans la région de Didy (district d’Ambatondrazaka) par exemple, la déforestation est réelle et correspond bien à une sécurisation des droits en particulier sur le kijana (pâturage lignager) mais plus bas sur la falaise orientale, les cultures sur brûlis ne conduisent pas à une appropriation du sol, mais plutôt à la consommation des capacités de fertilité (E. Le Roy, communication personnelle). Or, même là où le foncier ne constitue du point de vue des paysans pas une variable autonome, la consommation des capacités de fertilité ne nous semble pas constituer une alternative au droit coutumier de propriété foncière, mais son mode d’acquisition traditionnel (Rarijaona, 1967 : 133). Une partie significative des 100'000 hectares (estimation basse) de forêt naturelle défrichées chaque année est incorporée sous la forme de plantations familiales paysannes ou jachères forestières dans les « terres du lignage » de leurs premiers occupants, selon la logique de sécurisation foncière habituellement associée avec le « tavy cultivateur » (Aubert, 2003a : 119-120, 128, 131 ; Moor, 1997 : 11).
Du point de vue écologique, la distinction entre tavy cultivateur et tavy défricheur renvoie à la différence entre une situation où des réserves de terres restent disponibles à la culture sous un système extensif de jachère longue (qui peut être combiné à un système intensifs sur quelques parcelles du territoire : jardins, agroforesterie) et une situation où la pression démographique s’exerce sur un espace déjà saturé. A condition que l’immigration soit négligeable, le premier cas ne pose pas problème parce que la compensation des exportations de matière de la partie intensive se fait par l’altération lente des sols de la partie extensive (Papy, 1998 : 35). En revanche, le cas des espaces saturés est toujours problématique, avec ou sans immigration. En zone sèche la disponibilité de réserves de terres est le seul moyen d’entretenir la fertilité parce qu’un système extensif de jachère longue ne permet pas de régénérer la forêt. Le tavy cultivateur existe donc seulement dans les régions humides où il tend à se confondre avec le tavy défricheur au fur et à mesure que les réserves foncières sous forme de forêt naturelle s’épuisent et que la culture extensive de jachère longue devient impossible. Lorsque le territoire géré sous un système extensif de jachère longue – ou sous le système plus intensif que pratiquent généralement les communautés pionnières – atteint son expansion maximale, les durées de jachères sont raccourcies, les prélèvements de bois énergie des autres produits forestiers augmentent. Selon les termes de J.-L. Pfund,
« il est certain que la répétition des brûlis et des cultures, couplée à une durée de jachère relativement courte, par exemple moins de 10 ans […], n’est pas durable. Ses effets sont perceptibles du premier coup d’œil par la déforestation qui en résulte et l’augmentation de surfaces dégradées de savanes ou de fougères » (Pfund, 2000 : 37).
Le territoire dépourvu de réserves de terres forestières est un type idéal, bien que son existence réelle soit plus probable que celle d’un territoire sans migrants. A juger de mon expérience personnelle, les territoires ne sont presque jamais saturés, mais presque toujours en voie de saturation, et le plus souvent les dynamiques migratoires sont un ingrédient essentiel de la transition. Le véritable problème est celui d’une immigration causée par le surpeuplement et la perte de fertilité dans les territoires d’origine. Dans les terroirs d’accueil, l’épuisement des sols est le fait de migrants qui s’installent là où, en principe, il resterait encore des réserves de surface à cultiver sous un système extensif. Les nouveaux arrivants ne pratiquent évidemment pas de jachère longue puisque, pour acquérir un droit d’usage sur le plus de surface possible, ils doivent justifier d’une mise en valeur continue au niveau des parcelles. A cela s’ajoutent dans certaines régions des spéculations sur certaines cultures de rente, comme le maïs dans l’Ouest et le Sud-Ouest malgaches, où « les zones de forêt encore à peu près vierges, sont devenues l’enjeu d’une féroce course à la terre dans laquelle tous les coups sont permis » (Fauroux, 1999 : 148).
Sous l’angle économique, le tavy cultivateur, autrement dit la culture itinérante sur brûlis forestier (shifting cultivation) utilisant les écosystèmes forestiers à des fins agricoles sans pour autant les dégrader de manière irréversible, joue à Madagascar un rôle résiduel, pour ne pas dire exceptionnel. Le paradigme émergent des économies rurales contemporaines est plutôt celui du tavy défricheur, de ce que nous appelons la colonisation agraire. Les colons agraires ou shifted cultivators selon le néologisme de N. Myers se distingue des cultivateurs itinérants par leur incapacité de permettre la régénération naturelle des écosystèmes forestiers :
The shifted cultivator finds himself squeezed out of traditional farmlands in areas many horizons away from his country’s forests, whereupon he feels compelled to head for the only unoccupied lands available, the forests. This applies in dozens of countries, from the Philippines and Thailand to Madagascar and the Ivory Coast, and to Mexico and Brazil. Being powerless to resist the factors that drive him into the forests, the shifted cultivator is no more to be ‘blamed’ for deforestation than a soldier is to be held responsible for fighting a war. But he advances on the forest fringe in ever-growing throngs, pushing deeper into the forest year by year. Behind him come more multitudes of displaced peasants. By contrast with the shifting cultivator of tradition, who made sustainable use of forest ecosystems, the shifted cultivator is unable to allow the forest any chance to restore itself (Myers, 1992: 444).
A l’échelle globale, les causes citées par la littérature pour expliquer ce phénomène sont, outre les pressions résultant de la croissance démographique, la distribution inégale des terres cultivables et les conflits fonciers. Au Brésil par exemple, 5 % d’agriculteurs occupent 70 % des terres arables, tandis que 70 % d’agriculteurs occupent 5 % des terres arables. La situation est similaire dans la plupart des pays d’Amérique latine, aux Philippines, etc., ce qui conduit certains auteurs à estimer que le facteur démographique est négligeable en comparaison avec le facteur distributif. En réalité, l’importance du facteur démographique est proportionnelle à l’inégalité distributive : puisque les 5 % de terres arables ne suffisent pas pour nourrir la masse des pauvres, les « sans terre » s’installent sur les terres considérées non arables. Dans le cas malgache, la colonisation agraire n’est pas principalement, en tout cas pas seulement, le fait de gens qualifiables de « paysans sans terre ». Elle est une forme spécifique d’agriculture qui minimise le risque économique dans des conditions écologiques et climatiques à fortes contraintes. L’absence de salariat dans les économies paysannes – ou son caractère incommensurable avec les activités de subsistance traditionnelles – signifie que la plupart des familles paysannes pourront soit fournir un plus grand nombre d’heures de travail, soit travailler plus intensément si elles estiment que cet effort rapportera un surcroît de rendement, lequel pourrait être affecté à une augmentation de la consommation familiale (en cultivant plus de parcelles) ou de l’investissement dans l’exploitation (en défrichant plus de terres).
L’auto-exploitation du travail familial rend possible la mise en valeur de terres moins fertiles qui ne seraient pas rentables du point de vue de l’économie monétaire. En ce sens, les systèmes fonciers dits de propriété commune – le terme n’est pas tout à fait exact puisqu’il s’agit d’un droit coutumier de propriété familiale – applicables aux terres forestières de colonisation représentent une alternative à la distribution inégale des terres plus fertiles appropriées selon les formes occidentales de la propriété privée. A la fonction de sécurisation économique de la colonisation agraire s’ajoute la fonction de sécurisation foncière. Ce sont deux aspects de la même logique : non seulement faut-il avoir le droit pour pouvoir cultiver, mais il faut surtout cultiver pour en avoir le droit. Dans les situations où le deuxième aspect prime sur le premier, la fonction de sécurisation foncière de la colonisation agraire tend à s’autonomiser. Aux stratégies de subsistance se superposent alors, dans les zones accessibles aux commerçants de denrées agricoles, des stratégies d’appropriation de l’espace par la constitution de réserves foncières. Elles sont rarement le seul fait des migrants mais impliquent, le plus souvent, les originaires et les arrivants selon la même logique de compétition qualifiée par les sociologues et anthropologues occidentaux de « course à la terre ».
Ni les contraintes physiques et biologiques des systèmes agraires ni la logique économique paysanne ne permettent de distinguer objectivement entre une bonne pratique traditionnelle et une mauvaise pratique moderne de la culture sur brûlis forestier. L’image d’un paysan sans terre qui court à la terre est une représentation analytique sans équivalent dans le cadre de référence des populations qui pratiquent la colonisation agraire. Les migrants ne se considèrent pas, et ne sont pas considérés par leurs concitoyens, comme des exclus de l’accès à la terre. La distinction entre autochtones, originaires et migrants renvoie à un rapport de séniorité plutôt qu’à une différence de style de vie. La colonisation agraire doit donc être évaluée selon les termes propres de l‘économie paysanne et des relations de propriété qui la caractérisent et non pas comme le résultat de la marginalisation par l’économie formelle, inexistante ou nettement moins avantageuse pour le paysan quand elle existe.
Plus critique que le problème distributif, qui se pose notamment dans les grandes zones rizicoles aménagées et titrées à l’époque coloniale, est l’absence d’une politique de développement rural et de mesures spécifiques dirigées vers l’agriculture de subsistance pour aider les paysans à pouvoir cultiver de manière plus permanente les parcelles en dehors des forêts. Nous avons distingué plus haut les situations où la pression démographique s’exerce dans un espace saturé de celles où des réserves de terres cultivables restent disponibles. Dans le premier cas, les durées de jachères sont raccourcies, les prélèvements en bois pour le chauffage, etc., augmentent après que le territoire cultivé sous un système extensif de jachère longue a atteint son expansion maximale. A moins que la hiérarchie statutaire des groupes au sein de la communauté locale ne remette en cause le droit « naturel » de chacun à se nourrir, la pression démographique se traduit par la réaffectation permanente des terres forestières à des usages non forestiers. Dans le second cas, l’épuisement des sols est le fait de migrants qui s’installent dans une région où il reste encore des réserves de surface à cultiver sous un système extensif. Mais les pionniers ne pratiquent pas de jachère longue puisqu’ils doivent démontrer une mise en valeur continue des parcelles pour acquérir un droit de contrôle sur le plus de surface possible. Dans les deux cas il s’agit d’intensification, car il y a une augmentation de travail par unité de surface sans que l’entretien de la fertilité des sols soit assuré. La seule issue est la transition vers un système où les pertes de fertilité sont compensées par des apports externes ou l’émigration vers des zones moins dégradées (Papy, 1998 : 35).
Parmi les conditions indispensables (outre la saturation des territoires coutumiers supposant que les forêts naturelles susceptibles d’être cultivées sous un système extensif de jachère longue aient disparues) pour une transition vertueuse sont la proximité de marchés urbains, un encadrement technique efficace, l’accès au crédit (Mathieu, 1998 : 32). Il se trouve qu’à Madagascar, aucune des zones touchées par une déforestation rapide fait l’objet d’un encadrement technique efficace. Quant aux marchés urbains, ils sont très souvent de nature à entraîner les phénomènes de surexploitation et de course à la terre relevés plus haut. Faute de transition démographique et de techniques non traditionnelles pour entretenir la fertilité des sols, et sous l’influence de certaines filières commerciales porteuses (maïs, canne à sucre, tabac) la déforestation tropicale à Madagascar aura pour l’essentiel été la conséquence de la colonisation agraire d’espaces légalement qualifiée de forestiers, tandis que la dégradation forestière aura résulté de la surexploitation de certains produits ligneux ou non ligneux.
Malgré les déterminismes biologiques et économiques que nous avons jusqu’ici évoqués, les nouvelles politiques foncière et forestière misent sur la participation des populations locales pour atteindre une bonne gestion environnementale. Les efforts faits dans ce cadre pour réhabiliter certains aspects de la culture juridique malgache soulèvent néanmoins des interrogations quant à la vraie nature de ce qu’il faudrait désormais reconnaître, encadrer ou réglementer. Une manière de les aborder est de rechercher l’essence du droit malgache au niveau des phénomènes, en soulevant la question, pertinente à plusieurs égards, de savoir comment préserver une coutume originelle de la « dénaturation » ou comment la « restaurer » là où son équilibre a été perturbé par l’économie monétaire et l’occidentalisation juridique. Une autre façon d’aborder ces interrogations consiste à placer l’essentiel au niveau de la structure sociale, en recourant à des méthodes analytiques permettant de constater que la reconnaissance du droit coutumier, pour justifiée qu’elle apparaisse aux paysans pauvres, aux élites malgaches et bailleurs de fonds occidentaux, pourrait ne pas contribuer à la recherche d’une solution consensuelle du problème de déforestation.
L’agriculture itinérante n’est pas la seule illustration du rôle déterminant des constructions identitaires dans l’organisation des pratiques sociales conduisant à une dégradation forestière. Pour analyser dans sa globalité le syndrome de la déforestation, nous devons également nous intéresser aux manières dont s’élabore une conscience collective dans le contexte d’activités paysannes non agricoles telles que le charbonnage et l’extraction de produits non ligneux. Mais le tavy a ceci de particulier qu’il est habituellement associé avec la coutume lignagère traditionnelle des groupes ethniques habitant la falaise orientale de Madagascar, en particulier les Betsimisaraka, Zafimaniry, Tanala etc. Même si les représentations sociales de la forêt et de la riziculture ne sont pas équivalentes chez différentes populations de cette région, il est généralement admis que le tavy est un aspect constitutif de l’identité des groupes ethniques qui pratiquent cette forme d’agriculture[114].
Dans la situation typique de culture itinérante traditionnelle, qui ne concerne que le riz pluvial destiné à l’autoconsommation, associé d’autres cultures complantées sur des superficies limitées, « les zones de tavy sont choisies par les autorités coutumières et concernent presque uniquement des forêts secondaires. Le village a défriché en plus d’un siècle moins de 20% de la superficie du terroir» (Bertrand et Randrianaivo, 2003 : 21). Selon Sigrid Aubert, une anthropologue du droit ayant enquêté sur le même terrain, la capacité des autorités coutumières à organiser rationnellement la population contribue à édifier un certain équilibre, qui favorise l’apparition de modes spécifiques d’appropriation de l’espace (Aubert, 2003a : 107). Le droit foncier coutumier est tout fait adapté à l’exercice de ces modes de culture extensifs : la terre ne fait pas l’objet d’une appropriation individuelle mais appartient au patrimoine inaliénable des communautés, qui la dissocient nettement des produits qui y poussent. Les problèmes fonciers ne se posent pas encore : il reste encore beaucoup d’espace et de forêt, suffisamment pour éviter les conflits, même si la population continue d’augmenter (ibid., p. 132). Les activités agricoles s’inscrivent encore dans le cadre de règles coutumières même si l’arrivée de migrants dont un nombre croissant s’affranchit des règles coutumières pour s’installer librement, et la perte de légitimité des pouvoirs ancestraux sous l’effet de l’action administrative, entraînent dans bien des endroits une course aux défrichements et aux ressources (ibid., p. 119). Les faits ici décrits par S. Aubert concernent le « tavy cultivateur », qui nous est apparu plus haut comme étant un phénomène relativement marginal. C’est donc uniquement dans ce contexte, en tout cas circonscrit, que le tavy est apprécié positivement par notre collègue.
Toujours selon Aubert, les migrants utilisent fréquemment les modes de faire-valoir indirect de la terre comme un moyen d’accéder à la propriété foncière. Les preneurs dépossèdent ainsi les propriétaires coutumiers en faisant immatriculer les parcelles exploitées (Aubert et Razafiarison, 2003b : 163). Etant donnée que le fermage et le métayage ne sont pas reconnus par la loi, ils ne trouveraient aucun obstacle (sinon le manque d’argent) pour acquérir légalement auprès de l’Etat les parcelles mises en valeur. Selon les auteurs, la perturbation de l’équilibre réalisé par la coutume traditionnelle peut parfois aussi résulter de facteurs internes à la communauté traditionnelle, le tavy défricheur étant pratiqué par des jeunes souhaitant avoir leur propre terre qui s’opposent aux autorités coutumières pour s’approprier des terres. Face à la logique individualiste de certains membres de la communauté et à l’arrivée d’étrangers pour qui l’immatriculation foncière est envisageable, les modes d’appropriation coutumiers de l’espace sont remis en cause : « l’insécurisation foncière engendre alors non seulement un recrudescence des conflits, mais aussi un certaine réticence de la population à envisager un réelle mise en valeur de l’espace » (Aubert et Razafiarison, 2003b : 165).
Le regretté sociologue malgache M. Razafindrabe attribuait cet « individualisme » à l’incompatibilité de deux logiques sociales qui sont comme deux lignes parallèles qui ne se rencontreront jamais :
« En effet, face à la logique dominante externe, légale, officielle mais inefficace à cause de son manque de légitimité et de crédibilité, et malgré la logique prédominante d’échange interne, certes légitime, mais inefficace parce que non légale, on se trouve aujourd’hui confronté à un phénomène de foisonnement de « stratégies individuelles » qui ne sont plus contrôlées et qui sont les plus dangereuses quant aux phénomènes de destruction des ressources naturelles renouvelables. On peut dire que le développement à outrance de la pratique du tavy dans la région de Brickaville en est une illustration. Les jeunes, non sécurisés foncièrement par les dispositions légales et officielles, vont au-delà des prescriptions des chefs traditionnels, en l’occurrence les tangalamena, et se mettent à défricher de leur propre chef pour pratiquer le tavy en vue de leur survie. C’est encore cette absence de régulation sociale de l’accès et de l’utilisation des ressources qui explique la situation actuelle de libre accès et de dilapidation des ressources naturelles renouvelables. C’est dans ce sens que la problématique de la gestion communautaire devient incontournable dans la situation qui prévaut actuellement à Madagascar » (Razafindrabe, 1998 : 73).
Dans l’exemple cité par le sociologue malgache, le tavy cultivateur est assimilée aux règles authentiques de la coutume lignagère traditionnelle, tandis que la dénaturation des rapports par l’irruption de la modernité administrative est symbolisée par l’image du tavy défricheur. Sous l’effet conjoint de l’individualisme des migrants et des politiques forestières étatistes, les agriculteurs traditionnels sont pris dans un processus qui conduit à la destruction de la forêt dont ils dépendent, puisqu’ils n’ont plus d’incitation à la conserver. Ce n’est pas le droit coutumier mais sa perturbation par des facteurs exogènes hors du contrôle des autorités coutumières qui conduisent à la tragédie des communaux.
On retrouve la même opposition dans la distinction que propose l’anthropologue S. Goedefroit entre la « communauté particulièrement fermée à l’installation d’étrangers, affectant une structure hiérarchique inégalitaire très forte, dominée par le groupe fondateur-autochtone » et la « communauté ouverte à l’installation des étrangers ou créée récemment à partir de migrations [où] le pouvoir du lignage fondateur-autochtone compose avec d’autres pouvoirs en présence ou n’est pas encore parfaitement installé » (Feltz et Goedefroit, 2004 : 12). Dans les communautés fermées, « le système ‘traditionnel’ de gestion des espaces et des espèces est efficace, pérenne et dynamique. L’on constate la présence de tromba et d’ombiasy (membres généralement du groupe fondateur) capables d’imposer de nouveaux interdits ». Par contre, dans les communautés ouvertes, « le système traditionnel des espaces, et des espèces est érodé, voire inexistant et les ombiasy ou tromba peuvent être des étrangers, mais le pouvoir de ces individus n’est pas accepté par l’ensemble de la communauté » (p. 13). Pour S. Goedefroit, la bonne gouvernance locale des ressources renouvelables semble s’expliquer par des survivances, par des traits culturels isolés tels que les devins-guérisseurs (ombiasy) ou de médiums qui accueillent les esprits de souverains défunts (tromba). Même si on admet cette hypothèse peu plausible[115], la recherche de la pureté originelle – ou de quelconque trait culturel valorisé par l’observateur – n’en reste pas moins stérile parce qu’elle débouche sur des recommandations politiques irréalistes, contraires à la loi, et discutables du point de vue de l’éthique de la coopération internationale.
Puisqu’il s’agit pour S. Goedefroit de préserver la coutume ancestrale sous sa forme authentique, les intervenants extérieurs à la société locale : agences de développement, ONG, et bureaux d’études, devraient veiller à ce que dans les communautés locales qualifiées de fermées, le bureau de l’association paysanne bénéficiaire d’un contrat de gestion soit constitué selon le principe d’une représentativité représentative (p. 14). Par ce dernier terme, l’auteur entend que
« le groupe fondateur du village et ses groupes alliés directs doivent être majoritaires dans la composition du bureau et occuper des positions d’autorité conformes à leur rang dans la communauté et à leur position d’aînesse. La surreprésentation familiale, […] si tant est qu’elle concerne le lignage fondateur ne pose aucun problème (sauf si l’on constate un renversement de pouvoir lignager). […] La présence des ombiasy et des tromba est indispensable. L’absence de femme, de migrant ou de représentant de groupes marginaux ou minoritaire doit être considérée comme normale. […] Eviter absolument d’imposer (ou d’accepter la candidature) comme président un jeune homme qui parce qu’il est lettré (instituteur…) ou parce qu’il a l’habitude de discuter avec des étrangers, s’imposerait comme interlocuteur privilégié en garantissant la réalisation des tâches à caractère administratif (rapport, assemblé générale, …) » (Feltz et Goedefroit, 2004 : 15)
La justification avancée par Goedefroit est que faute de respecter ces principes, on aboutirait à une situation de double pouvoir : un pouvoir ancien seul capable de faire appliquer les mesures et pourtant très peu impliqué dans les projets de transfert de gestion (parce qu’invisible pour le regard extérieur) d’une part et un pouvoir plus bureaucratique soutenu de l’extérieur, mais souvent incapable d’appliquer les mesures d’autre part. Le risque est que des tensions apparaissent entraînant des conflits et scissions au sein de la communauté et l’échec de l’intervention qui finirait par « mettre à bas le système de gestion traditionnel ». L’argument est discutable à deux égards. D’une part, le dédoublement des pouvoirs suite à l’intervention de développement n’est pas nécessairement un signe de dénaturation de la coutume préexistante. L’auteur observe avec raison que le contrat de transfert est souvent perçu par les « pouvoirs anciens et légitimes » comme une « chose étrangère » et que les aînés ne voient pas très bien l’intérêt de rentrer dans un projet qui leur permettrait d’acquérir un pouvoir de gestion et de contrôle qu’ils ont déjà :
« Ils ne comprennent pas vraiment pourquoi ces droits qui portent sur un domaine purement traditionnel (les droits à la terre…), acquis par héritage ou par un savant calcul de filiation et d’alliances devraient faire l’objet d’une reconnaissance et d’un contrat avec l’extérieur. En d’autres mots, ils ne se sentent pas concernés et, jugeant bien souvent que c’est là une affaire « d’étrangers » ou venant du Fanjakana, ils laissent alors généralement la tâche de s’occuper de cette affaire à ceux qui sont tout indiqués pour gérer des affaires nouvelles et étrangères, à savoir : les « étrangers » au village ou nouveaux venus, ou ceux qui se montrent les plus « modernes » (Feltz et Goedefroit, 2004 : 16).
Dans ce genre de situation, le dédoublement des pouvoirs traditionnel et moderne est une « stratégie de dérobade » (Balandier) pour éviter que l’intervention de développement ne devienne une source de tensions et conflits. D’autre part, rien ne permet d’affirmer que le phénomène de courtage concerne exclusivement le jeune lettré « capable de discuter avec les étrangers pour régler des affaires de « papier » [et qui] se montre dynamique (ce qui plaît beaucoup aux promoteurs de projet) et moderne : par sa tenue mais aussi par le fait qu’il est adepte d’un culte moderne et entend agir « contre » les formes les plus traditionnelles de croyances jugées comme des superstitions, des freins au développement de son village » (p. 17). On sait que suite à la révolution de 1972, les « pouvoirs anciens et légitimes » ont peuplé les bureaux de fokontany (circonscriptions administratives de base) et leur traditionalisme ne devrait aujourd’hui plus les empêcher d’assumer eux-mêmes, sinon en collusion avec les jeunes lettrés, le rôle de courtiers en développement.
Mais pour S. Goedefroit, le principe de la représentativité démocratique, autrement dit la constitution du bureau de l’association gestionnaire selon la procédure d’élection prévue par la loi se recommande uniquement dans le cas des communautés locales dites « ouvertes ». Dans ces communautés, le courtage constituerait un phénomène « naturel » ou normal s’inscrivant dans la droite ligne des dynamiques en cours. Le détournement des outils du développement et la récupération individuelle des objectifs du projet peut même être un mal nécessaire, un processus positif aidant la communauté à se structurer. L’argument est tout aussi discutable que le précédent. D’une part, la polarisation sociale induite par l’intervention est toujours en rupture avec la hétérogénéité préexistante des pouvoirs (qu’ils soient traditionnels ou modernes), et rien dans le phénomène du courtage n’assure que le nouvel équilibre soit mieux « structuré » que l’ancien du moment où l’on écarte l’hypothèse anomique. D’autre part, la problématique du courtage qui peut inclure/exclure des pouvoirs locaux quelconque suggère qu’il n’y a pas de ce point de vue de différence entre communautés ouvertes et fermés. L’hétérogénéité des communautés locales est originaire et non pas la dénaturation d’un état homogène. La différence entre communautés « ouvertes » et « fermées » relève moins de la structure sociale que d’un syncrétisme (modernisme) ou d’un nativisme (traditionalisme) sur le plan des idéologies sociales.
D’où vient l’idée persistante de la « dénaturation » de la coutume ancestrale ? Désormais, la réhabilitation des cultures indigènes n’est plus le privilège de quelques intellectuels africains et anthropologues du développement, elle constitue la tendance dominante du système environnemental international, qui implique en marge quelques intellectuels africains et anthropologues africanistes. La métaphore de la tragédie des communaux avait d’abord été utilisée pour justifier le contrôle exercé par les administrations centrales sur l’utilisation des ressources renouvelables : les populations croissantes étant pris au piège d’une situation qu’ils ne peuvent pas changer, les solutions doivent leur être imposées par des autorités extérieures. L’image d’une course anarchique pour les dernières forêts est venue illustrer la thèse de G. Hardin (1968). Mais dès la fin des années 1980, cette image a été dirigée avec non moins de vigueur contre les prétentions centralisatrices des administrations forestières des pays en développement (Bromley et Cernea, 1989 ; Feeney, Berkes et al., 1990). Selon E. Ostrom, l’une des figures les plus connues de ce retournement de métaphores, « on ne peut certes pas nier l’existence de tragédies des communaux, mais on ne peut pas non plus ignorer l’ingéniosité dont les hommes ont fait preuve depuis des millénaires, s’organisant pour gérer les ressources communes à l’aide d’institutions originales et souvent durables » (Ostrom, 2000 : 8). Ces régimes coutumiers auraient seulement été remis en cause à partir du moment où les ressources communes sont déclarées propriété de l’Etat. Une fois que les utilisateurs de ces ressources ne les perçoivent plus comme leur patrimoine commun, il est logique que chacun essaie de se les approprier avant que d’autres ne le fassent (McKean et Ostrom, 1995 ; Ostrom, 1998: 3; McKean, 2000: 35).
Aujourd’hui les gouvernements centraux peuvent adopter deux attitudes opposées. Dans l’hypothèse la plus optimiste, ils encouragent l’organisation locale autonome en renforçant la place de l’autorité locale, en fournissant des informations sur la ressource, en garantissant l’application des accords. Dans leur pratique courante, les administrations centrales font souvent obstacle à l’organisation locale autonome en veillant jalousement à ce que l’Etat garde le contrôle ultime de la ressource sans pour autant faire appliquer les régulations existantes (Ostrom, 2000 : 10). E. Ostrom se positionne par rapport à G. Hardin comme John Locke se positionnait par rapport Thomas Hobbes : en offrant une nouvelle description libérale du problème de l’anarchie. La tragédie des communaux est présentée comme une conséquence du despotisme colonial, en mobilisant ainsi une crainte imaginaire contre une autre. La principale menace pour la biodiversité n’est plus l’anarchie coutumière, mais le despotisme étatique qui en serait la cause, comme si la notion selon laquelle les terres appartiennent à l’Etat avait supprimé tous les mécanismes juridiques préexistants, conséquence pourtant improbable pour des institutions traditionnelles aussi robustes et persistantes que nous décrit E. Ostrom.
Dans le même ordre d’idées, le CIRAD Forêt explique la course aux forêts et autres ressources renouvelables à Madagascar par une « opposition du légal et du légitime » où la coexistence d’un système légal illégitime et d’un système coutumier dont l’autorité s’effrite produisent un accès libre de fait[116]. Contrairement à l’agriculture itinérante traditionnelle (tavy cultivateur) où l’appropriation de la terre serait temporaire selon les auteurs, l’extension des défrichements primaires de forêt naturelle (tavy défricheur) poserait, toutefois, la « question foncière ». Pourquoi les paysans limiteraient-ils leur défrichement de forêts, se demandent les auteurs, sur des terres anciennement collectives où ils ont perdu la légitimité d’exercer leurs droits coutumiers, alors que ces forêts sont en accès libre de fait, ouvertes aux personnes extérieures à la communauté locale, aux migrants ? Pourquoi le citoyen malgache se soumettrait-il au régime forestier, alors que l’administration est pour lui source d’insécurité ?
Le pas suivant du raisonnement consiste à justifier, à partir de ces arguments, la constatation par le droit étatique de la coutume ethnique betsimisaraka : « Si l’on veut fermer les espaces forestiers […], il faut réattribuer des droits exclusifs légitimes aux gestionnaires coutumiers de ces espaces que sont les communautés rurales, si vivaces en pays betsimisaraka » (Alain Bertrand cité par Aubert, 2003b : 181). Puisqu’elle est induite par l’insécurité de l’accès libre de fait, la colonisation agraire des espaces forestiers est susceptible de s’arrêter dès lors que l’on sécurise les colons agraires à travers la constatation légale de la coutume betsimisaraka. L’argument paraît convaincant. Toutefois, on peut se demander si la reconnaissance de la coutume betsimisaraka traditionnelle pourra, à terme, sécuriser des populations qui sont entraînées dans une course pour les forêts parce que, selon les auteurs, leur coutume traditionnelle a disparu ou perdu sa légitimité sous l’influence conjuguée de l’immigration et du droit étatique.
Il est sans doute vrai que le sens profond de la démarche du transfert de gestion n’est pas de reconnaître des coutumes ancestrales qui n’existent plus, mais de les restaurer si nécessaire en les « réinventant » dans le cadre d’un dialogue démocratique avec les populations concernées. La conception occidentale de la gestion communautaire repose sur une idéologie qui rejoint l’idéologie autochtone du fokonolona permettant depuis près de deux siècles aux élites malgaches occidentalisées de se légitimer à travers un discours sur la restauration de la coutume ancestrale. Dans la droite ligne de cet imaginaire politique qui fait l’objet des analyses du chapitre suivant, la loi relative à la gestion locale des ressources renouvelables dispose dans son article 49 que « les rapports entre les membres de la communauté de base[117] sont réglés par voie de ‘Dina’ » et que « les ‘Dina’ sont approuvés par les membres de la communauté de base selon les règles coutumières régissant la communauté ». L’auteur malgache d’un texte publié dans un ouvrage collectif récent sur les modes administration environnementale en Afrique définit cette institution de la manière suivante :
« Le dina est une convention passée entre les membres d’une société, d’un village ou d’un groupe ethnique. […] Ce pacte auquel les Malgaches sont toujours restés fidèles, est en quelque sorte un garde-fou dans la société rurale : il définit la réglementation applicable à tous les membres face à une situation litigieuse. Il est adopté à la suite d’une assemblée générale ou d’une concertation entre les chefs de clans. Le dina unit la société par une organisation interne basée sur la gérontocratie, le respect du chef de la famille des anciens et des aînés, un terme impliquant notamment une longue expérience et la sagesse ; mais le dina répond surtout au besoin mutuel de cohésion clanique et familiale. Le dina n’est pas seulement une convention d’ordre moral ; il prévoit des sanctions pour toute infraction aux règles convenues » (Razanaka, 2000 : 181).
Il est généralement admis que le dina est un fait culturel fortement enraciné dans la mentalité des peuples malgaches et les spécialistes des politiques foncières et forestières aiment insister sur le fondement religieux des conventions de fokonolona. Selon le CIRAD Forêt, la médiation environnementale (articles 17 à 37 de la loi 96-025) repose sur une méthode de négociation en plusieurs étapes qui fait intervenir une tierce personne neutre pour mettre d’accord les parties prenantes. La phase d’initialisation consiste à organiser un débat sur les tendances actuelles et leur acceptabilité. Elle doit permettre d’identifier tous les intéressés pour que la discussion puisse être considérée comme libre. A partir de cette discussion, l’objectif de la deuxième phase est d’établir des choix constitutionnels qui seront par la suite considérés comme des points de référence permanents pour l’action. Parce qu’ils doivent être patrimoniaux, c’est-à-dire non discutables, sacro-saints et constitutionnels, les objectifs de très long terme nécessitent d’abord une légitimation du consensus, puis une ritualisation pour inscrire ces choix dans l’ordre du symbolique en les rendant inaliénables, non monétarisables, et difficile à transgresser (Babin et Bertrand, 1998 : 21 ; Weber, 1998 : 544).
Il nous semble qu’il serait plus fructueux pour la recherche sociale intéressée par les politiques publiques de qualifier le dina comme une coutume rédigée, étant donné que les conventions de fokonolona sont depuis longtemps utilisée par l’administration pour la mise en œuvre de mesures de développement rural et de progrès social, de police générale et de sécurité, de police rurale et de voirie, d’hygiène et de salubrité publiques, d’éducation civique de ses membres. Mais selon H. Raharijaona,
« le dinam-pokonolona, sorte de convention collective passée entre les membres d’une même communauté familiale ou villageoise qui s’impose à tous les membres de la communauté et dont l’inobservation peut être sanctionnée par des réparations pécuniaires ou même par des tribunaux de simple police, apparaît à bien des égards comme dérogatoire au droit commun, voire contraire aux principes généraux » (Raharijaona, 1965 : 49).
Pour contenir une dérive particulariste le législateur prend soin de préciser que
« les ‘Dina’ ne peuvent comporter des mesures pouvant porter atteinte à l’intérêt général et à l’ordre public. Les prescriptions qu’ils contiennent doivent être conformes aux dispositions constitutionnelles, législatives et réglementaires en vigueur, ainsi qu’aux usages reconnus et non contestés dans la Commune rurale de rattachement » (Article 50 de la loi 96-025).
La clause d’ordre public est à double tranchant. Comme pour toute forme de récupération politique du fokonolona, la question se pose de savoir si les règles internalisées par voie de dina, en l’occurrence celles convenues par un contrat administratif entre le service forestier et une association paysanne gestionnaire, reflètent des usages locaux reconnus et non contestés ou si elles traduisent simplement une décision imposée de l’extérieur favorisant certains groupes stratégiques au sein de la communauté ou défavorisant la communauté locale toute entière (Rabemanantsoa, 1991).
Dans le cas de la forêt de Zombitse (région de Sakaraha au sud-ouest de Madagascar), les dina mis en place par le WWF et le service forestier portent sur l’interdiction de défrichement de nouvelles parcelles dans la forêt primaire ; l’installation de nouveaux migrants sur les parcelles anciennement défrichées ; l’exploitation des autres zones non forestières ; les modalités de répartition des matériels agricoles pour une meilleure gestion des ressources renouvelables (Razanaka, 200 : 186). Il serait facile de multiplier les exemples. La conformité avec les dispositions législatives et réglementaires, qui interdisent les défrichements agricoles dans les forêt naturelles, fait des conventions coutumières un instrument visant à fermer les terroirs aux nouveaux colons et à sédentariser les colons anciens dans les limites des occupations existantes. Cette stratégie administrative répond en partie à une demande sociale. On ne peut pas nier la volonté de certains groupes plus anciennement installés d’exclure des groupes de nouveaux arrivants de l’accès aux terres forestières. Ces « autochtones » ne se confondent cependant pas avec la communauté locale étant donné que leur position de courtiers des projets de conservation ne reflète pas un consensus. Il ne s’agit pas non plus de minimiser l’importance de la dégradation environnementale résultant de transhumances intérieures à travers lesquelles des populations se déplacent d’une zone rurale vers une autre pour trouver de quoi vivre. Ces nouveaux arrivants détournent souvent les contrats de gestion en même temps que les autorisations administratives dans le but légitimer, face aux autochtones ou à des migrants plus anciens, leur appropriation foncière coutumière par le défrichement.
Dans les deux cas, une définition étrangère de la communauté locale, sous la forme d’une coutume écrite par l’administration, est instrumentalisée par l’un des groupes locaux en présence : autochtone ou allogène, aîné ou cadet. Reste que malgré les revendications politiques qui peuvent naître des migrations et du brassage des cultures ethniques, la colonisation agraire des espaces forestiers ne semble pas soulever des conflits fonciers majeurs[118]. Dans la plupart des cas, les territoires d’accueil ne sont pas saturés et les migrants continuent à affluer. Puisque chacun finit par avoir sa terre tant qu’il reste encore de la forêt à défricher, la compétition foncière dans les zones forestières permet souvent d’éviter à la fois une distribution foncière trop inégale et l’insécurité des occupations qui pourrait en résulter. Encore moins problématique sont du point de vue de leur potentiel insécurisant les activités d’extraction de produits forestiers, à l’origine de la dégradation forestière. La colonisation agraire et autres formes d’appropriation de ressources ligneuses et non ligneuses sont des mécanismes trans-ethniques pratiquées à la fois par des « migrants » et des « autochtones », et ils permettent une sécurisation juridique plus efficace que la constatation officielle d’une coutume ethnique « originelle » qui tend à être idéalisée par les discours autochtones et leurs élaborations occidentales.
Nous avons tenté de montrer que la juridicité ne réside ni dans des traits culturels isolés (interdits traditionnels, coutumes ethniques, coutume administrative, conventions de fokonolona) ni dans un type organisationnel particulier (famille, clan, groupement professionnel, association paysanne gestionnaire). Si en revanche on situe la juridicité dans la structure sociale et dans les dispositions incorporées qui donnent à ces traits culturels et formes d’organisation leur sens pratique, on croit pouvoir comprendre pourquoi le transfert de la gestion des forêts domaniales à des associations villageoises échoue à reconnaître le droit coutumier. La spécificité malgache des mécanismes juridiques nouvellement inventés sur la frontière forestière pour sécuriser les droits fonciers ne fait pas doute dans les perceptions des concernés, même là où ces mécanismes empruntent les formes du droit occidental (papiers, désignations administratives, associations). Ainsi la corrélation entre insécurité foncière et perte de légitimité des droits coutumiers sous l’effet du droit étatique, hypothèse qui oriente la recherche foncière la plus actuelle, ne peut-elle être vérifiée dans les espaces forestiers de colonisation. Ce ne sont ni « l’accès libre » aux ressources forestières ni « l’insécurité foncière » qui expliquent la déforestation, mais les mécanismes de sécurisation foncière eux-mêmes. La conversion de sols forestiers à l’usage agricole compte parmi les investissements en travail les plus sûrs même lorsqu’elle est pratiquée illégalement. Elle crée des droits coutumiers opposables à d’autres prétendants dans un contexte de forte compétition pour les ressources et reconnus par les agents locaux de l’administration.
Les logiques économiques et politiques de la reproduction de l’Etat forestier ont surtout été théorisées à partir des cas d’Afrique centrale. La présence d’une politique de mise en valeur agricole de l’espace forestier trouve son expression la plus marquée et la plus explicite dans l’histoire de la Côte d’Ivoire :
« Le processus, […] articule sans solution de continuité des logiques économiques, sociales et politiques impliquant directement, outre les paysans, les entreprises forestières et l’Etat. La « déforestation » n’est pas le fait des seuls planteurs. Elle est la résultante de ces rapports sociaux tripartites noués autour de l’appropriation, conjointe ou concurrente, de l’espace forestier. […] L’Etat a bien été un partenaire intéressé et à part entière de la mise en valeur de la forêt et non une instance d’arbitrage définissant et garantissant le meilleur usage d’un bien commun […]. L’affirmation de cette neutralité immanente a été, ici comme ailleurs, le fondement mythique nécessaire de son autorité. Mais il se trouve que le mythe est, ici, plus patent puisque c’est précisément autour de la mise en valeur de la forêt que l’on assiste à une procédure d’imposition de l’Etat » (Verdeaux, 1998 : 27).
Ainsi que le montre l’exemple ivoirien, le fait que l’Etat forestier ne garantisse pas le meilleur usage d’un bien commun ne remet nullement en cause son unité en tant qu’organisation cohérente, il en est au contraire le fondement. Reposant sur une dynamique de fronts pionniers qui s’alimentent de l’échange toujours renouvelé « terre contre travail », la reproduction de l’Etat forestier par la mise en valeur agricole devient impossible lorsque les espaces forestiers à convertir sont épuisés, ou que, alternativement, la baisse tendancielle des rendements agricoles limite la mise en valeur agricole à une économie de subsistance paysanne. Entre alors en action un autre mode de reproduction centrée essentiellement sur le clientélisme politique lié à l’exploitation du bois dont les évolutions récentes de l’Etat forestier au Cameroun décrites par Alain Karsenty constituent une bonne illustration :
« La décentralisation a accru les marges de manœuvre des élites provinciales et dix années d’ajustement structurel ont modifié la composition sociologique des villages, avec le retour de jeunes adultes et de « compressés » de l’administration très actifs au niveau local. De nouvelles alliances politiques se sont nouées autour du partage de la rente forestière, et les pratiques « locales » qui se sont manifestées endossent et reproduisent les pratiques de l’Etat rentier. […] L’étirement des réseaux d’alliance et d’influence, allant parfois du village au sommet de l’Etat en passant par les services provinciaux de l’administration et certains opérateurs privés, rend quelque peu caduc la grille de lecture facile et intellectuellement sécurisante « Etat prédateur contre villages forestiers dominés » qui reste à la base de nombre d’initiatives d’ONG au Cameroun » (Karsenty, 1999 : 159).
A. Karsenty décrit les conséquences inattendues d’une réforme de la législation forestière qui ne tient pas compte de cette recomposition du champ politique. Le mouvement de privatisation collective, favorisé par les organismes d’aide internationale à travers le concept des forêts communautaires et la décentralisation fiscale, débouche sur une profonde remise en cause du modèle colonial fondé sur le monopole étatique avec ses prérogatives de distribution des droits d’exploitation et de collecte fiscale. Dans un pays où le contrôle de l’Etat est principalement destiné à s’approprier les rentes économiques issues du monopole sur l’extraction des richesses naturelles, cette dynamique est lourde de conséquences parce qu’elle fait éclater le consensus politique sur lequel reposait le régime forestier colonial. A Madagascar, le principal enjeu économique de la forêt tropicale n’a jamais été un extractivisme de ce type, mais des dynamiques de colonisation agraire et de surexploitation du bois énergie qui sont essentiellement le fait du « secteur informel ». La mise en valeur agricole des forêts malgaches semble toujours avoir été plus dictée par l’autoconsommation villageoise que par les marchés internationaux. Or, l’encouragement politique d’une agriculture de subsistance est plus difficile à défendre sur le plan international qu’une stratégie de développement fondée sur les cultures d’exportation ou l’extraction du bois tropical à grande échelle, surtout depuis que les donateurs d’aide internationale s’intéressent à conserver la biodiversité.
Un problème d’insécurité foncière se pose actuellement dans les situations d’occupation illégale des aires protégées et autres sites de conservation où il est courant pour l’administration de déloger les occupants illégaux pour satisfaire les exigences de ses bailleurs de fonds internationaux[119]. Dans les forêts domaniales, le syncrétisme des rapports juridiques interdit l’application correcte du droit forestier. Délimiter l’étendue du domaine forestier et en exclure physiquement les agriculteurs s’avère impossible dans un contexte où l’Etat ne se présente « pas comme le Léviathan de Thomas Hobbes mais comme une fiction unitaire bien chancelante » (Le Bris et Le Roy, 1986b : 8). Gouvernants et gouvernés se trouvent liés à travers des rapports de clientèle que J.-F. Médard définit comme « un rapport de dépendance personnelle non lié à la parenté qui repose sur un échange réciproque de faveurs entre deux personnes, le patron et le client, qui contrôlent des ressources inégales » (Médard, 1976, cité par Badie, 1994 : 192)[120]. Médard précise que la relation de clientèle se distingue par 1) son caractère personnel, 2) la réciprocité : une protection ou influence est échangée contre un service ou soutien, 3) des effets de dépendance matériels et psychologiques (abandon, défection) et 4) sa fonction d’intégration verticale qui empêche une structuration de la société en classes. Il s’ensuit que lorsque statut d’un patron est défini par l’ordre légal, comme dans le cas d’un fonctionnaire corrompu, l’échange de faveurs avec un client dont le statut est au moins partiellement défini par la coutume, doit conduire à légitimer la loi tout en reconnaissant le pouvoir coutumier existant ou en ajoutant d’autres qui se superposent aux anciens. L’hypothèse selon laquelle « la légalité des institutions et des réglementations officielles et légales ne [serait] pas légitimée, tandis que la légitimité des logiques et des pratiques locales ne [serait] pas légalisée » (Bertrand et Randrianaivo, 2003 : 19) doit par conséquent être écartée en faveur de l’hypothèse continuiste selon laquelle les communautés coutumières n’auraient jamais perdu leurs droits ancestraux sur les terres qu’ils occupaient, du moins dans les espaces forestiers, parce que les relations de clientèle empêchaient l’expropriation légale des propriétaires coutumiers d’être effective[121].
Se pose alors la question de savoir si ce processus de légitimation clientéliste ne tend pas vers la fin de l’Etat forestier. Dans l’article précité, A. Karsenty établit une relation entre la nouvelle législation forestière camerounaise dans le cadre la coopération internationale et l’éclatement de l’Etat forestier sous l’effet des réseaux sociaux qui ont su tirer bénéfice de ses mesures[122]. La démocratisation du clientélisme observée au Cameroun, qui implique l’ensemble des couches sociales dans le partage de la rente forestière, ne diffère pas fondamentalement de la logique ivoirenne antérieure fondée sur la transformation agricole de la forêt. Même si la corruption forestière se généralise et banalise, il n’en résulte pas forcément la fin de l’Etat forestier en tant qu’organisation cohérente, aussi longtemps que l’Etat revendique le monopole de la violence légitime. Le caractère théorique du domaine ne s’est pas seulement manifesté à l’occasion des réformes législatives des années 1990. Du point de vue empirique, ce n’a jamais été le monopole de dire le droit qui a fait la cohérence de l’Etat forestier, mais la revendication du monopole légal sur le domaine et la violence minimale nécessaire pour maintenir, non pas le monopole, mais seulement sa revendication réussie[123]. La question est dès lors celle du seuil normatif minimal que l’Etat forestier est aujourd’hui en mesure de défendre si nécessaire par la contrainte physique contre les divers réseaux sociaux qui cherchent à l’instrumentaliser. Autrement dit, quels sont les principes minimaux de l’Etat forestier, soustraits à toute négociation avec des intérêts sociaux en dehors de lui parce que indispensables à sa reproduction ?
Les monopoles légaux habilitant l’administration forestière à punir les contrevenants, à attribuer des concessions d’exploitation et à redéfinir sa mission en fonction divers programmes de politique publique sont tous négociables dans la pratique. L’Etat malgache n’est pas, n’a jamais été, et ne sera dans un avenir prévisible pas en mesure de monopoliser l’application du droit forestier avec succès, car ce sont les réseaux intégrant des producteurs paysans, des exploitants et négociants urbain, ou encore des professionnels de l’aide internationale, qui produisent les « normes secondaires » d’application du droit forestier dans chacune des séquences de la politique forestière. La notion d’une crise de légitimité, voire d’une fin de l’Etat forestier empêche l’analyse de restituer les aspects identitaires de la légitimation. Pour sortir de l’interprétation des résistances traditionnelles en termes de contestation populaire, il est utile d’associer analytiquement au clientélisme les pratiques parentélaires et népotiques, c’est-à-dire l’usage complémentaire des liens familiaux et communautaires pour mettre en relation le centre et la périphérie (Badie, 1994 :194). Selon une définition anthropologique de ces liens complémentaires,
[…] dans des sociétés communautaristes et à la différence des sociétés individualistes ou collectivistes, on cherche un équilibre entre les intérêts du groupe et ceux des individus par une logique du partage des ancêtres, de la résidence ou de certains interdits. Ces divers partages permettent de déterminer des communautés de vie qui s’emboîtent, telles des poupées russes, les unes dans les autres. Le sujet de droit est censé appartenir à toutes sauf si par son âge, son sexe ou son activité professionnelle il est l’objet d’une discrimination qui limite son statut sans lui retirer, c’est le cas des captifs, tout droit au sein de la communauté de vie (Le Roy, 1994 : 685-86).
Le développement des relations de clientèle dans le cadre d’une occidentalisation politique ont pour conséquence de faire « sauter » deux principes du communautarisme traditionnel que sont l’attribution statutaire des fonctions (« à chacun des compétences et responsabilités selon sa position socialement reconnue ») et la réciprocité des droits et des obligations liés à l’exercice de ces fonctions. Les compétences attribuées par exemple à un fonctionnaire postcolonial ne le sont évidemment plus en fonction de son statut social au sens traditionnel, mais en fonction de ses diplômes et de son capital social et économique. Dans la situation clientéliste, on constate au lieu de l’attribution statutaire des fonctions, une attribution fonctionnelle des statuts où les positions sociales relatives dépendent, entre autres, de la capacité des individus et réseaux de détourner des « biens publics ». Il se peut alors que les droits et obligations réciproques liées à la fonction se limitent au devoir d’un individu de redistribuer les richesses qu’il accapare grâce à ses prérogatives. Mais cette distribution clientéliste des privilèges traduit aussi une nouvelle conception de la bonne vie : une conception non occidentale certes, mais néanmoins fondée sur le partage de quelque chose de commun. La corruption et l’illégalité au sommet de l’Etat n’exclut pas que des ethnicités morales continuent à reproduire sa base sociale, même s’il est impossible de tracer toujours une limite précise entre les deux sphères.
On peut imaginer que les dynamiques de surexploitation des ressources du genre « tavy défricheur » renvoient à des partages liés à la résidence commune sur un territoire ou à des nouvelles ancestralités politiques, plutôt que de refléter un état d’anarchie, d’anomie, d’insécurité des droits fonciers ou de manque de légitimité de l’administration forestière. L’obligation coutumière des groupes résidentiels (et des fonctionnaires locaux) d’accueillir les arrivants est incontournable jusqu’à la saturation des territoires, ainsi que l’ont constaté deux éminents représentants du courant de recherches sur la propriété commune et la gestion communautaire :
Common property is not the free-for-all of open access resources. Individuals have rights and obligations in situations of common (non-individual) property, just as in private individual property situations. […] The difference is […] in the unwillingness of the group to evict redundant individuals when that eviction will almost certainly relegate the evicted to starvation. In a sense, the group agrees to lower its own standard of living rather than to single out particular members for disinheritance (Bromley et Cernea, 1989: 14).
La difficulté théorique non résolue par ces travaux tient à la définition de la communauté (le « groupe » opposé aux « individus ») parce que c’est de cette définition que dépend la qualification d’une ressource, d’un savoir ou d’un droit de contrôle comme interne ou externe à l’unité de référence. La communauté se définit par l’emboîtement de plusieurs relations dyadiques entre deux unités (qui peuvent ou non être des « groupes ») mis en rapport à travers une appartenance partagée qui est constitutive d’une troisième unité englobant les deux premières, et ainsi de suite. La communauté est une idée, forme ou structure qui définit quelles relations entre acteurs sont possibles et lesquelles ne le sont pas. Contrairement à la plupart des travaux sur la propriété commune, la communauté locale n’est pas un « groupe », c’est-à-dire qu’elle n’agit pas à titre économique ou politique parce que c’est les groupes qui le font au nom de la « communauté »[124].
Dans l’exemple précédent, un groupe de descendants de migrants s’allie à un groupe de descendants autochtones, leur relation étant englobé dans une communauté partageant la résidence. Le principe organisationnel hiérarchique permet d’éviter que l’arrivée de migrants conduise à une anarchie foncière et la guerre de tous contre tous même s’il existe objectivement une compétition pour les ressources. Les identités des groupes ou groupements impliqués dans une relation dyadique peuvent aussi être définies en termes politiques, un agent de terrain pouvant par exemple se constituer une clientèle paysanne en négociant la répression des délits forestiers[125]. Le principe hiérarchique peut enfin s’appliquer selon des critères économiques, la communauté étant dans ce cas définie par les relations entre éleveurs et agriculteurs, charbonniers et agriculteurs etc., par la complémentarité entre plusieurs activités successives sur le même espace (le charbonnage peut être suivi de l’occupation des terres défrichées en vue de la culture, la culture sur brûlis forestier de la plantation de caféiers).
Les unités de base de l’économie paysanne ne cherchent pas à maximiser leur profit, mais à gérer le risque en affectant le travail familial (agriculture, cueillette, extraction, charbonnage) de la manière la plus avantageuse à la satisfaction des besoins par une autoconsommation du produit ou par les revenus monétaires tirés de sa commercialisation[126]. Au Sud-ouest de Madagascar par exemple, la famille paysanne a le choix entre 1) cultiver du maïs sur hatsake (culture sur brûlis) pour le marché, du riz et du manioc pour l’autoconsommation et 2) extraire des produits forestiers (fruits et animaux sauvages, plantes médicinales, miel, bois de feu, charbon de bois, pour être commercialisés ou pour l’autoconsommation selon les cas (Casse, Nielsen et al., 2005). Mais le choix des chefs de famille s’exerce sous la contrainte des relations de propriété existantes. Pour atteindre un niveau de revenu global suffisant, les familles de statut inférieur doivent exploiter au maximum la main-d’œuvre en mettant en valeur de terres moins fertile, en recourant au faire valoir indirect et à des activités considérées plus pénibles tel que le charbonnage. Seules les familles détentrices de droits de première occupation sont en mesure d’entretenir leur « capital social » en élargissant la base communautaire (produits et terres non appropriées, terres appropriées mais non mises en valeur) aux groupes seconds, ce qui leur permet concentrer leurs propres efforts sur les activités avec le meilleur rapport revenu/pénibilité du travail.
Dans ce type de relations de propriété, les produits forestiers revêtent le statut de ressources communes au sens strict : les seules conditions pour se les approprier sont l’effort de travail et d’être reconnu comme membre de la communauté locale. Ce sont les familles n’ayant pas encore accès à des terres de culture, ou seulement un accès dérivé du rapport avec d’autres familles, qui vont concentrer leur main-d’œuvre sur l’extraction des produits forestiers. La littérature les caractérise à la fois comme un « filet de sécurité » et comme un « piège de pauvreté », mais dans la logique paysanne l’extractivisme est un faute de mieux en attendant avoir accès à une terre de culture « personnelle ». Du moment où un migrant arrive sur place, il doit compter environ cinq ans pour devenir propriétaire coutumier. Les réserves foncières, terres forestières destinées au défrichement, sont des ressources de propriété commune au sens large. Les conditions pour se les approprier sont, comme dans le cas des autres produits forestiers, l’effort de travail et la qualité de membre de la communauté locale. Mais être un simple résident ne suffit pas car il y a une hiérarchie entre les familles co-résidantes qui composent le groupe territorial coutumier, la communauté locale.
Les migrants plus récents acceptent d’être les clients des migrants plus anciens qui sont leurs tuteurs. Ils doivent compter environ cinq ans pour passer du statut de client (migrant cadet) au statut de tuteur (migrant aîné). Durant ce temps, on leur refuse d’accéder à leurs propres terres, mais ils doivent aider leurs patrons à défricher de nouvelles terres ou à cultiver celles que leurs patrons ont déjà défrichées. Par conséquent, ils dépendent pendant cette période plus que par la suite des produits forestiers de cueillette ou d’extraction pour satisfaire la consommation familiale. Puisqu’elle consiste à reproduire une hiérarchie des statuts, « l’organisation communautaire autonome » évoquée par les travaux sur les régimes de propriété commune ne résulte pas d’un calcul objectif où chacun aurait à gagner dans l’internalisation conjointe des externalités, mais des estimations subjectives – conformes aux conceptions intersubjectives de la bonne vie selon les ancêtres – par les chefs de famille de l’équilibre travail/revenu. La sécurisation mutuelle des familles à travers ce mécanisme ancestral se poursuit jusqu’à ce que la production soutenue de biens et services forestiers suscite des effets communément jugés indésirables sur l’environnement physique et social[127], la saturation de l’espace étant suivie de l’émigration de l’excédent de population.
Trois hypothèses se dégagent de l’analyse institutionnelle de la communauté paysanne. Tout d’abord, l’accès à la terre – le rapport d’équité entre migrants cadets et migrants aînés – est la variable qui détermine la quantité de travail restante qu’une famille investira dans la cueillette et extraction de produits forestiers. Si elle peut cultiver, ce sera relativement moins, si elle ne le peut pas ou seulement à des conditions moins bonnes, ce sera relativement plus. Ensuite, le revenu agricole constitue la principale variable déterminant la progression de la déforestation. Si les modèles d’économie forestière au lieu d’en faire une variable externe à la gestion forestière quantifiaient le revenu agricole en terme d’un revenu tiré de la forêt, on arriverait plus facilement à expliquer pourquoi les communautés locales se désintéressent des contrats de gestion, ou pourquoi certains groupes d’ancestralité en leur sein les utilisent comme un moyen de légitimer le défrichement illégal (l’acquisition d’un droit coutumier de propriété foncière) en situation de compétition entre migrants colons. Enfin, l’idéal poursuivi par les familles pauvres n’est pas de sortir du piège de pauvreté en gérant durablement les produits forestiers comme le leur demandent les contrats de gestion, mais de défricher pour leur propre compte une terre forestière qui les rendra moins dépendante des produits forestiers. Dans les conditions données, la réduction de la pauvreté rurale suppose le défrichement de nouvelles terres cultivables, or la grande majorité des contrats de gestion existants interdisent cette pratique ancestrale dans le but de conserver les forêts raison pour laquelle ils ne sont pas susceptibles de réduire la pauvreté, ne serait-ce que du point de vue qui nous paraît être celui de la famille paysanne [128].
Dès lors que les forestiers adoptent une attitude critique vis-à-vis du centralisme des politiques domaniales, ils sont conduits à se demander si le « droit coutumier » constitue un cadre susceptible de reconnaître le pluralisme en foresterie et de lutter de manière plus efficace contre la déforestation. L’on retrouve ainsi dans les discours pro-pauvres des organismes de recherche forestière internationale, les trois définitions du droit coutumier au statut épistémique incertain que nous avons discutées au chapitre premier. Selon la première de ces définitions, le droit coutumier représente une « survivance » observable de nos jours dans les zones enclavées où la pénétration de l’Etat et l’économie monétaire a été moins forte. Les analyses renvoient à une représentation de la coutume ancestrale contrastant l’appropriation temporaire des sols forestiers avec leur incorporation permanente dans les patrimoines familiaux, le « tavy cultivateur » avec le « tavy défricheur », l’ancestralité des occupations avec l’accès libre.
Ces contrastes existent certes, mais ils représentent à notre avis des traits complémentaires des mêmes situations foncières. Autrement dit, ils ne forment pas la séquence évolutive postulée par une deuxième définition du droit coutumier qui met en évidence la « dénaturation » du droit malgache à l’occasion de sa transformation coloniale et postcoloniale. Le dirigisme colonial n’a, le plus souvent, réussi à supprimer la pluralité des sources du droit. Au lieu d’appliquer les nouvelles législations telles quelles, l’administration a dû reconnaître les rapports juridiques préexistants. On sait par ailleurs que la législation forestière coloniale a été utilisée, par les Occidentaux eux-mêmes, à des fins autres que la gestion forestière au sens technique, telles le maintien de la discipline fiscale dans les zones rurales, ou l’entretien de diverses clientèles politiques.
La troisième définition du droit coutumier se présente comme une critique des deux précédentes et invite à reconsidérer la prétendue « dénaturation » de la coutume des ancêtres en terme d’une « réappropriation » malgache des catégories juridiques étrangères. Si elle ne récuse pas le concept même de « droit coutumier », cette définition tend à l’assimiler à une forme de démocratie délibérative. Un dialogue sur les objectifs apparaît indispensable pour impliquer les usagers locaux dans la mise en œuvre du droit forestier, dans la mesure même où l’interprétation restrictive des droits du fokonolona dans le cadre de la domanialité coloniale, puis la réappropriation malgache de cette interprétation coloniale contredisent l’esprit du droit ancestral. Les décideurs du secteur environnemental reprennent à leur compte l’hypothèse de la « gouvernance », selon laquelle la légitimité ne peut venir que des procédures elles-mêmes dès lors que la notion d’un fondement ultime des normes juridiques cesse d’être plausible. Mais dans le contexte malgache, l’ineffectivité des normes légales est due moins à l’absence de fondement ultime qu’à la présence de plusieurs fondements inconciliables[129].
L’on peut imaginer que la politique de reconnaissance ne prétende pas substituer le « principe de discussion » aux fondements coutumiers de la légitimité, mais qu’elle vise simplement à résoudre un problème de coordination dans le secteur forestier, dû à la différence entre les cultures juridiques, au mode de production rural et à la pression démographique. Sous cet angle, l’objectif de reconnaissance du droit coutumier apparaît plus difficile à justifier. Si la déforestation résulte d’un rapport peu élastique entre effectifs humains, besoins élémentaires et ressources disponibles, les décideurs ont le choix entre reconnaître ce rapport coutumier sous la forme de consensus locaux sur la nécessité des défrichements paysans, le transformer à l’aide d’une politique sociale agissant sur les paramètres migratoires et agricoles, ou encore combiner ces deux scénarios. Dans une perspective de recherche appliquée, un cadre conceptuel postulant des continuités entre la coutume précoloniale, le droit colonial et sa réinterprétation postcoloniale a pour avantage de mettre en évidence la relative permanence des conceptions morales et mécanismes juridiques à l’origine de la déforestation.
L’observation des mécanismes à l’origine de la déforestation montre que le droit coutumier, loin d’être une survivance ethnique, exprime une conception communautariste de la justice. Par le terme communautarisme, nous entendons le courant marginal de la philosophie morale et politique qui, s’il retient la distinction entre le juste et le bien, insiste cependant sur les rapports nécessaires entre les deux genres de conceptions (Walzer, 1997). Les liens organiques entre droit et morale, espace public et sphère privée, Etat et société civile n’ont pas échappé au courant libéral dominant. Depuis les années 1980, la philosophie politique est passée d’un discours sur la légitimité, qui prônait le consensus autour du modèle européen de l’Etat, à un discours sur les techniques de décision politique qui pense ceux qui subissent le pouvoir comme ses coauteurs. Les programmes de recherche et interventions centrés sur l’Etat ont perdu en importance. A leur place, la recherche sociale se propose désormais d’étudier comment se prennent les décisions ou comment s’exerce le pouvoir dans différentes formations, que ce soit au sein de l’appareil d’Etat ou dans son environnement social. Plutôt que de prendre les conceptions morales et juridiques des acteurs comme matière première de l’analyse, les politologues, sociologues et économistes cherchent à définir la « gouvernance » comme un concept analytique qui devrait être à son concept normatif ce que la sociologie était au monde vécu : une image extérieure dépourvue de jugements de valeur.
On retrouve cette aspiration dans le champ des études africaines, qui s’interrogent, elles aussi, sur la place et le rôle de l’Etat dans le contexte social plus large. Plus précisément, la question se pose de savoir si la gouvernance des Etats postcoloniaux tient à la prédation par les élites politiques et économiques qui accaparent les richesses aux dépens des gouvernés ou si, au contraire, c’est l’appareil bureaucratique qui est phagocyté par sa base sociale au point de perdre toute capacité d’action autonome (Darbon, 1990 ; Médard, 1990). Dans les deux cas, il en résulte une impossibilité pour l’Etat de mener des politiques publiques. Mais les causes de ce dysfonctionnement ne sont pas examinées pour elles-mêmes, dans la mesure où la définition formelle d’un Etat prédateur ou patrimonialisé fait passer pour une conclusion théorique ce qui n’est en réalité qu’une prémisse empirique. Les conduites prédatrices et clientélistes observées existent mais la question de savoir pourquoi l’Etat africain postcolonial est prédateur ou patrimonialisé reste posée. Certains auteur y répondent en construisant un référent qui conjugue tellement d’éléments que toute sorte de conséquences peuvent être déduites de la définition formelle de l’Etat postcolonial. Le débat de la revue Politique africaine sur la gouvernance de l’Etat postcolonial, par exemple, s’est clos sur un consensus difficilement contestable selon lequel « l’Etat prédateur serait lui-même prédaté, l’Etat parasite lui même parasité » (Médard, 1990 : 28), l’idée qui demeure étant qu’en Afrique postcoloniale, « l’Etat est à la fois totalement absent et omniprésent » (Darbon, 1990 : 40).
Le paradoxe de l’Etat rejoint une deuxième interrogation des études africaines. Elle concerne l’importance qu’il faut accorder à l’histoire pour comprendre « comment se prennent les décisions » dans les formations politiques de l’Afrique contemporaine. Dans une première approche, l’histoire sert à montrer que « l’Etat importé » (Badie, 1992) depuis l’Occident ou depuis le système international eut pour effet de déstructurer les rapports sociaux entre Africains en empêchant notamment l’émergence de « sociétés civiles », concept jugé sans pertinence analytique pour le continent africain bien qu’il constitue le complément indispensable du modèle européen de l’Etat (Haubert, 2000). Selon une deuxième approche, l’occidentalisation précoloniale, coloniale et postcoloniale du droit et des institutions politiques aurait échoué non pas en raison des dysfonctionnements des modèles étrangers mais en raison des « historicités » ou « gouvernementalités » (Bayart, 1996a).
Plutôt que de rechercher des modèles explicatifs de l’Etat prédateur ou néopatrimonial, l’approche historique en reste aux descriptions du décalage constaté entre le modèle européen idéal et le fonctionnement réel des Etats africains, les cibles du pouvoir étant indifféremment présentés comme ses coauteurs. Les « économies morales » (Olivier de Sardan, 1996) propres à l’Afrique ou aux traditions particulières en son sein ne paraissent guère avoir été affectées par les apports exogènes. Les recherches sur les phénomènes de transferts de droit (Alliot, 1965 ; 1968 ; 1981 ; 1983 ; Le Roy, 1979 ; 1986) ont cependant montré que la formation de « l’Etat africain » n’est ni le fait des seuls Africains, ni une construction étrangère qui répond au seul besoin de la reconnaissance internationale. Ce qui justifie des comparaisons à l’échelle du continent serait, à suivre cette troisième approche, le précédent du dualisme juridique colonial, définie comme une domination occidentale par l’intermédiaire des pouvoirs indigènes et légitimée par la réinvention des droit originellement africains. Dans cette hypothèse, la gouvernance postcoloniale résulterait moins d’un transfert du modèle européen que de la création d’une forme d’Etat sui generis (Mamdani, 1996) fondée sur le dualisme droit implanté/droit endogène.
A Madagascar, l’implantation du droit occidental avait été engagée par les souverains précoloniaux dès le début du XIXe siècle, bien avant la colonisation française. L’application de ces normes s’est réalisée à partir des structures claniques puis villageoises ou paroissiales qui fournirent le cadre procédural de la légitimation de l’Etat importé (Raison-Jourde, 1985). Sans forcément être le seul ressort du transfert du modèle européen de l’Etat, le droit coutumier ne se confond pas avec une dénaturation coloniale de la coutume originelle, mais apparaît comme un syncrétisme qui autorise une maîtrise endogène de la restructuration des personnalités sous l’effet des modèles importés. La question de savoir si les origines du droit coutumier sont ethniques, occidentales ou nationales revêt une importance secondaire. En démontrant l’émergence un droit trans-ethnique dont il est difficile de démêler les apports, l’hypothèse syncrétiste change les termes du débat sur l’historicité de l’Etat africain. Comme on le sait, les défauts des « sociétés civiles » sont une constante de ce débat, à tel point que la recherche d’un équivalent africain devient constitutive de leur formation sur le continent. Plutôt que de postuler l’inutilité du concept de société civile, on retracera ici les manières dont les emprunts successifs de modèles culturels et politiques étrangers ont engendré une nouvelle communauté politique[130].
Mais avant d’examiner les phénomènes d’acculturation juridique, il nous faut répondre à deux questions : Quel est le contenu du modèle transféré ? Quels sont les agents et les destinataires du transfert ? Les réponses varient selon la période historique considérée. L’histoire coloniale de Madagascar ressemble celle des autres pays d’Afrique francophone, sous l’angle du contenu du modèle transféré aussi bien que sous celui de ses fonctions. On retrouve l’interrogation sur les « chefferies traditionnelles et le problème de leur intégration » (Le Roy, 1979), liée à la mise en place dans les territoires colonisés, de structures économiques et politiques sensiblement différentes des Etats métropolitains. L’expérience malgache apparaît toutefois exceptionnelle, en ce que le système politique précolonial n’était pas celui de la chefferie traditionnelle. Lors de l’annexion de Madagascar à la France en 1896, son équivalent, le fokonolona, communauté territoriale et ancestrale coutumière, avait déjà été intégrée par un « Etat précolonial affronté à la modernisation occidentale » (Raison-Jourde, 1985) qui unifiait différents peuples malgaches en les occidentalisant superficiellement. Pour dégager ce qui est particulier au cas malgache, l’exposé partira de ce qui le rapproche le plus de l’expérience africaine, en avançant par couches successives du présent colonial vers le passé précolonial tel qu’il est vécu aujourd’hui.
A suivre M. Mamdani, la société civile serait à l’origine une société de colons, autrement dit une création de l’Etat colonial (Mamdani, 1996 : 19). Fondée sur la définition raciale du statut de citoyen, elle réserve les bienfaits des « lois civiles » et le respect des droits de l’homme aux Occidentaux. Au statut de citoyen s’oppose celui de sujet soumis au « droit coutumier » et à l’autorité des chefs traditionnels. La séparation ethnique entre colons et colonisés est maintenue, institutionnalisée par un dualisme juridique qui enferme la population rurale en autant de communautés closes dont chacune continue, théoriquement, à être soumise à sa propre coutume et auxquelles se superpose la société des colons occidentaux, censée seule représenter la civilisation. C’est là une représentation partielle du réel. La majorité des sujets colonisés est effectivement constituée par des populations rurales pratiquant un style de vie traditionnel. Mais entre les colons et les paysans, on trouve des Africains urbanisés qui échappent à l’emprise du droit coutumier, sans pour autant être reconnus comme citoyens. N’appartenant à aucun des deux mondes créés par la colonisation, ces « évolués » superficiellement occidentalisés sont chargés de tâches administratives et servent de relais entre l’univers dominant des colons et l’univers dominé de la paysannerie[131].
Etant donné la faiblesse des moyens à leur disposition, les Occidentaux devaient s’aider d’intermédiaires africains pour gouverner les colonies. Qualifiés de « chefs traditionnels », ils étaient chargés de la réquisition de main-d’œuvre, de la collecte fiscale et de l’administration de la justice indigène, qui comprend l’application de la réglementation émise par le pouvoir colonial central. En contrepartie de la collaboration avec les maîtres étrangers, ils jouissaient d’une relative autonomie et impunité dans leurs rapports aux administrés. La (ré)invention coloniale d’un droit coutumier était à l’origine un « mode of rule organized on the basis of fused power, administrative justice, and extra-economic coercion, all legitimized as the customary » (Mamdani, 1996 : 296).
L’équivalent français du dispositif administratif fondée sur la « raison ethnologique » (Amselle, 1999) était la politique des races, selon laquelle chacune des dix-huit tribus de Madagascar devait être gouvernée par ses propres chefs et dans le cadre de ses propres institutions. A travers cette politique, le général Galliéni (1849-1916) visait à supprimer l’ancienne hégémonie merina[132] et à rendre le commandement français plus acceptable et plus efficace en le faisant reposer directement sur les chefs traditionnels de chaque « ethnie ». Dans les régions de l’Ouest et du Sud-ouest où subsistaient des royaumes suzerains ou indépendants, on essaya une formule de protectorats intérieurs (Deschamps, 1960 : 245). Mais l’administration a aussitôt dû recourir aux artisans, instituteurs, infirmiers, plus nombreux parmi les originaires de la région centrale, pour « les installer dans les tribus ‘côtières’, beaucoup moins évoluées » (Condominas, 1960 : 102). Dans les pays anciennement sous occupation ou sous administration quasi-directe, la hiérarchie des fonctionnaires royaux fut conservée avec ses gouverneurs et ses sous-gouverneurs. A l’échelon du village, le fokonolona, institution d’aspect démocratique servant de moule à la caste roturière, devait entraîner la faveur du colonisateur[133]. Il y voit une ressemblance avec une sorte d’administration municipale et n’hésitera pas à l’étendre de la région centrale « au reste de la Grande Ile où, cependant, on ne pouvait invoquer l’existence d’une tradition semblable à celle dont on avait pris le nom » (Condominas, 1961 : 113).
L’engagement pris dans la loi d’annexion du 6 août 1896 de « ne pas porter atteinte au statut individuel des habitants de l’île, aux lois, usages, aux institutions locales » s’appliquait également aux règles juridiques qui selon la conception occidentale relèvent du droit privé. Le respect d’un droit indigène ignorant la distinction public/privé sous sa forme occidentale s’avéra être un principe particulièrement difficile à appliquer dans le cas de la propriété foncière (Rarijaona, 1967 : 122-124). Selon les termes de la loi d’annexion, les habitants continuaient à jouir des parcelles sur lesquelles elles avaient bâti et de celles qu’ils avaient eu l’habitude de cultiver même si le sol du royaume fût désormais présumé appartenir à l’Etat français. La jurisprudence est venu préciser le flou juridique en décidant que la loi d’annexion n’avait pas retiré la propriété aux indigènes, qui pouvaient la faire constater à travers la procédure d’immatriculation. Si les dispositions administratives n’interfèrent pas directement dans l’organisation foncière indigène, elles ne lui reconnaissent pas non plus un statut d’exception au regard du droit domanial. Le décret sur l’administration indigène du 9 mars 1902 reconnaît seulement un droit d’usage sur les terres domaniales non affectées à la colonisation, et sous réserve de l’autorisation préalable de l’administrateur chef de province, son représentant légal dans tous les actes de la vie civile, qui pouvait à ce titre requérir au nom des communautés familiales ou villageoises l’immatriculation des terres occupées par elles. Bien que la procédure d’immatriculation se fondait sur une conception individualiste, la pratique administrative et jurisprudentielle accommodait les formes communautaires de la propriété foncière coutumière par une interprétation souple du principe domanial. La reconnaissance d’une propriété privée collective permit aux administrateurs d’adapter un droit individualiste au communautarisme endogène sans devoir changer formellement de conception :
Alors que les rizières furent appropriées de manière privative, et faisaient l’objet d’un quasi-droit de propriété individuelle, en tout cas familiale, les collines vont être appropriées de façon beaucoup plus collective. De grandes superficies, de l’ordre de deux cent à trois cent hectares sont immatriculées à titre collectif, en nom collectif, pour protéger ces espaces contre l’arrivée des colons et contre les étrangers. Mais l’essentiel des modes d’accès à la terre, des modes de transmission, et des conflits, sont eux-mêmes réglés sur la base du droit coutumier malgache, sur la base du droit coutumier des Fokon’olona (Le Roy, 1995b : 72).
L’immatriculation collective de rizières et autres terres à vocation agricole ou pastorale au nom des fokonolona semble avoir été courante avant 1911 dans quelques régions du centre, notamment le long de la ligne ferroviaire Tananarive-côte est (Rakoto Ramiarantsoa, 1995 : 94-95). La sécurisation foncière est garantie par une complémentarité de la propriété foncière villageoise et familiale, les grandes propriétés indivises cachant une mosaïque de petites propriétés individuelles. Le droit moderne protégeait les collines recouvertes de forêts ou de jardins contre l’arrivée des étrangers, mais l’ensemble des relations foncières liées à l’exploitation du terroir étant réglé en fonction de la coutume[134]. Le décret du 4 février 1911 relatif au régime foncier de l’immatriculation a plus sévèrement restreint la marge de manœuvre des fokonolona. L’objectif de ce texte, qui était de promouvoir la propriété privée, entrait en contradiction avec l’esprit communautariste du fokonolona. Ainsi, ces derniers ne pouvaient plus recourir à l’immatriculation pour se faire reconnaître un droit de propriété collective. Considérés comme des occupants de fait, ils cherchèrent alors à se défendre en recourant à des fraudes qui consistaient à faire immatriculer au nom d’un particulier un immeuble qui appartient selon la coutume à l’ensemble du fokonolona. L’interdiction d’immatriculer les terres au nom de la communauté constituait néanmoins une première atteinte au droit de propriété coutumière des fokonolona, qui se voyaient obligés à garder leurs patrimoines communs non immatriculées (Rakotomanga, 1976 : 93).
La deuxième atteinte au communautarisme des fokonolona était la présomption de domanialité, instauré par le décret du 28 septembre 1926 statuant dans son article 29 que « l’Etat est présumé propriétaire de tous les terrains non bâtis ni enclos qui, au jour de la promulgation dans la colonie du présent décret, ne sont pas possédés par des tiers en vertu de titres fonciers d’immatriculation ou de titres réguliers de concession ». La présomption de domanialité arrachait leurs terres aux fokonolona car ceux-ci ne pouvaient la faire tomber, ni par des titres fonciers d’immatriculation, qu’on leur refusait, ni par des actes écrits, qui étaient inexistants. La preuve testimoniale, pourtant communément admise par la coutume comme moyen de preuve, était exclue par la même disposition. A travers la présomption de domanialité, la personnalité juridique du fokonolona fut réduite du point de vue du droit officiel à une responsabilité collective pour le paiement de l’impôt et l’exécution forcée de tâches administratives (ibid., p. 94). Certes, les droits d’usage du fokonolona étaient toujours reconnus et l’immatriculation individuelle au nom de la communauté restait toujours possible, mais la procédure était si coûteuse que seuls les riches « évolués » y accédaient. Pour clarifier les incertitudes foncières, le décret du 25 août 1928 instaura le cadastre indigène permettant le bornage collectif des terres à travers une procédure simplifiée. Selon R. Rarijaona, le cadastrage eut deux sortes de conséquence sur le droit coutumier de propriété foncière. Au niveau individuel ou familial de la propriété coutumière, il entraîne une insécurité des droits parce qu’il fige des situations dynamiques et que les absents risque de perdre leurs droits. Au niveau communautaire de la propriété coutumière, il entraîne l’altération des droits fokonolona parce que les réserves foncières et pâturages gérés en commun sont transformés en simple droits d’usage individuels des membres (Rarijaona, 1967 : 155-56).
Mais il ne faut pas imaginer que l’érosion de la personnalité du fokonolona et l’altération du contenu des droits fonciers par les procédures officielles eurent pour effet de supprimer le droit coutumier. Le dualisme juridique créé par la constatation de la propriété indigène, que ce soit par une immatriculation ou le cadastre, fut graduellement supplanté par un autre dualisme opposant la présomption domaniale, qui existe seulement dans les textes, à l’exception coutumière vécue, qui caractérise encore de nos jours la plupart des situations foncières. Les deux modes de constatation de la propriété foncière indigène avaient toujours été limités a quelques zones prioritaires, comme le sont actuellement les projets pilote de la réforme foncière. Dans toutes les zones non touchées par l’immatriculation ou la constatation cadastrale, la conception coutumière de la propriété subsiste. Derrière la présomption domaniale se cachent des modes traditionnels d’acquisition et de transfert des droits qui ignorent la limite séparant le droit privé du droit public, la propriété foncière agricole du domaine forestier.
Ainsi que le montre J. Fremigacci dans son analyse de « l’économie de la délinquance » dans le secteur forestier entre 1900 et 1940 (Fremigacci, 1998), le dualisme juridique de la deuxième sorte reflète un rapport social d’exception d’où des politiques cohérentes et efficaces sont exclues. L’auteur montre que la forêt a servi de façon permanente à conforter l’ordre colonial, car elle est d’abord une prébende pour les privilégiés du régime, puis une récompense pour leurs collaborateurs indigènes, enfin une aide sociale pour des colons européens pauvres, situation qui devait résulter dans des pratiques d’exploitation dévastatrices. Le laxisme coupable du gouvernement colonial, dénoncé à plusieurs reprises par les techniciens forestiers, est en contraste marqué avec une répression parfois sévère à l’égard des communautés rurales, qui reflète la priorité accordée par le pouvoir au contrôle des populations (Fremigacci, 1998 : 431). L’idée qui dominait la conception des techniciens était d’assurer la protection du domaine forestier et la défense des sols. Le régime forestier applicable à la colonie de Madagascar avait donc pour objectif déclaré de conserver et d’accroître même le domaine forestier, tout en facilitant son exploitation. Un fait technique dominait à l’époque : 100’000 ha de forêt au minimum disparaissaient chaque année sur une superficie boisée totale estimée à 10 millions d’hectares. Un code forestier inspiré de celui de la Métropole mais déconnecté de la réalité sociale et politique dans la colonie est décrété en 1900. Le texte établit le principe de l’exploitation directe par l’administration, la concession à des privés devant être l’exception. Mais à défaut d’un service forestier à la mesure de sa tâche, la concession directe de forêts non aménagées, délivrée par l’administration générale sans compétences techniques, était devenue la pratique ordinaire. Par ailleurs, le texte autorisait l’administration générale à prendre des mesures transitoires, en l’occurrence des permis temporaires de coupe de bois et la location de forêts domaniales aux grandes sociétés commerciales.
Un second décret forestier de 1913 soumet à autorisation les droits d’usage tolérés jusque-là, tout en limitant leur exercice aux besoins personnels des administrés. Les nouvelles dispositions étaient mises en œuvre selon les modalités du décret de 1902 sur le fokonolona. Moyen de mise en tutelle des populations locales, le texte précisait que les droits d’usage étaient révocables par l’administrateur chef de province si les circonstances l’exigeaient. Dans la pratique administrative du colonisateur, ces circonstances était surtout liées à la collecte fiscale et à la disponibilité de la main-d’œuvre. Il s’agissait non de protéger la forêt, mais de reprendre en main des populations rétives (Fremigacci, 1998 : 430). Des années de répression, lorsque l’impôt rentrait difficilement, alternaient avec des périodes de relâchement de la surveillance, où l’autorisation des droits d’usage devenait un moyen d’encourager l’établissement de cultures de rente, base de l’économie coloniale. La nouvelle réglementation des domaines permit à l’Etat colonial de se constituer un monopole foncier. Les mesures administratives découlaient de choix délibérés de politique économique visant la « mise en valeur » de la colonie et ne tenaient pas compte du droit coutumier des populations. L’objectif est d’encadrer la main d’œuvre, notamment par l’introduction dans les zones côtières de cultures d’exportation comme le café et le cacao, et la conservation du patrimoine forestier. Les populations sont regroupées et leurs terroirs fixés afin de mieux les contrôler. Le quadrillage cantonal aurait théoriquement dû permettre à l’administration d’appliquer une réglementation détaillée de l’affectation et l’exploitation des espaces. Mais l’usage colonial du droit domanial et forestier occidental ne reproduit pas le modèle européen, il définit les relations entre colons et colonisés en termes d’une hiérarchie de plusieurs clientèles administratives : colons européens, Malgaches « évolués », paysans indigènes.
Malgré les efforts déployés pour maintenir les institutions indigènes, les modèles juridiques introduits sous la colonisation ont marqué notablement l’évolution de ces droits. L’autorité s’exerce, la famille se constitue, les rapports se nouent selon des schémas nouveaux influencés par ceux du colonisateur. La désuétude de bien des coutumes anciennes
ne signifie pas la disparition du droit coutumier mais la substitution aux droits coutumiers anciens d’un droit coutumier indépendant des ethnies et largement influencé par l’école et l’économie nouvelles : les groupes y sont mêlés et les chefs désignés par des procédés nouveaux, les femmes et les enfants y sont généralement moins subordonnés que dans la tradition, la richesse et les diplômes remplacent les qualifications coutumières […] L’adoption d’un style de vie nouveau a entraîné la création d’un droit nouveau (Alliot, 1968 : 1198).
La constatation du droit coutumier suppose de traduire le communautarisme endogène dans le langage juridique occidental fondé sur la distinction entre droit public et droit privé. En vertu du principe de respect de la propriété indigène, le droit colonial privé transforme les patrimoines fonciers familiaux et villageois en une forme de propriété privée. Le droit colonial public quant à lui vide le concept de fokonolona de son contenu véritable, qui englobait l’ensemble des relations liant entre eux les descendants d’un même ancêtre, pour la définir en fonction d’un territoire, le quartier, dénommé fokontany.
L’invention de multiples droits coutumiers à base ethnique serait selon M. Mamdani constitutive d’un modèle colonial de l’Etat africain. A Madagascar, une telle condition semble avoir été réalisée uniquement dans l’idéologie coloniale. Le « maintien des institutions indigènes » fait en même temps référence à deux phénomènes distincts. Le premier est la continuation sous une forme altérée ou dénaturée des rapports juridiques existants. Le deuxième l’invention de coutumes tribalisées qui n’ont jamais existé. Dans sa pratique juridique et administrative, le colonisateur français pouvait dispenser de la politique des races parce que il suffisait de reconnaître le système politique qu’il trouva à son arrivée et qui reposait, schématiquement, sur la manipulation des ancestralités par les souverains. S’engageant dans la voie tracée par la monarchie, l’administration coloniale accentue simplement le caractère collectiviste du fokonolona dans le sens où cela pouvait lui être utile (Condominas, 1960 : 109). C’est seulement sur le plan de la propagande coloniale que l’existence d’une conscience malgache devait être niée a priori en vertu du postulat selon lequel
il existe à Madagascar une multitude de races antagonistes auxquelles les « Hova », anciens colonisateurs de l’île, d’origine malaise, ont imposé une hégémonie implacable tout au long du XIXe siècle. Les Français ne sont donc pas des occupants mais des libérateurs. Si des Malgaches disent ou pensent le contraire, c’est sous l’instigation des « Hova », ennemis jurés de la France, et xénophobes (Tronchon, 1986 : 87).
Pour justifier la conquête étrangère, il fallait inventer une théorie de l’ethnie qui n’avait plus rien de commun avec les hiérarchies d’ancestralités claniques, de caste, royales et territoriales, qui fondaient les structures politiques du Royaume de Madagascar. A suivre cette théorie, le despotisme colonial aurait été inventé non pas par les Français mais par les élites malgaches du XIXe siècle, confondue avec la « race » merina. Fondement de toutes les justifications de la présence française à Madagascar, ce postulat est contredit par les travaux contemporains des historiens, ethnologues et sociologues.
M. Bloch distingue deux types d’Etat traditionnel, antérieurs aux influences occidentales. Le premier, où les souverains ne participaient pas à l’irrigation et à l’agriculture mais tiraient leur subsistance des « dons » continuels des paysans sous leur tutelle, et le second, où les souverains se chargeaient de l’organisation de certains secteurs agricoles. La base économique des Etats archaïques est constituée par les groupes humains associés aux vallées rizicoles irriguées. C’étaient des groupes discontinus de cultivateurs vivant autour d’une ou de plusieurs de ces vallées rizicoles, répartis en plusieurs petits villages. Ils étaient à la fois co-propriétaires et cultivateurs des vallées, et constituaient également un groupe de descendance, ou un groupe territorial endogame, pour prévenir la dispersion des droits sur la terre[135]. Ces dèmes constituent l’élément permanent de la société malgache qui existe indépendamment des royaumes et survivent à leur disparition. Se gouvernant eux-mêmes avec des assemblés tenus par les anciens dont le statut reposait sur une sagesse et une ancienneté reconnues, leur fonction était de réguler le système d’irrigation (organisation du travail communautaire pour le nettoyage et l’entretien des canaux) et de résoudre les conflits à l’intérieur des dèmes (Bloch, 1983 : 268-70).
Dans les Etats ayant franchi le « seuil du décollage », un nouveau type de culture de riz apparaît aux côtés de l’ancien, avec la mise en valeur des étendues marécageuses qui ont un potentiel de production bien plus important que celui offert par les vallées étroites. La transformation de ces marais en rizières ininterrompue nécessite des travaux de terrassement bien plus importants. Les Etats de type archaïque, arrivés à un niveau de stabilité et réussite, décident de ne plus vivre en marge d’un système agricole auquel ils ne participent pas et commencent à prendre l’agriculture en main, en construisant une grande digue pour assécher un marais. Les rizières provenant de l’assèchement des marais étaient gérées différemment du territoire des dèmes. La plus grande partie de leur production allait au roi, et si elle étaient attribuée à de simples particuliers, ceux-ci étaient lourdement imposés en nature et en travail. L’exemple le plus connu de ce type de transformation est l’Etat mis en place par le roi Andrianampoinimerina (1787-1810), mais il n’est pas le seul et n’a rien d’exceptionnel. L’essor ultérieur du royaume merina au XIXe siècle, sous Radama, est dû à d’autres facteurs que l’initiative hydraulique d’Andrianampoinimerina (Bloch, 1983 : 271-76). Le besoin grandissant en main d’œuvre oblige les Etats ayant pris en main l’agriculture de passer rapidement à une phase expansionniste pour capturer des esclaves, en libérant un plus grand nombre de sujets pour le service militaire. En raison du rapport privilégié avec les Européens qui se faisaient concurrence dans leur assistance technique au royaume naissant, les Merina furent capables de doter leur armée d’armes plus efficaces que celles de leurs ennemis et d’utiliser d’autres techniques européennes auxquelles ils eurent accès.
Le transfert du modèle européen résulte au départ autant de choix endogènes que d’un rapport de force imposé de l’extérieur. L’enjeu décisif pour l’élite politique malgache du XIXe siècle était la généralisation du système des corvées et son extension hors de l’espace de vie merina vers les régions côtières. En s’autorisant de la pure et simple raison d’Etat, cette extension rompt définitivement avec la conception antérieure d’un travail lié à la terre des fokonolona (Raison-Jourde, 1985 : 141). On peut estimer que l’occidentalisation politique a été pour l’élite malgache une stratégie pour repousser la colonisation, faute de l’éviter définitivement, comme la Thaïlande ou la Turquie (cf. Badie 1992). Cette rupture avec la tradition politique endogène est aussi en partie due à ce que les élites malgaches de l’époque n’ont pu trouver dans le passé merina aucune référence, aucun modèle susceptible de légitimer leurs ambitions commerciales et territoriales (Raison-Jourde, 1985 : 124).
Le roi Radama Ier (1810-1828) encouragea l’éducation à l’occidentale dispensée par les missionnaires anglais, fait traduire la bible et remplace l’écriture arabe par l’alphabet latin. Les diplômés des écoles de la mission furent recrutés comme agents d’une administration lettrée, la population recensée, et tous les hommes libres répartis par centuries pour les besoins du service militaire et de la corvée. Deux institutions spécialisées, l’école et l’armée, organisées pour diffuser des technique et une discipline nouvelles, transformèrent l’ancienne conception du pouvoir fondé sur la médiation par le corps du roi puis par le travail de la terre. La mort de Radama Ier, en 1828, transforme la politique à l’égard de la religion chrétienne et les relations avec l’étranger. La période de xénophobie et d’isolation qui s’ensuit dure plus de trente ans. Elle permet de préserver l’indépendance politique de Madagascar pendant la période d’expansion coloniale, en rompant les contacts internationaux. Ainsi que l’observe S. Ellis, il serait tendancieux de considérer le règne de Ranavalona I (1828-1861) comme celui d’un combat mené contre le courant progressiste chrétien. Les rouages de l’administration centrale se développent régulièrement et les guerres ainsi que les purges qui ont suivi les résistances locales ont donné l’impulsion nécessaire à la création d’un royaume de Madagascar dans l’esprit de ses sujets (Ellis, 1998 : 37).
Madagascar n’a pas attendu la colonisation pour s’engager sur la voie de l’occidentalisation politique. L’Etat précolonial apparaît comme un précurseur des Etats colonial et postcolonial. Les premières agressions du pouvoir central contre l’esprit du fokonolona datent du début du XIXe siècle, cette période étant particulièrement intéressante, « dans le sens où apparaît ce qui sera inhérent à l’existence même de l’Etat malgache, l’utilisation du fokon’olona par le pouvoir central comme auxiliaire de la politique » (Rabemanantsoa, 1991 : 60). Par la suite, l’ouverture à l’étranger conduisait à redéfinir les rapports entre pouvoir et population grâce à l’adoption d’un nouveau type d’Etat chrétien. Il s’agit d’une curieuse inversion de la trajectoire habituelle de l’occidentalisation politique en Afrique, l’administration du droit coutumier n’étant pas dévolue à des chefs de tribu, mais à des fonctionnaires royaux formés à l’écriture par les missionnaires européens.
L’évolution du droit malgache depuis l’établissement du roi Andrianampoinimerina à Antananarivo en 1794 jusqu’à la disparition du royaume de Madagascar en 1896, a vu la persistance des juridictions communautaires de type clanique et l’ingérence progressive des fonctionnaires royaux. Dans la lutte pour le contrôle de la justice, la royauté l’emportera sur les clans, par la mise en place d’une organisation judiciaire en rapport étroit avec le nouveau système politique. Les trois instances de justice traditionnelle : la famille érigée en tribunal domestique, le fokonolona siégeant comme tribunal communautaire villageois et le tribunal de l’administrateur de seigneurie (dans les régions concernés) sont fusionnés pour ne plus constituer qu’une seule et même juridiction : le tribunal du fokonolona dont les décisions sont exécutoires dès lors que les parties marquaient leur accord par le versement du hasina, une somme d’argent au roi ou à son représentant, et de l’orimbato, une somme d’argent destinée au fokonolona comme rémunération du service rendu. Le roi s’est réservé les affaires les plus graves touchant l’ordre public. Il a instauré un système d’appel où les personnes s’estimant insatisfaites du jugement des fokonolona pouvaient porter l’affaire. Par ailleurs, des fonctionnaires royaux à attributions judicaires ont été désignés. Les vadintany (littéralement « époux de la terre ») instruisaient les affaires judiciaires au nom du roi et participaient à l’occasion à l’audience du fokonolona. Déjà sous Radama Ier (1810-1828), les vadintany verront leur rôle s’estomper, supplantés par de nouveaux agents, les andriambaventy (littéralement « grands seigneurs »), nommés par décret royal parmi les chefs civils les plus en vue et chargés des enquêtes administratives et judiciaires en cas de conflit entre gens de même foko ou de foko différents. Ils soumettaient au roi un projet de jugement, puis transmettaient aux parties la teneur de la sentence rendue par le souverain.
En suivant H. Deschamps, on peut distinguer deux moments distincts dans l’évolution du droit merina, et faut-il ajouter, malgache :
d’abord lorsque la consolidation du pouvoir et l’élargissement du royaume sous Andrianampoinimerina et Radama Ier eurent amené la création de juges vadintany et andriambaventy ; ensuite lorsque la conversion de la reine au christianisme en 1869 eût séparé le pouvoir royal de la religion traditionnelle et l’eût, en quelque sorte, désacralisé, ce qui facilita sa suppression. Le droit, alors, commence à se séparer de la coutume, à innover, à se laïciser. Mais ce droit, partiellement d’importation étrangère, n’est qu’une excroissance récente sur le fond des coutumes qui, non écrites, n’en restent pas moins valables (Deschamps, 1965 : 21).
Initialement, le droit appliqué était celui contenu dans les kabary (littéralement « discours ») d’Andrianampoinimerina portant sur la justice, l’ordre public, les infractions, l’ethos malgache. Un premier code écrit parut en 1828 sous Ranavalona Ière, laquelle fut aussi à l’origine de l’établissement des registres judiciaires. Il est remarquable que le préambule du code de 1828, comme ceux de tous les codes malgaches ultérieurs, déclare maintenir le droit existant, ce qui veut dire que les coutumes et lois antérieures garderont leur valeur et continueront à être appliquées. Un nouveau code de lois, le Code des 305 articles fut promulgué en 1881 sous l’instigation du Premier ministre Rainilaiarivony[136]. L’article 263 du nouveau code a beau déclarer que « les lois et coutumes anciennes conservées jusqu’à ce jour, alors même qu’elles ne figurent pas parmi les présentes, restent en vigueur et doivent être appliquées à l’égal des lois écrites réunies dans le présent code » (Deschamps, 1965 : 21). Son article 250 restreint encore plus les attributions judiciaires du fokonolona : ce dernier peut juger à condition d’avoir reçu l’autorisation du gouvernement, la sentence rendue doit être transcrite dans les livres officiels. Dans le même temps, de nouveaux tribunaux de première instance et d’appel furent créés ainsi qu’un ministère de la justice qui constituait le centre de la fonction gouvernementale jusqu’au moment de la colonisation française en 1896.
La réaction anti-européenne de la reine Ranavalona Ière n’a pas évité l’éloignement croissant des dirigeants, unis par l’appartenance aux réseaux occidentalisés de l’armée et de l’administration, des populations rurales, restées en dehors d’un système de pouvoir qu’elles subissaient sans en comprendre les raisons. Dans l’espace de quelques décennies, la transformation des rapports politiques traditionnels a franchi le seuil d’irréversibilité : l’alliance des élites avec l’étranger était devenu essentielle à la légitimation de tout pouvoir interne à Madagascar. Cette alliance marquera aussi une nouvelle phase dans ce qu’Ellis qualifie de « forme rituelle du gouvernement de l’Imerina » (Ellis, 1998). La conversion au christianisme de la reine et du premier ministre en 1869, suivie de la destruction des talismans royaux, participe d’une longue tradition de consolidation du pouvoir central par l’entremise de la religion, qu’elle fût traditionnelle ou chrétienne. Mais l’édification d’un Etat chrétien fut, selon cet auteur, la plus radicale des mesures successives de centralisation et sans doute celle qui fut la plus contraignante pour les ruraux. La mise en place d’une Eglise d’Etat permettait de placer dans les provinces des agents nommés par le pouvoir central. Les registres paroissiaux servaient parfois à établir la liste des appelés pour le travail obligatoire. L’instruction obligatoire fut intimement rattachée à l’Eglise et il n’y eut pas jusqu’au service militaire et au travail obligatoire qui ne fussent de mieux en mieux organisés (Ellis, 1998 : 40-47). D’autres mesures s’ensuivent pour placer dans chaque village important des agents responsables devant le gouvernement central, jusqu’à la nomination par le premier ministre des gouverneurs de village en 1886-1889, système qui sera reconduit par le décret de 1902 sur l’administration indigène.
Réduit à un simple rouage de l’administration, le fokonolona fera l’objet de critiques des deux côtés français et malgaches, qui s’attacheront à le qualifier de produit typique de l’administration directe et à le faire revivre dans des formes supposées plus authentiques et fidèles à la tradition. La restauration de l’esprit du fokonolona est devenue la référence convenue de tout discours sur la participation des populations pauvres dans le développement de la nation. Quoiqu’il ait pu apparaître aux Français comme un « excellent outil d’administration directe » (Condominas, 1960 : 113), il existe des critères tout aussi pertinents pour considérer le fokonolona comme une forme d’administration indirecte, la différence avec la politique des races de Galliéni, restée à l’état théorique, étant donné que le droit coutumier ne s’applique ici pas dans le cadre d’un groupe ethnique, mais dans celui à la fois plus restreint et plus ouvert de chacune des communautés territoriale reconnues par un même souverain. La distinction entre administration indirecte et directe ne fait sens que s’il existe, à mi-chemin entre les clans et les souverains politiques, des unités politiques tribales que l’on peut reconnaître, inventer ou supprimer. A défaut de groupes ethniques, on a affaire à un dualisme juridique trans-ethnique, à un droit coutumier qui intègre les communautés de base coutumières dans le dispositif bureaucratique légal. Si la définition officielle du fokonolona continue à hanter les esprits, c’est plutôt parce qu’elle facilite le despotisme déguisé en reconnaissance des ancêtres que parce qu’elle produit des divisions ethniques.
La nouvelle conception territoriale du fokonolona, qui a permis d’occidentaliser l’Etat malgache précolonial sinon de coloniser les « tribus côtières », est ambiguë. Elle peut désigner soit les habitants de communautés villageoises s’organisant librement en se donnant des règles internes et ayant une existence relativement autonome face au pouvoir central, soit la population villageoise asservie, coresponsable, devant les intermédiaires du pouvoir, de l’obéissance, des corvées, du paiement de l’impôt (Althabe, 1969 : 35). Dans l’hypothèse anarchique, qui sera celle des intellectuels contestataires du mouvement d’émancipation des années 1930 (cf. Randrianja, 1983), on a affaire à un communautarisme politique trans-ethnique. La réhabilitation identitaire passe ici par des images de la solidarité entre malgaches. A l’opposé du système de l’indigénat qu’instaura l’administration française après la conquête coloniale, le droit coutumier de l’Etat précolonial aurait autorisé une forme de discrimination positive qui se présente comme la négation parfaite du colonialisme :
Rien de tel dans le Royaume de Madagascar. Tout au long de son existence, il affirma l’unicité du droit applicable à tous les sujets dans leurs rapports avec le fanjakana, et notamment, qu’ils soient des Hauts ou des Bas, l’égalité juridique de tous les sujets libres. « Ny Ambaniandro tsy misy hafa, répète-t-on, les Ambaniandro sont juridiquement tous les mêmes. Sont Ambaniandro, faut-il se souvenir, tous les habitants du Royaume à l’exception des andriana (nobles) et des andevo (esclaves). Mais les codes (didim-panjakana) que promulguèrent les souverains du XIXe siècle à leur avènement et qui fixaient le barème des peines qu’ils s’engageaient à respecter au cours de leur règne, prévoyaient tous, depuis celui de Ranavalona Ire en 1828, que les peines appliquées dans les Hauts, donc dans les six provinces de l’Imerina, seraient diminuées de moitié dans les provinces des Bas (Domenichini, 2004).
Dans l’hypothèse monarchique, qui sera celle des intellectuels importateurs du mouvement d’émancipation des années 1930 (cf. Randrianja, 1983), la réhabilitation de l’identité malgache consiste à idéaliser l’œuvre du grand roi Andrianampoinimerina et la construction de l’Etat comme la seule voie au progrès, même si le prix du progrès est une forme précoloniale de despotisme décentralisé qui selon la définition précitée de Mamdani se fonderait sur le travail forcé. Pour affermir leur autorité, les rois tananariviens ont transformé les fokonolona en cellules territoriales administratives en les officialisant et en les contrôlant rigoureusement. D’une obligation rituelle, la corvée s’était transformés en un terrible fardeau sous l’effet des entreprises militaires et économiques de l’élite et des exemptions s’obtenaient seulement grâce à la corruption et au trafic d’influence (Ellis, 1998 : 50). Par ailleurs,
une stratégie habile et théâtrale est liée à l’usage de l’écriture : usage de tout consigner des incidents villageois, et surtout de la vie de garnison, réception d’un courrier régulier, rassemblements locaux sous la contrainte pour transmettre le contenu de la moindre lettre, contenu fortement dramatisé à l’oral, qui assortit la moindre demande de menaces (Raison-Jourde, 1985 : 153).
La classe dirigeante était composée d’hypocrites « demi-civilisés » vivant dans la compromission entre deux systèmes de croyances (Raison-Jourde, 1985 : 123). Plus les conditions de vie des gouvernés se détérioraient, plus ceux-ci soupçonnaient la conversion de la reine au christianisme d’être à l’origine de la déstabilisation de l’ordre social. Des cultes de possession pratiqués « sous forme de danse grotesque qui se voulait inspirée, exécutée dans les villages de l’Imerina et jusque dans l’enceinte même du palais royal » firent leur apparition, dont les adeptes « prétendaient être en communication avec les souverains antérieurs de l’Imerina, mimaient les rituels dont ils attendaient du réconfort mais qui ne pouvaient être efficaces sans la participation du roi » (Ellis, 1998 : 36). Ces cultes autochtones étaient efficaces en ce qu’ils offraient aux assistants un mode de communication avec les ancêtres qui, passant par le contact avec l’individu possédé, ne dépendait plus de la médiation par la personne sacrée du roi. Pour comprendre pourquoi la contestation populaire de l’Etat occidentalisé ne s’est pas manifestée sur un mode plus « révolutionnaire », il faut remonter au mode de légitimation politique de l’Etat traditionnel. Le roi Andrianampoinimerina
rebâtit l’organisation de tous les habitants du pays autour de la relation dans laquelle chacun d’entre eux est enfermé avec lui : ainsi il reconstitue les relations de parenté dans la communauté des sujets ; il crée des regroupements et des acteurs collectifs qui sont l’expression directe de cette communauté des sujets : les divisions territoriales qui sont les actrices des immenses corvées royales par lesquelles seront mis en rizières les marécages (Althabe, 2000 : 167).
Pour que la séparation hiérarchique entre roi et sujets soit un cadre de communication, il est nécessaire que les deux acteurs soient inclus dans une communauté qui à la fois les place dans une condition partagée et conserve la séparation hiérarchique. La dépendance commune d’un monde d’ancêtres claniques présidés par les ancêtres royaux va pouvoir jouer ce rôle dans la mesure où le roi en est l’intermédiaire privilégié. Mais la conversion au christianisme lui enlève ce rôle d’intermédiaire, qui sera dorénavant assumé par les possédés. Les diverses interprétations de l’histoire précoloniale que nous n’avons pu qu’effleurer ici réapparaîtront au moment où Madagascar accède à l’indépendance et continuent à jouer leur rôle dans l’histoire contemporaine.
Les analyses de l’Etat africain tendent à opposer les faits aux idéaux abstraits d’une légalité constitutionnelle et d’une société civile importées. Que les auteurs mettent au centre de leurs descriptions les techniques du pouvoir ou les formes de subjectivité africaines, ils construisent leur objet par analogie ou par opposition avec l’histoire politique occidentale. Le modèle dualiste de l’Etat africain de M. Mamdani présente par rapport à ces analyses l’avantage de conjuguer les universaux de l’africanisme politique de façon plus nuancée. Dans sa construction analytique, les luttes anticoloniales souffrent d’un processus contradictoire où le modèle européen de l’Etat est réapproprié au sommet, mais au prix d’un despotisme à la périphérie, légitimé par la théorie du droit coutumier. La transition postcoloniale résulterait, quant à elle, d’une revanche du monde rural qui inverse les deux termes de l’équation coloniale : les contestations ethniques par définition localisées du despotisme décentralisé finissent par contaminer la société civile avec un tribalisme politique qui entrave la transition démocratique.
M. Mamdani s’intéresse au droit coutumier parce qu’il lui fournit la clé pour comprendre la transformation de l’Etat local sur un mode qui rend impensable l’idée de citoyenneté, les despotismes conservateur ou radical empêchant l’émergence d’une identité partagée par toutes les classes sociales. Avec une classe politique qui se reproduit comme une espèce de « race dominante » surimposée aux races dominées, la société civile peut difficilement ne pas imploser. En réalité, la classe politique malgache postcoloniale est concernée, comme celle du XIXe siècle, bien plus avec les rituels d’extraversion qu’avec l’oppression et l’exploitation de la masse paysanne. Au lieu de semer la discorde entre les ethnies, les dirigeants occidentalisés subissent une contre-acculturation dans le cadre de l’Etat mou qui les rattache à leur base trans-ethnique. Le sens de la rénovation malgache aura ainsi été de restaurer le lien entre le haut et le bas de l’Etat, en laissant l’enveloppe de la nation relativement vide et en imaginant la nouvelle communauté politique par opposition à l’étranger.
La question de savoir « si l’expansion progressive opérée par le peuple merina au XIXe siècle s’apparente à une conquête de type colonial (ou impérial) ou bien à la réalisation d’une construction politique de type Etat-nation » (Bois, 2002 : 93) fait actuellement l’objet de débats parmi des intellectuels malgaches et étrangers. En résumant grossièrement les points de vue, on pourrait dire que les fédéralistes malgaches car c’est ainsi que l’on désigne à Madagascar le clientélisme tribaliste qui n’a du fédéralisme que le nom (cf. Rakotondrabe, 1993) et les historiens malgachisants défendent la thèse de l’empire, tandis que les nationalistes malgachisants, principalement des intellectuels de gauche français, et les historiens malgaches privilégient la thèse de l’Etat-nation. C’est un faux débat du point de vue historique, étant donné que les dirigeants malgaches de l’époque se souciaient fort peu de qualifier leurs conduites en fonction des catégories du nationalisme européen. Leur souci était de se positionner en tant qu’acteurs souverains sur une scène internationale dominée par les grandes puissances impérialistes. Toutefois, le débat sur le sens de l’histoire précoloniale mérite attention en ce qu’il fait lui-même « partie intégrante du processus de construction de l’identité nationale malgache » (Bois, 2002 : 105).
Cette observation s’applique d’une manière analogue à des prises de position intellectuelles à propos de l’histoire contemporaine de Madagascar, à commencer par l’échec de la révolte anticoloniale de 1947, qui tendent également à se retrancher derrière la fausse alternative nationaliste/tribaliste. L’immédiat après-guerre vit la création, en 1946, des deux premiers partis politiques nationaux. Le Mouvement démocratique de la rénovation malgache (MDRM) fut la matrice d’une mobilisation populaire considérable sur une position nationaliste qui permit de déclencher l’insurrection de mars 1947. Ce parti ne durera que quelques mois et, dix années plus tard, les politiciens nationalistes étaient toujours maintenus en exil ou en déportation (Althabe, 2000 : 95). Le Parti des déshérités de Madagascar (PADESM) regroupait sur une base tribaliste une fraction de l’élite bureaucratique (les côtiers dressés contre les Merina ; sur les plateaux les descendants des esclaves contre les autres catégories) et sera « le porteur au sein de la population de l’acceptation de la subordination et de la division tribale » (Althabe, 2000 : 96). Sont issu de ce parti les politiciens profrançais installés au pouvoir en 1960, dont notamment Philibert Tsiranana, président de la première république.
Pour J. Fremigacci, les travaux d’historiens récents font définitivement justice de la vision simpliste et fausse d’un PADESM créé par le pouvoir comme machine de guerre contre le mouvement nationaliste. Ce parti apparaît en réalité comme un double complémentaire du MDRM, « tous deux présentant, dans leurs composantes régionales et sociales, une hétérogénéité et des contradictions qui en font néanmoins des partis nationaux », mais qui pose simplement de façon beaucoup plus claire que le dernier la question sociale et le problème politique qu’elle soulève : « Comment faire émerger des élites côtières qui, avec les élites merina déjà constituées, fourniront les cadres d’un Madagascar indépendant ? » (Fremigacci, 2000 : 322). Pour appuyer sa thèse, l’auteur montre qu’avant l’insurrection de 1947, les partisans des deux camps tenaient à la fois un discours nationaliste et un discours ethnique dans un sens plus « local » que « tribal » : les antagonismes ethniques n’avaient qu’une portée très limitée et ne dépassaient pas le niveau des conflits ordinaires entre voisins dans les vieilles sociétés rurales. Plutôt que sa cause, l’opposition nationalisme/tribalisme est une conséquence de l’insurrection de 1947 et de sa répression sur le mode de la politique des races qui aurait ainsi connu un succès inespéré. La spécialisation ethnique dans l’organisation interne du mouvement et la division de la révolte en foyers isolés les uns des autres par les forces françaises ont produit chez les insurgés un sentiment d’abandon et de trahison par le centre. Le repli forcé sur le local du mouvement anticolonial s’est par la suite vu accentuer par une répression judiciaire discriminante à l’égard des dirigeants non merina plus directement impliqués dans les combats.
Le traumatisme provoqué par l’échec de la révolte de 1947 expliquerait non seulement le tribalisme en politique, fondé sur un discours de la victimisation ethnique, mais aussi l’impossibilité pour les Malgaches de trouver un imaginaire national qui ne soit pas un simple ethno-nationalisme merina, betsimisaraka ou autre. Faut-il pour autant conclure avec Fremigacci que « la communauté concrète tribale a bloqué l’émergence de l’imagined community abstraite, l’idée nationale » (Fremigacci, 2000 : 339) ? Pour J. Tronchon, l’opinion couramment répandue présentant l’insurrection comme le combat d’arrière-garde d’une civilisation vouée à l’échec et à la disparition reçoit des faits un total démenti. Les insurgés ont conscience de former les maillons d’une chaîne qui les relie à tout un passé de lutte pour maintenir l’identité malgache, car c’est toujours le fond malgache qui est parvenu jusqu’à présent à absorber les immigrations et les innovations venant d’au-delà des mers. Rejet de l’occupation française, l’insurrection remet en honneur les valeurs malgaches fondamentales tout en intégrant un faisceau d’autres valeurs véhiculées par l’Occident (Tronchon, 1986 : 174-75).
Mouvement contestataire, l’insurrection ne désirait pas renverser les « notables », mais les contraindre à tenir compte d’abord de la tradition fokonolona et à s’y insérer. Au lieu de l’indépendance au sein de l’Union française prônée par les députés, elle voulait une indépendance malgache, fondée sur des valeurs et une idéologie malgaches. Trop bien placés pour sacrifier une évolution vers l’autonomie de Madagascar qui se réalisait à leur profit, les « notables » n’étaient aucunement disposés à donner leur caution au mouvement insurrectionnel. [Les insurgés] apparaissent en définitive comme les grands perdants dans la compétition livrée entre « notables » pour récupérer l’héritage de l’occupant (Tronchon, 1986 : 175).
Deux considérations supplémentaires, dont l’une concerne le sens du tribalisme politique à Madagascar et l’autre celui des phénomènes que J. Lonsdale qualifie par le terme « ethnicité morale » (Lonsdale, 1996), nous permettront de rapprocher ces deux interprétations opposées des conséquences de l’insurrection de 1947. Comme le souligne d’ailleurs Fremigacci, le traumatisme de 1947 était aussi à l’origine d’un autre non-dit majeur de la politique malgache suivant lequel un Merina ne pouvait devenir chef de l’Etat[137]. Le dernier gouverneur colonial avait pour objectif d’installer au pouvoir des politiciens pro-français et
la décolonisation fut donc marquée par une vaste entreprise destinée à empêcher les nationalistes de l’emporter sur le terrain électoral, d’où un cortège d’interventions administratives dans les consultations, de trafics de résultats, de neutralisations des dirigeants nationalistes, le tout dans l’exacerbation de la division tribale (Althabe, 2000 : 196).
En cinq ans, l’équipe autour de Tsiranana, installé au pouvoir en 1960, avait réussi à éliminer l’opposition nationaliste partout dans l’île excepté dans la capitale. A suivre Althabe,
cette opposition désormais complice facilitait le contrôle de la population de Tananarive et, par elle, d’une partie importante de la paysannerie des plateaux ; de plus son existence permettait le maintien d’une division tribale, qui est une des constantes de la pratique gouvernementale (Althabe, 2000 : 198).
Enfermé dans cette division opposant côtiers et Merina, le nationalisme demeure l’expression d’une seule région, enraciné dans une histoire partielle que le parti gouvernemental ne réussit pas à récupérer. En même temps, la disparition d’une opposition disloque l’unité des politiciens gouvernementaux eux-mêmes, qui se divisèrent en fractions constituées selon le critère de l’origine régionale et parmi lesquelles le président doit arbitrer pour assurer la continuité du régime.
Dans la situation décrite par G. Althabe, le « tribalisme politique » entretient un mécanisme de redistribution clientéliste, rendue inévitable par une forte centralisation du pouvoir nominal de décision[138]. A l’absence de principes qui préside à la rhétorique tribaliste dont les groupes se servent dans leur lutte pour les ressources publiques, il convient dès lors d’opposer la construction, normative, d’une ethnicité morale, définie comme « l’aune controversée de vertu civique à laquelle chacun mesure l’estime qu’il a de lui-même » (Lonsdale, 1996 : 99). Ainsi que l’observe l’anthropologue malgache M. Rakotomalala, « si pour ceux qui détiennent le pouvoir, le développement se décline au niveau du régional et de l’ethnique, de l’autre côté de la rive, généralement, il se conjugue sur le mode d’une conscience nationale et du transethnique » (Rakotomalala, 2000 : 313). Sur un mode d’action politique populaire, on fait appel aux possédés pour pouvoir se mettre en relation directe avec les ancêtres royaux et princiers précoloniaux. L’esprit du roi, du prince ou d’un autre dignitaire parle par l’intermédiaire du possédé. Or le choix du possédé ne dépend pas de son appartenance ethnique mais des esprits qui sont en lui, selon les compétences respectives attribuées aux ancêtres, c’est-à-dire selon les raisons pour lesquelles on a recours à eux. Les rapports interethniques sont réinterprétés selon des modalités diverses, tels le rejet d’un possédé par un autre ou le rejet d’un esprit par un autre esprit :
C’est ainsi que, dans la seconde moitié des années 1980, l’esprit du premier président de la République, Tsiranana, Tsimihety d’origine, réprimanda, par l’intermédiaire d’une possédée, son homologue Ratsiraka, Betsimisaraka, sur sa gestion de l’Etat (Rakotomalala, 2000 : 309).
Ce n’était pas un membre de l’opposition qui se manifestait mais un ancêtre reconnu au niveau national. Selon M. Rakotomalala, le politique officiel national actuel n’arrive pas à déstabiliser l’unité culturelle traditionnelle car les deux relèvent de deux discours différents : plus la crise s’intensifie, plus les Malgaches ont recours à ces ancêtres nationaux et plus ces ancêtres interviennent dans les quatre coins de l’île.
Les cultes autochtones ne constituent pas seulement une alternative populaire au tribalisme politique des dirigeants. Ils mettent également en question une approche théorique de l’ethnicité, qui considère celle-ci principalement comme une « stratégie » de résistance populaire. « To understand the nature of struggle and of agency, one needs to understand the nature of power », explique Mamdani, en formulant l’hypothèse selon laquelle l’ethnicité (le tribalisme) aurait été la forme non seulement de l’autorité exercée sur les autochtones mais aussi de la résistance contre cette autorité (Mamdani, 1996 : 23). Les mouvements paysans s’organisaient généralement autour de l’utopie archaïque de la restauration d’une coutume prétendue authentique et contre la version corrompue du droit coutumier imposée par l’Etat. En reproduisant la séparation des ethnies, elle-même une conséquence de la séparation entre ville et campagnes, le tribalisme comme mode de résistance est devenu source d’un profond dilemme, étant donné que les populations locales étaient souvent multiethniques (Mamdani, 1996 : 24).
Mais ce dilemme existe-t-il vraiment pour les sujets eux-mêmes ? Mamdani gomme la différence entre tribalisme et ethnicité morale parce que les arguments avancés par J. Lonsdale lui semblent relever du primordialisme. Il est vrai que le constructivisme de Lonsdale s’arrête à mi-chemin en n’envisageant que les attributs de l’ethnicité morale et non pas la substance elle-même : il postule en quelque sorte un substrat transhistorique auquel différents contenus se seraient successivement attachés. Mais cette incohérence dans l’argumentation de Lonsdale ne justifie pas une critique constructiviste qui confond le tribalisme politique avec l’ethnicité morale, ou selon l’expression de Jürgen Habermas, l’agir stratégique avec l’agir communicationnel.
Pour contraster la dérive tribaliste de l’ethnicité avec un exemple malgache concret, on peut se référer à la situation historique de la première république, où les cultes de possession semblent avoir joué un rôle de contestation politique beaucoup plus efficace qu’ils ne le font aujourd’hui. Dans le cadre de la domination coloniale, les fonctionnaires malgaches subalternes légitimaient leur position en mettant en scène leur proximité avec le monde des Européens, qui fondait leur différence d’avec les villageois. Mais ils ne pouvaient pas devenir des acteurs à part entière de ce monde.
Ainsi la position subalterne qu’ils occupent dans le rapport de pouvoir inscrit dans l’appareil étatique colonial se reproduit-elle en des processus où la différence hiérarchique édifiée est subordonnée à l’unité qui les enferme avec les villageois dans la domination partagée (Althabe, 2000 : 26).
En 1960, les Européens sont exclus de l’autorité étatique et la différence hiérarchique au niveau de l’Etat local ne peut plus être subordonnée à une domination partagée, car les fonctionnaires malgaches n’occupent plus leur position précédente d’intermédiaires. Ils continuent à imiter les Européens, mais la différence ainsi produite les isole de plus en plus des villageois puisqu’elle ne peut plus fonctionner comme légitimation de leur domination. La réponse villageoise à cette crise est à rechercher dans les cultes de possession tromba. Ce rituel syncrétique concurrence le culte des ancêtres, sous sa forme ancienne, et les techniques de divination ; il rejette les moyens du modernisme qui sont reconnus étrangers, en se manifestant comme un contre-christianisme et en fondant de nouveaux rapports de dépendance et d’autorité (Balandier, 1967 : 210). Dans l’imaginaire populaire, la position des maîtres est désormais peuplée de personnages du passé national (esprits des rois et princes défunts), ce qui bloque l’utilisation, par les fonctionnaires malgaches, des Européens comme personnages installés dans une position supérieure. Placés dans la nouvelle dépendance des esprits royaux, les fonctionnaires sont subordonnés à l’autorité des possédés qui occupent la position d’intermédiaire du fait de leur proximité du monde des ancêtres nationaux (Althabe, 2000 : 27).
Le renversement villageois de la relation de subordination n’a de sens que parce qu’il n’existe aucune « imagined community » (Anderson, 1991) de type moderne (nationalisme, socialisme malgache, etc.) à laquelle fonctionnaires et villageois pourraient subordonner la différence hiérarchique qui les sépare. Dans un cas comme dans l’autre, on a affaire à une conception trans-ethnique de l’ethnicité morale dont il ne faut pas négliger les implications pour la légitimation de l’ordre politique[139]. On a vu que les élites malgaches de diverses origines régionales invoquent des arguments tribalistes pour réclamer ou refuser l’autonomie des collectivités provinciales. Mais il ne faut pas imaginer que le tribalisme politique prive les Malgaches de leur identité commune : l’ethnie dépositaire d’un droit malgache commun n’est pas moins réelle que les dix-huit tribus de la politique des races de Gallieni[140]. Le droit coutumier des fokonolona ne saurait s’opposer aux modèles importés de la décentralisation et de la gouvernance parce que l’histoire de la formation de ce droit coutumier trans-ethnique est indissociable de l’histoire de l’importation de « l’idéologie de la société civile » (Haubert, 1998) et de sa réinterprétation communautariste. Comment cette équation affecte-t-elle la problématique des transitions démocratiques en Afrique ?
Pour démocratiser les Etats africains décolonisés, il a non seulement fallu « déraciser » la société civile si nécessaire en expulsant les colons européens, mais il aurait en outre fallu « détribaliser » les communautés coutumières au lieu de les enfermer dans le monde rural (Mamdani, 1996 : 25). La démocratie échoue en Afrique parce que le despotisme décentralisé ne fut pas démantelé au moment des indépendances et que les gouvernements postcoloniaux le reproduisent sous de nouvelles formes. La nature despotique des nouveaux régimes reste donc intacte, soit parce que l’ancienne structure se prolonge directement dans une gestion clientéliste du pouvoir selon les divisions « ethniques » issues de la colonisation, soit parce que la paysannerie est exclue de la politique au nom d’un développement national qui concentre la gestion de l’appareil dans un parti unique dont la base sociale est urbaine (Mamdani, 1996 : 26).
A première vue, la distinction entre régimes conservateurs et régimes radicaux ou révolutionnaires pourrait assez bien qualifier les deux formes de socialisme qui se sont succédé à travers la révolution malgache de 1972. A regarder de plus près, il n’en est rien. Le tribalisme politique de la première république malgache est conservateur, mais il repose sur un clientélisme de parti unique bien plus que sur des divisions ethniques institutionnalisées par l’Etat colonial. Et la création d’un droit coutumier applicable à l’ensemble de la population rurale sans distinction d’ethnies, quant à elle, ne constitue pas une invention du régime révolutionnaire. Selon les régions, l’instauration des fokonolona datait de la monarchie ou du début de la colonisation française. La première puis surtout la deuxième république malgaches récupèrent cet héritage en instituant une filiation entre l’option socialiste et la « tradition communautaire séculaire » du peuple malgache (Gaudusson 1980 : 339). La nouvelle organisation décentralisée du territoire consacre l’idéal d’assistance mutuelle attribué au fokonolona par des assemblées populaires à l’échelle du village. Les échelons supérieurs en sont dérivés : l’assemblée du firaisana regroupe les délégués de plusieurs fokonolona, celle du fivondronana ceux de plusieurs firaisana, celle du faritany ceux de plusieurs fivondronana. En sens inverse, la tutelle s’exerce directement par la collectivité immédiatement supérieure, mais toutes ces assemblées sont encadrées par des représentants du pouvoir central (Gaudusson 1980 : 346). Le syncrétisme constitutionnaliste n’est pas une spécificité malgache. Par contraste avec le constitutionnalisme libéral qui consacre l’alliance de l’Etat et de l’individu contre les groupes intermédiaires, les socialismes africains sont attirés par un modèle consacrant l’alliance de l’Etat et des groupes intermédiaires : les constitutions insistent sur les valeurs communautaires, les plans confient le développement du pays aux communautés traditionnelles (tribus, villages, etc.) ou aux collectivités nouvelles (unions, coopératives, etc.), les lois dotent ces communautés et ces collectivités de moyens d’action modernes (gestion de la terre, patrimoines immobiliers et mobiliers, etc.) (Alliot, 1968 : 1205).
Les ruptures consécutives avec l’héritage de l’Etat colonial relèvent de l’idéologie plutôt que de la pratique politiques. Les auteurs malgaches favorables au socialisme ont tendance à créditer leur choix en faisant valoir que l’idée socialiste a une source dans la tradition malgache. Ils estiment que le fihavanana (solidarité entre parents), l’assistance réciproque et le travail collectif propres au fokonolona sont d’essence socialiste et qu’ils constituent les indicatifs d’un système d’organisation et de production qui a fait ses preuves. En conséquence, le nationalisme, gérant et comptable de l’indépendance retrouvée, doit nécessairement s’en réclamer (Rabemananjara, 1990 : 115). Mais, au début des années 1990, ces mêmes intellectuels constatent que la restauration du fokonolona par la deuxième république malgache fut un leurre : les responsables locaux étaient désignés dans des formes proches du centralisme démocratique, cependant que l’étatisation du commerce enfermait les producteurs dans le carcan des réglementations (Raison-Jourde, 1993 : 15). Les événements de 1991-92, qui culminent dans un changement de régime sous la pression populaire, débouchent sur une profonde remise en cause des principes du communautarisme politique :
La seule possibilité d’une véritable ouverture serait-elle le détachement vis-à-vis d’un organisme comme le fokonolona, lequel est à la fois une institution désuète et une cellule de développement, qui en fait n’aboutit qu’à l’immobilité des difficultés quotidiennes ? (Rabemanantsoa 1991 : 70).
L’échec de l’équipe dirigeante, dont le néo-patrimonialisme atteindra le stade prédateur au moment des privatisations et de la transition vers l’économie de marché, est cependant tout relatif si on se place dans la perspective du village. La prédation par les réseaux contrôlant l’appareil politique constitue certes un obstacle à la démocratie qui rend les crises électorales presque prévisibles (cf. Marcus, 2001). Cela n’empêche que la période socialiste ait connu une évolution notable des rapports de force entre villes et campagnes, « dont les premières manifestations remontent à 1972, lorsque furent supprimés l’impôt de capitation et l’impôt sur les bovins. Les campagnes y ont vu non point seulement un allègement fiscal mais la fin d’une sujétion » (Raison-Jourde 1993 : 15). A l’inverse du mouvement observable au sommet de l’Etat, la gouvernance à la base passe d’un système colonial de prédation au communautarisme des réseaux informels. Du moment où les dirigeants renoncent à la contrainte fiscale, qui opérait en fait comme une corvée déguisée, les ruraux n’ont plus raison d’invoquer la médiation des esprits ancestraux pour contester le pouvoir des fonctionnaires. De nouvelles formes de légitimation politique auxquelles va être subordonnée l’ancienne différence hiérarchique séparant les producteurs villageois des agents de l’administration et acteurs économiques formels sont alors susceptibles d’émerger de manière plus ou moins chaotique. La forme de démocratie qui en résulte est inédite dans l’histoire malgache et la transformation paraît irréversible.
Le fokonolona socialiste, que le droit de l’Etat-développeur continue à définir officiellement comme la communauté villageoise asservie et co-responsable devant les intermédiaires du pouvoir (sur les conventions de fokonolona, cf. Raharijaona, 1965), cesse du coup d’être un cadre possible de sélection des nouvelles transactions néo-patrimoniales qui allouent les chances économiques et distribuent les fruits du travail. Désormais, la sélection des règles juridiques se réalise au sein de réseaux parallèles d’autogestion reliant activités sociales et autorités administratives sur un mode officieux. La gouvernance de ces réseaux parallèles se caractérise par une interchangeabilité des ressources économiques et politiques qui apparaît, du point de vue occidental, comme une confusion des sphères publique et privée. Mais il existe des conceptions morales équivalentes dans le discours populaire. Lorsque la conversion d’une ressource dans l’autre a pour seule limite les rapports de force, qu’elle n’obéit à aucune norme partagée par le plus grand nombre, on doit même sous l’angle du droit coutumier parler d’injustices. Les lois de « répression de l’oisiveté » de la première république, certaines dérives contemporaines du tribalisme politique et de la corruption, sont répréhensibles quel que soit le point de vue culturel adopté. Le sont autant les déplacements forcés de populations riveraines de tel écosystème, décidés au nom de la conservation des espèces menacées. Par contraste, les concepts de communautarisme politique, d’ethnicité morale ou de société civile nous aident à décrire de façon moins ethnocentrique les nombreuses transactions formellement illégales qui soumettent l’interchangeabilité de ressources économiques et politiques à des valeurs partagées par le plus grand nombre et qu’il appartient à la recherche empirique de découvrir.
La recherche africaniste sur l’Etat se trouve dans une double impasse. D’une part, elle met la description des techniques du pouvoir : autoritarisme, prébendalisme, néo-patrimonialisme, gouvernementalité, à la place d’une description des normes et discours permettant aux acteurs de légitimer ces formes de pouvoir. D’autre part, elle est obligée d’expliquer cette « gouvernance africaine » en terme de catégories analytiques qui sont originellement des conceptions normatives non africaines : ethnicité, tribalisme, droit coutumier. Selon que les africanistes approchent l’Etat « par le haut », en étudiant le fonctionnement de son appareil, ou « par le bas », en décrivant les modes populaires d’action politique, la gouvernance apparaît tantôt comme un obstacle à l’importation du modèle occidental, tantôt comme la condition de sa réappropriation par les Africains. Dans l’hypothèse conservatrice, la confusion entre sphères publique et privée entretient une clientèle d’appareil qui ne disparaîtrait qu’au terme d’une acculturation dont les coûts politiques et économiques sont trop élevés. Dans l’hypothèse progressiste, la réappropriation de l’Etat importé passe par une indigénisation du modèle européen, c’est-à-dire par des politiques de reconnaissance, même si on peut douter de la possibilité d’un espace public ouvert à des ethnies fermées au dialogue démocratique. Tant que l’historicité politique (et les concepts connexes d’économie morale, d’ethnicité ou tribalisme) désignent une simple confusion des sphères publique et privée, ils ne font que réintroduire dans les nouvelles prémisses culturalistes les anciennes définitions analytique de l’Etat postcolonial que le recours à l’histoire avait justement pour objectif de dépasser. En renouant avec une comparaison fondée sur les différences, la critique historique et culturelle peut regagner son efficacité. L’originalité et la diversité des conceptions de la légitimité politique nous empêcherait alors de formuler le problème de la gouvernance dans les seuls termes d’une assimilation à la théologie occidentale de l’Etat et de la société civile. La comparaison nous fournirait des critères permettant d’expliquer pourquoi certaines règles juridiques occidentales font l’objet d’importation et pas d’autres, et pourquoi certaines catégories juridiques africaines sont réinterprétées et d’autres non.
Pour M. Alliot, l’entrée d’une société coutumière dans l’univers juridique de la loi peut revêtir trois formes, l’acculturation résultant soit de la soumission à une loi divine, de l’assimilation à une loi conforme à l’ordre naturel, de la réinterprétation des lois en fonction d’une idéologie politique[141]. L’auteur parle de soumission dans le cas des « sociétés qui passent du mythe à la loi en adoptant une loi étrangère que son caractère divin ne leur permet pas de discuter, d’adapter ou de concilier avec leurs traditions » (Alliot 1968 : 1184) ; d’assimilation lorsque les sociétés, soucieuses d’emprunter sans modification des institutions et des règles juridiques aussi parfaites, « abandonnent leurs institutions traditionnelles pour un droit qu’elles estiment préférable à tout autre parce qu’il reflète la nature ou la raison » (p . 1185). Par contraste, on parle de réinterprétation lorsque « les sociétés choisissent entre plusieurs idéologies et les divers systèmes juridiques qui les réalisent. A ce degré, l’acculturation ne résulte plus d’une simple acceptation, elle est d’abord discussion, dialogue » (ibid.).
La distinction entre soumission, assimilation et réinterprétation ne concerne pas tant les manières dont le pouvoir est exercé par les décideurs, autrement dit les modes de prise de décision, que les manières de légitimer auprès du public des décisions susceptibles d’être justifiées par plusieurs conceptions concurrentes[142]. La typologie des acculturations juridiques n’enlève donc en rien son intérêt à la comparaison dans l’espace et dans le temps des techniques du pouvoir étatique africain, si ce n’est de confronter les concepts analytiques de la gouvernance aux discours des acteurs. Prenons par exemple le concept analytique du dualisme juridique comme forme générique de l’Etat colonial africain. L’hypothèse dualiste constitue une avancée certaine dans le débat de sourds sur l’historicité de l’Etat importé, et en cela les critiques de M. Mamdani ont tort de lui reprocher du panafricanisme idéologique (cf. Austen, Cooper et al., 1999). Mais contrairement à la lecture « raciologique » qu’en fait Mamdani dans Citizen and Subject, le dualisme doit être pris dans un sens formel qui ne préjuge pas du sens donné par les acteurs eux-mêmes aux deux termes de la relation.
A la différence de certains « droits coutumiers » africains inventés par les administrateurs coloniaux, le droit coutumier malgache n’est pas tant une juxtaposition de traditions ethniques qu’un droit commun à l’ensemble des populations régionales de l’île[143]. La communauté villageoise traditionnelle, connue sous le nom de fokonolona, est en partie l’invention des élites malgache et occidentales depuis la monarchie pour répondre au besoin de moderniser l’Etat (Condominas, 1960 ; Rabemanantsoa, 1991), en partie une réinterprétation populaire de la « communauté servile » (Althabe, 1969) en termes d’une ancestralité patrimoniale et territoriale. En dépassant les appartenances aux groupes de descendants dans la dépendance commune du souverain, le fokonolona crée une parenté trans-ethnique qui justifie à son tour l’adoption de nouvelles coutumes. Le protestantisme politique de l’Etat précolonial, les socialismes malgaches postcoloniaux, ou encore la gouvernance décentralisée de l’Etat néocolonial, renvoient tous à ce mécanisme qui fait passer les greffes étrangères aussitôt pour des traits culturels ancestraux[144].
Tel me semble être le sens du communautarisme politique à Madagascar. Plutôt que de voir dans la société civile un phénomène exclusivement occidental, on devrait la définir comme une conception de la justice qui, si elle varie selon les postulats identitaires de chaque culture juridique, met des balises à l’instrumentalisation légitime du « modèle européen de l’Etat » par les systèmes autonomes d’activité économique et politique. Une autre question est de savoir si l’allocation correspondante des biens rares et des charges fiscales permet à la communauté politique de résoudre les problèmes publics en changeant la société – si « faire de la politique consiste à faire des politiques publiques » (Muller, 2003 : 53) – ou si les usages politiques du droit ne font qu’exprimer en termes modernes l’ancien rapport au monde.
L’occupation humaine des aires protégées a constitué un sujet de réflexion stratégique dans les débats à propos de la nouvelle politique environnementale au milieu des années 1990. Mais le sujet reste d’actualité en ces temps où la surface des aires protégées devrait atteindre 6 millions d’hectares en 2008[145]. Malgré les nombreuses actions de répression et de conservation intégrées entreprises depuis une quinzaine d’années, le phénomène de l’occupation humaine reste la règle plutôt que l’exception. Dans le cas de la Réserve spéciale de Manongarivo, située dans le massif du Manongarivo-Tsaratanana au Nord de Madagascar, l’événement déclencheur d’une conversion massive des terres est le déclassement d’une partie de forêt classée contiguë à la réserve suite à une demande des villages voisins, demande justifiée par le manque de terres cultivables dans la plaine. L’ouverture de cette forêt a lieu aux alentours de 1975. Mais très vite, l’espace y est saturé et dès le début des années 1980, les premiers défricheurs franchissent les limites de la réserve, en espérant une régularisation de leur situation plus tard comme ce fut le cas dans la forêt classée.
Le modèle spatial de colonisation de l’aire protégée est le même que dans la zone intermédiaire : extension proche en proche des exploitations à partir des exploitations périphériques. Les méthodes et les composantes culturales sont aussi identiques au sein de toutes les exploitations ; les cultures se succèdent toujours de la même façon : riz pluvial pendant deux ou trois ans, puis culture de rente (café, cacao ou anacarde). Dans l’ensemble des exploitations on retrouve les mêmes types de travail en commun, notamment l’entraide pour les travaux agricoles, de même que différents types de transactions foncières qui vont des prêts de terre aux ventes de terre et de cultures, en passant par le partage des cultures pérennes et des formes déguisées de métayage. A l’intérieur de l’aire protégée, on trouve de nouveaux défricheurs qui cultivent pendant quelques saisons sur les terres des anciens avant de commencer leurs propres défrichements. Les arrangements de faire valoir indirect sont un moyen pour socialiser les nouveaux arrivants tout en mettant à la disposition des anciens une main d’œuvre pour étendre leur maîtrise de l’espace.
J’ai pris connaissance de ce mécanisme de conquête de terres par migrants interposés grâce à P. Ranjatson qui avait déjà enquêté sur ce terrain quand j’arrivais à Madagascar en 2000, dans le cadre d’un partenariat de recherche entre l’Institut universitaire d’études du développement, les Conservatoire et Jardin botaniques de Genève et l’Ecole supérieure de sciences agronomiques de l’Université d’Antananarivo. Ce programme transdisciplinaire se proposait d’étudier sur un seul site, à la fois les nombreuses espèces inconnues (la biodiversité), la dynamique de la végétation secondaire (écologie de jachères), les utilisations locales des plantes médicinales (ethnobotanique), les réfugiés de l’environnement (démographie et migrations), la question foncière. L’objectif était alors de contribuer par un double diagnostic de sciences naturelles et sociales à la conservation de la biodiversité.
Le présent chapitre n’a pas cette ambition. Il propose une relecture de la problématique de l’occupation humaine des aires protégées (Weber, 1995) fondée sur l’analyse des causes, mécanismes et justifications de la colonisation agraire à Manongarivo. Les données que nous présenterons sont issues d’une enquête sur le terrain menée avec P. Ranjatson au mois de novembre et décembre 2003, bien après la fin du programme susmentionné. Nous étions reparti dans le Sambirano pour documenter la mémoire locale de la répression de 2000 à partir des témoignages des anciens colons pionniers choisis en fonction des endroits qu’ils occupaient avant leur emprisonnement, des agents des services forestier et de l’agriculture, des élus locaux et responsables de l’administration territoriale. Lors de ces entretiens, nous avons à chaque fois repris l’histoire de la colonisation de l’espace forestier, le rôle des contrats agraires pratiqués entre les occupants, et les modes d’implication des agents locaux de l’Etat dans cette colonisation agraire[146].
En citant des recherches menées dès la fin des années 1980 dans le cadre du Plan d’Action Environnemental, J. Weber affirmait en 1995 que les pressions anthropiques sur les aires protégées à Madagascar avait pour principale cause non pas la croissance démographique, mais une trop faible densité de population qui s’oppose à l’intensification des systèmes de production agricole[147]. Pour cet auteur, l’action publique dans les aires protégées était vouée à l’échec, car « chaque fois que des populations accepteront de se déplacer sous l’impulsion d’un projet de conservation, d’autres arriveront » (Weber, 1995 : 159). Les pratiques foncières à Manongarivo en constituaient une parfaite illustration : les défrichements à l’intérieur de la réserve étaient liés à la dynamique migratoire plutôt qu’à la croissance démographique en tant que telle. Elles semblaient également confirmer le constat « d’accès libre » de fait caractérisant la majorité des terres forestières légalement appropriées par l’Etat. Absente en tant que gestionnaire des forêts, l’administration était cependant omniprésente aux yeux des propriétaires forestiers traditionnels privés de leurs prérogatives coutumières. Les défrichements en situation d’accès libre apparaissaient comme une forme de résistance traditionnelle face à un mode illégitime d’action publique.
A première vue, le déguerpissement de tous les occupants illégaux et l’emprisonnement des principaux protagonistes semblaient confirmer l’hypothèse d’un conflit entre le droit coutumier, qui reconnaît le travail conforme aux usages et le droit étatique qui affecte l’espace à des usages conformes aux directives économiques ou politiques. Mais il y avait plus. Non seulement le droit coutumier était-il une forme résistance contre la politique de conservation de la biodiversité mis en place par les étrangers, mais il apparut aussitôt que les agents de l’administration participaient eux-mêmes à cette résistance contre la mondialisation environnementale. Le chef de triage forestier[148] et les élus locaux avaient l’habitude de mettre en règle les occupants illégaux. En effet, dans la réserve, les défrichements annuels faisaient régulièrement l’objet de demandes collectives signées contre paiement en espèce par la commune et accordées individuellement contre paiement en nature ou en espèce par le chef de triage forestier, contrairement à la zone intermédiaire (bassin versant de Biromba) où les demandes annuelles de défrichement ne sont pas systématiques. Les interlocuteurs sur place pour ces arrangements avec l’administration territoriale et le service forestier étaient les « chefs de cantonnement », personnes désignées par la commune pour la représenter dans les cantonnements, subdivisions administratives irrégulières dans la forêt conçues sur le modèle du quartier, et existant jusque dans les zones de colonisation à l’intérieur de la réserve spéciale.
Ce dispositif local d’administration foncière continuait à fonctionner jusqu’en 2000 où l’Association nationale pour la gestion des aires protégées (Angap) a initié la répression en demandant au service forestier de dresser des procès verbaux pour inculper les occupants illégaux. Actuellement, les paysans ayant purgé leurs peines sont autorisés de manière non officielle par l’Angap à récolter les fruits de leurs anciennes plantations dans la réserve. Dans l’impossibilité de faire reconnaître leurs droits coutumiers par voie légale, les populations concernées mettaient en œuvre des procédures officieuses pour trouver une solution à l’amiable avec les agents administratifs. Plutôt qu’un mode de contestation, le défrichement est un mode de légitimation de l’action publique. La résistance endogène ne prend pas la forme de l’accès libre contre lequel les autorités administratives pourraient agir efficacement en reconnaissant les usages coutumiers compatibles avec la conservation[149], mais celle d’une action publique incompatible avec les récentes injonctions internationales.
Aussi l’hypothèse d’un conflit entre les deux systèmes juridiques s’avérait peu pertinente puisqu’il n’existait en apparence pas de droit coutumier à Manongarivo, mais que P. Ranjatson y constatait plutôt un « vide » coutumier (Teyssier, 1998 : 584), en reprenant l’expression d’un fin connaisseur de la problématique foncière à Madagascar. Des maîtrises foncières lignagères étant introuvables dans la plaine du Sambirano, il aurait été peu judicieux de les chercher dans une forêt de montagne dans laquelle les gens n’avaient pénétré qu’exceptionnellement[150]. Les occupations dans la réserve remontant à 1970 tout au plus, il était logique de conclure à la suite de P. Ranjatson que les relations de clientèle entre migrants pionniers et migrants récents s’expliquent par une implosion du système coutumier (Ranjatson, 2003 : 50). En première approximation, le concept de « vide » coutumier ou institutionnel (Teyssier, 1998 : 584 ; 2000 : 9) permettait mieux que celui de droit coutumier de saisir la situation foncière d’un espace vierge et susceptible d’appropriation par des migrants. L’interprétation faite par P. Ranjatson de la colonisation agraire à Manongarivo en terme d’un « vide » institutionnel semblait par ailleurs confirmée, au moins indirectement, par des travaux sur l’insécurité foncière dans les zones de migration anciennes et partiellement aménagées mais où la lourdeur de la procédure d’immatriculation interdit à l’Etat de compenser la « dilution des pouvoirs traditionnels » et la disparition de « la régulation de l’accès à la terre par la coutume » :
Aucun système de régulation foncière étatique n’a succédé au vide laissé par le retrait des pouvoirs coutumiers. Les carences de fonctionnement de l’administration territoriale n’ont pas rendu possible la généralisation d’opérations cadastrales. Les agriculteurs se trouvent en situation d’occupation de fait du domaine privé national, sans pouvoir faire constater et reconnaître leurs droits, malgré un effort de mise en valeur. Aucune autorité locale n’a de légitimité pour rendre des arbitrages ou pour reconnaître les droits fonciers d’un cultivateur ou d’une collectivité. L’insécurité foncière est grande dans ce type de terroir. Elle détermine des stratégies d’exploitation qui tiennent compte d’un risque permanent d’expropriation arbitraire (Teyssier : 2000 : 9).
Selon l’auteur et d’une manière générale pour Madagascar puisque nous citons un rapport conjoint Banque mondiale /Coopération français visant à identifier les éléments pour un programme national de sécurisation foncière, les contextes de « vide institutionnel » relèvent de trois sortes de causes :
Les instances coutumières ont été dissoutes de fait, en raison de l’accaparement par la Colonie de portions d’espace pour la mise en place d’entrepreneurs ruraux et de compagnies coloniales sur de grands périmètres ; Dans des contextes de front pionnier, les communautés rurales autochtones ont perdu pied face à l’afflux massif de familles migrantes cosmopolites, devenues numériquement supérieures ; L’extension des villes et la prédominance d’une population de toutes origines, attachée à d’autres valeurs et vivant de ressources non agricoles, a remis en cause la gestion coutumière des terres situées dans les zones péri-urbaines (Teyssier, 2000 : 9).
L’ouest de l’Alaotra (où l’auteur du rapport précité a mené des enquêtes prolongées et approfondies) relève, tout comme notre propre terrain d’étude dans le Sambirano, de la deuxième catégorie dite de « fronts pionniers » mais que nous qualifierions plus largement en terme de colonisation agraire :
L’histoire n’a laissé aucune place à l’édification progressive d’un pouvoir et de règles coutumiers. Les premiers peuplements de cette terre d’immigration ont été assimilés aux vagues successives de migrants et aucun pouvoir local n’a pu se constituer face aux colonisations merina et françaises (Teyssier, 1998 : 584)
« L’insécurité foncière touche l’ensemble des exploitants, autochtones et migrants. Chacun doute de son droit sur la terre et craint l’apparition de revendications inattendues […] Les limites de propriété demeurent incertaines et les conflits se multiplient. Ils perdurent plusieurs années et débouchent sur des litiges réglés à coups de sagaies ou par des feux déclenchés sur les parcelles contestées. Dans une majorité de cas, les conflits demeurent sans solution ; les opposants déposent des plaintes qui échouent dans les méandres de l’administration judiciaire ou attendent patiemment que l’un d’entre eux décède pour faire valoir à nouveau leurs revendications » (p. 588).
Selon Teyssier, l’occupation des espaces pionniers dans l’ouest de Alaotra serait concurrentielle et anarchique, peu propice à toute opération de gestion de l’espace rural, et les conflits sont impossibles à résoudre par les seules communautés locales (p. 585-92). Il ne nous appartient pas de contredire ces constats car nous n’avons pas mené d’enquête dans cette région. Mais peut-être la difficulté qu’il y a à imaginer une problématique comparative donc généralisable du foncier la colonisation agraire à Madagascar tient-elle moins aux faits empiriques constatés sur les divers terrains d’enquête qu’à la définition analytique du concept de « droit coutumier ». En assimilant le droit coutumier à une coutume lignagère inaltérée parce que restée à l’abri du droit colonial et des migrations intérieures anciennes ou plus récentes, on est non seulement conduit à négliger la participation active des agents de l’Etat dans l’acquisition coutumière de la propriété foncière, mais on s’interdit aussi de penser la légitimation de l’action publique sur un mode ancestral.
Contrairement au « référent précolonial » que redécouvrent depuis un certain temps les travaux sur la propriété communautaire, qui postulent la cohérence de la coutume en dehors de toute référence au droit étatique, les concepts « d’accès libre » et de « vide coutumier » nient la cohérence des systèmes coutumiers, en soulignant leur décomposition avancée. Selon J.-P. Chauveau, ces raisonnements ne sont toutefois « d'aucune utilité car ils ne proposent aucune interprétation alternative pour rendre compte des procédures de fonctionnement effectivement observables et de leur prévalence globale vis-à-vis du droit positif « moderne » (Chauveau, 1998 : 66). Les deux interprétations se réfèrent à un « système coutumier » conçu comme un corpus systématique de règles s’imposant aux rapports sociaux analysés. Nous avons vu que certains auteurs utilisent les deux interprétations de façon complémentaire[151]. Ils tendent à voir des situations foncières bien structurées là où le discours des acteurs fait référence à un tel corpus de coutumes traditionnelles. En l’absence de coutume traditionnelle, ces mêmes auteurs tendent à caractériser les situations foncières comme dénaturées ou conflictuelles. Cette opposition n’explique pas grand-chose étant donné que la plupart des situations réelles se situent à mi-chemin entre ces deux extrêmes. Elle ne permet pas non plus de rendre compte du fait que l’implosion des coutumes traditionnelles rend souvent moins compliquée et conflictuelle la régulation foncière et que les revendications foncières autochtones fondées sur une coutume traditionnelle sont souvent une source de conflit. Une chose est d’expliquer la structure foncière à Manongarivo en termes d’un système clientéliste généralisée (Ranjatson, 2003 : 47-49), une autre d’inférer de l’absence constatée de coutume lignagère l’inexistence de toute coutume ancestrale, ce que les termes de « vide » coutumier et/ou institutionnel semblent connoter dans les travaux précités. Ce n’est en effet pas l’absence d’une coutume lignagère, mais l’existence d’une coutume résidentielle, le droit coutumier entendu comme un syncrétisme juridique, qui permet de généraliser le mode clientéliste de réciprocité, de sorte qu’il faudrait parler d’un vide lignager plutôt d’un vide coutumier. Il ne suffit pas de décrire le clientélisme comme sa propre justification. Qui dit réciprocité clientéliste, doit aussi dire qui échange quoi et à quelles conditions[152].
La conquête de l’espace forestier fait intervenir cinq types de collectifs dont les patrimoines fonciers s’emboîtent hiérarchiquement les uns dans les autres. Les rapports internes à l’exploitation familiale déjà constituée différencient deux catégories de patrimoines fonciers, les patrimoines des premiers occupants et ceux des migrants plus récents preneurs de terres. Cette distinction reflète l’affectation des parcelles à divers usages productifs au sein de la famille ou par des prêts de terre aux nouveaux venus. Au moment de la fondation d’une nouvelle exploitation pionnière et, plus généralement, dans tous les rapports externes, pionniers aînés et cadets sont membres égaux de la communauté locale. Interviennent dans le système communautaire de répartition des terres : le patrimoine commun composé par toutes les exploitations familiales d’un bassin versant, les droits sur ce patrimoine commun exercés respectivement par la classe des aînés et celle des cadets, hiérarchie partiellement dépassée dans la relation aux patrimoines de l’administration forestière (pour les forêts domaniales) et environnementale (pour les forêts protégées) et de l’administration territoriale. Selon les cas, les responsables administratifs entrent en rapport avec chacun des premiers occupants et nouveaux venus individuellement (autorisations de défrichement), avec l’ensemble des exploitations du bassin versant pris comme un tout (reconnaissance de l’occupation du territoire), ou avec les deux à la fois. Les patrimoines fonciers sont emboîtés les uns dans les autres de manière à autoriser la délimitation d’une réserve foncière personnelle, sa transformation en une exploitation familiale, et de manière à sécuriser ces exploitations pour en permettre la transmission aux descendants. La conquête de terres par l’interposition de migrants récemment arrivés est en même temps un procédé visant à « ancestraliser » des propriétés familiales constituées. Le concept de terre ancestrale ne désigne pas un patrimoine foncier dont la consistance serait restée inchangée depuis des générations. Comme l’observe P. Ottino (1998), la question si souvent discutée de la séparation des individus d’avec leur terre ancestrale est un problème théorique car il suffit de deux générations pour recréer ce lien spirituel sur la terre d’accueil.
Pour comprendre les raisons de l’occupation humaine de l’aire protégée de Manongarivo, il convient de situer le phénomène dans l’histoire des migrations agraires de cette région au Nord de Madagascar. Le Sambirano a connu des vagues successives d’immigration depuis la fondation des villages à l’époque coloniale jusqu’à nos jours. Traditionnellement le Sambirano appartient à l’aire politique sakalava, mais les migrants venant d’ailleurs à Madagascar sont nombreux, avec une forte proportion de Tsimihety des régions orientales voisines. La concentration de migrants d’origine hétérogène dans les villages de la région remonte à l’exploitation de la vallée fertile par le pouvoir colonial pour le café et le cacao. Initiée sous la colonie, la migration de main d’œuvre vers cette région s’est poursuivie lors de l’indépendance du pays, plus particulièrement sous la deuxième république qui avait fait du développement agricole son mot d’ordre. La plupart des pionniers établis dans l’aire protégée étaient issus d’une vague de migrants venus de la région de la Sofia (située au Nord de la province de Mahajanga) dans les années 1980. Lorsque nous demandions aux fonctionnaires locaux de nous indiquer l’origine exacte de gens venus de cette région ou d’autres régions du pays, on nous répondait :
« Bealanana, sous-préfecture de Bealanana, Befandriana et de Mandritsara ». « Et c’est en quelle année qu’ils sont venus ? » « Depuis, 1982, 83, 84 par là … et jusqu’à présent ça continue, il y a toujours de nouveaux venus » (Chef de zone, Ministère de l’agriculture, Bemaneviky, H5B, 4)
« Ils utilisent des mains-d’œuvres. Même des mains-d’œuvres venant de la plaine du Sambirano, par exemple, du village de Tanambao, ils utilisent des mains d’œuvres au cours de la cueillette du riz, par exemple. Il y a beaucoup de main d’œuvre qui vient du village de Tanambao en bas, qui va monter en haut pour utiliser pendant la récolte …mais il y en a aussi pendant le défrichement, ils utilisent aussi des mains d’œuvres. Il y a des vagues de Tsimihety, qui viennent pour chercher de l’argent ici. Et 10 à 15 personnes venant d’Antsohihy, de Mandritsara, Befandriana Nord pour chercher du travail au Sambirano sur l’entretien du café, les défrichements et aussi les cueillettes. Et ces gens là, aident les délinquants à l’intérieur de la réserve pour étendre la superficie défrichée chaque année » (Charles, Angap, Ambanja, H1A, 3).
De nos jours encore, la région attire des gens qui espèrent y accumuler de l’argent et l’intégration des nouveaux venus est la règle plutôt que l’exception car si on veut être nombreux, il faut accepter les immigrants, comme le disait un vieux descendant des fondateurs de Tanambao. Certains migrants repartent dans leur terre d’origine, après avoir travaillé comme main d’œuvre dans les plantations. D’autres restent pour cultiver dans la forêt s’ils n’accèdent pas à une terre dans la plaine par le biais d’un mariage. Dans une région agricole fertile et prospère comme le Sambirano, les arrivants s’intègrent, d’une manière passagère ou permanente selon les cas, dans la société locale par le biais des contrats de faire valoir indirect sur lesquels nous aurons à revenir en détail[153]. Quoique rendue plus difficile par la pression démographique, la saturation des terroirs anciens et une politique forestière répressive, cette intégration reste un processus actif grâce à l’ouverture de nouvelles terres forestières à l’agriculture.
Quelles sont les conséquences des migrations agraires et du processus foncier sur les rapports interethniques ? En Afrique de l’Ouest, il existe une institution coutumière, le tutorat, qui règle de manière courante les relations entre un groupe autochtone détenteur de « droits permanents » et des nouveaux venus preneurs de « droits délégués ». Le preneur, généralement issu du groupe migrant, s’adresse à un bailleur autochtone, souvent un chef de terre lignager, qui a l’obligation, dans la mesure de ses possibilités, de lui concéder certains droits, notamment d’usage sur une terre. Le preneur contracte de ce fait un devoir de reconnaissance vis-à-vis de son tuteur. Selon R. Rarijaona, « en Afrique, le titulaire du droit de culture est tenu de verser des redevances au maître de la terre. A Madagascar, explique Rarijaona, le titulaire du droit d’usage n’est pas soumis à de telles charges » (Rarijaona, 1967 : 38-39). On est en droit d’affirmer que d’une manière générale la propriété villageoise est l’équivalent malgache du rapport de tutorat entre maîtres de la terre et étrangers connu en Afrique. Mais cette différence, qui tient au contenu de la coutume traditionnelle, demande à être expliquée en fonction des circonstances de chaque situation particulière.
Les Sakalava originels occupaient le littoral Nord-Ouest de Madagascar depuis leur immigration du Menabe au 17ème siècle. Ils étaient des éleveurs nomades qui vivaient en groupes de clans autochtones soumise à une aristocratie royale. Les Tsimihety, par contre, étaient plutôt agriculteurs, n’avait pas d’aristocratie et se seraient répandu petit à petit à partir des régions orientales relativement proches, doués d’une tendance « naturelle » à migrer. Durant la période coloniale, des familles ou segments de clan ont fui la coercition et la répression perpétrée par le colonisateur et l’aristocratie sakalava qui était à son service dans la région. Ils se sont alors retranché dans les régions forestières reculées, où ils se sont reconstitués en groupes hétérogènes indépendants de l’aristocratie et hors de portée de l’administration coloniale. Dans la zone d’étude, l’ethnicité ou origine des Ampanjaka est remise en doute par certains gens du commun qui affirment que les Ampanajaka ne sont pas des vrais sakalava, mais qu’ils viennent d’ailleurs (Ranjatson, 2003 : 36). Ceci est historiquement correct car l’aristocratie venait d’ailleurs et l’ethnicité sakalava désigne la commune dépendance de clans autochtones hétérogènes soumis aux rois du Menabe et du Boina. Dans la région d’Ambanja et de Nossi-Be les descendants des familles princières sakalava (ampanjaka) jouissent encore d’un important prestige cérémoniel et peut-être même d’un certaine influence politique, mais qui n’implique en aucun cas des responsabilités coutumières dans la gestion foncière locale. Si structures foncières traditionnelles il y avait eu dans notre zone d’étude, elles auraient été du ressort des clans assujettis car l’aristocratie sakalava n’avait pas de pouvoirs fonciers[154]. De toute façon, le développement de l’agriculture marchande et l’emprise du pouvoir colonial dans le Sambirano auraient abouti à la disparition de ces structures traditionnelles.
A défaut d’un droit foncier coutumier spécifiquement sakalava, certains analystes proposent d’interpréter les marqueurs ethniques sakalava et tsimihety en termes d’une ethnicité stratégique. Il est habituel que pour légitimer leurs prétentions les migrants déclarent au bout de quelques temps faire partie de l’ethnie d’accueil, en adoptent les coutumes et qualifient les migrants qui les suivent d’étrangers (Marc Hufty, communication personnelle, septembre 2000). Il faut toutefois se garder de surestimer, et la négociabilité et la signification de cette conception de l’ethnicité[155]. Les dialectes, coutumes régionales, conceptions de la vie honorable etc. ne sont pas totalement fluides et le degré de leur négociabilité dépend de conjonctures sociales et politiques[156]. Mais un fait encore plus décisif est que le critère immédiat d’identification avec la communauté locale n’est pas une prétendue « ethnicité », mais le degré d’ancestralité de la résidence. Fondée sur la naissance d’un individu ou de ses ancêtres dans la région, la définition ancestrale de la communauté des résidents ne met pas directement en cause l’appartenance ethnique des individus et familles, elle pose au contraire des limites à l’instrumentalisation de l’ethnicité. Affirmer l’appartenance au groupe Sakalava équivaut certes à revendiquer le statut de tompon-tany. Mais les représentations locales ne se réduisent pas à la simple opposition entre originaires et ampohavy (arrivant), mais distinguent à l’intérieur de la première catégorie les tompon-tany (maîtres de la terre, autochtones), zafin-tany (petit fils de la terre, originaire) et zana-tany (fils de la terre, quasi-originaire) en utilisant un critère généalogique simple.
Le témoignage du chef de triage forestier responsable pour la zone, un Malgache d’origine comorienne, montre que « l’ethnicité » ne représente pas un indicateur pertinent pour comprendre les rapports fonciers. Non pas que les appartenances ethniques, régionales ou tribalistes n’existent pas. Mais elles ne peuvent pas jouer un rôle déterminant quand l’accès à la terre est régi par d’autres conceptions de la communauté :
Ah, ici, le malgache toujours l’habitude. Même à Mandritsara ou à Port Bergé, quand il arrive, il voit un Malgache qui arrive, il considère comme ... c’est ça notre esprit malgache. Même à Tuléar, quand vous arrivez, ah, je viens ici, je n’ai pas de terre, je n’ai pas de zébus, de charrettes, bon, ah. Nous, homme sentimental, nous, les malgaches ... on ne distingue pas. Même les Merina venant de Tananarivo, c’est comme ça notre habitude malgache, même […] Tout le monde, même à Tuléar, ici, si une fois s’il est Malgache, ça toujours copain, camarade. Toujours la famille. Sans distinction. C’est pourquoi qu’il y en a beaucoup de gens ici, même si vous passez là bas à Ampanasy, de même. Il y en a des Sakalava, des Tsimihety, des Merina, des Sakalava [...] Tout ça c’est mélangé. Nous, on ne fait pas de discrimination raciale. Toujours, c’est la même chose. Même si vous arrivez maintenant, vous portez avec votre bagage, valise, arrivé là, moi je viens de Tuléar. Bon, je viens ici pour s’installer là, pour faire des cultures comme vous. Je n’ai pas de terrain, de maison. Même si ... un terrain comme ça, là. Sans vendre ... à cœur vaillant, vous pouvez donner ça, ses ... ses terres. Mais le problème aussi, il y a après, à long terme, il y a quelquefois litiges de terrain (Abdallah, chef triage forestier, Bemaneviky, H6B, 5).
Le témoignage évoque des règles de bon voisinage et de non-discrimination raciale sans cependant être explicite sur la sociologie de l’appropriation foncière à laquelle renvoient ces conceptions. Pour Rarijaona, l’éventail très large de groupements ethniques, villageois, claniques, lignagers, familiaux, oblige les Malgaches à s’en tenir à « deux types de communauté intermédiaires qui paraissent les plus stables dans la société traditionnelle : le village et la famille étendue » (Rarijaona, 1967 : 35). Le fokonolona (littéralement « groupement de personnes ») n’est pas identique au village mais constitue, dans les régions où il a pu s’implanter, un type de groupement intermédiaire entre le village et la famille lignage. Bien que dans la région centrale de l’île, on parle couramment de terres appartenant au fokonolona, pour Rarijaona seule la communauté villageoise demeure une réalité qui permette une étude généralisée, valable pour tout Madagascar. La nature des droits ne diffère d’ailleurs pas, seule leur étendue territoriale diverge (p. 36). Le droit de propriété villageoise est défini comme un droit administratif exercé par le chef de village et son conseil (les représentants du fokonolona) sur les personnes résidentes (membres du fokonolona). Le droit de propriété de la communauté villageoise se matérialise de ce fait par une sorte de pouvoir administratif sur les membres et sur les terres collectives » (p. 39).
Les attributs de la propriété villageoise à Madagascar présentent certaines spécificités. Le droit foncier du groupe territorial se manifeste à travers les conditions auxquelles il soumet l’exercice par les familles élargies et personnes individuelles des droits fonciers situés à un niveau inférieur. Les droits d’usage sur les terres du village et notamment les droits de culture sont toujours conditionnés par le consentement de la communauté locale. A l’exigence de mise en valeur s’ajoute une exigence de résidence, car la communauté doit être à même de censurer la conduite du titulaire. Le droit de culture dure tant que persiste la mise en valeur du terrain concédé et tant que son titulaire demeure membre du collectif résidentiel. La condition de résidence prend dans la pratique la forme une condition d’appartenance parce que les communautés villageoises reposent sur les liens de parenté et d’alliance entre les familles élargies qui la constituent. Tout étranger désireux de s’installer dans le territoire du village doit contracter une alliance avec le groupe ou l’un de ses membres. C’est la condition même de son intégration parce que le groupement villageois se caractériserait par la méfiance à l’égard des éléments étrangers. Selon Rarijaona, la communauté villageoise resterait de ce fait souvent imperméable aux éléments d’origine ethnique différente, mais les mécanismes d’alliance sont à double tranchant car, nous le verrons, ce sont précisément les alliances foncières avec des étrangers résidents qui rendent les frontières ethniques perméables.
C’est parce qu’elle fournit le modèle de ces alliances entre individus que la propriété villageoise en tant que droit administratif sur les personnes peut remplir la même fonction que le tutorat en Afrique de l’Ouest, ce qui explique d’ailleurs pourquoi des maîtrises foncières claniques ou lignagères Sakalava ne jouent dans le Sambirano (plus) aucun rôle dans le système de répartition des terres. Au delà de la distribution foncière qu’imposent les générations précédentes d’immigrants aux générations ultérieures, il n’existe en effet aucune administration foncière traditionnelle à Ambohimarina pas plus qu’il n’existe une administration foncière et forestière conforme aux règles du droit moderne, étant donné l’incapacité des services étatiques à appliquer ces dernières. Depuis la période coloniale, seule un infime partie des terres de la plaine a été immatriculée, pour l’essentiel des anciennes concessions coloniales. La sécurisation foncière ne résulte donc ni de l’observation d’une coutume ethnique, quoique cela dépende de la définition de l’ethnicité, ni de l’application du droit foncier étatique. L’ancestralité de la résidence suffit à elle seule pour faire connaître et respecter par les limites des parcelles familiales dans la plaine fluviale et c’est cette structure sociale « amorphe » qui est reproduite sur le front pionnier (Ranjatson, 2003 : 37). La sécurisation foncière résulte de la dynamique interne de l’occupation humaine, plutôt que de l’application d’un système de règles juridiques étatique ou coutumier existant indépendamment du processus de colonisation agraire.
Le processus de colonisation agraire du Sambirano débute dans les années 1920 et ne débouche que dans les années 1970 sur le défrichement de terres forestières à l’intérieur de l’aire protégée. Les zones d'occupation humaine depuis les villages de Tanambao et Ambohimarina jusqu’aux terres situées dans l’aire protégée reflètent les vagues successives de colonisation agraire datant des périodes coloniale, postcoloniale et néocoloniale. Les villages anciens de Tanambao et Ambohimarina sont le point de départ des pionniers. En proximité de l’espace résidentiel, on trouve les plantations de café et cacao de la plaine du Sambirano. A environ une heure de marche, on rejoint Biromba, zone ouverte à la colonisation en 1975 dont les contours coïncident avec les limites du bassin versant de la rivière portant le même nom. Au-delà du bassin versant de Biromba, on trouve les plantations de Bemahaleny et Befalafa situés à l'intérieur de la réserve spéciale de Manongarivo.
Tanambao et Ambohimarina sont des fokontany (circonscriptions administratives villageoises) qui appartiennent à la commune rurale d’Ambohimarina, dont le village du même nom est le chef lieu. La commune rurale dépend de la sous-préfecture d’Ambanja dans la province de Diego Suarez. Ambanja est une ville intermédiaire située à une trentaine de kilomètres plus bas dans la vallée. Les deux villages sont situés dans la vallée du Sambirano, du nom du fleuve qui la traverse, plus précisément dans la zone dite du haut Sambirano. Le Sambirano reçoit les pluies apportées par les alizés de la côte Est, grâce à une interruption de la chaîne de montagne allant du Nord au Sud de l’île et empêchant les alizés d’atteindre le versant Ouest dans le restant du pays. La région se caractérise de ce fait par un régime des précipitations exceptionnel pour l’Ouest de Madagascar, généralement aride ou semi-aride, qui fait des sols fertiles de la plaine fluviale un environnement particulièrement propice à l’agriculture. La plaine fluviale agricole où sont situés les villages de Tanambao et Ambohimarina est entourée d’un massif forestier de montagne qui abrite de nombreuses espèces inconnues. En raison des conditions climatiques particulières évoquées plus haut, cette forêt tropicale humide n’a d’équivalent que sur la côte Est de Madagascar, raison pour laquelle deux réserves spéciales (Manongarivo et Tsaratanana) avaient y avait été crée dans la région en 1956 par l’administration coloniale[157].
Les alentours de Tanambao et Ambohimarina auraient autrefois constitué un espace à l’écart où quelques individus emmenaient paître leur troupeaux de temps en temps. Les premiers migrants sont des paysans en quête de terre. Ils en obtiennent facilement car à l’époque la population était peu nombreuse, la terre abondante et les tompon-tany (« maîtres de la terre ») leur donnent volontiers le droit de cultiver. Attribués à titre temporaire, les droits fonciers de la première génération se transmettent aux générations suivantes, de sorte que les descendants des premiers migrants s’identifient rapidement aux maîtres de la terre. Le village de Tanambao est fondé dans les années 1920 par quatre personnes venues du village mère d’Ambahatra situé en proximité. La fondation de ce village intervient à un moment où l’administration coloniale est en train de concentrer ses efforts sur l’extension des cultures de rente et la région du Sambirano est particulièrement appropriée à cet objectif. Les populations locales ont fui les travaux forcés et l’administration coloniale a dû faire appel à des ouvriers venus parfois de très loin. Les fondateurs avaient apparemment fui une inondation et se sont installés à Tanambao. Leurs descendants se proclament aujourd’hui comme les vrais tompon-tany, mais ceux qui se disent Sakalava sont dans leur très grande majorité des fils ou petit-fils d’anciens immigrants Tsimihety.
Le village d’Ambohimarina est créé par l’administration coloniale pour accueillir la main d’œuvre agricole constituée uniquement par des migrants. Il a été impossible de déterminer la date précise de sa création, mais nous savons que dans le courant des années 1950 les concessions coloniales dans la plaine du Sambirano furent redistribuées aux migrants à raison de 4 hectares par individu, dont deux pour les cultures de rente et deux hectares de rizière irrigable. De plus, tout comme à Tanambao, des immigrants, essentiellement Tsimihety sont venus à Ambohimarina pour les raisons citées tantôt, ce qui rajoute à l’hétérogénéité du peuplement. Dans la plaine, les cultures de café et de cacao prédominent, et l’on trouve très peu de rizières irriguées. Les zones en amont sont partagées entre les cultures arbustives de rente, la riziculture pluviale sur brûlis et les jachères. Le développement de l’agriculture a pris son essor pendant la période coloniale essentiellement par l’extension des cultures de rente qui continuent à attirer la main d’œuvre agricole jusqu’à nos jours. Les cultures de rente les plus anciennement pratiquées sont le café et le cacao. La culture d'anacardiers est plus récente. Elle n’avait pas été promue par l’administration coloniale comme le café et le cacao, son introduction étant due à l'imitation des pratiques dans les régions environnantes. L’agriculture reste pratiquement la seule activité économique dans la région. Mais la donne économique change quelque peu avec la chute du prix du café à la fin des années 1990 qui produit une crise de l’économie locale. Aujourd’hui les gens ne vendent plus que le cacao en se souvenant du temps « où il y avait encore de l’argent au Sambirano ».
Biromba est un bassin versant anciennement forestier situé dans la forêt classée d’Antafondro, contiguë à la réserve spéciale. En 1974, une partie cette forêt a été déclassée pour que les gens puissent accéder à des terres dont la mise en culture a ensuite été autorisée par le chef de cantonnement forestier d'Ambanja[158]. Le fonctionnaire était alors venu sur les lieux pour indiquer les limites de l'aire protégée et les forêts que les gens pouvaient cultiver, parcelles qui sont contiguës à la réserve. Cette autorisation avait été sollicitée par un groupe de villageois de Tanambao. C'est la raison pour laquelle les premiers défricheurs proviennent tous des villages voisins dans la vallée : Antanambao, Ambohimarina, Migiko, Andranomandevy.
« Il y avait des gens qui habitaient là-bas avant, mais le travail qu’ils faisaient, ce n’était pas de cultiver de riz ni de café ni de cacao, mais ils allaient y cultiver du tabac artisanal, c'est ce qui se faisait avant. Il n’y en avait pas tellement. Parce qu’ils faisaient cela en cachette, et ils étaient obligés de mettre un kilomètre d’espace entre chaque parcelle de culture individuelle, parce que si c’était tout regroupé, l’administration s’en serait tout de suite aperçu parce que c’était encore assez difficile ... l’Etat interdisait la plantation de tabac à cette époque. Ils n’ont pas été mis en prison parce qu’il n’y avait pas encore ... la forêt n’était pas encore une réserve à cette époque. L’Etat ne ... ne s’en souciait pas parce qu’ils pensaient qu’il n’y avait personne là-bas, alors que ceux-ci se cachaient. A partir de 1975, c’était en cette année que le responsable des eaux et forêts et le chef de cantonnement d’Ambanja ont mis en place les zones de Biromba et d’Anketrakabe, et après cela, les gens ont compris que le terrain là, il est fertile pour cultiver du café, du cacao mais ils n’étaient pas encore ... l’Etat leur a encore interdit d’y pénétrer et ils ne sont pas entrés là en 1975. Le responsable des eaux et forêts, pour faire la demande, en 1975, oui le responsable des eaux et forêts est venu, il a prospecté les zones ici à Biromba et à Anketrakabe, il a dit là, vous pouvez cultiver, mais ils faut que vous suiviez les règlements, vous devez formuler une demande, mais on va déclasser. Il y avait des conditions établies par l’Etat, premièrement, il ne faut pas dépasser la limite, la limite de la réserve, puis à propos de l’environnement, l’eau, les animaux, ... il y avait des règlements stricts que l’Etat a imposé là-dessus, mais ces règlements ils n’ont pas tellement été respectés après. Oui, les règlements, étaient aussi pour Biromba, parce que les premières dispositions qu’ils ont pris pour les gens qui avaient une forêt, c’était de ne pas brûler au mois de septembre, mais seulement aux mois d’octobre et novembre, mais cela n’a pas été respecté. Puis, il ne fallait pas aller au-delà de la zone déclassée, mais cela non plus, on ne l’a pas respecté. En fait, ils se départageaient en suivant les vavasaha et les taozaka, les nouveaux venus ils vont vers les terrains éloignés, ceux qui sont venus avant, ils ont obtenu, les nouveaux venus, ils vont là où il n’y a encore personne mais ... ils n’ont pas tellement mis de limites au mètre près, sur un plan, cela se faisait sur les vavasaha et les taozaka. Oui, et si vous êtes un nouveau venu, si vous êtes sur un vavasaha, c’est jusqu’au prochain vavasaha, c’est comme cela, le vavasaha et le taozaka, c’était comme cela qu’ils départageaient les terrains, c'est cela le règlement en place. Depuis 1982, les gens ont commencé à dépasser la limite établie par l’Etat ... 1982 ... quatre ou cinq ans après, la partie déclassée fut saturée, et certains ont commencé à sortir (Rasoa, Biromba, H4B, 5-8)
Encore aujourd’hui, les habitants de Biromba évoquent l’autorisation donnée en 1975 par le chef de cantonnement d’Ambanja pour justifier leurs occupations. La limite désignée par l'agent forestier est bien connue par eux : une crête qui départage Biromba de l’aire protégée. Au-delà de la crête indiquée, ce sont des forêts où le défrichement est interdit parce qu’elles sont comprises dans la réserve.
« Ils [les Eaux et forêts] n’ont pas partagé la terre. Tout ce qu’ils ont désigné, c’était la limite. Vous voyez, avant, ils ne sont pas allés là-bas, c’est déjà notre village, vous voyez, c’est par là, ils ont dit. Le bongo là-bas, mais la ... cela arrive jusqu’ici, ils ont dit, oui. Cela descend comme cela, il y en a beaucoup près de la rivière Ambahatra là, ils ont dit, cela arrivait jusque là. Depuis Masomamangy, jusqu’à Morafeno ici, c’est là-dedans, c’est ce qu’ils ont dit et désigné. Quelques parcelles de nôtres étaient incluses dans ce qu’ils disaient là, d’autres étaient au-delà, mais tout ce qu’ils ont dit, c’était cela. C’est la limite des terres, ils ont dit, mais dépasser cela serait au-delà de mes responsabilités, c’est à vous de choisir, il a dit. Mais attention, vous ne devez pas y planter du café, vous ne pouvez pas, vous ne pouvez faire que du riz, c’est tout. Et les gens ont eu peur. Les gens étaient préoccupés. Nous sommes allés là-bas, et personne n’a osé cultiver du café. Des autochtones, des immigrants, il y en avait de tout. Moi, je viens d’ici. Mes parents sont d’ici. Mon grand-père paternel est d’ici, mon grand-père maternel aussi. Il y a quelques origines lointaines, mais moi en tout cas, j’ai toujours vécu ici » (Tsimiala, Biromba, H7B, 3).
Tous les témoignages recueillis s’accordent sur le fait que le responsable du service forestier avait alors insisté sur la condition de ne planter que du riz à Biromba. Du point de vue de l’Etat comme de celui des populations, le motif de la concession était le besoin légitime de se nourrir. L’histoire en a décidé autrement car les cultures de rente ont pris le dessus, en particulier en amont du bassin versant. L’argument avancé est classique : les rendements en riz décroissent d’année en année. Le sol y est en effet plus propice à la culture du café et du cacao. Mais la majorité des gens garde néanmoins un espace, généralement une jachère, pour planter du riz ainsi qu’un lambeau de forêt naturelle comme réserve foncière. Dans cette zone la transition vers les cultures de rente s’est réalisée à travers un arrangement particulier de faire-valoir indirect qui combine des éléments de la donation, du prêt et du métayage sans être ni l’une ni les autres. Le principe de l’arrangement est plutôt celui de l’entraide. Le preneur plante du café ou du cacao sur la terre prêtée abritant déjà des arbres d’ombrage. Les parcelles sont ensuite partagées entre le bailleur et le preneur quand les plantations portent des fruits[159].
Le mouvement de colonisation agraire ne s’est toutefois pas arrêté à Biromba. Des gens ont franchi la limite du défrichement autorisé et se retrouvent en plein dans la réserve de Manongarivo en y repoussant la limite spatiale du défrichement. Selon un ancien habitant de Biromba :
« ce qui s’est passé en 1975, environ 80 % des gens qui étaient ici n’étaient pas autochtones, mais nous, les autochtones, on avait encore de quoi vivre ici mais c’étaient les Tsimihety, venant du sud, qui constituaient presque la majorité des gens qui y travaillaient, il était fréquent qu’ils disaient qu’ils allaient cultiver du café et du cacao, ils étaient obligés de défricher là-bas. Et eux, ils étaient disons étrangers, et les étrangers, la plupart du temps, à l’époque où il y avait encore de l’argent à Sambirano, pendant un mois, ils allaient chercher de l’argent, puis ils rentrent, et pendant qu’ils allaient chercher de l’argent ils n’ont pas pu être inscrits dans les registres du fokontany, alors que c’est la condition pour pouvoir s’approprier un terrain, mais on peut défricher le terrain, il n’y a pas de limite » (Rasoa Radimarisoa, Biromba, H4B, 13).
Avant la création par les bailleurs de fonds internationaux de l’Association nationale pour la gestion des aires protégées (Angap) en 1992, ces réserves étaient gérées par le service forestier. La gestion de Manongarivo avait d’abord été sous-traitée à une organisation non-gouvernementale internationale chargée d’élaborer un plan de gestion et de mettre en place une nouvelle structure opérationnelle. Ce n’est que par la suite, en 1998, que l’Angap a pris la gestion directe de la réserve. Selon l’un des responsables de ce service :
« C’est après la création de la réserve spéciale que les gens sont entrés dans la réserve pour planter du riz et du cacao […], parce que la culture du cacao, du café, ça commence dans la plaine du Sambirano aux arrivées des colons. Et après ça, le terrain devient de plus en plus insuffisant par rapport à l’augmentation du nombre de la population c'est-à-dire à partir des années 1975. Cette situation a été amplifiée par la politique de la deuxième république, c’est à dire la politique de la production à outrance, c’est pour cela que la population dans la plaine du Sambirano, en particulier de Tanambao et d’Ambohimary, va monter vers plus haut pour voir de nouvelles terres, à partir de deuxième moitié du … des années 70. Comme le chef de réserve a dit plus exactement, à partir de 1977, ils ont commencé par la culture … culture de riz sur brûlis, et après la culture sur brûlis, deux ou trois ans après, ils vont planter des plantes destinées à faire des ombrages des cultures sous bois, et après, ça, il va planter le café et le cacao. Et actuellement, on compte à peu près aux environs de … 2000 hectares dans la réserve, de surface occupée » (Charles, Angap, Ambanja, H1A, 1).
Selon un pionnier établi dans la zone intermédiaire, les terrains de Biromba auraient pu suffire pour nourrir la population existante à l’époque, mais comme l’arrivée d’autres migrants les a mis en concurrence pour la terre, tout le monde a fini par franchir les limites :
« Les gens d’ici, 15 ans plus tôt, ils ne cultivaient pas tellement dans ces bongo [montagne, colline], parce que la plupart des gens étaient des autochtones, ils avaient des terrains en bas pour la plupart, mais quand les nombreux étrangers sont venus de Sofia, des concurrents en quelque sorte, pour conquérir les bongo, c’est pour cela que les autochtones sont entrés là-bas, ah, nous les autochtones, on ne va pas y entrer, on va laisser les étrangers devenir les propriétaires, ils les ont concurrencés ... et ils se sont disputés le terrain, c’est pour cela que les gens sont entrés là-dedans, mais les autochtones, ils n’y sont pas pénétrés » (Adany Hely, Biromba, H5B, 3-4).
Les premiers défricheurs à l’intérieur de l’aire protégée sont soit des gens arrivés trop tard pour obtenir une parcelle à Biromba, soit des exploitants à Biromba même qui ont décidé de prendre de nouvelles parcelles dans la réserve parce qu’ils avaient obtenu les terres les moins bonnes à Biromba. Les terrains situés dans le bassin versant de Biromba constituent donc un seul front de déforestation avec ceux à l’intérieur de la réserve. Les utilisations agricoles sont les mêmes et dans l’ensemble des exploitations on retrouve mêmes types de travail en commun, notamment l’entraide pour les travaux agricoles, de même que différents types de transactions foncières qui vont des prêts de terre aux ventes de terre et de cultures, en passant par le partage des cultures pérennes et des formes déguisées de métayage.
La différence réside plutôt dans les conditions juridiques officielles dans lesquelles les terres ont été occupées. A Biromba, des parcelles individuelles avaient été distribuées sous la supervision du chef de cantonnement forestier, puis délimitées par la plantation d’arbres. Dans la réserve, les limites des exploitations sont convenues de commun accord entre les défricheurs pionniers, ce qui ne signifie pas que les agents de l’Etat restent en dehors du processus, comme nous le verrons plus tard. La différence ne se manifeste pas directement dans les rapports entre les groupes autochtone et migrant qui sont par ailleurs difficile à distinguer objectivement, même si à l’intérieur de la réserve, les pionniers récents et venus de plus loin sont plus nombreux qu’à Biromba. Le pionniers qui se sont installés dans la réserve forment un groupe hétérogène, qui comporte à la fois des descendants (fils, petit-fils) d’anciens migrants venus des villages de la vallée et des migrants récents de régions plus éloignées (Tsimihety essentiellement, mais aussi Antemoro, Betsimisaraka ou autres). Les migrants arrivent en petits groupes, mais en général sans liens de parenté préalables. Ils se départagent la terre en délimitant des exploitations individuelles de plusieurs hectares, en se constituant ainsi une réserve foncière qui sera défrichée progressivement.
« Les gens, les nouveaux arrivés, et qui viennent là, il y a les anciens qui sont déjà installés là, c’est les anciens qui vont distribuer la forêt. Parce que lui, on considère que c’est ...comme une distribution de terrain ici, comme service des domaines. Et quand ils ont possédé des morceaux de terrains comme ça, et il a dit que c’est tous les alentours là, appartiennent à eux, c’est lui qui vont distribuer là, aux nouveaux arrivés. […] Ils ne prêtent pas. Mais c’est qu’il y a des conditions, seulement. Quand il y a un terrain vacant, là, donc, les anciens vont distribuer là. Parce qu’il dit que voilà, cette forêt là, même de 30 ha ou de 50 ha, il a dit que tous les alentours ça appartient à lui. Et là, lui, il donne les décisions, fait la répartition de mesures illégales, voilà, s’il y a par exemple un petit ruisseau, bon, cette petit ruisseau là, le nom, comme le nom indique le petit ruisseau, après il a délimité encore comme délimitation du terrain. Alors, il va limiter comme ça. Et après, il a cédé ces terrains à ces nouveaux arrivés » (Chef triage forestier, Bemaneviky, H6B, 4).
Certains des nouveaux arrivants commencent par travailler sur les terres des anciens pendant quelques années avant de défricher pour leur propre compte. Une fois établis plus durablement, ils se répartissent par familles restreintes, mais on peut trouver des hôtes plus ou moins temporaires dans les exploitations, ces personnes qui ont rejoint quelqu’un qu’ils connaissent, et qui plus tard partiront plus loin dans la forêt pour défricher à leur tour. Les arrangements entre eux sont de deux sortes. Le contrat le plus fréquent est le prêt saisonnier pour la culture du riz de parcelles récemment ou non encore défrichées, l’emprunteur n’étant pas autorisé à planter des cultures arbustives pérennes. Selon les cas, des contreparties en nature ou en argent changent les prêts en métayages ou en locations déguisés. Un deuxième type de prêt de terre vise la plantation par le preneur de caféiers sur une parcelle déjà pourvue d’arbres d’ombrage et débouche sur un partage à moitié des récoltes au moment où les arbres commencent à produire. Selon P. Ranjatson, « les liens parentaux valent moins que la reconnaissance et la confiance mutuelle, et ce malgré le fait que quelques défricheurs viennent quand même ensemble avec quelques parents, par exemple cousins ou oncles » (Ranjatson, 2004 : 8). Le droit foncier n’est pas issu d’une coutume lignagère traditionnelle mais crée « sur le tas » par des contrats de prêt, location ou métayage, les rapports entre les occupants étant défini par la séniorité de la résidence. La parenté par la résidence permet d’intégrer d'autres personnes qui ne sont pas arrivées en même temps dans la forêt, les premiers venus appelant d'autres à les rejoindre plus tard sur le front de déforestation. L’acquisition des droits fonciers n’est jamais originaire, mais doit toujours passer par l’intermédiaire de ceux qui ont déjà défriché. Quand nous vérifions cette interprétation auprès du chef de zone du Ministère de l’agriculture en lui demandant si des nouveaux venus ne s’étaient pas parfois introduits directement dans la forêt, il nous a répondu :
Non, ce n’est pas possible, il y a toujours un leader, parce que les pionniers, ils ont habité chez des gens qui emploient des gens, qui partageaient le café en bas ; et quand ils y ont habité pour assez de temps, deux ou trois ans, ils vont prospecter les forêts, et ils trouvent des terrains libres, puis ils vont demander l’autorisation chez les autochtones. Donc, les nouveaux venus, ils habitaient chez vous, parce que vous, vous y étiez avant, et ils cultivaient sur vos terrains, jusqu’à ce que le terrain soit infertile, et c’était ce qu’ils faisaient, et quand le terrain est infertile, ils disent qu’ils sont de la société, mais du point de vue administratif, le terrain est toujours domanial. […] Oui, oui ils ont demandé, avec l’accord des gens aux alentours mais non pas avec l’accord des gens du service des Eaux et forêts mais les gens dans le village. Non il n’y a pas d’organisation bien mais ceux qui viennent avant reçoivent les nouveaux venus, c'est-à-dire que les nouveaux se dirigent vers les anciens. Non, il n’y avait pas d’arrangements, mais pour ceux qui venaient pour entrer en haut, les autochtones leur donnaient l’autorisation, mais il n’y avait ni arrangements ni conditions (Chef de zone, Ministère de l’Agriculture, Bemaneviky, H5B, 4-6).
Les liens sociaux sur le front de déforestation se présentent à première vue comme des rapports individualisés entre défricheurs entourés de quelques dépendants. Mais il y a en fait une communauté organisée autour des anciens défricheurs. Bien que les gens disent que tout nouvel arrivant a le droit de cultiver dans la forêt, l’appartenance à la communauté résidentielle est conditionnée par une familiarité préalable avec au moins un ancien défricheur. Ces derniers font venir de nouveaux défricheurs pour travailler chez eux ou, au moins, les nouveaux peuvent se joindre aux anciens seulement parce qu’ils les connaissent. Tout nouvel arrivant ne va donc pas directement se livrer à ses propres défrichements. Dans la perspective du migrant preneur de terre, le temps de travail chez un ancien est une condition pour avoir accès à une terre et pour devenir lui-même pionnier un jour. Dans la perspective du pionnier bailleur, qui est celle de tous les pionniers anciens et à venir, ce mode de socialisation répond à une stratégie de « conquête de terres par migrants interposés » (Fauroux, 1999 : 150)[160]. L’organisation du travail dans les exploitations familiales implique deux types d’ayants droit, les premiers occupants propriétaires coutumiers de l’exploitation et les migrants plus récents preneurs de terre. Les patrimoines fonciers des arrivants sont hiérarchiquement inférieurs aux patrimoines fonciers des pionniers dans lesquels ils sont compris spatialement, et portent sur les cultures plantées sur les parcelles prêtées. La hiérarchie constitutive de la communauté locale est relativisée par le fait que les positions de « cadet » et « d’aîné » sont occupées successivement par une même personne dans l’espace de quelques années. La différenciation hiérarchique entre anciens pionniers et nouveaux venus existe seulement dans les rapports internes à l’exploitation. Dans les rapports avec l’administration, chacun est considéré comme un membre égal de la communauté pionnière.
Quand un migrant arrive sur la frontière, il sillonne déjà la forêt pour repérer les bonnes terres[161]. Cette phase peut prendre quelques années pendant lesquelles il cultive temporairement sur la terre d’un ancien défricheur ou s’y rend régulièrement pour certains travaux agricoles ou pour acheminer les produits dans la plaine. Pendant ce temps, il se renseigne sur les endroits qui sont déjà appropriés. Quand il a trouvé une place libre, il défriche une petite parcelle et plante éventuellement déjà quelque chose. A ce moment, il est encore établi ailleurs. Si personne ne s’oppose à ses intentions, il étend progressivement son défrichement et finit par s’installer. C’est ainsi que s’étend le défrichement dans l’espace :
« Quand nous étions là-bas, nous avons dit... par exemple, si moi, je suis un nouveau qui vient de là-bas, et eux, ils y ont été depuis longtemps, nous demandons, est-ce qu’il y a une parcelle encore inoccupée libre par ici, ah, le terrain est très vaste ici, de mon côté c’est en partie libre, et je demande, il y a une forêt ? ah, il y a une forêt très dense ! oui, c’est encore vaste, cela peut nous desservir à tous ici, et quand je l’entends dire cela, il me demande vous allez là-bas ? oui, allons-y, et là, vous pouvez y aller, et il y va, j’y vais aussi, je lui demande si c’était à lui avant, ils dit qu’il y a déjà été ! il dit qu’il y a une forêt, vous, vous voulez travailler, et il m’a emmené dans la forêt, voilà, je vous fais confiance, quoi que vous fassiez, donc il n’y a pas de demande à faire, on s’accorde verbalement, c’est ce qu’il fait, et après, moi, je m’installe, je m’installe là où la personne s’est installé avant, j’habite là-bas parce que moi, je n’arrive pas encore à bâtir une maison, mais je suis déjà content, je peux cultiver dans ma parcelle même de défrichement, et après cela seulement, je le quitte, puis, je demande, il y a encore une forêt ? il y en a, donc je vais encore là-bas, puis il vient me voir, il vient ici, il s’installe chez moi aussi, il y habite […] » (Jaofaly, Bemahaleny, H4A, 6-7).
L’acte matériel d’appropriation foncière se réalise à travers une forme d’entraide :
« On doit y aller avec d’autres personnes parce que c’est à eux ... je ne sais pas ... la manière dont ils défrichent, c’est vraiment bizarre pour ceux dans la partie sud ... ici, on ne coupe pas directement l’arbre, mais avant, on le fait sur les petits et les régénérations, mais à la fin seulement, on s’occupe des grands or c’est ceux-là qu’ils coupent [en premier] et après ils enlèvent les arbres qui les suivent, ceux qui sont de la taille d’un homme : on met des entailles et on les laisse là, il y en a qui emmènent, cela couvre des hectares, et après pour l’arbre le plus grand en haut, ils vont tous l’abattre ensemble, c’est comme cela qu’ils le font » (Rasoa, Biromba,H4B, 11).
Cette pratique peut donner l’impression que, lorsque les migrants arrivent à plusieurs, ils commencent par défricher ensemble et ne se départagent définitivement la terre que par la suite. En réalité, l’entraide lors des défrichements ne signifie pas que la terre soit appropriée en commun. Chaque défricheur a pour objectif de constituer à terme sa propre exploitation que lui et ses dépendants pourront mettre en valeur. Nous verrons cependant que l’extension définitive d’une exploitation familiale est généralement moindre par rapport aux limites des surfaces boisées initialement occupées par un ou plusieurs pionniers. L’entraide à l’occasion des défrichements a deux fonctions. Premièrement, l’entraide est indispensable en raison de la charge de travail considérable que représente le défrichement. Tous les pionniers affirment que le défrichement est le travail le plus dur. Ils unissent alors leurs efforts pour initier la mise en valeur de la terre, ce qui facilite à chacun l’initiation de l’exploitation agricole :
« dans la plupart des cas, il est difficile de mettre ces forêts en valeur, il pourrait survenir des accidents alors chacun doit bien savoir reconnaître les limites de ses forêts, ici c’est celle d’untel et ainsi de suite ... donc quand je dis que je vais valoriser les miennes ici, alors tout le monde doit se mettre au courant et dégager les empiètements, impliquant que nous on connaît vos terres ... vous voulez les cultiver ? on dégage, on sait cela ; ainsi si un nouveau se pointe pour vous ennuyer on saura tous se réunir pour vous défendre pour vos terres et dire qu’il est fautif puisque c’est déjà ... la forêt est la vôtre quoi, et on fait cela pour notre intérêt à tous car le cas peut survenir à vous comme à moi, si une personne va toucher mes forêts illicitement alors tout le monde va intervenir donc c’est cela la restriction vous voyez, personne ne peut entrer ... ce sont nos règles, on se fait nos réserves, disons un hectare pour une année, et deux hectares encore restantes pour les deux années à venir » (Rasoa, Biromba, H4B, 11).
Le deuxième but de l’entraide est de fixer définitivement et de rendre publiques les limites des exploitations familiales. Elle n’implique de ce fait pas uniquement de nouveaux migrants qui arrivent à plusieurs, ainsi que le remarque P. Ranjatson, mais aussi et surtout les anciens migrants qui installent sur une terre qu’ils avaient délimitées pour leur compte de manière provisioire, des migrants plus récents ayant fait leurs preuves en travaillant pour les anciens. Le défrichement en commun fait alors naître le droit permanent du preneur de la terre défrichée tout en réaffirmant les droits du bailleur sur une forêt temporairement délimitée qu’il considère comme lui appartenant jusqu’à ce que le preneur en défriche une partie avec son accord. Autrement dit, l’ancien partage la surface délimitée auparavant avec le nouvel arrivant. L’entraide complète l’acte matériel d’appropriation par simple marquage en faisant participer d’éventuels opposants dans une constatation contradictoire des droits de chacun :
« Pour qu’il n’y ait pas d’embrouilles ? Oui, en fait … quand je suis parti d’ici, et disons que vous, vous étiez arrivé avant moi ? vous y avez déjà travaillé. Donc, je désire aussi travailler. Moi, je veux travailler là-bas, alors comment, vous vous êtes déjà installé, mais le terrain est encore libre ! c’est seulement une forêt que … donc, quand j’arrive, il me demande « combien tu veux » ? Ah combien il y a dans cette zone, vous de ce côté-ci et moi de ce côté-là. Et voilà, je peux y aller. Puis les autres gens ils demandent, on a dit que vous, vous avez déjà fait cela. D’autres gens viennent me voir. Et ces autres personnes, c’est comme celui-là là-bas, et d’autres gens viennent à leur tour. Dans la zone, vous délimitez un terrain pour qu’ils puissent travailler, et aussi un terrain pour votre propre riziculture. C’est cette partie que je garde. C’est comme cela qu’on travaille, pour qu’il n’y ait pas d’embrouilles, certains travaillent de ce côté, les autres de l’autre » (Soahely, Bemahaleny, H3B, 2).
Chaque pionnier occupe donc dans un premier temps une surface assez vaste de forêt naturelle qu’il n’a pas encore pu défricher et qu’il ne défrichera jamais, quitte à en céder une partie à des défricheurs venant après lui. Ce ne sont que les forêts restantes qui vont finalement constituer sa propre exploitation et lui servir de réserve foncière pour ses propres travaux agricoles dans les années à venir ou pour faire travailler des migrants sur des parcelles prêtées.
« Oui, disons qu’ici selon les explications que vous avez eu, une fois que vous voulez travailler, le propriétaire qui était avant vous s’empressera de venir aussi, et ils vont délimiter les terrains non encore appropriés et là intervient le « oui, c’est ici, » qu’ils disent « ah oui, mais vos terres s’étendent jusqu’où ? » « jusqu’au tazoa, de l’autre côté ». Et en dehors de cette limite, on peut entrer sans encombre, et ainsi de suite pour ceux qui vont venir après le dernier venu. Et donc vous voyez, c’est un cas très fréquent par ici, en une année une personne succède une autre, puis l’année d’après il y en aura d’autres nouveaux venus alors que le tout premier doit encore gérer sa forêt, celle qu’il a estimé tenir pour trois ou quatre années, et déjà d’autres personnes sont déjà placées quelque part » (Rasoa, Biromba, H4B, 9-10).
La qualification des maîtrises foncières nées de la première occupation et délimitation d’une surface boisée pose problème, vu la rapidité avec laquelle les personnes se succèdent les unes aux autres, alors que le tout premier doit encore gérer sa forêt. A la différence des parcelles de culture, et à un moindre degré les jachères, les surfaces boisées délimitées lors de la première occupation ne portent aucune trace d’une mise en valeur. De ce point de vue, il est surprenant de constater que ces forêts naturelles n’entraînent pas de conflits d’accès entre les anciens et les nouveaux défricheurs. L’entraide à l’occasion des défrichements est-elle suffisante pour sécuriser les limites de chaque réserves foncière ? Ainsi que nous l’a rappelé J.-P. Jacob, il existe des fonds de terre qui agissent comme des catégories juridiques de niveau supérieur (leur appropriation n'est pas justifiée par le travail qui y a été investi puisqu'il s'agit de réserves) rendues nécessaires par l'obligation d'affirmer un pouvoir englobant[162]. Faute de cela, la propriété du premier venu se dissoudrait dans la pluralité des exploitations de parcelles et des droits dont les exploitants preneurs pourraient arguer du seul fait des efforts investis. Or c’est justement une telle dissolution qui risque de se produire à Manongarivo : en l’absence de lignages fondateurs détenteurs de droits ancestraux, la seule manière de justifier des droits sur une réserve est d’arguer des efforts investis préalablement en travaillant les terres d’un ancien pionnier. Ces conceptions s’éloignent considérablement de la définition précitée de la « terre du lignage », maîtrise foncière originelle qui constitue le paradigme du droit permanent des études foncières africanistes. Même si l’entraide à l’occasion des défrichements confère une publicité aux délimitations,
« Il n’y a pas de garantie ... c’est la vie sociale qui dicte cela, alors personne n’ose empiéter les limites ... et encore, vous ne pourrez pas vraiment établir des limites comme quoi vos terres seront vraiment distinctes mais ... c’est juste que les limites sont donc en contrebas de la vallée, c’est à vous de les montrer à ceux qui vont venir, et ceux là à partir de ce moment n’ont vraiment plus le droit d’empiéter dans vos terres, dans vos forêts » (Rasoa, Biromba, H4B, 11).
Pour autant, le fait que chacun doive arguer en dernière analyse des efforts investis ne dissout pas la propriété du premier venu sur sa réserve foncière dans la pluralité des parcelles mises en valeur à la fois par les premiers venus et par ceux qui sont arrivés plus tard. La preuve la plus visible du caractère supérieur du droit sur la réserve foncière est que la première occupation des terres respecte tous les critères habituels d’une acquisition originaire. L’individu commence par défricher une petite parcelle qui servira d’indice pour montrer ses intentions aux autres. Tout nouveau venu se doit de s’informer auprès des anciens défricheurs avant de s’installer pour limiter les risques de chevauchement ultérieur des parcelles. Il délimite ensuite une surface à sa convenance pouvant aller jusqu’à cinq hectares.
« Lui il doit encore s’assurer d’avoir de la réserve en forêt pour pouvoir travailler pendant trois ou quatre années ; donc ce sont des forêts encore intouchées, vivantes ... donc il y établit vraiment des conditions selon lesquelles ceux qui vont venir après lui devraient lui demander la permission, personne ne pourra entrer sinon ... et encore, ceux qui viennent derrière devront se trouver d’autres places libres » (Rasoa, Biromba, H4B, 10).
Lorsque les migrants entrent à plusieurs dans la forêt, ils se partagent la terre en se mettant d’accord sur des limites naturelles comme des crêtes ou des petits cours d’eaux. Le cas peut se présenter ou deux personnes qui occupent des terrains contigus marquent les arbres en guise de limite, ce qui permet à plusieurs personnes de travailler sur un même versant de colline (Muttenzer et Ranjatson, 2001 : 4). Mais l’appropriation originaire de la surface délimitée reste théorique tant que la majorité des parcelles n’ont pas été défrichées à son intérieur. Bien que les délimitations individuelles peuvent être assez vastes, l’appropriation définitive est soumise à l’exigence de la mise en valeur. Les droits sur une réserve issus de la première occupation ne sont pas définitifs, mais demandent par la suite à être justifiés par les besoins et la capacité individuelle de la mettre en valeur. L’extension de la surface maximale pouvant être délimitée par un individu puis approprié définitivement à travers le défrichement dépend dans la pratique de sa force de travail et donc du nombre de dépendants dont il dispose pour les travaux.
« Ce n’est pas limité, parce que les plus forts en obtenaient plus, les plus faibles, ils n’arrivaient par exemple à faire qu’un hectare et demi à peu près par an, et si c’est une personne assez paresseuse, il se peut que ce soit uniquement 30 ares, ceux qui travaillaient beaucoup, ils obtenaient de grandes parcelles, parce qu’ils se peut qu’il travaille 1ha par an et quatre ans après, il obtient 4 hectares. Mais les gens qui ne travaillaient pas tellement, puisque en une année, ils ne faisaient que trente ares, en une année, il se peut qu’il n’obtienne qu’un hectare seulement après quatre ans » (Rasoa, Biromba, H4B, 8-9).
« Une personne n’arrive pas à travailler tout de suite dans les 1 ou 2 ha, mais disons qu’il touche à 2 ha ici, l’année prochaine, il va en faire deux autres, dans une autre parcelle là-bas, parce que c’est déjà cultivé, mais il ne fait que bloquer le terrain pour les premières parcelles, c’est comme cela pour une personne, donc pour la surface totale, ce qui est titré pour une personne, disons que c’est environ 4 ha par personne, oui, en moyenne » (Sylvain, Angap, H6A, 3).
Les limites de la réserve foncière issue de la première occupation par le fondateur pionnier ne sont pas fixées une fois pour toutes, mais l’extension définitive d’une propriété familiale se concrétise au fur et à mesure que l’arrivée d’autres migrants sature le territoire. Après avoir provisoirement délimité une surface trop grande, chaque exploitant ne garde à terme que des réserves foncières suffisantes pour nourrir sa famille. Le droit permanent du premier défricheur sur une propriété familiale est second par rapport à un droit temporaire issu de la délimitation commune d’une réserve de forêt naturelle dont seulement une partie pourra être définitivement appropriée, en anticipation d’une mise en valeur du restant par des pionniers plus récents qui arriveront les années suivantes[163]. La redistribution successive envers les cadets des terres délimitées par les aînés assure une égalité substantielle dans les rapports entre pionniers anciens et nouveaux venus. Puisque cette égalité repose sur le changement de statut nouveau venus après quelque temps, elle ne remet pas en cause la hiérarchie entre aînés et cadets qui fonde le projet politique local d’une conquête de terres par migrants interposés. La coutume traditionnelle d’attribuer aux membres du lignage le droit de culture sur la terre du lignage prend ici la forme d’une attribution de terre à titre de don par un pionnier aîné à un pionnier cadet[164]. Des terres du lignage traditionnelles supposées stables à travers des générations ne sont pas les seules catégories juridiques « de niveau supérieur » concevables. Elles ne pourraient l’être dans une communauté sans lignages ni familles étendues dont le territoire est vieux de trente ans pour les occupations les plus anciennes. Mais chacune de ces délimitations pionnières peut être considérée comme une propriété familiale en voie de constitution, qui deviendra une « terre ancestrale » lorsque’elle sera transmise aux descendants du fondateur.
La délimitation de la réserve foncière est susceptible d’être modifiée et la maîtrise foncière sur elle reste floue tant que les parcelles à l’intérieur n’ont pas été défrichées. Au terme de la transformation de cette réserve foncière, chaque exploitation familiale sera composée des parcelles restantes de forêt primaire, de jachères couvertes de végétation secondaires, de cultures annuelles et de cultures pérennes. De la maîtrise sur l’ensemble de la réserve ou l’exploitation familiale, il faut ainsi distinguer les maîtrises foncières qui portent sur chacune des parcelles exploitées, sous la forme de droits de culture ou de droits d’usage forestiers. Ces usages concernent essentiellement le prélèvement de produits forestiers ligneux (bois de construction) et non ligneux (pharmacopée). Selon certains témoignages, la récolte de ces produits est libre dans les forêts naturelles et les jachères. Selon d’autres informateurs, le prélèvement des produits des jachères et des lambeaux de forêt qui se trouvent dans les limites d’une réserve personnelle reviendraient à celui qui les a défrichées et ce serait lui qui décide des arrangements dans le cas où quelqu’un veut prendre un produit dans les limites de son exploitation[165]. La question est théorique car, de toute façon, les surfaces de forêt délimitées sont si étendues qu’elles suffisent pour couvrir les besoins individuels de chaque pionnier.
Le principal usage de la forêt est le défrichement en vue de la culture du riz de montagne et des produits complémentaires comme le manioc ou le tarot, suivie après quelques années de la plantation de caféiers et cacaoyers. Les jeunes en âge de travailler cultivent dans l’exploitation de leur père, mais il arrive qu’ils défrichent de la forêt à leur propre compte. Les produits agricoles reviennent entièrement aux planteur même lorsque celui-ci ne travaille pas sa propre terre. En échange, le preneur doit les prémices (« le grain du riz », « rendre la semence ») ou une somme d’argent qui semble trop bas pour pouvoir qualifier le prêt de location. Les prêts et locations de terre sont courants, mais les témoignages en minimisent systématiquement l’importance en les présentant comme une forme d’entraide. Dans un premier type de prêt la plantation d’arbres pérennes est strictement interdite. Les prêts sont saisonniers ou en tout cas limités dans la durée, mais ils facilitent aux preneurs l’attribution définitive d’une terre selon les modalités de la première occupation décrites plus haut. Un second type de contrat agraire sont les prêts de terre en vue de plantation de cultures arbustives pérennes qui débouchent toujours sur le partage des cultures entre bailleur et preneur. La vente de terres déjà cultivées en arbustes pérennes de rente (café, cacao) peut avoir lieu, comme parfois la vente de jachères ou de parcelles de forêt primaire. Le dernier cas est un phénomène récent et il n’est pas courant dans la mesure où faute de mise en valeur la forêt risque d’être considérée comme appartenant à personne en particulier (propriété commune).
Le modèle de succession de cultures annuelles et pérennes s’observe aussi bien à l’intérieur de la réserve que dans la zone intermédiaire. Il est difficile de préjuger de l’importance relative accordée au riz et aux produits de rente parce que les conditions du sol et l’âge des exploitations ne sont pas partout les mêmes. Une typologie de différentes stratégies foncières peut néanmoins être tentée. Sur la base d’une comparaison entre différentes exploitations, P. Ranjatson proposait d’en retenir les trois suivantes :
- L’attitude plutôt réactive des « Ankolana hely » ou « Keliantsy », un groupe de personnes marginales qui travaillent peu la terre (très peu de riziculture et de cultures de rente). La chasse et la pêche font partie de leur mode de vie. Ils font partie des tout premiers occupants de Biromba où leur territoire reste encore assez boisé, en comparaison avec ceux de leurs voisins dans le même bassin versant. Des personnes appartenant à ce groupe vendent une part de plus en plus importante de leurs terres aux « grands propriétaires » de Biromba.
- La stratégie d’extension maximale de cultures de rente : c’est en général le cas des exploitations en amont du bassin versant de Biromba où le café et le cacao couvent de grandes étendues. Ce sont des gens qui veulent tirer un maximum de profit des cultures de rente ;
- Une stratégie opportuniste visant à se constituer des réserves foncières : elle caractérise notamment les individus ayant occupé l’aval du bassin versant de Biromba depuis l’autorisation verbale du chef de cantonnement forestier en 1975. La différence avec la catégorie précédente est qu’ils cultivent moins, la majorité de leur territoire étant en jachère. Sous la réserve des contraintes du sol pour les cultures de rente, il semble que ces personnes ont saisi l’opportunité pour étendre leurs terres à Biromba alors qu’ils avaient encore de quoi subsister dans la plaine (Muttenzer et Ranjatson, 2001 : 4-5).
Cette typologie des stratégies foncières résulte d’une comparaison des exploitations observées à Biromba et il est impossible de le projeter sur les terrains à l’intérieur de l’aire protégée où les exploitations sont plus récentes et les conditions des sols variables. Mais on peut supposer que des stratégies similaires existent au delà de la crête qui sépare Biromba des terrains de Befalafa et Bemahaleny. Pour en comprendre la logique, essayons d’identifier les principales contraintes ou facteurs limitants mentionnés par les cultivateurs eux-mêmes. Quand nous posions la question aux anciens occupants de l’aire protégée selon quels principes ils affectaient les parcelles qui composent une exploitation à différents usages agricoles, les réponses étaient les suivantes :
« Il commence juste à défricher, il ne cultive pas encore, mais quand il cultive, il commence ici, c’est le riz sur le premier terrain de culture, oui, seulement le riz, on ne fait rien encore, ils faut cultiver du riz pour commencer à travailler, après avoir défriché, c’est juste ce qu’ils ont fait mais il n’y avait pas tellement d’autres spéculations, pas de café, pas trop de choses, le choix était impossible, c’était tout ce qu’on y faisait » (Soahely, Befalafa, H4A, 7).
« La culture la plus plantée, c’est le riz, parce que c’est ce que les gens aiment surtout là-bas, le riz. Quand il n’y a pas encore autre chose, ils font toujours du riz, et après vient le café, puis à la fin le cacao … la vanille se fait un peu, un peu c’est pas trop nombreux je veux dire, parce que les cultivateurs de vanilliers ne sont pas très nombreux […] la vanille, il y en a beaucoup mais ils ne fructifient pas tellement, mais le riz est le plus cultivé là, pour tout le monde c’est la riziculture, les autres cultures, il y en a qui en font pas, mais le riz, tout le monde en fait » (Adany Hely, Biromba, H5B,1).
« Quoique vous plantiez, ça pousse dans cette forêt … La vigne, le café, le manioc, tout ce qui peut être cultivé dans cette zone ! les petites cultures, le riz aussi on en faisait un peu […], sahogo, manioc, katakata (banane), canne à sucre, bambous » (Jaosolo, Befalafa, H2B, 3).
« en général, je pense, les tanety deviennent des cultures … il y a beaucoup de cultures sur les terrains, mais il y a des parcelles qui restent et ce sont des sols détériorés, on n’en trouve plus de bons, parce que sur les terres, on trouve des cultures partout, le sol est mauvais, il y a des cailloux, c’est tout ce qui reste dans la forêt. […] il travaille sur ses rizières seulement, après avoir fait quelques cultures sur les savoka (jachères), mais le terrain, après être passé de main en main pour des cultures successives, le sol se détériore » (Adany Hely, Biromba, H5B, 2).
Il ne semble pas que le passage aux cultures de rente dans les terroirs à l’intérieur de l’aire protégée ait été accéléré par le risque d’un conflit avec l’Etat, en tout cas pendant la première phase de colonisation dans les années 1980 quand la biodiversité n’était pas encore une préoccupation commune de l’humanité. Les choix des paysans d’investir dans les plantations de cultures pérennes plutôt que dans les cultures vivrières reflètent deux considérations de leur part. La première est liée aux qualités du sol requises pour ce type de culture. La deuxième est liée à la fluctuation du prix du café et du cacao sur le marché mondial. Quand ces prix sont en baisse, les gens se concentrent sur la production vivrière. Quand les prix sont élevés, un nombre plus important de jachères seront transformées en caféières ou cacaoyères et la production s’intensifie. Cependant, ces fluctuations de prix et l’intensification ou l’extensification de la production caféière n’ont pas d’incidence sur les surfaces de forêt naturelle défrichées chaque année. L’extension spatiale des terroirs répond d’abord à une logique de subsistance. Les terres sont replantées avec des arbustes pérennes lorsqu’elles sont devenues inutiles pour la riziculture faute de compensation des pertes de fertilité. Cette logique de subsistance (qui englobe des composantes de production marchande) exclut par ailleurs toute forme de culture extensive avec jachères longues dans la mesure où les activités s’exercent dans une situation de compétition foncière entre générations successives de migrants. Les droits sur les jachères anciennes des premiers occupants risqueraient d’être contestés à tout moment par les nouveaux venus faute de traces suffisamment récentes d’une mise en valeur. Dans ces conditions, une gestion durable de l’espace forestier (ou la conservation intégrée d’un paysage multifonctionnel selon le jargon du CIFOR) ne pourrait être envisagée même si les filières café et cacao n’existaient pas[166].
La solution du droit coutumier pour gérer les risques liés à la compétition foncière la solution coutumière est le rapport de clientèle entre générations de migrants successives. Il en résulte une organisation à deux niveaux où seuls les aînés exercent des droits sur des exploitations familiales, tandis que les droits de culture sont exercés aussi bien par les aînés que par les cadets. En différant dans le temps l’accès des nouveaux venus à la propriété foncière, les relations quasi statutaires entre pionniers aînés et pionniers cadets instituent une division du travail favorable à la transformation des réserves foncières personnelles en unités d’exploitation familiales viables. Le système à deux niveaux permet une affectation efficace de la main-d’œuvre à différentes catégories de fonds, qui tient compte du besoin d’étendre les défrichements pour accueillir plus de familles et de transformer les terres défrichées en plantations pérennes des familles déjà établies. Les différentes étapes de la transition agraire de la forêt naturelle jusqu’aux plantations pérennes, en passant par les cultures vivrières se reflètent dans les deux principaux types de contrats agraires ou d’arrangements contractuels. Le terme d’arrangement paraît plus approprié parce que les rapports entre bailleurs et preneurs comportent successivement plusieurs contrats distincts.
Le premier arrangement contractuel est constitué par les prêts saisonniers de terres défrichées à un cadet, suivis après quelques saisons d’un don de terres en friches qui fera de ce cadet un aîné[167]. L’arrangement permet affecter la main d’œuvre des cadets à la riziculture sur les parcelles défrichées (on parle aussi de prestations comme éclaircir le terrain ou de planter des arbres d’ombrage) et à libérer celle des aînés pour les défrichements (seul le défrichement personnel crée le droit permanent). Nous ne reviendrons plus sur les dons de terres qui se font selon les modalités de l’appropriation originaire décrite dans la section précédente. Mais ces dons sont toujours précédés des emprunts d’autres terres par le donataire. Ainsi le contrat coutumier le plus fréquent à Manongarivo est-il le prêt de terre pour la culture du riz pluvial ou de cultures complémentaires (manioc, tarot). Sa durée ne dépasse généralement pas une ou deux saisons et il est assorti d’une interdiction stricte de planter des cultures pérennes. Les informateurs qu’ils soient bailleurs ou preneurs hésitent à appeler ces prêts par leur nom et les présentent comme une option à laquelle ils ne recouraient qu’en cas de nécessité. La justification avancée est soit que le bailleur ne disposait pas de la force de travail suffisante pour cultiver la terre lui-même, soit que son preneur était dans le besoin :
« Disons que moi, j’ai un terrain. Donc il y a quelqu’un d’une autre région, il arrive ici et il demande « où est-ce que je peux m’installer pour établir ma propre place ? » Vous, vous vous êtes introduit ici avant, et moi, je suis emprunteur, je m’attends à recevoir une parcelle. Il emprunte une grande parcelle là-bas et vous défrichez la forêt ici. C’est ce qui se passe quand il y en a, mais quand il y en a pas, il continue son chemin, mais il ne peut pas s’introduire dans ma parcelle ici. Sinon il y aurait des problèmes. S’il n’y en a pas, il est refusé parce que cette parcelle est à moi. « Ah, moi, je ne vais pas rester longtemps, mais moi, j’ai entendu que vous vous êtes installé ici avant moi, et je sais qu’il y a des places disponibles que j’ai prospectées, je voudrais défricher ici à vos côtés. Ainsi, j’aurai un peu de travail, et je pourrai cultiver du riz ». « Vous pouvez aller de ce côté, défricher, cultiver du riz. Vous ne pouvez cultiver rien d’autre. A part le riz. Vous comprenez, le riz, c’est tout ! » (Soahely, Bemahaleny, H3B).
« Oui je prête toujours pour quiconque veut cultiver du riz. Quelquefois, c’est un an, quelquefois, c’est deux » (Jaosolo, Befalafa, H2B, 4).
« Sur mes terres ? Il y en avait beaucoup qui cultivaient pour une année, et ils s’en allaient. Puis d’autres viennent et s’en vont aussi » (Jaosolo, Befalafa, H2B, 3).
« Oui, quelque fois, le prêt de terrain, c’est pour une campagne que l’énergie s’investit là-dedans, sur une parcelle, c’est comme cela que j’emprunte les terrains aux gens, mais je ne vais pas m’étaler sur le délai là-dessus » (Sylvain, Angap, H6A, 5).
« Si cette personne était chez moi, c’est parce qu’il ne peut cultiver que du riz, s’il cultive autre chose, c’est qu’il veut se battre » (Sylvens, Remy et Doara, Bemahaleny, H8A, 3).
« Il y en a, mais pour moi, cela devient…on ne peut pas faire cela. Parce que j’ai neuf enfants qui travaillent aussi. Et ils travaillent chez moi. Oui, et c’est pour cela que je ne peux pas encore… » (Tongozo, Biromba, H3A, 7).
« C’est en fonction du comportement que vous essayez de prévoir. Parce qu’il y a des gens qui sont visiblement plutôt intéressés à s’accaparer vos terres. Dans ce cas, vous ne l’autorisez pas à défricher, vous lui donnez une parcelle de savoka (jachère) où vous avez déjà fait des cultures. Quand vous n’avez pas confiance en lui, vous ne lui donnez pas de forêt. Vous lui donnez du savoka » (Soahely, Bemahaleny, H3B, 7).
« Ils ne brûlaient pas… ils cultivaient, mais ils ne faisaient pas de brûlis pour le riz, ils demandaient juste une parcelle pour cultiver du riz » (Jaosolo, H2B, 5)
Les prêts de terre sont présentés comme une forme d’entraide sans autre conditions, ou en tout cas la contrepartie n’est pas présentée comme une contrepartie, la justification étant qu’il s’agit d’un arrangement « entre être humains ». Ils s’accompagnent souvent de prêts de semence désignés localement sous le nom de mangala voam-bary (prendre des grains de riz) :
« On ne donne pas de paddy mais on s’arrange entre êtres humains, ils empruntent la terre donnée à bail [mindrana tany mamondro], quand le riz est produit, il y a un arrangement entre eux en tant qu’êtres humains, pour cultiver » (Adany Hely, Biromba, H5A, 10).
« Non, ils ne paient pas d’argent, […] ce que je fais par exemple, si je n’ai pas de semence, et qu’ici il y en a, il a une parcelle, il me donne une parcelle pour que je puisse cultiver » (Sylvens, Remy et Doara, Bemahaleny, H8A, 3)
« Pour les gens qui empruntaient des terrains, si organisation il y a eu, ce n’était pas du genre partage de la production rizicole, mais quand il cultive, il prend des semences de riz. Mais avec moi il n’y a pas eu trop de gens qui ont fait cela, c’est-à-dire que j’en ai profité pour éclaircir mon terrain, là où je désire cultiver. Par exemple, j’en profite pour pouvoir cultiver café, cacao et riz. C’est ça, le sens » (Soahely, Bemahaleny, H3B, 6)
« Il y a eu beaucoup de prêts. Des prêts pour cultiver, ils prenaient des graines de paddy ici. Il y en a qui ont rendu au propriétaire qui a abattu les arbres, les parcelles sont à lui. La plupart prenaient des graines de paddy, c’est seulement en ayant des graines de paddy qu’il… pour certains, ils ont essayer d’aller là-bas [à l’intérieur de l’aire protégée] pour cultiver, mais ils n’ont pas réussi et ils sont revenus, ils habitent ici maintenant et y travaillent. Mais ceux qui peuvent le faire, ils y vont, et empruntent chez moi. Ils prennent des graines de paddy, et quand les graines arrivent, ils descendent. Pour d’autres, « vous, je ne vous prendrai rien, mais vous plantez de l’albizzia chez moi », on a mis des arbres là-dedans. Certains cultivent du bonara » (Tsimiala, Biromba, H7B, 4).
Ce type de contrat est courant dans les régions septentrionales de la côte est et ouest. La personne qui remet à un autre une certaine quantité de semences, reçoit de celle-ci, à la récolte, en remboursement de l’avance, une quantité du produit double ou triple (Dez, 1965 : 86). Le même principe se retrouve dans les métayages où c’est généralement le bailleur qui fournit la semence. Mais selon les affirmations de nos interlocuteurs, le métayage, en tant qu’obligation du preneur à rendre une partie de sa production au bailleur, et la location de terre, en tant qu’obligation du preneur de verser une somme d’argent, n'existaient pas à Manongarivo :
« Nous marchions toujours selon les coutumes malagasy. C’est ce dont on a l’habitude. On cultive et on n’a pas d’argent. Après l’année, vous me donnez de l’argent ou du riz, ou une partie de la production à chaque cycle, mais à chaque culture de riz, chaque fois qu’on plante du riz c’est comme ça … rien n’est ôté » (Jaosolo, Befalafa, H2B, 4).
« Parce que vos amis peuvent être en difficulté, et ils ont ce lien d’amitié avec vous, vous refuseriez de travailler avec eux ? Vous travaillez ensemble. Oui, 50'000, ou s’il le veut, 10'000, mais quand mes enfants ont grandi, ils ont rendu mes terres. […] Non, je n’ai rien pris. Tout est à lui … parce que moi, j’ai déjà les miens. J’emploie déjà des gens pour cela. Oui, le terrain m’appartient, mais on le partage. Je donne le terrain. Mais je n’arrive pas jusqu’à prendre une partie de leur produit. […] Ah, il se peut que cela se soit déjà passé, vous savez ! Comme quoi, travaillez ici parce que moi, je n’y arrive plus. Mais moi, je ne prête pas de terrain, soit je prends 5 tonneaux de riz, soit 50'000 FMG, et quand je suis libre chez nous, je travaille là-bas, …quand c’est mon tour, ils font cela. Ils font cela à ma production, et après je ne paie pas. On le fait ensemble » (Tongozo, Biromba, H3A, 8).
Etant donné qu’à l’origine des prêts, il y a les rapports « entre êtres humains », la seule obligation du preneur est de rendre les semences que le bailleur lui a remises. Cette interprétation peut être qualifiée de deux manières. D’une part, les prêts s’accompagnent parfois de prestations de travail consistant à éclaircir le terrain ou à planter des arbres d’ombrage pour le compte du bailleur[168]. D’autre part, la contrepartie peut prendre la forme de quelques daba de riz même qui dépasse la seule restitution de la semence, voire celle du paiement d’une somme d’argent unique ou lors de chaque récolte quand le prêt dure plusieurs saisons, auquel cas on pourrait à la rigueur parler de métayages ou de locations déguisés[169].
Le deuxième arrangement contractuel est constitué par les prêts de longue durée en vue de la plantation d’une caféière ou cacaoyère, suivis du partage à moitié de la plantation entre bailleur et preneur. Il concerne les terres défrichées qui ne sont plus occupées par des cultures vivrières. Cet arrangement permet l’entretien des terres dont la fertilité est diminuée en affectant la main d’œuvre des migrants à la transformation d’une terre appropriée par le défrichement en exploitations familiales pérennes. Lorsque le bailleur apporte un terrain qui est déjà planté d’arbres d’ombrage (albizzia, kapokier etc.), le prêt dure environ cinq ans, le temps nécessaire jusqu’à la première fructification des arbres plantés par le preneur. Le partage à moitié permet de reconnaître à la fois le droit permanent de l’aîné acquis par le défrichement et la plantation d’arbres d’ombrage et à la fois, ce qui peut paraître paradoxal, un droit permanent du cadet acquis par l’effort investi dans la terre prêtée :
« Dans les collines, à Biromba, Bemahaleny, à Befalafa, est-ce qu’il y a eu des gens qui prêtaient la terre ou faisaient louer ? » « Il n’y en avait pas. Parce que pour quiconque veut travailler il y a assez de terre. Mais ce qu’il y a eu c’est sur les savoka (jachères) où il y avait déjà de l’albizzia comme arbres tuteurs de caféiers, ils se partageaient la moitié, avec les cultivateurs. Cela arrivait jusqu’à Bemahaleny. Parce que les gens, ils doivent d’abord défricher. Après, ils plantent l’albizzia, cela prend jusqu’à cinq ans. Mais quand ils voient des albizzia adultes appartenant à d’autres personnes, il va tout de suite cultiver du café, et à la production, ils divisent le tout en deux. Sur la production après cinq années, et ils se partagent ce qu’il y a. Mais concernant le prêt de terre, des défrichements avec 5, 10 tonnelets de produits culturaux, alors qu’il ne peut pas planter ou il est malade, il donne son défrichement à quelqu’un. C’est cela le genre de chose qui arrive. Mais les prêts de terre, cela n’existe pas trop. » « Et quand il y a des arrangements du genre partage de production, est-ce qu’on choisit les gens avec qui on fait cela ? » « Oui, celui qui est prêt à le faire, mais on ne choisit pas. Celui qui veut bien cultiver sur votre terre, parce que vous avez du bois noir (albizzia), vous faites votre arrangement, vous signez les papiers en bas. Après cinq ans, quand le café entre en production, vous divisez en deux. » « Ah, cela inclut jusqu’aux papiers ? » « Oui, jusqu’aux papiers. Ils font les papiers ici au village, et après les signatures, ils cultivent. Le café fructifie après cinq ans, ils signent des papiers sur le partage, le cultivateur et le propriétaire terrien. C’est ce qui se fait, à propos de la terre, mais il n’y a pas de prêts de terre pour cultiver, non, il n’y en a pas » (Sylvain, Adjoint au maire, Ambohimarina, H5A, 1-2).
A première vue, cet arrangement contractuel ressemble à une forme de métayage. La différence par rapport au métayage est que le partage a pour objet non pas la récolte, mais les pieds de café ou de cacao plantés par le preneur. Le preneur a deux droits superposés. Dès le commencement du prêt, il acquiert un droit permanent sur la plantation au fur et à mesure de son travail jusqu’au moment du partage. En parallèle, cette acquisition originaire est cautionnée par un deuxième droit dérivé de la propriété du bailleur. Le partage de la plantation remplace ce droit dérivé par le droit permanent du preneur[170]. Il est discutable si le partage fait perdre ou non la maîtrise permanente sur le sol. Mais la question est théorique puisque la terre n’a pas de valeur indépendante de l’arbre et que l’objectif poursuivi par les deux parties est de créer des propriétés (plantations) familiales transmissibles. Je n’ai pu trouver aucune référence à ce genre de contrat dans la littérature spécialisée concernant Madagascar, et je ne sais pas si cet arrangement existe aussi dans les zones de production caféière sur la côte Est. Mais la description précédente correspond assez exactement à la définition du dibi-ma-dibi (je mange pour que tu manges) caractéristique de l’ancienne économie de plantation dans le sud-ouest du Togo. Les principales différences tiennent à ce que le partage intervienne plus tard dans le cas du dibi-ma-dibi et que le droit de jouissance est limitée à la durée physique des arbres. Selon la description de E. Gu Konu, le contrat tire son essence du principe selon laquelle le droit d’usage de la terre doit être assuré à tous les membres de la communauté dans le présent comme dans le futur, avec l’obligation, pour les allochtones surtout, d’apporter une contrepartie. En l’occurrence, la prestation porte sur un apport initial en travail induisant l’accès à des droits dérivés :
« L’immigrant crée la plantation sur une parcelle offerte par le propriétaires foncier et l’entretient. Jusqu’au moment où la production atteint son régime de croisière, il dispose de la totalité du revenu issu des premières récoltes. Ensuite, la plantation est partagée en deux parties au profit des deux acteurs dès que la production devient régulière. […] L’exploitant acquiert ainsi dans les faits un droit quasi permanent d’occupation et de jouissance sur la parcelle foncière, et peut transmettre ce droit tant que la plantation survit » (Gu Konu, 1986 : 247).
Ces arrangements contractuels sont fondés sur le principe de réciprocité des droits et des obligations de la même personne (bailleur ou preneur) caractéristique des systèmes fonciers originellement africains. Dans le cas des prêts-partages à Manongarivo, le preneur a l’obligation de vivifier la terre du bailleur en échange du droit de se nourrir à partir de cette terre. Le bailleur qui bénéficie de cette vivification doit redistribuer la terre à celui qui l’a rendue productive pour son compte. Les combinaisons de prêts et partages, ou de prêts et dons de terre, justifient, ou plutôt réalisent, l’intégration des migrants dans la communauté locale en faisant passer les preneurs du statut de cadet à celui d’aîné. Le prêt long suivi du partage de la plantation répond, de ce point de vue, à la même logique que le prêt saisonnier suivi d’un don de terre, la différence tenant au statut des parcelles concernées par les contrats : plantations familiales destinées au marché international pour le prêt long avec partage, parcelles de cultures vivrières pour les prêts saisonniers suivi d’un don. Le partage des plantations, qui répond aux besoins spécifiques de l’économie de plantation, constitue une version modernisée de la redistribution envers les cadets des réserves de terres en friches délimitées par les aînés.
La qualification des ventes coutumière pose un problème à la fois quant à l’objet et quant à la nature de la transaction. Pour que la terre soit une marchandise, elle doit pouvoir être aliénée discrétionnairement. En l’occurrence cette condition n’est pas remplie. L’interdiction de céder des fractions du patrimoine commun à des personnes étrangères au groupe résidentiel fait des ventes une forme d’acquisition dérivée du droit coutumier de propriété. Tous comme dans le cas des prêts, partages et dons, la sécurisation des droits foncier nés de la vente suppose d’abord d’intégrer les étrangers dans la communauté locale. Cette condition n’exclut pas que l’accession à la propriété coutumière puisse être monétarisée, mais signifie que les rapports marchands ne peuvent être le seul cadre du choix du partenaire. La qualification de l’objet de la vente pose un problème parce que la terre n’a pas à proprement parler une valeur d’échange, mais seulement une valeur d’usage à très long terme. Ce n’est pas la terre, mais le travail incorporé dans la terre qui a valeur d’échange comme l’affirment certains de nos interlocuteurs :
« Non, personne…ils vendaient plutôt les cultures. […] disons, je moi, je travaille à Befalafa. Moi, je ne vendrai pas mais je parle aux gens, je dis « moi j’ai des cultures, je les vends ». Vous ne choisissez pas les gens, s’ils sont prêts à acheter, c’est tout ce que vous attendez. La culture est sur la terre empruntée, il me l’achète et la partie qu’il laisse sera à moi » (Jaosolo, Befalafa, H2B, 6).
« Oui ce sont des terrains avec des cultures que les gens vendent. S’il n’y a pas de culture, il y a des albizzia qui poussent, cela forme presque la totalité des parcelles que les gens vendent, mais il ne vendent pas de terrains vides » (Tsimiala, H7B, 6).
L’absence de valeur d’échange signifie que les ventes portent sur les cultures plutôt que sur le sol. Nous avons vu que les partages qui mettent fin aux prêts de longue durée ont pour objet les plantations et non pas la terre. Or les ventes coutumières peuvent être comprises comme une forme monétarisée du partage d’une plantation où le preneur, au lieu d’incorporer son travail dans la terre du bailleur, apporte une somme d’argent équivalente. A terme, cette équivalence suppose néanmoins de trouver un substitut au processus d’intégration du preneur qui se réalise pendant la durée du prêt de terre qui précède habituellement le partage d’une plantation. La question se pose de savoir si ce type de réinterprétation est également possible pour la redistribution de réserves foncières non encore défrichées entre migrants de générations successives.
Dans une logique de colonisation agraire fondée sur l’abondance de terres à transformer en exploitations familiales, il semble incongru de vendre des forêts sans aucune trace de mise en valeur : non seulement parce que l’achat de terres court-circuiterait le principe selon lequel il faut avoir travaillé la terre pour être considéré comme un pionnier respectable, mais surtout parce que des terres susceptibles d’être vivifiées reste accessibles à chacun qui respecte ce principe. Le recoupement des différents entretiens suggère que les ventes étaient peu pratiquées avant les années 1990 et que dans la période suivante, elles concernaient les cultures de rente et non pas le sol. Selon un agent local de l’Angap, les ventes avaient notamment pour objet les plantations à l’intérieur de l’aire protégée, tandis que les prêts étaient plus fréquemment pratiqués dans le bassin versant de Biromba.
« Quand c’est moi qui cultive là, j’ai défriché, je ne donne à personne pour éviter les embrouilles, les autres gens ne peuvent pas cultiver là sur mes parcelles parce que j’ai expliqué que sur ces parcelles, je compte ne laisser personne cultiver, sauf si je pense partir après, je vends dans ce cas, je vends à d’autres personnes » « Il y a eu des gens qui ont vendu des terres ? » « Oui il y en avait tout le temps. Mon père par exemple ; il a déjà vendu et déjà acheté. Des gens qui ont travaillé là avant, ils ont vendu, puis des gens aussi ont acheté avant, il a été surpris par l’engagement, il a dit je n’ai pas défriché, j’ai acheté ce terrain, c’est pour cela que je ne peux rien cultiver là-dessus […] En général, tous les gens qui ont de l’argent peuvent acheter, mais le gars qui achète, on le choisit quelque fois, parce que vous savez que c’est une forêt interdite, il vous est difficile de le vendre, je pense que c’est une personne qui a de l’argent, il ne serait pas trop avare, achetez, il dirait, mais il faut que vous sachiez que c’est une forêt interdite […] Dès qu’ils ont vendu, ils sont partis, parce qu’il y avait beaucoup de gens qui sortaient, les étrangers, comme les Tsimihety, ils venaient ici, ils entrent et quand ils repartent, ils vendent le terrain » (Sylvain, Angap, H6A, 4).
Ce témoignage confirme des informations que P. Ranjatson avait obtenues en 1999/2000 selon lesquelles les ventes pouvaient concerner aussi bien les parcelles de cultures de rente que les jachères et même les parcelles de forêt non encore défrichées n’en semblaient pas exemptes. Des pionniers cèdent leur terres soit parce qu’ils veulent rentrer définitivement chez eux, ce qui est le cas de certains immigrants, soit parce que leur âge ne leur permet plus de travailler et qu’ils n’ont pas de descendants à qui les transmettre, soit simplement parce qu’ils ont besoin d’argent. Comme dans le cas du partage d’une plantation, les ventes sont écrites et certifiées par les responsables de la commune rurale sur un papier que les deux parties gardent (Muttenzer et Ranjatson, 2001 : 6). Quand quelqu’un veut vendre, ce sont les proches et les amis qui sont informés les premiers mais il n’existe apparemment aucune restriction quant au choix de l’acheteur. L’individualisme des pionniers semble contredire la notion selon laquelle la vente coutumière ne désigne pas simplement une cession contre argent mais vise la création d’un lien communautaire permettant l’absorption du groupe acheteur par le groupe vendeur (Rarijaona, 1967 : 68). La contradiction n’est qu’apparente. Même si on est loin de la circulation de terres entre membres d’un même lignage ou clan, la vente suppose une relation sociale entre les deux parties à la transaction, en l’occurrence le rapport aîné/cadet se substitue à la répartition lignagère des terres. Le fait que l’objet de la vente soient les arbres plantés suffit à lui seul pour montrer que le sol n’a qu’une valeur d’usage de très longue durée que lui confère le droit de culture sur la terre du fokonolona, c’est-à-dire la propriété villageoise à laquelle succèdent les citoyens malgaches résidents[171].
La conversion des terres forestières à des usages agricoles constitue une cause majeure d’érosion de la biodiversité (Keck, Sharma and Feder 1994) quel que soit le statut officiel des forêts au regard du droit étatique. Au début du programme environnemental, la colonisation agraire avait été discutée surtout sous l’angle de l’occupation humaine des aires protégées (Weber 1995). La perspective s’est considérablement ouverte suite à l’adoption en 1996 de la loi sur la gestion contractuelle, qui est allée de pair avec un changement du référentiel de politique forestière. S’il nous a paru nécessaire de revenir sur l’ancienne problématique des aires protégées, c’est parce que seules les forêts non protégées sont susceptibles d’être transférées aux usagers à travers des contrats de gestion. Porter le regard scientifique transdisciplinaire au-delà des aires protégées aux forêts domaniales n’est pas une condition suffisante pour concilier les intérêts contradictoires liés à la subsistance locale et à la conservation de la biodiversité à l’échelle mondiale. Il aurait également fallu changer de politique foncière. Or, les aires protégées ont ceci de particulier que la reconnaissance contractuelle du droit coutumier n’y fait pas partie des options légales, ou seulement sous des conditions extrêmement restrictives qui réduisent la reconnaissance à un outil de conservation[172]. Le caractère technocratique de la législation sur les aires protégées fait que les fonctionnaires locaux opèrent au quotidien dans un vide juridique étatique, qui se superpose au vide lignager résultant de l’implosion de la coutume traditionnelle des zones de migration.
La situation de double vide touche surtout le système de répartition des terres, c’est-à-dire le complexe des règles qui institutionnalisent les rapports fonciers externes aux unités qui exploitent un ensemble de parcelles (Le Roy, 2001 : 36)[173]. En l’absence de maîtrises foncières territoriales qui répartissent l’espace en terres du lignage distinctes, le risque foncier doit entièrement être géré par les relations entre les exploitations individuelles. Les cultures de rente donnent la meilleure sécurité parce qu’elles génèrent des revenus monétaires et qu’elles ne font généralement pas l’objet de conflits avec d’autres exploitants. Le risque est plus élevé pour les jachères et les réserves de forêt naturelle. Ces forêts attirent la convoitise des nouveaux arrivants, d’autant plus que chaque premier occupant revendique plus de surface qu’il ne réussit à défricher en une ou deux années. Face au risque foncier, les contrats coutumiers remplissent une double fonction de sécurisation. Premièrement, ils répondent à une logique de stabilisation des occupations. A travers les prêts ou locations de terre, les arrivants sont soumis à un processus de socialisation (renforcer les liens sociaux). En cultivant la terre, les preneurs reconnaissent le droit première occupation du bailleur. L’acte de cultiver vaut signe d’allégeance mais il prépare en même temps l’établissement des nouveaux venus face aux premiers occupants. Deuxièmement, les contrats répondent à une logique d’agrandissement de la communauté pionnière. Les transferts temporaires de droits de culture permettent aux premiers occupants d’attirer une main d’œuvre leur permettant de transformer les exploitations existantes en plantations de cultures de rente tout en étendent les défrichements dans l’espace. L’accroissement du groupe territorial est en l’occurrence un moyen pour justifier par le fait accompli une situation impossible à résoudre par la voie légale.
On s’attendrait à ce que des responsables fonciers coutumières disent le droit là où l’Etat ne le fait pas. Mais vu le vide lignager qui caractérise les rapports fonciers d’un groupe à composition hétérogène, les occupants manquent de responsables fonciers désignés par une coutume traditionnelle. On pourrait même dire qu’il n’existe pas vraiment de communauté locale. Au lieu d’un acteur collectif poursuivant un projet politique clairement articulé, on ne trouve que les relations contractuelles définis par les stratégies individuelles des migrants. Le premier pas à faire par un nouvel arrivant souhaitant acquérir des droits fonciers permanents (et d’établir une plantation) dans la forêt est de contracter un prêt de terre qui l’oblige à respecter des devoirs spécifiques non seulement envers son bailleur, mais envers la communauté entière des premiers occupants représentés par le bailleur dans sa relation avec le preneur. Ainsi les arrivants ne s’établissent pas librement mais ils sont placés par la génération de migrants antérieurs qui se considèrent (sinon) originaires du lieu, en tous cas propriétaires de leurs terres. Les contrats de faire valoir indirect sont en même temps des alliances foncières entre migrants aînés et cadets. En cherchant à identifier, au-delà de ces alliances foncières individuelles, un pouvoir politique spécifique qui contrôle ou sanctionne la répartition spatiale des exploitations pionnières individuelles, on ne trouve en fait que les pouvoirs étatique : le chefs du cantonnement et du triage forestier, les agents de gestion des aires protégées, le chef de zone du Ministère de l’Agriculture les responsables élus de la collectivité territoriale décentralisée rurales.
Le vide constaté sur plan de la coutume lignagère n’est pas uniquement coutumier ou plus exactement lignager. Il est aussi un vide de droit étatique, puisque l’affectation légale de cette forêt naturelle à la conservation de la biodiversité semble devoir exclure toute possibilité de reconnaissance du droit local[174]. Proscrite par la législation sur les aires protégées, la colonisation agraire des terres forestières ne peut se poursuivre qu’en étant entièrement contrôlée par son propre mécanisme, c’est-à-dire en tant que système d’activité autonome capable de produire un ordre juridique à l’image du « champ social semi-autonome » selon S. F. Moore (1972). En effet l’affectation contractuelle des sols exploitables aux unités économiques en présence renferme un système embryonnaire de répartition des terres, mais doit en l’occurrence se servir des seules relations établies entre entités deux à deux. La même logique dualiste que les occupants ont inventé pour remplir le vide lignager est également utilisée par les fonctionnaires locaux pour combler le vide de droit étatique.
Les procédures officielles existantes d’autorisation des défrichements, qui ne sont pas applicables sur les terrains forestiers protégés où la loi interdit tout défrichement sans prévoir des exceptions, sont imitées et transposées analogiquement à la nouvelle situation. Les premiers occupants et/ou les représentants de la communauté locale des colons agraires s’arrangent aussi bien avec l’agent forestier qu’avec les élus locaux afin de sécuriser les revenus générés par l’effort investi dans la terre. Le service forestier est représenté localement par un chef de triage posté à Bemaneviky, à environ une heure de marche du village de Tanambao. Selon les témoignages des colons, il effectuait périodiquement une tournée dans la réserve forestière pour y contrôler les défrichements. Mais selon le service des aires protégées,
« le problème de demande de défrichement, c’est très difficile. Comme vous avez dit, le cas de Biromba, il peut faire une demande spécifiquement dans le cantonnement de Biromba par exemple. Mais lorsqu’il fait son défrichement, c'est-à-dire l’application, donc, il va faire le défrichement dans un autre endroit. Pour qu’il puisse faire une extension plus rapide son champ de culture » (Charles, Angap, Ambanja, H1A, 3)
Avant chaque saison rizicole, les pionniers dressaient une liste avec les noms de tous ceux qui ont l’intention de défricher une parcelle de forêt. Cette liste était ensuite approuvée par le maire puis présentée au garde forestier qui devait normalement faire une descente sur le terrain (à l’intérieur de l’aire protégée) pour vérifier la localisation des parcelles avant d’approuver la demande. En contrepartie, les paysans payaient soit en espèce (environ 5 USD par année et famille), soit en nature (l’équivalent en riz) au moment de la récolte. Ceci est exactement la procédure et le montant de la redevance applicables dans les forêts domaniales autres que les aires protégées et forêts classes. La seule différence est que les demandeurs n’obtenaient en l’occurrence pas de quittance écrite lors du paiement :
« Je rédige une demande au chef de quartier, il va chez le maire, qui va chez le responsable des eaux et forêts. C'est comme cela qu’ils font. Il y en a qui vont directement du chef de quartier vers le responsable des eaux et forêts sans passer par le maire. » « Cette demande est accompagnée d’un paiement ou c’est gratuit ? » « On paie de l’argent! « Combien devez-vous payer? « C’est 5'000 FMG pour ce quartier. Avant, c’était aussi 5’000 FMG au maire. Mais c’est à 25’000 FMG là-bas, au responsable des eaux et forêts. » « Donc ce prix que vous payez, c’est fixe, cela ne change pas ? » « Cela change. Parce que cet argent que vous payez, ce n’est pas avec le papier, mais le papier, votre demande, c’est juste pour obtenir le bongo où vous habitez, mais le papier sur cet argent, il n’y en a pas. Voilà. » « Une autre question, je ne sais pas si vous connaissez la réponse, mais pour les gens là-bas à Bemahaleny, ou à Befalafa. Est-ce que eux aussi, ils faisaient une demande avant de défricher, quand ils y travaillaient encore ? » « Oui, ils faisaient des demandes. Mais dernièrement, ils n’en ont pas fait. Ils faisaient une demande de défrichement. Et à la saison du riz, ils allaient livrer du riz chez le gardien de forêt. Un tonneau par personne, pour tous ceux qui produisaient du riz. » « Et les gens de Biromba, est-ce qu’ils livraient du riz comme cela ou non ? » « Ils livraient aussi. » « Donc, c’est la même demande que les gens ont fait à Biromba et ailleurs ? » « C’est identique » (Tsimiala, Biromba, H7B, 11).
Les autorités élues de la commune rurale d’Ambohimarina reconnaissaient les occupations à l’intérieur de l’aire protégée sous la forme de subdivisions territoriales irrégulières sur le mode du modèle administratif officiel du quartier ou fokontany et appelés « cantonnements » par les colons eux-mêmes. Les occupations dans l’aire protégée sont regroupées en trois de ces « cantonnements », Befalafa, Bemalaheny et Anketrakabe, avec un « chef cantonnement » désigné pour chaque groupe territorial.
« Au début, ils entrent dans la réserve d’une manière individuelle. Mais dès qu’ils arrivent dans la réserve, il y a une sorte d’organisation autour d’un … chef cantonnement. Chef cantonnement, c'est-à-dire c’est un chef qui décide dans une partie de forêt. C’est lui qui détient le pouvoir de distribution de la terre, c’est lui aussi qui détient le pouvoir d’organisation interne. Et c’est lui aussi qui joue le rôle d’interface entre le service des eaux et Forêts légales dans sa … une sorte de fief. Il devient chef parce qu’il est le premier arrivé. Il est le premier arrivé là, et il peut aussi avoir un peu de connaissance intellectuelle, pardon, un niveau intellectuel plus haut par rapport aux autres. Voilà, c’est pour cela qu’il arrive à diriger, c’est pour cela qu’il devient le chef cantonnement. Dans la région de Est, Nord-Est de Manongarivo, il y a trois cantonnements. Il y a trois chefs cantonnements. Il y a le cantonnement de Befalafa, le cantonnement de Bemahaleny et le cantonnement de Anketrakabe. Par exemple, lors de la demande de l’autorisation de défrichement, c’est le chef cantonnement qui collecte tous les… par exemple du riz pour le chef triage. C’est lui qui collecte tous les quêtes destinées aux demandes de défrichement. Voilà le rôle d’interface. C’est lui qui écrit toutes les demandes d’autorisation de défrichement vers le cantonnement. Et c’est lui aussi qui apporte tous les documents, tous les demandes, après quelques cadeaux, quoi, envers le chef triage compétent (Charles, Angap, Ambanja, H1A, 1-2).
Issu de l’initiative propre des pionniers, l’arrangement avait été formalisé en 1998 dans un procès verbal signé par le maire de la commune où sont consignés les noms et tâches des responsables. Ceux-ci étaient par exemple tenus d’informer les autorités de la commune de l’arrivée dans la forêt de personnes inconnues ou douteuses. Les « chefs cantonnement » étaient également sollicités en cas de litige sur les limites des exploitations. Les litiges concernent rarement les parcelles déjà cultivées, rizières de montagne et cultures pérennes, mais les jachères et périmètres réservés au moment où quelqu’un s’apprête à les cultiver. Les colons plantent des arbres (kapokier ou valavelona) afin de marquer les limites, ce qui peut provoquer la colère du voisin. Les chefs de cantonnement interviennent seulement après tentative d’arrangement entre les intéressés eux-mêmes en présence de témoins ou des voisins. Si aucun consensus ne pouvait être trouvé, le « chef cantonnement » faisait un rapport à la commune et c’était alors au maire, ou à l’adjoint au maire, de se rendre sur le lieu pour régler l’affaire. La même procédure s’appliquait en cas de conflit sur les occupations dans la zone intermédiaire de Biromba où les conflits étaient cependant moins fréquents et les autorités administratives convoqués plus rapidement. A croire l’ancien adjoint au maire de la commune d’Ambohimarina, le dispositif des cantonnements et chefs cantonnements sur la frontière auraient été mis en place par les élus locaux :
« C’est une décision que la commune a prise, pour qu’il y ait un doyen, pour que la commune puisse avoir les moyens d’organiser ou mettre en place des règles de société, il a fallu mettre en place des parcelles désignés comme premier cantonnement, par exemple, à Bemahaleny, pour Befalafa, pareil. Ainsi, si quelqu’un entre, ou si quelqu’un transgresse les règles locales, c’est la responsabilité du chef mis en place, et s’il n’accepte pas encore, la commune peut le faire sortir, après c’est au niveau du firaisana si leur président ne peut pas venir ... il faut mettre en place une organisation, c’est pour cela qu’on a établi les cantonnements de Befalafa et de Bemahaleny » (Sylvain , Ambohimarina, H4B, 14).
Mais cette interprétation des origines du dispositif local est contredite par le garde forestier responsable de la zone :
« Là, dans cette forêt, même surtout à l’intérieur de la réserve spéciale de Manongarivo, là, il y en a comme un chef, et c’est eux les grands maîtres, peut-être supérieurs par rapport à moi-même. Et qui dominent tout là, les gens, c’est eux, comme on fait des votes, bon, là, vous êtes nommé là, chef de cantonnement par région. C’est eux là, qui connaît tous les gens, la liste, c’est eux, c’est lui qui va distribuer les terrains aux nouveaux arrivés, et c’est eux tout l’organisation intérieur là, c’est le chef là. C’est eux-mêmes, ce n’est pas légal, mais c’est le règlement interne dans la forêts seulement. Ça existe. Même au niveau du maire, à Ambohimary, là, il connaît ça » (Abdallah, Bemaneviky, H7A, 1).
Lorsque nous avons posé la question au responsable du service des aires protégées d’où venait le terme désignant ces responsables fonciers locaux, il nous a répondu :
« Alors, c’est difficile à expliquer pourquoi mettre cantonnement et non pas un autre mot. Parce que ce sont eux-mêmes qui ont inventé le mot, on va faire le chef cantonnement. Parce que à mon avis, c’est un peu imité au chef cantonnement des eaux et forêts qui se trouve ici à Ambanja. Parce que il va commander un petit secteur en forêt, donc va imiter le nom de cantonnement des eaux et forêts qui se trouve ici à Ambanja. C’est à peu près l’explication. C’est à peu près ça, l’explication, à mon avis. C’est eux-mêmes qui ont utilisé le mot cantonnement parce que à Befalafa, ou bien à Bemahaleny, un certain Jorobe. Et les gens utilisent ce mot là. C’est inspiré du cantonnement des eaux et forêts qui se trouve ici à Ambanja. Une imitation ! » (Charles, H1A, 5).
Le maire et les conseillers communaux ne recevaient apparemment aucun paiement direct pour les services administratifs. Mais le soutien qu’ils accordaient aux occupants illégaux peut s’expliquer en termes d’une politique électorale locale qui dépend de l’aide des collecteurs de produits de rente cultivés illégalement sur les terres dans l’aire protégée. P. Ranjatson explique les pratiques de régularisation des défrichements dans la réserve par une recherche de légitimation sociale de la part des élus locaux. En effet, des paysans exploitent la forêt dans pratiquement tous les villages de la commune en question, faute de terres cultivables dans la plaine. Réprimer ces gens compromettrait fortement l’image des élus et leur chance aux élections. Or les avantages ne manquent pas dans cette commune où les ristournes de la vente du café et du cacao représentent une aubaine. De plus, être un élu, c’est d’avoir l’opportunité de s’associer aux collecteurs de produits de rente, et donc de bénéficier de certaines faveurs. A travers les relations de clientèle, les collecteurs de Tanambao et Ambohimarina entretiennent volontairement un climat de concurrence entre les producteurs car les « bons clients » obtiennent les faveurs des collecteurs en bénéficiant de crédits en nature (tissus, riz, radio-cassette, tôles etc. pendant la période de soudure) et éventuellement d’un meilleur prix des produits. Par ailleurs, bien que les élus locaux ne soient pas nécessairement préoccupés par le bien-être de la population, il ne faut pas perdre de vue le fait que la production, rizicole notamment, de la réserve constitue un apport important pour l’approvisionnement des villages de la plaine. Etant donnée l’importance du riz comme aliment de base, empêcher le défrichement équivaudrait à créer une dépendance en riz d’autres régions. Les élus locaux sont les associés des villageois dans le défrichement parce qu’ils convoitent les avantages économiques et financiers surtout pour le maire et son adjoint. La volonté de garder ce poste juteux implique aussi des enjeux électoraux. En échange, l’insécurité juridique sur les terres nouvellement défrichées est diminuée dans la mesure où les pratiques des pionniers recevaient la caution de l’administration.
Il n’existe pas de lien immédiat entre les deux procédures impliquant respectivement le service forestier et la collectivité territoriale décentralisée, si ce n’est que les interlocuteurs représentant la communauté des occupants dans le rapport à l’Etat se trouvent être les mêmes pour les deux services publics. Le chef de chaque cantonnement était choisi parmi les colons pionniers occupant des terres dans l’aire protégée pour les représenter auprès des autorités. Il était par ailleurs responsable pour dresser la liste annuelle des parcelles dont le défrichement était autorisé par le chef de triage forestier. Mais la désignation locale de responsables coutumiers qui reproduisent la terminologie et l’imaginaire associés avec les institutions officielles est un phénomène tardif qui ne remonte pas avant 1996. C’est en cette période que l’Angap est en train de remettre en état le réseau national d’aire protégées et que se font les études y compris par des experts internationaux qui débouchent sur un plan de gestion pour Manongarivo.
« Il y a toujours eu de nouvelles têtes qui s’introduisaient, et ils pensaient que « le terrain est vendu aux vazaha, et cela a beaucoup de valeur, parce que la forêt interdite, cela a beaucoup de valeur, mais ils ne veulent pas que cela nous revienne, et nous, on est sur le point de perdre cela, nous sommes ici au bord de la forêt et nous allons cultiver, parce que cela va nous revenir » (H6A, 11).
Bien que les responsables fonciers désignés par les colons eux-mêmes aient pour tâche de défendre les intérêts locaux vis-à-vis des administrations, dans les rapports internes la communauté locale n’existe qu’à travers les chefs des patrimoines fonciers familiaux qui la constituent. Les contrats individuels entre bailleurs et preneurs ne font qu’exprimer les règles de sociabilité valables entre tous les premiers occupants et tous les migrants récents et cette inégalité statutaire entre aînés et cadets n’est pas affectée par son dépassement dans une citoyenneté commune où tous les colons sont égaux. Le dépassement de la hiérarchie interne dans un rapport unique à l’Etat qui existe sans que les fonctionnaires interagissent avec chaque exploitant individuellement est qualifié par un interlocuteur de « fanjakana global », un gouvernement qui englobe tout le monde :
« Celui qui demande un terrain, c’est à l’Etat, c’est à l’Etat qu’on demande cela. Et…parce que lui, il est venu, c’est le gouvernement dans le gouvernement donc, cette personne. La personne qui le demande, les gens au-delà de la limite, leur culture est en quelque sorte globalisée par l’Etat (fanjakana global) » (Tongozo, Biromba, H3A, 3).
Historiquement et conceptuellement, l’organisation des rapports internes au groupe territorial précède les relations de celui-ci avec les acteurs extérieurs. L’administration forestière (mais c’est aussi le cas du service indépendant de gestion des aires protégées) transigent en même temps avec chacune des exploitations pionnières prise une par une (autorisations de défrichement) et avec le patrimoine commun composé par les exploitations prises comme un tout (déclassement, attribution de lots, listes des défricheurs). L’administration du territoire transige uniquement avec toutes les exploitations prises comme un patrimoine commun au groupe territorial (cantonnements). Il existe donc, outre les patrimoines fonciers familiaux ou individuels des premiers occupants et arrivants preneurs de terre, une communauté locale définie par un patrimoine commun englobant les exploitations familiales prises comme un tout.
Bien que ces deux procédures du droit étatique ne soient pas formellement des droits dérivés, car les preneurs de terre acquièrent leurs droits fonciers coutumiers indépendamment et antérieurement aux autorisations officielles irrégulières, la logique de réciprocité entre colons et fonctionnaires locaux est comparable à celle qui sous-tend la hiérarchie coutumière entre premiers occupants et nouveaux arrivants décrite plus haut. Vu sous l’angle du pluralisme juridique, c’est-à-dire du droit pris comme une juxtaposition de systèmes homogènes mais concurrentes, on semble avoir affaire à une opposition frontale entre la législation sur les aires protégées et les modes traditionnels pour accéder à des terres productives. Mais il s’agit d’une illusion d’optique. Si les ordres juridiques sont pluriels, la logique procédurale définissant l’usage de règles plurielles et concurrentes est syncrétiste, plutôt que pluraliste. Sous l’angle du pluralisme organisationnel, c’est-à-dire du droit pris comme un ensemble hétérogène de mécanismes d’origine différente, la conceptualisation populaire de la propriété reflète une réalité moins oppositionnelle qui recombine la coutume traditionnelle et le droit étatique d’une manière inédite. Pour atteindre les objectifs pratiques (sources matérielles du droit) il est indifférent si les transactions entre acteurs de statut inégal sont nommées dans un idiome juridique moderne ou traditionnel, attribués au discours importé ou au discours endogène (sources formelles du droit). Les prêts de terres et relations de clientèle entre migrants anciens et nouveaux venus se justifient par les mêmes considérations substantielles que la petite corruption des fonctionnaires locaux et qui semblent dans les deux cas incompatibles avec les pressions internationales pour protéger la biodiversité[175].
La condition partagée des membres du groupe territorial apparaît le plus clairement à travers la répression des infractions forestières. C’est seulement quand la loi sur les réserves spéciales est appliquée que la concurrence des normes est susceptible d’opposer dans les rapports externes, l’ensemble de la communauté d’occupants illégaux aux agents de l’Etat. En 1999, une trentaine d’occupants illégaux dans la réserve furent emprisonnés. Cette répression marque de la part du service forestier un revirement d’une pratique administrative constante depuis les années 1970. Depuis la deuxième phase du Plan d’Action environnemental, l’Angap est tenue de recentrer sa politique sur la conservation (sans développement) en sensibilisant les populations riveraines, si nécessaire en statuant l’exemple par des répressions. Puisqu’elle dépend directement des financements étrangers liée à la conservation de la nature, l’Angap adopte une attitude plutôt favorable vis-à-vis des mesures répressives, d’autant que cet organisme n’était pas lui-même responsable des tâches de police forestière. Par contre le service forestier adopte une attitude plutôt défavorable puisqu’il avait l’habitude d’autoriser les cultures à l’intérieur de l’aire protégée. Mais avant la promulgation du code des aires protégées en 2002, les arrestations devaient être effectuées par le service des Eaux et Forêts qui était censé agir à la demande du service des aires protégées. Selon le témoignage d’un responsable de l’Angap :
« L’Orgasys est arrivé ici en 1995, pour étude de mise en place de structure opérationnelle, en 1996. La structure opérationnelle pour la gestion de la réserve de Manongarivo et Tsaratanàna ont été mises en place. Et après 2 années, en 1998, l’Angap prend la gestion directe de la réserve. Depuis, l’existence de l’Orgasys, les activités sont basées sur les sensibilisations et aussi les matérialisations des limites et des contrôles des infractions à l’intérieur de l’AP. Et ça a arrivé jusqu’à la répression en 98-99. Et l’Angap est arrivé en 1998. Il continue les activités que l’Orgasys a menées avant. Jusqu’à maintenant, il y a des litiges entre les populations et l’Angap. Parce que les paysans, ils ne connaissent pas la limite. Mais par décret, il y a des limites bien définies. Et on a déjà matérialisé sur carte. L’Angap vérifie ces limites sur terrain et c’est à cause de cela, il y a des litiges entre les occupants de la réserve et aussi quelques individus de la région. « Est-ce que c’est vraiment parce qu’ils ne connaissent pas les limites ou alors c’est parce qu’ils veulent pas connaître les limites ? » « C’est pour défendre leurs intérêts, ils s’en fichent des limites et ils vont perturber les actions de l’Angap et l’Orgasys pour ne pas aboutir à la matérialisation de la limite sur terrain. Nous avons commencé par les sensibilisations et aussi sur des visites, visites sur terrain avec les populations riveraines, et aussi avec les agents des eaux et forêts pour vulgariser les lois pour la protection de la réserve. Et après les sensibilisations, les agents de l’Angap ont fait des contrôles systématiques chaque année. Et nous avons constaté que les gens, ils n’ont pas tenu compte des recommandations que nous avons données. Et après ça, on a décidé de faire la répression avec l’autorité judiciaire à Ambanja. C’est à partir de longues discussions, c’est à partir aussi des explications, des exposés que nous avons faits auprès du service forestier, après beaucoup des explications sur les mauvaises conséquences de l’installation de ces délinquants dans la partie Nord Est de Manongarivo. A partir de ça, il a été convaincu parce que il faut faire des répressions sinon, ça détruit beaucoup de choses. Et actuellement, si vous passez à Ambohimarina, par exemple, ou bien dans la rivière Ambahatra, actuellement ça a coupé. C’est quelque chose d’incroyable. Y a plus d’eau qui coule dans le lit de la rivière. C’est pour cela qu’il arrive à nous aider de faire la répression de 35 délinquants. Et après ça, les eaux et forêts, ils ont accepté les souhaits de l’Angap. Et ça a arrivé jusqu’à la constatation des délits sur le terrain. Et après avoir constaté les délits, on a fait les procès verbaux et l’arrestation » (Angap, Ambanja, H1A, 4-5).
Pour l’ancien adjoint au maire de la commune d’Ambohimarina interrogé par nous sur ce qu’il appelait « la fameuse action pas très claire »,
« le véritable problème là-dessus venait des Eaux et Forêts. C’était là le problème. Voilà comment cela s’est passé. Les Eaux et Forêts, ils donnaient des autorisations de défrichement aux gens qui travaillaient là-bas dans la réserve. Mais par contre l’Angap est l’organisme responsable de la réserve. Quand ils sont venus, ils ont constaté que des gens ont eu de autorisations de défrichement dans la réserve. Il y avait une mésentente alors, entre les Eaux et Forêts et la population à qui ils ont dit qu’à partir de maintenant, vous devez sortir d’ici. Vous avez fait une demande ici, c’était pour cultiver du riz et non pas pour du café ou du cacao. Mais les gens, ils produisaient du café, ils ne voulaient pas sortir. Puis, l’Angap est venu, ils ont rajouté des avertissements qu’ils donnaient trois ans pour qu’ils puissent se préparer à quitter les lieux. Et les gens ils n’ont pas accepté. Donc l’Angap a tout de suite pris une décision, et c’est ce qui les a fait sortir. […] Il y a eu une grande discussion entre la commune et les Eaux et Forêts, avec l’Angap avant d’appliquer la sévère peine aux gens. Nous sommes nous-mêmes allés là-bas pour faire les arrangements, mais ces gens, ils se sont rendus compte qu’ils ont investi trop de temps, certains avec plus de dix ans, ils ont produit des cultures, et ils se sont entêtés en disant nous allons pas partir » (Sylvain, Adjoint maire, H5A, 3).
Selon les témoignages d’anciens pionniers qui occupaient leurs terres illégalement au moment de leur arrestation, les événements se sont passés de la manière suivante :
« « Nous venons du village, mais pourquoi êtes-vous venus ici ? », nous avons dit que nos terrains n’étaient pas suffisants, puis ils sont partis, et ils sont encore revenus ... mais je ne sais pas, c’était peut-être l’Angap qui est venu. Et quand ils sont revenus, ils ont dit que nous devions sortir, « allez-vous en parce que vous ne pouvez pas travailler ici ! » et il y avait les ... ils ont demandé avant, parce qu’ils ont d’abord posé des questions, que la division des terrains était de deux sortes, il y a la partie est et la partie ouest, est-ce que vous pouvez travailler dans la partie est, ceux dans la partie ouest, ils vont être transférés dans la partie est, ... nous avons dit que nous ne pouvions pas faire cela, parce que même nos parcelles, elles sont justes suffisantes pour nous, et les gens de là-bas, vous allez les transférer ici, ce sera un peu difficile pour nous, parce qu’ils sont nombreux là de l’autre côté, s’ils viennent tous ici, nous ne serions plus […] « allez là-bas, en dessous de la route, là, transférez les gens là-bas, parce que ce sont des gens d’ici et ils y sont récemment », ils sont descendus, et quand ils les ont fait sortir, « tout le monde descendez », il y a encore eu des paroles de leur part, on a voté, on a demandé à cultiver encore, l’année qui suivait la sortie des gens. Nous avons demandé à cultiver encore, sans défricher, mais à cultiver dans les parcelles déjà nettoyées... mais comme les événements si soudains ne sont pas prévisibles, nous demandons aussi, de pouvoir cultiver encore de ce côté cette année-ci, et cela ne veut pas dire qu’on ne descendra pas, mais on demande juste cela pour cette année, pour qu’on puisse cultiver cette année, on vous demande cela pour que nous puissions descendre au délai imparti. C'est ce que nous leur avions dit. Puis ils sont descendus, je ne sais pas, après une semaine, ils sont revenus, ils ont dit « vous pouvez mais les règles ici chez vous ne sont pas très bien. Vos parcelles ne sont pas bien délimitées, vous ne pouvez pas défricher ». Nous pouvions alors cultiver, et puis après, plus tard, il sont venus, avec des plaques rouges, sur lesquelles était écrit « ala fady » (forêt interdite), ils nous ont envoyés chercher des piquets pour planter les plaques, pour quoi faire, non, nous ici, nous savons ce qu’il faut faire, et quand ils sont venus cette fois, « où sont les piquets que vous avez réunis ? » Nous avons dit là-bas, et nous les avons aidés à mettre les plaques sur les piquets, et les écriteaux « ala fady », ils servent à quoi ? Eh bien, ce sont les zones où il ne faut pas travailler, on disait, pour les gens qui entrent, ils ne peuvent pas entrer parce qu’ils n’ont rien là-dedans, et nos riz à ce moment étaient alignés, et quand nos riz sont murs, ils sont venus et ils nous ont fait sortir, c’est comme cela que nous sommes sortis.
« En fait, ceux qui nous ont vraiment fait souffrir, qui nous ont fait râler, parce que c’était collectif, quand vous êtes venus, ... vous veniez et vous partiez, à tour de rôle ... on ne sait plus qui est qui vraiment ... qui nous a emmenés, nous a fait souffrir, mais celui que nous avons vu, qui nous a envoyés, c’était les gardiens de forêt, ils étaient venus, ils étaient responsables, ils sont venus nous chercher là-bas ; mais le cerveau qui a donné l’idée, on ne sait pas, mais en quelque sorte, nous étions les victimes dans l’événement, parce qu’on nous a envoyés cultiver, nous avons obtenu des autorisations de cultiver, mais il y a eu une dictature, il n’y avait pas de discussions possibles, c’est pour cela qu’ils n’ont pas obtenu le terrain, les cultures ont déjà été mises en place, parce que nous avons déjà fait les demandes, nos riz étaient encore là quand ils nous ont fait sortir, c’est ce qu’ils ont fait » (Remy et Doara, Bemahaleny, H8B, 6-7).
« « Allez-vous en, vos maisons, vos femmes, partez ! Partez d’ici ! » Et les gens ont protesté, les cultures sont établies, vous avez vu les cultures et ... nous avions encore un peu d’espoir, nous n’avions pas de terrain pour vivre, nous avons encore fait une petite requête. La forêt que vous avez cultivée, vous pouvez, le manioc, vous pouvez faire, 5m la distance, entre vos champs, nous avons une centaine de tamariniers là-bas. Nous avons planté du riz, et cela a poussé, alors l’Angap est venu, avec les eaux et forêts, ainsi que les gendarmes » (Jaosolo, Befalafa, H2B, 10).
« C’était comme ça, il n’y a pas eu de préavis, comme quoi, si vous ne sortez pas d’ici, vous serez mis en prison! Parce que d’après moi, ils sont venus subitement, des gars sont venus à Befalafa, ils les ont eux par tromperie. On leur a dit, venez, on vient de la part de l’administration, vous devez parler au responsable du tribunal, vous pourrez obtenir librement le terrain où vous avez vos cultures. C’est comme cela qu’ils les ont emmenés, en sortant. Puis, ils sont arrivés au bureau du firaisana (ancienne circonscription correspondant à la commune rurale) à Ambohimarina, et comme ils venaient de Marovato, ils sont repartis là-bas, et les autres ils ont été emprisonnés... pour nous, nous avons prospecté la forêt, ils nous ont fait sortir au début. Mais votre terrain, ce n’est pas inclus dans la limite ! Ici, c’est Befalafa, un terrain que l’Etat a déjà borné depuis longtemps, déjà inclus dans les terrains domaniaux, on ne peut plus y toucher. Alors que vous, vous défrichez ici. C’est la raison pour laquelle ils ont emprisonné ces gens, à Manongarivo. C’est comme cela qu’ils se sont occupés des gars de Befalafa. Et après, du temps où j’étais encore avec Sebasy[176], avec moi à Manongarivo, on est descendu dans cette zone. Ils sont descendus chez nous. Après Befalafa, ce n’est pas Manongarivo ici, ici ce n’est pas Manongarivo mais j’ai vu dans le plan que Sebasy a sorti, ce n’était plus à l’intérieur ... hors de Manongarivo. Manongarivo c’est vers nous, là où nous sommes. Cela s’étendait jusque chez nous sur la carte que Sebasy nous a montrée. D’après moi, parce que c’est ce qu’a dit Sebasy. Et lui, il a entendu ce que les gens ont dit. C’est ce que Sebasy a dit, pas nous. Comme quoi, ces touristes, avec ces vazaha [étrangers], c’est à cause d’eux qu’on a fait sortir les gens. C’est eux qui ont décidé d’emprisonner. C’est ce que les gens ont dit » (Soahely, H3B, 12-14).
La sanction légale est appliquée seulement lorsque les pressions politiques exercées par d’autres acteurs au niveau de la sous-préfecture n’étaient plus de nature à protéger un chef de cantonnement forestier qui avait privilégié pendant de longues années la voie de l’inaction intéressée. En fait les occupations illégales étaient connues depuis 1995 par tous les services administratifs concernés. En l’occurrence, les mesures répressives dans les deux aires protégées gérées par l’antenne locale de l’Angap à Ambanja servirent de prétexte à des agents forestiers plus « loyaux » à la cause environnementaliste pour favoriser leur propre position en destituant le chef de cantonnement forestier inactif :
« Quand j’étais arrivé à Ambanja, Atiky il y était toujours, mais il ne pouvait plus rien dire, c’est moi qui ai décidé. Mais Atiky, même étant chef de cantonnement, il n’a pas décidé. Vous savez, Atiky, vers la fin, il était tellement obsédé de politique ! C’est ça la vérité ! Nous avons tout payé mais lui il rejetait tout le temps. Et moi, je ne suis pas venu encore, parce que si j’étais venu, nous aurions payé ces agents de protection de la nature, mes fils étaient ici, pour faire de la pêche, il n’y a pas eu de problèmes. Mais lui, il a fait toutes ces affectations et il connaissait déjà sa situation. Il ne pouvait pas agir directement contre moi ; il agissait mais d’une autre façon. Parce qu’il savait qu’il ne pouvait pas jouer les chefs supérieurs avec moi, parce que j’ai un niveau intellectuel. C’est facile mais il ne peut rien faire contre moi. Parce que son supérieur, il est jaloux de moi, vous savez ! Mais c’était juste lui …Non, après ce fut moi-même qui a été nommé chef cantonnement, par intérim, pendant presque un an…et après seulement, Justin est arrivé. Il y a eu aussi une autre personne qui a été affectée ici, mais qui n’a pas pu rester, à cause d’Atiky. Voilà. Il y a eu quelqu’un vous savez, avant ce Justin, mais il n’a pas pu s’établir ! C’était un véritable bras de fer ! Donc, après celui-là seulement, Justin s’est établi. Celui qui aurait dû y être, il est rentré chez lui, c’était trop difficile » (Jaohita, chef triage Ambanja, H2A, 1-2).
La répression des infractions forestières est une incidence regrettable du néo-colonialisme dans le secteur environnemental, plutôt que l’expression d’un projet social de la communauté politique postcoloniale. Si cette hégémonie occidentale est bien réelle, elle n’est cependant qu’un mode d’existence du droit étatique parmi d’autres. Nous verrons que l’Angap lui-même conclura par la suite des arrangements avec les anciens prisonniers revenus de la prison les autorisant à récolter les fruits des plantations de culture de rente à l’intérieur de l’aire protégée.
Le droit de l’Etat postcolonial ne se résume pas aux textes officiels que peu de ruraux ont déjà vus ou lus. Sans prétendre donner une description exhaustive de ce que les pionniers de Manongarivo entendent par la « loi », on peut penser que les discours prononcés par les officiels, auxquels ils ont assisté ou dont ils ont entendu parler, les discours et promesses électoraux locaux ou qu’ils entendent par la radio, les slogans politiques comme le fameux « Mamokara, mamokara, mamokara hatrany » (Produisez, produisez et produisez encore plus) du président de la deuxième république, que ces discours font partie intégrante de ce que les paysans appellent la loi. La transmission du message officiel est par ailleurs soumise à des déformations parce que les agents de l’Etat tendent à diffuser leurs propres interprétations plutôt que le message écrit. La représentation du droit étatique s’élargit et chacun l’évoque à sa convenance. Que la signification des règles soit déterminée par leur usage plutôt qu’inversement ne veut cependant pas dire que tout est négociable à tout moment pour aboutir à un arrangement institutionnel légitime. Selon les cas, l’interprétation des coutumes locales et des textes juridiques officiels peut être plutôt opportuniste ou plutôt chargée de connotations éthiques. Mais la sélection des nouvelles coutumes est toujours orientée et contrôlée par un ensemble de droits fondamentaux attachés à la personne individuelle.
Les critiques de la pensée juridique occidentale voient dans les droits subjectifs une sorte d’autodestruction du droit par lui-même. La reconnaissance de l’isolement et de l’absolutisme de l’individu conduirait à l’anarchisme, raison pour laquelle certains auteurs proposent de remplacer le terme de droit par celui de devoir. Mais ils ne se font pas d’illusions sur les chances d’un tel remplacement, qui non seulement substitue un terme à un autre mais impliquerait de changer de conception du monde. Les deux logiques juridiques seraient-elles si différentes au fond ? Il y a certes un courant dans la tradition juridique occidentale qui tend à concevoir les droits de l’homme comme des droits absolus que possède un être présocial. Mais cette conception simplifie la notion de droit subjectif. Les droits subjectifs peuvent aussi être conçus comme des prétentions morales avancées par les hommes, et qui pointent vers leur reconnaissance juridique qui ne peut s’effectuer que dans le cadre d’un dialogue social indéfini (Campagna, 2004 : 104-105).
Après avoir purgé leurs peines d’emprisonnement, les premiers occupants affirment leur détermination à revenir sur les terres dans l’aire protégée pour préserver leurs acquis, surtout là où d’autres individus issus de leurs rangs y seraient restés impunément. Ils sont plus que jamais prêts à défendre leurs terres vis-à-vis d’autres occupants car ils disent avoir payé cher pour elles. L’argument est compréhensible d’autant plus que la législation forestière contient déjà des dispositions allant dans ce sens en prévoyant à côté de la sanction stricte (amende ou emprisonnement), des transactions pour certaines catégories d’infractions (défrichement, coupe illicite d’arbre). A travers ces arrangements, les agents forestiers peuvent choisir de faire payer au délinquant une amende en nature par la fourniture de services ou de biens d’utilité publique. Dans une logique comparable, les occupants illégaux tendent à considérer la peine d’emprisonnement comme un moyen de valider les droits sur leurs plantations :
« C’est en utilisant leur force et leur volonté qu’ils ont cultivé là-bas, et ils y vont, chercher leur culture là-bas, leur cacao. Les premières fois, ils n’y sont pas allés, mais ils ont dit ‘vous pouvez aller chercher vos cultures, mais vous ne pouvez pas dormir là-bas.’ Si les plants meurent, ils ne peuvent pas en cultiver d’autres, ils ne sont pas autorisés, ce n’est pas discutable, ‘vous ne pouvez prélever que les graines’, c’est ce que les agents de l’Angap ont dit. Mais ceux qui ont des cultures là-bas, ils vont chercher leur café là-bas, mais il n’y a personne qui ose y toucher, disons par exemple si moi, je prélève un peu de leur production, ils peuvent m’attraper parce que moi je n’ai aucun droit sur leurs cultures, parce que c’est véritablement eux les propriétaires, c’est eux qui ont été emprisonnés à cause de cela, donc ils en sont les propriétaires (Soahely, H4A, 3-4).
On voit que le droit des premiers occupants sur leurs plantations est communément reconnu, y compris par les agents du service des aires protégées qui autorise les anciens pionniers revenus de la prison à récolter les fruits de leurs plantations familiales :
« Cela se passe ainsi. La culture, les gens qui ont cultivé, ils nous ont donné encore. La culture fructifie, vous pouvez encore faire la cueillette. Mais vous ne pouvez pas habiter là-bas, manger là-bas, dormir là-bas », ils ne donnent pas le […], nous allons là-bas pour chercher nos produits et nous rentrons pour dormir. Ils autorisent, mais on ne peut pas régénérer les cultures. Si cela ne fructifie plus, on ne peut plus replanter. C’est ce qu’ils ont dit. Ce que nous avons plante c’est ... ils ne veulent pas enlever ce qui est déjà là-bas, ceux qui ne fructifient pas, on ne peut pas cueillir mais ceux qui en donnent encore un peu, on peut prélever. On peut prendre les graines » (Jasolo, Befalafa, H2B, 10-11).
Les termes de l’arrangement entre les anciens colons et le service des aires protégées nous ont été confirmés par un conseiller communal d’Ambohimarina interviewé en décembre 2003 :
« C’est comme cela, il y a un mois, ils sont venus me parler, à la commune là-bas, on y est allés ensemble, « vous êtes venus, et quand vous êtes venus, l’Etat n’a pas pu vous faire sortir ... l’Etat ne peut pas vous faire revenir, mais si vous avez des plantations déjà mûres, en fructification, vous allez cueillir, mais ne nettoyez pas, ne cultivez pas, ne faites que prélever la production, pour que votre énergie ne soit pas totalement perdue ». Et après, ce fut un pillage, les choses sont revenues, c’est comme cela que les choses se sont passées. Et pour les papiers, après réunion, il s’agit de fiches de présence, c’est ce qu’on a décidé, c'est juste un papier pour mettre les choses au clair. Mais il n’y a pas de contrat selon lequel telle et telle chose est à faire, ils ne peuvent pas couper, ce sont juste les produits qu’ils peuvent cueillir, ce sont les termes. Mais les papiers dont ils parlaient, que vous disiez, ce sont les fiches de présence, si vous allez là-bas, il faut remplir les papiers, c’est ce qui a été décidé après la réunion, les gens ils vont dans la forêt, ils ne peuvent pas prélever les fruits jusqu’à ce que le moment de les prélever arrive » (Bakary, Ambohimarina, H9B, 3).
Seul un agent forestier en poste à Ambanja qui avait lui-même effectué les arrestations en 1998 et 1999 n’est pas de cet avis :
« Non, le tribunal a bien mentionné « avec exclusion », exclusion des lieux. Ce n’est vraiment pas possible, selon les lois qui régissent la réserve spéciale. Les forêts classées, on ne peut pas les occuper, il ne doit pas y avoir d’agriculture. Oui, parce qu’on ne peut pas faire cela dans les réserves spéciales, on ne peut pas y revenir. Même s’il y a des cafés déjà en production, non » (Jaohita, service forestier Ambanja, H2A, 4).
Pour compléter le tableau nous avions alors rendu visite au chef de zone du Ministère de l’Agriculture, personne responsable des actions de vulgarisation agricole dans le Haut Sambirano. Son témoignage se passe d’un commentaire :
« Du moment qu’ils ont une culture là-dessus, même si c’est éparpillé partout, ils peuvent dire que c’est leur parcelle, et l’Angap les fait sortir maintenant, mais il y en a beaucoup qui viennent me voir, pour que je puisse leur faire une expertise de mise en valeur. Je leur dis, c’est 250'000 FMG[177], mais l’Etat me poursuit, parce que je fais quelque chose que je ne devrais pas faire, parce que je fais cela. C’est seulement depuis la venue de l’Angap, depuis deux ou trois ans, pour beaucoup de prisonniers, il y en avait assez, 35 pour cette fois-là. […] Et quand ils sont venus me voir ici, cette fois-là, ils étaient environ une soixantaine, pour 250'000 FMG cela fait plusieurs millions, mais cela ne peut vous mener nulle part. […] Oui, je suis vraiment allé voir le président du tribunal, pour lui demander, et ils ont dit qu’il fallait faire l’expertise de valeur mais cela ne veut pas dire qu’il fallait leur donner le terrain, et la réponse ne m’a pas satisfait, puis je suis allé voir le service des eaux et forêts, ça va, ils ont été emprisonnés par les eaux et forêts, alors que leur expertise de valeur est établi, qu’en est-il de cela, ils m’ont dit que si cela allait en justice une fois encore, cela pourrait me causer des ennuis, et j’ai préféré m’abstenir » (Chef de zone, Ministère de l’agriculture, Bemaneviky, H5B, 7-8).
Les paysans sans terre jouissent d’un droit subjectif encore plus fondamental, antérieur à tout acte matériel d’appropriation et même de mise en valeur. Les colons dressaient chaque année une liste avec les noms de tous ceux qui avaient l’intention de défricher. Le chef de triage forestier de Bemaneviky travaille dans la zone depuis le début des années 1990 et appliquer la loi aurait pu être une source d’ennuis pour lui. Son intégration dans la société locale l’oblige à entrer dans la règle du jeu du défrichement qui est légitime pour la population. Nous n’avons jamais entendu parler de sanction qu’il aurait prise à l’encontre des défricheurs et il jouit d’une bonne réputation parmi les locaux qui imputent les problèmes avec les eaux et forêts au chef de cantonnement de la sous-préfecture d’Ambanja. Si les gens l’avaient accusé d’avoir abusé de son pouvoir, nous en aurions certainement entendu parler, mais ce n’est pas le cas. Les paiements ou dons en nature en échange de son laisser-aller sont perçus tant de sa part que de la part des colons comme une transaction équitable. Et l’ordonnance relative au régime des défrichements et des feux de végétation autorisant la culture sur les terrains domaniaux autres que les forêts protégées conférait un air de légalité aux occupations illégales[178]. Le droit d’accéder à une terre pour investir son effort ne peut être refusé à personne aussi longtemps que la reconnaissance de ce droit ne met en jeu la survie des premiers venus ou celle des administrateurs nationaux de la biodiversité, patrimoine commun de l’humanité. Ainsi que l’expliquait un ancien pionnier :
« C’est une terre très vaste, s’il s’installe sur une parcelle assez éloignée des miennes, ok, il y a des terres qu’il peut nettoyer ... c’est seulement pour lui ... les gens ne sont pas si avares … on doit tous défricher. C’est Dieu qui a fait cela, c’est intarissable, et s’il vient, nous dirions là c’est à nous, il n’y en a pas à proximité, il y en a mais c’est éloigné ... alors il y va, pour faire une prospection, quand il accepte la forêt, il y travaille, c’est comme cela que je vois les choses, on ne choisit pas qui va défricher, on ne veut pas décevoir les gens, comme quoi vous, vous ne pouvez pas travailler parce que c’est un signe de ségrégation. Oui, c’est une forme d’entraide de ce genre, on ne fait pas cela aux gens, notre terre, chacun dérobe (samy mangalatra). On veut tous manger …on veut tous manger…oui (samy te hihinana) » (Jaofaly, Befalafa, H4A, 8).
Le témoignage de la citation précédente exprime outre le droit fondamental des paysans sans terre la condition partagée par les aînés et les cadets de la frontière. Chaque colon agraire qu’il soit premier occupant ou migrant sans terre exerce en effet un droit subjectif à faire partie d’un groupe territorial reconnu et, ce qui revient au même dans les conceptions malgaches, à se réclamer d’un ancêtre commun. La meilleure illustration de la reconnaissance du droit des membres du groupe territorial est sans doute le dispositif des cantonnements et chefs cantonnements décrit plus haut. Mais la reconnaissance de ce droit remonte à beaucoup plus loin :
« Donc on a déclassé. En ce temps-là, donc, la forêt est encore intacte, vierge, comme tel qu’il est en ... avant 75. La population, donc, vous voyez l’augmentation de la population et le problème de démographique à Madagascar, la population toujours, le problème toujours augmente, le nombre de population. Et là, donc, c’est épuisé la forêt déclassée, là, donc, les ... il y en a les nouveaux provenant des autres provinces de Diégo-Suarez, Beanana, Mandritsara, Antsohihy, de Port-Bergé, tout ça. Et ils vont venir ici s’installer parce que ici, c’est une belle région, c’est à vocation agricole. Donc, s’installer pour la plantation de caféiers, de riz de montagne. Ils sont là pour installer pour la plantation. Biromba. Ils ont déclassé ça, il y en a la rivière de l’Ambahatra, là, jusqu’à la partie à l’Ouest, on est resté là parce qu’il y a une borne là » (Chef triage forestier, Bemaneviky, H6B, 2).
Vingt-cinq ans de colonisation agraire dans les forêts de Manongarivo n’ont pas suffi pour que des immigrants d’origine diverses se reconnaissent dans un ancêtre commun. Et il semble que la nouvelle politique environnementale a provisoirement interrompu le processus d’ancestralisation des patrimoines familiaux situés dans l’aire protégée :
« Notre énergie est perdue, tout le défrichement là, rien ne nous revient là-dessus, si c’était à nous, il y aurait beaucoup de choses mais c’est à l’Etat alors il n’y rien, on n’aura rien ... mais nous, on ne va pas juste rester là, au village, ... il faut vivre et se nourrir, mais il n’y a pas de terre pour en faire ce qu’on veut, parce que notre énergie, on l’a dépensée là-bas, et pour le refaire sur d’autres terrain ce n’est pas possible ... oui, et notre espoir, c’est de retrouver le moyen d’aller là-bas encore, mais s’il n’y en a pas, c’est ... il n’y en a pas apparemment » (Jaofaly, Befalafa, H4A, 12).
Le langage des droits subjectifs est, d’une manière générale, celui d’utilisateurs du langage qui deviennent conscients d’eux-mêmes en tant qu’individus (Baier, 1995 : 232)[179]. Les témoignages que nous avons cités suggèrent que la notion de droits subjectifs attachés aux personnages du premier occupant, de l’arrivant en quête de terre, et du descendant-citoyen n’est pas étrangère à la tradition juridique endogène. La conception juridique occidentale « qui s’intéresse moins aux êtres, personnes ou choses, et à leur place, qu’aux droits, c’est-à-dire aux pouvoirs que l’Etat reconnaît à chaque individu sur ces êtres » est rendue complémentaire dans les pratiques juridiques locales avec la démarche du droit traditionnel qui vise à « bien situer chaque être dans la chaîne quasi généalogique qui rattache tous les êtres au Créateur » (Alliot, 1972 : 846). Il semble que sur les fronts pionniers de Madagascar, les droits subjectifs définissent une sorte de moralité minimale qui n’exige rien d’autre des acteurs que de ne pas enfreindre quelques règles fondamentales de la vie en commun[180]. Mais ce minimum moral n’est ni présocial ni strictement procédural. Il présuppose des activités organisées en fonction de devoirs clairement définis. Les pratiques routinières sont soutenues au quotidien par un discours traditionnel sur les êtres. Le discours moderne des droits subjectifs intervient seulement lorsqu’il y a désaccord sur ce que sont au juste ces êtres, personnes et choses. Les nouveaux montages juridiques issus de la réinterprétation des mécanismes, règles et procédures de la coutume et du droit administratif postcolonial répondent à un discours sur les droits individuels. Ces droits sont un facteur de changement parce que qu’ils facilitent le bricolage de règles qui relèvent, formellement, de systèmes juridiques distincts. Mais malgré son caractère hybride, la sécurité foncière est « précontrainte » par la structure des éléments culturels utilisés par ce bricolage. Le mime superficiel des procédures, mécanismes et règles du droit étatique, et l’analogie substantielle des formes étrangères, complémentaires ou équivalentes aux formes endogènes, assurent une continuité avec les êtres, personnes et choses de la coutume ancestrale.
Sur le front pionnier, le passage de nouveau venu au statut de fondateur n’est pas affaire de générations mais tout au plus de quelques années. La qualification d’un individu comme « migrant » ou « autochtone » qui commande l’accès à la terre, dépend moins de son origine et de sa généalogie véritables que de son « capital social », c’est-à-dire de ses moyens personnels de mettre en valeur la terre ou de la faire travailler par des dépendants. L’égalitarisme des règles d’accès à la terre est indispensable pour réaliser le projet politique d’une communauté pionnière, mais il peut rendre insuffisante la sécurisation des droits sur des réserves foncières familiales dont les limites restent à confirmer par une mise en valeur ultérieure. Pour concentrer leurs forces sur le défrichement, les anciens pionniers obligent les nouveaux venus cultiver les terres défrichées avant de les autoriser à fonder leur propre exploitation. Ils arrivent ainsi à sécuriser les droits issus d’une première occupation qui ne se matérialisent pas immédiatement par une mise en valeur. N’empêche que l’accession au droit coutumier de propriété exige en dernière analyse une mise en valeur continue.
Deux questions se posent alors. Peut-on encore distinguer analytiquement le système de l’exploitation des sols du système de la répartition des terres si la mise en valeur est une condition de l’acquisition du droit permanent ? Cette distinction analytique est-elle pertinente sur le plan empirique pour comprendre a logique de colonisation sur le front pionnier ? Comme nous l’a fait remarquer Jean-Pierre Jacob, cette distinction ne fait guère avancer l’analyse dans des contextes où les usagers veulent disposer librement du produit de leur travail sans payer de redevance, où les prêts se raccourcissent et où, en conséquence, plus personne n’est capable ni ne s’intéresse à entretenir un projet politique. Si personne n’est capable d’entretenir un projet politique, ce doit être parce que, faute de règles de répartition des terres entre lignages ou clans, le problème de l’appropriation foncière se réduit à la preuve d’une mise en valeur familiale qui n’est pas différente de la première occupation suivie du défrichement[181].
Une telle interprétation de l’appropriation foncière sur le front pionnier nous semble cependant contredite par trois observations. Premièrement, le fait que les preneurs disposent librement du produit de leur travail sans payer de redevance ne préjuge pas, analytiquement, du statut juridiques de la terre qu’ils mettent en valeur. Et les discours endogènes font d’ailleurs bien la différence entre le registre de l’ancestralité (première occupation, délimitation, défrichement par un fondateur qui deviendra ancêtre) et le registre de la mise en valeur des parcelles. Or cette différence correspond exactement à la distinction entre le système d’exploitation des sols et le système de répartition des terres. Deuxièmement, cette distinction nous semble définir le contenu des contrats agraires. Si les prêts dépassent rarement une ou deux saisons, c’est parce que seules les parcelles défrichées sont prêtées, mais jamais des parcelles de forêt naturelles ni des parcelles plantées avec des arbustes pérennes[182]. Troisièmement, étant donné que les prêts de terre ne sont pas des simples contrats entre deux individus, mais des rapports collectifs entre « autochtones » et « migrants », plus exactement entre migrants anciens et migrants plus récents, pionniers « aînés » et pionniers « cadets », ils concourent à l’objectif politique commun d’étendre la terre ancestrale en interposant la main d’œuvre migrante. Le constat des années 1960 es donc toujours d’actualité selon lequel « en un instant qui doit être décisif pour l’évolution future de ces coutumes, […] on aborde un des aspects les moins connus de l’ethnographie malgache, un de ceux sur lesquels les éléments déjà publiés sont les plus rares » (Dez, 1965 : 73). Contre certaines conventions académiques mais en accord avec les conventions endogènes[183], on peut montrer que
- les droits permanents du bailleur ne sont pas définitifs car il peut les perdre faute de les défendre par une mise en valeur relativement continue,
- la mise en valeur fait simultanément naître un droit permanent du preneur qui fait que les droits dérivés sont aussi un mode d’accession à la (pleine) propriété coutumière, et non pas seulement un mode de faire-valoir,
- les droits dérivés jouent de ce fait un rôle central dans la structuration interne de la communauté pionnière et dans l’articulation de son projet politique.
Le droit du preneur, du moins la partie de son droit qui se matérialisera dans une future propriété familiale, n’est pas enchâssée dans la propriété du bailleur, mais leurs deux patrimoines sont placés sur un même niveau hiérarchique. Le problème descriptif vient de la définition conventionnelle des concepts de « droit permanent » et de « droit dérivé » par le discours académique, selon laquelle un droit permanent ne peut qu’être issu d’une première occupation, tandis que les droits issus de la mise en valeur seraient toujours dérivés d’un droit issu d’une première occupation. Dans cette conception occidentale, le propriétaire autoriserait sa propre mise en valeur, tandis que le preneur ferait autoriser la sienne par le propriétaire qui lui transfère temporairement le droit de culture. Mais en l’occurrence, il apparaît que les deux droits, premier et second, sont à la fois temporaires, parce qu’une partie de la réserve foncière délimitée par le bailleur sera appropriée à titre de don par un preneur qui viendra plus tard, et à la fois permanents, parce que la re-délimitation conjointe des réserves foncières par le donneur et le donataire vise leur attribution à titre de première occupation. Cette acquisition originaire du droit coutumier de propriété est en effet « quasi-originaire » (Rarijaona, 1967) parce qu’elle suppose non seulement un acte matériel d’appropriation et une mise en valeur continue, mais également une alliance foncière qui va justifier le don de terre par l’aîné au cadet.
La hiérarchie spatiale des droits (du bailleur) issus du défrichement et des droits (du preneur) issus de la mise en valeur ne concerne donc que les parcelles déjà défrichées, où elle permet de libérer la main d’œuvre des bailleurs en recourant à celle des preneurs. En ce qui concerne les parcelles non encore défrichées d’une réserve provisoirement délimitée par un pionnier, la hiérarchie des positions d’aîné et de cadet est seulement d’ordre temporel. La réciprocité des droits premiers et seconds ne définit donc pas le statut des parcelles boisées et délimités, mais plutôt les statuts personnels successifs d’un migrant du moment de son arrivée sur les lieux jusqu’au moment de son installation permanentes comme pionnier fondateur. Selon R. Verdier, la pluralité des statuts exprime
« non pas une inégalité juridique sur le plan individuel, mais, sur le plan social, une progression hiérarchique de la personne, qui, au fur et à mesure qu’elle franchit les principales étapes de la vie jusqu’à l’âge mur et que le faisceau de ses relations socio-familiales s’élargit, détient un pouvoir de commandement et d’autorité plus étendu et et, par suite, investi d’un ensemble de droits et d’obligations spécifiques attachés aux fonctions qu’il exerce au sein de la famille ou du lignage » (Verdier, 1965 : 354).
La manifestation de la volonté de devenir propriétaire doit se concrétiser par un acte matériel d’appropriation. A Manongarivo, les migrants commencent par défricher une petite parcelle de terrain qui servira d’indice pour montrer leurs intentions aux autres. Ils délimitent une surface de forêt à leur convenance d’une taille pouvant aller jusqu’à 5 hectares. Tout nouveau venu se doit de s’informer auprès des anciens défricheurs avant de s’installer pour limiter les risques de chevauchement. L’entraide à l’occasion des travaux de défrichement sert en même temps à se mettre d’accord sur les limites symbolisées par des crêtes de colline ou des petits cours d’eau. Si l’absence de coutume lignagère traditionnelle signifiait que les terres dans l’aire protégée sont considérées vacantes et sans maître, cette délimitation publique par référence à des signes naturels pourrait suffire pour constituer le patrimoine foncier du pionnier. Nous avons vu que tel n’est pas le cas, car la délimitation d’une réserve foncière doit être suivie du défrichement et de la mise en valeur au moins d’une partie des parcelles comprises dans la délimitation. L’acte matériel par lequel un pionnier manifeste sa volonté aux autres ne suffit donc pas pour faire naître le droit coutumier de propriété, lequel suppose en outre une mise en valeur.
A la différence des situations observées en Afrique de l’ouest où les premiers occupants conservent leurs droits sur la jachère même en l’absence de toute trace de mise en valeur, le droit malgache requiert une exploitation pratiquée d’une manière suffisamment régulière (Rarijaona, 1967 : 52). Rarijaona en conclut que les agriculteurs itinérants ne deviennent pas propriétaires coutumiers des parcelles qu’ils exploitent, tout en notant des exceptions à ce principe dans des régions (Sud-Est) où le premier défricheur est considéré comme le propriétaire définitif. Cet argument confond droits premiers et droits seconds, lesquels n’ont pas les mêmes titulaires. Dans le cas du tavy traditionnel, c’est le lignage du défricheur qui récupère la jachère lors du décès, la culture sur brûlis étant de fait pratiquée sur des terres lignagères avant même que les réserves de forêt naturelles du territoire villageois ne deviennent rares (Moor, 1997 : 11). Dans le cas de la culture sur brûlis non traditionnelle qui nous concerne ici, les exploitations pionnières sont délimitées dans l’objectif de constituer une réserve foncière familiale qui sera mise en valeur dans l’avenir. L’exigence de mise en valeur est une sorte de correctif qui permet de donner un contenu concret à la notion floue de réserve foncière. Les témoignages font référence aux « besoins de chacun » et aux « travaux agricoles des 3 ou 4 ans à venir », le temps nécessaire pour constituer une exploitation familiale viable. Par ailleurs, la délimitation n’est pas définitive jusqu’au moment où la plupart des parcelles dans une exploitation pionnière auront été défrichées. L’exigence de mise en valeur n’est pas absolue, mais elle constitue un contre-pouvoir des cadets face aux droits des aînés issus de la première occupation. Les droits fonciers premiers de pionniers n’arrivant pas à suivre le rythme habituel des défrichements peuvent être contestés par des concurrents, d’où la référence à la force de travail de chaque personne en réponse aux questions concernant la surface moyenne d’une exploitation. D’où également l’obligation des nouveaux venus de se faire prêter dans un premier temps les parcelles déjà défrichées. L’imposition des contrats agraires sécurise les exploitations pionnières en permettant d’accélérer le défrichement des parcelles restantes de leur réserve.
Même abandonnée, une parcelle de terre a toujours un propriétaire, qui selon les cas peut être un groupe villageois ou familial ou un ancêtre lointain (Rarijaona, 1967 : 50). Selon l’expression de P. Ottino, à Madagascar on possède la terre ancestrale autant qu’on est possédé par elle. L’appropriation de la terre suppose de ce fait une alliance mystico-religieuse avec les divinités du lieu, cette alliance – suivie comme on l’a vu d’une première occupation et d’une mise en valeur plus ou moins continue – étant la condition de l’acquisition du droit. La notion d’une acquisition originaire apparaît en contradiction avec le fait que la notion occidentale de « terres vacantes et sans maître » soit inconnue dans les droits africain et malgache. A Manongarivo, l’occupation des terres et le défrichement des terres forestières ne sont précédés d’aucun rituel particulier pour sceller une alliance avec la terre. Dans la plupart des zones d’accueil, le requis d’une alliance entre vivants et morts ne semble pas soulever de problème particulier car elle est en quelque sorte « contenue » dans l’alliance entre vivants, les premiers venus occupant un rôle d’intermédiaire entre les esprits de la terre et les arrivants cherchant à se l’approprier avec l’autorisation des premiers venus. Ce n’est pas seulement en raison du caractère sacré de la terre que l’acquisition du droit coutumier de propriété doit être « quasi-originaire », mais surtout parce que sa mise en valeur implique, initialement, une alliance foncière entre vivants.
La colonisation agraire entraîne une compétition foncière intense entre nouveaux venus et migrants plus anciens. En décomposant les relations entre « aînés » et « cadets » en leurs éléments constitutifs, on s’aperçoit non seulement que les originaires participent par le biais de l’entraide à l’acte matériel d’appropriation des arrivants, mais aussi que ceux qui manifestant publiquement leur volonté de devenir pionniers ont tous déjà travaillé pendant quelques années comme clients sur la terre d’un ancien pionnier. Le faire valoir indirect de terres déjà appropriées prépare en quelque sorte le faire valoir direct d’une terre non encore appropriée, dans la mesure où le premier apparaît comme une condition du second si on introduit la dimension temporelle dans l’analyse. Puisqu’ils sont complémentaires dans l’espace et dans le temps, il est impossible de distinguer (sinon analytiquement) une acquisition originaire d’une acquisition dérivée parce que l’appropriation repose, empiriquement, sur les deux à la fois. Les rapports de clientèle entre pionniers aînés et cadets ressemblent à une forme de tutorat foncier non traditionnel, se substituant aux lignages fondateurs dans le rôle de maîtres de la terre.
En l’absence de maîtrises territoriales qui répartissent les terres ancestrales entre clans ou lignages, la communauté pionnière se structure à travers les rapports de clientèle entre pionniers « aînés » et pionniers « cadets ». Les contrats individuels déduits du rapport entre les deux groupes statutaires permettent aux aînés de défricher leur réserve provisoirement délimitée et aux cadets de cultiver les parcelles défrichées avant de devenir à leur tour aînés en délimitant leur propre réserve familiale[184]. En accord avec des analyses récentes et plus datées du rôle des droits dérivés dans les systèmes fonciers africains et malgaches (Dez, 1965 ; Le Roy, 1998 ; Lavigne Delville, Toulmin et al., 2002), on peut montrer que cette forme de tutorat, pour rendre possible la conquête de terres par migrants interposés, doit remplir la double fonction de modalités d’exploitation des terres et de modalité d’accès à la propriété foncière familiale.
Le faire-valoir indirect constitue le mode privilégié d’accès à la terre des catégories sociales « dominées », celles qui ne sont pas propriétaires des moyens de production. La question des droits dérivés ne se limite cependant pas au débat sur le fermage et le métayage, mais englobe « l’ensemble des formes de transfert temporaire du droit de culture, où un détenteur de droits permanents et transmissibles délègue, selon des modalités variées, tout ou partie de ces droits à un autre individu » (Le Roy, 1998 : 97). A Manongarivo, il existe trois formes de transfert du droit de culture, voire quatre si on inclut les ventes coutumières dans cette catégorie. Ce sont les dons de terre, les prêts saisonniers pour la riziculture, les prêts longs avec partage de la plantation. A suivre Rarijaona, le don de terre « présente deux caractères particuliers qui le rapprochent des prêts et locations de terres : c’est d’être révocable et viager » (Rarijaona, 1967 : 75). Le souhait de tout arrivant est de recevoir de la part d’un aîné une terre sur laquelle il pourra établir définitivement une exploitation pour son compte. De ce point de vue, il semble incongru de qualifier le don de terre en terme d’un transfert temporaire du droit de culture. La contradiction n’est qu’apparente. L’expansion continue des surfaces par le défrichement signifie que le cadet reçoive en réserve plus de ce dont il a besoin pour faire son exploitation personnelle. Sur les parties en friche de sa réserve, il agit en simple administrateur d’un patrimoine communautaire et non pas en propriétaire. Devenu aîné par l’attribution d’une réserve foncière, il sera dans l’obligation d’en redistribuer une partie à un cadet de la génération suivante.
Dans un premier temps, la seule façon d’accéder à une terre est d’accepter les conditions plus restrictives du prêt pour bénéficier d’un droit de culture temporaire[185]. En ce qui concerne les prêts ou locations saisonniers pour la riziculture, la justification avancée tant par les bailleurs que par les preneurs est l’entraide qui inclut diverses prestations (éclaircir le terrain, désherber la rizière, planter des arbres d’ombrage). Le preneur ne cherche donc pas à acquérir la parcelle prêtée, mais à faire en sorte qu’il soit autorisé ultérieurement à délimiter une réserve pour son propre compte où il établira sa plantation familiale[186]. Concernant les prêts à long terme suivi du partage des cultures, la justification du bailleur est qu’il apporte le terrain planté d’arbres d’ombrage et celle du preneur qu’il crée une plantation de café ou de cacao sur ce terrain. L’objectif est le partage à moitié de la plantation dès que les caféiers ou cacaoyers produisent régulièrement. Dans les cas exceptionnels de vente de terre enfin, les justifications avancées sont l’âge ou le départ définitif du propriétaire et sa préférence pour les parents, amis, ou voisin lorsqu’il choisit l’acheteur du terrain. Peut-être est-il exagéré de qualifier la vente coutumière comme un transfert temporaire du droit de culture au nom de la communauté de résidents. Mais là encore, l’objectif est d’empêcher des étrangers de devenir propriétaires fonciers sans d’abord se faire reconnaître comme membres de la communauté pionnière en travaillant la « terre ancestrale ».
Si les anciens pionniers n’imposaient pas d’abord des contrats de faire-valoir indirect aux arrivants, la règle générale l’emporterait selon laquelle un terrain provisoirement délimité par un aîné peut être occupé par un cadet tant qu’il ne porte pas de trace définitive de mise en valeur. La preuve de l’existence de cette règle est que, le moment venu, le bailleur accorde une partie de la réserve à titre de première occupation à son preneur, à condition qu’il ait rempli ses obligations de sociabilité. La superposition de plusieurs droits portant sur un même espace ouvre au détenteur du droit originel ou supérieur le bénéfice sinon d’une redevance, à l’utilisateur du droit second ou dérivé la possibilité d’exploiter de manière plus sûre. En permettant une circulation de la terre entre exploitants, les contrats agraires autorisent un ajustement entre surfaces cultivées et main d’œuvre qui s’opère indépendamment des surfaces contrôlées par les unités d’exploitation respectives (Le Roy, 1998 : 87). Les droits dérivés sont un élément constitutif de la régulation de l’accès à la terre même lorsque l’écart en termes de richesse n’est pas significatif. La fonction des contrats de faire valoir indirect ne consiste pas seulement à rendre plus efficace l’exploitation des terres, mais aussi à réaliser le projet politique de la conquête d’un territoire communautaire.
Les dons, prêt, locations, partages des plantations et ventes comportent une série d’obligations de sociabilité telle que la redistribution aux cadets, l’entraide, le devoir de « rendre la semence », de même que des conditions quant à la durée du contrat et à la qualification sociale du preneur. J.-P. Chauveau observe que « dans les cas où les procédures de cession de terre en milieu rural semblent se rapprocher le plus d’une transaction marchande (par exemple dans la zone forestière ivoirienne), les clauses foncières d’une transaction (« achat », « prêt », « don ») sont accompagnées de clauses sociales non foncières qui peuvent être réactivées au besoin et remettre en cause la convention foncière » (Chauveau, 1998 : 71). E. Le Roy insiste sur « la difficulté à traiter, par exemple en Côte d’Ivoire, des pseudo-ventes foncières, réalisées avec des étrangers, donc externes mais dans le cadre des procédures d’hospitalité, donc internes » et conclut que « pour des esprits européens mal informées, soucieux d’uniformité juridique et d’universalisme, de telles distinctions sont trop complexes pour être facilement déchiffrées » (Le Roy, 2001 : 36). En effet la difficulté est de trouver un critère analytique qui sans être ethnocentrique, permette néanmoins de distinguer les clauses foncières des clauses non foncières d’un don, prêt, ou partage de terre. Le problème n’a pas de solution parce que le discours juridique originellement malgache ne distingue pas comme le droit occidental entre le « foncier » d’une part et les « rapports sociaux » de l’autre. Tout ce qu’on peut dire à ce propos est que les rapports entre groupes statutaires (lignages, clans, classes d’âge) sont logiquement premiers et que les contrats fonciers spécifiques sont des catégories dérivées de ces rapports[187].
Dans cette hypothèse, les clauses foncières des contrats agraires seraient déterminées par des clauses non foncières qui définissent les rapports entre groupes statutaires constitutifs de la communauté locale. Sur un front pionnier où chacun se considère comme le fondateur potentiel d’une terre ancestrale, l’absence de groupes unilinéaires de parenté ne peut qu’accentuer le mécanisme clientéliste comme principe structurant des rapports entre exploitations familiales. Les dons, prêts et locations de terres permettent d’accéder à la propriété familiale, au même titre que les ventes et les successions parce que la mise en valeur qu’ils autorisent amorce une acquisition du droit qui sera plus tard complétée par l’assimilation du preneur et par la dénaturation de son droit de culture temporaire en droit permanent (Rarijaona, 1967 : 75-81). Que le droit de culture accordé par le bailleur soit, dans un premier temps, seulement temporaire n’empêche pas le preneur d’acquérir un droit permanent sur les fruits du travail, car les deux droits n’ont pas le même objet. L’objet du droit de culture est une occasion de travailler. L’objet du droit sur les fruits du travail est une récolte ainsi qu’un certain prestige social qui peut être réinvesti dans les réseaux interpersonnels. Je considère par conséquent qu’il existe des droits permanents à la fois pour le bailleur – sur une propriété ancestrale toujours à défendre par la mise en valeur – et pour le preneur – sur des fruits du travail toujours à « ancestraliser » par quelque alliance avec les pionniers aînés.
F. von Benda-Beckmann et J.-P. Jacob m’ont (indépendamment) fait observer que cela ne pouvait qu’être source de confusion, dans la mesure où ce « droit permanent » sur le produit du travail serait enchâssé dans un droit temporaire de culture, lui-même dérivé du droit de propriété. Je dois donc clarifier mon point de vue. Dans une situation extrême où les « sans terres » affirment avoir un droit sur les fruits du travail sans jamais avoir disposé même d’un droit de culture temporaire, le droit sur le produit ne peut être enchâssé dans le droit de culture temporairement transféré (qui dans la logique originellement malgache ne fait que reconnaître ex post le droit issu du travail). Puisqu’ils n’ont pas le même objet, les deux droits du preneur n’ont pas non plus les mêmes « origines », les mêmes causes : mise en valeur pour son droit permanent, subordination à un pouvoir supérieur pour son droit temporaire de culture. Etant donné que les prêts, locations et partage des plantations, suivis enfin de l’attribution définitive d’une réserve foncière à titre de don, ne font que confirmer le droit permanent que le preneur acquiert depuis qu’il a commencé à travailler la terre ancestrale, il faudrait qualifier de « quasi-dérivé » cet accès indirect à la propriété par le biais des transferts temporaires du droit de culture. Dans l’esprit des gens, il n’y a pas une accession originaire à la propriété coutumière qui serait distincte de l’accession dérivée. Toute acquisition quasi-originaire suppose en même temps une acquisition quasi-dérivée et inversement. S’il est utile de distinguer l’acquisition originaire de l’acquisition dérivée pour les besoins de l’analyse, il ne s’agit pas de modes exclusifs mais des deux faces d’une structure qui combine les deux types de représentations.
L’acte matériel d’appropriation seul ne suffit pas pour justifier le droit du pionnier, qui doit toujours obtenir une autorisation de ceux qui sont venus avant lui. D’où l’hypothèse que l’acquisition du droit coutumier de propriété est quasi-originaire. Mais les transferts temporaires du droit de culture ne suffisent pas non plus pour faire naître la propriété coutumière, car il est exigé du preneur de mettre en valeur d’abord les terres prêtées puis de défricher celles qui lui sont attribuées à titre permanent. C’est pourquoi l’acquisition quasi-originaire du droit de propriété est en même temps quasi-dérivée. La distinction entre acquisition originaire (première occupation, travail, alliance avec la terre) et acquisition dérivée (droits délégués, ventes, successions) utilisée par R. Rarijaona m’a paru intéressante parce qu’elle elle reste proche des représentations des acteurs en montrant comment ces derniers associent les perceptions du monde extérieur (parcelles de culture, réserves délimitées et transformées en exploitation familiale, le territoire comme un ensemble de réserves et exploitations) avec les perceptions du monde social (pionniers cadets, pionniers aînés, communauté pionnière).
Mais la terminologie de Rarijaona prête à confusion en ce qu’elle suggère l’existence de modes alternatifs d’acquisition du droit coutumier de propriété alors qu’il n’y a en réalité qu’un seul mécanisme de sécurisation foncière. Ce mécanisme se manifeste notamment par le respect des clauses non foncières auquel sont soumises les transactions foncières. En effet, les contrats sont des procédés d’assimilation que la communauté impose aux émigrés, préalablement à toute attribution du droit de propriété. Puisque cette assimilation passe par des rapports entre individus, nous la qualifierons de sanction domestique de la propriété. Inversement, les donataires, locataires ou emprunteurs profitent souvent de l’absence de documents écrits ou du dépérissement de preuve pour se prétendre propriétaires (Rarijaona, 1967 : 80). Puisqu’ils se fondent dans ce cas sur leur (seul) statut de membre du groupe territorial, on peut parler d’une sanction publique ou citoyenne de la propriété.
Selon Rarijaona, les étrangers cherchent à faciliter leur intégration dans le groupe par le mariage ou la fraternisation de sang pour bénéficier d’un droit de culture (Rarijaona, 1967 : 80). En réalité, ce procédé d’intégration est nécessaire seulement quand le milieu d’accueil se montre méfiant à l’égard des étrangers et leur impose un délai d’épreuve avant de fixer les conditions du prêt. Dans les autres cas, s’engager comme métayer, voire cultiver la terre en simple emprunteur, est la condition suffisante pour pouvoir acquérir par la suite un droit de propriété : dans tous les cas le faire valoir indirect qui précède l’acquisition constitue une « période d’épreuve permettant d’apprécier les qualités des candidats » (ibid.). L’auteur compare la procédure avec le droit moderne de la nationalité d’après lequel la condition d’assimilation est exigée chez les personnes désireuses d’obtenir leur naturalisation. La communauté traditionnelle imposerait une telle période pour se rendre compte de l’aptitude des candidats propriétaires à respecter les règles coutumières avant de leur conférer un droit permanent.
Le constat est juste, même si l’analogie avec le droit de la nationalité a ses limites. Dans la logique du droit coutumier, il ne s’agit pas d’assimiler la personne étrangère mais de la familiariser en lui assignant un statut, en l’occurrence le statut de « pionnier cadet » définissant la position des nouveaux venus au sein du groupe local. Selon J. Dez, le lien unissant bailleur et preneur n’est pas seulement d’ordre contractuel mais se complète encore de considérations d’ordre familial et social. Il écrit que « la croyance qu’on ne peut consentir des contrats de métayage qu’à des parents, proches ou éloignés, est assez forte pour que, souvent, bailleur et preneur se lient par le serment du sang, ce qui crée des devoirs d’assistance réciproque entre eux », en soulignant la complexité des liens sentimentaux unissant le bailleur au preneur : parents, naturels ou par le sang, descendants d’esclaves traditionnellement attachés à la famille, voisins, étrangers au pays (Dez, 1965 : 77). Grâce à leur inscription commune dans une communauté familiale d’intérêts et grâce au sens des obligations réciproques qui en résulte le bailleur peut compter sur l’exécution correcte du contrat par le preneur. Les transferts du droit de culture sont révélateurs de l’organisation des rapports fonciers et des logiques qui sous-tend cette organisation.
La complexité des « liens sentimentaux » entre bailleurs et preneurs remplit donc une fonction structurante. Car la stabilisation du rapport foncier est liée à l’impossibilité pour le preneur de remonter à l’origine des droits du bailleur et il faut que cette impossibilité soit sanctionnée d’une façon ou d’une autre. Tandis que la sécurisation ne peut venir que de l’Etat là où les droits sont délégués à partir du droit de propriété (puisque le droit d’aliéner risque de rendre la ressource et son nouveau détenteur étranger au groupe), dans le cas des droits délégués selon des formes coutumières, la sanction relève de la mise en cause du rapport social : expulsion du groupe, responsabilité collective d’un groupe à l’égard d’un autre (Le Roy, 1998 : 99).
On parle de dénaturation des droits quand ces sanctions cessent d’être effectives. Dans le droit originellement africain où des redevances sont dues aux chefs de terre en signe d’allégeance, celles-ci disparaissent au fur et à mesure que l’autorité des chefs diminue ; le droit des exploitants devient définitif et finit par se transmettre à leurs héritiers. Une tendance similaire a vu le jour à Madagascar lors de l’abolition de l’esclavage au lendemain de la colonisation française. Devenus métayers de leurs anciens maîtres, les esclaves libérés ont profité de la confusion quant à la qualification des droits pour s’ériger en propriétaires. Du point de vue du droit occidental, cette évolution est synonyme d’abus de droit et d’insécurité juridique. Des litiges éclatent soit pour des questions de délimitation des terres, soit parce que des métayers de venus propriétaires recourent à la procédure d’immatriculation dans le but de consolider leur droit de propriété (Rarijaona, 1967 : 80-81).
Le constat de Rarijaona est confirmé par des travaux actuels. Dans des zones comme la région du lac Alaotra qui accueillent des migrants en nombre important, l’insécurité foncière toucherait actuellement l’ensemble des exploitants, autochtones et migrants. Chacun douterait de son droit sur la terre et craindrait l’apparition de revendications inattendues (Teyssier, 1998 : 588). Reste à savoir si le vide coutumier évoqué par cet auteur peut expliquer des conflits sur les terres de tanety et qui ont pour objet des prétentions – coutumières – fondées sur « une ‘récompense’ proportionnelle à l’effort de mise en valeur de la terre » (p. 586) pour ce qui concerne les migrants, ou sur « le caractère sacré du sol », qui est invoqué « avant que la masse de migrants et de paysans sans terre ne se déploie sur les plateaux, contre la dissémination dans le paysage de divers repères matérialisant une mise en valeur embryonnaire » (p. 587). Nous ne le pensons pas, car c’est le trop-plein plutôt que le vide coutumier qui favorise l’émergence des conflits fonciers. Plus il y a de lignages ou clans tompon-tany (maîtres de la terre), plus il risque d’y avoir de conflit fonciers parce que l’ancestralité peut être instrumentalisée pour opposer autochtones (ou originaires) et étrangers. Par contre, plus la coutume est vidée de ses contenus traditionnels, moins il y aura des conflits parce que le caractère sacré de la terre ancestrale ne pourra être opposé aussi facilement aux prétentions fondées sur la mise en valeur.
La dénaturation de la coutume traditionnelle, loin de s’opposer à l’assimilation des étrangers à la communauté originaire, assure en réalité l’intégration au groupe d’accueil sous le contrôle du groupe immigrant. Le droit de culture temporaire de l’étranger est réinterprété comme un droit de culture permanent d’un originaire. Les dons de terre observés à Manongarivo autorisent d’ailleurs à inverser les deux termes de cette définition : le droit permanent de l’originaire est réinterprété comme un droit temporaire qui ne dure que jusqu’à la réattribution d’une partie de sa réserve à un étranger. Sur les parcelles en friches de leur réserve personnelle, les aînés n’agissent pas en propriétaires mais en administrateurs d’un patrimoine commun à transmettre aux cadets. Le concept de dénaturation du droit néglige le fait que, à Madagascar, les originaires qui habitent ailleurs perdent leur droit de culture faute de mise en valeur de la terre ancestrale[188]. En termes pratiques, le droit de culture d’un étranger résident n’est pas nécessairement moins permanent que celui d’un originaire qui réside loin. Dans une société où les identités d’autochtone et d’allogène sont fortement relativisées par le temps et où de surcroît les forêts susceptibles d’être converties en surfaces cultivées sont abondantes, la dénaturation des droits n’est-elle pas un facteur de sécurité foncière ?
E. Fauroux utilise le concept de dénaturation des droits pour expliquer les « défrichements préventifs » dans le Sud-ouest de Madagascar.
« On ne perd pas de temps à démontrer la réalité de ses droits, mais on défriche, avec ses seuls moyens si on est pauvre, en salariant des essarteurs si on a plus de moyens. […] La preuve du droit d’usage est ainsi fournie par l’usage, ce qui ne manque ni de simplicité ni d’efficacité (« la preuve que j’en ai le droit, c’est que je le fais »), mais n’a que peu de rapport avec l’équité coutumière » (Fauroux, 1999 :150).
Pour l’auteur, cet argument est loin d’être absurde dans une société qui croit à la justice immanente : l’usurpateur devrait être châtié par les forces surnaturelles. S’il n’est pas châtié, c’est qu’il n’est pas vraiment en situation d’usurpateur. En ce qui concerne les défrichements préventifs de Manongarivo, la sanction sociale du rapport de clientèle aîné/cadet exclut ce type d’explication. La possibilité de passer au bout de quelques années de la position de preneur à celle de bailleur signifie que chacun respecte la différence entre prêts et locations de terre réservés aux cadets d’une part, dons de terre et partages de plantations entre aînés de l’autre. La hiérarchie entre aînés et cadets exclut tout détournement de droit, car ce n’est pas l’usage, mais le changement de statut personnel qui prouvera le droit. Il n’y a pas confusion entre faits et normes, mais une autre norme que celle qu’essaie de retrouver l’observateur occidental.
Les contrats entre pionniers individuels sont déduits d’une hiérarchie fondée sur l’ancienneté qui garantit au cadet que les prêts de terre initiaux soient, après un certain temps, suivis d’un don de terre qui fera de lui un aîné. L’accès à la propriété reposant sur plusieurs qualifications successives du même patrimoine pionnier selon le niveau de progrès hiérarchique atteint par son détenteur, la notion de dénaturation apparaît ethnocentrique. Il n’y a pas détournement de droit, mais changement du statut personnel. Par ce substitut aux alliances matrimoniales entre lignages, la dynamique de conquête des terres familiales est contrôlée par la faction aînée des membres individuels de la communauté pionnière sans que cette personne morale coutumière ait des responsables fonciers désignés[189]. Mais qu’en est-il des permis de défrichement et d’occuper accordées sur la base d’une simple mise en valeur par le service forestier et les élus locaux ? Ne constituent-ils pas un détournement du droit coutumier de propriété et donc un facteur d’insécurité foncière ?
Le vide coutumier (l’absence de responsables fonciers coutumiers) caractéristiques des fronts pionniers met directement en cause le rôle de l’administration dans l’apparition de conflits fonciers. Dans la seule circonscription domaniale d’Ambatondrazaka (lac Alaotra) il existerait 20'000 demandes d’immatriculation foncière, alors que le service délivre une vingtaine de titres fonciers chaque année. Les seuls documents officiels attestant des droits fonciers sont dans la pratique les autorisations de défrichement ou permis de coupe délivré par les Eaux et Forêts il y a vingt ans, les reçus d’imposition foncière ou des pseudo-actes de vente du fokontany (Teyssier, 1998 : 587). Selon l’auteur, aucun cultivateur serait assuré de pouvoir conserver sa terre au-delà d’une campagne car aucun document ne prouve qu’il est le premier occupant ou le propriétaire effectif. Personne au village n’aurait le pouvoir de confirmer la réalité des appropriations, à l’exception des coups de tampon insignifiants du président du fokontany sur certains actes de vente (p. 588). Cette interprétation de l’insécurité foncière à Ambatondrazaka est peu plausible, mais ne connaissant pas ce terrain je ne peux pas l’infirmer. Notons cependant que pour les occupations illégales analysées dans ce chapitre, les actes officiels d’attestation des droits fonciers sont encore moins nombreux et plus incertains que ceux pour les terrains domaniaux à Ambatondrazaka. Mais nous avons constaté que les conflits fonciers sont rares et ne remettent pas en cause le fonctionnement du front pionnier ni son mécanisme de sécurisation foncière par migrants interposés.
Les autorisations officielles risquent d’avoir un effet insécurisant en reconnaissant les seuls droits issus de la mise en valeur, si elles ne les ignorent pas catégoriquement à la demande des bailleurs de fonds internationaux. Les Eaux et forêts nient la hiérarchie aînés/cadets dans la mesure où ils autorisent la mise à feu et la culture pour chaque pionnier individuellement contre paiement en argent ou en nature. L’administration communale nie le principe hiérarchique dans la mesure où elle reconnaît la résidence par quelques tampons et l’inscription sur les listes électorales quel que soit l’ordre hiérarchique des pionniers. L’Association nationale pour la gestion des aires protégées nie la hiérarchie coutumière dans la mesure où elle a fait déguerpir les occupants illégaux sans tenir compte de l’ancienneté de leur installation. Devant les représentants de l’Etat, aînés et cadet sont égaux parce que la communauté des citoyens ou des délinquants est un cadre de dépassement de la hiérarchie des statuts coutumiers. L’égalité des citoyens n’est qu’une apparence. Le dépassement de la hiérarchie ne substitue pas le droit étatique aux statuts personnels coutumiers, lesquels sont conservés au sein du droit étatique qui se limite à les envelopper. En cautionnent la hiérarchie entre bailleurs et preneurs, les autorisations administratives irrégulières constituent un doublement efficace de la sanction des propriétés familiales coutumières. eurs « clauses non foncières » sont les mêmes que celles des dons, prêts, locations, partages et ventes coutumières.
Conservée à l’intérieur du droit étatique, la hiérarchie coutumière n’en est pas pour autant immuable. L’englobement de la hiérarchie rend inévitable la réinterprétation des catégories coutumières selon les termes du droit foncier et domanial moderne qui sont plus égalitaires parce que fondés uniquement sur l’exigence de mise en valeur. L’égalité des chances pour toutes les familles d’accéder à une terre et la reconnaissance du travail de toutes les familles quelle que soit leur origine suppose qu’elles puissent facilement changer de statut coutumier. Or un tel changement est plus facile à réaliser dans le cas de groupes définis par une activité particulière ou par l’ancienneté de la résidence que dans le cas de lignages et clans, définis par la filiation et les alliances. De cette manière le droit étatique produit une sélection dans la coutume qui tend à éliminer les appartenances exclusives aux groupes unilinéaires de parenté au profit d’une ancestralité politique à base territoriale, plus facile à concilier avec le principe économique d’égalité des chances des familles[190]. L’assimilation des étrangers apparaît dans cette perspective comme une simple manifestation de la propriété villageoise. Cette dernière n’est pas tant un droit foncier qu’un droit administratif sur les membres du fokonolona, exercé conjointement par les chefs d’exploitation individuelles.
Chacun des trois « cantonnements » pionniers dans la forêt de Manongarivo est un fokonolona, une personne morale coutumière à l’état naissant. Cette personne agit sans autorité désignée à travers les seuls responsables des patrimoines familiaux qui le constituent. Il en va de même des patrimoines étatiques (domaine forestier, circonscriptions administrative) qui sont non moins constitutifs du fokonolona que les patrimoines domestiques. Dès lors que les responsables de ces patrimoines étatiques respectent les règles de sociabilité locales, ils sanctionnent le droit coutumier de propriété au nom du groupe territorial comme le ferait un chef de famille quelconque. Ce mécanisme syncrétique a permis de fonder un Etat moderne sur des structures claniques traditionnelles. Il ne saurait empêcher l’occupation humaine d’une aire protégée et sa transformation en caféières et cacaoyères[191].
Lorsqu’on cherche à faire la sociologie des espaces vides colonisés par des migrants, on découvre des mécanismes répondant au besoin de sécurité juridique des acteurs impliqués. Cette découverte contraste avec l’idée d’insécurité des droits qui tend spontanément à être associée avec les concepts d’accès libre et de vide coutumier. A Manongarivo, les droits premiers naissent à travers la délimitation initiale d’une réserve foncière qui sera progressivement défrichée. Ils sont sécurisés par les pionniers voisins qui en reconnaissent les limites ainsi que par les preneurs de terre travaillant au sein de chacune de ces exploitations familiales. Les droits seconds naissent avec la mise en valeur (culture sur brûlis, puis plantations) de l’exploitation par son propriétaire ou par ses clients et descendants. Ils sont sécurisés soit par le droit premier du propriétaire, soit par un droit de culture que celui-ci accorde aux migrants sur les parcelles déjà défrichées. Derrière l’apparence anarchique d’un discours juridique dépourvue de références lignagères ou claniques se cache une dynamique d’expansion de la base communautaire qui repose sur l’utilisation stratégique de migrants récents par des migrants moins récents.
En l’absence de coutume traditionnelle qui répartit les terres ancestrales entre lignages, le mécanisme de conquête de terres par migrant interposé semble reproduire la logique du droit foncier étatique, qui exige toujours une mise en valeur. La mise en valeur est exigée non seulement pour la reconnaissance de la propriété, question théorique dans une aire protégée, mais aussi pour les autorisations de défrichement irrégulières accordé par l’agent forestier, et de manière implicite même pour la reconnaissance administrative des nouveaux villages dans la forêt par les agents de la commune rurale. Quel que soit le type d’autorisation, l’administration reconnaît une activité économique « illégale » sans faire la différence entre les droits de culture temporaires des nouveaux venus et le droit permanent du propriétaire.
Or les autorisations étatiques officieuses sont réappropriées localement dans une logique qui est fondée justement sur cette distinction et la hiérarchie qu’elle établit entre les patrimoines des aînés et des cadets. Les anciennes significations (distinction entre mise en valeur et première occupation) sont attribuées aux nouvelles catégories empruntées (autorisation de défrichement illégale, cantonnements). En reconnaissant une communauté territoriale pionnière, l’administration reconnaît aussi les rapports hiérarchiques qui définissent cette communauté. Les anciennes significations coutumières sont réinterprétées en termes des autorisations étatiques de défrichement et d’occupation. Mais étant donné que les catégories modernes dont s’inspirent les solutions locales nient la différence entre les droits de cultiver et les droits d’occuper, elles tendent à relativiser la hiérarchie entre aînés et cadets en favorisant le passage d’un statut à l’autre au bout de quelques années. De cette manière, les contrats agraires entre aînés et cadets remplissent une fonction de contrôle administratif sur les personnes, contrôle exercé en situation traditionnelle par la répartition lignagère des terres. Ce droit administratif sur les personnes et nécessaire parce que la délimitation de réserves foncières familiales et leur transformation en plantations grâce aux travail des nouveaux venus suppose d’accroître les effectifs de la communauté des défricheurs, afin de sécuriser les propriétés familiales en étendant dans l’espace le territoire communautaire.
L’occupation humaine des aires protégées ne résulte pas d’une situation d’accès libre, mais d’un syncrétisme juridique qui est généré dans le cadre même de la colonisation agraire. Des logiques similaires peuvent être décelées dans des situations plus traditionnelles et moins illégales. Que la source du droit coutumier soient des contrats prêts clientélistes ou des groupes unilinéaires de parenté, le foncier de la colonisation agraire répond à un projet politique où le droit des « aînés » d’imposer la conformité aux modes locaux de sociabilité et d'accumulation se fonde sur le droit de se nourrir des « cadets ». Du moment où la colonisation agraire (ou d’autres activités comme le charbonnage ou l’extractivisme) assurent la complémentarité des systèmes juridiques et gèrent les conflits qui résulte de leur concurrence, le pluralisme juridique n’implique pas forcément une insécurité des droits[192]. La sécurité foncière ne soulève pas les mêmes problèmes selon que l’espace colonisé est une forêt domaniale, où la conception occidentale de la propriété foncière n’a pas d’incidence, une aire protégée ou encore une plaine agricole aménagée où les services domaniaux et forestiers interviennent à la demande des propriétaires légalement reconnus. En l’occurrence, l’insécurité foncière ne provient pas du mécanisme de la colonisation agraire, mais plutôt du fait que l’activité s’exerce dans une aire protégée.
La colonisation agraire des aires protégées et forêts domaniales a été au cœur des préoccupations de la communauté de politique environnementale à Madagascar. Pour élaborer une politique forestière et foncière mieux adaptée aux réalités du terrain, il était sans doute important questionner les « partis pris malthusiens » qui considèrent la pression démographique comme la première cause de déforestation. Aussi la reconnaissance du droit coutumier et la participation des communautés rurales dans la gestion des forêts domaniales auraient-elles été difficiles à justifier en admettant sans réserve que la déforestation était une forme d’acquisition du droit coutumier de propriété. Le nouveau consensus expert à propos du « vide » coutumier et de « l’accès libre » a pu apparaître comme une manière d’éviter des contradictions, dans la mesure où l’objectif de reconnaissance du droit foncier coutumier ne pouvait être concilié avec les perceptions courantes de la déforestation[193]. Il reste qu’en l’absence d’une réelle intensification agricole, la croissance démographique et les migrations entraînent une conversion temporaire ou permanente des forêts naturelles en terres cultivables.
Depuis la période coloniale, les rapports fonciers en Afrique et à Madagascar ont été analysés en des termes « culturalistes » qui opposaient la loi introduite par le colonisateur, à une coutume traditionnelle confondue avec les pratiques locales. Le pluralisme juridique, défini comme un dédoublement des systèmes ou ensembles de règles juridiques applicables à une même situation, a ainsi couramment fait figure d’explication de l’occupation humaine des aires protégées. Puisque la loi était censée prévaloir dès que l’Etat s’implique dans les rapports fonciers, la contradiction entre systèmes fonciers traditionnels et domanialité étatique pouvait être présentée comme un conflit foncier où communautés villageoises et agents de l’Etat s’affrontaient en tant que principales parties concernées. Mais le constat que plusieurs normes s’appliquent simultanément ne qualifie pas encore, ou seulement partiellement, la situation qui fait l’objet de ce dédoublement normatif. Dans le chapitre précédent, nous avons vu que tout n’est pas conflit malgré la concurrence formelle des systèmes juridiques. En deçà de la répression des occupants illégaux induite par des pressions extérieures, les agents étatiques sont eux-mêmes partie prenante dans une construction identitaire qui s’oppose à cette autre construction identitaire que sont les aires protégées.
Les analyses fondées sur le postulat du conflit des cultures juridiques ont de la difficulté à expliquer ces situations, où la concurrence de plusieurs systèmes juridiques se manifeste par une complémentarité plutôt que par des conflits, ou par des conflits au sein d’une même culture juridique. La dichotomie occidental/endogène n’épuise pas les usages politiques de l’identité même si elle permet de décrire correctement des conflits relatifs à l’occupation humaine des aires protégées ou d’autres formes de contestation populaire du régime domanial. Les explications « culturalistes » ne captent ainsi qu’une seule dimension du réel ; elles rendent compte de la contestation du droit officiel, mais sans nous informer sur la dynamique qui se cache derrière cette contestation. Des conflits fonciers d’un autre genre, pouvant impliquer outre les communautés villageoises et agents de l’Etat, les membres de familles élargies, lignages ou clans, et porter sur des usages d’espaces, parcelles ou ressources spécifiques (aires de pâturage, concessions forestières, etc.), sont révélateurs de cette dynamique (Chauveau et Mathieu, 1998 : 243-44, 248-49) [194].
Un conflit foncier de ce genre est mis en évidence par notre deuxième étude de cas consacrée à la colonisation agraire, qui porte sur le « corridor forestier » du versant oriental entre les parcs nationaux Ranomafana et Andringitra. Nous avons affaire à un ancien terroir à base de riziculture irriguée qui est situé du côté ouest du corridor forestier immédiatement au Nord du Parc national d’Andringitra. Depuis 2001, un transfert de gestion est en cours dans les villages du bassin versant en réponse à l’initiative conjointe de l’organisation non gouvernementale Conservation International et de l’agence nord-américaine de coopération au développement (USAID). La population concernée par le contrat de gestion se constitue de huit clans, répartis sur une quinzaine de villages et hameaux dans le bassin versant et regroupés en trois fokontany (circonscriptions administratives de base) appartenant à la commune rurale de Miarinarivo[195].
Tandis que les usages agricoles des terres dans la plaine du bassin versant sont traditionnels et relativement stables, la conversion de terres boisées dans les collines proches est un processus rapide qui modifie l’ancienne complémentarité entre plaine et forêt. Bien que cette région ne connaisse pas une immigration importante, l’insuffisance des terres pousse actuellement beaucoup de gens à vouloir cultiver dans la forêt, notamment les terrains marécageux aménageables en rizière irriguée. La forêt est considérée comme appartenant aux ancêtres claniques des habitant du bassin versant. Autrefois chaque clan avait certains droits d’usage sur la partie qui abrite les tombeaux de ses ancêtres, mais la forêt servait surtout de pâturage commun. Par contraste avec la situation décrite dans le chapitre précédent, la colonisation agraire de l’espace forestier est donc le fait des originaires plutôt que de migrants venant d’autres régions de l’île. Une deuxième différence tient à ce que, contrairement à la réserve spéciale de Manongarivo gérée par le service des parcs nationaux, le corridor forestier est du point de vue juridique étatique une simple forêt domaniale et peut à ce titre faire l’objet de gestion communautaire.
Nous allons voir que le transfert de cette partie du corridor forestier à une association paysanne avait pour but d’empêcher l’attribution de permis d’exploitation forestière, enjeu stratégique du point de vue de la conservation de la biodiversité. Mais puisque le service forestier y avait déjà autorisé une exploitation forestière, seulement une partie de la forêt ancestrale pouvait être incluse dans le terrain faisant l’objet du contrat de gestion. La politique de conservation intégré du corridor fait de la reconnaissance du droit coutumier l’un de ses principaux instruments, en espérant fermer ainsi les terroirs aux exploitants forestiers et miniers et les protéger des appétits fonciers des paysans autochtones eux-mêmes.
La conservation intégrée n’est toutefois pas la seule explication du renouveau de la coutume ancestrale. Par exemple il était entendu entre les exploitants forestiers et les descendants de certains clans locaux qu’une fois la forêt épuisée, ceux-ci allaient récupérer les terres de la concession. Face à l’arrangement avec les exploitants, d’autres descendants se sont constitués en association d’usagers forestiers en invoquant eux aussi leurs droits ancestraux sur des parties de forêt. La répartition du territoire entre les clans et lignages continue ainsi à alimenter des revendications de droits sur la forêt. Si elle renvoie dans la coutume traditionnelle à des usages rituels et aux aires de pâturage lignagers, elle est actuellement invoquée pour justifier une occupation de la forêt en fonction d’autres usages présents ou futurs, que ce soit l’agriculture paysanne locale ou l’exploitation forestière et minière impliquant des gens de l’extérieur.
Le monde de la conservation de la diversité biologique s’est récemment ouvert à des considérations de lutte contre la pauvreté. L’approche privilégiée a consisté à mettre en place une participation politique et économique des populations locales à la gestion des ressources naturelles. Etant donné que la nature pouvait représenter une valeur pour les populations locales, la conservation ne devait plus se faire en dehors des espaces humanisés, mais au sein même de ces espaces. La conservation « intégrée » étend les mesures de protection à des zones jusqu’alors non protégées (Rodary et Castellanet, 2003 : 34). Mise au point au début des années 1990 par les projets de conservation et de développement intégrés aux alentours des aires protégées, la solution participative et négociée a ensuite été formalisée à travers la « gestion communautaire » des ressources renouvelables qui les a remplacés à partir de 1996. Une deuxième explication pour ce changement de référentiel sont les constats des généticiens et écologistes du paysage que l’établissement de frontières tranchées avait des effets indésirables pour la conservation puisqu’il empêchait la migration des espèces menacées et le maintien de paysages diversifiés par lesquels elles pouvaient transiter pour passer d’une aire protégée à une autre (ibid., p. 35). C’est ainsi qu’est née la notion de corridor biologique, qui s’applique à notre zone d’étude située entre deux parcs nationaux sur la lisière de la forêt du versant oriental de Madagascar. La qualification d’un espace forestier comme corridor de biodiversité n’est pas anecdotique. Déclaré zone de concentration de l’aide américaine au secteur environnemental, le « corridor forestier » voit depuis quelques années proliférer les interventions « pilotes » des organisations non gouvernementales et internationales.
En avril 2001, on travaillait activement aux transferts de gestion dans le corridor forestier entre les parcs nationaux de Ranomafana et d’Andringitra. Au vu du nombre des demandes, on pouvait estimer que les campagnes de sensibilisation menées par les projets et les ONG avaient eu le succès escompté[196]. Le nombre des communautés qui demandaient de l’appui pour procéder au transfert de gestion dépassait largement les capacités des acteurs de la région. La DIREF (Direction interrégionale des Eaux et Forêts) souhaitait conclure 9 contrats de type GCF jusqu’à la fin de l’année 2001. Le projet CAF/APN (Cadre d’appui forestier) financé par le WWF finalisait deux contrats dans la réserve forestière de Tolongoina. Le WWF appuyait également plusieurs contrats dans la forêt de Manambola au nord d’Andringitra. Le CCD Namana, une ONG malgache, essayait de satisfaire les besoins de la commune d’Ambohimahamasina où 4 contrats de type Gelose étaient en cours. La CORANIR, société privée bénéficiant d’un contrat de location-gérance de la Station Forestière d’Ialatsara, discutait avec le projet MIRAY financé par Conservation International des possibilités de développer des contrats dans les forêts proches de la Station. Le projet LDI[197] avait démarré cinq transferts de gestion et allait initier les agents de la DIREF aux procédures de la gestion contractualisée des forêts. L’ANGAP et le projet LDI travaillaient ensemble sur des contrats de gestion avec les communautés situées à l’ouest et à l’est du Parc National Andringitra (Pierson, 2001 : 1).
Selon le responsable de la coopération américaine, il manquait cependant du personnel pour suivre les procédures avec rigueur. Il concluait qu’un gros effort était nécessaire pour identifier et former les bureaux d’études et les ONG de la région agissant en partenaire des Eaux et Forêts dans la mise en place des transferts, et que les négociations et le respect des procédures demanderont du temps au service forestier et aux communautés du corridor, s’ils veulent obtenir la gestion des bassins versants, des sources et des infrastructures agricoles. Pour pallier à ses insuffisances, un protocole d’accord avait été conclu en novembre 2000 entre le projet LDI et la DIREF de Fianarantsoa qui permettant de payer une indemnité journalière de 50’000 FMG aux chefs de cantonnement forestier pour les descentes sur le terrain que nécessite la préparation des transferts de gestion. A l’occasion d’un atelier du 15 au 17 mai 2001 cofinancé par le projets LDI et MIRAY (l’antenne locale de Conservation International) et l’Office National pour l’Environnement, un Plan d’action commun avait été convenu entre tous les acteurs impliqués dans le transfert de gestion. Il prévoyait la finition de 34 contrats en 2001 pour la seule province de Fianarantsoa répartis entre la zones corridor Est (6 contrats), corridor Ouest (15 contrats), Nord (3 contrats) et littorale (10 contrats)[198].
Des études menées par le LDI en collaboration avec le CIFOR montraient que les forêts ancestrales des Betsileo et Tanala recouvraient traditionnellement presque tout le corridor, et que la plupart des gens en respectaient les limites. Le principal problème rencontré par les transferts de gestion serait que limites traditionnelles ne correspondent pas toujours aux limites administratives. Le responsable de la coopération américaine estimait néanmoins que d’autres intérêts pouvaient se développer et concurrencer les efforts de conservation intégrée si les projets du Ministère des Eaux et Forêts ne répondaient pas assez vite aux demandes des communautés en transférant les ressources forestières. Même si les contrats étaient menés sans retard, expliquait-il, il aurait fallu les suivre pour juger de l’efficacité du transfert dans la protection des ressources forestières face à des intérêts contradictoires (Pierson, 2001 : 1)[199].
C’est dans ce contexte que le projet MIRAY (Conservation International) organise, du 5 au 17 juin 2001, un stage de formation pratique aux procédures de la gestion contractualisée des forêts pour les chefs de cantonnement des Eaux et Forêts de la province de Fianarantsoa[200]. La formation a lieu dans la commune de Miarinarivo, sous préfecture d’Ambalavao et doit aboutir à un contrat de gestion d’une partie du corridor forestier. Il s’avérera au cours de ces journées que les chefs de cantonnement forestier de la province de Fianarantsoa avaient déjà reçu une formation similaire de la part de la coopération suisse, soucieuse de divulguer sa philosophie de gestion forestière participative acquise à travers vingt ans d’expérience à Madagascar. Il s’avérera également à la surprise des consultants chargés de dispenser la formation pratique, que les Eaux et Forêts venaient d’attribuer, en toute légalité semble-t-il, à un colonel d’Antananarivo trois permis d’exploitation forestière sur une surface totale de 1’300 hectares de forêt comprises dans le terrain destiné au transfert de gestion. Les exploitants forestiers avaient même déjà construit une piste d’accès pour les camions. Selon un témoignage recueilli en 2003, les villageois du bassin versant
« n’ont pas tellement pu faire quoi que ce soit, puisque c’étaient les eaux et forêts, quoi ... ils ont dit tenez-vous tranquille, monsieur, c’est une forêt domaniale. Fin de la discussion, les gens n’ont pu rien dire, tous les propriétaires. Il y en a qui ont râlé, qui ont interdit. Mais dès que les eaux et forêts sont arrivés, disant forêt domaniale, personne n’a rien dit, tout le monde a accepté cela... le fokonolona ne savait pas tellement les règles qui régissaient l’exploitation, comment cela marchait, quels sont les bénéfices pour la population, on ne sait rien. Les gens ont entendu qu’il y a une ristourne, à déposer au niveau de la commune. Et on a alors attendu ce qui allait nous revenir sur ce qu’ils nous prenaient. Ces choses concrètes qu’on demande, c’est des choses de ce genre. Par exemple, ce reboisement, et on a vendu à 5000F par pied chez les exploitants à Ambalavao. Mais la vente a été effectuée en tant qu’apport au CEG (Collège d’Enseignement Général). Quand le CEG a été bâti, il y a eu quand même un produit tangible de ce que les grands-pères ont cultivé pour en faire profiter les descendants. C’est ce genre de chose là que les gens attendent de cette exploitation, pour accomplir de grands travaux pour que nos enfants et petits-enfants puissent en tirer profit, comme quoi, on a obtenu ceci grâce à l’exploitation de la forêt. On est pressés de restaurer nos infrastructures, parce que la forêt à exploiter est assez épaisse. Même la petite portion ici, on a pu bâtir un CEG avec, et avec une telle forêt, on ne pourrait pas restaurer les routes ? » (G9B, 4).
Le problème était connu des responsables de l’USAID et de Conservation International à Antananarivo pour avoir effectué une mission de terrain dans la région peu de temps auparavant. En organisant le stage de formation dans la commune de Miarinarivo, il s’agissait en même temps de proposer aux villageois qu’ils demandent à ce que le service forestier leur transfère la gestion de leur forêt ancestrale pour empêcher que d’autres permis d’exploitation ne soient attribués dans cette partie du corridor forestier. Le chef de cantonnement forestier d’Ambalavao prévoyait quant à lui transférer la gestion de la partie non touchée par l’exploitation où il avait déjà délimité une surface de 750 hectares avant l’arrivée des formateurs consultants du projet MIRAY.
« Au début, il n’y avait pas d’exploitation dans la zone. Puis, quand il y a eu cette exploitation, on s’est dit qu’on devrait exploiter aussi, parce que la forêt est exploitable... et puis non, on a décidé de protéger la forêt,d’abord... quand ce sera protégé, on verra ce qu’on va faire, on pourra alors exploiter. Et ainsi est née l’idée, pourquoi on ne vendrait pas, allons demander aux eaux et forêts. Alors, on est allé voir les eaux et forêts, pour demander la protection de la forêt, pas peur que les exploitants ne puissent tout prendre de la forêt que nous a laissée nos ancêtres. On a demandé à pouvoir protéger et on a décide de nous séparer en deux groupes. Parce qu’ils ont dit qu’on obtiendrait juste 500ha, et avec deux groupes, chaque groupe obtiendrait 500 ha et ce serait suffisant. Mais malheureusement, les Eaux et forêts sont arrivées, et ils ont dit qu’ils n’octroyaient que 500 ha seulement, qu’on devait de réunir. Alors, on s’est réunis de nouveau. Mai la raison pour laquelle on a cherché à faire cela c’est parce que les moyens de survie des gens sont pour la plupart de ce côté. Mais la zone de protection, c’est ici. Et les exploitants arrivent de ce côté-là. Alors, les biens des gens ici sont ont été abandonnés » (G9B, 7).
L’une de ces associations, au nom de « Taratra », avait été créée par le service forestier pour obtenir le consentement préalable des communautés locales en vue de l’attribution du permis d’exploitation forestière (une condition requise par le décret de 1998 relatif à l’exploitation forestière). L’autre association appelée « Fitami » avait été créée dans un but d’intensification agricole par le projet LDI pour diffuser de nouvelles techniques culturales permettant de réduire la pression anthropique sur le corridor[201]. Lors de la formation pratique au transfert de gestion de juin 2001, les formateurs devaient au préalable réussir à fusionner ces deux associations préexistantes en une « communauté de base », une association d’usagers à laquelle le service forestier pouvait transférer la gestion. L’idée fut d’abord de reconduire l’association de vulgarisation agricole « Fitami » pour le transfert de gestion mais en l’étendant à l’ensemble des habitants. Mais ses membres se sont aussitôt opposés à l’adhésion des individus appartenant à la première association en faisant valoir que leurs droits traditionnels n’avaient pas été pris en compte par le service forestier lors de l’octroi des permis d’exploitation forestière. Suite à des discussions informelles prolongées dans les différents villages et hameaux du bassin versant, les intervenants ont finalement réussi à regrouper les deux camps pour former une nouvelle association d’usagers. Encore dans la semaine on procéda aux élections des bureau et président de la nouvelle association nommée « Alasoan’ny Fagnahiambe »[202]. L’événement fut ensuite célébré au moyen de quelques canards offerts par Conservation International.
Comment expliquer la résistance initiale d’une partie des villageois alors que tous les intéressés ne pouvaient que bénéficier d’un contrat de gestion pour la forêt ancestrale ? Des enquêtes de terrain menées en septembre 2003 ont révélé que des droits sur les vohitse, collines où étaient situés les anciens villages perchés, s’exerçaient traditionnellement en fonction de divisions claniques de telle façon que chaque groupe détenteur d’un troupeau avait un accès préférentiel aux pâturages dans une ou plusieurs parties de la forêt. Mais l’élevage et donc les pâturages ne revêtent plus la même importance qu’autrefois. Les besoins économiques s’expriment aujourd’hui dans la volonté de sécuriser des réserves de terre forestières qui pourront plus tard être converties en champs de culture. La progression démographique et l’insuffisance des terres dans la plaine créent un besoin pour les gens de trouver d’autres terres dans la forêt. Les parties marécageuses dans la forêt sont aménagées en rizières irriguées, les terres en pente en champs de manioc, tabac, canne à sucre.
Se pose alors la question de savoir quel genre de relation existe entre l’exploitation forestière menée par des étrangers et la colonisation agricole de l’espace forestier par la population locale. Dans une première hypothèse, cette relation apparaît comme une source de conflits, dans la mesure où c’est avant tout sur les terres concernées par les concessions que les villageois ayant accepté l’exploitation forestière installent leurs champs une fois le bois dégagé. Au moment de la signature en 2001 du contrat de gestion communautaire, les surfaces correspondant aux trois permis d’exploitation forestière ne pouvaient pas être incluses dans la parcelle sous gestion contractuelle. Les exploitations forestières étaient en cours pour une période de six ans sous trois concessions attribuées en 1999 et ne devaient s’arrêter qu’en 2004. Cela signifiait que les membres de la première association allaient récupérer seuls les terres lors de l’expiration des permis d’exploitation forestière, d’où la volonté de les exclure de la nouvelle association gestionnaire de la forêt ancestrale. Dans la deuxième hypothèse, suggérée par la fusion réussie des deux associations en une seule, le problème foncier serait moins celui d’un conflit entre deux factions locales que d’un conflit opposant les originaires du territoire aux acteurs extérieurs à la société locale :
« Pour l’exploitation forestière, la population n’est pas tellement au courant de cela. Mais c’est identique à toutes les exploitations, c'est-à-dire que si cette exploitation marchait, alors, on pourrait voir ... mais en vérité, c’est surtout cette route qui les a bernés, c’est avec cela qu’ils ont dupé la population, pour avoir l’exploitation. Parce que les riches sont venus pour soi-disant exploiter, ils ont dit qu’ils ouvriraient des infrastructures routières, jusqu’à Ambalavao. Alors, la population a voulu s’y intégrer. Il y a eu un accord selon lequel ils ont dit non, il est préférable que ce soit seulement en cours d’exploitation qu’on s’occupe des infrastructures, on va aplanir les bosses, on va combler les trous, on va restaurer les portions de route qui sont vraiment en très mauvais état... et la population a été dupée par cela, on a pensé qu’ils allaient enfin restaurer nos routes. Alors, nous avons accepté l’exploitation de la part des dirigeants de l’Etat, c’est eux qui ont effectué le […] et cela a démarré. C’est comme cela que l’exploitation a pu être introduite et on n’a pas tellement fait savoir cela à la population. C’étaient les gens du côté de l’administration qui s’en sont occupés, la population n’a pas pu tellement se mettre au courant. Puis, malheureusement, cela ne s’est pas réalisé comme ce à quoi on s’attendait, comme quoi les routes seraient restaurées ... jusqu’à maintenant, il n’en est rien. Alors que l’exploitation continue encore. On n’a pas pu, c’était une supercherie, ils n’auraient pas eu ces arbres s’ils n’avaient pas promis une telle chose sur les routes, ils disaient que ce serait pour une parfaite évacuation des produits, mais ils ont pu faire cela comme ça, et ils ne se sont pas arrêtés » (G9B, 3).
Les deux hypothèses ne sont pas exclusives. Il peut y avoir complémentarité entre les conflits impliquant les acteurs locaux entre eux et le conflit qui les oppose tous aux étrangers. Par ailleurs les deux types de conflit constituent pour les innombrables projets locaux de développement et de conservation une occasion de s’introduire sur la scène villageoise. Avec autant de « conflits fonciers », il est pratiquement impossible pour les développeurs de ne pas trouver un partenaire local qui ne souhaite conforter sa propre position dans la hiérarchie des pouvoirs locaux à l’aide de quelque projet.
L’efficacité des actions de conservation menées dans le corridor forestier est mise en question à la fois par l’absence de coordination entre une multiplicité d’intervenants et par l’incohérence de leurs stratégies avec les réalités locales. En octobre 2004, les intervenants du secteur environnemental recensés dans la commune rurale de Miarinarivo comprenaient le projet ERI Fianarantsoa en lieu et place de l’ancien projet LDI initiateur du contrat GCF de la forêt de Miarinarivo faisant l’objet de notre étude de cas, le WWF Ambalavao appuyant des contrats de gestion à Ambalamanenjana dans le bassin versant contiguë à notre zone d’étude, le SAGE Fianarantsoa, la DIREF Fianarantsoa et enfin le CMP (Comité multi-local de coordination) Fianarantsoa. Cette section se limite à évoquer la question de la pléthore d’institutions dont il faudrait encore expliquer les origines et comprendre les interactions et les conséquences quant à la gouvernance des ressources naturelles et l’application des politiques publiques environnementales[203].
Toutes les ONG intervenant à Miarinarivo cherchent à promouvoir la conservation de ressources forestières à travers le transfert de gestion. Le SAGE est intervenu comme prestataire de service pour diagnostiquer les éléments-clé permettant d’assurer un transfert de gestion efficace et compatible avec le milieu écologique. Le WWF et le LDI (actuellement relayé par ERI) ont mis en œuvre le transfert de gestion en suscitant notamment la formation des associations. Ainsi, le LDI avait initié un mouvement associatif dans la commune de Miarinarivo donnant naissance à la Fédération Koloharena incluant les usagers de l’eau, les techniques culturales et la « communauté de base », c’est-à-dire une association paysanne dénommée « Alasoan’ny Fagnahiambe » pour la gestion contractualisée des forêts. Le WWF a suscité la création de l’association FITEMA (Fikambanan’ny teraky Manambolo) pour des contrats dits de « gestion locale sécurisée » dans le fokontany voisin d’Ambalamanenjana. Pour sa part, le CMP est une plate forme de coordination de tous les acteurs travaillant sur le corridor de Fianarantsoa.
Le WWF et le LDI ne font que mettre en œuvre la politique de gestion locale des ressources. Les discours des agents tant du WWF Ambalavao que du ERI (ancien LDI) Fianarantsoa se réfèrent aux politiques publiques existantes. Néanmoins, quelques problèmes ont été relevés lors des entretiens au CMP et à la DIREEF Fianarantsoa concernant les ONG en général. En effet, il a été de temps en temps mentionné que les ONG mettent le service forestier devant le fait accompli par exemple pour les plans de gestion relatifs au transfert de gestion. Le service forestier est ensuite souvent obligé à faire des corrections ou des recommandations. On constate un regret de la part des agents forestier qui ressentent avoir perdu leur prestige auprès des populations administrées se considère comme étant oubliés dans les activités à entreprendre sur le terrain.
Le projet SAGE (Système d’appui à la gestion de l’environnement) est un prestataire de service financé par le PNUD et qui offre son expertise pour les questions environnementales, notamment pour la mise en œuvre du transfert de gestion. Il a effectué des diagnostics à Miarinarivo et ses environnants pour préparer les transferts de gestion. Ce projet recherche la durabilité écologique et projette dans un futur proche de créer un centre de vente de certains produits forestiers dont les vertus ont été mises à l’épreuve au laboratoire. Le projet SAGE est issu du projet AGERAS de la phase précédente du PNAE, et c’est lui qui a mis en place le CMP. Le CMP inclut tous les micro projets qui travaillent sur le corridor de Fianarantsoa dont notamment ERI et le WWF, les maires des 28 communes du corridor, le service forestier représenté notamment par la DIREEF de Fianarantsoa. Le CMP a pour objectif principal de promouvoir la promotion du maintien des fonctions écologiques du corridor biologique Ranomafana-Andringitra. La nécessité de mettre en place ce comité vient du constat de la non efficacité des nombreux projets pourtant nombreux dans la région. Les bailleurs de fonds du CMP ont été respectivement Conservation International et le PACT. Deux assemblées générales par an sont prévues mais leur tenue dépend des financements et des besoins des bailleurs de fonds. Selon un responsable du CMP, Conservation International a par exemple financé des réunions pour diffuser le message présidentiel à la conférence de Durban sur l’extension des aires protégées. Mais, il est à noter que le CMP se soucie de son avenir depuis la mise en place des régions. En effet, ses membres craignent que les Comités régionaux de développement (CRD) prennent le relais car le « corridor forestier » a un caractère éminemment interrégional alors que le CRD est régional.
Les responsables du CMP sont sceptiques face à l’efficacité du transfert de gestion, quant à la conviction de l’Etat et même quant à la pertinence de l’outil. Pour eux, le transfert de gestion ne peut être efficace sans des mesures d’accompagnement, plus précisément des alternatives économiques, et le transfert n’est qu’une politique de captation des fonds des bailleurs afin que l’Etat puisse vivre et les ONG puissent travailler, les objectifs de conservation ou de développement étant sous entendu non prioritaires. Ainsi, un responsable du CMP considère que si auparavant, les bailleurs avaient leur mot à dire, maintenant la balle est entre les mains de l’Etat. Il se demande d’où vient l’initiative des régions et des CRD et quel y est le rôle et la responsabilité de l’Etat et des bailleurs de fonds.
Les activités du CMP se concentrent sur l’extension des mesures de protection à des zones jusqu’ici peu ou pas protégées. Lors des assemblées générales de ce comité, les bailleurs de fonds sélectionnent les axes d’actions environnementales qui les intéressent pour les financer, selon une logique semblable à celle de la négociation des programmes environnementaux nationaux. L’influence des bailleurs de fonds s’observe notamment sur le plan de la répression des délits, car dans la pratique c’est seulement par leur intermédiaire que les sanctions du droit environnemental sont appliquées. Par exemple, une exploitation de saphir a eu lieu dans le corridor de Miarinarivo depuis 1999. Cette exploitation, faisant l’objet d’un permis d’exploitation minière délivrée par le ministère de l’énergie et des mines, a été négociée par le détenteur du titre d’exploitation auprès de l’association des usagers de la forêt ancestrale de Miarinarivo. Pour expulser les exploitants, il a fallu d’abord une prise de décision au niveau du CMP avant que ERI et éventuellement le service forestier n’aient recours au déguerpissement. Le service forestier seul n’aurait donc pas eu les ressources et la volonté nécessaires pour mener la répression.
Dans notre exemple, l’accès aux terres forestières n’est pas contrôlée par l’association à laquelle on a transférée la gestion, mais par les alliances entre clans ou lignages qui forment des factions au sein des institutions politiques locales, que ce soit le conseil communal ou les associations villageoises créées par le service forestier et les ONG environnementales. Tant que certains clans comptaient avoir un accès privilégié aux terres déboisées par les exploitants forestiers, la fusion des deux groupements paysans en une seule association chargée de la conservation intégrée n’existait que sur le papier. Actuellement, la répartition de la forêt convenue entre les deux associations, ou plutôt entre les deux factions du territoire, est remise en cause par une demande auprès du service forestier pour étendre la surface du terrain sous gestion contractuelle aux parcelles couvertes par l’ancienne exploitation forestière. Ainsi le conflit entre les deux coalitions inter-lignagères entre dans une nouvelle phase et il est probable qu’il se joue désormais à l’intérieur de l’association d’usagers de la forêt ancestrale « Alasoan’ny Fagnahiambe ». L’établissement de nouveaux champs de culture par les membres de l’association est une pratique courante. Elle continue d’ailleurs à être autorisée par le chef de cantonnement à l’intérieur même des limites du terrain forestier transféré à titre d’un contrat de conservation intégrée qui interdit tout nouveau défrichement. En dépit de l’actualité de ces pratiques, les intéressés fondent leurs prétentions sur des droits de pâturage ancestraux qui excluaient traditionnellement ce type d’usage. Une coutume précoloniale est réinterprétée de manière à pouvoir justifier la constitution de réserves foncières et la conversion des terres forestières à l’usage agricole.
Le paradoxe qui vient d’être décrit corrobore l’hypothèse d’une discontinuité entre la coutume ancestrale et le droit coutumier. Pour l’approche renouvelée des recherches francophones sur le foncier africain des années 1980,
« le référent foncier précolonial est moins un modèle explicatif qu’une pratique et qu’une idéologie par lesquelles les individus et les groupes sociaux expriment les enjeux des systèmes socio-économiques locaux. Les recours aux formes du droit « archaïque » obéissent donc moins au schéma d’une tradition qui ne cesse de se perpétuer, qu’à une activité éminemment concrète et productive. Elles permettent de donner un sens individuel, voire collectif, aux rapports de force qui régissent aussi bien le fonctionnement interne des systèmes locaux que leurs rapports externes au système capitaliste et aux pouvoirs d’Etat » (Chauveau, Dozon et al., 1982 : 25).
La seule manière de faire la part entre les ruptures et les continuités est de reconstruire la coutume précoloniale à partir de l’observation empirique des résistances contemporaines à la politique foncière et de recouper les données de l’enquête de terrain avec des sources historiques et ethnographiques. Etant donné que l’ethnographe n’a pas un accès direct au « référent précolonial », mais seulement à travers les images déformées qu’en évoquent les traditions orales et les récits ethnographiques antérieurs, la continuité ou la discontinuité est, par définition, un postulat indémontrable. La question est plutôt de savoir comment on va observer empiriquement les résistances traditionnelles ou contemporaines aux nouvelles formes d’action publique environnementale.
Selon M. Alliot, toutes les sociétés calquent étroitement la dévolution successorale sur les structures de parenté, de sorte que l’étude des successions est révélatrice de l’image qu’une société se donne de sa propre structure parentale et inversement. Mais les structures parentales ne définissent jamais entièrement les successions ; elles sont seulement les éléments à partir desquels les systèmes successoraux sont construits. Entre ces éléments, la coutume ou la loi doit procéder à des choix (Alliot, 1972 : 860-861). Pour donner un contenu empirique au problème de la transition de la coutume traditionnelle au droit coutumier on se demandera donc ici a) lesquelles parmi les règles de parenté sont utilisées comme modèles pour les règles de succession aux patrimoines fonciers et b) si et comment le droit domanial importé infléchit les règles de succession constitutives de ces patrimoines fonciers. La conception malgache de la parenté semble à première vue trop inclusive pour pouvoir en inférer immédiatement des indices patrimoniaux. De l’avis d’un habitant du bassin versant de Miarinarivo,
« les proches, c’est la famille, c'est-à-dire les frères et sœurs, ce sont les plus proches, qu’on appelle soasoa. Puis, deuxièmement, il y a les gens de même origine, là où la mère est née, et là où le père est né. Troisièmement, il y a les gens de même origine que les beaux-parents, ou les beaux-fils. Quatrièmement, les taobakiraha. Voilà les plus proches » (G2B : 1).
L’analyse ethnologique décompose cette conception en trois formes élémentaires qui se retrouvent dans toutes les sociétés de Madagascar (Ottino, 1998 : 18-19). La première forme élémentaire est la « parenté identitaire d’ancestralité ». Définie par rapport à un ancêtre regardé comme l’ancêtre d’origine, elle est à la fois une parenté de descendance et de localité. Ego, qui réside idéalement sur la terre défrichée par l’ancêtre et où se trouve son tombeau, la considère comme sa terre ancestrale. Si l’idée d’ancestralité est reconnue partout à Madagascar, seules les sociétés lignagères[204] des régions périphériques et côtières entourant les hautes terres merina, vakinankaratra et betsileo, en font un principe technique d’organisation sociale leur permettant par l’application d’une règle de filiation généralement patrilinéaire ou agnatique, beaucoup plus rarement bilinéaire, de s’organiser en groupes de descendance discrets (Ottino, 1998 : 51)[205].
Les groupes d’ancestralité existent même en l’absence de groupe unilinéaires de parenté (lignages ou clans), auquel cas ils se confondent avec des groupes de co-héritiers. Il s’agit d’une « parenté par la propriété ou le patrimoine » qui constitue selon Ottino la deuxième forme élémentaire, incluse dans la parenté identitaire mais localisée par la résidence. Elle renvoie au patrimoine des ancêtres transmis héréditairement, dont les héritiers ne sont que les gardiens puisque leur premier devoir est de le perpétuer en le transmettant à leur tour à leurs descendants. Idéalement, les descendants d’un même ancêtre, qu’ils soient résidents ou non résidents peuvent prétendre à une fraction du patrimoine initial et, par là, devenir héritiers. Parenté identitaire et parenté patrimoniale coïncident. Mais si les résidents demeurés sur la terre ancestrale jugent que l’absence des non résidents a duré trop longtemps, leurs droits ne sont plus forcément reconnus, faute de confirmation de leur statut par une mise en valeur continue. En se dissociant de la parenté identitaire d’ancestralité, la parenté patrimoniale devient autonome, avec des conséquences qui varient en fonction la règle de filiation définissant l’identité principale d’un individu. Dans les sociétés à lignages ou clans, la parenté patrimoniale s’oppose à la parenté identitaire unilinéaire notamment en ce qui concerne la résidence et l’accès à certains biens lignagers. Dans les sociétés à descendances, la parenté par le patrimoine est le seul facteur structurant. Elle définit alors non seulement la résidence mais l’identité principale des descendants : le concept généalogique d’ancêtre devient lui-même un concept patrimonial[206].
La troisième forme élémentaire est la « parenté dispersée de parentèle » résultant de l’affinité ou de l’alliance. Elle se présente du point de vue de l’individu comme une parentèle personnelle bilatérale limitée aux descendances des quatre couples des huit arrière-grands-parents. Contrairement à l’affiliation exclusive d’un individu au groupe de descendants localisé sur sa terre ancestrale, sa parentèle reste pour lui une trame potentielle qu’il est libre d’ignorer ou d’activer en allant résider dans le groupement localisé d’un autre parent (Ottino, 1998 : 35)[207]. L’affiliation à l’une ou l’autre descendance dépend de la disponibilité des terres et des stratégies par lesquelles un individu cherche à combiner avantageusement ses statuts de co-héritier des patrimoines respectifs. La parenté patrimoniale sélectionne entre l’identité principale et les identités liées à la parentèle. Mais cette définition de la « parenté par le patrimoine » semble trop restrictive. Exclusivement agricole, elle réduit le patrimoine foncier aux parcelles de culture. Uniquement familiale, elle réduit la territorialité et la parenté résidentielle au groupe de germains et leurs descendants qui forment l’unité domestique. Cette définition de la patrimonialité néglige que les règles de succession dépassent de beaucoup le domaine des biens familiaux et même celui des biens, qu’ils soient familiaux ou autres ; qu’elles dépassent le cas et le temps de la mort ; enfin qu’il n’y a pas d’unité de la succession (Alliot, 1972 : 848-49). Or en l’occurrence, l’identité ancestrale rituelle et l’appartenance à un groupe territorial regroupant tous les clans politiquement reconnus ont des implications patrimoniales non moins importantes que les groupes de co-héritiers au sens de P. Ottino.
A l’occasion d’un transfert de gestion, la démarche courante pour veiller à ce que l’association bénéficiaire du contrat représente la diversité des intérêts en présence est de définir le territoire communautaire comme un ensemble d’unités résidentielles que l’on fait ensuite coïncider avec la zone concernée par l’intervention administrative. Dans la commune de Miarinarivo, l’espace forestier concerné par le contrat de gestion et la zone habitée par les membres de l’association bénéficiaire correspondent bien à un « territoire » au sens de la coutume traditionnelle. Mais cette correspondance est trompeuse en ce qu’elle occulte la complexité réelle des rapports entre les représentations coutumière et administrative du territoire. L’appartenance commune au territoire remonte à l’histoire politique précoloniale et dépasse les ancestralités claniques. Le fait que la définition des groupes d’ancestralité implique la médiation d’un pouvoir politique extérieur à la société locale indique que le rapport entre terres ancestrales ne se réduit pas à des alliances matrimoniales entre lignages, secondaires par rapport à l’appartenance commune au territoire. L’analyse du concept de « terre ancestrale » suggère par ailleurs que des fonctions particulières peuvent être associées à la filiation indifférenciée sans que la fonction de l’identité clanique patrilinéaire en soit affectée dans d’autres domaines. Les droits sur les patrimoines forestiers situés dans les collines sont transmis seulement par les pères, tandis que les patrimoines agricoles situés dans la plaine le sont indifféremment par les pères et les mères. La combinaison de la succession patrilinéaire pour les ressources forestières avec la succession indifférencie pour l’accès à la terre (ou d’un système « à maison » pour les parcelles transmises par héritage) reproduit dans la durée la complémentarité des différents usages du territoire. La base de subsistance de la communauté locale est constituée par une plaine rizicole et son bassin versant forestier s’étendant sur une superficie de 5’000 hectares. On y trouve une quinzaine de villages et hameaux dont les plus petits sont constitués par une seule famille élargie et les plus grands de quelques centaines d’individus. Du point de vue administratif, cet effectif de quelques milliers de personnes se répartit sur trois quartiers administratifs ou fokontany. Si des communautés villageoises résidentielles et administratives existent comme partout ailleurs à Madagascar, les fokonolona se greffent ici sur une structure segmentaire d’apparence plus archaïque. Le parallélisme des catégories administratives et ancestrales est courant dans les sociétés lignagères, mais si dans la plupart des situations malgaches, la résidence et l’appartenance ancestrale se recouvrent, ici les deux référents renvoient à des représentations d’espaces dissociées.
Le principal critère d’identification d’un individu n’est pas le hameau ou village mais le clan : chacun se sait d’abord descendant d’un « fagnahia ». Du point de vue de la coutume locale, la communauté qui occupe le territoire correspondant au bassin versant est définie par les relations entre une dizaine de clans qui exercent des droits ancestraux sur cet espace. L’administration forestière en a recensé huit à l’occasion du transfert de gestion : les Zazatanala, les Tokamahafatse, les Vovodrano, les Mokonafo, les Vohimay, les Vohidambo, les Sahave, les Lavahaika. Appelés localement fagnahia[208], ces groupes d’ancestralité sont à peu près au même nombre que les villages du bassin versant, mais à la différence de l’organisation en fokonolona, chaque fagnahia n’habite pas dans « son » village car les clans se répartissent sur l’ensemble du territoire. Les deux derniers, les Sahave et Lavahaika, sont reconnus par les membres de l’association bénéficiaire comme propriétaires ancestraux même s’ils n’exercent actuellement plus leurs droits dans la forêt. En revanche, certains autres fagnahia dont les membres résident un peu plus loin dans la plaine n’ont pas été inclus parmi les membres de l’association, bien qu’ils estiment eux aussi avoir des droits coutumiers sur la forêt transférée. Pour comprendre ces revendications, il faut partir de ce que les villageois entendent par le terme de fagnahia. Comme pour d’autres groupes unilinéaires de parenté (ou groupes d’ancestralité dans le cas malgache), la question se pose de savoir si le « fagnahia » est un lignage, un clan, ou une autre espèce de groupe organique. Selon la définition de R. Verdier,
« Les groupements unilinéaires de parenté revêtent une plus ou moins grande profondeur généalogique selon qu’ils ont pour point de départ un ancêtre commun par rapport auquel tous ses membres peuvent, théoriquement au moins, déterminer leur lien de parenté (lignage) ou qu’ils tracent une généalogie putative à partir d’un ancêtre réel ou mythique (clan) ; à cet égard, le clan apparaît comme la projection de la structure lignagère dans un temps plus reculé et fait parfois figure d’une tête de pont sur l’éternité du temps mythique, à partir du seuil généalogique » (Verdier, 1965 : 347).
A partir de ces critères, on peut désigner de « clans » les fagnahia qui occupent le bassin versant de Miarinarivo. Dans tous les cas recensés, les descendants tracent une généalogie putative à partir d’un ancêtre réel, c’est-à-dire qu’ils reconnaissent leur origine commune et savent désigner le nom de l’ancêtre dont ils sont tous issus sans toutefois pouvoir reconstruire les généalogies qui les réunissent à la souche commune. Mais le fagnahia peut également être considéré comme la projection dans l’histoire de la structure d’une grande famille patriarcale indivise dans laquelle « les fils et neveux sont considérés comme des enfants, au même titre, ainsi que filles et nièces, tandis que ces membres d’une même génération considèrent comme des pères ray l’homme qui les a engendrés et leurs oncles » (Faublée, 1965 : 28). Pas plus que les membres d’une famille élargie, les membres d’un fagnahia ne descendent pas d’un seul couple, ou des diverses femmes d’un unique individu, mais de frères ou de cousins et de leurs épouses. La présence de multiples ancêtres communs – dont certains relèvent du temps mythique – n’est pas incohérente dans la perspective généalogique et classificatoire. Que le fagnahia soit considéré comme un clan ou comme un lignage ne change rien au fait que son organicité (corporateness) dépendait à l’origine d’un critère politique et non pas généalogique. Sa qualité de groupe organique lui vient du fait d’avoir été une unité fiscale d’un royaume précolonial.
Pour nos interlocuteurs, l’ancêtre du fagnahia est soit un immigrant fondateur ayant acquis ses droits de première occupation par le défrichement, soit un Hova « betsileo » qui les aurait reçu en attribution du roi « merina » dans la première moitié du 19ème siècle. Selon certains récits fondateurs, les fagnahia auraient été instaurés du temps du royaume de Madagascar, suite à la conquête des peuples betsileo par les armées de Radama Ier (1818-1828). En réalité, cette institution politique, qui remonte aux 17ème siècle, est particulière à quelques vallées qui formaient un micro-royaume à l’intérieur d’un ensemble dynastique plus vaste. Ont été élevés au rang de fagnahia les groupes d’immigrants qui pouvaient constituer une communauté de résidence, avoir un représentant auprès des dirigeants merina et fournir des soldats pour défendre la région. La région Sud-Est du futur pays betsileo constituait pendant près d’un siècle une marche du royaume de Madagascar alors en train de se construire, mais qui continuait à reproduire à sa périphérie les organisations dynastiques antérieures au nouveau dispositif politique tananarivien.
L’utilisation du terme Hova dans ce contexte peut prêter à confusion. Rappelons que pour les Merina, ce terme désigne depuis le 18ème siècle les hommes libres qui se distinguent des Andriana, parents des rois. Hova et Andriana étaient deux groupes statutaires formant ensemble la catégorie des Blancs (fotsy) qui s’opposait à celle des Noirs (mainty). Pour les Betsileo par contre, le terme Hova ne désigne pas les hommes libres, mais les souverains traditionnels immigrés du pays antemoro. Avant l’arrivée de ces émigrants « arabisés » en provenance de la côte sud-est, la région ne connaissait pas d’entités politiques plus vastes que le vala (parc à bœufs) où le doyen du lignage aîné ou du clan établi le premier jouissait d’une préséance d’honneur. Pour des raisons démographiques ou à la suite d’un conflit au sein du groupe territorial, une partie des habitants quittaient le village pour aller s’installer ailleurs, à la recherche de nouvelles terres de culture. C’est ainsi que la région a connu ses premiers peuplements (Raherisoanjato, 1984 : 212). A cette première couche d’immigrants vinrent s’ajouter au 17ème et 18ème siècle par vagues successives les Hova, considérés comme un groupe étranger venu s’imposer aux premiers occupants de la région.
« Avant, il y avait la fraternité ... et c’était commun à tous. Mais les Hova sont arrivés, ils ont habité ici et ils ont pris la direction des choses, des Hova à Antaninandro... ils étaient trois frères à habiter là-bas, Raseta, Ramahafaly, Ravahambe. Et cela en porte le nom jusqu’à maintenant. Comme quoi ici, c’était à Raseta, à Ramahafaly, à Ravahambe, des Hova dans la moitié nord, quand ils se sont établis là-bas, alors ils ont fondé un village là-bas » (G2B, 4).
Descendants d’un prince Antemoro ayant quitté le royaume de son père à la suite d’un conflit de succession, ces immigrants introduisirent des modèles d’organisation politique plus sophistiqués. Il se formait ainsi deux systèmes d’organisation sociale superposés l’un sur l’autre, mais qui se trouvaient rattaches par des liens de subordination : d’abord l’organisation des clans tompontany au dessus de laquelle venait s’ajouter celle des clans Hova d’origine nobiliaire (Raherisoanjato, 1984 : 224-25).
« Donc, le premier pionnier dans ces terrains ici, c’était Ranovohitsy. C’étaient eux, les propriétaires du village d’Andonisoa ici. Là-bas, à l’Est, c’est là le grand village où ils ont été. Mais nous, nous sommes ici. Nous, nous sommes Andriamanjaka. Notre fonction n’est pas comme celle des hova. Ailleurs, il y a des hova, mais ici, ce n’est pas pour les hova, c’est une colline que des hommes vaillants ont conquis. Donc, c’est Ranovohitsy qui règne dans ce village. Après, ses descendants lui succèdent, et on voit maintenant plus tard, que nous nous sommes divisés en deux, le fagnahia Andonisoa. Je ne sais pas si des gens vous en ont parlé hier ou non. Voilà, le fagnahia Andonisoa s’est scindé en deux, l’un est un descendant Tanala ici, Andonisoa pour les uns et Mokonafo pour les autres. Ce sont des gens originaires de là-bas, et du point de vue agricole, que ce soient les cultures de collines ou les cultures dans les forêts, eh bien tout le monde a respectivement son terrain correspondant. C’est pareil chez nous, pour les zones de pâturage, par personne. Mais en général, les Mokonafo, ce sont des descendants de tanala, et c’est notre cas, nous ici à Andonisoa, et c’est comme cela pour les terrains qu’on hérite de génération en génération » (G1A, 2-3).
Les deux fagnahia de l’ancien village perché d’Andohanisoa s’identifient eux-mêmes comme des « descendants de tanala » et comme « andriamanjaka », lignages nobles. Le récit des origines tanala est la seule caractéristique qui distingue les Mokonafo et les Zazatanala des clans issus du village d’Angalampona anciennement situé sur la colline d’en face. Mais il est impossible de vérifier leur prétendue ethnicité tanala, qui est en fait une construction identitaire plus récente. Il est donc probable que les origines tanala dont ils se réclament fasse référence aux mêmes immigrations successives depuis la côte orientale attestées par les historiens et invoquées également par les descendants des clans d’Angalampona[209]. Les villages de l’époque n’étaient pas situés au même endroit que les villages et hameaux contemporains du bassin versant. Les Hova avaient fait construire, par les clans immigrants qu’ils accueillaient dans le royaume, des villages perchés sur les sommets de collines appelés lohovohitsy :
« Si vous me demandez des questions sur l’histoire des fagnahia, c’est une chose qui existe ici. De la partie est jusqu’à ici, on appelle cela Fagnahia, mais ailleurs, on ne sait pas. Mais ici, il y a des fagnahia. Pour le nombre, je pense qu’en énumérant, on pourra ... il y a Vohimay, Tokamahafahatsy, Vovodrano, Sahave, Zazatanala, Mokonafo. Voilà, mais pour les Lavahaika, cela n’existe plus. Les gens sont arrivés et se sont établis sur les villages ... et les groupements de gens, d’après ce que nous avons vu ou entendu, les gens se sont regroupés, sur un village qu’on a appelé Lohovohitsy. On a pris une personne pour être à la tête, un hova, c'est-à-dire une personne désignée pour respecter la terre des ancêtres. Mais après le changement des dirigeants, il n’y a plus eu de merina qui régnait sur les terres, et tout le monde, venant de toutes les souverainetés. Parce qu’il est dit que du temps des hova, il y avait des règles spécifiques. Et quand cette époque des vazaha[210] fut révolue, tous les terrains ici aux alentours nous sont revenus. Maintenant, tout le monde est inclus dans son fagnahia. Moi, par exemple, je suis un Tokamahafatsy, et pour ce Tokamahafatsy, c’est juste le nom qui a été écrit, mais ils ont délimité les limites du village, pour subdiviser le village ; parce qu’il y avait les immigrants avant, et de ce fait, tout le monde est allé chercher des moyens de survie. Et on leur dit, vous n’êtes pas des ennemis, parce que vous habitez aussi dans le village, mais votre part c’est ici. La raison pour laquelle on a mis ces portails dans le village, à l’époque des ancêtres, c’est pour se protéger contre les ennemis. Ce sont des murs. C’est là que sont mis en place les fagnahia. Je crois que je vais expliquer celui auquel j’appartiens, selon ce qui a été dit. Parce que quand il y a eu la subdivision, dans tout le village, il n’y en a pas eu assez pour tout le monde mais juste pour les trois frères. Et quand les trois frères ont fini […], nous sommes allés voir le hova, pour leur dire de venir voir les travaux. Les hova ont dit, […] les ancêtres ont dit que votre fagnahia, on va dire que c’est un fagnahia, vous êtes unique mais séparez-vous pour vous répartir, érigez des murs. Vous êtes unique mais […], vous êtes le fagnahia de Tokamahafatsy. C’est comme cela que le nom de Tokamahafatsy s’est transmis de génération en génération. Mais pour les autres, que ce soit les Vohimay, les Vovondrano, les Sahave, les Mokonafo, les Zazatanala, je suis désolé mais je ne peux pas répondre. Mais pour nous, je peux affirmer que c’est cela le fagnahia. Et la vraie raison du fagnahia, c’est ceci. En fait, le terrain sur lequel vous cultivez est un terrain de culture, et même la forêt, elle a été subdivisée par un truc appelé « COBA »[211]. Tout le monde a son terrain pour pouvoir nourrir ses enfants. Tout le monde a cela ici. Comme quoi, ceci c’est la forêt des Tokamahafatsy, là-bas, c’est aux Vovodrano, ici c’est aux Vohimay ... et tout le monde respecte cela, même les enfants, les petits-enfants et nos descendances, jusqu’à aujourd’hui » (G1B, 3).
Ce témoignage associe les Hova avec la conquête merina et le système de domination « étranger » qui utilisait à son profit les notables locaux. En réalité, les Hova étaient les membres d’ordres ou sous-ordres nobiliaires appelés à gouverner équivalents aux Andriana merina. Mais au 19ème siècle, la chose va se compliquer du fait que ces Hova betsileo furent requalifiés statutairement pour occuper des postes subalternes dans la hiérarchie administrative lors de l’intégration du pays betsileo au royaume de Madagascar. L’administration royale reconduisit le maillage existant de souverains locaux, les Hova, pour assurer la police des frontières dans un territoire contesté par les populations voisines. Chaque Hova reçut une dotation foncière à l’intérieur de laquelle il était chargé de la juridiction territoriale en tant que représentant du roi. Lorsque, dans une période ultérieure, le système administratif personnalisé fut remplacé par un système bureaucratisé plus éloigné de la brousse puis enfin par celui de la colonisation française, les terrains attribués par les rois tananariviens sont revenus aux autochtones. Mais une fois qu’elle avait été intégrée dans la coutume traditionnelle, la répartition royale des terres ne pouvait plus être remise en cause, même pas lorsque la monarchie qui avait accordé les concessions s’effondrait. Ainsi les Hova sont-ils devenus les ancêtres de nos interlocuteurs, alors qu’ils étaient réellement les descendants d’immigrants antemoro devenus des souverains betsileo avant d’être recyclés par l’administration merina du Royaume de Madagascar.
La création d’identités ancestrales par la reconnaissance ou l’octroi d’un statut de maîtres de la terre (tompontany) à des groupes non autochtones est un phénomène courant dans les formations politiques précoloniales d’Afrique et de Madagascar. Ce qui étonne n’est donc pas le fait que « l’autochtonie » soit créée par l’intervention d’un pouvoir extérieur, mais que les descendants des véritables premiers occupants revendiquent des conquérants venus d’ailleurs comme leurs propres ancêtres[212]. C’est là une manière, sans doute particulière, de construire l’identité nationale sur un temps long :
« ... quand c’est fini, que le feu arrive là-bas, après, le Menakely, d’après ce qu’explique le roi, il demande qui est cette personne, on répond son nom est untel […], c’est ce qu’ils appellent origine, il le fait entrer et il y a une délimitation des terrains que le roi doit visiter, [...] puis le second arrive et c’est la même chose, le troisième également. Et pour ce fagnahia Angalampy, cela s’est passé avant, ou récemment, et c’est dans notre histoire, cela se passe jusqu’à maintenant. Ici à Andonisoa, là, ils le respectent, le doyen est Rasaminambena ; les Zazatanala et les Mokonafo, ce sont les gens du village, sur la lohovohitsy là ; pour les quatre sur les lohovohitsy là, cela s’est passé avant ou récemment, c’est partout des terrains de fagnahia. Et c’est là qu’on décide de l’année, les règlements, à l’époque où les lois étaient dictées par le roi, comme quoi le chef doit être là-bas, donnez-lui une place, et tous les rois depuis toujours, disaient cela. Et on se succède sur la portion de terrain, et c’est une portion de forêt qu’on utilise, mais une parcelle de forêt fixe est utilisée par la lohovohitsy, on la coupe, pour en faire du bois de chauffe ; ça, c’est pour tout le monde, c’est le lieu dans les lohovohitsy où on travaille jusqu’à maintenant, où on se respecte mutuellement, l’espace ne diminue pas, ... par exemple, si on travaille là-bas, on n’ose pas travailler ailleurs, parce que vous vous avez les vôtres, et nous les nôtres, donc si ce sont nos terres par ici, alors c’est à nous, pour ces rizières, tout le monde a son terrain » (G3A, 1).
Les différents récits de fondation peuvent être contredits si on les confronte avec la chronologie réelle des événements. Toujours est-il que les habitants du bassin versant se prévalent tous du statut de descendant d’un fagnahia qui constitue actuellement la principale catégorie de parenté. Peu importe si le seuil généalogique est rattaché à l’image d’une immigration originaire ou à une reconstitution du passé national, pour autant que ces récits fournissent une explication convaincante de l’origine des fagnahia qui peuplent actuellement le territoire. Les deux façons de concevoir l’éternité du temps mythique ne sont pas exclusives, dans la mesure où elles rendent plausibles les origines diverses de plusieurs groupes du même type. Lorsque nous demandions lors d’un entretien s’il ne se pouvait pas que l’ensemble des fagnahia étaient à l’origine issus d’une même souche, on nous a répondu que « chacun est vraiment différent ; parce que l’origine ici à Madagasikara, ...certains viennent de Malaisie, d’autres viennent de chez les Arabes » (G2B, 12). Les récits de descendants d’Antemoro émigrés de la côte sud-est contredisent apparemment ceux de descendants de souverains betsileo intégrés dans la hiérarchie administrative du Royaume de Madagascar. Mais en un sens, ils sont vrais tous les deux, même s’ils le sont à des périodes historiques différentes. L’histoire objective des événements a peu d’importance face à l’histoire subjective de la mémoire populaire, efficace parce qu’elle est la seule histoire qui existe.
La diversité des origines laisse cependant entière la question de savoir pourquoi on ne compte ni plus ni moins de clans par unité de surface que le nombre actuel qui, dans le bassin versant, est à peu près équivalent au nombre des villages. Il nous a été impossible de déterminer le nombre exact des fagnahia actuels : selon nos interlocuteurs, il existe des clans plus importants que d’autres et les petits clans sont issus de clans mère, car « s’il y a des fagnahia qui ne s’entendent pas, il se peut que ces derniers changent de nom » (G6A, 9). Par contre la scission des groupes ancestraux en sous-groupes ne saurait affecter les droits sur les terres ancestrales, considérés comme immuables : « on ne peut pas se constituer une place puisqu’on nous en assigné une qu’on ne peut outrepasser, et c’est sur ces terres qu’on sera » (G6A, 2). La complexité foncière s’accentue encore du fait que les descendants de lignages ayant émigré dans une zone voisine ne perdent pas leur droit originel sur l’espace forestier, qui doit être conservé par les groupes d’ancestralité restés sur place :
« Il y a quatre grands fagnahia, puis huit en tout pour les nôtres à Angalampona, deux à Andonisoa, et ici il y en a six, c’est à dire les Kando et les Sahave qui sont avec ces six, donc comme je disais, ce sont les nouveaux qui se sont installés par ici. Donc pour nous selon moi, on aurait huit directement, donc dix en tout si on compte les deux nouveaux puisqu’il y a huit à Angalampona, donc on a dit qu’il y a les Kando … ce dernier est sûrement le meilleur, il y a les Sahave, les Sendrisoa, ceux qui sont de l’extérieur … et les Lapiraiky, ce sont tous des fagnahia externes … mais en fait à cause des services pour le roi d’antan, et puisqu’ils n’avaient pas de représentants, ils ont dû revenir au village, au lieu où l’on était avant … donc on devait être dix, mais les deux qui devaient nous compléter ont préféré céder et ce sont les Sahave et ceux d’Andohovohitsa […] mais ceci ne dit pas qu’ils sont éteints, nullement, les générations futures de ces deux fagnahia ont toujours considéré leur place qui est d’ailleurs toujours présente mais qu’on ne compte pas, donc on dit qu’il y a huit fagnahia en tout » (G6A, 1).
Nous avons tenté – à plusieurs reprises et avec des individus issus de lignages différents – de dresser un croquis indiquant la répartition spatiale de l’espace forestier entre les différents collectifs. Tentative vaine car à chaque fois, les réponses ont été d’une grande confusion que nous attribuions d’abord à la méfiance des gens envers des chercheurs étrangers venus enquêter sur une question sensible : la déforestation. En réalité, leur difficulté à mettre des limites aux terres ancestrales tenait plutôt à ce que ces dernières ne sont pas conçues comme des complexes de parcelles contiguës, mais plutôt comme des lieux dans la forêt auxquels sont associées certaines fonctions rituelles. Autrement dit, elle tenait à ce que les droits et devoirs liés aux parcelles agricoles ne sont pas transmis selon les mêmes règles que les droits et devoirs liés aux usages forestiers.
La prise en compte de l’identité ancestrale, définie par l’appartenance au fagnahia, est insuffisante pour comprendre l’organisation de domaines importants de la vie quotidienne où l’ancestralité n’intervient que de manière indirecte. En ce qui concerne la résidence et les activités agricoles, le fagnahia apparaît comme une superstructure qui n’agit qu’à travers les ankohonana, c’est-à-dire les lignages le composant selon un principe segmentaire. Un fagnahia se divise selon les cas et lieux de résidence en quatre à six ankohonana, « unités de descendants patrilinéaires de faible profondeur généalogique » (Althabe, 2000 : 64), qui cohabitent dans les villages (tanana) et hameaux (vala) du bassin versant indépendamment de leurs affiliations claniques respectives. L’unité pertinente pour comprendre le fait résidentiel, affaire quotidienne qu’il en est, n’est donc pas le fagnahiana et la terre ancestrale qui en constitue théoriquement le support matériel, mais l’ankohonana, dans la mesure où les villages et hameaux se composent d’une ou plusieurs familles élargies regroupant les descendants de germains dits « tapiraiky », issus d’un seul ventre. Ici, le terme ankohonana désigne donc non pas comme en Imerina la « famille de procréation » (Ottino, 1998), mais tous les descendants restés sur place d’un groupe de germains et leurs affins sous l’autorité du loholona (aîné) encore vivant de la génération de tête[213]. L’exemple du clan des Zazatanala permet d’illustrer l’articulation entre la structure clanique et la structure résidentielle. Comme le montre le tableau 6.1, les descendants de ce fagnahia se répartissent en six ankohonana dont un habite le hameau d’Ambohipihaonana, deux autres celui de Fenoarivo et les trois restants cohabitent dans le village d’Andohoanisoa avec trois ankohonana issu d’un autre clan, celui des Mokonafo. Mais les descendants Mokonafo sont également présents dans le village de Vohidambo où un ankohonana Mokonafo cohabite avec deux ankohonana issus respectivement du clan des Tokamahafatse et de celui des Vovodrano. La dernière colonne du tableau recense le nombre par ankohonana des membres de l’association bénéficiaire du transfert de gestion.
Tableau 4 : La répartition résidentielle des lignages et familles membres l’association d’usagers de Miarinarivo
Hameau |
Fagnahia |
Ankohonana |
Représentés |
Ambohipihaonana (Alasatroka) |
Zazatanala |
1 |
2 |
Fenoarivo |
Zazatanala |
2 |
4 |
Vohidambo |
Tokamahafatse Vovodrano Mokonafo |
1 1 1 |
2 2 2 |
Andohoanisoa |
Mokonafo Zazatanala |
3 3 |
6 6 |
Anarafolaka |
Tokamahafatse Vohimay Vohidambo Vovodrano |
1 1 4 1 |
2 2 8 2 |
Soanataondrainy |
Tokamahafatse Vohimay |
2 1 |
4 2 |
Ambohidrakely |
Vohidambo |
2 |
4 |
Angalampona |
Tokamahafatse Vovodrano Vohimay |
2 1 2 |
4 2 4 |
Ambalabe |
Vovodrano |
3 |
6 |
Tambohobe |
Sahave Lavahaika |
4 3 |
8 6 |
La résidence commune dans les villages et hameaux du bassin versant de lignées localisées issus de fagnahia différents est un premier élément pour comprendre la relation territoriale entre des clans dotés chacun d’une terre ancestrale. Il existe une contradiction entre les deux types d’articulation de l’ensemble territorial : familles élargies regroupées en villages, et lignages regroupés en clans. Au sein du ankohonana, cette contradiction se traduit par une tension entre l’idéologie ancestrale et les pratiques foncières observables. Selon les termes de la première, les ankohonana n’existent qu’en tant que segments du fagnahiana duquel ils sont issus. Ils n’ont ni nom ni patrimoine propres car la terre ancestrale appartient seule au fagnahia et les droits de culture sont exercés par les descendants au titre de cohéritiers de cette dernière. Moins que par un patrimoine foncier, l’ankohonana se définit comme lignée localisée du clan. Par contre, le fagnahia n’intervient pas directement dans l’organisation familiale et villageoise, mais seulement par l’intermédiaire de ses ankohonana localisés. Le fagnahiana se définit uniquement par son ancêtre lointain, mais ne dispose pas de responsables fonciers autres que les aînés (loholona) des ankohonana qui le composent[214]. Les décisions économiques sont prises au niveau des ankohonana, même si ces lignées localisées ne font selon le modèle vernaculaire qu’administrer la fraction correspondante du patrimoine ancestral d’un fagnahia. En témoigne outre le fait résidentiel, l’inexistence de limites spatiales entre les terres ancestrales des divers fagnahia. La résidence commune dans les villages et hameaux de plusieurs ankohonana d’origine distincte apparaît ainsi secondaire par rapport à d’autres règles de vie commune à l’échelle de l’ensemble territorial. Autrement dit, les relations entre terres ancestrales dépassent les seuls rapports domestiques entre lignées localisées des fagnahia. Le rapport à la terre ancestrale est d’ordre politique, même si le maillon central de ce rapport, le système royal précolonial, a disparu et qu’il y a eu invention d’une territorialité lignagère et d’un mode d’accumulation et de contrôle des terres et des personnes supposant une forme d’égalisation sociale interne aux familles dans le lignage.
En effet, la reproduction de l’ensemble territorial ne peut être expliquée de manière satisfaisante par une exogamie de lignage qui n’est en l’occurrence qualifiée par aucune espèce d’alliances prescrites ou préférentielles. Nos interlocuteurs mettent les alliances matrimoniales entre les fagnahia du bassin versant au même plan que les mariages avec des épouses venant de l’extérieur. Pourtant, l’endogamie de terroir est un mécanisme indispensable pour maintenir l’indivision des terres ancestrales, tout comme l’émigration de l’excédent démographique qui en exclut près la moitié des potentiels co-héritiers. Il y a là une certaine occultation de la réalité foncière par les conceptions locales de l’alliance. Quelle est donc cette réalité sous-jacente ?
P. Ottino établit une corrélation entre le système économique d’une société et son principe privilégié d’organisation lignagère, sur la base des trois formes élémentaires de parenté que sont l’ancestralité, la parentèle et le patrimoine. Combinant différemment ces formes élémentaires, l’organisation des sociétés lignagères de Madagascar se déclinerait entre deux pôles extrêmes sur une gamme qui va du système agnatique pur, adapté aux sociétés d’éleveurs, au système bilatéral de certaines sociétés agraires, en passant par une série de solutions intermédiaires qui combinent plusieurs principes de filiation et/ou de transmission patrimoniale. En appliquant ce modèle théorique à notre territoire, on voit immédiatement que deux principes d’organisation s’y superposent : les usages forestiers et les pratiques rituelles liées à la terre ancestrale suivent le schéma agnatique, tandis que l’accès aux parcelle agricoles se conforme au schéma indifférencié. Bien que l’appartenance au lignage paternel soit toujours dite supérieure, les enfants nés d’un père et d’une mère issus de fagnahia différents ont une double appartenance et font partie des potentiels co-héritiers des patrimoines correspondants. Cela signifie que les ankohonana doivent permettre l’affiliation d’un descendant dont l’identité principale relève d’un fagnahia allié, ou du moins lui accorder le droit de culture sur la terre ancestrale de sa mère. Sous l’angle de l’accès aux parcelles de culture, le ankohonana ressemble donc plus à une famille élargie qu’à un lignage ; mais il en va autrement sous l’angle de l’accès au patrimoine forestier. A l’échelle supérieure du territoire de la communauté locale, les deux principes se trouvent englobés dans une parenté rituelle commune à tous les groupes d’ancestralité qui resteraient étrangers les uns aux autres s’il n’y avait intervention d’un pouvoir politique extérieur :
« Les Hova ont décrété, pour qu’on puisse vivre sereinement ici, sur ce territoire : vous êtes tous des immigrants pour la plupart, mais vous pouvez vous marier. Et les gens ont fait des alliances matrimoniales avec les Vohimay, des Vohimay se sont marié avec les Tokamahafatsy, des Tokamahafatsy avec des Vohidambo, il en est de même pour les Vohidambo et ainsi de suite » (G1B : 4).
Plutôt que d’en être la cause, la règle de mariage est ici la conséquence d’une règle de succession patrimoniale. La représentation sociale du territoire n’est pas seulement due aux alliances de mariage entre clans mais avant tout à leur commune dépendance d’un pouvoir politique. Celui-ci est constitutif de l’identité de chaque fagnahia en même temps que d’un « groupe de parenté à base territoriale et caractérisé par l’endogamie et une filiation non unilinéaire » que l’on peut qualifier de dème (Panoff et Perrin, 1973 : 77). Ainsi que l’exprime un descendant :
« Il y avait peu de gens ici, mais tous sont des immigrants. Et actuellement, on est devenu un grand ménage, et comme cela fait assez longtemps, on s’est mariés entre nous... Et la société est devenue de plus en plus proche. Mais la relation entre les descendants n’est pas aussi solide que ce qui existait avant. Avant, on n’épousait pas les membres du ménage proche. Mais actuellement c’est ... Quand ils se marient, ils ne se soucient plus des coutumes traditionnelles, parce qu’il y a tellement de gens, alors, ils ne cherchent plus ailleurs. C’est tout ce que je peux dire, je vous remercie » (G4A, 1).
Une fois identifiées les principales communautés de vie (familles, clans, dème) et leur emboîtement hiérarchique, nous pouvons plus aisément cerner les tâches économiques et politiques dévolues à chaque type de collectif. Pour la suite de l’analyse, nous retiendrons trois choses de ce tableau sommaire de la structure sociale : a) Le support spatial de la communauté politique n’est pas un terroir villageois, mais un ensemble territorial regroupant les terres ancestrales d’une dizaine de clans installés par un souverain précolonial ; b) l’intransmissibilité des patrimoines ancestraux en dehors du fagnahia suppose une forte endogamie à l’échelle du bassin versant en même temps que le départ des co-héritiers excédentaires ; c) il n’existe pas de limites physiques séparant les terres ancestrales. Le système de répartition des terres ancestrales ne se matérialise que partiellement dans l’étendue puisque la manière dont les descendants des clans locaux succèdent à leurs ancêtres et cohabitent dans les hameaux et villages dépend de la disponibilité de terres cultivables en forêt et de conduites matrimoniales induites par la rareté des rizières irriguées. S’agirait-il d’une exception à la règle selon laquelle Ego réside sur la terre défrichée par l’ancêtre et où se trouve son tombeau ?
A suivre la tradition orale, les fagnahia sont tous issus de l’immigration, les autochtones vazimba ayant été repoussés vers l’Ouest dans le pays sakalava, plutôt que de devenir alliés ziva des clans conquérants arabisés. Le rapport entre le temps mythique et le temps réel est réduite à une relation externe de correspondance. Faute d’une idéologie autochtone, l’acte fondateur des terres ancestrales ne peut qu’être le dian-tany, don de terre promis par le souverain précolonial en échange d’un service rendu, qui se substitue à la première occupation du lignage majeur suivie des alliances de celui-ci avec les lignages inférieurs. Ce modèle d’organisation politique diffère du modèle sakalava, où un village est presque toujours un système d’alliance généralisé autour d’un lignage majeur du fait de la manière dont la période mythique dite « vazimba » a été intégrée avec l’émergence puis la démise de la royauté. Le tombeau est un référent spatial temporel qui rappelle les rapports inégaux plus ou moins stables qui ont été organisés entre les lignages. Les alliés à plaisanterie (ziva) ont eu leur place chez les Sakalava car il y a eu continuation idéologique entre le mythique et le temps réel de la formation politique (Suzanne Chazan, communication personnelle, juin 2006). Mais dans le modèle politique considéré, il n’existe pas de hiérarchie entre les fagnahia qui ont tous les mêmes droits ancestraux. Le seul référent spatial temporel stable sont les anciens villages perchés abandonnés au milieu du 19ème siècle. La dispersion de l’habitat en hameaux (vala) s’est accompagnée de la constitution de nouveau tombeaux lignagers, en partie remplacés depuis quelque temps par des tombeaux familiaux individuels. Les rapports entre les lignages sont donc plus égalitaires dans la mesure où ils se justifient, non pas par référence à des « alliances d’installation » prétendues originelles, mais par référence à un acte du roi précolonial.
Dans un passé lointain devenu mythique, chaque fagnahia était doté par le pouvoir royal d’un espace propre constitué de bas fonds pour la riziculture irriguée, de forêts pour les produits ligneux et non ligneux et les pâturages ; des ruches étaient mises dans les forêts et servaient entre autre à marquer la terre ancestrale d’un groupe de descendants. Enfin, les tanety pour les cultures complémentaires (haricot, maïs, tubercules, etc.) sont venus compléter depuis un temps plus récent la terre du fagnahia. Désignées localement par le terme « diantany », les dotations foncières des rois précoloniaux sont un fait historique avéré. Mais du point de vue analytique, cette représentation mythique de la terre ancestrale ne peut être exploitée par l’enquête de terrain dès lors que le contrôle et la transmission de certains patrimoines fonciers obéissent à des principes différents. Contrairement à ce que semble suggérer P. Ottino, la « parenté par le patrimoine » ne constitue pas une catégorie unifiée, encore moins limitée à la transmission des parcelles agricoles par opposition à la succession aux fonctions rituelles. Il existe autant de parentés patrimoniales que de patrimoines différenciés qu’il faut donc analyser séparément. Ainsi, le seul patrimoine foncier dont les règles d’usage et de contrôle suivent de près l’idéologie ancestrale est « l’espace forestier ». Les usages traditionnels de la forêt incluent outre les aires de pâturage (tanin’omby, kijana) propres à chaque fagnahia, une série d’autres pratiques à fonction identitaire ou économique, ou encore une combinaison des deux. Ce qui est commun à tous ces usages qu’ils soient rituels ou économiques est d’être réservés aux descendants en ligne paternelle du fagnahia :
« Pour les zones de pâturages ... les propriétaires d’autres zones de pâturage n’y sont pas autorisés, il faut que ce soient uniquement les propriétaires des zones de pâturages en place qui y aient accès. Que ce soit les Vohimay, les Tokamahafatse, qui sont à proximité de la zone culture ... ils ne peuvent pas y cultiver, c’est une forêt des Vovodrano, et ce doit être seulement les Vovodrano qui cultivent » (G2A, 7).
« … même l’apiculture, que nous faisons dans les forêts par fagnahia, ceux qui prélèvent doivent en prendre un peu pour les ancêtres. Parce qu’il y a un lieu, comme […], et il faut qu’on fasse […]. Il faut remplir cela, c’est pour cela qu’on dit nous, les descendants, vos enfants ou vos petits-enfants, c’est nous qui somme ici, et voici votre part, parce que nous sommes en train de prélever du miel … cela existe jusqu’à maintenant » (G2A, 10).
La forêt n’est pas susceptible de véritable appropriation par les hommes parce que d’autres êtres en sont les propriétaires éminents. Comme l’observe E. Fauroux pour des cas sakalava, elle est avant tout le domaine et le refuge des esprits, en particulier des esprits tompontany (« maîtres de la nature ») et de ceux des ancêtres reposant dans les tombeaux qui y sont cachés (Fauroux, 1999 : 42). La forêt est là « pour tout le monde » parce qu’elle a été créée par Dieu, et les ancêtres ont un droit primaire sur elle. Ainsi, elle n’est pas un bien, mais un patrimoine. Elle n’appartient à aucun individu en propre, mais tous les descendants de l’ancêtre commun peuvent y exercer leurs droits :
« Tout le monde a des droits là ... c’est commun parce que c’est une richesse commune, personne ne s’est bousculé là ... et même l’origine de cette source, pour laquelle on a mis une zone de pâturage, c’est la fraternité, parce que les dépouilles de nos ancêtres sont là-bas. Jusqu’à maintenant. Alors, le fokonolona a déposé les richesses là-bas. Et pour prélever le bois, personne n’a le droit de dire que c’est son bois, tout le monde peut prendre ce qu’il veut. Que l’Etat vienne réclamer la gestion, que la gestion traditionnelle soit en place, alors le « VOI » peut prendre cette gestion en main, et c’est pour cela qu’on a demandé cette gestion là, parce que c’est la source de notre vie, nos ancêtres sont là (G2B, 5).
« C’est là qu’on cultive les rizières, les tanety, ... dans ces zones là, il y a aussi des zones de pâturage où on peut garder les bœufs, tous ces terrains sont délimités ... les autres fagnahia ne peuvent pas y pénétrer, et nous tous, on respecte cette règle jusqu’à maintenant. Et si actuellement, il y a quelqu’un qui veut par exemple, cultiver, par exemple du riz, eh bien il doit suivre les règlements traditionnels, il faut respecter les doyens. C’est la même chose pour les enfants et leurs mères. Les coutumes chez nous ici dans les lohovohitsy, tout le fagnahia les respecte, dans toute la lohovohitsy, le fagnahia étant constitué des descendants d’untel, les membres d’un même fagnahia, ils vont ensemble faire les rituels, comme les Vovodrano, les Zazatanala, ils y vont ... et on va se réjouir et tuer un bœuf, donc on doit vous approcher, vous les ancêtres ... c’est de là que sortent les discussions dans le lohovohitsy ... c’est ce qui se passe ici chez nous. Et on le respecte jusqu’à maintenant, et par exemple, chez nous, pour les bœufs, on a nos zones de pâturage correspondantes, on marque les bêtes en entaillant leurs oreilles de façon spécifique, avant de les mettre dans la forêt. Les veaux, qui naissent dans la forêt, on les entaille tous de cette manière pour distinguer leur appartenance à untel ou untel fagnahia, cela fait partie des marques de respect entre les gens. Et cette histoire d’oreilles entre fagnahia, tout le monde est au courant. Par exemple, pour ceux d’Angalampy, les marques sur les oreilles sont comme ceci ... dans ce genre-là, pour les autres, c’est autre chose. C’est différent pour des fagnahia différents. Mais pour un même fagnahia, c’est la même marque. Cela se fait jusqu’à maintenant » (G3A, 2-3).
La forêt n’abrite donc pas seulement les sépultures, mais elle est plus généralement, le lieu où se noue le dialogue entre les vivants et les esprits tompontany, par l’intermédiaire des ancêtres. Les usages identitaires ou rituels sont associés à la notion de lohovohitsy telle qu’elle est apparue plus haut dans les récits fondateurs. On peut citer les offrandes aux ancêtres et esprits de la forêt – que l’on remercie par des réjouissances (lanona) ou à qui on demande la bénédiction (saotra) avant de défricher ou de cultiver la terre ; le marquage des oreilles des bœufs appartenant au troupeau du clan ; les rituels associés au calendrier agricole ; le fait que certaines parcelles soient cultivées en commun par les descendants du fagnahia ; le respect des règles spécifiques pour la culture de riz dans le lohovohitsy.
La forêt servait autrefois de cachette, d’abri et d’espace de pâture pour les troupeaux. Dans une société à dominante agricole traditionnelle, plus encore aujourd’hui que les troupeaux sont fort réduits et que les gens reconquièrent la forêt pour les cultures de rente, les pâturages acquièrent une fonction identitaire par simple élimination de leur fonction économique. Les représentations spatiales associées à ces pâturages ancestraux soulèvent cependant une interrogation. Les tanin’omby étaient-ils communs aux descendants du fagnahia, suivant la règle de répartition par clan, ou était-ils communs à plusieurs fagnahia ayant droits sur des portions de forêt contiguës. Selon certains témoignages les espaces de pâturage étaient auparavant une ressource commune, mais ils sont actuellement appropriés individuellement par des gens qui y établissent des champs de manioc (et de canne de sucre, tabac, haricots etc.) car plus personne ne met aujourd’hui sont troupeau dans la forêt.
« Il y a des forêts pour les fagnahia. Il y en a par fagnahia, que ce soit ceux qui habitent Angalampo, Aombinaoro, Andonisoa ou Valinkaja. Ici, c’est la forêt d’Angalampo ; ici, c’est à Aombinaoro, ici c'est à Andonisoa, ici c’est à Valinkaja. Voilà, en ce qui concerne la forêt. C’est par fagnahia, voilà. Ce que vous dites est vrai. On ne peut mettre tous les bœufs ensemble là, n’importe comment, non ! ici, c’est la forêt du fagnahia, alors je mets mes bœufs ici. Il y a des noms partout ... pour tous les vohitsy, tous les champs, il y en a » (G4A, 2).
« Eh bien, moi, je suis trop jeune ... parce que c’est une histoire qui s’est mise en place depuis longtemps, et c’est depuis que les bœufs ont existé qu’il y a eu cette place pour eux ... mais ce n’est pas une parcelle individuelle, cela appartient à tout le monde. Il n’y a pas de parcelles désignées, comme quoi ici, c’est pour Marcel, là, c’est pour Pierre, non, c’est une propriété commune. Actuellement, les dirigeants ont changé, la mentalité aussi ... donc pour la parcelle où j’ai cultivé du manioc, il n’y a que moi qui peux l’utiliser ... mais je crois qu’il y a peu de gens qui ont des bœufs dans la forêt, à cause de l’insécurité ... même dans les étables, les gens volent les bœufs, alors, si on met dans les forêts ... ? de ce fait, pas tellement de gens peuvent faire sortir les bœufs dans la forêt » (G2B, 5-6).
Les témoignages s’accordent que les espaces de pâturage étaient autrefois répartis par clan. Or les mêmes individus qui affirment que les pâturages sont claniques, donc communs au sein du groupe de descendants, n’arrivent pas à délimiter les tanin’omby, voire même à les localiser approximativement sur un plan croquis. Ils évoquent une série de toponymes sans toutefois pouvoir – ou vouloir – conceptualiser ces notions sur un fond de carte. La réaction fut la même lorsque nous avons demandé à nos interlocuteurs d’indiquer les limites entre terres claniques pour l’espace agricole. Mais l’explication avancée est différente dans la mesure où, contrairement à ce qui se passe avec les rizières, les alliances matrimoniales entre fagnahia n’interviennent pas dans l’organisation du patrimoine forestier :
« Ici, ce sont vos bœufs ... et les pis rouge sont des pis rouges, on ne peut pas s’entêter comme quoi ce sont seulement les bœufs du propriétaire terrien uniquement, qui peuvent y aller, mais les bœufs on ne leur fait pas cela, on les met tous ensemble ... et on a tous nos forêts respectifs ; mais on ne peut pas dire aux bœufs, n’allez surtout pas dans les forêts des autres, ... voilà, et tout le monde garde les siens, c’est comme cela. Donc, si je veux exploiter cela, disant que mes bœufs sont ici, alors laissez-moi exploiter ici, non, ce n’est pas faisable, le terrain appartient à quelqu’un d’autre. Mais vous pouvez mettre vos bœufs là, parce que ce sont des animaux, mais tout le monde a les siens comme l’a voulu les ancêtres avant, ici à Andonisoa, c’est pour des gens différents de ceux qui sont à Angalampy, à Valikanja, à Bevoay, etc. tous les villages, ils ont des propriétaires » (G1A, 9-10).
« Le partage s’est fait déjà avant, pour le kijana. Donc ceci dit, les Vovodrano ont le droit de mettre leurs zébus par ici, du côté d’Ankarasada par exemple; et il y a un endroit où ils vont mettre leurs zébus. Puis d’autres se ramènent et se demandent où ils vont mettre les leurs … les Zazatanala disons à Vohidroao à Beraraha puisque c’est aussi vaste que l’autre mais les zébus comme on le sait se déplacent d’un endroit à l’autre, donc il peut y avoir un mélange, mais toutefois, on se respecte et on renvoie les zébus des autres » (G6B, 5).
On peut inférer de ces explications que la représentation « topocentrique » d’une forêt répartie entre plusieurs groupes ancestraux dont chacun se définit par rapport à son lohovohitsy n’est pas contradictoire avec la représentation « odologique » d’une aires de pâture commune à plusieurs fagnahia, à condition de renoncer au postulat selon lequel il doit exister des limites entre différentes terres ancestrales. Plutôt qu’un rôle économique, les troupeaux jouent un rôle dans la reproduction de l’identité du clan, manifeste dans le marquage des oreilles des bœufs. La représentation spatiale correspondante du pâturage est orientée en fonction de plusieurs lieux significatifs désignés par des noms spécifiques et non pas en fonction des limites entre ces lieux. De cet aspect identitaire, on peut distinguer l’aspect plutôt technique du pâturage qui suppose un parcours libre pour les bêtes de chacun. Là non plus, ce qui importe ce ne sont pas les limites entre plusieurs « terres du clan », mais les chemins que le troupeau doit parcourir pour se déplacer d’un lieu à un autre.
L’exemple des pâturages suggère que la distinction analytique entre différentes fonctions de la forêt est artificielle. Les lohovohitsy sont une source de subsistance pour les populations autant que des espaces de pâture et les symboles de l’identité ancestrale. La forêt, ce n’est pas seulement des pâturages, mais plus généralement une réserve de richesses pour les villages. Réserve de nourriture, surtout, grâce à la cueillette des fruits (plantations d’orangers et de pêchers) et des tubercules sauvages, à la chasse aux sangliers, au miel récolté par les descendants du fagnahia dans les lohovohitsy et indispensable aux cérémonies traditionnelles. Les produits de la forêt ont depuis toujours joué un rôle important dans le système de production de la région, en complément à la riziculture irriguée et à l’élevage.
« Ce n’est pas seulement pour garder les bœufs, mais c’est vraiment pour une source de revenus. Avant c’était avec cela qu’on vivait, et dans les jours anciens, on ne pouvait pas donner les kijana à d’autres personnes ; et dans les kijana des autres, on ne pouvait pas y pénétrer. Et même maintenant, il y a des gens qui veulent s'en emparer, de notre forêt. Nous avons beaucoup de défunts qui reposent là, les dépouilles de nos ancêtres, parce qu’en partant d’ici, on descend là-bas, et il y a des caïmans, de gros caïmans là-bas. Tout le monde a son propre tombeau là-bas, nous tous ici. Et cela ne signifie pas [], on peut prélever du bois de construction là-bas, on peut prélever beaucoup de choses là, ou peut y cultiver. Mais les cultures ne sont pas dans de très bonnes conditions là-bas, parce qu’il y a des sangliers. Donc, les cultures autres que les plantations d’arbres ne sont pas possibles. Dans ces kijana, quand les gens meurent, leurs descendants les remplacent ; il y a des orangers, des pêchers, toute sorte de choses, on peut les cultiver là-bas. Et c’est pour cela qu’il y a des discordes entre nous ici. Des gens ont abattu les Eucalyptus là-bas, un très grand arbre presque plus grand que la taille d’un homme. Mais comme tout le monde veut défricher et les descendants n’ont pas accepté, ils ont dit qu’un homme ne pouvait pas faire cela » (G1B : 6).
Dans les représentations endogènes, la forêt n’est pas considérée comme un bloc homogène de végétation voué à la fourniture de bois tropical ou à la conservation, mais des distinctions son faites entre les surfaces boisées et les clairières incluant ou non des marécages, et des utilisations distinctes correspondent à chacun de ces milieux. Actuellement, la pression foncière amène les gens à utiliser de plus en plus les marécages pour la riziculture irriguée et les clairières pour les cultures sèches. Ainsi, la forêt fait l’objet d’une diversité d’usages, et ces usages ne sont pas immuables car ils changent au fil des besoins économiques. En témoigne la substitution progressive de l’agriculture en forêt aux anciens espaces de pâturage sur laquelle nous reviendrons plus loin.
Tant qu’il n’y a pas de transformation agricole, les règles coutumières applicables à l’espace forestier sont celles de la parenté identitaire d’ancestralité. Les droits sont transmissibles à la descendance tout en restant une « propriété » acquise par les ancêtres, donc un patrimoine du fagnahia. L’appartenance à ce dernier interdit d’exclure un individu des droits de pâturage et d’installer une ruche (fanohofana) dans la forêt ancestrale du moment qu’il est un descendant paternel. Personne ne peut perdre ses droits. Lorsqu’une fille se marie avec un étranger, ce dernier n’est pas autorisé à utiliser l’espace pâturage du fagnahia de sa femme s’il a des zébus, mais il doit les mettre ailleurs. Le gendre constitue un menace pour les richesses de la famille, en l’occurrence les troupeaux, qui doivent être gardées secrètes. La règle est encore plus contraignante vis-à-vis des gendres extérieurs aux autres fagnahiana locaux : en plus des règles précédentes, ils n’ont droit qu’à un troupeau réduit dont une part importante devrait revenir à la femme en cas de dissolution du mariage (G6B, 10-11). Le gendre ne bénéficie que d’un droit de culture sur la terre du clan de sa conjointe, et seulement le temps que dure l’alliance, même s’il appartient à un des autres fagnahia locaux[215].
Suivant la coutume traditionnelle, tous les droits de contrôle sont investis dans le fagnahia. Mais paradoxalement, l’objet spatial de ce droit foncier est flou, impossible à délimiter avec précision dans l’étendue. Cela se vérifie non seulement dans le cas des droits de culture sur lesquels nous reviendrons plus loin, mais même dans celui des pâturages lignagers dont le statut juridique est moins complexe. Même si la notion d’une « terre du clan » occupe une place centrale dans le discours endogène, on doit se demander si elle n’est pas une simple survivance du passé, une idéologie sans portée réelle sur les pratiques économiques contemporaines. Une telle interprétation est-elle corroborée par les témoignages enregistrés ? Oui, si on raisonne à partir du postulat selon lequel une « terre du clan » n’existe réellement que si on peut en indiquer une limite au moins approximative qui la sépare des terres voisines. Le fait est que, dans le bassin versant de Miarinarivo, les terres ancestrales des clans individuels ne peuvent absolument pas être délimitées de cette manière[216], mais tout au plus situées par rapport à la colline de l’ancêtre fondateur et à des toponymes permettant d’identifier les droits de pâturage des uns et des autres. La terre ancestrale est associée à une représentation d’espace topocentrique, le fagnahia ne contrôlant pas son territoire, mais seulement son lohovohitsy. Faut-il pour autant y voir une survivance traditionnelle ? Non pas si on raisonne en terme d’un territoire commun à plusieurs clans, où le contrôle foncier est exercé par chaque clan individuel, non pas sur une étendue mais comme un droit administratif sur les descendants de l’ancêtre commun.
Ainsi que le notait R. Verdier, « à tout lignage est associé un espace socio-juridique, la terre du lignage, expression par laquelle nous désignons, non point l’étendue sur laquelle les membres du groupe exercent des droits de culture, de chasse, de pêche (le domaine lignager ne pouvant avoir aucune unité territoriale), mais l’ensemble des droits fonciers exercés par les individus en qualité de membres de ce groupe, sous l’autorité ou la surveillance de son chef » (Verdier, 1965 : 348). De cette définition s’ensuit que l’étendue sur laquelle vivent actuellement les descendants du fondateur peut ne pas former pas une unité territoriale déterminée dans la mesure où les membres du fagnahia se trouvent dispersés par manque de terre ou par le jeu même des règles de résidence matrimoniale.
« Les descendants d’Anarafolaka par exemple, il y en a des tas qui sont venus chez nous ici, et nos enfants, comme Soanatoandro, il y en a beaucoup qui sont à Anarafolaka ... et les cultures sont alors mélangées, actuellement ... comme quoi les cultures des Vovodrano, c’est réparti maintenant leurs zones de culture » (G2A, 4).
Mais le fait que les gens ne sachent indiquer les limites de la « terre du clan » parce que les parcelles de culture de descendants d’appartenance clanique distincte s’enchevêtrent dans l’étendue, ne rend pas cette notion moins réelle et sécurisante pour ceux qui l’emploient, dans la mesure où
« ce terrain à partir de la lohovohitsy, de la forêt, des rizières, cela se partage comme cela jusqu’à maintenant. Voilà, et les alliances matrimoniales maintenant, cela se répartit partout, et dès que cela s’installe dans une lohovohitsy ici, c’est comme cela. Même si c’est entremêlé, c’est la coutume et personne ne se perd, jusqu’à maintenant, parce que sur cette terre, l’enfant peut réclamer et cultiver là » (G3A, 10).
L’identité ancestrale patrilinéaire, qui définit l’accès à l’espace forestier, ne joue pas le même rôle dans les deux autres niches écologiques de la terre ancestrale, les bas fonds affectés à la riziculture irriguée et les collines de l’espace intermédiaire entre plaine et forêt affecté aux cultures secondaires « sur tanety ». Contrairement à la composante forestière de la terre ancestrale, où l’on peut dire que la zone d’influence de chaque fagnahia se matérialise dans l’étendue même si ce n’est pas par des limites clairement définies, les composantes agraires de la terre ancestrale constituent spatialement un fond commun à plusieurs lignages sur lequel les descendants exercent les droits de culture de manière indifférenciée. Ainsi que l’explique un descendant :
« Tout le monde ici, nous avons tous des droits là-dessus, parce que cela a appartenu à des ancêtres communs. Mais ce n’est pas à un seul fagnahia, parce qu’il y a beaucoup d’alliances matrimoniales, donc cela se chevauche. Même les gens d’Ambohimandroso ou d’Ambalavao, ils arrivent ici, disant nos épouses sont d’ici […] mais les fagnahia ne se subdivisent pas, ce sont les descendants qui se sont mariés avec des gens d’Ambalavao, et leurs enfants ont des droits comme les Tokamahafatse, les Vovodrano, les Vohidambo ... chacun a ses parcelles comme ces rizières. On ne peut pas y associer les histoires des ancêtres, comme quoi les Vohimay ne peuvent pas cultiver ici, les Tokamahafatse ... même ce Sylvain[217], qui est arrivé ici chez nous, il s’est marié avec quelqu’un de chez moi, alors je lui donne une parcelle pour qu’il puisse nourrir sa famille » (G1B, 7).
Les rizières et parcelles de cultures complémentaires d’un descendant ne se situent donc pas forcément à l’intérieur de sa terre ancestrale, à supposer que celle-ci ait jamais eu la consistance spatiale que l’idéologie patrilinéaire lui prête, mais un descendant peut exercer le droit de culture indifféremment sur les terres ancestrales de ses ascendants paternels et maternels. Contrairement aux droits de pâture et de cueillette des produits forestiers, réservés aux descendants en ligne paternelle du fagnahia, les droits de culture sont attribués dans le cadre des ankohonana, ou plus exactement de groupes de co-héritiers « de même sein » (tamporaiky, tapiraika) :
« par exemple, si quelqu’un vient pour acheter, ou qui veut en recevoir parce qu’il est de la famille, alors il doit passer par nous les doyens, disant donnez-nous une rizière, ou donnez-nous un terrain, on veut acheter, c’est l’ordre que doit suivre la société ici, et c’est comme cela tous les jours […] concernant les rizières, tout le monde cultive sur sa parcelle, c’est comme cela. Ici c’est le terrain d’untel, ici c’est à untel. Et c’est réparti par unités de « tapiraika », il y en a qui ont cinq tapiraika, six, c’est réparti par les doyens, comme quoi ici, c’est à x et ici à y. Les descendants doivent aussi suivre dans cet ordre. » (G1A, 3).
L’accès à une terre de culture requiert partout l’autorisation des aînés du ankohonana. Mais la question de savoir selon quels règles et principes ces derniers veillent au respect de la coutume des ancêtres peut, selon les cas, recevoir des réponses différentes. Autrement dit, le principe général selon lequel les droits de culture sont accordés à un individu en fonction de sa parentèle bilatérale peut ensuite subir des modifications selon le type de parcelle considéré. Nous commenterons d’abord le principe général, avant de considérer les règles spécifiques applicables à chaque type de parcelle.
La propriété foncière coutumière indivise se caractérise à la fois 1) par un droit d’accès égalitaire pour tous les descendants paternels et maternels résidents d’un groupe de germains tamporaiky de référence et 2) un contrôle hiérarchique exercé sur l’unité d’indivision en fonction des principes de patrilinéarité et de primogéniture. Selon R. Verdier, il est courant dans les « systèmes fonciers africains » que le principe unilinéaire de parenté ne s’exprime que comme une simple tendance ou ne reçoive qu’une application partielle, par suite du jeu concurrent du principe cognatique, soit parce que le groupe de parenté unilinéaire n’est pas organisé de façon précise en tant que groupe résidentiel, soit parce que les droits d’un homme à hériter s’exercent aussi bien dans la ligne agnatique que dans la ligne utérine de sa parentèle (Verdier, 1965 : 347). En ce qui concerne Madagascar en particulier, P. Ottino soutient que « l’existence de patrimoines fonciers ou leur absence joue à l’évidence un très grand rôle dans le maintien ou l’abandon du principe de filiation patrilinéaire » (Ottino, 1998 : 556). La tendance à l’indifférenciation des systèmes patrilinéaires malgaches, qui procède de la répétition des choix utrolatéraux[218], s’expliquerait par les contraintes propres aux sociétés agraires en particulier la monétarisation de leur économie et la rareté des terres (Ottino, 1998 : 546, 556)[219]. Sur notre terrain d’étude à Miarinarivo, la règle de filiation patrilinéaire du fagnahia n’est cependant pas réduite à une simple tendance. Nous avons vu qu’elle y reçoit une application spatiale particulière qui se conserve d’autant mieux qu’elle est reléguée dans l’espace ancestral de la forêt. Mais s’agissant du patrimoine foncier agricole, le principe agnatique s’efface au profit du principe cognatique :
« C’est comme cela qu’on travaille ; c’est ainsi qu’on explique. Le fils de la mère là-bas, qui habite avec le père ici, il peut aller cultiver là-bas chez sa mère aussi [...] par exemple, un fils chez les Vovodrano, qui se marie avec un Zazatanala ... il peut réclamer son droit chez les Zazatanala, parce qu’il a un père là, mais en même temps, il faut respecter les droits de l’enfant chez les Vovodrano ... cela signifie que le terrain n’est pas perdu et tous les descendants doivent y faire attention ... cela ne doit pas se perdre, c’est pour cela qu’ils ont mis en place cette forêt pour le fagnahiambe[220] » (G3A, 9).
Les droits d’un individu à cultiver sur la terre ancestrale s’exercent dans les deux lignes agnatique et utérine de sa parentèle. Les conséquences de cette règle de succession indifférenciée varient selon le niveau hiérarchique considéré : répartition territoriale des terres ancestrales (patrimoines des fagnahia), ou répartition rizières et parcelles complémentaires des groupes résidentiels (patrimoines des ankohonana qui composent le fagnahia). A l’étage supérieur du système de répartition des terres ancestrales, on constate que le principe cognatique, même s’il rend impossible l’utilisation du fagnahia dans sa définition technique patrilinéaire comme principe d’organisation de l’accès à la terre, laisse néanmoins intacte l’idée d’ancestralité laquelle est simplement projetée sur l’échelle de l’ensemble territorial qui englobe les terres ancestrales[221]. A l’étage inférieur du système d’exploitation des sols, les patrimoines fonciers des familles étendues sont, de ce fait, spatialement circonscrits uniquement par les limites des parcelles individuelles qui les composent, et sécurisés par la seule mémoire collective qui sait établir les droits familiaux sur chacune de ces parcelles. Comme on le verra plus loin, une « généalogie de la parcelle » doit pouvoir être retracée en cas de conflit sur les parcelles familiales par la réunion des loholona, aînés d’ankohonana agissant comme responsables fonciers et représentant les différents fagnahia. Il arrive ainsi que les patrimoines des familles étendues, idéalement des lignes localisées du fagnahia, soient tout aussi inconsistants dans l’étendue que la terre ancestrale indivise elle-même. Les parcelles qui composent le patrimoine du groupe résidentiel (ankohonana), au lieu de se cantonner dans l’espace présumé de son clan d’appartenance, se répartissent le plus souvent sur plusieurs terres ancestrales :
« C’est entremêlé, parce que pour nous, c’est un village spécifique qui arrive jusque là-bas, c’est notre village à Andonisoa, la moitié du terrain c’est fondu avec les leurs, et ici c’est comme cela également, c’est mélangé. Vous ne pouvez pas distinguer comme quoi ici c’est à nous exclusivement, mais c’est tout mélange parce que nos terrains de culture avant, étaient ici et là, et pour nous, actuellement, cela a changé. Voilà comment cela s’est passé. Par exemple, sur une parcelle, je travaille, je produis un peu là, alors que notre parcelle est là-bas, notre véritable parcelle c’est là-bas, à l’ouest d’Andonisoa, au bord du lac, ... mais je travaille un peu ici. Et ce n’est pas tout, je travaille aussi un peu au nord. Et c’est comme cela pour toute la famille, également, que ce soit eux, les Mokonafo, ou nous les propriétaires, les Zazatanala. Mais on ne peut rien y faire, ce sont les Zazatanala, les descendants de ce monsieur, c’est tout confondu, et c’est ce qui rend les choses plus difficiles, on ne peut pas mettre ceci ici, ce n’est pas faisable. Par exemple, on fait d’Andonisoa une zone à la fois Zazatanala et Mokonafo. Et on peut se marier entre nous. Et quand ils se marient avec des filles de chez nous, nos terrains vont être à eux aussi, et c’est ce qui rend les choses difficiles, vous voyez, pour faire une carte précise » (G1A, 5).
La succession indifférenciée sur la terre ancestrale est logiquement incompatible avec l’émergence et la transmission de patrimoines familiaux liée à la résidence, étant donné que des parcelles disponibles doivent être accordées aux descendants du fagnahia qu’ils soit ou non membres de l’ankohonana, ce qui interdirait la constitution d’un patrimoine du groupe résidentiel, et que la succession morcelle à chaque génération les parcelles, ce qui en compliquerait la transmission dans le cadre restreint de la famille. Si les aînés de l’ankohonana ne faisaient qu’administrer les droits de culture indifférenciés des descendants des fagnahiana, il deviendrait impossible de transmettre, à l’intérieur de la famille étendue, les droits acquis sur des parcelles à titre d’effort personnel ou de transaction marchande. Les parcelles aménagées risqueraient à tout moment de retomber dans le fond commun des terres ancestrales. Lorsque tous les descendants du clan ont des droits de culture sur la terre ancestrale indivise et que tous les clans sont alliés, le territoire tout entier est accessible à tout membre de la communauté qui souhaite y aménager une parcelle. La constitution de patrimoines transmissibles dans le cadre de la famille étendue suppose donc un régime successoral alternatif qui autorise des stratégies d’accumulation foncière au moins pour certaines catégories de parcelles.
Il faut distinguer deux modes de transmission des droits de culture sur la terre ancestrale selon qu’il s’agit de champs temporaires sur tanety ou de parcelles durablement aménagées par un descendant ou l’un de ses ancêtres directs. Les droits relatifs aux deux types de parcelles diffèrent à plusieurs égards. Une première différence tient à la localisation des parcelles sur l’étendue d’une terre ancestrale. Les rizières se situent en proximité des villages, essentiellement dans la plaine mais pas seulement puisque la technique de construction de rizières en terrasses est bien maîtrisée dans cette région de Madagascar. Par contraste, les champs de culture pluviale se situent sur des terrains à pente anciennement forestiers. Une autre différence tient à la quantité de travail incorporée dans la parcelle en sus de la culture qu’elle porte. Le fait d’aménager une rizière crée un droit de culture plus permanent que la préparation un champ où l’on plante du manioc pour quelques saisons seulement. Une dernière différence concerne le moment de la transmission du droit de culture. Tandis que la succession peut être définie comme une « transmission de l’autorité politique ou de fonctions cérémonielles d’un individu à un autre selon des règles déterminées » (Panoff et Perrin, 1973 : 248), l’héritage désigne une « transmission de richesses matérielles ou de droits à caractère économique à l’occasion d’un décès » (p. 130).
La succession au droit de défricher ou de nettoyer une jachère sur la terre ancestrale a lieu entre vivants, par contraste avec la règle selon laquelle on ne peut hériter que des morts. Dans le premier cas, le droit de culture est transmis par la succession au patrimoine du fagnahia, dans le second par l’héritage dans le cadre de la famille étendue. Sur la réserve lignagère, les générations se succèdent collectivement sans que les parcelles et les ayants droit soient jamais spécifiés. Mais tout descendant du lignage a le droit d’aménager « par la force du cœur » (heri-po) des champs de culture qui seront soustraits à la réserve commune, et c’est seulement sur les parcelles durablement aménagées (notamment les rizières) du patrimoine familial appelé « lova » (héritage) que « les fils remplacent leurs pères » (mandimby). Dans ce cas, le droit de culture se transmet de manière plus ou moins définitive, à l’occasion du décès de la personne ayant acquis ou créé la parcelle (terres « heri-po »), voire des années plus tard lorsque l’indivision du patrimoine familial est prolongée jusqu’à la génération suivante parce que le défunt avait lui-même reçu les rizières en héritage (terres « lova »).
La différence entre succession et héritage est analogue à celle décrite dans le chapitre précédent entre une accession dérivée, où le transfert du droit de culture est temporaire, et une accession originaire, qui vise à faire reconnaître un droit de culture permanent. Sur le front pionnier de Manongarivo, la combinaison des contrats agraires entre aînés et cadets fait que l’acquisition originaire est toujours précédé d’une acquisition dérivée et inversement. De même dans le contexte lignager considéré, les droits de culture transmis sur chaque catégorie de sol diffèrent, mais la succession et l’héritage loin de s’exclure réciproquement sur la même étendue, sont constitutifs de l’unité spatio-temporelle du groupe de co-héritiers tapiraiky que forme l’ankohonana sur le plan foncier. Le mode d’organisation familial du travail incorporé repose sur un changement générationnel du statut des parcelles, qui est l’équivalent au changement de statut personnel sur le front pionnier. Librement accessibles selon la règle de la succession indifférenciée tant qu’elles ne portent de trace de mise en valeur, les parcelles sur tanety une fois cultivées deviennent transmissibles par héritage car le statut heri-po reconnaît juridiquement la valeur du travail incorporée dans la terre. Mais ces parcelles nouvellement acquises par l’effort personnel d’un descendant sont reconverties en terres lova à la génération suivante, ce qui les soustrait tout comme les rizières ancestrales irrigables à la libre disposition de ceux qui en héritent.
Pour la même raison, les rizières de bas-fond ou de terrasse aménagées par les ancêtres sont régies par une divisibilité et aliénabilité conditionnelles des patrimoines familiaux – l’indivision lova consistant à reproduire à l’intérieur même des familles l’idéal de la succession indifférenciée au tanindrazana. Par contraste avec les zones de migration où les contrats agraires constituent le mode le plus fréquent d’accession aux droits de culture, les transactions foncières se font entièrement dans le cadre de la parenté. Ni le métayage ni la location de terres ne sont pratiqués dans le bassin versant de Miarinarivo. L’héritage, qui assure la circulation des parcelles entre familles de générations différentes – et dans une moindre mesure les ventes coutumières de terres heri-po entre familles de la même génération – sont les deux principaux modes d’accession au droit de culture sur les champs constitués. La seule manière pour un étranger d’obtenir une parcelle de culture sont la fraternisation par le sang et bien entendu le mariage. A propos des ventes coutumières, nous avons constaté plus haut que « celui qui vient pour acheter » est mis sur le même plan que « celui qui veut en recevoir parce qu’il est de la famille », les conditions minimales étant que l’acquéreur ne soit pas étranger au groupe territorial[222] et que l’ankohonana dispose d’un trop plein de parcelles par rapport à ses effectifs, autrement dit que la vente ne nuise pas à sa viabilité économique. En estompant les divisions spatiales entre les terres ancestrales des fagnahia individuels, la succession indifférenciée au droit de culture combinée avec l’endogamie de terroir, ouvre la voie, sinon à une « marchandisation imparfaite » (Le Roy, 1995a) des parcelles heri-po acquises par effort personnel, du moins à la circulation entre les fagnahia du bassin versant des rizières « d’héritage indivis » lesquelles deviennent de fait aliénables à l’intérieur du groupe territorial.
L’indivision dans le cadre de la famille étendue tamporaiky reste ainsi, de par sa souplesse, le mode le plus courant d’accession au droit de culture. Une transmission égalitaire conçue sur le modèle de la succession sur les terres ancestrales risquerait de faire éclater l’ankohonana qui repose sur la cohésion des effectifs et des parcelles de terre qui en assurent la subsistance. L’héritage opère de manière sélective de père en fils, ou plutôt des grands parents aux petits-fils, lorsque les partages définitifs des terres d’indivision sont effectuées sur la base des arrangements provisoires pris pour les besoins de leur exploitation[223]. Le maintien dans la durée d’un patrimoine familial suppose de déroger au principe de la succession indifférenciée aux droits de culture. Les parcelles sont partagées de manière définitive pour passer d’une famille étendue de la génération de référence à une autre de la génération suivante et elles peuvent être vendues à d’autres familles descendant des fagnahia du territoire.
Ainsi que l’explique P. Ottino, la disparition du principe cohésif des unités résidentielles résulte de la succession normale des générations. Dès lors que le nœud qui maintient l’indissociabilité de l’effectif humain et des parcelles de terres de l’ankohonana se défait, les unités résidentielles disparaissent en tant qu’unités discrètes. Leurs membres et les parcelles de terres qui en formaient le fond, se trouvent dispersés entre d’autres unités semblables dont ils viennent accroître les effectifs et les patrimoines fonciers. La disparition des derniers germains de la génération de tête, qui coïncide généralement avec le moment où leurs petits-enfants établissent leurs propres familles de procréation, s’accompagnent de la création de nouvelles unités résidentielles et de la division de leur patrimoine initial (Ottino, 1998 : 37)[224]. Même inégalitaire, le partage du patrimoine de l’ankohonana qui fait suite à la disparition de la génération des grand-parents risque encore d’occasionner des patrimoines fonciers familiaux trop réduits pour être exploités dans le cadre d’une nouvelle unité résidentielle du type de l’ankohonana. La seule façon de récupérer la parcelle dans ce cas est qu’un germain de l’héritier la rachète au nom de la famille, c’est l’institution du lova-trahabidy signifiant littéralement rachat d’héritage. Il a pour conséquences d’exclure de manière définitive le vendeur du groupe de co-héritiers tamporaiky tout en reconnaissant à l’acheteur un droit d’usage préférentiel et transmissible sur la fraction correspondante de l’unité d’indivision familiale. Il y a donc, au sein de l’unité d’indivision, une individualisation des droits sur la parcelle rachetée – équivalente au droit sur les parcelles heri-po – qui est le décalque inverse de la patrimonialisation générationnelle des parcelles acquises à titre d’effort personnel. Plus généralement, il semble justifié de parler d’une divisibilité et aliénabilité conditionnelle des patrimoines familiaux reposant sur le critère du rapport entre main d’œuvre et terres disponibles dans le cadre d’un ankohonana. La consistance du patrimoine qui commande l’existence et la stabilité du groupement domestique et résidentiel est maintenu uniquement pendant la durée des vies actives de la génération aînée et de leurs enfants[225].
A l’échelle des ankohonana, la notion d’une propriété familiale indivise et inaliénable est contredite par le fonctionnement réel de la dévolution successorale des biens familiaux, qui se rapproche des formes occidentales de l’héritage. Impossible à défendre en termes analytiques, la théorie souvent citée de la propriété familiale indivise et inaliénable (Rarijaona, 1967 : 58-62 ; Condominas, 1960 : 29-31) se révèle être le reflet d’une conception des acteurs eux-mêmes, de leur modèle vernaculaire. En revanche ce modèle vernaculaire semble s’appliquer parfaitement bien en termes analytiques à l’échelle des fagnahia qui forment le groupe territorial et où la succession indifférenciée des descendances au droit de culture vise effectivement à maintenir dans l’indivision la terre ancestrale et à éviter son aliénation à des individus extérieurs à communauté locale.
Les parcelles sans trace de mise en valeur préalable, en revanche, font partie de la terre ancestrale indivise jusqu’au moment de leur incorporation dans un patrimoine familial. A l’inverse des patrimoines familiaux qui sont divisibles et aliénables bien que l’héritage soit sélectif et la marchandisation des parcelles imparfaite, les terres ancestrales reste indivises et inaliénables bien que la succession soit égalitaire et que le droit de culture s’exerce dans les deux lignes paternelle et maternelle. Pour Rarijaona, la fonction de la succession indivise est « extrapatrimoniale » car elle vise à perpétuer le culte des ancêtres et de reproduire le clan dans la durée (Rarijaona, 1967 : 61). En l’occurrence la succession indivise ne concerne pas uniquement les fonctions politiques ou cérémonielles ; elle a une fonction patrimoniale au sens matériel car il existe une succession aux droits de culture sur la terre ancestrale du fagnahia, bien que les rizières ou autres parcelles aménagées sur cette terre ancestrale puissent être appropriées par les descendants des autres fagnahia du territoire :
« Nos cultures dans cette zone là, cela s’empiète. Mais les parcelles où ils cultivent portent le nom qu’ils avaient lors de l’ancienne délimitation. Cela en porte toujours le nom, comme quoi là, c’est aux Vohidambo, là c’est la forêt des Tokamahafatse, des Mokonafo, des Zazatanala. Mais pour les cultures, c’est mélangé partout. Cela s’empiète pour nous tous. Parce que là-bas, c’est pour les gens qui n’ont pas pu se marier avec les Zazatanala, avec les Vovodrano, comme mes enfants aussi ... donc, les terrains de culture sont entremêlés. Mais pour la forêt, non, cela ne se partage pas, c’est aux Tokamahafatse ou aux Vovodrano ... mais pour les cultures, c’est pour les cultures. Nous ici, on dit que nos forêts atteignent Nosifito là-bas. Oui, c’est la forêt des Tokamahafatse, ça. C’est jusqu’ici à Volohamba, cela entre à Antsangobe, c’est la forêt des Tokamahafatse. Et s’il y a des disputes là-dessus, c’est forcément à notre bénéfice, parce que c’est notre forêt. C’est à nous. C’est comme cela que cela a été partagé. Mais toutes ces cultures ne signifient pas que ... c’est seulement les Vovodrano qui peuvent cultiver là, les Mokonafo, les Zazatanala, parce que les alliances matrimoniales se chevauchent, dans ce genre là. Les descendants qui n’ont pas d’épouses dans ces autres fagnahia, Mokonafo […] mon fils a eu une épouse Mokonafo. Et les cultures sont alors confondues. Même s’ils cultivent là-bas, en tant que descendants de Tokamahafatse, dans les parcelles des Vovodrano là-bas, dans les parcelles des Vohidambo... ils prennent part là, c’est comme cela » (G1B, 12).
La mise en valeur d’une portion de terre ancestrale est considérée comme temporaire, comme le serait un droit de culture accordé par prêt à un étranger. Si la mise en valeur cesse, le terrain revient dans le fond commun dont l’ensemble des descendants restent les potentiels co-héritiers. Le caractère non définitif de la succession au droit de culture le patrimoine indivis du fagnahia apparaît de la façon la plus claire dans les cas où le descendant quitte le territoire de la communauté locale :
« Disons que moi, je me suis déplacé, à Ambalavao, et puis après je suis arrivé ici, cela ne veut pas dire que le terrain est à moi, mais c’est juste mes cultures qui sont là, et ce sont les gens qui m’y ont autorisé ... et si je rentre, c’est au fagnahia là que je devrai donner le terrain, disant, monsieur, je dois rentrer, alors je vous rends votre terrain » (G2A, 2).
Le caractère temporaire de la succession aux droits de culture sur la terre ancestrale indivise se vérifie aussi en cas de résidence locale du descendant. Un individu peut cultiver chez sa mère tout en résidant chez son père, ou cultiver chez son père tout en résidant chez sa mère et tout en suivant le droit de son père, c’est-à-dire « en restant d’abord le fils de son père ». Le contrôle des droits de culture n’est pas le domaine réservé des familles étendues. Le clan continue à jouer un rôle dans l’affectation des parcelles sur tanety même si les droits de culture sont transmis par les pères et mères, et non pas en fonction de l’identité patrilinéaire comme les droits relatifs au patrimoine forestier :
« voici comment je l’explique. Parce que c’est moi qui ai donné cette explication comme quoi les parcelles sont entremêlées entre elles, les parcelles ne sont pas confondues mais en fait c’est comme cela que se répartissent les cultures. Par exemple ... parce qu’il y a des alliances matrimoniales ... donc je suis là, ma mère s’est mariée avec un autre fagnahia ... donc je reste sur la lohovohitsy là, toujours, mais je demande une parcelle chez ma mère pour faire un peu de culture, et je peux en obtenir mais c’est seulement ici que je peux dire que j’habite. On vous en donne seulement là-bas, parce que vous faites partie de la descendance, les fils peuvent revenir sur les parcelles de leurs mères pour cultiver. Et là-bas, on respecte cela, mais ce sont les descendants qui demandent les terrains aux mères ... c’est ce qui se passe. Les gens travaillent de manière confuse, c’est pour cela que les parcelles sont comme cela, et pour les autres descendants, ils savent aussi, tout le monde est au courant, on peut mélanger cela quand il y a quelqu’un qui le demande ... et c’est ce qui est à l’origine de disputes entre eux ... quand il y en a beaucoup qui sont dans la parcelle alors ils s’y cantonnent, c’est nos terrains, ils disent » (G3A, 4).
La succession aux usages agricoles ne suit pas le principe de la succession aux usages forestiers de la terre du fagnahia, et la règle de succession aux droits de culture n’est pas celle de l’héritage familial. Le maintien du principe agnatique dans l’espace forestier du lohovohitsy s’explique du fait qu’en l’absence de problèmes réels de terre ce principe gère surtout les rituels, troupeaux et droits de pâture claniques. L’organisation familiale du travail agricole en revanche suppose une égalité de chances d’accéder aux terres disponibles, d’où l’écart entre l’idéologie de la terre ancestrale indivise et la distribution réelle des parcelles familiales. L’indivision des terres ancestrales ne peut être maintenue si les droits acquis à travers un effort personnel se limitent aux récoltes. Du moment où le travail est incorporé dans la parcelle elle-même, cette dernière change de régime : les parcelles aménagées sont héritées par les enfants, et elles peuvent dans un premier temps être cédées aux descendants des mêmes ancêtres (ce qui veut dire ici aux membres de la communauté territoriale). Les deux modes de transmission du droit de culture répondent à des objectifs complémentaires. La fonction de la succession est de transmettre à tous les descendants d’un fagnahia la chance d’incorporer par défrichement, amélioration, aménagement, etc. une parcelle de la terre ancestrale dans un patrimoine familial. La fonction de l’héritage est de faire circuler les parcelles aménagées entre familles étendues de générations différentes.
Ainsi qu’on vient de le constater, la transmission des droits de culture combine un système caractérisé par l’héritage inégal et la marchandisation imparfaite des parcelles familiales avec un système à succession égalitaire sur la terre ancestrale indivise. Alors que le premier autorise une accumulation foncière dans le cadre des familles étendues, le second en atténue les effets en posant l’égalité des chances de tous les descendants des fagnahia. L’englobement du premier système dans le second conduit à vider la « terre ancestrale » de son contenu économique, de sorte que la propriété du fagnahia n’interfère avec l’organisation éclatée des propriété parcellaires, leur marchandisation imparfaite et leur transmission par héritage dans le cadre de la famille étendue. Les principes d’indivisibilité et d’inaliénabilité de la terre ancestrale se conservent uniquement dans l’espace forestier et seulement pour les usages cérémoniels. Pour que ces principes puissent continuer à jouer un rôle économique, les droits de contrôle du fagnahia doivent être replacés à l’échelle du territoire qui englobe les terres ancestrales.
S’agissant du principe d’indivisibilité de la terre ancestrale, cette dimension « territoriale » du contrôle des droits de culture se manifeste dans le fait que l’arbitrage des conflits sur des parcelles familiales soit l’affaire de la communauté des clans. La résolution des conflits fonciers suppose une intervention du « fokonolona », lequel terme signifie dans ce contexte que les fagnahia non impliqués dans l’affaire participent à la reconstitution des généalogies permettant d’établir les droits sur la parcelle :
« On utilise encore le fagnahia, parce qu’il se peut que ces enfants se disputent en cultivant ... « ça c’est à nous ». Et jusqu’à actuellement, cela n’est pas remonté jusqu’aux doyens, disant ne vous battez pas, calmez-vous, vous ne faites qu’une seule personne ... parce que vous soyez du fagnahia Vovodrano ou Tokamahafatse, quelle que soit la raison pour laquelle vous vous disputez, il faut que vous alliez voir le doyen. Alors le fagnahia se réunit, pour discuter parce que les enfants se disputent, à propos des cultures ... et le fokonolona arrive, le fokonolona de ce côté jugent, comme les Mokonafo, les Zazatanala, […] parce que les Vovodrano et les Tokamahafatse se disputent, et les autres jugent, comme quoi, ceci vous dites que c’est à vous alors que c’est à nous ... ce n’est pas acceptable et le fokonolona doit se réunir, on ne peut pas accepter que des gens soient introduits ... c’est comme cela qu’est née la notion de tanindrazana [terre des ancêtres], et le fokonolona doit se réunir.
« Oui, plusieurs fagnahia. On va chercher des Zazatanala, des Vovodrano, des Vohidambo, et après on discute. Il y a des enquêtes, quelles parties sont à vous, et les autres répondent que les zones là-bas ont appartenu à leurs grands parents, puis les descendants lui ont succédé, untel ayant donné naissance à untel, et c’est untel qui a eu cette parcelle et c’est pour cela que cela me revient, que je peux cultiver là. Et si je ne peux pas donner cette explication eh bien les Vovodrano vont m’accuser d’avoir volé leur terrain, mais si j’arrive à expliquer que cela est passé par telle voie, il y a eu untel, puis lui ayant succédé il y a eu untel, puis untel et c’est ainsi que j’ai les droits sur la dispute ... si ce n’est pas bien clair, les gens vont s’en approprier » (G2A, 5-6).
S’agissant du principe d’exo-inaliénabilité de la terre ancestrale, la transmission territoriale des droits de culture se manifeste à travers ce qu’on pourrait appeler « l’appartenance au dème », c’est-à-dire à un groupe de parenté à base territoriale et caractérisé par l’endogamie et une filiation non unilinéaire (Panoff et Perrin, 1973 : 77)[226]. L’interdit d’aliéner le patrimoine ancestral est territorialisé, non seulement parce que tous les clans sont alliées et que les descendants trouveront toujours un ancêtre commun qui justifie l’accès au droit de culture sur la terre d’un fagnahia autre que le leur, mais aussi pour empêcher que la circulation entre unités familiales des parcelles aménagées ne s’étende à des immigrants étrangers. La notion de tanindrazana est alors utilisée pour désigner, non plus la terre du fagnahia, mais le territoire de la communauté locale :
« C’est comme cela. Un exemple bien précis, une fois, je me suis disputé à propos d’un terrain avec Sylvain, à Ambalamanenja, sortez, Mr Sylvain m’a fait sortir, ...et je n’ai pas eu cette explication ... voilà... parce que s’il n’y a pas d’histoire comme cela, les gens peuvent prendre le terrain... vous par exemple, vous vous amenez, avec votre argent, et même s’il y a des gens qui cultivent vous les faites sortir, en lui donnant une somme. Alors les gens vont vous demander « d’où venez-vous », « eh bien d’Antananarivo », « et qui vous a autorisé à cultiver là ? », « non, je veux juste cultiver et il n’y a pas moyen si je n’achète pas ». Et non, les gens n’acceptent pas, si c’est ce que vous faites. Ce n’est pas parce que vous avez de l’argent que vous avez des droits sur le terrain, je suis sûr que cela arrive jusqu’à Fianarantsoa les disputes que vous faites, les gens n’acceptent pas, parce que si on pouvait cultiver aussi simplement, les riches auraient pu s’approprier les terrains ici ... même qu’une personne ici dans notre village pourrait acheter cette petite partie, parce qu’il a beaucoup de bœufs. Mais ce n’est pas selon les règles du fagnahia, donc qu’il ait beaucoup de choses ou de richesses, on ne vend pas notre tanindrazana (terres des ancêtres) ; et même si un seul enfant vend le tanindrazana à un immigrant, on le protégerait, on n’accepterait pas du tout. Voilà comment je peux l’expliquer, on n’accepterait pas » (G2A, 6-7).
Pour correctement décrire le mode de transmission des droits sur les parcelles, il est nécessaire de distinguer le droit acquis par la mise en valeur (récolte notamment, mais aussi amélioration de la parcelle elle-même), du droit de culture proprement dit qui autorise non pas à s’approprier les fruits du travail, mais simplement à mettre en valeur d’une portion de la terre ancestrale correspondante. Comme dans la situation décrite dans le chapitre précédent, ce droit peut être exercé non seulement à titre de descendant de l’ancêtre défricheur, mais aussi à titre d’une alliance foncière avec un descendant, ou encore à titre d’une autorisation émanant d’un pouvoir politique. Mais tandis qu’à Manongarivo, les alliances avec les descendants du premier occupant se réalisent sous forme de rapports de clientèle entre autochtones et migrants, ou plutôt entre anciens et nouveaux migrants, dans le cadre de prêts de terres qui précèdent une occupation permanente, ici les rapports territoriaux entre groupes de descendants ne peuvent être que l’effet des alliances matrimoniales entre fagnahia, ou celui de l’endogamie du groupe territorial[227]. L’option du clientélisme foncier est exclue par une mémoire sélective de l’histoire précoloniale qui reconnaît le même degré d’ancestralité à tous les fagnahia du bassin versant.
L’observateur distrait tend spontanément à confondre le droit coutumier avec la continuation d’une coutume ancestrale sous le couvert plus ou moins superficiel d’un droit étranger. Seule une analyse plus fine pourrait dissiper cette illusion, en faisant apparaître les nombreuses réinterprétations, sinon les inévitables dénaturations, de la coutume précoloniale. Les phénomènes de colonisation agraire d’espaces anciennement forestiers attestent que ces altérations du référent foncier précolonial sont liées à l’enchâssement social des règles juridiques, qui expliquerait aussi bien le caractère fluide et ambigu de la coutume que l’indéterminisme des rapports fonciers qu’elle régit (voir par exemple Berry, 1993). Mais l’observation des mécanismes de sécurisation foncière sur la frontière agraire nous conduit aussitôt à mettre en question cette hypothèse. L’enchâssement des règles foncières dans les rapports sociaux ne constitue-t-il pas, au contraire, un important frein à la négociabilité des règles et à l’indéterminisme des rapports fonciers (Peters, 2002) et, partant, le principal facteur de continuité entre la coutume ancestrale, le droit coutumier (au sens de notre observateur distrait) et le droit environnemental « en action » ?
Depuis les années 1980, les activités économiques à Miarinarivo se redéploient sur l’espace forestier : agriculture de subsistance et de rente, exploitation forestière, chasse et cueillette. Le phénomène qui est dû à la saturation de l’espace de plaine soulève le problème de l’acquisition et sécurisation des droits sur des parcelles de culture dans l’espace forestier. Ainsi que l’explique un responsable local du WWF qui habite depuis quelques années dans un village voisin :
« Eux ils utilisent ça librement, il n’y a pas d’autorisation, mais seulement les gens qui utilisent souvent, ce sont les plus proches eux ils mettent leurs zébus là-bas alors que les gens qui sont écartés, eux ils n’ont pas souvent le temps d’aller là bas et même eux ils ne mettent pas leurs zébus là-bas, mais à part ça, il y a des gens qui vont là-bas mais pour récupérer les choses par exemple … trouver des bois pour leurs bêches et tout ça, ce n’est pas périodique pour ça, mais périodiquement ce sont les gens qui ont des zébus donc par exemple ici, ils placent leurs zébus à Manambolo, donc chaque dimanche les jeunes vont là bas pour vérifier leurs zébus, donc c’est périodique, ils vont là bas souvent. Il y a les gens qui se sont installés …actuellement ils habitent là bas, il n’y a pas de villages mais des hameaux …ils font du riz, et il y a aussi …du riz irrigué, ici il ne font pas le culture sur brûlis … ils font le tavy pour la canne à sucre, pour le manioc, pour les tabacs … pour les haricots, ce n’est pas comme avec les Tanala, pour eux c’est pour le riz.
« Ça fait déjà longtemps, parce que même auparavant les forestiers eux …ils ont déjà avec le LDI délimité des périmètres de cultures pour les gens plus proches pour que ils n’y ait pas une grande extension du défrichement, pour freiner un peu cette tradition donc ils ont délivré des périmètres de cultures » (G3B, 4).
Etant donné que le référent précolonial ignorait ces pratiques foncières, la question se pose de savoir comment la coutume ancestrale est réinterprétée pour accommoder les droits fonciers issus de la colonisation agraire, par opposition aux définitions traditionnelles des patrimoines forestier et agricole. L’ambiguïté créée par le dualisme des référents étranger et endogène et le manque de généralité de la règle coutumière favorisent les stratégies individuelles et particularistes. Vues sous cet angle, les relations de propriété de la colonisation agraire peuvent apparaître comme la conséquence d’une « dénaturation » de la coutume originelle en réponse aux nouveaux besoins économiques. Mais on ne saurait parler d’une rupture entre les pratiques anciennes et nouvelles dans la mesure où le foncier de la colonisation agraire s’inspire des mêmes principes traditionnels de transmission des patrimoines centrés respectivement sur la forêt et sur la rizière et fondés sur une dualité des modèles de civilisation.
La pratique la plus visible dans l’espace intermédiaire entre plaine et forêt est l’extension des cultures sur tanety (maïs, haricot, tubercules). La colonisation agraire est justifiée par analogie avec la règle de succession bilatérale qui régit les parcelles de culture non encore incorporées dans un patrimoine familial. Les terres ancestrales sont accessibles à la culture pour tous les descendants des fagnahia du territoire. Il suffit d’informer les aînés d’ankohonana qui autorisent la mise en culture en tant que responsables fonciers de la terre ancestrale. Ces derniers ne peuvent d’ailleurs exclure les descendants des fagnahia alliés parce que les droits de culture sur la terre ancestrale se transmettent dans les deux lignes. La situation des parcelles à l’intérieur de la forêt est différente. Comme on l’a vu plus haut, les usages économiques de la forêt sont traditionnels, y compris certaines formes d’agriculture. Plutôt que de colonisation agraire, il faudrait peut-être parler d’un recentrage des activités économiques sur la forêt qui passe par l’intensification des modes de production existants. Les familles étendent les rizières et autres cultures (arbres fruitiers, tabac, canne de sucre) dans l’espace forestier traditionnel du lohovohitsy.
Suivant la coutume traditionnelle, cet espace est réservé aux descendants en ligne paternelle du fagnahia. Mais dans la pratique la règle agnatique n’est plus toujours respectée notamment par les gens qui défrichent la forêt pour avoir d’autres champs de cultures complémentaires. Les témoignages montrent également que les fagnahia ne contrôlent plus aujourd’hui leurs espaces de pâturage. Le recoupement des entretiens fait apparaître les affirmations répétées du contraire comme un discours nativiste qui cache la perte d’influence réelle du fagnahia dans l’affectation des sols de la terre ancestrale. « Il n’y a plus ni troupeau ni ruche, nous n’avons plus de preuve de nos droits sur la forêt ; c’est désormais l’Etat qui pose les règles ». Dans le même temps, la frontière entre l’espace réservé à la culture sur tanety et les forêts ancestrales du clan se brouille parce que le premier empiète progressivement sur le second. La tendance est renforcée par les usages pratiques du droit domanial qui font que les droits de culture sont attribués par le chef de cantonnement forestier, quel que soit type de succession coutumière qui continue à opérer en complémentarité avec le droit étatique.
Les organismes de conservation de la nature attribuent la déforestation souvent à la seule appropriation de nouvelles terres agricoles par des populations d’immigrants. Inversement, on pourrait penser que la « coutume traditionnelle » des communautés à majorité autochtones est plus à même de contenir une course à la forêt que le « droit coutumier » caractéristique des zones d’immigration. Les rapports fonciers des clans du corridor forestier, qui reposent sur la transmission de terres ancestrales acquises dans un passé historique lointain et sur une exploitation des sols dans le cadre traditionnel de la famille étendue, n’autorisent pas une telle lecture. Il ne faut pas imaginer que la colonisation agraire est un phénomène étranger à la coutume traditionnelle où il se peut que « la superficie des terres d’un lignage ne soit pas totalement délimitée et qu’il y ait un secteur adjacent à la surface cultivée jusqu’à présent, qui ne soit pas encore « appropriée », mais qui lui est cependant destiné, car le lignage, véritable société de prévoyance, est ouvert sur l’avenir et inclut déjà les générations futures » (Verdier, 1965 : 348).
Le fait qu’un système foncier soit traditionnel et que les communautés locales ne doivent faire face à des flux migratoires significatifs ne les autorise donc pas forcément à gérer de manière durable leurs ressources forestières, contrairement au présupposé des tenants de la conservation intégrée, si le terroir est déjà surpeuplé. A Miarinarivo, la parenté joue son rôle de « filet de sécurité » aussi bien dans le cadre de la famille que dans celui plus large du clan. Lorsque les surfaces cultivées sont insuffisantes pour subvenir aux besoins de l’ankohonana, ses membres peuvent adopter un mode de culture plus productif (repiquage au lieu de semis à la volée, deuxième récolte) ou rechercher des activités d’apport (maraîchage, pêche, charbonnage ou autres)[228]. Alternativement, les membres de la famille étendue peuvent ouvrir de nouveaux espaces à la culture en se prévalant du droit de culture sur la terre ancestrale du fagnahia, faute de quoi la seule issue est le départ temporaire ou définitif des fils qui ne reçoivent pas assez pour subvenir à leurs besoins, ou d’un germain de la génération aînée avec ses descendants dans le but de fonder une nouvelle terre ancestrale ailleurs (Ottino, 1998 : 563-64).
On retrouve ainsi, dans un contexte où le dualisme des référents paraissait autoriser toutes les stratégies opportunistes, la justification coutumière de la colonisation agraire. Il y a une certaine « dénaturation » mais non pas une rupture dans la coutume précoloniale parce que la colonisation agraire contemporaine suit toujours les principes ancestraux de transmission des patrimoines. En généralisant cette observation particulière, on pourrait dire la « coutume traditionnelle » résout le problème de la croissance démographique endogène par le même mécanisme que le « droit coutumier » résout celui de l’immigration dans les zones de composition ethnique plus hétérogène : la sécurisation foncière par une extension des surfaces actuellement sous culture. Derrière la diversité des règles particulières, qui varient selon les régions, les ressources considérées et les historicités politiques des lieux, se dessinent les contours d’un paradigme endogène de la sécurisation foncière où la forêt est d’abord considérée comme une ressource à valoriser pour assurer la subsistance des familles élargies et/ou lignages. C’est seulement lorsque les réserves foncières s’avèrent insuffisantes pour nourrir une partie des descendants originaires et/ou des immigrants, ou lorsque certains produits forestiers acquièrent une valeur marchande, que l’espace forestier mérite d’être géré ou certaines ressources conservées. Mais cette conservation prend pour objet les hommes beaucoup plus que la nature. Elle se refuse à dissocier les espaces agricole et forestier en considérant la forêt comme une réserve foncière, à l’inverse du paradigme de conservation occidental qui suppose qu’il existe un domaine qui puisse être géré comme « un bien désirable en soi, pour l’ensemble de l’humanité, par exemple comme facteur d’équilibre écologique, avant même d’être un stock de gènes à exploiter dans le futur ou un bien affecté d’une valeur morale ou esthétique » (Compagnon, 2001 : 9).
A travers la théorie du domaine étatique, la conservation des forêts est devenue une activité spécialisée au sein d’une société urbaine et technicienne, confiée à des experts fondant leur intervention publique sur une compétence spécifique, acquise le plus souvent, mais pas uniquement, dans le champ des sciences naturelles. Or, cette activité et cette compétence se heurtent aux valeurs endogènes même lorsque la conservation se prétend « intégrée » parce qu’elle introduit des considérations nouvelles liées aux corridors biologiques et à la lutte contre la pauvreté. L’aménagement d’un « espace forestier à fonctions multiples » est rendu impossible par la permanence de postulats culturels qui ignorent, sinon la notion même d’espace forestier, du moins celle d’une limite qui le sépare de l’espace agricole. Ce genre de conflits de représentations ne caractérise pas seulement le domaine de l’action environnementale. Récurrents en situation d’acculturation juridique, les malentendus sur la signification de termes propres à une tradition spécifique en autorisent la réinterprétation.
De manière générale, la réinterprétation d’un trait culturel importé comprend aussi bien le processus par lequel d’anciennes significations sont attribuées à des éléments nouveaux que celui par lequel de nouvelles valeurs changent la signification des formes anciennes. L’adoption d’usages nouveaux modifie le système dans son ensemble et affecte de ce fait aussi la signification des usages traditionnels (Bastide, 1971 : 55). L’hypothèse syncrétique peut être vérifiée à l’occasion des réinterprétations de la légalité domaniale. Le droit coutumier de la colonisation agraire combine des règles issus de plusieurs systèmes juridiques de manière à produire une synthèse originale des éléments empruntés (loi, droit local, coutume rédigée, coutume ancestrale, etc.). Par contraste avec le vide lignager des communautés de migrants, qui tendent à se servir plus facilement des catégories occidentales faute de tradition explicite, la coutume ancestrale d’une population locale repliée sur elle-même laisse apparemment très peu de place au mimétisme des formes importées. En réalité, nous sommes face à un « nativisme » qui présente sous une forme ancestrale des pratiques juridiques inédites. Que les usages agricoles contemporains de la forêt ne soient pas (strictement) traditionnels ne les empêche pas d’être considérés ainsi par les acteurs locaux eux-mêmes. La politique de transfert de gestion forestière qui vise à contrôler l’expansion agricole dans les zones forestières joue paradoxalement un rôle instrumental dans le renouveau ancestral.
Dans cette section nous verrons d’abord comment un trait culturel exogène, « l’affectation des terrains domaniaux selon leur vocation », est approprié selon les catégories de la pensée endogène dégagées précédemment, à savoir le « territoire communautaire », la « terre ancestrale » et la « parcelle familiale ». La dernière section de ce titre analysera comment les catégories empruntées transforment – par une extension de la représentation « parcellaire » de l’espace aux autres niveaux de la structure – l’ancienne signification des notions de « terre ancestrale » et de « territoire ». Les incidences du droit légal sur la régulation foncière locale varient selon que l’observateur les aborde du point de vue de l’affectation des sols à différents usages économiques ou du point de vue des rapports politiques territoriaux tissés par plusieurs groupes d’ancestralité. Les malentendus à propos de la reconnaissance étatique du droit coutumier viennent de ce que la grammaire occidentale de la domanialité ne distingue pas entre « terre ancestrales » et « territoire » parce qu’elle se fonde entièrement sur une représentation géométrique de l’espace où il n’existe que des parcelles et terrains domaniaux clairement délimités dans l’étendue. De par sa logique conceptuelle, le droit domanial ne peut intervenir qu’au niveau de la gestion des parcelles. Mais puisque cette fiction juridique ne peut être mise en œuvre pour des raisons pratiques, les relectures du droit domanial à travers les catégories de la coutume sont rendues inévitables[229].
Depuis la deuxième République (1972-1990), les descendants des fagnahia avaient l’habitude de sécuriser leurs occupations de nouveaux terrains de culture dans la forêt en adressant des autorisations de défrichement au chef de cantonnement forestier de la sous-préfecture d’Ambalavao. La reconnaissance de la colonisation agraire par les agents locaux de l’Etat est antérieure d’au moins une dizaine années à la politique de transfert de gestion des forêts aux communautés riveraines. Un villageois nous le confirmait dans les termes suivants :
« Oui, on peut défricher. Oui! On demande, et ils nous donnent des papiers. C’est seulement après qu’on peut travailler ... et on obtient […] et la taille des rizières est de dix mètres, si on veut défricher, c’est cinquante » (G1A, 8).
« Il n’y en avait pas, je vous le dis, à part le miel là. C’était le véritable produit ici, et cela a été vendu pour de l’argent. Mais pour le reste, il n’y en avait pas. Et récemment, je dirai il y a dix ans, a commencé l’exploitation après le venue du ben’ny ala [garde-forêt], et on faisait des demandes, comme quoi je vais défricher ici, pour mettre du maïs, des haricots, et c’est comme cela actuellement, mais avant, il n’y avait pas de cultivateurs du tout, parce qu’il y avait peu de gens. Mais actuellement, il y en a beaucoup ... là où je suis, on ne voit pas le temps passer et il y a de nouvelles membres qui s’introduisent dans la famille... donc là, c'est du défrichement partout. Je ne sais pas si vous avez vu, si vous avez été à Analafolaky ... mais c’est ce qui se voit là-bas aussi, le ben’ny ala délimite tout ... voilà... et on a travaillé, mais à la fin, ailleurs, ils n’acceptent plus, et c’est ce qui est visible là seulement.
« […] les autres gens, ils sont peu nombreux, mais la plupart sont à l’intérieur de fagnahia. Par exemple, maintenant, c’est entremêlé, les descendants d’Andonisoa vont avec ceux d’Angalampy, et […] c’est dans ce sens là, on peut demander, disant laissez-moi travailler ici, ici chez vous les Andonisoa il y a encore une forêt mais chez nous les Angalampo il n’y en a plus, alors laissez-moi me déplacer ici, pour cultiver du haricot ou quelque chose de ce genre, cela peut se faire ... mais les vrais étrangers, on ne les autorise pas ... ils ne sont pas autorisés » (G1A, 11).
Le chef de cantonnement forestier assume ici le rôle d’un service public foncier de proximité. Selon les témoignages, il serait un fin connaisseur des parcelles occupées dans la forêt par des membres des familles du bassin versant. Le fonctionnaire ne fait que donner une garantie étatique aux ventes coutumières :
« Si le propriétaire vend, et que la personne peut acheter, alors il peut travailler ; mais s’il ne vend pas, il ne peut pas le faire. Et quand il achète, il faut aussi notifier le ben’ny ala, écrire que ceci m’a été octroyé de la part d’untel pour que je puisse y cultiver ... et quand il obtient le papiers des responsables, je lui en donne aussi, alors je lui donne le prix, disant […] et je vous donne et […] les travaux du ben’ny ala, il ne faut pas s’en mêler » (G1A, 9).
La conservation « intégrée » du corridor forestier entre les parcs nationaux Ranomafana et Andringitra vise à modifier ces pratiques foncières en marge de la loi. L’objectif des quelques dizaines de contrats de gestion conclus dans cette partie du corridor forestier n’est dans aucun des cas de reconnaître le droit coutumier de la colonisation agraire en autorisant la mise en culture des terrains forestiers[230]. L’objectif de ces contrats est au contraire d’empêcher la progression des défrichements en fermant les terroirs traditionnels à d’éventuels immigrants qui souhaiteraient y fonder la terre ancestrale de leurs descendants.
A Miarinarivo, territoire reculé et difficile d’accès, la colonisation agraire est le fait d’une population autochtone qui ne fait pas face à une immigration importante. Malgré ces conditions a priori favorables à une conservation intégrée du paysage forestier, les membres de l’association bénéficiaire du transfert de gestion sont surtout intéressés par la fonction de réserve foncière des terrains forestiers dont la gestion leur a été transférée. La croissance démographique endogène, une immigration « filtrée » par les relations de parenté et l’augmentation conjoncturelle des cultures de rente (tabac, canne de sucre, etc.) peuvent expliquer l’importance des défrichements, sans oublier la dégradation du couvert forestier qui résulte de l’exploitation du bois. Dans le court terme, le contrat de gestion de Miarinarivo avait pour but de cantonner l’exploitation forestière dans les limites existantes en transférant aussi rapidement que possible le reste de la forêt à la population locale, objectif qui semble avoir été atteint bien que les bailleurs de fonds soient intervenus trop tard. Pour protéger la forêt des exploitants forestiers, il aurait fallu en transférer la gestion à une association paysanne avant que le service forestier n’y octroie des permis d’exploitation sur une partie des lohovohitsy :
« C’est l’exploitation qui est venue en premier. Et c’est à cause de cette exploitation qu’on a réfléchi, et on a dit, on ne sait pas si cela va durer longtemps ou peu de temps. On doit trouver quelque chose pour pouvoir protéger notre ressource, parce que cette partie a déjà été octroyée. Mais cette partie-ci, elle est difficile d’accès, alors, on doit le protéger parce que ce n’est pas accessible pour eux. Pour cette partie-ci, ils ont trouvé les moyens, ils ont pu ouvrir des layons de débardage en bas, ils se sont débrouillés pour pouvoir évacuer... mais cette zone de protection elle est difficile d’accès, alors on a fait cela exprès. De ce fait, on a vite fait de le protéger, parce qu’on ne sait pas ce que ces exploitants vont faire, peut-être que quand ils finiront de ce côté-là, ils délimiteraient d’autre parcelles ailleurs pour pouvoir exploiter. Alors, on a décidé de faire ainsi, et c’est tout ce que l’Etat nous a octroyé comme zone de protection, après la demande de la population. Et c’est seulement cette partie qu’ils ont obtenu qui devrait être à l’extérieur, mais le reste c’est partout inclus dans la zone de protection. Ils ont dit, on vous laisse exploiter cette partie là, et si cela marche bien, alors, on verra dans trois ans, si vous n’y arrivez pas, on vous le reprendra. C’est ce qu’ils ont dit, les eaux et forêts » (G9B, 5-6).
L’objectif à long terme du contrat, qui est de contribuer à la « conservation intégrée » du corridor forestier, semble plus difficile à réaliser. Dans un premier temps, le chef de cantonnement forestier continuait à autoriser les défrichements dans la forêt ancestrale dont une partie seulement avait été transférée. Par la suite, le bureau de l’association tolérait des défrichements non autorisés à l’intérieur de la parcelle délimité, tout en donnant son avis favorable pour un permis d’exploitation minière en cours d’instruction. La gestion contractuelle du territoire forestier de Miarinarivo par une association paysanne n’exclut pas que les services techniques (Eaux et Forêts, Mines, etc.) continue à gérer « en régie directe » certains terrains compris dans ce même territoire. Bien que les deux modes de contrôle étatiques, associatif ou administratif, s’excluent mutuellement sur la même étendue selon la théorie domaniale, le droit coutumier dissocie les politiques publiques concurrentes en leur assignant des niveaux hiérarchiques distincts pour les faire coexister parallèlement. En assimilant le contrôle associatif à l’histoire politique précoloniale du territoire et les autorisations de défrichement informelles aux règles traditionnelles d’accès à la terre ancestrale, le droit coutumier conserve la hiérarchie originelle de la coutume ancestrale en la reproduisant dans sa propre structure.
Les institutions nouvelles (autorisations de défrichement, gestion associative), en plus de leurs avantages formels, qui est d’être conformes au discours juridique de l’Etat, doivent remplir les mêmes fonctions que les anciennes institutions remplacées (terre ancestrale, territoire communautaire). L’autorisation de défrichement remplit la même fonction que la succession indifférencié au droit de culture, la gestion associative celle de la reconnaissance territoriale par un pouvoir politique extérieur. Les modes traditionnels de transmission des patrimoines ne cessent pas d’être opérants pour autant. On a plutôt affaire à des modes alternatifs de satisfaction des mêmes besoins, car les deux équivalents fonctionnels ne sont pas interchangeables. La réinterprétation endogène du droit étatique continue ainsi à autoriser le défrichement de parcelles forestières de manière à la fois officieuse et traditionnelle, ce qui rend ineffective une gestion associative axée sur la conservation intégrée du paysage. Cependant, en caractérisant la réinterprétation de manière purement négative par les seuls échecs qu’elle produit en terme de protection des forêts, on risque d’enfermer l’analyse dans une vision ethnocentrique qui ne rend compte que de l’aspect visible du droit coutumier et d’occulter les dynamiques qui le génèrent.
La reconnaissance étatique du droit coutumier ne se résume pas à la constatation des significations existantes à un moment donné ; elle joue en même temps un rôle actif dans la création de significations nouvelles. Il y a un double mouvement à l’œuvre dans les phénomènes de réinterprétation, qui peuvent se faire aussi bien dans les termes de la culture endogène que dans ceux de la culture importée. Le trait culturel emprunté « travaille » au cœur de la nouvelle structure et laissera son empreinte sur celle-ci en la transformant progressivement. Dans le jargon des anthropologues, on dira que l’élément emprunté est « précontraint » en ce qu’il garde, au sein de la nouvelle structure de signification, les traces de son utilisation précédente. Il nous appartient ici à examiner comment les notions coutumières de « terre ancestrale » et de « territoire » sont réinterprétées dans les termes d’un droit domanial qui, on l’a vu, consiste en principe à ne gérer que des « parcelles » ou terrains domaniaux.
Si on prend d’abord le patrimoine du fagnahia, en se demandant comment les sols d’une terre ancestrale sont affectés à des usages économiques, force est de constater que le droit étatique rend l’accès à l’espace forestier plus égalitaire. Les autorisations de défrichement favorisent le principe la succession indifférenciée au droit de culture à dépens du principe de la succession patrilinéaire aux fonctions politiques et cérémonielles. Dans la mesure où un contrôle clanique des droits de culture n’intervient plus que de manière subsidiaire voire résiduelle, l’appropriation familiale des parcelles à l’intérieur de l’ensemble territorial s’en trouve renforcée par rapport aux propriétés indivises de chaque fagnahia ; en conséquence de ce processus, la notion de « terre ancestrale » désigne désormais autant le territoire commun à tous des clans qu’un espace propre à chaque fagnahia[231].
La même dynamique est perceptible dans le changement de signification de la notion de « territoire » et donc des règles de répartition du patrimoine communautaire territorial entre les différents fagnahia du bassin versant. Nous avons vu que, selon la logique théorique des intervenants, le transfert de gestion de (certaines) parcelles forestières comprises dans le patrimoine territorial vise la « conservation intégrée d’un paysage multifonctionnel »[232]. Suivant la perception d’un membre de l’association bénéficiaire, « c’est quelque chose de nouveau qu’on a apporté dans les coutumes ancestrales, tout le monde cherche quelqu’un pour être responsable de la gestion de la forêt, par exemple, la mise en place d’un comité de gestion, on remet tout en place » (G3A, 2-3). Mais l’innovation produite par la reconnaissance officielle d’un contrôle associatif du territoire réside moins dans les aspects techniques de gestion environnementale que comporte la conservation intégrée d’un paysage forestier que dans une nouvelle manière locale de faire « de la politique ».
Pour les besoins du transfert de gestion, les représentants des familles étendues qui constituent les villages et hameaux du territoire ont été regroupés dans une association paysanne nommée « Ala soa an’ny Fagnahiambe ». Censée représenter les intérêts de l’ensemble des groupes d’ancestralité, cette association est une création extérieure qui rompt avec la coutume traditionnelle, laquelle structurait les rapports territoriaux entre fagnahia sans concentrer les pouvoirs locaux en une seule autorité. A nouveau la rupture avec la tradition n’est cependant pas totale. La notion d’un « grand fagnahia » trouve une inspiration dans l’histoire orale qui atteste le rôle indispensable du pouvoir étatique précolonial dans la définition des ancestralités claniques individuelles. La procédure d’institution ou de reconnaissance des fagnahia par les souverains précoloniaux contient déjà en germe l’idée d’une ancestralité politique à l’échelle du territoire, se substituant aux ancestralités claniques issus de la première occupation par un immigrant fondateur. La différence est qu’actuellement, les clans se consacrent uniquement à faire de la politique territoriale, alors qu’ils jouaient auparavant un rôle plus perceptible dans l’organisation des activités de subsistance.
Qui a le droit d’occuper de nouvelles terres dans la forêt des ancêtres ? D’avoir affaire aux exploitants forestiers ; de négocier avec les ONG, l’agent forestier et les responsables la commune rurale ? Les réponses à ces questions relèvent toutes de la compétence des fagnahia qui gardent une autorité significative sur le plan politique, bien qu’ils l’aient perdu sur le plan économique parce que l’agriculture est devenue une affaire familiale et que le grand élevage appartient désormais au passé. La politisation du fagnahia soulève entre autres le problème de la légitimité de certaines revendications « ancestrales », formulées soit à l’intérieur de l’association bénéficiaire par ses membres, soit à l’encontre de l’association par des descendants de clans qui en sont exclus parce qu’ils n’habitent pas suffisamment proche de la lisière pour être pris en compte par les intervenants externes qui ont préparé le contrat de gestion. Du moment où bailleurs de fonds instrumentalisent la coutume ancestrale dans l’objectif de conclure des contrats de gestion, ils doivent en principe accepter que tous les lignages concernés soient équitablement représentés dans l’association, même si on peut s’attendre à ce que les discussions à ce sujet ne trouveront pas de réponse définitive. Selon le responsable sur place du WWF :
« Il y avait déjà des conflits entre eux… parce que la partie des gens qui ont réclamé après … ça ce n’est pas impliqué dans la scène pour le transfert ils ne sont pas impliqués … leurs villages sont écartés, les autres habitent à Vatanamanaso et c’est pas dans les villages qu’on a cité, mais eux ils démontrent très bien qu’ils ont aussi leurs parts traditionnellement et c’est très bien démontré ; et c’est très difficile …c’est cela, les conflits c’est déjà longtemps qu’il y en a, entre eux les villageois. Le conflit, c’est comment dirais-je, c’est la part quoi … entre les fagnahia là on a une part de parcelle forêt ce qui est déjà désignée traditionnellement et c’est eux qui utilisent ça, et il y a d’autres aussi qui sont loin, un peu écartés, mais eux ils n’utilisent pas souvent par rapport aux gens qui sont tout près, proches là. Et au moment où on a transféré pour le GCF, ce sont les gens qui sont proches de la forêt comme ceux d’Angalampona, d’Analasora, ce sont eux qui sont concernés. Il y a ceux qui habitent à Ambihinoro, il y en a qui habitent à Miarinarivo aussi, même à Miarinarivo, il y a des gens qui réclament que « nous aussi on a le droit mais pourquoi on nous a écartés ? ». Même au moment où on a fait la cérémonie eux ils ont levé la main hein !! mais on ne leur a pas laissé parler, ils ont réclamé même au moment où on a fait la cérémonie il y a un groupe de gens qui ont dit, « ah non, ce n’est pas çà, ce n’est pas logique … ».
« Avant, eux ils n’ont pas encore démontré qu’ils veulent écarter les autres, mais quand le GCF est transféré, vous voyez, il y a une loi, il y a des droits pour utiliser la forêt, et tout çà, donc les autres qui sont … qui ne sont pas membres quoi, c’est tout hein,ils considèrent que les autres ne sont pas des membres quoi, voilà tout … et eux n’ont pas le droit d’utiliser la forêt … et peut être que c’est même un système pour avoir beaucoup de parts pour éliminer les autres » (G3B, 3).
Quoiqu’il en soit sur ce dernier point qui relève plus d’une éthique des interventions de développement, la renaissance sinon l’invention de l’ancestralité dans le cadre des projets de conservation intégrée du corridor biologique sont décalées, des modes d’utilisation réelles des terrains forestiers autant que des règles coutumières qui les décrivent dans le discours des acteurs. Le décalage entre la pratique de la colonisation agraire et une « autochtonie idéologique » est suscitée et alimentée par les projets de conservation intégrée et doit être compris comme un effet de politique identitaire locale. Depuis que certaines compétences politiques – en réalité minimes mais n’oublions pas l’effet d’annonce de la mesure – sont dévolues à un groupement associatif paysan, l’ethnohistoire locale des fagnahia a acquis le statut de savoir politique pertinent parce que la représentation des familles au sein de l’association paysanne et l’accès à d’éventuels bénéfices passe à nouveau par l’identité ancestrale. Si la gestion contractuelle du corridor est ineffective en termes de protection des forêts, elle n’en est pas moins légitime dans un imaginaire politique « créolisé » par la mouvance internationale de conservation intégrée des paysages tropicaux.
A la différence d’une politique axée sur la protection stricte des écosystèmes et l’exclusion des populations locales, la conservation intégrée fait appel à la participation des utilisateurs dans la gestion des ressources. Etant donné que l’environnement peut représenter une valeur pour les populations locales, la conservation ne devrait plus se faire en dehors des espaces humanisés, mais au sein même de ces espaces. La « gestion locale sécurisée », comme elle est parfois appelée, se présente comme une politique contractuelle qui met face à face services techniques et usagers coutumiers des ressources et repose sur une négociation préalable des conditions du transfert de gestion aux communautés[233]. Dans le cas du corridor, il s’agit étendre la conservation aux zones jusqu’ici non protégées. La reconnaissance du droit coutumier apparaît alors comme une incitation indispensable pour que les communautés locales acceptent les arbitrages entre conservation et usages productifs.
En l’occurrence, la population locale met en avant des droits de pâturage traditionnels pour réclamer, sinon une participation dans les bénéfices d’une exploitation forestière, du moins des responsabilités dans la conservation intégrée de parties de leur forêt : la coutume traditionnelle est réinterprétée pour permettre sa constatation officielle dans un objectif de conservation de la nature. Dans la perception des conservationnistes[234], il s’agit de stabiliser la frontière forestière en faisant porter aux associations villageoises la responsabilités de la gestion des ressources situées sur leurs territoires, ainsi que de fermer le terroir aux migrants et aux exploitants forestiers. Pour mettre fin à l’accès libre, le contrat de gestion reconnaît les droits du clan issus de la première occupation au détriment des droits familiaux issus de la mise en valeur. L’ethos de l’ancestralité qui régit la vie en commun des fagnahia du territoire est réduit à une idéologie autochtone et instrumentalisé par l’administration et les projets de conservation.
Mais cette perception est idéaliste, non seulement parce que ceux qui en font l’objet la détournent à leur propre profit, mais aussi parce qu’elle fait l’impasse sur les conceptions du bien qui justifient ce redéploiement stratégique de l’ancestralité. Dans les rapports internes à la communauté territoriale, il existe une complémentarité des droits premiers et des droit seconds. Hiérarchisés dans une logique structurale, les droits issus d’une mise en valeur s’exercent dans les limites des droits issus de la première occupation et inversement. La terre ancestrale a d’abord une valeur spirituelle et constitue une ressource à valoriser pour assurer la subsistance des familles étendues. C’est seulement lorsque certain produits agricoles et forestiers acquièrent une valeur marchande qu’ils méritent être réservés aux descendants de l’ancêtre fondateur, seulement lorsque les réserves foncières ne sont pas suffisantes pour nourrir tout le monde que la réserve mérite d’être agrandie ou gérée différemment.
Les lignages réinterprètent aujourd’hui leurs identités claniques dans le but de justifier la colonisation agraire du corridor forestier où la question n’est plus celle d’un arbitrage entre production et conservation, mais de savoir qui défriche le premier en vue d’une appropriation foncière. L’ancestralité donne une réponse à cette question. Elle consiste à autoriser une accumulation foncière dans le cadre famille étendue tout en transmettant à tous les descendants du territoire la chance égale d’accéder à une terre de culture, si nécessaire par des usages forestiers non traditionnels. De par son égalitarisme hiérarchique, l’endogamie de terroir ressemble à certains égards au projet politique des pionniers de la réserve spéciale de Manongarivo, où chacun est libre de se joindre à la communauté locale s’il respecte ceux qui sont venus avant lui.
La coutume lignagère résout le problème de la pression foncière endogène par la colonisation agraire, tout comme le droit coutumier (sans lignages) résout celui de l’immigration. Dans les deux cas, la colonisation agraire reproduit une structure territoriale composée de familles, mais le mécanisme diffère selon que la coutume interpose des groupes de filiation ou des contrats agraires entre aînés et cadets dans les alliances entre les familles du territoire[235]. Malgré la différence entre les discours juridiques tenus par nos interlocuteurs villageois sur les deux sites, un problème d’insécurité foncière ne se pose ni sur l’un ni sur l’autre tant que la colonisation agraire peut jouer son rôle de filet de sécurité. Le concept d’accès libre est ethnocentrique dans la mesure où les deux situations foncières sont régulées par une coutume qui reconnaît les usages nécessaires pour satisfaire les besoins vitaux des familles en permettant l’expansion de l’espace ancestral.
Depuis quelque temps, les constats des organismes de conservation comme le WWF ou Conservation International mettent en évidence que les contrats de gestion ne permettent pas de fermer les terroirs forestiers aux étrangers, ni même aux usages agricoles autochtones[236]. Ces observations sont pertinentes. Le tavy (culture sur brûlis forestier) n’est pas particulier aux ethnies d’agriculteurs itinérants, mais repose sur des représentations de la mise en valeur, de l’histoire des groupes ancestraux et de leur cohabitation sur un territoire que l’on retrouve partout à Madagascar. Souvent les étrangers ne peuvent pas être refusés lorsqu’il reste encore des forêts à coloniser parce que les droits seconds sont considérés comme aussi importants que les droits premiers. Pour cette même raison la frontière agraire n’est pas forcément stable dans les terroirs sans migrants : l’accroissement du nombre des familles locales implique d’étendre la surface des terres ancestrales des clans. A moins que le terroir approche la saturation démographique et qu’il ne reste plus de forêts naturelles, la constatation officielle des droits premiers n’est pas susceptible de déclencher un processus d’enclosure qui aurait pour effet d’enrayer la déforestation.
A l’Ouest de Madagascar, les populations des villes couvrent leurs besoins en énergie domestique avec du charbon de bois produit dans les zones rurales environnantes. Le constat n’a rien d’exceptionnel dans le contexte africain. Les quantités de bois et d’autres matériaux biologiques utilisées comme source d’énergie domestique restent partout considérables. Divers facteurs tels que la croissance démographique, l’urbanisation et l’accès inégal à l’énergie fossile peuvent expliquer la dépendance de ce type d’énergie. Ils conduisent à une augmentation de la demande en bois d’énergie, notamment sous la forme de charbon de bois qui peut être transporté plus facilement et offre des conditions de combustion plus adaptées à un mode de vie urbain. Au début des années 1990, la Banque mondiale a mené des études dans les six provinces de Madagascar afin d’estimer les impacts environnementaux pour chaque région des marchés du bois d’énergie. Les différences entre les régions sont notables. Mahajanga et les villes secondaires du Nord Ouest, éloignées de plusieurs centaines de kilomètres des régions centrales qui elles sont approvisionnées en grande partie en bois de plantation, consomment uniquement du charbon provenant des forêts tropicales sèches environnantes. En raison de la vulnérabilité écologique de cette région, un projet pilote de gestion de la filière bois d’énergie fut donc mis en place dans la province de Mahajanga[237].
Ce chapitre et le suivant traitent de la problématique de l’utilisation et de la gestion des ressources en bois d’énergie dans les zones sèches à l’ouest de l’île et analysent les options de politique publique en la matière. Du côté urbain de l’équation énergétique, l’action publique vise à trouver des sources d’énergie domestique de substitution, tandis que du côté rural elle favorise une gestion contractuelle des forêts domaniales par des associations villageoises qui regroupent charbonniers, transporteurs et vendeurs[238]. Les actions menées par les agences gouvernementales et internationales pour joindre les deux bouts relèvent de la « gouvernance forestière », abordée en l’occurrence par elles en termes d’un dispositif décentralisé de contrôle et de taxation forestiers.
Suite à la reconnaissance mondiale de l’importance pour le développement forestier des groupes sociaux marginalisés, la science forestière a évolué d’un modèle technocratique vers des approches pluralistes. En effet cette nouvelle approche compte sur une participation de la « société civile » pour aboutir à une meilleure gestion des ressources forestières. La prise en compte de groupements autonomes est par ailleurs favorisée par des tendances politiques, économiques et sociales plus générales que sont la décentralisation et la démocratisation du gouvernement local, le retrait de l’Etat de la sphère économique et la dévolution d’une partie de ses responsabilités aux secteurs privé et associatif. A Madagascar, l’approche pluraliste de la foresterie se traduit par un ensemble systématique de mesures gouvernementales, notamment le transfert de gestion des ressources à des associations d’usagers et la décentralisation du contrôle et de la fiscalité forestière.
Le Programme Energie Domestique de Mahajanga (PEDM) intègre l’outil de gestion contractuel dans une stratégie d’intervention plus globale. La bonne réussite de la mise en œuvre du dispositif local de gestion des ressources de bois d’énergie suppose également des innovations dans les structures économiques et institutionnelles plus larges qu’il s’agit de modifier à travers des incitations économiques et fiscales[239]. Pris ensemble ces instruments sont censés constituer une politique publique pour le secteur bois d’énergie dont l’objectif est de gérer d’une manière durable les ressources renouvelables en impliquant les sociétés locales concernées dans le dispositif administratif.
Cette approche un peu trop « linéaire » de la question du bois d’énergie dans le cadre d’une politique sectorielle soulève cependant deux questions de fond. Au niveau le plus général, on peut se demander si les représentants désignés de la communauté politique malgache raisonnent véritablement en termes d’une politique publique plutôt qu’en termes d’une série de projets pilotes qui formulent les termes de référence de la coopération entre Malgaches et étrangers. A un niveau plus concret, on constate que la conceptualisation du problème public, des outils choisis pour le résoudre et des structures pour mettre en œuvre ces outils, repose sur une confusion systématique des concepts d’association et de communauté. Cette confusion caractérise l’ensemble des approches qui visent à mobiliser la société civile pour atteindre certains objectifs de politique publique. Mais comme le montre l’enquête de terrain, les sociétés civiles, qui sont en l’occurrence des sociétés coutumières à fondement communautariste, font bien la distinction entre la « communauté », matrice idéologique de la structure sociale, et les « associations », acteurs économiques ou politiques parmi d’autres.
Nos enquêtes de terrain sur les marches ruraux de charbon de bois se donnaient pour but de générer des connaissances empiriques et théoriques susceptibles d’évaluer la politique nationale relative à l’énergie domestique, de la gestion locale des forêts productives et des mesures de contrôle et de taxation mis en œuvre par le service forestier[240]. Pour ce faire nous avons privilégié une double approche. Dans un premier temps et pour rendre compte du caractère régional du nouveau dispositif de gestion, il s’agissait de collecter des données élémentaires sur l’ensemble des vingt sites où des contrats de gestion avaient été conclus entre des groupements de charbonniers et le service forestier grâce à l’intervention du projet pilote financé par la Banque mondiale et coordonné par le CIRAD Forêt, les Ministères de l’Energie et de l’Environnement et des Eaux et Forêts. Dans un deuxième temps, il fallait faire un choix de quelques sites représentatifs de l’ensemble qui ont fait l’objet d’études de cas approfondies, en particulier en ce qui concerne les modes préexistants de régulation de la filière qui pouvaient entrer en conflit avec la nouvelle politique publique.
Les enquêtes de la première année menées en octobre 2003 nous ont permis de décrypter le fonctionnement la filière charbon de bois dans un district rural situé près de Mahajanga, capitale provinciale, où trois contrats de gestion locale avaient été opérationnels depuis 2001. Nous avons constaté que les acteurs locaux continuaient à se servir en parallèle des autorisations de carbonisation antérieures, une pratique locale courante également sur d’autres sites et qui interdit une gestion rationnelle de la production de bois énergie à l’échelle régionale. Cette étude de cas sera présentée dans le chapitre suivant intitulé l’ethnicité morale des marchés ruraux. Les enquêtes de terrain de la deuxième année menées en 2004 visaient à comparer ces résultats avec les pratiques observables dans deux autres districts, situés respectivement du côté Nord et Sud du parc national d’Ankarafantsika et où la composition démographique des communautés locales et l’organisation du travail différaient considérablement du premier site. Pour des raisons de commodité de l’argumentation, l’exposé des résultats ne suivra pas la chronologie de l’enquête de terrain.
Le présent chapitre restitue les résultats de quatre semaines passées sur le terrain dans le district de Marovoay au mois d’août et septembre 2004 et deux semaines dans le district Ambato-Boeni au mois de juin 2005. Dans la zone périphérique du Parc national d’Ankarafantsika, le charbonnage se réalise dans le cadre d’associations paysannes dont l’existence précède le plus souvent la mise en place des contrats de gestion par le programme pilote sur le bois d’énergie. Ce mode d’organisation du travail est caractéristique de populations locales constituées principalement de migrants de la première ou deuxième génération. Nous verrons que les associations de charbonniers y remplissent, alternativement ou en même temps, plusieurs fonctions sociales : encadrer administrativement le charbonnage sur des terrains domaniaux, assurer l’intégration des migrants dans la société locale, distribuer des lots fonciers entre les membres de l’association une fois que le bois est carbonisé et le terrain dégagé. La notion de « communautés transhumantes » s’entend comme une réponse provisoire à la question des relations polymorphes entre associations de charbonniers et groupes territoriaux coutumiers ou « communautés locales ».
Ces communautés locales sont multiethniques et chaque groupe suit des logiques migratoires spécifiques. Les Betsirebaka par exemple, terme générique qui désigne à Majunga divers peuples du Sud-Est (Antaimoro, Antaifasy, Antanosy, etc.), se décrivent eux-mêmes comme étrangers « qui cherchent » mais disent vouloir « rentrer au village » si ce n’est que pour y être enterrés. En réalité la plupart sont des descendants nés sur place de parents immigrants du Sud-est et ils estiment avoir la pleine propriété coutumière de leurs terres de culture. Outre cette immigration du Sud-est à l’Ouest se poursuivant sur plusieurs générations, la « transhumance personnelle » (Droz et Sottas, 1997) peut aussi concerner des migrations à l’intérieur même de la région d’accueil, que ce soit en fonction d’une trajectoire typique d’ascension sociale, de déplacements saisonniers réguliers car certaines terres ne sont pas habitables en saison de pluie et d’autres ne sont pas cultivables en saison sèche, ou encore de la diversification des activités familiales qui fait que certains individus font partie du groupe territorial (et de l’association de charbonniers) seulement pendant quelque mois de l’année pour travailler dans le charbon puis repartent sur leurs terres de culture qui se trouvent ailleurs. Mais notre systématisation des modes de construction des communautés locales est inachevée et nous ne pourrons ici livrer une conclusion définitive sur le rôle de la transhumance personnelle.
La région de l’Ankarafantsika est actuellement la principale zone productrice du charbon de bois à destination de la ville de Mahajanga. Elle a récemment pris plus d’importance pour l’approvisionnement de la ville par rapport aux communes rurales plus proches de la ville situées loin du parc sur lesquelles nous reviendrons dans le prochain chapitre et où les ressources forestières sont aujourd’hui presque épuisées. Les zones productrices de bois d’énergie de la région se répartissent sur deux districts ruraux, Ambato-Boeni et Marovoay, situés aux environs d’un parc national. Le matériel que nous allons présenter est issu des enquêtes menées auprès de deux associations de charbonniers dans la périphérie nord du Parc national d’Ankarafantsika dans la sous-préfecture de Marovoay[241]. La particularité de ces territoires charbonniers est qu’ils produisent pour des marchés clos, approvisionnant soit Marovoay, ville intermédiaire d’environ 30'000 habitants, soit les chef lieux des communes rurales, en particulier Ankazomborona, bourgade d’environ 10'000 habitants situé sur la route nationale à la sortie nord du parc. Après avoir mené des enquêtes préliminaires sur l’ensemble des territoires aux environs du Parc, en particulier sur les sites où le PEDM avait encadré la mise en place de contrats de transferts de gestion, nous avons choisi d’approfondir le cas de deux associations dans la périphérie nord. Vu l’importance des filières clandestines et des prix imposés par les collecteurs en camions, l’enquête sur les marchés ruraux de charbon du côté Sud présente un moindre intérêt sous l’angle de dynamiques associatives qui ont peu d’impact dans ces conditions. En revanche le charbon de bois produit dans la zone périphérique Nord (où se trouvent les deux associations étudiées) est commercialisé uniquement à l’intérieur de la sous-préfecture de Marovoay. En raison de la situation de marché clos, les prix locaux pour le charbon sont négociés au cas par cas pour autant que le charbonnier dispose d’une charrette pour amener lui-même le produit au point de vente[242].
Marolambo (« où les sangliers sont nombreux ») désigne un territoire regroupant plusieurs hameaux dont Bemanary et Belavenona, des anciens terrains forestiers convertis en espaces de culture et de résidence suite à la venue progressive de vagues de migrants. Ces zones étaient auparavant destinées à l’usage des villages situés plus bas qui s’y approvisionnaient en bois de chauffe et de construction. Le nom même de l’un des hameaux en témoigne : Bemanary signifie littéralement « abondance en palissandres ». La plupart des pionniers sont des Antandroy, peuple du Sud, ou des Korao, terme générique désignant les populations du Sud d’origines « ethniques » diverses. Ils pratiquent rarement la riziculture inondée de bas fonds mais s’attèlent plutôt à la culture sur tanety (manioc, patate, maïs). En même temps que les habitants des villages situés plus repoussés par la restriction des terrains cultivables sur les surfaces de décrues du fleuve Betsiboka, où certains travaillaient comme métayers, les migrants ont commencé à coloniser le milieu forestier depuis 1996. Ils ont fondé par la suite une association nommée « zanak’atsimo » (enfants du sud).
Bemanary et Belavenona ont été divisé en lots individuels dans le cadre de cette association puis distribués aux premiers occupants. Les anciens terrains forestiers sont actuellement devenus une zone de culture de préférence même s’ils ne sont pas entièrement dépourvus d'arbres, avec quelques grands pieds parsemés dans les champs. Cette tendance inquiète bien entendu l’organisme gestionnaire du parc national, l’ANGAP, qui affirme que les zones incluses dans un rayon de 1,5 km à partir de la limite du parc sont encore considérées comme zones de protection et restent sous le contrôle de cet organisme[243]. Mais en 2001, les agents du Programme d’Energie Domestique de Mahajanga (PEDM) sont venus proposer aux gens de Bemanary et Belavenona d’intégrer une association à qui la gestion des parcelles forestières restantes pourra être transférée conformément à la loi sur le transfert de gestion. L’objectif était de promouvoir l’exploitation charbonnière durable dans la zone périphérique d’un des parcs nationaux à potentiel touristique.
La formation forestière dont la gestion a été transférée à l’association se présente comme une savane arborée prédominée par le « mokonazy » (Zizyphus). La densité des arbres dans ces lots a été évaluée à 15-25 à l’hectare. Les lots forestiers se subdivisent en une réserve dont l’accès est strictement interdit et deux zones exploitées en rotation. Bénéficiant de l’appui technique du projet, les membres des associations créées par le PEDM sont autorisés à pratiquer le charbonnage dans les lots forestiers transférés par le contrat de gestion. Théoriquement, ils sont gérés par un plan d’aménagement simplifié qui fixe le quota exploitation calculé à la base du volume de bois sur pieds. Chaque association reçoit ensuite un nombre correspondant de coupons autorisant le transport qui sont délivré aux producteurs contre paiement des redevances forestières et ristournes communales. Pour l’association de Marolambo, le quota est estimé à 6040 sacs de charbon sur un délai de trois ans. Mais dans les entretiens les gens affirment avoir du mal à remplir le quota et à écouler les coupons. Comment expliquer ce constat ?
Premièrement, le charbonnage reste une activité complémentaire à l’agriculture, même si elle prend parfois des dimensions importantes. Comme l’ancienne association de migrants « zanak’atsimo », la nouvelle « communauté de base » de Marolambo regroupe des charbonniers et des non charbonniers. Mais cette distinction est difficile à faire dans la pratique, car tout le monde est à la fois agriculteur et charbonnier potentiel, du moment où il est libéré des travaux agricoles ou en cas de besoins urgents. Deuxièmement, les lots forestiers transférés à l’association sont utilisés seulement par les charbonniers qui habitent les hameaux proches. Mais ceux qui se trouvent de l’autre côté du fokontany, cas de Bemanary et Belavenona, carbonisent dans leurs propres terrain de culture. Les gens préfèrent dégager leur propre champ plutôt que celui des autres et ils préfèrent ne pas parcourir de longues distances s’ils peuvent installer un four près du lieu d’habitation.
Suivant la tendance actuelle de l’accroissement de la population, indiquée par l’extension progressive des hameaux et village, il est probable que d’ici quelques années, Bemanary et Belavenona vont se détacher du fokontany de Marolambo pour édifier un nouveau fokontany autonome. Mais comme la plupart des migrants travaillent au départ comme journaliers agricoles, surtout les derniers venus, ils cherchent à s’approprier une terre et à trouver d’autres sources de revenus. Le charbonnage se présente alors comme la solution idéale, car elle remplit les deux besoins à la fois, à condition de ne pas se limiter aux terrains forestiers transférés à l’association du PEDM. Les charbonniers de Bemanary associés à la communauté de base sont explicites sur le fait qu’ils n’arrivent pas à remplir le quota autorisé s’ils n’exploitent pas les arbres occupant leurs surfaces de cultures, ce que nous avons pu confirmer par l’observation directe. La plupart de fours se trouvent dans ces terrains de culture situés dans la zone entre la limite du parc national et la parcelle associative délimitée par le PEDM. D’autres charbonniers de Bemanary et Belavenona bénéficient d’autorisations de carbonisation sur terrains privés, délivrées conformément à la loi par le service forestier local. Il faut enfin se demander pour combien de temps le volume des arbres disponibles dans la parcelle transférée à l’association permettra d’employer une population qui augmente rapidement. Il n’y a aucune raison de croire que l’immigration dans cette région s’arrêtera dans les années à venir et, sauf la parcelle de l’association, les terrains du fokontany sont quasiment déboisés. Une fois les ressources de l’association épuisées, le charbonnage avec du bois provenant du parc national sera la seule solution envisageable.
Le territoire de Manaribe constitue une zone de production pour environ deux cent charbonniers qui se répartissent sur une quinzaine de hameaux qui se trouve à une distance entre 3 à 10 km du chef lieu de la commune rurale de Marosakoa dans la sous-préfecture de Marovoay. Mangatelo est le nom du village principal. La totalité des produits approvisionne le marché rural du chef lieu de la commune voisine d’Ankazomborona. La consommation d’énergie domestique de cette bourgade d’environ 30'000 habitants absorbe l’ensemble le charbon de bois produit dans un rayon de 30 km et on observe rarement un tassement important de produits sur le marché. La zone de production de Manaribe se situe dans la zone périphérique du Parc national d’Ankarafantsika. Une association de charbonniers y a été créée en 1996 sous l’initiative de l’ONG Conservation International qui était alors responsable de la gestion de cette aire protégée. L’association se compose en majorité d’immigrants Betsirebaka (terme générique désignant différents peuples du Sud-est), Bara et Tsimihety. Même si les gens ont commencé à s’y installer depuis la génération de leurs parents, ils continuent à se considérer « étrangers » et à voyager fréquemment dans la région d’origine de leurs parents. En réalité la migration du Sud-est au Nord-ouest se fait sur plusieurs générations et nous verrons que les gens ont une double identité. Les Sakalava « autochtones » de la Basse-Betsiboka sont désormais minoritaires.
Une surface de 2’100 hectares a été délimitée par l’association avec l’appui de Conservation International. Ce ne sont pas seulement les lots forestiers qui sont inclus dans la délimitation mais cette dernière englobe sans mention explicite les hameaux, les terrains de culture et les pâturages traditionnels. Les activités agricoles de la population se divisent entre la riziculture qui revêt deux formes, celle de saison de pluie et celle de saison froide, et les cultures d’autres produits pour l’autoconsommation tels que manioc et patates. Mais l’agriculture se heurte ici au problème de divagation de troupeaux de zébus, ce qui oblige les paysans de clôturer leurs champs de culture. Seulement les autochtones sakalava qui possèdent du bétail en nombre important. Les immigrés estiment que les terrains susceptibles d’être utilisés comme rizière abondent dans la zone mais que les ravages causés par les animaux sont un obstacle majeur. C’en est une des raisons pour lesquelles les gens disent préférer le charbonnage. En réalité, ceux qui ne cultivent pas sont rares, comme le sont ceux qui ne font pas de charbon de bois.
Il n’existe pas plan d’aménagement du territoire. Pour l’ONG qui était à l’époque responsable de la gestion de l’aire protégée, l’objectif de l’association était de recenser la population de la zone périphérique et d’avoir un interlocuteur permanent pour les actions de conservation liées à l’aménagement du parc national. Pour ses membres, c’était de disposer d’une autorisation officielle pour pratiquer une activité créatrice de revenus. Pour le service forestier, de percevoir une redevance pour le charbon produit à l’intérieur du terrain domanial accordé selon les modalités de l’autorisation de carbonisation. La redevance consiste en un montant forfaitaire calculé à partir de la production totale annuelle de l’association. Les charbonniers individuels paient une somme de 2’500 FMG par livraison qui ne tient pas compte du nombre de sacs produits. Chaque charbonnier verse également une somme annuelle de 3’500 FMG à titre de ristourne communale et une cotisation de 15’000 FMG en tant que membre de l’association. L’ensemble des taxes est perçu par le bureau de l’association à qui est confié le versement de la part du service forestier local.
L’organisation du travail dans le cadre de l’association se conforme aux coutumes locales. Tout le monde peut prétendre être membre de l’association car il n’existe pas de critères stricts pour y adhérer et l’effectif exact des membres n’est pas connu. Il arrive que l’on assiste à la venue massive de gens qui vivent à l’extérieur de la localité, notamment la période de soudure où la plupart de gens sont libérés des travaux agricoles. L’association n’a pas non plus le droit de refuser à quelqu’un de faire du charbon. Celui qui veut en produire le peut à condition de payer une somme symbolique avant la livraison. Le fait d’adhérer à l’association confère aux charbonniers un droit au travail légalement reconnu. Vu que l’activité de carbonisation figure parmi les rares activités qui génèrent de liquidité à court terme, cette situation arrange le plus les immigrants venus sans grandes épargnes. Par ailleurs, le charbonnage constitue une occasion pour les immigrants de s’installer dans la zone pour pratiquer d’autres activités notamment l’agriculture. L’association est interprétée comme l’autorité qui accorde le droit non seulement sur la production de charbon mais sur l’utilisation des ressources de l’espace tout entier. Les terrains inclus dans la parcelle de l’association ayant fait l’objet d’immatriculation foncière et de bornage sont rares et tout le monde a le droit de mettre en valeur une terre encore libre après avoir résidé sur le territoire pendant quelques mois.
Les solutions locales aux problèmes les plus actuels prennent parfois la forme archaïque d’une coutume précoloniale. Nous verrons dans le chapitre suivant qu’il s’agit d’idéologies autochtones qu’il ne faut pas prendre au sens littéral. Dans le cas présent, c’est le phénomène inverse que nous observons. L’invention d’une sociabilité nouvelle ne passe pas par une idéologie autochtone mais par une hybridation des formes juridiques qui est caractéristique des situations de frontière. La création des associations de charbonniers est antérieure à l’intervention du Programme Energie Domestique de Mahajanga (PEDM). Celui-ci ne fait qu’officialiser les groupements villageois qui existent déjà au moment de l’intervention de développement. L’une des associations est issu de l’initiative propre d’une communauté pionnière cherchant à faire reconnaître par les autorités l’occupation de terrains domaniaux. L’autre association fut créée à l’initiative d’une ONG internationale chargée de la gestion de l’aire protégée d’Ankarafantsika entre 1995 et 2000 à titre d’activité de substitution susceptible de réduire les pressions anthropiques dans la zone protégée. Au moment de l’enquête, seule la première association bénéficiait d’un contrat de gestion du bois d’énergie avec plan d’aménagement simplifié, dans l’autre association les charbonniers continuaient à produire à titre d’une autorisation de carbonisation renouvelable chaque année par le service des Eaux et Forêts.
La comparaison montre que la démarche associative telle que l’entendent les projet d’aide au développement s’inscrit dans une tradition d’associations d’immigrants en quête d’une subsistance. Les associations de charbonniers constituent un cas de « droit parallèle » qui mime les formes du droit occidental, tout en poursuivant des objectifs qui le contredisent en substance. La domestication populaire du droit étatique prend la forme d’un syncrétisme qui est l’équivalent juridique de « l’économie informelle » avec laquelle il partage un certain nombre de traits. Sous la surface des discours sur le développement et la conservation intégrés, les associations de charbonniers remplissent de multiples tâches liées à la transformation des économies traditionnelles (Charmes, 1995), en particulier d’assurer aux paysans un revenu d’appoint sous forme monétaire, d’exercer un prélèvement fiscal sur la filière bois d’énergie, d’attribuer des terres de culture aux immigrants.
Selon la théorie de la conservation intégrée, l’objectif des groupements associatifs villageois consisterait à conserver les ressources forestières en les exploitant. Mais on observe dans la pratique du « développement » une différenciation nette entre les projets d’appui qui visent à conserver la nature et ceux qui visent à encadrer une utilisation productive et commerciale des ressources par les villageois. La dissociation des objectifs, qui reflète la division du travail des intervenants, est ici plus marquée parce que les ressources concernées se situent dans la zone périphérique d’un parc national. Mais le problème se pose partout où les projets interviennent sans s’inscrire dans un schéma local d’aménagement de l’espace. L’association de Marolambo fut créée dans le cadre des interventions à l’échelle régionale du Programme Energie Domestique de Mahajanga (PEDM). Selon la procédure légale cela impliquait que suite à la sensibilisation environnementale par le projet, les villageois déposent une demande de transfert de gestion auprès du chef de cantonnement forestier de Marovoay.
C’est notre propre volonté. C’est avec l’argent de notre poche qu’il a été érigé. La population locale a manifesté ses désirs, nous avons fait la demande au fokontany, puis ça a été transféré à Majunga. A partir de deux heures, nous avons cherché à les trouver. A cinq heures, monsieur nous a reçu. Nous étions deux hommes à y aller. Après nous avoir vus, ils ont promis de descendre sur place, et l’ont fait, ils étaient trois. Trois véhicules. Sept personnes à venir ici voir notre forêt, avec une dame suisse, nous sommes allés aux alentours de la forêt y voir de près. Ça a été de notre plein gré. Ce n’est pas l’Etat qui l’a imposé. Ça a été notre aspiration pour éviter le gaspillage de la forêt, pour le bénéfice du fokonolona (VOI Marolambo, D1B, 3).
Avec le PEDM, le VOI le gère. Mais au début, cette forêt était sujet à litige et deux personnes l’ont détruite. Et ils ont délimité 1120 hectares. Deux personnes ont régné sur ces forêts. Et nous nous sommes battus puisqu’ils n’ont pas compris que nous étions les propriétaires. Comment voulez-vous qu’une commune entière, la population d’une commune entière de 1200 âmes soit employée par un seul homme ? Nous ne pouvions accepter cela. Ça a créé des troubles et nous avons eu l’idée de rendre compte au PEDM. En 1999, en venant au PEDM, nous avons débattu et nous avons gagné l’autorisation du PEDM. Ils ont dépêché le Gabriel de Madirokely. Puis on a tracé les limites de la forêt, effectué les reconnaissances, puis ils sont arrivés et ont construit, mesuré la forêt, se sont placés. On a donc géré l’affaire mais nous n’avons pas encore effectué le transfert de gestion. Ce n’est que le 5 février 2002 que celui-ci a été effectué (VOI Marolambo, D1B, 1).
Dans le cas de Marolambo, la demande des villageois fut effectivement suivie de l’élaboration d’un contrat de gestion. Un terrain forestier domanial a été délimité en vue d’être exploité en fonction d’un plan d’aménagement simplifié qui autorise la production d’un quota annuel de charbon défini en fonction du potentiel de la ressources boisé et prévoit une rotation parcellaire à l’intérieur du terrain. Le contrat de gestion fait par ailleurs mention de l’occupation des sols pour la culture et des espaces de pâture. Mais les droits ainsi constatés concernent uniquement les rapports internes des membres de l’association bénéficiaire sans être opposables à des tiers. Les villageois estiment que pour l’heure l’état des ressources boisées n’est pas critique. La notion d’une rotation des parcelles est en continuité avec la perception locale selon laquelle on exploite les arbres tant qu’il y en a et qu’on se déplace quand il y en a plus :
Il y a un programme, puisque la superficie a été mesurée, on distingue nettement les secteurs pour le charbon, les secteurs interdits, les secteurs pour les pâturages, les secteurs extérieurs, pour les cultures. Les cultures de maïs, manioc, arachides. Puis autour il y a la forêt interdite et trois secteurs si on veut faire du charbon. En 2002, on utilise celui-ci, en 2003 l’autre, en 2004, ici. Ça se distingue ainsi, c’est inscrit. Ce n’est pas épuisé. On laisse pousser pour que ça augmente, si c’est entièrement épuisé, ça devient un terrain nu et quand ça s’épuise, on se déplace (VOI Marolambo D1B, 4).
Nous avons évoqué dans nos entretiens le problème de l’afflux de charbonniers occasionnels qui ne sont pas membres de l’association d’usagers. Les réponses obtenues suggèrent que la différence quant aux droits des membres et aux droits des non membres est bien comprise, ce qui est loin d’être toujours le cas sur tous les sites où nous avions enquêté. En effet l’association des charbonniers joue le rôle d’un outil de contrôle social qui va au-delà du charbonnage, dans la mesure où il renvoie aux conditions de l’installation des nouveaux arrivants comme résidents permanents sur le territoire.
Chez nous, il n’y en a certainement pas, puisqu’il y a des habitants dans ces forêts, qui doivent avoir un carnet, ce carnet comporte notre cachet, il doit toujours y avoir ce cachet. Quand on est charbonnier, ce cachet signifie qu’on est membre. S’il n’y en a pas, on est irrégulier. Tous savent cela. S’il vient par exemple de Marovoay, et veut faire du charbon ici, il doit régulariser ses papiers du fokontany d’où il vient, avec un passeport régulier, de là où il vient, il le montre au chef quartier et nous pouvons l’accueillir, pour qu’il s’installe. Il paie les cotisations, il obtient son carnet, et il devient membre, mais il doit bien payer ces cotisations, et il pourra, mais venir s’installer et exploiter tout de suite, il ne le peut pas (VOI Marolambo, D1B, 15-16)
L’association d’usagers de ressources renouvelables, et le groupement charbonniers en son sein, est une forme juridique qui connote la « modernité » et une certaine respectabilité de la communauté pionnière face à l’ANGAP, l’organisme gestionnaire du Parc national. Aux yeux des pionniers elle constitue également une première étape vers la reconnaissance de la communauté par l’administration du territoire. A moins d’être reconnue en tant que circonscription administrative de base (le fokontany désormais qualifié de « quartier ») ce qui suppose de franchir le seuil des mille habitants, ou de disposer d’un titre foncier utilisable au nom du groupe ce qui suppose une reconnaissance domaniale suivie d’une immatriculation, la forme associative est la seule susceptible de faire exister un groupe territorial coutumier dans le rapport à l’administration. C’est dans cette logique qu’il faut comprendre la bonne volonté affichée pour coopérer avec l’ANGAP en matière de contrôle des mouvements de personnes dans la zone périphérique et de lutte contre les feux. Selon les cas cette collaboration avec les autorités compétentes pour « préserver le patrimoine forestier de la nation », qui revient constamment dans les discours de nos interlocuteurs, peut se diriger contre les usages autochtones sakalava ou contre d’autres immigrants moins fixés sur le territoire qui poursuivent des stratégies plus agressives d’appropriation de certaines ressources.
Le plus souvent, il s’agit de vols de bois pour le charbon. Mais le premier, a voulu construire un « doany » (sanctuaire où sont vénéré les ancêtres sakalava). Ils ont coupé du bois pour le construire, du bois à intérieur rouge. Et les responsables ont réagi. C’était dans la forêt interdite et ça ne peut pas être coupé. Et nous avons rapporté, mais récemment il y en avait même qui ont fait du charbon dans cette forêt interdite, et ils ont été agressifs. Nous l’avons donc rapporté au responsable forestier qui s’est dépêché ici en auto. Et nous l’avons saisi. Et il en resté d’autres qui ont récidivé, et nous nous en sommes emparés encore une fois. On l’attrapé trois fois, il est emprisonné à Betafo (VOI Marolambo, D1B, 11-12).
Le premier constat qui se dégage de ces observations est que la forme des associations d’usagers fait l’objet d’une réappropriation locale volontariste plutôt que de stratégies de résistance ou d’évitement. Mais cette attitude favorable de la population villageoise face à l’objet « association » ne va pas de soi dans la mesure où la démarche d’implication de la société civile répond dans la logique des intervenants extérieurs à des objectifs diamétralement opposée à celle des communautés pionnières. Tandis que pour les uns il s’agit de fixer la population sur un endroit et de contrôler les pressions anthropiques s’exerçant sur l’aire protégée, il s’agit pour les autres de faire reconnaître par les autorités un certain état de chose dans un processus de transformation de l’espace qui ne s’arrête pas pour l’avoir reconnu administrativement à un moment donné. A regarder de près, on se rend compte que les pratiques à l’intérieur des associations villageoises ne répondent pas aux objectifs et au mode de fonctionnement déclarés de la participation de la société civile dans la gestion durable du milieu naturel. Les membres des associations de charbonniers continuent à pratiquer les défrichements (et la carbonisation du bois restant) sur d’autres parcelles que celle désignée par le plan d’aménagement simplifié, les « coupons » légalisant le transport du charbon de bois sont émis par le bureau des associations quel que soit l’origine exacte des produits. Le zonage de l’espace tel que se l’imaginent le PEDM (pour les sites charbonniers) et l’ANGAP (pour la zone périphérique du parc) n’est pas respecté. Il existe des groupements de population à moitié intégrés dans l’association, à moitié en conflit avec ses membres initiaux, ceux qui se trouvaient sur place et qui étaient impliqué au moment de la préparation et de la signature des documents officiels. Les entretiens avec les Agents de Conservation de l’Environnement, hommes de terrain à la solde de l’ANGAP, offrent une vision assez différente de l’historique des associations de charbonniers dans la zone périphérique :
Des ONGs, l'ARTI, l'AGRO PROVIDENCE, ont crée tout simplement l'association et surtout au point de vue "délimitation" parce que pour nous, l'ANGAP, la délimitation c'est vraiment très strict à cause de la protection du parc. Mais la délimitation était faite uniquement par l'ARTI, l'AGRO PROVIDENCE sans consultation avec nous, agent de terrain. Mais l'accord, il y a eu deux réunions, la première à Ampijoroa, la deuxième réunion ici, et la troisième avec la convocation de toutes les autorités locales, de Tsararano, Antanosy , Marovoay banlieue pour faire, je sais pas quoi, sensibiliser les gens et les membres de la GELOSE. Ils avaient montré des lots à l'association. Mais le problème, l'association ne fait pas l'exploitation dans les lieux donnés mais dans la forêt de Belavenona. Pour Marolambo il y a aussi des charbonniers qui ne sont pas dans la partie de la GELOSE. Dans la partie d’Ankotrefo, près de la rivière d'Ambatomainty, ils font du charbon et achètent le "coupon" dans le VOI. Les vrais carbonisateurs, ce sont vraiment des gens du sud. Ce groupement là, il fait partie de ce VOI. Mais ces gens là sont des carbonisateurs à 100%. Il n'y a dans la vie que de faire de charbon et vendre tout ça. Il y donc, dans cette zone une concurrence entre le VOI autorisé et un autre groupement non autorisé mais qui carbonise. Après ces concurrences là, ça crée le « risoriso » des coupons, affaire de coupon. Tu achètes ça du président ou bien l’agent forestier fait une lettre comme ça: vous êtes autorisés à transporter du charbon à Marovoay. Il paye la ristourne et puis c’est tamponné par le président du VOI. La création des sites des associations à Ambatobevomanga et de Marolambo, c'est pour favoriser un groupe de personnes mais non pas pour favoriser les villageois parce que maintenant tous les membres démissionnent petit à petit parce que c'est les présidents tout simplement qui ont gagné l'argent, qui ont des bénéfices, mais l'élection du président fait par l'ONG ARTI et l’AGROPROVIDENCE était très précoce parce qu'il ne connaît pas qui est ce type là avant de le nommer président. Les villageois étaient satisfait de pouvoir faire le charbon, et pressés d’en finir avec les démarches. C’est un effet « tâche d’huile », tout le monde veut créer des associations, c’est ce qu’ils aimeraient faire, comme la région d’Ankotreko, les nouveaux arrivants semblaient être ceux qui détruisaient les forêts, c’était encore une gigantesque forêt en 1994, mais avec le défrichement et le charbon, elle a été absolument rasée, il fallait faire du charbon en dépit de la disparition des forêts, c’est de l’argent rapide. Et ils se sont associés au sein d’un groupement charbonnier. C’est ce qu’ils ont fait.
Auparavant donc, les Eaux et Forêts disaient aux membres de l'association que vous seulement, vous pouvez. Ce sont toujours eux seuls qui effectuent le contrôle, ce sont les responsables et n’ont pas besoin d’autres comme les ACE (Agents de Conservation de l’Environnement) ou l’ANGAP. Ils disent de ne pas se mêler de leur GELOSE. Quand ils ont menacé l’agent de la région d’Ambalavolo, puisque c’est notre frontière, nous avons rapporté et nous nous sommes même réunis à Ampijoroa, on a convoqué le PEDM et les eaux et forêts de Majunga, à la direction. Ceci fait, on est descendu à Tsararano, puisqu’ils viennent de Marolambo, une commune qui s’appelle Anosimalainolona. On a appelé le maire et le président du conseil de la région, puis on s’est encore une fois réunis à Tsararano avec les eaux et forêts, le PEDM, les émissaires de l’AGRO PROVIDENCE et de l’ARTI où on a proclamé ouvertement que ce seraient les surveillants puisque la région était à proximité des réserves. Ils ont pensé ne pas avoir à être surveillés, ni poursuivis puisque s’il y a avait quelque chose qui n’allait pas, ils le diraient sûrement. Dépités, il fallait les ménager devant l’agent. Avant, ils faisaient du charbon dans les forêts interdites, et ne voulaient rien entendre. Ils ont même proféré des menaces. C’est seulement là qu’ils ont un peu compris qu’il fallait les surveiller dans leur gestion. J’ajouterai que dans notre région, il y avait peu de monde, qui avait été autorisé à faire du charbon, créer un groupement de charbonniers. Il aurait fallu faire beaucoup d’enquêtes avant de créer le groupement. Puisque la forêt entourant la réserve était vraiment détruite. Mais la consommation de Marovoay s’est beaucoup agrandie et dès qu’il y a eu le groupement, un véritable engouement pour le charbon est survenu. Sans aucun contrôle. Eux-mêmes ont fini par détruire le groupement, ils s’y sont enlisés (ACE Angap Madirokely, D2A, 10-12).
Le Parc national d’Ankarafantsika se situe au Nord-ouest de Madagascar, à 450 km d’Antananarivo et à 115 km de Majunga en empruntant la route nationale laquelle le traverse justement. A l’origine, il était constitué de deux aires protégées distinctes dont la superficie totale s’élève à 120’000 hectares. 27’300 personnes occupent la zone périphérique du Parc. Elles sont réparties dans 108 villages. Ces habitants issus en grande partie de l’immigration du Sud de l’île, appartiennent à divers groupes ethniques. Les habitants, au nombre de 2150, ayant occupé initialement le périmètre avant sa transformation en parc national en 2002 sont maintenant regroupes dans 12 zones contrôlés en dehors du Parc. La périphérie Nord du Parc a ceci de particulier que la situation des ressources forestières à carboniser est critique, contrairement à ce qu’on observe dans la périphérie Sud où les surfaces de forêt en dehors du parc restent importantes. La relative rareté de la ressource boisée dans ces zones périphérique est à l’origine d’un conflit entre l’Association nationale pour la gestion des aires protégée, organisme gestionnaire du parc d’Ankarafantsika (ANGAP), et le Programme Energie Domestique de Mahajanga (PEDM) dont les actions on consisté à autoriser la production de grandes quantités de charbon de bois par des associations du côté Nord où l’état de la ressource est pourtant considéré insuffisant pour autoriser des exploitations charbonnières. Tel était la situation en 2003. Depuis, le PEDM, structure temporaire associant les Eaux et Forêts, le Ministère de l’Energie et le CIRAD Forêt sur un financement Banque mondiale, a disparu. Il n’y a donc plus eu de suivi depuis que les contrats de gestion avec la plupart des associations de charbonniers avaient été signés (juste avant la crise post-électorale de 2002 qui a paralysé les économie administration malgaches pendant une année). En juin 2003 nous avons demandé à nos interlocuteurs villageois qui allait de leur avis s’occuper de leurs forêts de terroirs :
C’est encore le dilemme, la forêt sera sous la responsabilité de l’ANGAP ou bien des eaux et forêts, ou à la population, c’est à cela qu’on peut penser. En vous voyant arriver, nous nous sommes demandés si vous alliez nous retirer notre forêt puisque vous étiez avec l’ANGAP. L’ANGAP, d’après moi, protège globalement la forêt, par exemple, moi qui suis membre du groupement, si je travaillais sans autorisation, l’ANGAP aurait le droit de me réprimander puisque j’ai fauté. C’est le rôle de l’ANGAP. Par exemple si je coupais cet arbre, même s’il était sur mon territoire, je ne pourrais pas avoir l’autorisation de le couper, si l’ANGAP ou les eaux et forêts me prenaient, ce serait de ma faute et je pourrais être poursuivi. Pour l’ANGAP, c’est la même chose, il arbitre globalement, même membre du VOI, puisqu’on est sur les terres sous responsabilité de l’ANGAP, je crois que c’est l’ANGAP qui est chargée de gérer toutes les zones forestières de Madagascar. Le VOI est comme une branche qui œuvre avec la population de base. Le VOI, c’est bien le Vondrom-bahoaka Ifotony. Mais avec la surpopulation, puisqu’on est déjà un fokontany, peut-être a-t-on fixé des limites au territoire du fokontany. Et où vivrait la population locale ? Ce baiboho [terre humide pour rizière] avait pu être intégré dans Ankarafantsika auparavant. Mais maintenant la population a augmenté, le baiboho est utilisé pour subvenir aux besoins, ça a changé, la zone habitable a dû être élargie, et il y a une zone qui a été interdite dans cette forêt. Cette zone-ci servirait à la fabrication du charbon, pour les gens de Bevomanga. La région est vaste, je ne sais combien d’hectares, je ne sais pas mais c’est dans leurs ordinateurs. Ce sont les eaux et forêts qui ont prospecté avec nous, venant de Majunga ou de Tananarive. On y va souvent et globalement tout cela, c’est déjà Ankarafantsika, mais on ne sait plus où placer certaines populations. Bemanary, c’est dans la zone d’Ankarafantsika, et je vous le dis, c’est devenu un village, le village de Bemanary. Laissez les gens cultiver les terres défrichées, ils ne peuvent se déplacer, l’année dernière, laissez-les cultiver le manioc ou le maïs pour vivre. Ici, il n’y en a pas même grand comme la paume de la main, c’est ce qui a généré la demande concernant les exploitants en haut des tanety. Nous pouvions cultiver du manioc dans la partie ouest, à l’est vers Ambalia, Mahamena, Ankidroa, on ne peut plus cultiver. Nous qui y étions en décembre, on nous a chassés. Et l’été dernier, si on y retournait, pour les avocats, les bananes, le manioc, ça a été rasé. Si on y revenait, on y perdrait la vie. Les zones dans la limite tracée. Ils les ont expulsés, ils sont revenus, et ils ont rasé les cannes à sucre et les avocatiers. On les a expulsés, à l’heure où nous parlons, on les a déplacés vers Miadana, pour chercher les terrains à acheter qui seront remboursés par l’Etat, pour s’y établir. Mais il n’y a pas de terrains où ils pourraient s’établir, c’est le problème d’Ankarafantsika (Ambatobevomanga, D1B, 9-21).
Le service forestier, autorité compétente pour assurer le suivi des associations de charbonniers, joue un rôle effacé en comparaison avec l’ANGAP. On le voit bien car c’est sur cette nouvelle entité semi-publique que certains villageois projettent désormais leurs traumatismes en y voyant une autorité toute puissante qui n’hésiterait pas à leur faire perdre la vie. Le service forestier légalement habilité à agir sur les forêts domaniales dont nous parlons continue à fournir allègrement des autorisations de carbonisation ou simplement des autorisations de transport, que ce soit aux associations reconnues à travers la démarche du PEDM, à des associations ou groupements non reconnus, ou à des particuliers. Le montant des redevances correspondant à une association de charbonniers non PEDM étaient, au moment de notre enquête, de l’ordre de 1 à 2 millions de FMG par an[244]. Les recettes fiscales des associations du PEDM devraient atteindre du double au triple de cette somme si les redevances sont dûment versés, ce qui ne va pas de soi dans le contexte étudié.
La deuxième association, celle de Mangatelo, avait initialement reçu le même traitement dans le cadre du PEDM. Cependant, le projet de faire suivre la demande de transfert par un contrat de gestion a ensuite été abandonné pour des raisons qui peuvent ou non être lié au conflit qui opposait le PEDM à l’Angap. Car le territoire en question donne immédiatement sur la zone périphérique du parc et les ressources boisées sont apparues extrêmement maigres au non spécialiste que je suis en matière d’inventaire forestier. Or comme le PEDM n’allait plus financer ce transfert de gestion, et comme le service forestier n’a jamais transféré la gestion d’un terrain domanial sans qu’un projet étranger prenne en charge les frais, cette association comme bien d’autres n’a pas fait l’objet d’une reconnaissance dans le cadre de la nouvelle politique de foresterie communautaire :
En fait, au début ils ont sensibilisé la population. Ils ont enquêté chaque village, en débattant des buts de l’association. Nous avons vu que ceux-ci allaient de pair avec nos activités. Ayant accepté, nous l’avons adopté puisque ces étrangers pourraient collaborer avec les charbonniers. Ils nous appuient, et nous contribuons aux activités des eaux et forêts, de l’ANGAP. Mais il nous n’avons pas vu de nos yeux la signature du contrat, c’est pour cela que le projet est suspendu. Nous ne savons même pas pourquoi ils ne sont pas venus ici pour les réalisations. Mais ceux qui ont suivi les formations les appliquent. D’autres n’utilisent plus que ces techniques, mais certains emploient encore celles traditionnelles. Mais nous avons pris la décision de travailler avec eux ; ce sont eux qui ne sont pas venus, nous et nous n’en savons pas la raison. Nous étions vraiment prêts à ce moment-là et le bureau a déjà été élu. Le président du VOI l’a même confirmé. Nous avons encore les ouvrages y afférents. Nous ne savons pas les causes de son annulation, ceci dépend des instances supérieures. Depuis, on ne sait plus où ils sont, mais nous continuons nos travaux ; s’ils arrivaient ce serait bien puisque la structure est bien mise en place (Mangatelo, D3A, 8).
Cette association a été mise en plae en 1996 par l’ONG internationale Conservation International, alors chargée de la gestion des aires protégées d’Ankarafantsika. Mais il n’ y avait pas eu à ce moment de délimitation précise des terrains associatifs par cet organisme qui cherchait à trouver des interlocuteurs locaux pour mettre en place un plan et une structure de gestion pour l’aire protégée. Une deuxième différence par rapport à la première association est que dans la zone Manaribe (association Mangatelo) il existait une communauté locale depuis bien plus longtemps qu’à Marolambo. Bien que cette communauté locale regroupe aussi essentiellement des populations issues de l’immigration, il ne s’agit pas d’une communauté pionnière mais plutôt d’une communauté « transhumante ». La délimitation du terrain géré par l’association englobe un territoire assez large (plus de 2000 hectares) où les gens habitent de façon dispersée par familles élargies regroupées en hameaux ou en petit villages. Il n’existe pas de plan d’aménagement du territoire selon différentes zones de production ni une « forêt » particulière destinée au charbon de bois. Les terrains abritant les arbres qui servent à produire le charbon de bois se répartissent à travers le territoire et se trouvent en proximité habitations et terrains de culture respectifs. On n’est donc pas dans la situation précédente ou une forêt primaire est rasée pour faire place à la culture mais plutôt dans un système agro-forestier plus ancien avec une composante « charbon de bois » relativement importante :
Il y en a qui y cultivent, mais certains non. On cultive ce qu’on peut, du riz, du manioc, des bananiers, sur les sols en contrebas. Les hauteurs sont rarement cultivées. On n’ose pas trop détruire les jujubiers puisqu’il s’agit d’une de nos ressources, pour améliorer tant que faire se peut la riziculture. C’est, à mon avis, le principal problème sur la coupe. Ils nous ont dit de départager le terrain en secteurs, qui devaient être respectivement exploitées d’année en année. De là, nous nous sommes interrogés, comment évoluait un jujubier en une année ? Puisque la coupe était favorable pour le plant, les épines de la base se ramifient. Mais il n’y a pas encore ce type d’organisation chez nous. Nous exploitons grossièrement comme nous voulons. C’est peut-être le problème il n’y a pas encore ce genre d’organisation. Chacun coupe là où il veut. Ces arrangements pour exploiter tel secteur en une année, une autre l’année suivante. C’est effectivement l’organisation proposée par le PEDM. Mais ça ne s’est pas fait, le contrat où devaient figurer les signatures des trois parties n’a pas été établi, les gens attendent les prochaines recommandations actuellement. Pourtant ils devraient appliquer ce genre de conseils, et ont déjà suivi une petite formation, mais il est très difficile de changer les mœurs et se donner des ordres entre membres. Nous voudrions des techniciens pour mettre en place l’application de ces recommandations (Mangatelo, D3A, 9-10).
Une observation récurrente dans les entretiens menés avec les villageois sur le site de Mangatelo est l’insuffisance des ressources forestières pour assurer la production de charbon de bois par les résidents permanents et les charbonniers occasionnels qui affluent en nombre relativement important d’autres villages de la région. Malgré ce constat on est loin ici de la situation conflictuelle observée précédemment. L’association de charbonniers n’est qu’un seul parmi les éléments qui structurent les rapports entre familles de la communauté locale et elle est loin d’être le facteur décisif. Le contraste avec le cas précédent ne peut s’expliquer uniquement par le charbonnage. Il est dû de façon plus générale à la fonction sociale remplie par les associations de charbonniers. A Mangatelo, ce rôle se limite au charbonnage est dans une certaine mesure à l’intégration des nouveaux arrivants, tandis que dans le cas précédent, c’est l’identité même de la communauté pionnière face à des communautés pionnières concurrentes qui est négociée à travers l’association de charbonniers. Par conséquent, les critères d’appartenance à l’association sont ici beaucoup moins rigides. On peut illustrer cette particularité à travers une comparaison entre les notions « d’adhésion » à l’association et « d’appartenance » à la communauté locale. Dans les entretiens avec les villageois nous avons évoqué la question en leur demandant s’il avait des règles particulières à suivre pour participer à l’association, si le charbonnage était réservé à certaines catégories de personnes ou s’il s’agissait d’une activité accessible à tous :
Ce cas pourrait exister puisque comme, des gens viennent même d’Amboromalandy ! Les autres viennent du port et ils entendent et ils s’adhèrent donc dans l’association des charbonniers, ils pourraient produire ici. Même qu’il n’habite pas ici mais il est membre de l’association, l’association peut aller. Oui ! On le peut puisque vous êtes intégrés ! Il n’y avait jamais de dispute mais on peut l’expulser s’il apporte un dérangement. Ils n’habitent pas ici mais ils restent chez eux mais ils produisent tout simplement ici. C’est comme un travail ! Ressource financière ! Lorsqu’on est membre de l’association qui se trouve ici, il essaie de s’adhérer dans l’association lorsqu’il ne travaille pas dans la rizière. Il ne se pointe pas ici durant un mois lorsqu’il est occupé par la rizière. Ils restent et ils ne font pas de charbon ici ! Et s’il avait donc envie de cultiver ici, à cause du manque d’argent et de nourriture, il serait forcé de rester ici même durant une semaine pour faire un effort pour produire du charbon et il va après à Amboromalandy et il peut pratiquer aussi notre travail. Ils sont des véritables membres ! Dans l’association ! Ils payent la cotisation mais s’il n’arrive pas à la payer, le président lui dit « vous ne pouvez pas pratiquer ceci puisque vous n’avez pas payé la cotisation ». Mais on lui permit s’il paie la cotisation et il pourrait. C’est lui qui prélève la cotisation. On peut empêcher les gens du village qui ne payent pas la cotisation, puisqu’il n’est pas solidaire à l’association. C’est comme çà que se déroule l’association (Bepako, M4A, 114-16).
On les inscrit s’ils veulent travailler ici. La raison pour laquelle on n’accepte pas leur adhésion c’est puisqu’ils provoquent la dissolution de l’association ! Par exemple, l’association a été déjà organisée, et des étrangers s’y inscrivent, et le droit que je vous ai parlé existe. Et ils n’acceptent donc pas de payer ce droit et c’est ce qui provoque des perturbations. Alors « pourquoi vous inscrivez des gens qui ne refusent de payer », et c’est moi qui serais embêté. Mais s’ils veulent s’adhérer, nous l’envoyons chez le président et ce dernier établit une lettre et le président vient aussi ici et nous l’inscrivons (Bepako, M4B, 152).
En l’occurrence la distinction entre adhésion et appartenance n’est pas pertinente, dans la mesure où la qualification des membres de la communauté locale varie selon leurs objectifs. Les uns cultivent et font en même temps du charbon, d’autres cultivent seulement. Puis il y a ceux qui cultivent ailleurs mais qui viennent régulièrement pour faire du charbon. Et enfin les charbonniers occasionnels qui ne cultivent nulle part mais qui font du charbon pendant un temps avant de repartir ailleurs. Pourtant tous sont considérés comme appartenant à la communauté locale qui se confond avec l’association pour peu que l’individu informe le président de sa présence et paie la cotisation. Que l’individu en question ait l’intention de s’établir d’une manière plus permanente ou de repartir après avoir travaillé pendant un certain temps le regarde et nul autre. Si l’association est moderne quant à sa forme, la logique selon laquelle elle fonctionne ne diffère pas de la logique coutumière locale.
L’observation précédente confirme un constat déjà fait dans les chapitres précédents. L’attachement des populations locales et fonctionnaires à une certaine tradition malgache, soit-elle altérée, ne les empêche guère d’imiter les formes du droit occidental pour légitimer leurs pratiques. Au contraire, les charbonniers coutumiers se servent spontanément des formes associatives occidentale pour se mettre en règle vis-à-vis de l’administration sans même qu’un projet de développement ne vienne le leur demander. On observe une imitation et addition des formes nouvelles plutôt qu’une substitution ou un remplacement du droit endogène par le droit implanté. Cette combinaison des conceptions endogènes et exogènes est une réaction à l’ambiguïté et l’insécurité juridiques qui résultent de l’affaiblissement des pouvoirs traditionnels, que ce soit sous l’effet de la mobilité rurale ou du dispositif administratif moderne. Il traduit une occidentalisation superficielle dans le sens où l’on s’approprie de nouvelles formes juridiques en gardant l’esprit des anciennes formes.
Quel est l’esprit de ces anciennes formes ? Bien que la question des groupes ethniques soit incontournable car il ne suffit pas de postuler une « ethnie malgache » pour résoudre tous les problèmes analytiques, elle doit être abordée avec beaucoup de prudence. Pour ne pas tenir un autre discours néocolonial sur les tendances « tribalistes » qui s’opposeraient à la construction de la nation je m’efforcerai de donner autant que possible la parole aux acteurs. Mais il est inévitable de recourir à certains stéréotypes utilisés par les Malgaches eux-mêmes pour poser la problématique. La première association, qui enveloppe le projet social d’une communauté pionnière, exemplifie de manière reconnaissable le cas des Antandroy, peuple d’anciens éleveurs du Sud, connus pour leurs stratégies assez agressives d’occupation de l’espace quels que soient les obstacles écologiques et humains qu’ils rencontrent. Avant la reconnaissance légale de certains groupements charbonniers par le PEDM, une association d’originaires existait déjà à Marolambo qui avait reçu des permis de défrichement sur une surface de forêt dix fois plus importante. Une fois les arbres coupés, un lot d’un à deux hectares fut attribué à titre individuel à chaque chef de famille. Une autre association avait déjà été fondée sur une terre voisine par « un homme de Namakia qui allait accaparer tout le territoire ». Selon cet homme de Namakia :
Il existe plusieurs étrangers dans cette région ! Comme moi, j’ai cherché des terres fertiles à Majunga pour y cultiver de l’arachide, du maïs, du manioc, et du riz. C’était à l’époque de la politique de Ratsiraka ! Telle que « produisez ! produisez ! tout le monde doit produire qui que ce soit, il ne faut pas rester les bras croisés » ! Et il y avait un terrain de mille cinq cent hectares à l’est ! C’était dans Garafantsy et j’ai rencontré ce terrain et on l’a voulu délimiter si c’était pas dans le parc. Et c’est pour cela qu’on l’a délimité puisque c’était légal puisque c’était pas dans le parc quand nous l’avons demandé et c’était encore un terrain domanial. C’est très fertile puisque nous ne sommes arrivés qu’en quatre vingt six mais les Sakalava habitaient ici depuis dix neuf cent deux, ils ont déjà cultivé ici, leurs ancêtres possédaient dix mille tête de bovins au moins dans cette région ! Personne ne pouvait s’introduire ici à cause de l’immensité des boeufs. Les boeufs étaient méchant et tuent les hommes mais lorsque leur nombre diminuait, les boeufs des Sakalava qui se trouvaient au sud, et c’était encore des broussailles à cette époque, l’Etat a accepté et on a légalisé notre demande du terrain pour l’agriculture puisque c’est nécessaire ! Et voilà ! Les Antandroy et les Betsirebaka sont comme les karana [indo-pakistanais à Madagascar]. Nous sommes originaires de Tuléar en vérité, à Ejeda, à Ampanihy ! C’est là bas ! Nous sommes des Mahafaly ! C’est là bas notre origine ! Mais la plupart de ces gens sont originaires d’Ambovombe en général ! Ils sont presque tous originaire d’Ambovombe ! Les Antandroy qui se trouvent là bas sont originaire de Beloha, de Fort-Dauphin ! Il y a aussi des Betsirebaka, originaire de Vangaindrano et de Farafangana ! Il existe des Betsirebaka à Ambatobevomanga ! Il n’y a que des Antandroy dans la partie nord, à Belavenona, chez le VOI ! Les Mahafaly sont dominant dans notre zone mais ils se mélangent avec les Sakalava ! Des Sakalava natifs ! C’est le mélange qui se trouve ici ! (Felton, K1A, 5-6)
Le témoignage d’un membre de l’association de Marolambo est révélateur de ce qu’on pourrait qualifier de « mentalité pionnière » :
Je suis parmi les derniers arrivants ! Je ne suis arrivé qu’en dernier et il y avait déjà plusieurs personnes lorsque je suis arrivé ici et je ne connaissais pas « c’est telle personne qui était la première ici ». On ne sait pas, on n’a pas vu, mais même qu’on n’a pas vu son visage, on a quand même entendu. A Belavenona, il y avait ce grand Pamba ! Là à l’est où se trouve le sisal ! C’était un grand village autrefois pendant le temps des anciens. Au début de l’année 1960, c’était déjà un village. C’était sur le terrain de pâturage que les gens se sont installés pour cultiver. La terre où se trouve le grand pamba où il y a un sisal. C’était le monsieur qui s’appelle Tsiroaha qui habitait à l’emplacement de ce grand Pamba. Il avait une grande famille, et ils possédaient des bovins et ils sont des cultivateurs. C’était la disposition des choses ici. Quand ces gens sont partis, la communauté a décidé d’occuper ces places. Et ce sont ces pères (catholiques) qui ont été les premiers qui ont décidé de travailler les terres qui se trouvent au sud. Quand ils ont demandé de faire le travail que nous faisons, et si je ne me trompe pas, peut-être qu’ils se sont introduits aussi aux environs de 1994 ou de 1995. Si je ne me trompe pas puisque je ne me souviens pas de la date. Et la communauté a réfléchi que « qu’est-ce qu’on va faire avec cet étranger qui vient de Namakia puisqu’il semble qu’il va accaparer tout le territoire de Belavenona » puisqu’ils ont adopté comme limite la route où les automobiles circulent, et aussi l’Ambatomainty et Mangasoaravo au Sud. Et « comment on fera donc » ? Ah ! Il faut que certains parmi nous en prennent chez lui ! Et c’est pour cela que la communauté a pris Ampambabe et au moins Belavenona serait à nous et laisser Bemanary pour eux et Belavenona serait à nous où nous pourrions faire des cultures. Et on a donc effectué les travaux ! On a vraiment travaillé ! Mais il était fâché et nous a poursuivi ! Et le sous-préfet est arrivé ici puisque c’était encore pendant la période des fivondronana mais non des régions, il était venu pour une visite, il a fait une reconnaissance ici, on s’est révolté que « pourquoi vous offrez une grande espace pour les étrangers et nous qui sont les propriétaires n’auront pas ! Laissez faire tout le monde ». Et on a fait la reconnaissance, c’était aux environs de 1990 ou 1993 si je ne me trompe pas, qu'on a fait la reconnaissance foncière dans cette région. Mais nous avons toujours cultivé même qu’on n’a pas obtenu et on a intensifié nos cultures puisque parmi nous, les uns restaient et les autres descendaient. On a morcelé les terres. C’est comme cela et on a décidé « faisons ceci comme une sorte de réserve ». C’est ce qu’on appelle « Réserve de Forêt ». C’est après qu’on a contacté l’Etat pour l’effectuer et le PEDM arrivait qui a pris les responsabilités de « nous allons fonder ensemble un VOI, cherchez le nom de votre association » et c’est pour cela qu’on a donné le nom de HERIFANAVOTANA. C’est ainsi que la vie s’était déroulée ici (K5A, 159-161).
Les associations de charbonniers constituent dans ce contexte un instrument spécifique aux communautés de migrants. Elles sont en même temps des « associations d’originaires » (cf. Rajaonarison, 2002) ce qui fait que les autochtones n’y adhèrent généralement pas. Selon les témoignages, les autochtones refusent d’entrer dans les groupements :
Beaucoup viennent du sud. Des Antandroy, des Tsimihety, ce sont les plus nombreux. Les Sakalava n’entrent pas dans les groupements. C’est pourquoi nous sommes aussi formalistes, ce sont les autochtones, qui ne veulent pas s’associer mais exploiter peu à peu, ce que nous n’acceptons pas. Puisque l’administration nous a octroyé cette autorisation. L’Etat les entraîne à s’associer, à protéger notre forêt, mais ils ne le font pas, finalement nous Tsimihety, ceux un peu plus bas, et ceux de l’autre côté, nous nous regroupons, Betsirebaka, et protégeons cette forêt. Mais les autochtones ne sont pas entrés dans l’association. Je ne sais pas, je ne sais comment l’expliquer ces autochtones (tompon-tany) nous utilisent. Nous nous sommes les étrangers (olom-piavy), et nous allons dominer sur leurs terres, c’est peut-être cela. C’est ainsi que je le vois. Parmi eux, il n’y a pas beaucoup de charbonniers (Marolambo, D1B, 9-10).
A la mentalité pionnière qui caractérise en particulier mais pas exclusivement les Antandroy, on pourrait opposer le modèle de la « transhumance personnelle » qui caractérise l’esprit de la coutume des Betsirebaka, c’est-à-dire des peuples provenant de la côte Sud-est de Madagascar. Par contraste avec la composition polarisée des associations dans le cas précédent, dans le cas de de Mangatelo (territoire de Manaribe), tout le monde est membre qu’il soit ou non « étranger » dans la mesure où personne n’est « autochtone », la communauté locale étant une mosaïque de groupes transhumants. Selon la définition de Y. Droz et B. Sottas, la transhumance personnelle a pour but de mettre à profit différentes niches écologiques ou différentes opportunités sociales ou économiques. Pour ce faire, certains membres de la famille étendue circulent entre ces lieux pour élargir l'éventail des moyens de subsistance. La transhumance personnelle comporte donc le recours aux niches sociales qui existent sous la forme de noeuds d’un réseau familial. Selon les auteurs, cet ensemble d'îles naturelles et sociales disséminées entre les villes et les campagnes, entre les régions d'altitude et de savane, constitue un « archipel vertical ». Les deux aspects de la circulation familiale, la transhumance personnelle et l'archipel vertical, forment un seul ensemble de pratiques sociales (Droz et Sottas 1997).
Pour comprendre cette structuration des communautés de transhumants Betsirebaka, il est nécessaire de rappeler quelques faits de l’histoire économique coloniale de la région de la Basse-Betsiboka. L. Jacquier-Dubourdieu décrit comment les concessionnaires coloniaux, pour conserver leurs ouvriers, mettaient à la disposition de ceux-ci certaines parties non exploitées de leur propre domaine foncier. Les migrants, en même temps qu’ils travaillaient comme main-d’œuvre salariée, pouvaient ainsi produire leur vivrier et garder quelques bœufs en tant que petits paysans. Ainsi se constituèrent des besoins qui poussent les « Betsirebaka » et plus tard les Antandroy, à rechercher des terres pour leur propre compte, sur le domaine colonial puis, à défaut, sur celui des « réserves indigènes » où était cantonnés les autochtones (Jacquier-Dubourdieu, 2002 : 295).
Les stratégies poursuivies par les transhumants contemporains répondent à une logique similaire. Nombreux sont nos interlocuteurs charbonniers qui disent être venus d’abord pour travailler comme journaliers sur les rizières de la plaine de Marovoay. Pendant qu’ils y travaillent ils prospectent les endroits sur les hauteurs attenantes à la plaine pour y trouver une terre de culture de moindre qualité mais qui n’est pas encore appropriées par personne. Après y avoir travaillé comme journaliers pendant une ou deux années, ils peuvent décider de s’installer plus définitivement dans la région en cultivant du maïs ou du manioc, du riz pluvial si c’est possible, sur la nouvelle terre pionnière qui leur appartient en propre. La petite agriculture sert uniquement à l’autoconsommation. En parallèle ces pionniers pratiquent le charbonnage qui génère un revenu monétaire minimal plus ou moins permanent. Dans les zones plus basses où l’eau est suffisante pour cultiver des tomates ou d’autres légumes vendus à Marovoay, les gens produisent proportionnellement moins de charbon. Dans les zones où la plupart des terres cultivables sont déjà appropriées, les arrivants pratiquent le charbonnage, exclusivement ou en combinaison avec le métayage. L’installation pionnière sur les terres attenantes à la plaine et situés près de la limite du Parc national constitue la deuxième étape de la trajectoire d’ascension sociale d’un paysan sans terre arrivant dans la Basse-Betsiboka à la recherche de quoi vivre. En nous fondant sur une centaine d’entretiens individuels nous estimons que ce modèle d’immigration rend compte de la situation d’au moins la moitié des effectifs des groupes territoriaux et, par conséquent, des membres des associations de charbonniers. On observe une hiérarchie ascendante des statuts sociaux avec à l’échelon le plus bas ceux dont la présence sur le site ne dépasse trois ou quatre ans :
Je ne suis pas d’ici mais d’Ambovombe, dans la province de Tuléar ! Je suis donc Antandroy. Et je suis venu ici pour gagner de l’argent. Donc pour me subvenir. C’est pour vivre et arrivé ici je me suis donné à l’agriculture et installé. Je me suis habité avec la famille qui se trouve ici ! Et c’est comme ça que je suis arrivé ici. Il peut y avoir trois ans que je suis venu ici. C’est par un ami que je suis arrivé ici à Ankazomborona, et c’est un ami qui m’a conduit ici et il s’agit déjà pour moi de faire le charbon. Je n’ai jamais fait de l’agriculture mais je travaille ici pour faire du charbon, durant ces trois années (Soamandroso, M6A, 198).
La plupart des gens à Morafeno venaient presque tous du Sud-est. Les gens différents sont nombreux par ici ! Les Betsileo par ici ! Les Betsimisaraka par là ! Les Tsimihety par ici ! Et nous sommes peu nombreux de d’être né ici. Presque tous venu de l’extérieur et arrivé ici ! Venus par ici ! (M5A, 165-66)
Je suis arrivé ici il y a deux mois peut-être et il y a longtemps que nous ne nous sommes pas revus. Je suis de nouveau ici pour gagner de l’argent et je dois continuer jusqu’à ce que je rentre. Les gens cultivent parce que c’est la période de s’occuper de la riziculture et c’est pareil pour moi aussi. Le charbon est mon activité principale et je le fait avec l’association. Ici, les gens cherchent à gagner un peu (Manganabily, M6A, 217).
Le parallèle avec les migrations de la période coloniale n’est pas anecdotique. Une partie significative de nos interlocuteurs notamment les Betsirebaka, qui constituent le groupe le plus nombreux sur le territoire de Manaribe (association Mangatelo), disent faire exactement comme leurs parents ont fait. Ils sont venus ici « pour chercher » et ils ont l’habitude de « rentrer au village » quand ils ont trouvé ce qu’ils cherchaient, et de revenir pour « chercher » à nouveau :
Nos parents sont venus ici! Mais nous sommes des gens qui sont des étrangers ! « Olo manga » ! Des gens qui cherchent dans cette plaine de Marovoay mais nous pouvons rentrer quand il faut rentrer chez notre région d’origine. Nous sommes originaires de là bas ! Au sud des régions Betsirebaka. Nos parents étaient ici autrefois ! Ils ne sont pas nés ici mais nous sommes nés ici. Et nous y sommes donc déjà. Ils ont travaillé ici et nous les avons suivi et nous avons fait comme eux aussi. Ils ne sont plus là mais ils sont retournés dans leur village et il n’y a plus que nous ici. Ils sont déjà morts et c’est pour cela qu’on dit que « ils se sont rendus dans leur village » ! Et ce sont nous qui sommes restés ici. On ira là bas ! Notre patrie [tanindrazana] se trouve là-bas ! Selon les travails ! On ne saura pas : prochainement ! C’est une tradition qu’on travaille ici et on retourne après dans la patrie et on revient après. Il y a plusieurs places et on y va et on retourne après. Mais on ne peut pas quitter totalement cet endroit. Et voilà ! On ne connaît rien ici mais ce qu’on sait c’est que «notre patrie se distingue »[245]. Mais on travaille ici ! C’est la façon dont les autres l’expriment ! On travaille ! C’est l’expression des autres ! Ce n’est qu’un exemple. Est-ce que nous cultivons sur les terres que nos parents ont cultivées ? Oui ! Seulement elles ! Les rizières ! On peut dire que nous sommes ici comme propriétaires ! Puisque les places sont encore libres et vastes et vous pouvez donc étendre (Bepako, M4B, 127-29).
Je suis originaire de Vangaindrano ! Et mes parents m’ont amené ici depuis que je suis enfant ! Je vais là-bas seulement pour visiter ma famille ! J’avais déjà des membres de la famille ici et je les ai contactés et ils sont repartis chez eux à Bevilany et c’était moi seul qui suis resté ici ! Celui là est mon frère cadet ! C’est mon frère cadet et celui qui est déjà un peu grand est aussi mon frère. On a créé des terrains pour cultiver lorsqu’on est arrivé ici ! Je cultive actuellement du riz ! Je cultive ici. Mais je n’ai pas pu en faire, les arbres poussent rapidement, ils sont déjà comme ceci après un an de coupe, celui qui est un peu court et se trouvant ! À l’est ! Voisin de celui qui est déjà exploité ! Mes amis ont décidé de leur terre que « je pars et je vous laisse mes terres ». J’ai tout de suite contacté le président de l’association lorsque j’étais arrivé ici, et je me suis adhéré à l’association, je ne suis pas resté les bras croisés puisque le métier des gens ici c’est le charbon ! On fait ce que les gens font et j’étais donc obligé de participer dans la production de charbon. Je suis donc membre de l’association (Morafeno, M3A, 76-78).
En vérité il s’agit du Sud ! Plus au sud encore qu’Antananarivo. Et c’est pour gagner de l’argent que nous sommes venus ici et nous sommes donc arrivés ici pour gagner de l’argent et c’est ici que mes parents se sont donc installés. Nous sommes vraiment d’ici ! (M4B, 190)
Moi, je suis originaire d’ici mais je ne suis pas un étranger. Les parents viennent de très loin. Dans le district de Midongy sud et aussi dans le district de Befotaka. C’est de là bas que mes parents viennent. Oui ! Ils étaient partis de là-bas depuis longtemps ! Et c’était ici qu’ils s’étaient mariés et nous enfantait. Nous sommes donc comme le gardien du village car c’est ici que nous sommes nés ! Oui ! Depuis que je suis né je suis toujours resté ici et je me suis marié ici et ce sont tous mes enfants qui se trouve ici à la maison. Je n’ai jamais visité d’autres terres jusqu’ici. Oui ! On a toujours exercé l’agriculture, et les parents n’ont pas l’habitude de faire du riz « jeby » mais ils sont habitués á faire du riz pluvial. Mais c’est peu après que l’eau de pluie n’est pas beaucoup apportée et ça se passe comme ça ! Il y a une année ou la terre ne produit plus assez ! (Soamandroso, M6A, 210-11)
Mais le modèle « betsirebaka » n’est en aucune façon exclusif de transhumants personnels venant d’autres régions de l’île. Ecoutons d’abord un transhumant Betsileo de la deuxième génération :
Je suis fils d’un Betsileo de Fianarantsoa ! Région de Fianarantsoa et District d’Ambohimahasoa et Firaisana d’Alarobia Ambohiposa ! C’est à cause du travail. Il n’y a pas d’autres travaux ici et on travaille pour remplir nos ventres. Je pense et je n’espère pas rentrer chez nous avec de l’argent puisque c’est la réalité que je viens de vous dire tout à l’heure et nous n’avons pas peur de l’évoquer mais nous sommes enfants des gens de là-bas mais nos parents ont vécu ici mais c’est là bas que j’étais né mais j’ai grandi ici et j’ai vécu ici durant vingt huit ans (M5A, 181).
Ecoutons ensuite un Tsimihety qui prend soin de ne pas prononcer le terme qui sert de marqueur ethnique :
Certains viennent de Fianarantsoa ! Les uns viennent de Tanà ! Les autres viennent de n’importe quelle région mais nous, nous sommes originaires de Mahajanga. Nous étions toujours ici, mais nos parents sont originaires de Mandritsara, c’est encore une région de Mahajanga (Bepako, M4A, 117).
Ou encore un Sakalava qui ne revendique, il faut bien le noter, en aucune manière son « autochtonie » bien que nous nous trouvions en pays sakalava :
Merci beaucoup Monsieur, c’est donc une sensibilisation pour les communautaires. Nous vous remercions beaucoup, et nous n’avons pas peur mais c’est une sensibilisation des paysans ! On peut dire que j’étais ici depuis longtemps mais je ne suis pas un natif d’ici mais je suis en quête de ce qui peut me faire vivre. Oui ! Je suis en quête de richesse mais je ne suis pas originaire de cet endroit mais de Majungà ! A Ambalakida ! Et j’ai donc suivi mes parents à Marovoay ! Ici ! Et j’ai grandi ici ! J’avais quinze ans quand on est parti et mes parents sont morts lorsque j’avais vingt ans et je me suis installé ici jusqu’à maintenant. J’étais toujours ici puisque j’ai actuellement trente-six ans (Morafeno, M3A, 86-87).
A lire ces témoignages on peut se demander si le modèle de la transhumance personnelle n’est pas avant tout une idéologie d’acteurs plutôt qu’une modalité réelle d’organisation des rapports économiques et politiques de la mobilité. Quoique les transhumants disent concernant leurs intentions, espoirs et idéaux, le fait est qu’un nombre significatif de nos interlocuteurs sont des enfants de parents immigrants nés sur place. Le fait qu’ils continuent à entretenir des relations avec les familles de leur terre ancestrale ne change pas la donne d’un transfert massif de populations du Sud-est au Nord-ouest de l’île. L’idéologie de la transhumance sert ainsi à définir la structure communautaire sur le territoire d’arrivée autant que la structure de la mobilité entre lieu de départ et lieu d’arrivée elle-même. Aux transhumances au sens premier s’ajoutent les transhumances secondaires à l’intérieur même de la région d’accueil. Elles sont dues aux aléas du climat tropical ou aux évictions forcées suite à la création du Parc national. Ce sont là des facteurs structurants des communautés locales qui sont loin d’être négligeables :
Le village de Bepako existait depuis six ans ! Mais la véritable place c’est Manaribe, c’est le village des diaspora. Les gens travaillent dans la rizière. Puisque beaucoup de personnes possèdent ici de rizières et ils font de la riziculture pluviale et de la riziculture de contre saison et les gens préparent donc leurs rizières et ils se rassemblent à la rizière qui se trouve en bas. Et le grand village est donc devenu une ruine. Mais nous sommes entièrement dans la période de culture. Les gens qui possèdent ici se déplacent ici ! Et ils y a encore d’autres villages dans l’autre coté et c’est là bas qu’ils travaillent. Ceux qui possèdent donc des rizières là bas habitent là bas ! et les gens se sont donc installés aux environs de leur rizières. On n’est pas des immigrants si nous disons que nous sommes des immigrants puisque l’endroit, puisque je suis venu ici pour travailler, à Manaribe. Mais notre terre d’origine est du sud et nous sommes des Betsirebaka. Nous venons de Vohibe ! Au Sud-est ! C’est ce qui concerne nos parents mais nous, tous leurs enfants, nous étions nés ici et il n ‘y a pas de Sakalava ou d’autres ici mais nous ! Ce sont donc tous des Betsirebaka qui ont défrichés les terres ici et nous avons défrichés les terres qui semblent humides. Mais notre région d’origine c’est la région sud-est. La production de charbon est une ressource financière. Il y a des gens qui ne font que du charbon. Les autres cultivent et produit du charbon à la fois ! (Bepako, M4A, 108-110)
Nous avons habité autrefois dans la forêt. Vraiment dans la forêt ! Lorsque nous vivions là bas, nous restions là bas durant long temps, mais dans la prairie. Nous habitions en bas ! Et aussi à Ambohitromby ! Et nous nous sommes déplacés ici lorsque le cyclone Kamisy est arrivé, nous nous sommes déplacés dans la forêt ! Nous restions là bas ! Nous restions la bas ! Durant longtemps ! Pendant huit ans ! Et lorsqu’ils arrivaient, alors « vous devriez quitter cette forêt puisque c’est une forêt tabou ». Ils nous ont renvoyé de la forêt et nous nous sommes déplacés ici et nous avons construit ce village. Nous sommes vraiment originaire d’Ambohitromby ! A ambohitromby, de l’autre rive de Kamoro est qu’ils appellent Andranomamy ! Et je suis venu ici pour travailler ! Pour faire du riz de contre saison ! Nous étions à Ambohitromby autrefois ! Et nous nous sommes déplacés ici pour travailler ! Mais tout était détruit lorsque nous sommes arrivés ici ! Et on est reparti pour chercher des places où on peut s’installer. Et nos parents étaient décédés ici ! Et nous n’arrivons pas à nous installer là haut mais nous sommes restés ici. Oui ! Nous sommes ici ! (Morafeno, M3A, 97-98)
Il y a enfin la catégorie des originaires sans identité sociale clairement établie ce qui ne les empêche pas d’être reconnus comme membres du groupe territorial coutumier :
Nous ici comme moi aussi nous habitons depuis longtemps ici. C’est ici mon père ! C’est ici ma mère et ils sont tous déjà mort. Et c’est devenu la terre des ancêtres on n’a pas d’autres terres. C’est comme ça que nous sommes installés ici mais les personnes qui habitait avant on ne les connaissait pas car c’est eux qui nous ont donné naissance. Mais ils ne sont plus là, ils sont déjà mort et c’est maintenant nous qui nous trouvons ici. Peut être qu’ils sont venu pour travailler, mais je ne me souviens pas du tout de mon père, je suis du « zazatany » [enfant de la terre]. Pour les sakalava c’est du « zazatany ». Mon père est un inconnu c’est ma mère qui est originaire d’ici mais elle a aussi une autre origine. C’est là bas à Beronono (M5A, 167).
Les usages contrastés de l’ethnicité par les groupes pionniers et les groupes de transhumants suggèrent que le seul trait commun des associations de charbonniers dans les deux cas de figure est de constituer un filet de sécurité qui répond à une stratégie de minimisation de risque économique. En termes plus concrets, quand la production de manioc et maïs n’est pas suffisante pour nourrir tout le monde on vend du charbon pour acheter de la nourriture. En revanche, ce qui varie d’un cas à l’autre est la façon dont cette fonction de sécurisation économique s’articule à la construction d’une identité politique à l’échelle locale. En effet les communautés de « pionniers » et de « transhumants » regroupés en associations de charbonniers de type occidental ne renoncent pas au projet de fonder une « terre du lignage » qui constitue dans la conception malgache une légitimation indispensable de la propriété familiale acquise par le défrichement suivi de la mise en valeur de la terre. En cela les associations de charbonniers peuvent être considérés comme un mécanisme équivalent à l’endogamie de terroir des clans du corridor forestier près d’Ambalavao (chapitre 6), et aux contrats agraires entre pionniers aînés et pionniers cadets observés dans les forêts du Sambirano (chapitre 5).
Lorsqu’on pose la question aux gens pourquoi ils ont choisi d’adhérer à l’association, ils répondent fréquemment par deux explications. Les associations facilitent la reconnaissance par les autorités des activités économiques quotidiennes des membres, en particulier la fabrication de charbon de bois. Grâce aux associations, l’administration ne doit pas aller chercher l’argent des redevances chez chacun individuellement, ce qui rend plus aisé le rapport entre les populations et les autorités. La question de l’occupation des terres est rarement évoquée spontanément. Les arguments du revenu monétaire complémentaire et de la reconnaissance administrative du charbonnage renvoient au même besoin de régulariser la situation précaire d’une population locale qui est constituée presque entièrement d’immigrants et dont l’arrivée dans la région dépasse rarement une trentaine d’années avec pour objectif de s’installer dans la proximité immédiate ou à l’intérieur d’une forêt récemment devenue parc national.
Dans la zone périphérique d’Ankarafantsika, les stratégies liées à la carbonisation et à la colonisation agraire sont toujours complémentaires. C’est-à-dire que le charbonnage s’inscrit dans un projet de conquête de l’espace, à la différence de ce qu’on constate dans les communes rurales plus près de Mahajanga où les migrations jouent un rôle beaucoup moins important et où l’occupation de l’espace ne constitue pas un enjeu majeur. Mais même dans un contexte global dominé par les migrations agraires, le rôle des associations de charbonniers varie considérablement en fonction du type de communauté locale préexistant sur le territoire d’accueil. Les stratégies de reconnaissance de migrant ne s’expriment pas de la même façon selon que le territoire d’accueil est un terrain forestier vierge ou un espace qui est déjà occupé par des autochtones ou des immigrants de la génération précédente.
La question de l’intégration des étrangers aux sociétés sakalava de la Basse-Betsiboka se pose à partir du moment où les immigrants revendiquent le libre usage ou la pleine propriété de terres considérés comme partie du « domaine ancestral » des Sakalava (Jacquier Dubourdieu, 2002 : 289). Il faut cependant se garder d’une interprétation trop littéralement « foncière » de l’ancestralité politique sakalava. Dans la plaine de Marovoay en proximité de laquelle se situent les deux territoires de Manaribe et de Marolambo, le système de production sakalava traditionnel centré sur l’élevage extensif est mis en concurrence avec une agriculture permanente qui lui est imposée de l’extérieur depuis près de deux siècles.
Les premières migrations suivent les voies fluviales empruntées par les armées de Radama Ier en 1824. La colonisation merina des terres fertiles de la plaine se poursuit tout au long du 19ème siècle. L’administration coloniale s’intéresse elle aussi à la plaine de Marovoay devenue l’un des greniers de riz de Madagascar. Dans les années 1920, les grands travaux d’aménagement furent à l’origine de migrations massives depuis le centre, le Sud-est et le Sud de l’île vers l’ouest. Une spécialisation s’opérait alors entre migrants. Les Merina et Betsileo sont incités par l’administration et les colons français à s’enraciner comme métayers sur les périmètres de colonisation vouées à la riziculture irriguée, tandis que les originaires du Sud-Est, désignés collectivement par le terme « Betsirebaka » et du Sud, les « Korao », sont engagés sur les zones de plantation industrielles désertées par les Sakalava qui fuient le salariat. Cette première vague de migration massive est suivie à partir des années 1950 et 1960, par celle des Tsimihety (du Nord de la province de Mahajanga) qui obéit à une stimulation d’ordre essentiellement démographique. Contrairement aux gens du Sud-est, qui visent le retour dans leur pays d’origine, les Tsimihety poursuivent une véritable politique d’expansion territoriale (ibid., p. 294-95). Mais ce ne sont là que des tendances correspondant à l’idéal de soi poursuivi par chaque groupe particulier.
Malgré la spécificité ethnique des stratégies migratoires, on peut estimer que tous les descendants non originaires confondus constituent déjà à la fin de la période coloniale près de la moitié des effectifs de la Basse-Betsiboka. Ce n’est donc plus dans la « société sakalava » mais dans une société transformée par plus d’un siècle de construction nationale que devront s’intégrer, au moment de l’accession à l’indépendance du pays, les nouveaux immigrants venant toujours principalement du Sud-est et du Sud. Les modalités du fonctionnement des associations de charbonniers ne sont que l’expression de ces stratégies d’intégration dont le discours sur la société civile ne rend pas compte. La manière dont les dynamiques associatives articulent un projet identitaire est révélatrice des problèmes que soulève le terme société civile dans le contexte africain postcolonial.
Ici comme ailleurs, le concept de société civile prend son sens par opposition dialectique au concept d’Etat[246]. Puisque l’enjeu politique est la domination exercée à travers cet arrangement institutionnel particulier qu’on appelle « l’Etat », la légitimation de cette domination (son acceptation par les dominés) suppose de définir et d’imposer des limites à la violence étatique. Dans une telle perspective une « société civile » ne peut émerger sans qu’il y ait des espaces où les idées d’autonomie, de représentation et de pluralisme peuvent être articulées publiquement et où les gouvernés jouissent de droit subjectifs les protégeant de l’arbitraire à la fois de l’autorité politique et des groupes d’ancestralité ou de leurs équivalents contemporains[247]. En l’occurrence, la foresterie participative se propose de restituer à des populations locales constituées de migrants la gestion des ressources ligneuses que l’Etat forestier colonial leur aurait confisquée. La reconnaissance du « pluralisme en foresterie » insiste sur la nécessité de faire évoluer la mentalité des forestiers en les familiarisant avec un style d’intervention moins répressif. Mais le fait que les associations paysannes sont un phénomène courant dans le contexte analysé n’implique pas en soi qu’il y ait « société civile » au-delà de la simple existence de groupements autonomes remplissant une diversité de fonctions sociales dont celle d’intégration des étrangers dans la société d’accueil[248].
Dans le cadre du « système des projets », des associations émergent souvent en nombre proportionnel aux financements d’aide internationale disponibles pour certains secteur sans vraiment répondre à une demande sociale locale indépendante de l’intervention étrangère. Selon certains analystes des politiques de réduction de la pauvreté ce seraient les organismes d’aide internationale qui fabriqueraient artificiellement une « société civile » pour légitimer leurs interventions dans les pays receveurs (Haubert, 2000 ; Howell, 2000). L’instrumentalisation des associations paysannes par les administrations étatiques et projets d’aide étrangers n’épuisent, pas plus que leur rôle d’encadrement des activités économiques, une analyse sociologique du fait collectif massif qu’elles représentent en Afrique rurale (Olivier de Sardan, 1994 : 5). Au-delà des dérives toujours possibles des projets d’aide, les pratiques décrites dans ce chapitre montre que selon le contexte, les associations paysannes remplissent en même temps différentes fonctions relativement indépendantes les unes des autres. Les associations de charbonniers deviennent parfois des acteurs économiques au même titre que la famille élargie traditionnelle à laquelle elles se substituent en partie. En même temps elles remplissent des tâches fiscales en jouant un rôle d’interface avec les services étatiques qui cherchent à les mobiliser pour le contrôle et la taxation forestiers. Mais ces diverses fonctions apparaissent secondaires par rapport à l’utilité que les associations villageoises peuvent avoir pour résoudre le principal problème des communautés pionnières et transhumantes :
Ce qui nous intrigue, vous apportez votre enseignement, d’après ce qu’on a dit tout à l’heure, nous faisons ce charbon, c’est l’association ! Pour mener la vie et pour faire face à l’insuffisance ! Nous ne possédons pas de terre ! Mais si nous possédons de terre pour survivre ! Le charbon c’est un labeur ! C’est vraiment un travail difficile puisqu’on joue avec le feu, mais nous sommes obligé d’en dépendre puisque nous ne possédons pas de terre, par conséquent, on ne peut aussi cultiver dans la forêt de Garafantsy ! Nous, comme moi, nous avons cultivé là bas pour notre survie puisque l’Etat a dit que « cultivez sur les terres humides que vous trouverez », et on a pu ! Et c’est vraiment le Chef forestier Jaotsanta qui nous a guidé dans la forêt pour cela. Mais on ne l’a pas pu dans la forêt un peu plus tard (Membres de l’association d’Ambatomasaja, Commune rurale de Marosakoa, M7A, 252-55).
Dans les circonstances évoquées d’une colonisation agraire liée au transfert de populations du Sud-est vers le Nord-ouest de l’île, le référent précolonial ne renvoie plus à un système de production « autochtone » en concurrence avec un système de production « allochtone ». L’identité autochtone sakalava de la Basse-Betsiboka n’est donc plus aujourd’hui un référent foncier. Elle joue un rôle politique relativement indépendant des rapports fonciers, par contraste avec les représentations de la royauté précoloniale des clans betsileo du corridor forestier qui restent structurantes sur le plan des relations foncières locales. Si différenciation sociale il y a dans les conditions d’accès à la terre et aux ressources forestières, ce n’est pas dans l’ancestralité politique sakalava qu’il faut la chercher mais dans la dynamique propre de la colonisation agraire[249]. A la différence des communes rurales près de Mahajanga où les dynamiques migratoires jouent un rôle plus effacé, le charbonnage dans la région d’Ankarafantsika s’inscrit dans un projet de conquête de nouveaux espaces agricoles. Les stratégies d’appropriation foncières mises en œuvre par les communautés pionnières et les communautés transhumantes et donc leur façon de se servir des associations de charbonniers ne sont pas les mêmes. Tandis que les premières cherchent explicitement à fonder une terre ancestrale, les secondes se considèrent étrangers dans un groupe territorial composés de descendants d’étrangers, alors même qu’ils accèdent après un certain temps à la pleine propriété coutumière des terres.
Pour rendre plus explicite la différence qui existe sur le plan de l’organisation foncière entre les communautés de pionniers et les communautés de transhumants, nous nous appuyons sur une distinction introduite dans notre analyse des contrats agraires dans le Sambirano (chapitre 5), entre acquisition quasi-originaire et acquisition quasi-dérivée du droit coutumier de propriété foncière. Dans le cas des pionniers cela signifie que l’accession aux droits fonciers se fonde sur un acte matériel d’appropriation suivi d’une mise en valeur plutôt que sur une négociation des statuts juridiques du sol et de l’ayant droit. Cela ne signifie pas que les pionniers n’aient nul besoin de sécuriser leurs droits fonciers en faisant appel à une autorité tierce, mais que les objectifs d’installation du groupe sur le territoire et d’appropriation des patrimoines familiaux sont poursuivis directement à travers les associations d’originaires puis de charbonniers, plutôt qu’en passant par des relations contractuelles avec les propriétaires coutumiers sakalava exerçant des droits traditionnels de pâturage sur les espaces concernés. Quand nous demandions aux membres de l’association de Marolambo pourquoi ils avaient choisi de s’installer sur le plateau anciennement forestier de Belavenona plutôt qu’ailleurs, ils nous répondaient en effet que leur choix s’expliquait par la fertilité de cette terre qui promettait d’être un moyen pour éviter la famine et la souffrance des familles :
Nous l’avons préféré puisque une terre neuve comme telle est très fertile mais il y a une loi. Regardez bien ! Nous souffrons vraiment à propos de l’agriculture puisque les maïs manquent et aussi les maniocs et les autres ! Ils manquent. Il faut en acheter à cause de la dureté de la vie actuellement. Puisque les conséquences sont l’insuffisance de la récolte ! Sur le plateau, les cultures sèches manquent ! C’est comme çà ! Mais si la récolte est suffisante, le prix pourrait diminuer ! Mais si je vous dis qu’il y aurait une vaste étendue que nous allons travailler par le mode de tavy ! Ce que le président Ravalomanana a dit que le tavy ne peut plus être pratiqué, nous le comprenons même que c’est en français mais les autres ne nous comprennent pas ! Je crois que c’est clair pour vous et il faut laisser la production ! Pour faire diminuer la souffrance des ménages et pour faire diminuer la famine imminente. La terre est fertile puisque c’est plat ! Le sol est plat, c’est pourquoi qu’il est fertile. Mais ce n’est pas fertile si le sol n’est pas plat. Si le sol a un même niveau, horizontal, l’eau ne se perd jamais ! Oui ! C’est fertile ! Elle ne se perd pas. Revenez ici au mois de février ou en avril ! Vous verrez que nous ne sommes pas dans la famine ! Nous mangeons ce que nous voudrions puisque la récolte est en grande quantité à cette époque ! Ecoutez ! Cette chose ! Même que nous ne manipulons pas les papiers, on peut dire que nous sommes des ingénieurs de l’agriculture ! Mais nous ne sommes pas des ingénieurs puisque nous ne possédons pas de diplôme ! Mais nous connaissons très bien les sols fertiles et les non fertiles (Justin, Belavenona, K4B, 149-150).
Dans le cadre de l’association d’originaires puis de charbonniers de Marolambo, l’occupation du territoire forestier par des immigrants du Sud arrivés tous dans une même période qu’il faut situer entre 1990 et 1995 s’accompagne de l’appropriation de patrimoines fonciers familiaux par la distribution de lots personnels aux exploitants qui sont tous membres de l’association. Les notions d’une acquisition « quasi » originaire et « quasi » dérivée des droits que nous avons développé à partir des propos de R. Rarijaona sont confirmées en ce sens que l’appropriation foncière au niveau du groupe territorial et celle au niveau de l’unité d’exploitation ne forment qu’un seul processus :
La moitié des gens vient de Namakia ; les uns viennent de Marolambo, les autres viennent d’Anjobojobo. C’est comme çà. Au début, il n’y avait pas de répartition « ceux venants de tel endroit sont nombreux» c’est l’endroit qu’ils veulent où ils peuvent produire beaucoup et ils approchent pour y vivre. Mais Belavenona est déjà morcelé. Mais c’est seulement deux personnes qui possèdent le sud de ce grand pamba. Ce sont ces deux personnes qui sont propriétaires de là-bas mais le nôtre est morcelé en un hectare pour chacun. On y travaille. Celle ci appartient à une personne. Mais une autre personne est le propriétaire de ce qui se trouve à l’est de ce petit arbre. Là bas ! C’est à une autre personne. Chacun possède un petit morceau puisque c’est une association. S’il y a un membre de la famille qui arrive ? Mon frère qui est ici possède une place, il ne partagera pas ! « Je vous demande une place, je demande de faire du métayage ». Il fera du métayage puisque celui-là était déjà épuisé à fertiliser le sol et il devait donc demander une partie de la récolte, si c’est comme cela. Mais il n’y a plus de terre ! C’est totalement partagé ! Cela dépend du propriétaire mais dans le livre, si je ne me trompe pas, puisqu’il y avait des nouveaux à la fin, il y avait trente neuf dans le cahier de charge. D’autres l’ont ajouté, peut-être cinquante à la fin mais on ne sait pas à la fin. Mais dans le cahier de charge, il n’y avait que trente neuf. On a fait le partage et que chacun prenne sa part pour qu’il puisse s’en occuper. Ceux qui ne travaillent pas n’obtiendront pas. C’était comme çà. On a fait le partage pendant que c’était encore une forêt dense « le vôtre se trouve ici, ceci est à vous », comme çà, chacun nettoie ce qui lui appartient. On a fondé l’association lorsqu’on nous a avisés et on a fait le partage lorsque l’association était fondée. Et on a partagé à chacun et « tous ceux qui prendront part devrait être responsable, on enregistre son nom ici ». Pour travailler la terre ici. C’est pour cela qu’il existait ! Mais on doit le considérer comme la terre de l’association, et chacun travaille sur ce qui lui appartient. On n’empêche pas ceux qui peuvent utiliser des gens pour le nettoyage mais tout le monde doit s’occuper de ce qui lui appartient. C’est pour cela que « les gens qui arrivent à la fin doivent contacter ceux qui possèdent des terres pour métayer » Nous sommes peu nombreux ici puisque nous sommes dans la terre de l’autre association et nos invités doivent demander des terres à eux puisqu’ils ne sont que deux, il y a beaucoup de métayers là bas. Puisque les membres de nos familles demandent chez eux « offrent nous là dedans ». Ils n’arrivent pas à exploiter toutes leur terres mais nous en demandons chez eux. Ils ne sont pas dans l’association « HERIFANAVOTANA » mais ils sont membres d’une association que [Felton] a mis en place qui s’appelle « SOAFIAVY ». Et ils n’y inscrivent que deux noms de personnes ! Ils n’y inscrivent seulement que deux noms. Il n’y a qu’eux deux. Vous ne verrez que deux noms quand vous arrivez là-bas. Ils n’inscrit dans leur association que les gens qui viennent de leur terre d’origine. Il n’y a que les deux enfants et parents avec quatre mariés, qui sont les propriétaires de la terre immense. Lorsque vous demandez à eux de réunir les membres, il n’y a même pas une personne mais ils disent « ils sont pas là » ! Ce sont des gens qui sont chez leur région d’origine qu’ils inscrivent dans cette association. C’est pour cela que cette association n’est pas en règle (K5A, 161-164).
Comme il y a plusieurs groupe de pionniers, et de migrants antérieurs repoussés de la plaine fluviale, qui poursuivent une même logique de conquête spatiale, une compétition entre les deux associations s’ensuit naturellement. S’ajoute à cela que de nombreuses familles déjà installés dans les villages situés plus bas ont vu leurs parcelles détruites par les inondations et le changement du lit du fleuve Betsiboka. Ces familles qui sont souvent des immigrants plus anciens voient mal que des arrivants plus récents accaparent les terres les plus fertiles sur les hauteurs. Elles vont donc entrer en compétition avec les « étrangers » pour le terrain de Belavenona tout en gardant les terres qu’ils cultivent dans les bas-fonds. S’expliquent ainsi la transhumance saisonnière entre Belavenona et les terrains de plaine évoquée plus haut. L’intervention du PEDM qui « légalise » les associations d’originaires préexistantes sous la forme d’associations de charbonniers bénéficiaires d’un contrat de gestion n’est pas à l’origine de cette compétition foncière mais elle l’accentue dans la mesure où les villageois comprennent bien que le « contrat de gestion du bois d’énergie » confère un droit opposable à titre coutumier tant aux autres pionniers qu’aux prétentions de l’ANGAP visant à restreindre autant que possible les usages productifs dans la zone périphérique du parc. Toutes les catégories d’acteurs interviewés affirment que suite à l’intervention du PEDM, il y a eu une ruée vers les associations de charbonniers. La popularité de ce projet aux yeux des villageois ne s’explique pas seulement ni même principalement par la demande croissante de charbon de bois de la ville de Marovoay assurant un revenu monétaire permanent aux charbonniers, mais plutôt par la reconnaissance administrative d’un projet de conquête de terrain qui remonte à la fin des années 1980.
Peu de personnes l’avaient fait avant ! Peu ! Ce n’est pas tout le monde ! Mais c’est devenu nombreux lorsque la production est devenue légale grâce à la GELOSE. Mais peu de gens l’avaient effectué avant ! Je ne l’ai pas produit avant ! Nous ne nous y sommes pas intéressés ! Mais l’Etat l’a suspendu puisqu’il faut utiliser les foyers à gaz ! Mais les paysans ne peuvent pas même les gens de Marovoay ou de Majunga ! Et il n’y avait que peu de gens qui produisaient du charbon mais c’est devenu nombreux actuellement ! Et tout le monde le produit actuellement puisque c’est un moyen pour assurer la vie de sa femme et de ses enfants et il y a en plus la crise mondiale même qu’on trouve quelques jujubiers médiocres ! Ils peuvent vivre lorsqu’ils arrivent à produire trois sacs ! (Felton, K1A, 13)
Les Sakalava n’ont jamais quitté cet endroit puisque c’est vraiment leur terre ici, c’est leur terrain de pâturage, C’est la terre de leurs ancêtres et ils n’ont jamais émigré ! Mais ce sont les gens d’en bas qui ont immigré ici en premier mais j’ai fait une demande légale ! Officielle ! Et c’est moi et un Monsieur qui s’appelle Tsimanova qui habitait au nord de Belavenona qui avons effectué la demande ! Mais les gens se sont rués ici lorsque ils ont vu que les cultures ont produit normalement telle que « c’est productif ici, en haut ». C’était vraiment moi le modèle ! J’ai fait d’abord des essais ici ! J’ai fondé une association ! Je n’ai fait que des essais ici ! Mais ils sont venus ici lorsqu’ils ont vu que c’est productif ! A l’ouest d’Ambatomainty ! Puisque nous n’avons pas dépasser la limite d’Ambatomainty ! Mais il y en avait déjà à l’est d’Ambatomainty avant nous qui s’appelait « Andohany Ampitsarahan-tsakay », à l’est du marché mais qui se trouve encore très loin ! C’est très loin ! Et il y avait aussi les Pères de Tsiavony qui plantaient des cannes à sucre à l’est, là bas à l’est ! Il avait déjà des petits enfants et i était né ici ! Ce sont les gens que nous avons rencontré ici, mais nous ne nous sommes installés ici qu’en quatre vingt six mais j’ai contacté les agents forestiers de Marovoay et d’Amboromalandy lorsque j’ai rencontré Tsihamo pour leur dire « est-ce que vous donnerez l’autorisation à Felton de cultiver ici puisqu’il a demandé ce terrain » ? Alors « nous acceptons si c’est pour l’agriculture et l’élevage » alors « çà ne fait rien s’il demeurait avec nous » et les gens migraient peu à peu puisque les bords de Betsiboka deviennent inondés et les champs de cultures deviennent de plus en plus étroits et les gens montaient pour cultiver ici ! C’est pour cela que le nord est devenu peuplé ! Et ils ont obtenu la GELOSE lorsqu’ils s’y installèrent ! Ils ont donc protégé ! çà signifie que Belavenona n’est plus dans le parc ! Mais on le protège pour qu’on n’exploite pas la forêt pour qu’on puisse prélever ce dont on a besoin comme les bois et pour qu’on aille pas détruire Garafantsy ! (Felton, K1A, 7-8)
L’impopularité auprès des villageois des agents de l’ANGAP, qui comprennent bien que les charbonniers ne se sont pas installés dans la zone périphérique du parc pour faire de l’exploitation forestière durable, ne peut s’expliquer par leur seule crainte de perdre un revenu monétaire complémentaire pour « assurer la vie de sa femme et des ses enfants » et faire face à la « crise mondiale ». Du point de vue du droit coutumier, le discours sur le charbonnage qui reprend des bribes (les foyers à gaz) de la justification programmatique de l’intervention du PEDM apparaît comme un prétexte. Car l’association « mise en place » par le PEDM, bien qu’elle soit reconnue officiellement comme groupement de charbonniers, a pour principal objectif de légitimer la conquête de l’espace forestier par une communauté pionnière en même temps que l’appropriation foncière familiale par chacun de ses membres. Alors que dans le cas de Mangatelo la participation dans l’association concerne principalement le charbonnage, ici c’est de cette participation que dépend l’existence économique de la famille car elle est une condition nécessaire pour accéder au statut propriétaire foncier individuel :
Il faut seulement aller chez le chef du VOI puisqu’on a déjà demandé ce territoire. On a déjà demandé cette étendue autrefois, à l’époque où on a fait des enquêtes ! Et ils ont donc offert et le président du VOI a dit qu’il y a des arbres qui font ombrage aux cultures et il m’a dit qu’il faut que j’y aille là bas ! On n’obtient pas la terre mais elle sera cultivée ! Je suis donc membre et je dis donc que je prends un peu, et je vais l’exploiter pour la production de nourriture ! Vous pouvez donc y cultiver ! Mais faites attentions puisqu’on ne peut pas la vendre ! Vous pouvez obtenir une portion si c’est pour la culture afin de trouver de quoi à manger ! Là où il y a un pied ou deux pieds ou trois pieds qui ombragent la culture ! Si on va le faire donc, on va vérifier et puis on fait la demande et c’est lui qui vérifie que çà ombrage la culture et qu’on va les abattre ! C’est comme suit ! Chez le président des charbonniers ! La terre est titrée au VOI. Le président des charbonniers fera donc encore une demande auprès du président du VOI « ce sont mes ouvriers qui vont produire du charbon ». Et alors « est-ce que je peux demander l’autorisation pour qu’ils puissent produire du charbon ?» et c’est lui qui va délimiter telle que « ce sont les arbres qu’ils peuvent transformer en charbon pour qu’ils puissent obtenir de quoi à vivre ». Il y avait déjà des cultures ici avant l’exploitation du charbon ! Et vous voyez qu’il y a encore quelques tiges de maïs ! Mais même qu’il y a des arbres dans un champ de culture, on ne peut pas les couper sans autorisation ! (Justin, Belavenona, K4B, 144-146)
Nous avons fait l’hypothèse d’un mime de la société civile. En réalité font l’objet de ce mimétisme, outre la société civile, toutes les expressions modernes du rapport à l’union politique. Ainsi les pionniers reproduisent à l’intérieur même de l’association de charbonniers la « philosophie totalitariste » du droit forestier colonial. Ils doivent demander l’autorisation du président pour couper un arbre même si cet arbre se trouve sur un des lots individuels attribués aux exploitants, c’est-à-dire en dehors du terrain forestier que l’association est censée gérer en fonction d’un plan d’aménagement simplifié. On a vu plus haut que malgré les rapports conflictuels avec l’ANGAP, « chargée de la protection des forêts de tout Madagascar », les villageois se représentent leurs associations (de charbonniers !) comme des branches localisées de l’ANGAP. D’une part cette intériorisation de l’ordre postcolonial permet d’exercer un certain contrôle social sur la frontière forestière et de souder les pionniers qui n’ont pas d’identité sociale clairement définie sur le lieu d’accueil en une communauté nouvelle. D’autre part, elle permet de démontrer dans les rapports externes la conformité de leur projet social avec celui de la « communauté politique malgache » incarnée en l’occurrence par les personnages de l’agent forestier, des agents de l’ANGAP, des intervenants du PEDM.
Laissez-moi vous expliquer. Le PEDM a délimité des zones pour faire le charbon, qu’on peut couper même en-dehors de nos limites. Mais on ne peut aller au-delà d’une région appelée Matsaborigavo pour faire du charbon, en dehors, c’est enfreindre les lois d’après les autorisations délivrées par les eaux et forêts. C’est sans doute les eaux et forêts qui délivrent leur permission mais non plus le VOI ou l’ANGAP. Mais le VOI leur octroie quand même l’autorisation. Je pense qu’ils ne vont plus se procurer des coupons ici. Les leur proviennent des eaux et forêts. S’ils sont attrapés, tant mieux, sinon, si la permission des eaux et forêts suffit à les relâcher, tant mieux, si ça ne suffit pas, ça les concerne (Ambatobevomanga, D1B, 23).
C’était encore un terrain domanial ! En vérité, à propos de cette chose, elle fait partie de la Commune d’Anosinalainolona autrefois mais il y avait une commune autrefois mais l’état l’a enlevé. Et les gens du fokontany d’Ambatobevomanga et de Marolambo viennent ici donc, puisque ils étaient encore ensembles et c’était Antanambao, Anjobajoba et Amobihimena et Madirokantsy qui ont été ensembles ! C’est ici que se trouvait la forêt appelée Forêt du Gouvernement à cette époque, celui qui veut du bois de feu peut abattre ici, pour les bois de construction aussi, et on ne demande pas de permis sauf pour les palissandres. L’Etat a donné tout simplement comme çà, il n’a pas encore beaucoup défendu mais l’Etat l’a donné pour que les gens puissent y trouver du bois de feu et du bois de construction. Ce n’est pas inclus mais ils ont voulu étendre le parc jusqu’ici puisqu’ils ont vu qu’il y a des arbres ici. L’ANGAP protège beaucoup les endroits où se trouvent des arbres. Mais on a déjà délimité auparavant notre territoire mais ils veulent s’introduire ici pour obtenir nos terres. Ils n’aiment pas qu’on y cultive comme ceci mais ils veulent que les arbres y restent, mais les arbres ne nourrissent pas les hommes, ce sont les nourritures qui font que les gens soient rassasiés (K5A, 165-66).
Pour l’heure le problème de la concurrence entre usages productifs de l’espace et son usage pour la conservation reste posée. Le rôle de l’association de charbonniers de Marolambo ne se limite pas à régulariser les rapports avec le service forestier, elle consiste aussi à suppléer à et à préparer la future reconnaissance administrative du nouveau groupe territorial coutumier sous la forme d’un fokontany, circonscription territoriale de base.
Dans les associations de Mangatelo et d’Ambatomasaja dans la commune rurale de Marosakoa, les migrants arrivent en majorité du Sud-est (Betsirebaka) et du Nord (Tsimihety) de l’île. Nous avons vu que les Betsirebaka se distinguent par un modèle migratoire et de construction politique sur le lieu d’accueil qui prolonge l’identification comme « étranger » dans l’imaginaire, bien au-delà du temps objectivement nécessaire pour réaliser l’intégration à la communauté locale. Bien que cette dernière soit une création nouvelle issue des immigrations successives depuis la période coloniale, elle est perçue par les nouveaux arrivants comme une unité sociale qui préexiste leur arrivée et à laquelle ils doivent s’intégrer. A la différence des communautés pionnières qui s’inventent sur le lieu d’accueil en recourant à la forme associative, l’intégration des transhumants ne se réalise pas uniquement à travers les associations de charbonniers mais avant tout à travers les contrats agraires mettant en relation migrants aînés et migrants cadets, sur un mode comparable à celui que nous avons découvert dans le Sambirano (chapitre 6). L’objectif premier des arrivants est partout le même, ils cherchent à avoir accès à une terre de culture, mais la façon de s’y prendre est spécifique aux « transhumants personnels » :
Nous tous venons de Vaingaindrano, Manakara (Sud-est), Mampikony, Bealanana (Nord), nous sommes venus ici puisque Marovoay est un plateau où on peut effectuer la riziculture de contre saison et nous faisons du métayage autrefois quand l’activité charbonnière n’existait pas encore mais le métayer ne gagne pas beaucoup mais c’est le propriétaire qui est le bénéficiaire puisque c’est vous qui s’engage de toutes les dépenses, sauf les semences et c’est seulement ce que le propriétaire a comme charge! Et c’est pour cela qu’on a décidé que « créons une association puisqu’il parait que nous perdons comme métayers ! Pratiquons à la fois le métayage et l’activité charbonnière » Ici! En bas! Là-bas! Les autres ne trouvent même plus de terre à métayer, il n’y en a pas, leurs enfants arrivent et leurs terres ne leur suffisent plus mais nous ne trouvons plus de terre! Et le moyen par lequel nous faisons vivre notre famille c’est des petits services! Des petits services! (Membres de l’association d’Ambatomasaja, Marosakoa, M1A, 5-6)
Les migrants plus récents doivent accepter d’être les clients des migrants plus anciens qui sont leurs tuteurs. Ils doivent compter environ cinq ans pour passer du statut de client (migrant cadet) au statut de tuteur (migrant aîné). Durant ce temps, on leur refuse d’accéder à leurs propres rizières, mais ils doivent travailler sur les parcelles aménagées par d’autres. Par conséquent, ils dépendent pendant cette période plus que par la suite des produits forestiers de cueillette ou d’extraction pour satisfaire la consommation familiale. Les familles n’ayant pas encore accès à des terres de culture, ou seulement un accès dérivé du rapport avec d’autres familles, vont concentrer leur main d’œuvre sur l’extraction des produits forestiers. Le charbon est une source de revenu en attendant que l’on devienne membre à part entière de la communauté locale en accédant à la pleine propriété coutumière des champs de culture nécessaire à la subsistance familiale. L’association de charbonniers concourt aux objectifs d’appropriation d’une terre cultivable et d’installation plus permanente des arrivants, mais seulement de manière indirecte :
A propos ! Certains passent pour rechercher de quoi à survivre. Et ce sont les métayers ; je possède par exemple une rizière et il vient pour me dire que « offres moi une rizière afin que je puisse cultiver puisque je ne possède pas de rizière », des rizières pluviales par exemples. Et il peut donc négocier en tant que métayer. Et le riz serait partagé lorsque la récolte arrive. Mais pour nous qui habitons ici, nous sommes propriétaire de ce que nous récoltons sur nos terres. Mais les étrangers qui sont métayers, ils emmènent leur part et ils laissent là notre part. La plupart des gens qui se trouvent ici sont propriétaires, ceux qui ont défriché la terre (Bepako, M4A, 116).
On cherche quelque fois des terres chez les autres et on partage la récolte avec le propriétaire ! Mais je cultive aussi quelques fois sur mes terres qui sont des plaines et ce n’est pas la terre d’autrui mais la mienne que j’ai aménagée (M4A, 118).
Le mode d’accès à la terre sur le territoire de Manaribe (association Mangatelo) ne fait en quelque sorte que prolonger les trajectoires personnelles des transhumants. Avant de s’installer sur ce territoire, la plupart des gens avaient déjà travaillé comme journaliers ou métayers dans la plaine de Marovoay, mais après quelque temps, ils essaient de trouver leur propre terre et de s’installer définitivement dans la région. Ce genre d’histoire de vie est récurrent et le type d’organisation foncière qui lui correspond sur le lieu d’accueil a plusieurs implications pour le fonctionnement des associations de charbonniers. Le premier objectif des associations est de procurer au paysan un revenu monétaire. Selon les responsables de l’ANGAP, 95 % de l’argent qui circule dans les villages vient de la vente de charbon de bois. La participation dans l’association génère des revenus monétaires pour ceux qui n’ont pas accès à la terre ou seulement à travers le métayage. Le charbonnage est accessoire à la colonisation agraire ce qui explique que les gens continuent à en fabriquer lorsqu’ils ont déjà une terre, car ils auront toujours besoin de liquide. La production ne diminue qu’à partir du moment où la ressource forestière s’épuise.
Franchement ! Cette chose ! Même qu’on produit du charbon trois fois dans un mois, ce n’est pas mon activité principale mais je fais d’autres choses. On produit pendant quelques temps et on change d’activité après. Et là ! Je ne peux pas estimer la quantité minimale ou maximale mais la quantité maximale est de vingt sacs. Et c’est comme çà cette chose. Je ne me fixe pas dans ce travail mais il me sert à financer d’autres travails. C’est pour cela que je fais trois productions dans un mois (Bepako, M4B, 131).
En termes sociologiques, l’accès à la terre – le rapport d’équité entre migrants cadets et migrants aînés – est la variable qui détermine la quantité de travail restante qu’une famille investira dans l’extraction de produits forestiers. Si elle peut cultiver, ce sera relativement moins, si elle ne le peut pas ou seulement à des conditions moins bonnes, ce sera relativement plus. Le charbonnage est complémentaire avec une conquête de terre progressive par les migrants à travers plusieurs générations de transhumance personnelle. En termes « betsirebaka », la migration vers le Nord-ouest n’a jamais commencé puisque chaque génération « fait comme les parents ont fait », et elle ne prendra jamais fin puisqu’ils « vont retourner au village » alors même qu’ils habitent le Nord-ouest depuis des générations où ils acquièrent des droits fonciers permanents. Loin de reproduire à l’infini une catégorie « d’étrangers » de statut inférieur, les droits dérivés sont bien une façon d’accéder à la propriété foncière coutumière plutôt qu’à un simple droit de culture. L’acquisition est « quasi-dérivée ».
En même temps on observe des formes d’acquisition originaire pour certaines catégories de parcelles. Le deuxième objectif des associations de charbonniers est d’autoriser le défrichement de nouvelles terres. Cette affirmation ne contredit pas le modèle d’appropriation foncière « indirecte » qui vient d’être mise en évidence, car le métayage concerne seulement les rizières, tandis que les conditions d’accès aux terres moins fertiles sont moins restrictives
Si on a pu payer la cotisation, il n’y a plus beaucoup de discussion, mais c’est au président de voir. C’est le président qui règle ça pour voir « c’est là bas qu’il n’y a personne ». Si vous n’êtes pas membre de l’association, c’est autre chose ! Vous ne pouvez pas pénétrer ici mais si vous êtes membre vous pouvez parler au président « je vais cultiver » et « ah bon ! Ici c’est libre » (M5A, 166-67).
Avant de délimiter une parcelle et de la « nettoyer » en vue de la culture, il faut demander l’autorisation du président de l’association des charbonniers pour s’assurer que le terrain n’est pas encore occupé. On retrouve le rôle de service foncier de proximité des chefs de quartier et chefs de cantonnement forestier, exercé en l’occurrence par le président de l’association de charbonniers. Cependant la distribution foncière est beaucoup moins explicite que dans les associations de pionniers où il y a délimitation de lots individuels pour chacun des membres de l’association sur la base d’un plan croquis.
L’analyse des marchés ruraux de charbon de bois à Madagascar rejoint le constat général selon lequel on assiste, depuis une vingtaine d’années, à une recrudescence du mouvement associatif en milieu rural africain. Quelle que soit l’efficacité réelle de ces groupements, ils tranchent avec la résistance passive et la stratégie d’évitement ayant longtemps prévalu dans les rapports avec l’Etat et les intervenants extérieurs. Au contraire, ils cherchent une reconnaissance institutionnelle afin de pouvoir engager des relations avec l’administration locale, les ONG et les projets d’aide internationale qui, eux, voient dans cette attitude la preuve d’une capacité organisationnelle et d’une volonté « d’auto-promotion ». Les bailleurs de fonds rejoignent les ONG et projets dans leur désir de dialogue direct avec la « société civile », terme couramment utilisé pour désigner le secteur associatif, sans devoir passer par une administration publique qui est accusée de tous les vices. Les intervenants étrangers estiment que les associations paysannes peuvent, mieux que les services étatiques, assurer l’encadrement des producteurs, gérer les filières, diffuser les innovations, participer à l’élaboration des politiques publiques. Les actions relatives au bois énergie poursuivie par le PEDM partent du postulat que les ressources forestières seront de toute façon mises en valeur, donc mieux vaut en encadrer l’utilisation et le contrôle dans la perspective d’une « gestion forestière durable ». Mais cet objectif est concurrent avec les objectifs aussi bien des communautés pionnières et transhumantes, qui intègrent ces associations dans leurs projets politiques respectifs, que des interventions de l’ANGAP dans les zones périphériques du parc d’Ankarafantsika, qui visent à mobiliser la dynamique associatives dans un but de conservation de la nature. Or, selon la perception d’un charbonnier-pionnier,
Ce n’est pas bon ce que le projet ANGAP fait ! Ils sont tous légaux ! Que ce soit la protection par la GELOSE, c’est l’Etat qui a envoyé la GELOSE ici « vous irez là bas », c’est le directeur inter-regional qui se trouvent à Majunga qui les ont envoyé ici ! Et lorsqu’ils sont venus ! L’ANGAP est un projet ! Mais l’ANGAP ne devrait plus toucher rien lorsque des accords ont été conclu avec le PEDM, puisque c’est de l’argent, et les coupons sont légaux ! Ils viennent de là haut ! Et c’est ce qu’ils emmènent ! Et pourquoi ils les poursuivent encore s’ils produisent du charbon ? Il ne devrait pas y avoir de poursuite ! Mais ce que l’ANGAP devrait protéger dans cette chose est qu’ils devraient poursuivre les gens qui produisent du charbon à l’intérieur du parc, ils devraient les poursuivre alors « est-ce que c’est légal que vous produisez du charbon ici ? Est-ce que vous possédez une lettre d’autorisation légale», c’est ce qu’il devra demander mais non lorsque c’est dans la propriété des gens ! Mais ils poursuivent ! Nous acceptons cela ! C’est logique ! Il devrait l’abattre si çà ombrage sa culture ! Et ils n’abattent pas les arbres de la forêt protégée, ils ne touchent pas là bas ! Je le vois bien ! J’achète du charbon chez eux quand mes enfants qui habitent à Marovoay ou à Majunga manquaient de charbon ! Il y a un papier ! Il y a des redevances ! J’obtiens des coupons lorsque j’achète là bas et on obtient donc un papier ! Et ils nous donnent donc des papiers et vous pouvez transporter votre charbon par l’intermédiaire de ces papiers ! Ils vous donnent des coupons lorsque vous achetez des charbons ! Et ce ne sont pas des choses que les riverains de la forêt ont inventées ! Qui pourrait les inventer sauf des gens de la ville ! Et c’est ce que Marc leur envoie « voici vos coupons » (Felton, K1A, 10).
Si les stratégies des villageois relatives au charbonnage et à la colonisation agraire sont complémentaires en vue d’une mise en valeur productive de l’espace, elles se heurtent néanmoins au postulat fondamental de la politique relative aux aires protégées selon lequel la production dans les zones périphériques ne doit être tolérée que dans les limites d’une conservation « intégrée ».
Dans ce chapitre nous avons considéré les associations de charbonniers comme des acteurs économiques et politiques. Les associations paysannes sont des regroupements d’individus qui se constituent volontairement en acteur collectif. Leur rôle est plus circonscrit que les multiples fonctions remplies par une communauté locale et, à condition d’intégrer un questionnement sur la société globale dans la réflexion, elles sont plus faciles à étudier que les communautés locales (Jacob et Lavigne Delville (dir.), 1994 : 14). Cette démarche se démarque des approches courantes de la foresterie communautaire, qui entretiennent une perception où l’identité des groupements de charbonniers et communautés locales est postulée sous prétexte de reconnaissance du droit coutumier. La volonté de mobiliser les populations locales pour l’action publique conduit à fusionner associations et communautés et à valoriser ainsi l’égalitarisme et l’autonomie des individus à dépens de la hiérarchie et du conformisme coutumiers. Contrairement aux associations, les communautés locales ne sont pas des acteurs unitaires mais des réseaux de pratiques et d’organisations qu’il faut décomposer en leurs éléments constitutifs pour pouvoir les observer empiriquement.
Nous avons vu que certaines associations de charbonniers sont en même temps des associations d’originaires regroupant les nouveaux venus sans autres attaches dans la terre d’accueil. Le constat est spécifique aux communautés pionnières. C’est seulement lorsque toute organisation sociale préétablie fait défaut que les associations de charbonniers deviennent porteuses d’un projet identitaire. Là où des communautés locales préexistent, soient-elles issues d’une immigration relativement récente, les associations de charbonniers sont des acteurs économiques qui contribuent à l’intégration des migrants sans pour autant jouer un rôle décisif sur le plan politique. La question se pose ainsi de savoir si ces stratégies d’intégration poursuivies par les migrants à travers les associations doivent être considérées comme des formes embryonnaires d’une « société civile » ou si elles sont simplement des éléments d’un ordre social différent de l’ordre juridique étatique. Mais ce n’est peut-être pas la bonne question à poser dans le cas malgache.
Pour J. Dewey, le processus de définition de l’intérêt politique d’une communauté présuppose, d’un point de vue logique, l’existence d’un espace public qui ne soit identique ni avec le marché ni avec la sphère administrative et fiscale. Avant de pouvoir observer un espace public, il faut avoir postulé son autonomie du « marché » et de « l’Etat », les contenus et interrelations des différentes sphères devant être déterminés en fonction de chaque site particulier. Selon les cas, l’espace public sera conceptualisé en termes d’une alliance entre l’individu et l’Etat (qui circonscrit le champ d’action des groupes intermédiaires) ou en termes d’une alliance entre groupes intermédiaires et Etat (qui circonscrit le champ d’action des individus). Il n’y a pas de raison pour que les droits subjectifs au moyen desquels le public se protège contre les empiètements de ses représentants soient toujours conçus en termes individualistes[250]. Dans l’histoire occidentale, la « société civile » est issue d’une alliance entre l’individu et l’Etat visant à limiter le champ d’action des groupes intermédiaires : noblesse, église, corporations. Mais la définition individualiste du problème n’est pas d’application universelle et l’histoire des Etats africains ne reproduit pas les étapes de la formation des Etats occidentaux. Il se peut qu’à Madagascar le problème soit plutôt celui de la « définition des rapports des groupes non politiques à l’union politique », selon l’expression de J. Dewey, consacrant l’alliance de l’Etat et des groupes intermédiaires.
L’ethnicité morale des marchés ruraux de charbon de bois peut être rapprochée à certains égards de la notion de société civile. Comme cette dernière elle désigne un modèle de production et de distribution du pouvoir par une multiplicité de sources indépendantes et la capacité de ces sources d’articuler publiquement une idée de l’intérêt général. Les travaux spécialisés décrivent la filière bois d’énergie en des termes strictement économiques ou, pour le moins, inspirée de notions économiques (coûts de transaction, incitations fiscales, etc.) qui négligent partiellement ou entièrement la dimension culturelle, non seulement des marchés ruraux de charbon mais aussi des interventions administratives qui s’y rapportent (Bertrand, 1996 ; ESMAP, 1995 ; Laoualy, Montagne et al., 2003 ; Peltier, Bertrand, et al. 1995). Mais il est impossible de saisir les logiques sociales d’application et de justification des règles juridiques à travers une analyse purement économique du charbonnage et de la participation des charbonniers dans les associations d’usagers. Pour comprendre la place du charbonnage dans l’économie paysanne élargie[251], il faut s’intéresser aux représentations sociales de l’espace et du temps car les marchés ruraux de charbon de bois se structurent à travers des arrangements institutionnels entre acteurs locaux qui sont difficilement intelligibles de l’extérieur quand on les isole du monde vécu dans lequel ils sont ancrés et qui leur donnent sens.
Dans une perspective sociologique, les marchés ruraux de bois d’énergie seront abordés ici comme des ensembles structurés de relations entre une sphère économique – l’exploitation du bois, sa transformation en charbon et la commercialisation de ce dernier constituent ce que les économistes forestiers appellent une « filière » –, une sphère fiscale – les services étatique et décentralisés exercent des pouvoirs légaux d’autorisation, de contrôle et de taxation de l’activité charbonnière – et une sphère de l’assistance mutuelle dont les normes et principes articulent et intègrent les deux autres sphères dans le monde vécu des villageois. Nous empruntons la notion de « sphères de justice » à M. Walzer (1997b : 38). Selon le philosophe américain, chaque bien social est régi par son propre principe de distribution. A suivre Walzer, les injustices les plus graves ne résultent pas tant de la répartition inégalitaire des biens au sein de leurs sphères propres que des « transgressions » où les règles de distribution spécifiques à une sphère empiètent sur la juste distribution des biens suivant le principe d’une autre sphère[252]. Par rapport aux conceptions courantes de la justice distributive, un modèle pluraliste présente l’avantage de pouvoir tenir compte des fondements éthiques de ces règles locales d’utilisation et de contrôle des ressources forestières.
Dans ce chapitre, nous allons tenter d’appliquer le modèle pluraliste de la justice distributive à l’analyse empirique des marchés ruraux de charbon de bois. Nous espérons ainsi rendre le débat sur l’action publique dans le secteur bois d’énergie moins passionnel et plus passionnant. Une phénoménologie comparative des arrangements institutionnels locaux nous aidera dans un premier temps à comprendre le rôle joué par la filière charbon de bois dans l’économie paysanne familiale. La comparaison de différentes situations locales nous permettra ensuite de mieux apprécier le « facteur culturel » qui pèse sur la formulation et la mise en œuvre d’une nouvelle politique participative visant à impliquer les communautés rurales dans la gestion forestière. Elle nous permettra par ailleurs d’évaluer de façon plus objective les potentialités et les limites d’un dispositif de taxation décentralisée pour rendre la participation viable du point de vue financier. Comme nous l’avions dit dans le chapitre précédent sur les associations, les terrains d’étude ont été choisis en fonction des différences observées dans la division du travail social (liées notamment à la distance et l’accessibilité des sites de production des centres urbains auxquels est destiné le charbon de bois produit en zone rurale), dans le fonctionnement des associations de charbonniers, dans les modalités d’implication des donateurs d’aide internationale dans la réorganisation des marchés ruraux de bois d’énergie.
Les associations de charbonniers du district de Marovoay décrites dans le chapitre précédent sont en même temps des associations de migrants ou, si l’on préfère, des associations d’originaires, qui remplissent outre les fonctions générales d’encadrement de la production et d’interface avec le service forestier, une fonction spécifique d’intégration sociale dans les territoires d’accueil. Dans les zones productrices en périphérie de la capitale provinciale de Mahajanga, dont il sera question dans les pages qui suivent, la situation est différente. Dans la commune rurale d’Ambalakida (district de Mahajanga II), où trois contrats de gestion associative sont opérationnels depuis 2001, le charbonnage n’est pas lié à des stratégies d’appropriation foncière, qui détermine l’organisation locale de la filière observable sur les autres sites. Même si leur proportion reste significative, les migrants sont moins nombreux, moins récents et mieux intégrés. On y retrouve la production associative, mais elle est enchâssée dans un système de métayages s’appliquant indifféremment entre parents et non parents sur des parcelles familiales. Les chefs de ces exploitations familiales sont plus ou moins représentatifs de la hiérarchie politique traditionnelle, disposent de titres fonciers pour les parcelles en question et sont autorisés à produire du charbon à titre de propriétaires forestiers privés. Ils embauchant parents et migrants aux mêmes conditions comme charbonniers métayers qui bénéficient de l’autorisation de leur patron en échange d’un tiers du charbon. Etant donnée la proximité de Mahajanga, charbonniers, patrons et autres intermédiaires villageois acheminent le charbon en charrette et le vendent eux-mêmes dans les faubourgs de la ville, plutôt que de le vendre à un prix dérisoire à des collecteurs étrangers au village, les seuls à disposer de moyens de transports motorisés.
L’organisation néo-coutumière de la filière conserve son autonomie par rapport aux marchés informels environnants, essentiellement parce qu’une fraction plus importante du revenu tiré de la commercialisation du charbon peut être retenue au sein de la société locale. Ces conditions spécifiques sont a priori favorables à l’application locale de règles de gestion décidées de commun accord par le service forestier et les associations de charbonniers. Mais comme sur certains sites observés dans les autres districts, les procédures antérieures d’autorisation du charbonnage dans les « forêts privées » continuent à être utilisées en parallèle avec les autorisations associatives. Cette pratique interfère avec le projet du CIRAD Forêt visant à transférer les « forêts publiques » à des associations de charbonniers pour gérer la production régionale de façon durable. Les gens maintiennent leurs anciennes habitudes de production et achètent ensuite les « papiers » dont ils ont besoin pour transporter le charbon aux quelques titulaires d’autorisations privées. Il existe donc, dans le microcosme communautaire, une rationalité spécifique et irréductible aux négociations environnementales censées « légitimer » le transfert de certaines tâches de gestion des forêts domaniales aux associations de charbonniers.
Lorsque j’étais venu pour la première fois à Ambalakida en 2000 avec un étudiant de DEA en foresterie de l’ESSA, ce n’était pas pour y faire une enquête sur le charbon de bois, mais pour recueillir des informations sur le transfert de gestion d’une forêt sacrée financé par la Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (GTZ) dans le cadre d’un Programme d’appui à la nouvelle politique forestière (POLFOR). Nous avions alors fait des entretiens pendant quelques journées dans le fokontany d’Ambalakida, le chef lieu de la commune rurale du même nom (sous-préfecture Mahajanga II). En quittant Mahajanga pour Antananarivo on arrive après une trentaine de kilomètres à un croisement sur la route nationale 4 où il faut emprunter une piste pour rejoindre Ambalakida. Le village lui-même se trouve à deux heures de marche. La circonscription communale abrite entre autre un îlot relativement intact de forêt naturelle sèche d’une superficie d’environ 200 hectares, situé au milieu d’un vaste finage de savane arborée et appelée forêt d’Andriamisara par les populations riveraines.
Les sakalava regardent comme leur grand ancêtre Andriamisara, fils d’Andriamandazoala, immigré venu de l’Est au début du 16ème siècle pour s’installer sur les bords de la Fiherenana. Andriamisara fonda le premier royaume sakalava au Menabe (région de Morondava). Divinisé par son peuple après sa mort à Mahabo, où il est enterré, Andriamisara est l’objet d’un culte toujours vivace. Son fils Andriandahifotsy étend sa puissance, de la Fiherenana jusqu’à la Tsiribihina, en combattant les aborigènes de la région, les Antangondrotsy. Il est considéré comme le vrai fondateur de la dynastie sakalava. Andriandahifotsy a comme héritiers Andriamanetiarivo et Andriamandisoarivo. Le premier, connu aussi comme étant le fondateur de la dynastie Volamena, règne sur le Menabe et agrandit encore plus le royaume vers le sud, au-delà du Mangoky. Son cadet, Andriamandisoarivo, lui, ira plus au nord, fonder le royaume du Boina (région de Mahajanga) et la dynastie Maroseranana. Mais en partant, il prendra un peu du corps de son père défunt qu’il conservera comme reliques dans une dent de caïman. Il fondera aussi Mahajanga. Avec les sucesseurs d’Andriamandisoarivo (fin du 17ème siècle), le royaume sakalava du Boina atteint l’extrême-nord de la Grande île, après avoir soumis les Sihanaka et les Antakarana, les Antalaotra formés d’Arabes venus du Mozambique et d’immigrants comoriens[253]. Au cours de l’édification du royaume, il conclut un pacte reconnaissant les clans autochtones leur imposant des obligations statutaires. La forêt d’Ambalakida est sacrée parce qu’elle est le vivier des ruches d’où provient le miel utilisé pour les offrandes lors du fanompoambe (littéralement « grande corvée ») ou bain des reliques royales. La fourniture du miel sacré est une obligation rituelle manifestant l’allégeance aux souverains pré-coloniaux et ne peut être accomplie que par les autochtones d’Ambalakida.
Si cette forêt domaniale a jusqu’ici pu être préservée, son rôle dans la tradition sakalava ne saura à terme empêcher les pressions anthropiques qui la dégradent, essentiellement coupes de bois pour la construction des maisons, pour le bois de feu ou le charbonnage clandestin, extraction d’essences telles le santal, installation de champs de culture par des immigrants du Sud de Madagascar. Ces utilisations sont le fait des habitants des hameaux aux alentours de la forêt d’Andriamisara dans le fokontany d’Ambalakida et d’Antanamifafy et des gens qui habitent le long de la route nationale. L’utilisation de cette forêt n’est donc pas réservée au maîtres de la terre que sont les sakalava Zafitafiana. Les immigrants antandroy ne se sentent pas liés par la tradition sakalava si tant est qu’ils la connaissent.
La géographie humaine de la circonscription de la commune rurale ne se prête pas facilement à une analyse en termes de terroirs villageois qui supposerait des séparations spatiales à la fois plus nettes et plus stables entre villages. L’habitat est très dispersé et consiste principalement en hameaux regroupant une ou plusieurs familles étendues. Les villages sont exceptionnels et là où ils existent ne disposent pas de terroirs délimités qui leur seraient propres. L’emboîtement des différents usages de l’espace prend donc des formes plus flexibles et mouvantes de sorte que les notions de « finage » ou de « micro-région » conviendraient mieux que celle de terroir pour caractériser l’organisation locale des espaces[254]. En accord avec la terminologie des chapitres précédents, nous utiliserons les termes de paysage ou de territoire de la communauté locale. Mais ce sont des notions assez vagues et on ne peut faire l’économie d’une description détaillée des flux économiques sur l’ensemble de la zone, de l’affectation des espaces aux usages et de sécurisation des droits de contrôle correspondants.
La représentation coutumière du paysage ou territoire englobe une grande diversité d’usages de ressources renouvelables. Si on se limite aux seules activités génératrices de revenus monétaires, les produits concernés par ces usages sont par ordre décroissant d’importance, le charbon de bois, les feuilles de palmier satrana (pour la fabrication de nattes, paniers, toitures etc.), le bambou, le miel, le raphia, le bois. S’ajoutent à cela les activités agricoles (essentiellement riz, manioc, maïs, tomates), la chasse et la cueillette de produits non ligneux destinée à l’autoconsommation (tubercules sauvages). Selon les gens la riziculture inondée aurait fortement diminué en conséquence du manque de pluies constaté depuis quelques années. Les activités économiques de subsistance, qu’elles soient agricoles ou de cueillette, ne suffisent pas pour couvrir les besoins des familles et doivent être compensées par des revenus monétaires[255]. Du fait de la proximité de l’agglomération de Mahajanga avec ses besoins croissants en énergie domestique à bon marché, c’est le charbonnage qui joue dès les années 1980 ce rôle de compensateur en prenant une place toujours plus importante dans l’économie familiale. Le rôle déterminant que joue la filière charbon dans la reproduction des familles paysannes explique également pourquoi les autorisations de carbonisation et laissez-passer délivrés par l’administration forestière vont être réinterprétés par les acteurs locaux comme un patrimoine commun au groupe territorial.
Le premier séjour à Ambalakida en décembre 2000 fut donc pour nous l’occasion pour constater un paradoxe. D’une part la GTZ allemande se proposait de conserver une forêt sacrée avec l’accord des descendants sakalava. D’autre part il apparaissait que le véritable problème environnemental dans cette zone était lié aux sacs de charbon de bois entassés devant toutes les maisons du village. La question se posait de savoir s’il existe une relation entre les deux phénomènes. Les premiers entretiens suggéraient que les membres les plus influents dans l’association chargée de la conservation de la forêt d’Andriamisara jouaient un double rôle. Tous étaient également des patrons coutumiers employant chacun une vingtaine de charbonniers et contrôlant pour le compte de la communauté locale « l’offre » en autorisations administratives et laissez passer. Ce ne fut qu’au cours de l’année suivante que nous apprîmes qu’il existait un programme pilote régional de gestion du bois d’énergie et que trois contrats de gestion avec des associations de charbonniers était déjà en cours de négociation sur le territoire coutumier de la commune rurale d’Ambalakida. Ce programme régional intègre dans sa stratégie la négociation de contrats de gestion avec les associations de producteurs et un transfert de certaines compétences fiscales à ces associations gestionnaires. L’objectif de l’intervention est d’en arriver à une situation où toutes les forêts de la région qui produisent du charbon de bois seraient gérées selon des plans d’aménagement simplifiés négociés avec chaque association.
Les communes rurales de Belobaka-Boanamary et Ambalakida sont situées dans un rayon de 50 km autour de la ville de Mahajanga. A part quelques reliques de formations naturelles, cette zone sèche de basse altitude est dominée par des formations secondaires. Selon les enquêtes du PPIM en 1999, elles fournissaient ensemble environ 11’000 tonnes de charbon de bois sur un total estimé à environ 17’000 tonnes consommé annuellement par la ville de Mahajanga (Brondeau, 1999 : 30 ; Duhem, Razafindraibe et Fauvet, 1999 : 75-76). Mais même à l’intérieur de ces deux communes rurales les dynamiques associatives observées sont variables et ne posent pas les mêmes problèmes selon les modes de structuration locale de la filière. Dans la commune d’Ambalakida, il existe deux territoires nettement différenciés par rapport l’organisation de la filière charbon, le premier situé dans la périphérie Sud de la commune, le second dans les environs du chef-lieu. Aucune limite administrative ou humaine ne sépare les deux territoires, mais la différence vient plutôt du fait que le charbon produit dans l’un et dans l’autre territoire n’est pas évacué par les mêmes voies routières.
Dans le circuit d’Ambovondramanesy, le charbon est acheminé en charrette jusqu’à la route nationale, où il est revendu à des collecteurs et ensuite transporté en camion jusqu’en ville. Bien que ce territoire soit plus facilement accessible que le territoire où nous avons enquêté de façon plus approfondie, l’utilisation des charrettes (donc la distribution et vente du charbon de bois par les villageois eux-mêmes) est impossible parce que Ambovondramanesy se trouve à plus de 80 km de la ville de Mahajanga, trop loin pour que les villageois puisse se déplacer convenablement avec charrette et boeufs. Dans cette partie de la commune rurale, l’exploitation du charbon de bois est par conséquent essentiellement clandestine, peu structurée par des acteurs locaux sinon chaotique. Avec une marge aussi mince entre le coût de production et le prix d’achat sur la route nationale il ne reste pas grand-chose à gérer dans le cadre de la société locale[256].
Contrairement à Ambovondramanesy, Ambalakida village se trouve à seulement 40 km de Mahajanga, dont 12 km de piste depuis la route nationale. Cette piste est impraticable en voiture une bonne partie de l’année en raison des pluies, mais cela pose moins de problèmes pour les charrettes. En conséquence de ces facteurs exceptionnels le circuit d’Ambalakida est entièrement géré dans le cadre de la société locale, sans interférence possible des collecteurs marchands motorisés qui imposent partout ailleurs aux villageois le prix d’achat local du charbon de bois. Avant d’être transporté en charrette jusqu’à Mahajanga, la plupart du charbon de bois produit par les hameaux plus éloignés passe d’abord par Ambalakida village. C’est ici que les charbonniers sans charrette trouvent des acheteurs et c’est ici que les producteurs de différentes sortes s’entraident pour trouver les laissez-passer. On pouvait donc sur ce terrain simultanément observer non seulement une tradition ethnique mais aussi une forme authentique de gestion d’une ressource de propriété commune[257].
Le village lui-même se divise en un secteur administratif et un secteur résidentiel, situés l’un après l’autre sur l’axe principal par lequel on y accède. A l’entrée se situent la mairie, un dispensaire médical, un bar et une épicerie, les habitations du maire, de son adjoint, du contremaître agricole, du médecin et des instituteurs. Le plus souvent ces personnages ne sont pas originaires de la zone et les entretiens ont révélé qu’ils ne savent pas grand-chose sur la tradition sakalava qu’ils considèrent en effet comme une superstition. L’espace résidentiel villageois s’ouvre un peu en retrait du secteur administratif en avançant sur l’axe central, derrière l’ancien marché couvert ravagé par le dernier cyclone et le bâtiment de l’école publique qui ne semble pas avoir été touché depuis sa construction dans les années 1960. Ici les gens sont plus nombreux à vouloir parler de la tradition sakalava même si c’est parfois d’une manière assez confuse comme nous le verrons plus loin. N’aurait-il pas mieux valu abandonner entièrement la piste de recherche d’une relation entre l’activité économique des charbonniers et les descendants Zafitafiana même si les deux catégories d’individus se recoupaient en partie ?
Plus large que les rapports marchands proprement dits, la sphère économique comprend toutes les règles constitutives de l’organisation du travail, qu’il s’agisse de la production, du transport ou de la commercialisation du charbon de bois. Le charbon de bois implique deux sortes d’activités distinctes, la première ayant trait à la production (le charbonnage), la deuxième à la commercialisation (transport et revente) et entre lesquelles s’établit une division de travail. Mais cette division du travail entre charbonnage et commerce s’avère fluctuante et imparfaite et n’entraîne pas une division stable des rôles. Selon les moyens et le temps dont elles disposent, des individus ou familles peuvent exercer l’une ou l’autre, ou les deux à la fois. La fluidité des rôles dans la division du travail s’explique d’abord par le fait que les villageois de la commune rurale d’Ambalakida ne dépendent pas de collecteurs professionnels, les seuls à disposer de camions, mais essaient dans la mesure du possible d’évacuer personnellement le produit et de le vendre en ville. Elle s’explique ensuite par le fait que l’activité charbonnière remplit dans la logique du paysan une fonction assurantielle : elle est une stratégie de minimisation du risque économique à laquelle tout un chacun doit pouvoir recourir en cas de besoin.
Nous allons qualifier de production dépendante toutes les manières d’accéder aux occasions du travail en passant par un exploitant autorisé, que ce soit au sein de la grande famille ou par un contrat agraire dans le cas des étrangers immigrants. L’idée d’un devoir d’entraide « familiale » y compris vis-à-vis des étrangers permet en effet d’assimiler les deux cas de figure. La façon la plus commune pour les charbonniers d’Ambalakida d’accéder au travail est de devenir le client de quelqu’un qui détient une autorisation de carbonisation. Selon le chef de cantonnement forestier responsables pour la zone,
En général ils recrutent beaucoup de main-d’œuvre, les propriétaires de permis. Le nombre n’est pas fixe. Ça dépend de la situation budgétaire de la forêt, ainsi que de la durée de l’utilisation. Après, c’est au tour de ces propriétaires là, ils donnent un tiers du produit ... c'est-à-dire que lorsque le charbonnier fait trente sacs, dix sacs pour ...le propriétaire, 20 sacs pour le charbonnier. Mais, en contrepartie, en principe, le charbon du charbonnier doit être vendu au propriétaire (Nkoazafy, Chef cantonnement forestier Mahajanga II, F7A, 3-4).
Autrefois ces autorisations pouvaient porter sur des parcelles de forêts domaniales sous régime de permis de coupe, mais depuis une dizaine d’année, le service forestier n’autorise la carbonisation plus que dans les forêts privées. Les charbonniers travaillent donc souvent, mais pas uniquement, sur le terrain forestier privé d’un patron à qui ils remettent le tiers de leur production. En contrepartie, le patron fournit aux charbonniers, outre l’accès au bois qui se trouve sur sa parcelle, gratuitement le laissez-passer dont ils ont besoin pour acheminer le produit en ville. Au moment de notre enquête en 2003, il existait sur le territoire de la commune d’Ambalakida six parcelles privées exploitées à travers les autorisations de carbonisation de leurs propriétaires respectifs[258] Etant donné que le transport illégal concerne les camions beaucoup plus que les charrettes et si les villageois ont raison de dire qu’il est difficile d’acheminer le charbon en cachette en raison des contrôles sur la route nationale, on peut estimer que l’analyse des arrangements institutionnels dans des six exploitations nous donne une assez bonne idée du fonctionnement global de la filière charbon sur cette partie du territoire de la commune rurale[259]. Selon un de ces exploitants, qui habite un hameau à sept kilomètres du village,
A Ambalakida il y en a beaucoup, sinon ici ou aux alentours aucun, non personne n’a de permis. A Mahamavo aussi, il y en a. Et aussi Anjijabe, il y a l’association qu’on dit … ils s’associent dans certaines régions où il y a de la forêt et où ils font du charbon et un reboisement, il y a une association à Anjinjabe. Des fois ils font sortir des marchandises puisqu’ils ont des permis, l’association à Anjinjabe. Pour nous, on est tous peut être de la même famille puisque l’autre est la femme de mon beau frère, la terre a Ambalakida est écrite à son nom. Puis il y aussi un de mes enfants qu’on nomme Soamanahirana, elle aussi a des terres. Oui, Yvette c’est une de mes petits enfants. En fait c’est ma sœur qui …ce sont tous mes petits enfants. Il y aussi qu’on appelle Fitsangana Jean Phillippe, lui aussi est de là bas … c’est le fils de mon frère. … on est du même tombeau, puis Rasoanaivo Victor qui a une concession à Marosakoa, et c’est aussi mon beau frère. On est tous un peu de la même famille. Oui, les terres de Soanarivo Victor sont à Marosakoa, c’est lui qui en est responsable. On fait tous du charbon, à Ambalakida. Il y en a qui sont étrangers mais les permis de coupe sont encore beaucoup à Ambalakida, c’est surtout là en fait qu’ils sont nombreux (Angiba, Tanambao Ambalakida, F14 A, 5-7).
Mananjara obtenait autrefois des permis de coupe sur des parcelles domaniales situées à une vingtaine de kilomètres du village d’Ambalakida où il avait fait travailler des charbonniers pendant au moins une quinzaine d’années. Selon ses propres dires, les permis de coupe ne sont plus renouvelables depuis quelques années, ce qui est confirmé par les entretiens avec le chef de cantonnement forestier responsables de la zone. De nombreux charbonniers affirment cependant qu’ils obtiennent régulièrement de sa part des carnets de laissez-passer contre paiement de 25’000 FMG. En effet, Mananjara est également propriétaire d’un ancien terrain forestier près du village. Le fait que le bois sur ce terrain soit depuis longtemps épuisé n’empêche apparemment pas le service forestier de lui octroyer des autorisations de carbonisation qui portent sur cette parcelle. Mananjara possède une charrette et les charbonniers qui travaillent chez lui sont soit des membres de la famille soit des étrangers de passage. Rasoamanahirana Yvette est propriétaire de plusieurs terrains boisés situés à environ trois kilomètres du village que son mari décédé avait acquis de la famille de l’actuel maire de la commune rurale. La vingtaine de charbonniers temporaires qui travaillent sur ces parcelles sont pour la plupart des membres de la famille. L’ensemble du charbon de bois provenant de ces terrains est en général évacué par la charrette d’Yvette qui s’arrange pour louer des charrettes chez d’autres lorsque la quantité produite est trop importante. Victor bénéficie d’une procuration d’un certain Robertson, propriétaire absentéiste d’une ancienne concession coloniale de 104 hectares dans la zone de Marosakoa située à environ 6 kilomètres au nord-est du village. Quinze charbonniers dont certains membres de sa famille travaillent pour Victor qui possède également plusieurs charrettes pour assurer le transport.
Les terrains boisés de Fitsangana avaient été immatriculés par son père dans les années 1970 et 1980. Après le décès de son père, c’est Fitsangana et ses frères qui furent chargés par les autres membres de famille de gérer l’exploitation pour le compte de la famille. Actuellement environ quarante charbonniers, y compris des étrangers travaillent sur ce terrain situé dans la zone dite d’Ankovonjy à 10 kilomètres du village. Au cas où la seule charrette dont il dispose ne lui suffit pas pour écouler le produit, il donne le reste à des collecteurs au village. Angiba est un frère aîné de Mananjara évoqué plus haut. Il exploite deux terrains à Antsiefa et à Antanimbarilava qui s’étendent sur une superficie de 40 hectares. Les deux parcelles de forêt privée se trouvent à environ 11 kilomètres du village d’Ambalakida et avaient été immatriculées en 1982. Une vingtaine de métayers, qui sont tous membres de la grande famille, travaillent actuellement sur les terrains d’Angiba. Ne souhaitant plus se déplacer fréquemment en raison de son âge, il confie le transport de son charbon à ses enfants ou petits enfants. Tôpytôpy est une dame d’un certain âge qui habite à Majunga ville. Elle est originaire du village d’Ambalakida et elle possède une voiture. Ses propriétés forestières à Andranonantsohihy et à Ankoby se situent à 4 et à 15 kilomètres respectivement du village. Ne pouvant pas contrôler personnellement les exploitations, Tôpytôpy a délégué une partie de son pouvoir aux enfants. C’est notamment le cas de la parcelle à Ankoby qu’elle a confiée à sa fille, Mananazaza. Ce seul terrain donne du travail à une vingtaine de charbonniers métayers, tous membres de la grande famille. Ces exploitations sont les seules à Ambalakida à ne pas utiliser les charrettes pour transporter le charbon en ville. Tôpytôpy vient chaque semaine le chercher en voiture.
Etant donné que chacune de ces exploitations constituent un patrimoine familial, les relations entre bailleurs et preneurs des contrats de métayage ne se limitent pas à la seule activité charbonnière, mais implique des liens de parenté ou de dépendance. Les informations recueillies auprès de l’ensemble des exploitations familiales utilisant le métayage au tiers nous permettent de qualifier la « production dépendante » de deux manières.
La solution la plus efficiente dans une logique économique est celle où il n’existe pas de lien préalable entre bailleur et preneur, le métayage étant, notamment pour des charbonniers étrangers à la région, le seul moyen d’accéder et à la ressource en bois et à l’autorisation pour évacuer le produit transformé.
Il y a des étrangers qui entendent parler de la forêt ici, des charbonniers qui reçoivent et qui donnent un tiers, et ils viennent ici et demandent s’il y a encore de la forêt. Quiconque qui veut entrer, il le peut, mais ce n’est pas obligatoirement la famille qu’on peut engager (Mananjara, Ambalakida, F3B, 1)
Ceux qui travaillent là, Sakalava, Antandroy, Betsirebaka sont mélangés. Si c’est un Sakalava l’exploitant, les gens qui y travaillent ne sont pas spécifiés. Ceux qui travaillent sur le lopin, que la personne soit de la famille ou non, celui qui veut travailler peut entrer. Qu’il vienne de Majunga, d’où qu’il vienne, on lui donne ; et il y a très peu de gens de la famille qui le font, ils préfèrent garder les bœufs tant qu’ils ont encore de la vigueur. Mais vraiment à propos de cette histoire de famille, je pense que c’est deux ou trois, les familles qui travaillent ensemble (Contremaître, Ambalakida, F4B, 3-4)
Aux contrats de métayage entre patrons originaires et charbonniers étrangers on peut opposer un deuxième type d’encadrement social, moins fréquent que le premier, où bailleurs et preneurs appartiennent à la même famille élargie. Peut-on qualifier cet arrangement institutionnel de métayage ou s’agit-il simplement d’allocation de la main d’œuvre familiale par le chef de famille ? Dans certains cas au moins, toute l’activité productive couverte par une autorisation de carbonisation est le fait des seules membres de la grande famille.
Antanimbarilava c’est la moitié d’un kilomètre depuis là-bas … je dirais … je pense que cela peut atteindre jusqu’à 40 hectares ou 50 hectares d’ici à là ! En fait, il y a beaucoup de familles qui travaillent dessus, d’autres coupent, d’autres s’appliquent à faire le charbon et ainsi de suite. Et pour la forêt il y en a encore pour un bon bout. Nous, on ne coupe pas tellement d’arbres mais juste un peu pour le charbon. Surtout quand on doit nettoyer la terre pour la culture, on coupe les arbres. Les gens qui travaillent ici ne sont pas des lointains mais presque tous des familles. Toujours d’ici à Tanambao mais il y en a d’autres qui ont suivi leurs femmes ici et se sont donc installés et ont des cultures, ils sont aussi de notre groupe. Oui des gens qui viennent d’Androhibe, de Betsako … Ambalakida fait aussi partie de la famille même si c’est un peu plus loin …Ils font du charbon … il y en a certains qui font comme vous dites. Certains sont d’ici mais d’autres repartent pour Ambalakida quand la période du charbon s’achève. C’est seulement notre famille ici qui cultive en même temps que le charbon. C’est à dire qu’ils font aussi autres choses et ce n’est qu’après qu’ils font du charbon. Ceux qui font vraiment du charbon ici sont à peu près douze je pense … (Angiba, Tanambao Ambalakdia, F14A, 3-4).
Si on part d’ici vers 6 heures, vous passez par la rizière, vers 7 heures au maximum. Si par exemple vous êtes en retard, vers 7 heures, alors c’est vers 8 h toujours par la rizière, c’est là bas qu’on fait du charbon, Analasiry, Andraviravy. Jujubes ... poupartia ... Sihoby ... tout ça, et l’anacardier ... le terrain n’a pas été acheté mais c’est vraiment notre terrain qui a été aménagé, avec un pont ... on a mis une borne, on n’a pas acheté, c’est vraiment à nous. Les gens qui y travaillent il y en a pas, c’est seulement la famille qui y travaille, nos enfants, nos petits enfants, c’est nous qui travaillons dans notre parcelle. Et comment on fait, comment on pense faire, à un fils, à un petit-fils, comme quoi vous m’en donnez un peu pour ... mais jusqu’aux petits-fils, aux enfants s’ils en font 20, 40 sacs ... c'est-à-dire pour elle, c’est l’arrangement au tiers, c’est comme ça que les produits sont répartis. C’est ainsi que se fait la production, y en a qui demandent parce qu’ils ont des ennuis, on achète toujours... quand il n’y en a pas, on demande directement aux parents. Donc, chacun tire son propre profit (Fils de Tôpytôpy, Ambalakida, F5A, 2-3).
Il y en a qui sont de la famille, il y en a qui sont employés et rémunérés, parce qu’il y a de l’argent là-dedans. Ils demandent « je voudrais travailler chez vous ». D’accord, je leur dis. Pour son premier travail, si il obtient 10 sacs, je ne prélève pas le tiers parce qu’il doit acheter de la nourriture, pour pouvoir travailler. C’est ce que je fais. C’est chez moi qu’ils prennent le laissez-passer (Victor, F1B, 3).
Ces témoignages suggèrent que l’opposition entre les métayages impliquant patrons originaires et charbonniers étrangers et la production au sein de la grande famille et n’est qu’apparente. Lorsque bailleurs et preneurs sont parents, les conditions du partage sont les mêmes que pour les étrangers. En échange du tiers de la production, les charbonniers obtiennent le droit de prélever du bois sur le terrain du patron et les papiers administratifs nécessaires pour commercialiser le charbon de bois. Bien que cela puisse paraître inhabituel, il faut bien parler de métayages entre membres de la même famille.
Le cas de figure normal est celui d’une organisation de l’exploitation qui combine les deux types précédents, mais qui est en fin de compte indifférente quant aux liens préalables entre bailleurs et preneurs qui peuvent selon les cas être des liens de parenté, de voisinage ou d’amitié. Dans toutes les exploitations, chacun est libre travailler sur la parcelle du propriétaire, que ce soit des individus du village ou des migrants qui acceptent les conditions locales du métayage, sans cependant exclure les parents de l’accès à la ressource ni leur donner des conditions préférentielles. Le mode de production le plus courant dans la zone étudiée ne varie pas selon les liens sociaux préalables entre bailleurs et preneurs[260].
Faut-il pour autant parler d’une individualisation des rapports de production ? Bien que tout charbonnier a les mêmes droits et devoirs quel que soit sa relation sociale avec le propriétaire forestier et détenteur d’autorisation, les métayages ne seraient possibles et légitimes s’il n’actualisaient pas quelque identité commune aux bailleurs et preneurs. Les charbonniers doivent pour accéder aux occasions de travail être reconnus comme membres temporaires de la communauté territoriale, faute d’être parents ou voisins permanents. Cette condition remplie, chacun a droit de faire du charbon lorsqu’il le souhaite et chez qui il le souhaite. En témoignent les mutations au sein des exploitations familiales d’une année à l’autre, tout comme les stratégies des charbonniers occasionnels qui alternent entre plusieurs exploitations familiales, voire entre le métayage chez un patron et le travail indépendant dans une association de charbonniers.
Les métayages a priori surprenants entre parents sont liés à une tendance inverse des villageois d’Ambalakida à présenter les rapports avec les étrangers dans l’idiome de la parenté, ce qui élimine du point de vue économique la différence originaires et étrangers. La différence de statut ne peut pas être expliquée en termes d’une stratégie où les autochtones exploiteraient les immigrants car le même taux exploitation de la main d’œuvre s’observe à l’intérieur des familles. Les conditions du partage et la rémunération du charbonnier sont identiques. Qu’ils appartiennent ou non à une des familles autochtones monopolisant les propriétés forestières, les charbonniers choisissent l’arrangement qui leur paraît le plus à même de contribuer à « l’équilibre travail-consommation » du ménage. Outre la propriété forestière, des facteurs de richesse tels que posséder une charrette, avoir les moyens suffisants pour se nourrir convenablement affectent également la division du travail dans les marchés ruraux.
Des fois je donne de la nourriture. S’il leur en manque, je peux en donner, puisqu’ils me donnent le tiers, c’est à dire s’ils produisent 30 sacs, ils m’en doivent 10 et les 20 leur restent. Alors s’ils prennent de la nourriture chez moi, ils coupent le compte. Si ce sont eux qui … si je leur fournis la nourriture, alors c’est tout naturel. Parfois, ils payent en liquide. Donc pas en charbon mais, s’ils viennent de vendre leur marchandise, parfois ils me donnent le reste en liquide (Angiba, Tanambao Ambalakida, F14 A, 10).
La structure des marchés ruraux est grossièrement définie par les métayages et les formes d’entraide au sein des exploitations familiales. Toutefois, il faut se garder de prendre ces pratiques pour une activité familiale traditionnelle. Une telle interprétation préjugerait non seulement du sens du charbonnage dans les associations de charbonniers, dont le caractère « moderne » est parfois opposée terme à terme à la production familiale plus « archaïque », mais elle négligerait surtout le rôle des échanges monétarisés qui établissent une sorte de péréquation territoriale entre la production familiale et la production indépendante. D’un point de vue économique, il n’y a pas de différence entre le travail dépendant (métayages) et le travail libre (associations de charbonniers). Sur le plan du discours juridique, le travail « dépendant » et le travail « libre » correspondent à deux conceptualisations populaires alternatives du même phénomène économique[261].
Nous utilisons le terme le terme de production indépendante pour nous référer au fait que chacun puisse travailler librement et ensuite vendre son charbon ou se procurer les papiers nécessaires auprès d’un tiers. En réalité, la production libre ne repose pas sur le seul travail autorisé dans le cadre des associations de charbonniers, mais sur trois types d’arrangements, les échanges monétaires ayant pour objet soit le produit, quel que soit sa provenance, soit l’autorisation de transport, qu’elle soit fourni par une association ou par un propriétaire forestier. Ce mode d’accès aux occasions de travailler concerne outre l’exploitation réalisée légalement dans le cadre d’une association paysanne, le charbonnage clandestin des membres d’une association ou en passant par un patron pour l’achat de laissez-passer, ainsi que le charbonnage clandestin suivi de la vente du charbon à un patron autorisé, à un membre d’une association ou à un individu quelconque possédant une charrette et les moyens pour se procurer un laissez-passer. En simplifiant ce qui vient d’être dit, la production libre implique toujours soit l’achat d’un papier qui autorise le transport soit la vente du produit à quelqu’un qui est autorisé pour le transporter.
Les laissez-passer peuvent être achetés par une personne quelconque et non pas seulement par les charbonniers qui sont déjà les clients du patron qui est prêt à les vendre. Le sens d’un laissez-passer est théoriquement de certifier que le charbon qui circule sur les chemins qui mènent à Mahajanga provient exclusivement de parcelles boisées dont l’exploitation avait été autorisée par le service forestier. Mais les entretiens font apparaître différents arrangements où des associations ou propriétaires autorisés par le service forestier transigent avec des charbonniers qui produisent à l’extérieur du terrain correspondant à l’autorisation. Le cas ressemble celui la production associative où l’obtention du laissez-passer par le charbonnier est toujours monétarisée parce que les membres des associations doivent acheter un coupon. Mais l’achat du papier existe aussi dans le cas de la production familiale ou l’idée rectrice est celle de l’entraide.
Oui, pour le laissez passer, c’est moi qui me débrouille pour lui en donner. Non, moi je ne lui en vends pas, mais à chaque fois qu’il veut ramener des marchandises … en fait je m’occupe de lui fournir un laissez passer… et pour l’argent, je ne prends que le prix du tiers qu’il me doit déjà, au cas où il décide de les vendre d’abord. En fait le laissez passer est donné pour lui permettre de faire sortir la marchandise, parce que c’est fait pour. Sinon la marchandise ne peut pas sortir sans ça (Angiba, Tanambao Ambalakida, F14 A, 10).
Dans un premier cas de figure, un charbonnier qui produit hors de la parcelle privée s’arrange avec un détenteur d’une autorisation pour se procurer des laissez-passer. Il arrive souvent que les charbonniers au lieu de donner le tiers, préfèrent payer de l’argent au propriétaire qui leur fournit le laissez-passer en même temps que le droit d’accès à la ressource :
En fait, on fait un marché, c’est à dire pour le tiers …donc je prends ma part dans la production, mais lui il dit qu’il va emporter la marchandise et me remboursera en argent, on fait le contrat … peut être on peut se mettre d’accord … parce que si lui a une charrette, il lui est possible de tout porter et il me dira qu’il veut rembourser le tiers qu’il me doit en argent. Donc c’est ce qu’il fait. « Et c’est sûr que c’est de la même valeur que s’ils payent en charbons ? Vous prenez combien ? » Non, c’est toujours pareil par exemple pour dix sacs, et si on dit qu’un sac vaut 5000f, je prendrai 50 000 f pour les dix qu’il me doit. « Et il ne va plus donner le … » Oui, plus de tiers… (Angiba, Tanambao Ambalakida, F14A, 7-8).
Mais par obligation d’entraide entre familles, les bailleurs ont coutume de fournir ce papier même quand les preneurs ne sont pas « leurs » métayers. Deux possibilités doivent être envisagés. Lorsqu’ils sont solvables les charbonniers peuvent payer de l’argent à un patron.
On ne peut pas les utiliser deux fois ou trois ... même le numéro, ils l’ont marqué quelque part.15 ou 20, on donne le numéro. Mais on ne peut pas augmenter le nombre qui sort, parce qu’il faut que ça soit 15 pour un seul, et en même temps. La personne à qui je vends [le charbon], je lui donne le coupon, pour qu’il puisse l’emmener là-bas. Et celui qui travaille et qui fait sortir le tiers, je lui donne un coupon. Le coupon va de main en main. Que vous achetiez, que vous en fabriquiez, celui à qui vous vendez, il doit être en possession d’un coupon, pour faire sortir le charbon. « Et vous, à part le charbon sur votre parcelle, s’il y a un quelqu’un qui a assez de charbon, qui n’a pas de papier, est-ce qu’il peut s’arranger avec vous, comme quoi vous emmenez son charbon, vous lui fournissez un laissez-passer ? » ...Non! Ce n’est absolument pas faisable! C’est vraiment écrit sur le coupon, il est écrit que le coupon ne peut pas être utilisé deux fois et il ne peut pas être vendu. C’est du vol (Yvette, F5B, 11-12).
Le témoignage de la propriétaire d’une exploitation est cependant contredit par les témoignage de charbonniers à qui nous avions demandé s’il travaillaient chez quelqu’un, s’ils avaient leur propre forêt, s’ils travaillait dans une association, ou comment ils faisaient pour se procurer l’autorisation de transport :
Eh bien j’achète chez des gens qui ont un permis de coupe. Avec Rasoamanahirana Yvette et Rasoanarivo Victor. C’est là que j’achète. Parce que le chemin pour l’évacuer, si c’est toujours eux qui le transportent, ils ne peuvent pas le faire. Donc moi, j’achète. Et c’est là que j’obtiens des coupons. Et c’est avec ça que j’évacue à Majunga. J’achète à 25 000 FMG (Ralaivo, Anjinjabe, F10B, 12).
L’autre possibilité est d’obtenir le laissez-passer contre paiement en nature, en ajoutant quelques sacs de charbon en contrepartie. Nous posions la question suivante à un patron : « S’il y a une personne qui s’amène avec 100 sacs de charbons et … et passe une sorte de contrat avec vous pour … disons qu’il a besoin de l’autorisation pour passer. Est-il déjà arrivé des choses comme telles ? »
Ah, moi je ne suis pas du genre … si ce sont des gens en dehors de mon entreprise je ne fais pas, mais s’ils sont d’ici je peux aider et en donner. Dans ma zone de travail ? oui, moi je peux le leur donner. Si ce sont des gens qui viennent vraiment de loin et qui disent vouloir des permis je ne peux vraiment rien faire. Non, leurs chemins pour le travail moi je connais bien, parce qu’ils doivent passer par ici pour déclarer s’ils vont au village pour travailler ou autres parts. C’est comme cela dans notre zone. « Donc, vous ne faites vraiment pas d’exception ? » Si ce n’est pas de ma forêt ? Ah, c’est difficile pour moi d’en faire (Angiba, Tanambao Ambalakida, F14 A, 10).
Là encore, le propriétaire nous répondait qu’il ne pouvait pas vendre l’autorisation à des gens qui ne travaillaient pas pour lui ou qui n’étaient pas de sa famille. Mais il se trouve que la plupart des habitants de la commune rurale d’Ambalakida sont d’une manière ou d’une autre « de sa famille ». Bailleurs et preneurs de laissez-passer ne se trouvent pas forcément dans un rapport de métayage, lequel n’est d’ailleurs qu’une des formes de l’entraide familiale. S’il est impossible de vendre le papier à des étrangers, il arrive par contre souvent que les propriétaires s’arrangent entre eux par obligation d’entraide entre familles. Ainsi, un patron fournit à un autre des laissez-passer lorsque ces derniers font défaut chez le premier :
Sinon, si ce sont des gens qui sont vraiment de la famille à Ambalakida ou d’Androhibe, je peux en fournir. Mais si ce sont des étrangers que je soupçonne je n’en donne pas. Oui, si ce sont des gens de la famille, je peux aider. Oui, il y a quand même des accords puisqu’ils sont donc de la famille, comme toute autre chose qu’on fait en entraide. On peut s’entraider…On peut se donner des coups de mains entre gens qui ont des permis. Par exemple si je suis en difficulté, oui surtout pendant les pluies, c’est toute une histoire. … pendant les pluies en fait, les autres, ils restent là bas et moi je ne peux rien ici, les marchandises sont difficiles à écouler, nous on ne peut pas prendre des autorisations jusque là, donc on lance les appels au secours pour que eux nous viennent en aide. Ils feront le nécessaire pour faire sortir les marchandises (Angiba, Tanambao Ambalakida, F14 A, 11).
Dans le deuxième cas de figure, un propriétaire ou le président d’une association disposant d’une autorisation et de laissez-passer, ou encore un propriétaire de charrette, achète à des charbonniers leur charbon produit dans un endroit qui peut ou non être le terrain forestier du patron qui achète le charbon.
L’arrangement, je ne leur donne rien par mois, mais le charbon est à eux. Ils travaillent dans ma parcelle, ils font le tiers. Quand le charbon est prêt, je leur en donne, et ma part, ils me la donnent. C’est toujours comme ça avec moi, mais je ne leur donne pas une rémunération en argent par mois, c’est ...« Donc en quelques sorte c’est vous qui leur fournissez les papiers nécessaires pour pouvoir amener les ... ou bien ils vous les vendent ... leurs produits, ou encore que c’est eux-mêmes qui portent ces produits à ... » Oui, il y en a ... il y en a qu’ils me vendent. Donc, je donne seulement de l’argent. Sinon, il y a une partie qu’ils prennent pour l’amener à Majunga. Enfin, il y a encore d’autres personnes qui achètent chez eux et donc emportent les charbons à Majunga. C’est comme ça. Ça va de main en main. « Donc parfois ils vous les vendent et c’est vous qui l’amenez à Majunga ? Et quand ils vous les vendent, vous prenez lez charbons à combien ? C’est à dire, à combien vous prenez le sac pour les producteurs qui ne peuvent pas vendre à Majunga ? » Cinq mille francs. « Donc vous les achetez 5000 fmg ? Mais les personnes qui travaillent chez vous n’ont pas de charrettes ? » Certains n’en ont pas. Mais moi j’ai une charrette. Deux, trois charrettes. « Vous avez beaucoup de charrettes ? » Je n’en ai qu’une seule. Mais les charbons une fois faits, il faut les évacuer, donc il faut que je loue des charrettes moi aussi, il y a des gens d’ici qui travaillent sur la location de charrettes et s’occupent du transport, ils sont cher payés (Yvette, F5B, 2-4).
Comme la vente de laissez-passer, les achats de charbon se justifient comme une entraide entre familles. Bien que ces charbonniers vendeurs ne soient pas toujours les métayers des propriétaires qui achètent, ils en deviennent les clients du fait d’être obligé à leur vendre leur produit, le revenu qu’ils tirent de l’arrangement étant le même que s’ils travaillaient comme métayers. Mais on voit de ce qui est dit à la fin du témoignage précédent que les patrons eux-mêmes peuvent se retrouver dans la même situation lorsque leurs moyens de transport sont insuffisants par rapport à la quantité de produits qu’ils accumulent. Dans ces cas, il se peut même que les propriétaires deviennent les clients de certains de leurs métayers charbonniers, si ces derniers disposent de bœufs et charrettes pour venir à l’aide des propriétaires du terrain boisé et des autorisations administratives :
Si par exemple il n’arrive pas à tout transporter. Il y a deux possibilités. Des fois il peut tout transporter, des fois il ne peut pas. Et ce qu’il ne peut pas transporter, il le vend à moi. Et celui du propriétaire aussi, il n’a pas les moyens de transporter, il me vend les 20, et j’emmène. C’est les 2 qui sont au propriétaire de la forêt, sur les 3 [à emmener]. Et le prix des trois, je les prends. Il ne fait qu donner le coupon pour que je puisse transporter, et c’est moi qui dis que j’achète 5000 chez le propriétaire, puis 5000 chez le fabriquant. Oui, c’est le même parce que c’est moi qui achète. C’est parce que les siens ne sont pas suffisants. Et il est obligé de me vendre. C’est comme ça, c’est toujours avec ces deux personnes. Par exemple, je prends chez Mananjara, le président de la VOI, c’est son épouse. Des fois, il me demande d’emmener son charbon, et j’accepte. Oui, c’est comme s’il louait mes bœufs et ma charrette. Il me dit d’emmener son charbon, je l’emmène. Pour ça, j’y vais. C’est à 5000f. Si c’est 20, alors c’est 50000f. Si c’est 15, c’est 30000f. Juste une charrette, mais je peux réutiliser. Des fois, c’est une fois par semaine. D’autres, c’est une fois toutes les deux semaines. Mais les animaux, ils ne supportent pas si c’est tous les jours. Ma relation avec ces gens, ils sont de la famille. Pour la plupart, ils sont de la famille. Cette Rasoamanahirana Yvette, c’est la fille de ma soeur. Ils sont tous de ma famille. Et ce Mananjara ; c’est aussi une de mes descendances. Ils sont tous de la même famille. C’est ça. C’est chez eux que je travaille. Et il n’y a pas de moyen de survie. Avant je faisais du charbon tout le temps ... et je me suis arrêté et maintenant j’achète tout juste. Pourquoi je me suis arrêté? Il y a eu d’autres travaux. J’ai cultivé ces tomates. J’en obtiens de l’argent, en ce moment ça marche ... la tomate ... je ne me soucie pas trop du charbon, parce que je trouve (Ralaivo, Anjinjabe, F10B, 12-14).
Les éléments structurants de la division du travail social ne sont pas uniquement la propriété foncière et l’autorisation du charbonnage qui y est associée, mais les rapports marchands proprement dit ou, si on préfère, les positions de monopole occupées par les familles sinon les ménages les plus riches qui disposent de bœufs et charrettes ainsi que de revenus monétaires suffisants pour en réinvestir une partie dans les spéculations charbonnières. Cette situation a par ailleurs des conséquences sur l’organisation territoriale du marché rural. La plupart des gens qui habitent le chef lieu ne sont plus personnellement impliqués dans le charbonnage mais deviennent les intermédiaires des charbonniers dans les villages et hameaux plus reculés mais plus proche des terrains boisés, tout en gardant le monopole de la gestion administrative de ce secteur d’activité :
Des gens qui ne font qu’acheter, il y en a ! Parce que ce ne sont pas les paresseux qui manquent ! Et quand ils sont paresseux, ils ont des bœufs de trait mais ils ne peuvent plus en fabriquer ... (Deux charbonniers, Tsararivotra, F8B, 12)
Au village d’Ambalakida, il n’y en a pas tellement de fabricants de charbon. Ce sont tous des acheteurs pour la plupart. Ils achètent chez ceux-ci. Très peu évacuent. Il y en a qui évacuent, il y en a qui n’évacuent pas. Ils ne peuvent pas tout transporter. Voyons, tous ces gens, ils ne peuvent pas tout transporter, ou bien peut-être avec la voiture, mais avec la voiture, il y a trop de dépense, et il faut abandonner (Ralaivo, Anjinjabe, F10B, 15-16).
Sur le territoire de la commune rurale d’Ambalakida, il existe trois associations paysannes bénéficiant du transfert de la gestion de certains terrains forestiers domaniaux. La délimitation de ces parcelles et les plans d’aménagement simplifiés applicables ont été négociés en 2001 dans le cadre des interventions du PEDM[262]. En théorie, l’exploitation des parcelles domaniales suit donc un plan d’aménagement de terroir qui fait partie intégrante du contrat conclu entre l’Etat propriétaire et l’association gestionnaire. Le plan d’aménagement divise les parcelles ainsi délimitées en plusieurs zones en fonction de leur vocation. Chacune des parcelles associatives se compose de trois catégories de sols, une zone de conservation où l’extraction est interdite, une zone d’exploitation où les charbonniers sont autorisés à prélever pendant l’année en cours, enfin une zone de réserve constituée par toutes les parcelles potentiellement exploitables pendant la durée du contrat.
Du point de vue des intervenants, l’aménagement simplifié devrait permettre de suivre un plan de rotation et de respecter quota annuel de production pour assurer la régénération de la ressource forestière[263]. Toujours selon les intervenants, le transfert de gestion de terrains domaniaux aux associations de charbonniers devrait permettre de redistribuer une partie de la valeur ajoutée aux charbonniers qui seraient ainsi incités à le réinvestir dans une gestion durable de la ressource en adhérant aux associations, plus avantageuses que le travail dépendant dans les exploitations familiales. Du point de vu des charbonniers, l’adhésion à une association d’usagers ne revêt pas le même sens que pour les intervenants car elle constitue un troisième type d’encadrement social du travail libre, parallèlement à l’achat de laissez-passer et à la vente de charbon à un intermédiaire local.
Par contraste avec le métayage, où l’exploitation du terrain boisé est gérée par un patron, dans le cas de la production associative, il revient au comité de gestion, c’est-à-dire au bureau du nouveau groupement, de gérer l’accès aux parcelles boisées et les autorisations de transport. Au lieu de donner le tiers au patron et d’acheminer les deux tiers en ville avec un laissez passer du patron ou de vendre sa part à un intermédiaire, le charbonnier garde la totalité de son charbon mais achète un « coupon » à l’association de charbonniers dont il est membre. Les coupons émis par les associations sont l’équivalent des laissez-passer distribués par les patrons propriétaires. Selon le scénario de la décentralisation fiscale du PEDM, les redevances forestières, ristournes communales et un frais de gestion sont perçus par un guichet unique établi au niveau même de l’association paysanne au cas où il existe un contrat de gestion pour le terrain domanial, au niveau de la commune rural dans tous les autres cas[264]. La principale différence par rapport aux exploitations familiales est que les « coupons » sont vendus deux fois plus chers que les laissez-passer parce que le montant total se compose de plusieurs sortes de taxes. Des 2’000 FMG/sac perçus, l’association garde la part qui lui revient légalement (250 FMG/sac) et reverse l’excédent à la commune rurale (1’000 FMG/sac) et au service forestier (750 FMG/sac).
Sur l’un des sites (Ankoby) bénéficiant du transfert de gestion, l’existence de charbonniers travaillant dans les parcelles de l’association mais qui cherchent un laissez-passer ailleurs nous a été signalé par le chef quartier. En fait ils s’arrangent avec un chef d’exploitation sur une propriété privée. Ils peuvent obtenir facilement un laissez-passer entre 15-20'000 FMG pour un voyage de charrette, soit 1'000 FMG/sac en supposant que le contenu d’une charrette compte 15 à 20 sacs alors qu’ils doivent payer 2'000 FMG/sac au niveau de l’association. Mais il a également été évoqué dans un entretien avec un charbonnier associé au groupement d’Ankoby qu’il est possible de produire simultanément dans les parcelles délimitées par l’association et dans les forêts privées. Les gens sont libres de pratiquer le charbonnage là où ils le souhaitent. Selon eux, la différence de revenu n’est pas significative si on compare les associations avec le métayage parce que pour la première, il faut payer 2000 FMG/sac alors que pour la deuxième on doit remettre 10 sacs sur 30 au propriétaire du terrain. Cela ne veut pas dire que le charbonnage associatif et plus incitatif, mais plutôt que le taux d’exploitation du travail y est tout aussi abusif que dans le contexte des métayages familiaux. Dans les deux cas, les charbonniers gagnent environ 3’000 à 4’000 FMG net par sac ce qui représente le revenu minimal (le coût de la force de travail) en deçà duquel ils ne sont plus disposés à travailler. Selon d’autres témoignages les charbonniers des associations seraient même perdants :
Qu’ils allaient augmenter comme quoi c’est quoi qui fait que notre charbon est à 2000 francs ? Non, ils disent, ces exploitants forestiers avec des bornes, ils disent, ils vont faire augmenter à 2500FMG. Si pour eux ça augmente à 2500FMG, alors nous sommes lésés. Or, plus tard, ils n’ont pas augmenté et c’est toujours les 200Ariary (=1000FMG) encore. Pour nous c’est 2000FMG, ce n’est pas la même chose. Il y a une grande différence. Ce n’est pas la même chose, parce que l’argent ce n’est pas pour nous en totalité, il y a la part des eaux et forêts, de la commune. Il y a 750FMG pour nous, sur les 2000, on a 750FMG. Cet argent, nous on peut l’utiliser, par exemple: je veux utiliser de l’argent, je peux en prendre, c’est comme, cette saison asara, on est en difficulté. En riziculture, on a des difficultés. Je prends de l’argent, disons, 50’000FMG, pour acheter du riz, je l’utilise. Donc je fais engendrer des intérêts. Et l’argent a un intérêt mensuel. Oui, notre argent, à l’association. Il y a un intérêt. C’est nous qui perdons. Nous avec les 2000FMG. Là-bas c’est plus ...Ce que nous voudrions, c’est de rabaisser un petit peut les 2000. Oui, on est bien obligés, on évite de travailler ici, on va travailler là-bas parce que c’est bon marché ! oui ! c’est ce qui pourrait bien se passer ! c’est ce qui existe même ! (Deux charbonniers, Tsararivotra, F8B, 13-15).
Les différences entre production associative et familiale sont moins importantes qu’on ne le croit à lire les justifications d’une intervention de développement qui entend réorganiser la filière bois d’énergie en généralisant la démarche associative à toutes les forêts exploitables de la région. A la différence des métayers, les charbonniers libres ne reçoivent pas gratuitement le laissez-passer par le patron pour qui ils travaillent, mais ils doivent acheter un coupon pour 2’000 FMG par sac de charbon déclaré, ce qui crée un problème de liquidité à ces charbonniers. Les membres du comité de gestion de l’association, lorsqu’ils font des prêts remboursables en nature aux autres membres charbonniers et monopolisent en outre les charrettes, contrôlent souvent le commerce du charbon produit par les autres membres de l’association, à peu près comme le fait le patron d’une exploitation familiale vis-à-vis de ses métayers. On constate ainsi au sein des associations la même hiérarchie entre les gens disposant de bœufs et charrette et les charbonniers obligés à vendre leur produit sur place.
Dans ces conditions la question du respect du quota de production et du plan de zonage sur les parcelles forestières des associations ne mérite pas d’être posée parce que l’unité pertinente d’aménagement, le système territorial se composant de parcelles associatives, de parcelles familiales et éventuellement de parcelles clandestines, ne fait l’objet d’aucune gestion raisonnée. La question est de savoir quelles sont les considérations paysannes qui déterminent le choix entre les différents arrangements mentionnés. Bien qu’il soit difficile de systématiser les conduites, tout le monde a intérêt à commercialiser lui-même son charbon en ville plutôt que de le céder sur place, à moins qu’il manque de temps ou de moyens pour le faire.
Il se peut que lorsque le charbon est en train de cuire, il attende. Il demande qu’allez vous faire de ce charbon ? ... ben, chez mon patron, quelquefois il y a des papiers, quelquefois il n’y en a pas, mais laissez-moi terminer les cultures de contre saison ici. Puis il va demander à Lehiviky, est-ce qu’il y a un laissez-passer, mon charbon est à point, ... il y en a, il dit. Eh bien ! Il vend. On espère des bœufs de trait. Si on en avait, on peut aller à Majunga. On va juste chercher le papier chez lui, le papier pour le charbon. Et on part. Mais quand on n’en a pas, pas de bœuf pour le tirer, on va à Ambalakida (Deux charbonniers, Tsararivotra, F8B, 15).
On peut estimer qu’en règle générale, il y aura vente locale de laissez-passer ou de « coupon » lorsque le charbonnier dispose d’une charrette. S’il est solvable, il paie de l’argent, sinon il retournera la faveur en nature. En revanche, si le charbonnier ne dispose pas de charrette ou s’il a besoin d’argent tout de suite, il y aura achat local de charbon. Ces achats de charbon de provenance plus ou moins irrégulière par des patrons ou membres influents d’une association ne font d’ailleurs que confirmer une pratique générale. Il est habituel pour les charbonniers de céder le produit sur place au patron, que ce soit parce qu’ils n’ont pas de charrette, pour rembourser une dette ou parce que l’exploitation tout entière est une affaire familiale.
L’économie paysanne ne se caractérise pas par le calcul de rentabilité des entreprises familiales mais par la recherche d’un certain équilibre entre le travail et la consommation familiaux. Cette caractéristique entraîne plusieurs conséquences observables sur le terrain. Les villageois essaient de tirer profit de la complémentarité des activités, saisonnière ou en termes des besoins de consommation. Le travail des ménages individuels est encadré par la famille étendue ou par un rapport social fonctionnellement équivalent tels les contrats agraires et les groupements professionnels associatifs. Ces rapports sociaux variables mais fonctionnellement équivalents sont les éléments constitutifs de la structure des marchés ruraux.
Sur les sites étudiés à Ambalakida, et quel que soit le mode d’accès au travail (métayage, association paysanne, exploitation clandestine…), la carbonisation est une activité d’appoint à laquelle les gens se consacrent seulement après s’être libérés des travaux agricoles. Les villageois affirment être pris principalement à la riziculture qui leur laisse peu de temps pour le charbon. D’autres indiquent leur préférence pour d’autres cultures tels le manioc, la canne à sucre, les bananes. La majorité des enquêtés fait valoir que la carbonisation permet d’avoir une certaine liquidité pour financer les activités agricoles (Anjinjabe). D’autres estiment en revanche que le gain de la carbonisation n’est pas significatif en comparaison avec d’autres activités et que c’est de toute façon un travail fatiguant. Ils préfèrent plutôt s’investir dans la culture des tomates.
On est à sept kilomètres d’Ambalakida, mais on est rattaché à Ambalakida, on a tout en commun, on est sorti du village pour cultiver, alors étant donné qu’on a des terres de production par ici, on a décidé de rester. C’est en 1980 qu’on a pris place ici, et jusqu’à présent on y est toujours. Donc en même temps, on cultive du riz, on fait aussi du manioc, puis des tomates, des bananes, des cannes à sucre, ensuite c’est là qu’on délimite nos terres et c’est parce que la parcelle a déjà été titrée par la Domaniale qu’on a travaillé sur le charbon. Donc en même temps qu’on travaille la terre, on investit aussi dans le charbon (Angiba, Tanambao Ambalakida, F14A, 1).
« Et la carbonisation, est-ce que c’est vraiment votre principale activité ? » Non, c’est le riz. C’est comme un complément quand on a du temps à part les travaux des champs, les jeudis, mardis, vendredis peut-être mais les vendredis, je pense, on fait du charbon. Ah, moi j’ai vraiment besoin de faire du charbon oui c’est vrai, je le dis franchement la carbonisation c’est pas vraiment mon travail mais c’est une activité à part du point de vue source de revenu, j’en fait juste un peu parce que c’est courant dans le village. En fait aucun de mes parents n’en avait fait, puisque moi je viens de la région de Nahampoana, mais puisque j’ai vu que c’est une activité que tout le monde ici fait, alors j’en ai fait (Deux charbonniers à Ankoby, F9A, 5-6 ; 9-10).
L’importance accordée à l’activité charbonnière varie également en fonction des saisons. Pendant la période pluvieuse où la plupart des gens sont pris par la riziculture, la production de charbon baisse significativement.
Voici ce qui se fait exactement. En période sèche ... Parce que pendant la période de pluie, l’activité s’arrête, c’est difficile de sortir de la forêt, c’est très difficile de le faire en période de pluie ... Le bois est humide, le four n’aime pas trop l’eau ... Ça se fait surtout en période sèche. A partir du mois d’avril jusqu’au mois de décembre, ils ne s’arrêtent qu’en janvier, parce qu’il n’en est plus question. La pluie tombe déjà. Avec la pluie, on ne peut pas le faire, ... Quelquefois, l’eau l’emporte. Il y a des retardataires qui le font, et l’eau l’emporte. Par exemple, s’il fait en décembre, il allume le feu, le met à la mèche, et l’eau l’emporte (Contremaître, Ambalakida, F4B, 7).
Le temps alloué au charbonnage dépend enfin de considérations distributives. Les différenciations quant à l’accès au travail et aux instruments du travail passe par trois types de rareté. Les contraintes distributives concernent à la fois l’accès aux terrains forestiers abritant la ressource boisée, l’accès aux charrettes et bœufs nécessaires pour évacuer le charbon, les laissez-passer nécessaire pour transport. Comme ailleurs dans les campagnes malgaches on observe des pratiques de spéculation. Elles sont le fait des patrons ou de leurs membres de famille du village d’Ambalakida qui sont les intermédiaires des producteurs de l’arrière-pays. Mais cette différenciation est perçue comme une conséquence ou une accentuation de la division du travail plutôt que comme une injustice. Si tout le monde n’est pas égal et qu’il y a bien une différenciation sociale, il ne semble pas y avoir de conflit entre les riches et les pauvres, car personne n’est exclu des occasions de travailler.
Les principaux facteurs structurants de la division du travail charbonniers sont les suivants. Compte tenu des inégalités, tout le monde n’a pas à y gagner toute l’année, ce qui explique pourquoi les gens disent que le « vrai » travail est l’agriculture. Par contre, le besoin de disposer d’argent liquide fait que chacun cherche à toujours à travailler (ou à investir s’il en a les moyens) un peu dans le charbon. Bien que le nombre des patrons et des associations sont en nombre fini au sein de la commune rurale, personne n’est jamais exclu des occasions de travail et les charbonniers se font embaucher alternativement ou successivement sur plusieurs terrains différents. L’arbitrage entre le charbonnage et les autres activités productives s’impose avant tout sur le plan temporel, en raison du calendrier agricole, d’une main d’œuvre familiale limitée et de la pénibilité du travail dans le charbon. Mais il n’y a ni conflit spatial entre usages, car les différents usages concernent différentes parcelles, ni conflit sur contrôle d’un même usage. Les terrains forestiers peuvent être plus ou moins éloignés des lieux d’habitation sans être confinés dans les limites d’un terroir villageois.
Les catégories d’acteurs ne sont pas les mêmes selon qu’il s’agit de production familiale ou de production associative. La première représente ici un paradigme qui permet de comprendre la seconde. En première approximation, on peut poser que la production est l’affaire des individus ou ménages, c’est-à-dire qu’elle se fait au sein de la famille restreinte (maisonnée constituée d’époux et épouse plus enfants), tandis que l’accès aux occasions de travailler passe par la famille élargie, soit par une relation de métayage, soit alors par les associations de charbonniers qui sont l’équivalent fonctionnel des exploitations familiales. La rémunération du travail d’une part, l’accès aux occasions de produire de l’autre, renvoient à différents niveaux d’analyse. Schématiquement il suffira ainsi de toujours distinguer deux catégories d’acteurs économiques qui correspondent au deux niveaux hiérarchiques[265].
Selon la Banque mondiale et à titre de comparaison, dans le bassin d’approvisionnement d’Antananarivo, la principale catégorie statistique sont les « charbonniers occasionnel » en milieu rural qui produisent et vendent du charbon à titre de revenu d’appoint. Ce genre de charbonnier produit habituellement chaque mois de 20 à 25 sacs, même si certains en produisent jusqu’à 100 par mois. La catégorie la moins fréquente sont les « entrepreneurs » qui emploient des équipes d’ouvriers charbonniers. Soit ils possèdent des parcelles boisées importantes, soit ils achètent des droits de coupe à d’autres propriétaires forestiers, soit ils exploitent les forêts naturelles avec ou sans permis. Une catégorie intermédiaire est constituée par les « charbonniers indépendants » dont la production de charbon de bois constitue la principale activité économique, des familles entières participant fréquemment à ce genre d’exploitation. Ces charbonniers achètent souvent le bois à des propriétaires de forêts. La production mensuelle par charbonnier est nettement plus élevée que dans la première catégorie (800 à 900 sacs par mois) (ESMAP, 1995 : 3). Les catégories statistiques perdent de vue que le charbonnier occasionnel, l’entrepreneur et l’indépendant sont des rôles complémentaires d’une même structure sociale. Elles construisent les entrepreneurs, charbonniers indépendants et occasionnels comme des phénomènes indépendants là où il n’y a en réalité que des rapports de métayage ou d’autres formes de clientélisme paysan.
Parmi les arrangements spécifiques rencontrés dans la commune rurale d’Ambalakida nous avons distingué ceux qui portent sur des échanges en nature : métayages charbonniers, prêts de charrette et bœufs, et ceux qui portent sur des échanges monétarisées : achat de charbon, ventes d’autorisation de transport, affiliation à une association paysanne, location de charrette et bœufs. La comparaison montre que le principe d’articulation des niveaux fonctionnels (patron/client) caractéristique des contrats agraires est d’application plus générale. D’une part, on constate que le travail au sein de la famille élargie prend la forme du métayage aux mêmes conditions que pour les étrangers. D’autre part, les rapports sociaux monétarisés que ce soit en dehors ou au sein de la famille étendue sont toujours présentés comme une forme de parenté et justifiée par un devoir d’entraide. Que le mode de production soit familial (le chef de famille est exploitant autorisé), dépendant (un exploitant autorisé emploie des métayers immigrants), ou indépendant (affiliation à une associations, achat d’autorisations par les charbonniers), les différentes formes d’association et d’arrangement suivent d’abord des considérations d’efficience, où il s’agit de résoudre le problème liés à l’allocation des biens rares évoqués plus haut, et seulement ensuite des considérations liées à l’appartenance familiale ou « ethnique ».
Les « marchés ruraux de charbon de bois » constituent un obstacle épistémologique redoutable car nos efforts d’inventaire et de classification des transactions et arrangements institutionnels spécifiques débouchent sur autant de nouvelles questions que de réponses définitives. Quelle est précisément la fonction de l’argent dans l’organisation communautaire de la production et de l’acheminement du charbon de bois ? En comparant les différents modes de production, il apparaît que la monétarisation des transactions conduit à une péréquation entre charbonnages familial, associatif et illégal : quel que soit l’arrangement institutionnel applicable au cas d’espèce, les chances de pouvoir travailler sont les mêmes pour tout le monde et chacun a droit à un revenu pour son effort. Remplissant une fonction équivalente aux autres modes de production, les associations paysannes ne sauraient donc jouer le rôle de transformateurs de la filière charbon que leur attribuent les intervenants. Avant d’examiner cette hypothèse en plus de détail, une clarification conceptuelle sur la notion de monétarisation et/ou marchandisation des rapports communautaires est nécessaire en référence aux données que nous venons d’exposer.
On pourrait imaginer qu’il y a marché rural dès que de l’argent circule dans une communauté rurale. G. Althabe a montré dès les années 1970 que dans les pratiques sociales et administratives il en allait autrement. Il convient donc de distinguer la « monétarisation » des relations sociales de leur « marchandisation ». Tandis que la circulation monétaire est un fait mesurable, la marchandisation dépend de la conception subjective des acteurs de cette circulation. Résumons succinctement les thèses de G. Althabe à propos de la circulation monétaire. Au moment de la décolonisation, les sociétés villageoises formaient des mondes clos et essentiellement fermés aux rapports marchands. La signification de l’argent était inséparable de la domination étatique que traduisait localement l’impôt personnel. Même à cette époque, la monétarisation pouvait atteindre des dimensions importantes en zone rurale, mais l’argent représentait une valeur incommensurable avec d’autres valeurs car ils remplissait avant tout une fonction symbolique. Ce n’était que dans la région centrale, sur les Hautes Terres, où les rapports marchands avaient pénétré le village dès la période monarchique à travers la création de marchés par les souverains tananariviens pour que l’argent joue réellement le rôle que nous lui prêtons spontanément. Partout ailleurs, la circulation monétaire entre les membres des communautés villageoises avait alors une fonction rituelle et communicationnelle (cotisation, dépense ostentatoire, etc.) et contribuait a maintenir une dichotomie marquée entre l’intérieur et l’extérieur de l’univers villageois (Althabe, 2000 : 135-173).
En enquêtant sur la division du travail social dans la filière charbon de bois, nous avons découvert un univers villageois assez différent, qui est largement dominé par des rapports marchands et où l’utilisation rituelle ou symbolique de l’argent est tout au plus résiduelle comme nous le verrons plus loin. Le niveau de prix du charbon à différents endroits de la filière et la possibilité d’acheter des laissez-passer sont incontestablement des facteurs déterminants dans l’agencement des transaction et arrangement institutionnels qui structurent ce système d’activité économique. Mais nous venons de constater que les villageois se réfèrent à ces rapports marchands dans une terminologie qui puise exclusivement dans l’idiome de la parenté, de l’entraide, du voisinage, qui sert à caractériser non seulement les rapports entre « autochtones » mais s’applique sans distinction aux « ethnies » d’immigrants présentes sur le territoire coutumier. Le paradoxe est que la tendance à la marchandisation, qui exclut la référence à l’argent comme symbole pour d’autres valeurs, se traduit néanmoins dans une résurgence du communautarisme plutôt que dans une individualisation des rapports sociaux. Des analyses de la transformation postcoloniale des rapports fonciers en Afrique montrent cependant que la « marchandisation », c’est-à-dire le processus à travers lequel la circulation monétaire acquiert une fonction proprement économique par delà sa fonction symbolique, n’entraîne pas une individualisation concomitante des rapports fonciers ni même des rapports sociaux dans lesquels ils sont enchâssés (Le Roy, 1995a : 460).
Tentons une analogie avec la marchandisation de la division sociale du travail dans la filière bois d’énergie. Etant donné que les rapports fonciers ne nous renseignent pas directement sur la division sociale du travail charbonnier, la question se pose de savoir où rechercher les faits de structure équivalents, de savoir comment définir le rôle de la « communauté locale » dans une activité économique où tout est monnayable, du charbon clandestin aux laissez-passer, en passant par le prêt de charrettes et bœufs. Toutes les formes volontaires d’association, que ce soit dans le cadre traditionnel des contrats agraires ou dans le cadre moderne des associations, impliquent conceptuellement des appartenances préexistantes, des formes involontaires d’association et donc des relations entre individus statutairement inégaux (métayages, travail familial etc.). Les transactions même lorsqu’elles sont monétarisées et instrumentalisées ne suivent jamais le modèle occidental d’un rapport entre individus libres et égaux. Les conceptions hiérarchiques se reproduisent non seulement dans le cadre des exploitations familiales, mais au sein même des associations modernes et dans le marché illégal des laissez-passer. La production dépendante et la production libre ont par conséquent la même signification économique. Le métayage et le travail familial ne sont pas plus « involontaires » que le travail clandestin ou dans une association de charbonniers.
On peut interpréter la division sociale du travail dans les marchés ruraux en termes hiérarchiques, au sens de L. Dumont (1983), comme une relation des parties à un tout qui, parce qu’il constitue un terme de la relation en même temps que l’enveloppe des deux termes, devient constitutif de chacun des éléments du tout. Comme nous l’avons constaté dans les études de cas sur la colonisation agraire, une « communauté locale » ne se définit pas par la réciprocité entre les groupes qui la composent, mais par la base économique et les normes d’inclusion ou d’exclusion qui autorisent les échanges réciproques entre les groupes qui ont accès à la base commune. Comme la colonisation agraire, l’activité charbonnière doit être abordée comme une forme de construction sociale de la réalité, du double point de vue de la connaissance perceptive du monde extérieur et de la connaissance des Autrui, des Nous, des groupes (Gurvitch, 1966 : 23-28). La prochaine partie sera consacrée à l’analyse des représentations d’espaces impliquées par les marchés ruraux de charbon de bois. Dans la dernière partie, nous traiterons des représentations du temps social et de la communauté locale en tant que construction identitaire et politique.
Que la division du travail social doive être qualifiée de communautaire n’empêche pas que les marchés ruraux de charbon de bois soient aussi influencés par diverses réglementations étatiques. Un contrôle de la filière charbon par les représentants de l’Etat est susceptible de s’exercer à deux niveaux fonctionnels. A l’échelle des parcelles, les deux modes familial et associatif d’exploitation forestière sont liés à la distinction entre terrains forestiers privés et terrain domaniaux. Le droit forestier soumet la production familiale à une autorisation de carbonisation et la production associative à un contrat de gestion. A l’échelle de l’ensemble territorial, un contrôle s’exerce lors du transport à travers les laissez-passer devant certifier et la provenance du produit et le paiement des redevances et ristournes. Selon la logique de la législation forestière, l’administration devrait grâce à ces papiers pouvoir agir directement sur les réseaux de commercialisation et, plus indirectement, sur les exploitations en vérifiant le respect des conditions de l’autorisation. Dans les usages pratiques des villageois et fonctionnaires locaux, ces papiers ne facilitent ni l’une ni l’autre forme de contrôle, mais réalisent à l’échelle territoriale une complémentarité des deux régimes fiscaux présentés comme exclusifs par le référentiel de politique publique.
Tandis que selon la loi les deux modes d’autorisation et de contrôle sont exclusifs par définition, en réalité ils peuvent l’être soit parce qu’un mode est antérieur à l’autre et devra à terme être remplacé par celui-ci, soit parce que les deux modes concernent des parcelles forestières de statut différent. Le discours officiel du PEDM présente le rapport les deux modes de contrôle étatiques en termes d’une succession chronologique. Il s’agirait de passer de manière plus ou moins linéaire d’un système incohérent d’octroi de permis de coupe à une fiscalité et un contrôle cohérents avec les objectifs de l’aménagement forestier durable. Le droit applicable en la matière ne permet pourtant pas d’exclure la possibilité que les autorisations de carbonisation et les contrats de transfert de gestion soient simultanés plutôt que successifs. C’est le statut public ou privé des parcelles qui justifie l’existence de modes d’autorisation et de contrôle distincts pour différentes catégories de fonds forestiers. La décentralisation fiscale dans le secteur forestier ne met pas en question la distinction, arbitraire du point de vue de l’aménagement du territoire, entre parcelles domaniales et parcelles privées car cette réforme concerne uniquement les forêts publiques.
La fabrication de charbon de bois est réglementée, d’une façon générale, par le décret 82-312 qui soumet cette activité à la délivrance d’un permis d’exploiter pour les bois de l’Etat et des Collectivités décentralisées, d’une autorisation de carbonisation pour les bois des particuliers. C’est la deuxième modalité qui nous intéresse ici. L’exploitation des forêts privées est donc gérée administrativement à travers les autorisations de carbonisation. Le service forestier contrôle le trafic de produits forestiers issus des exploitations autorisées au moyen des laissez-passer que le titulaire de l’autorisation se fait émettre à cet effet :
« Tout transport de charbon devra être accompagné d’un laissez-passer coté et paraphé par le Service des eaux et forêts au Fivondronampokontany (sous-préfecture), daté et signé du charbonnier et de son représentant. Ce laissez-passer indiquera entre autres le numéro du permis ou de l’autorisation, sa durée, la provenance et la destination du charbon, la quantité transportée, ainsi que le nom du transporteur. »[266]
La procédure à suivre pour obtenir une autorisation de carbonisation commence par le dépôt d’une demande auprès du chef de cantonnement forestier. Celui-ci fait une reconnaissance pour estimer la potentialité de la forêt à partir d’un calcul de cubage approximatif, avant d’adresser le procès verbal de son constat à la direction interrégionale des Eaux et Forêts. L’autorisation de carbonisation n’est délivrée que sur l’avis favorable du chef de service provincial (il y en a six dans tout Madagascar !) qui décide en fonction de ce procès verbal. Selon le chef de cantonnement forestier, Nkoazafy,
Pour les forêts privées, l’autorisation s’appelle permis d’exploitation tandis que dans une forêt privée, c’est une autorisation de carbonisation, il y a une différence en termes administratifs. Pour la forêt domaniale permis d’exploitation. Si la forêt est forêt privée, l’acte administratif s’appelle autorisation de carbonisation. Ces forêts au point de vue juridique, ce sont des forêts titrées, bornées. Toutes ces forêts les exploitants font des demandes ici, les projets au niveau du Cantonnement et lorsque le Chef de Cantonnement reçoit cette demande, il va descendre sur les lieux pour faire la reconnaissance forestière, c'est-à-dire pour savoir la capacité de la forêt, potentialité de la forêts. On fait le comptage et après, on fait le calcul de cubage et c’est à partir de ça que le Cantonnement fait un procès verbal de reconnaissance et ce procès verbal de reconnaissance sera transmis à la Direction qui délivre l’autorisation. Voila le système, le processus de délivrance de ... l’autorisation. En mètre cube, domaine et jusqu’à estimation de la quantité de charbon. Parce que dans la norme, un mètre cube et demi fait 6 sacs de charbon de 8kg. Et on estime la quantité de charbon à partir du volume de bois. En principe, c’est la surface totale de la forêt privée, ça concerne toute l’étendue de la propriété. Puis après, en principe, la durée de l’utilisation est 6 mois. Après six mois, lorsque la forêt n’est pas encore exploitée entièrement, le propriétaire va faire une demande de renouvellement du permis d’exploitation auprès du Chef de Cantonnement, ou son représentant va descendre. Pour chaque renouvellement, le Chef de Cantonnement va descendre ou son représentant pour voir ce qui existe dans la propriété. En principe, on fait donner 10 seulement, des laissez passer tous les quinzaines ou tous les mois. Dix charrettes parce que, un laissez passer est valable pour un seul voyage et pour un seul véhicule, c'est-à-dire pour une seule charrette. 200 sacs au maximum. On ne délivre pas les laissez passer en une seule fois, mais par tranche, 10 feuillets de laissez passer. Ils ne payent pas de droit mais dans la clause, il doit fournir une main d’œuvre au bureau. On a déjà mentionné dans l’autorisation, pour le service, pour le reboisement. Il n’y a pas de redevance, c’est en quelque sorte cette redevance en nature. Fourniture de main d’œuvre. Les laissez-passer doivent se faire ... le coupon. Le propriétaire, ... eh bien, il doit payer le coupon, là. Parce qu’on a figuré, dans le coupon, coupons de 10, de 10 sacs, de 20, de 30, de 100 sacs. C’est comme ça. On a échelonné (Nkoazafy, Chef de cantonnement forestier Mahajanga II, F7A, 5-6).
A la différence des permis d’exploitation, les autorisations de carbonisation ne donnent pas lieu au paiement d’une redevance forestière puisqu’elles concernent des propriétés privées. Un droit est cependant perçu – illégalement – pour la délivrance des laissez-passer. Les autorisations de carbonisation sont renouvelables tous les six mois. A la date d’expiration de l’autorisation, le chef de cantonnement doit faire une nouvelle descente sur le terrain suite à laquelle il dresse un procès-verbal en précisant si l’exploitation se conforme aux conditions de l’autorisation précédente. La décision sur sa prolongation revient à nouveau au chef de service provincial. Les carnets de laissez-passer sont délivrés au fur et à mesure par le cantonnement forestier, c’est-à-dire environ toutes les deux ou trois semaines aussi longtemps que l’autorisation reste valide. Les exploitants d’Ambalakida ne font pas la distinction entre les différents modes d’autorisation du charbonnage car ils appellent l’autorisation « permis de coupe ».
Permis de coupe. Six mois depuis la dernière fois. Six mois par là, et on renouvelle. On renouvelle à chaque fois. On renouvelle mais on n’achète plus, on renouvelle le dernier, le délai est expiré et on renouvelle chez le provincial, au chef de cantonnement à Majunga, et il fait la signature du permis et c’est seulement après qu’il est renouvelé. On paie toujours le droit quand on fait le renouvellement, on paie toujours le droit. Le droit qu’ils imposent ? C’est environ 150’000FMG qu’ils imposent. Le chef de cantonnement vient ici. Et après seulement il peut le faire. Parce qu’il fait un contrôle, après le contrôle, il voit que tel arbre est restant et il envoie ça au directeur, au provincial, et le provincial justifie, il sort le permis, au niveau de son secrétaire, et le directeur fait une petite signature (Yvette, F5B, 7-8).
Yvette est propriétaire du terrain qu’elle fait exploiter et ne devrait normalement pas payer de redevance forestière. Il est probable que le droit perçu va dans la poche du « provincial », c’est-à-dire du chef de Direction Interrégionale des eaux et forêts de Mahajanga mais nous n’en avons pas la preuve. Selon certains témoignages, il existerait aussi des laissez-passer cotés et paraphés en blanc moyennant « cadeau », mais là encore, ce ne sont que des rumeurs.
Le décret 82-312 réglementant la fabrication de charbon de bois s’applique également aux forêts domaniales où le charbonnage est toutefois soumis à la délivrance d’un permis d’exploiter. Jusqu’en 1998, l’attribution de permis d’exploitation par le service forestier ne nécessitait qu’une demande de mise en valeur d’un lot sommairement délimité du domaine privé de l’Etat[267]. Etant donné le domaine forestier de l’Etat n’est ni délimité ni aménagé, ces dispositions s’appliquaient à tous les espaces de savane où l’on trouvait quelques arbres, excepté les propriétés privées immatriculées. Depuis 1998, toute exploitation forestière est légalement conditionnée par un plan d’aménagement et par une série d’autres restrictions. Dans la pratique, avant la nouvelle politique forestière de 1997, des permis de coupe étaient octroyés dans les forêts domaniales, soit à des individus qui demandait à exploiter des lots de forêt domaniale en y faisant travailler des parents ou migrants, soit à des associations constitués par des migrants qui les utilisaient comme un moyen d’appropriation foncière[268]. Les permis d’exploiter donnaient localement lieu aux mêmes arrangements coutumiers que ceux pratiqués aujourd’hui dans les forêts privées à travers l’autorisation de carbonisation.
L’exploitation en charbon est faite par des gens qui ont des permis d’exploitation et par des gens qui ont des autorisations de carbonisation. Les permis sont octroyés à des gens qui vont exploiter dans les forêts domaniales. Par contre, les autorisations privées sont octroyées aux gens qui ont leur terrain. Voilà les deux principales autorisations, avant. Dans le permis de coupe, il y a le droit d’usage. Pour la carbonisation ça n’existe pas. Cela n’existe plus actuellement. Mais le texte a prévu ça pour les endroits où il n’y a pas d’exploitation de charbon, les paysans sont autorisés à confectionner leur charbon pour leurs besoins familiaux. Mais maintenant, ça n’existe plus la confection de charbon de bois par permis de coupe. Justement, on vient de discuter avec le directeur, avec les collègues, et d’ailleurs, le texte le prévoit. On va doit donner des instructions aux CanForêts, on ne doit plus recevoir de demandes sans plan d’aménagement dans les terrains privés. Parce que si c’est écrit dans le texte 98 – 010 sur l’exploitation forestière. Où il y a des forêts privées, des forêts privées, des terrains boisés qui ont été octroyés par le service des domaines. Et eux, pour pouvoir cultiver, ils demandent de défricher leur terrain, une partie de leur terrain en demandant aussi de fabriquer aussi du charbon à partir des débris, des arbres ... du bois coupé. Et là, on a octroyé des autorisations. Parce que c’est leur propre terrain. Mais heureusement qu’il y a le texte ! (Solomampionona, Chef de circonscription forestière Mahajanga, F12B, 2).
Sous la pression des bailleurs de fonds, le gouvernement s’est d’abord engagé à cesser l’octroi de permis de coupe, puis à soumettre les permis d’exploitation à l’obligation de plan d’aménagement. Selon le témoignage, les obligations concernant le plan d’aménagement du décret sur l’exploitation forestière de 1998 devraient s’appliquer même dans les propriétés forestières privées. Aucune exploitation forestière ne doit être autorisée qui ne soit pas régie par un plan d’aménagement[269]. On peut faire deux observations à ce sujet. D’une part, les nouvelles règles sur l’exploitation forestière ne s’appliquent pas au charbon de bois pour lequel il existe une réglementation spéciale. D’autre part, l’obligation du plan d’aménagement pose dans l’application des difficultés majeures même dans les exploitations forestières professionnelles. Aucune exploitation forestière ne se fait actuellement selon un plan d’aménagement[270]. Les exploitations forestières existantes sont donc soit illégales soit autorisées par des permis antérieures à 1998[271]. Dans une telle situation, le transfert de gestion des forêts domaniales à des associations de charbonniers, et le CIRAD Forêt a raison de le dire, est la seule procédure légale permettant de contrôler la fabrication de charbon étant donné qu’elle n’exige qu’un plan d’aménagement simplifié, plus facile à appliquer. Dans le cadre du PEDM, le service forestier a donc privilégié le scénario contractuel et associatif de la foresterie communautaire, au moins dans les forêts domaniales[272]. Les deux avantages communément cités de ce scénario sont « l’aménagement du territoire » et « l’amélioration du recouvrement fiscal ». Le chef de circonscription forestière a bien intériorisé le message des ateliers du programme pilote :
Spécialement pour le PEDM, comme l’objectif du projet c’est de ... je crois que c’est d’assurer l’approvisionnement d’énergie bois en charbon de la ville de Mahajanga. Donc, le transfert était surtout axé sur le la production de charbon. Mais ça n’empêche que il y a un objectif de conservation là-dedans. Parce que même si les VOI[273] produisent du charbon, il y a toujours un plan d’aménagement avant l’exploitation. Donc, le plan dirige les VOI pour exploiter d’une façon rationnelle la forêt. Donc, voilà donc l’objectif du projet, je crois, c’est de d’assurer la pérennité de la forêt et d’assurer en partie l’approvisionnement en bois d’énergie de la ville qui est une grosse consommatrice de bois de charbon. Donc l’objectif, c’est que les VOI, ils protègent leur forêt, tout en produisant du charbon. Donc, si toutes les forêts sont « gélosées »[274], chacun protège un site. Et ça c’est pour les forêts domaniales. Mais pour les terrains privés, on va faire le plan d’aménagement. Le plan d’aménagement, c’est une manière de conduire les actions dans le site d’une façon rationnelle. « Est-ce que, à votre avis, est-ce que vous constatez que à la venue de la GELOSE[275], est-ce que il y a un grand changement des montants de ristourne perçus au niveau de l’administration ? Parce que il a été évoqué dans la clé de répartition, dans le protocole que il y a une part de l’administration forestière pour les 2000 qui est collecté pour chaque sac ». Pour le montant, je parle des chiffres ... je viens d’avoir un entretien avec un responsable du projet, de la cellule. On va faire des contrôles, des descentes ensemble dans la semaine qui vient, pour évaluer un peu ce qui a été fait sur la production et la perception des taxes. Pour le moment, il faut ... je crois qu’il faut attendre ces descentes pour pouvoir apprécier le ... si vous avez encore le temps…(Solomampionona, Chef de circonscription forestière Mahajanga, F12B, 1-2).
Y a-t-il un rapport entre le transfert de gestion des terrains charbonniers et l’aménagement du territoire ? Suivant la loi, la procédure de transfert de gestion ne devrait être engagée qu’en cas de demande de la part d’une association mais doit être engagée dans chaque cas où une association présente une demande selon les formes, déjà difficiles à maîtriser par des paysans dont plus de la moitié sont analphabètes. Il faut savoir par ailleurs que le coût de la mise en œuvre de la procédure est évalué à environ 5'000 USD par contrat, ce qui en limite dans la pratique la portée aux seuls sites choisis par les projets d’aide extérieure. Selon un responsable du PEDM, le choix des sites où le projet intervient pour établir un contrat de gestion repose sur des critères tels que l’accessibilité, la potentialité et la volonté des « communautés locales de base » à prendre la responsabilité. L’indicateur de la « motivation » est difficile à saisir et à interpréter. Dans les trois sites contractuels à Ambalakida, les individus associés en groupement disent avoir travaillé déjà sur la carbonisation pour le compte d’un patron disposant d’une autorisation de carbonisation, mais une fois la nouvelle structure arrivée, ils ont décidé d’y adhérer au moins de manière complémentaire. En effet la démarche associative préconisée par le programme pilote n’impliquait pas partout une rupture avec les pratiques antérieures. Depuis les années 1980, le service forestier avait octroyé des permis de coupe en forêt domaniale à des associations formées par des immigrants. Le PEDM pouvait donc compter sur une tradition associative existante parmi les charbonniers de la région, même si les associations de charbonniers intéressaient principalement les paysans en quête de terre.
La question se pose de savoir si le projet de transférer trois parcelles forestières dans un contexte dominé par d’autres manières d’exploiter le bois d’énergie s’inscrit dans une logique globale d’aménagement du territoire ou, pour le moins, dans une logique de gestion territoriale des ressources en bois d’énergie. La réponse à cette question est négative. Il n’existe pas de relation entre ces transferts de gestion et le Schéma directeur d’approvisionnement en bois énergie des villes de Mahajanga, Marovoay et Ambato-Boeni (Duhem, Razafindraibe et Fauvet, 1999) ni avec un éventuel Plan de développement communal qui, s’il avait existé, ne contiendrait pas de schéma d’aménagement communal qui assigne des espaces à la production charbonnière conformément au Schéma directeur d’approvisionnement. Le « monde aménagé » n’existe en fait que sur le papier et peut-être dans la tête de quelques professionnels expatriés. Le programme pilote comptait par ailleurs augmenter les taxes et en décentraliser le recouvrement en vue d’inciter les producteurs à demander le transfert de gestion auprès du service forestier et à passer volontairement des permis de coupe à la gestion contractuelle avec plan d’aménagement simplifié. Or selon le Chef de circonscription forestière de Mahajanga,
Le problème, c’est qu’on n’a pas pu suivre l’application de ce texte dans les hameaux – dans les sites sans transfert de gestion. C’est ce qu’on va voir avec le PEDM – avec la commune. Surtout aux environs de Tsaramandroso, où il y a des clandestins et même à Ambalakida ! Les VOI se sentent lésés. Ils sont concurrencés par les charbonniers sans transfert de gestion. Je crois que c’est dans le cadre de la valorisation du produit bois qu’on a élevé un peu le taux. Donc, à travers surtout la commune une partie des taxes, les eaux et forêts et le VOI. Et je crois que si le taux est appliqué, aux deux, aux VOI et aux exploitants privés, le prix du charbon, ça va augmenter, et il y a toujours la marge qui va être perçue par les exploitants, VOI et exploitants privés. C’est donc les consommateurs qui subissent la hausse de la taxe. Ce sont les consommateurs. Et c’est la raison pour laquelle on a vulgarisé les autres sources d’énergie comme le gaz. Donc, on veut que les gens laissent un peu le charbon. Et si vous faites le calcul, le volume de l’argent qu’une famille paie pour l’énergie, si elle utilise le charbon, ce serait bon, pour faire un peu le jumelage du charbon et le gaz ou une autre source d’énergie (Solomampionina, Chef de circonscription forestière Mahajanga, F12B, 3).
Comme nous l’avons constaté dans l’analyse de la division sociale du travail, la logique des incitations fiscales est remise en cause dans les situations où le charbonnage familial et charbonnage associatif coexistent. C’est le cas du territoire charbonnier autour du village d’Ambalakida où nos enquêtes montrent que les exploitations familiales sont plus avantageuses du point de vue fiscal, même si la différence de revenu est moins important pour les métayers qui ont le choix entre remettre une partie du charbon à un patron et payer le laissez-passer quatre fois plus cher. Mais qu’en est-il dans les situations où les associations constituent la seule manière pour les charbonniers de régulariser leur situation vis-à-vis de l’administration ? C’est le cas du second territoire de la commune rurale d’Ambalakida. A Ambovondramanesy sur la route nationale à quelques 50 km du chef lieu de commune, les gens vendent le sac de charbon à des particuliers au prix de 7’500FMG. Toutefois les camions qui font de gros achats achètent localement à 5’000FMG. Le transport en charrette depuis 15 km à l’intérieur jusqu’à la route, est 1'500FMG par sac. Le prix local peut donc être estimé à 3'500FMG par sac sur le lieu de production. Ce prix est trop bas pour que les charbonniers puissent respecter les termes du contrat de gestion. Car s’ils versaient la redevance de 2’000FMG il ne leur resterait que 1’000FMG par sac. Le problème des associations n’est donc pas la concurrence des charbonniers clandestins, mais le fait que le prix du marché soit trop bas pour que l’exploitation légale soit encore rentable. Dans ces conditions on ne voit pas non plus comment la fiscalité forestière réformée pourrait devenir un moyen pour faire augmenter les prix du charbon payés par le consommateur urbain et de dégager un surplus qui pourrait être partagé équitablement entre les acteurs de la filière et réinvestis dans la gestion durable de la ressource forestière. La seule intervention administrative susceptible de changer quelque chose serait d’imposer, non pas les producteurs mais les intermédiaires transporteurs qui achètent le charbon clandestin et de contrôler les camions circulant quotidiennement entre les points de vente sur la route nationale et la ville de Mahajanga[276].
Etant donné la permanence des autorisations de carbonisation sur les terrains privés, sans mentionner les camions remplis de charbon illégal, il est difficile de souscrire à l’affirmation du PEDM selon laquelle la gestion contractuelle et la décentralisation fiscale remplacent l’ancien dispositif d’autorisation et de contrôle de la filière bois énergie. Dans la situation observée où « l’ancienne » et la « nouvelle » politique s’appliquent simultanément et parallèlement à l’échelle du territoire, les deux modes de contrôle restent concurrents à l’échelle de l’exploitation car une parcelle ne peut être soumise en même temps à des modes de contrôle différents. A l’échelle territoriale, il faudrait parler d’une coexistence plutôt que d’une complémentarité raisonnée de l’ancienne et de la nouvelle politique. Du point de vue du droit officiel, la gestion du territoire coutumier ne fait que refléter le contrôle exercé sur l’exploitation de chaque catégorie de parcelles. Car il n’existe ni un schéma d’aménagement pour la circonscription de commune rurale dont relève le paysage coutumier ni une autorité locale doté de compétences foncières.
L’exclusivité des deux modes d’autorisation étatiques présuppose une séparation spatiale entre forêts publiques et forêts privées. La question se pose de savoir dans quelle mesure cette dissociation des espaces est effectivement réalisée. Du point de vue du droit forestier, un terrain boisé est considéré comme une forêt domaniale à moins que ce terrain ne soit immatriculé au bénéfice d’un particulier ou d’une personne publique autre que l’Etat. Si tel le cas, l’exploitation forestière peut faire l’objet d’une autorisation de carbonisation. Si ce n’est pas le cas le charbonnage fait désormais l’objet d’un contrat de gestion. Il y a concurrence parce que les parcelles forestières sont gérées tantôt sous l’un et tantôt sous l’autre régime administratif et fiscal. Le terme n’est pas à prendre au sens d’une concurrence des deux régimes sur les mêmes parcelles, mais au sens d’une équivalence fonctionnelle des deux régimes suivant le statut du terrain selon le droit étatique.
Le statut juridique officiel des parcelles est aléatoire et ne fait pas l’objet d’une quelconque décision raisonnée d’aménagement du territoire. Dans le contexte de l’enquête sur les six exploitations familiales gérées par des patrons, nous avions tenté de recouper la localisation des parcelles correspondantes auprès du service topographique à Majunga. Le plan croquis relevait une seule propriété privée pour l’ensemble de la commune d’Ambalakida et elle ne correspondait à aucune des exploitations charbonnières indiquées par les villageois. Les propriétaires se contentent en fait des titres fonciers établi par le service des domaines, mais considèrent trop coûteux le bornage de leurs parcelles. Pour autant les délimitations des exploitations charbonnières familiales ne sont pas fictives, même si elles sont parfois imprécises. La plupart des parcelles de forêt privée avaient été immatriculées pendant la colonie et la première république, quelques autres dans les années 1980 :
Vous voyez, là, les propriétés privées sont de provenance différente. C'est-à-dire, ce sont les ancêtres de ces gens là, actuels qui ont fait l’immatriculation de ces terrains, pendant la période coloniale. Tous les terrains privés, là. C’est vers la fin de la période de la colonie qu’on a fait l’immatriculation de ces terrains, en général. Certains terrains sont immatriculés au début de l’indépendance. C'est-à-dire vers 1960, 61, 62, 63. En général, ce sont des Sakalava. Il y a certains Merina, comme la famille du maire. Il y a des terrains qui ont été immatriculés au nom de la famille des maires. Et ce terrain sont cédés ou vendus à des propriétaires de l’utilisation de carbonisation, comme Mr Mananjara Anitsa et Mme Yvette. C’est des terrains achetés chez la famille du Maire. C’était le grand père de sa mère qui a fait l’immatriculation des terrains là-bas. C’est un peu vrai, ce que vous pensez, pendant la période coloniale, ce sont les gens riches qui peuvent faire les demandes d’immatriculation. Alors, aujourd’hui, leur richesse, la richesse de ces familles là, sont actuellement en régression. C'est-à-dire, ils sont devenus des paysans pauvres, des gens qui ont l’héritage sur leurs anciens parents. Avant, leurs familles sont riches. Actuellement, c’est presque égal. Tout le monde à peu près atteint par la pauvreté. La possession des terrains n’indique pas la catégorie des gens qui ont riches ou ont pauvre. La période qu’on a acheté les terrains là, je crois que vers 1980, les années 80. Fitsanganana, c’est l’immatriculation, la reconnaissance domaniale, ça fait, c’est plus récent. C’est le terrain qu’on a immatriculé pendant période de la 2e république, c'est-à-dire des années 80. Vous voyez, là, le comment il s’appelle, Lehiviky ? Victor ! Ce même Victor a bénéficié d’une procuration de ce terrain. Le terrain appartient à un certain maire qui habite ici, Majunga. Ce terrain-là est immatriculé pendant la période coloniale. Il est bénéficiaire d’une procuration. Ce n’est pas lui qui est le propriétaire du terrain. […] Mananazaza c’est la fille de Tôpitôpy. Mais elles possèdent chacune des propriétés différentes. Ce n’est pas le même terrain. Le terrain de Tôpitôpy se trouve au Sud du village d’Ambalakida. Tandis que la propriété de Mananzaza, tout à fait au Nord, sur la rivière de Mavomavo. A peu près, ce n’est pas loin du terrain de Mr Angiba. Marosakoa, c’est le terrain de Victor. Ambinanitelo ...Celui de Angiba, comment s’appelle ce terrain là. J’ai oublié... le nom du terrain, c’est sur la route gauche, sur la route droite, non sur la route gauche de Mavomavo où se trouve le terrain d’Angiba (Nkoazafy, Cantonnement forestier Mahajanga II, F7A, 5-6).
Bien que les terrains privés exploités dans le cadre des métayages quasi familiaux se situent à des endroits précis dans le territoire, leur localisation est le fruit d’un pur hasard et ne s’inscrit pas dans une gestion territoriale raisonnée de la ressource forestière. Il n’y a de ce point de vue aucune différence avec les parcelles sous contrat de gestion dont la localisation résulte également d’un choix aléatoire du projet pilote d’intervenir ici plutôt qu’ailleurs. Etant donné que la gestion du territoire selon le droit étatique ne répond pas à une logique intelligible par les utilisateurs locaux (ce qui ne veut pas dire qu’on ne puisse l’expliquer par un modèle sociologique), c’est forcément selon leur propre logique que les villageois vont gérer le territoire et les ressources qui s’y trouvent :
C’est parce que la part que l’Etat accorde, c’est trop peu. La taxe sur le ... voilà, on s’est tous précipités, on ne peut plus dépasser les limites, sous peine d’être sanctionné. On ne peut plus aller cueillir n’importe comment, on doit aller chez celui qui a des papiers là-bas. On ne peut pas abattre n’importe comment. « Mais il y a des moments où vous travaillez à Maromanary? » Oui. « Mais il y a d’autres moments où, quand c’est ... et vous travaillez avec Victor ? » Oui. « Et c’est lequel qui est le plus dominant, celui que vous faites là-bas ou celui que vous faites ici? C’est lequel le plus proche d’ici, vers l’exploitation ou vers le ... ? » Celui de Lehiviky, c’est tout proche. C’est à Ankady, tout proche. « Ah, donc, c’est peut-être ça aussi qui fait que vous ne pouvez pas aller là-bas parce que ici c’est plus proche ? » Oui, et c’est peu! La part que l’Etat nous autorise, ce n’est pas suffisant. Celui d’ici, à Maromanara, dans notre forêt. Ce n’est pas suffisant pour tout le monde et on préfère y aller. Aller là-bas faire le tiers (Deux charbonniers, Tsararivotra, F8B, 9).
On observe donc des modes de contrôle concurrents à l’échelle de la parcelle et incohérentes à l’échelle du territoire. Mais ce qui apparaît comme une incohérence dans une perspective d’aménagement du territoire se révèle complémentarité fonctionnelle dans la conception coutumière des droits de propriété.
Etant donné que la crise du bois énergie est due a) aux besoins urbains d’énergie domestique à bas prix, b) à une offre rurale alimenté par les stratégies de survie des paysans pauvres et c) au trafic illégal (c’est-à-dire au système de corruption administrative) qui relie l’offre et la demande, nous avons posé la question au chef de circonscription forestière de Mahajanga si on ne pouvait pas prendre des mesures pour supprimer le trafic illégal ou pour faire augmenter le prix des laissez-passer des transporteurs, il nous répondait :
Il y a toujours le trafic, là, mais on a fait un contrôle, ça diminue le trafic de laissez-passer. Le problème c’est le trafic de laissez-passer. C'est-à-dire que si on donne par exemple 10 laissez-passer à un exploitant, il se peut qu’une partie de ces 10 soient utilisés ailleurs que dans les sites. En principe, les produits sortis de la forêt sont réceptionnés par le CanForêt, c'est-à-dire en embarquement. Ou bien, avant l’embarquement. Les CanForêt assistent le chargement. Donc, il fait un visa au départ, il vise au départ le laissez-passer. Comme le CanForêt ne peut pas il n’a pas pu faire ça, puisqu’il est seul, alors qu’ils ont beaucoup de travail. On a créé les VNA, les Vaomieran’ny Ala…(Solomampionina, Chef de circonscription forestière Mahajanga, F12B, 4-5).
Dans ce témoignage, la question de la corruption administrative ou de « l’informel », qui rend complémentaire à l’échelle du territoire des différents modes de production et d’autorisation parcellaires, est réduite au trafic des laissez-passer par des paysans et donc à la concurrence déloyale à laquelle font face les charbonniers travaillant dans les associations mis en place par le programme pilote du CIRAD Forêt. Or le problème réside plutôt dans le fait que l’administrative poursuive un agenda politique caché, ou pas tellement caché car tout le monde en parle, opposé aux objectifs du programme pilote. Plutôt qu’à gérer durablement les ressources de bois d’énergie au niveau régional, les individus qui composent l’administration forestière cherchent à approvisionner la ville en charbon à bas prix, à s’enrichir modérément en contrôlant ce marché, et à faire croire aux étrangers que les interventions de développement sont à même de transformer la réalité selon leurs desseins. La décision politique consiste donc en l’occurrence à ne pas intervenir sur l’exploitation plus ou moins chaotique du bois d’énergie, abstention qui selon les spécialistes de l’analyse des politiques publiques constituerait aussi une forme politique publique. Selon le chef de cantonnement forestier de Mahajanga II :
Il y a une instruction stricte, venant de Tananarivo, qui donne la suspension de l’autorisation des permis d’exploitation. Le permis d’exploitation dans la forêt domaniale. Heureusement, heureusement, il y a l’existence des forêts privées. Sinon, il y a une grave pénurie de charbon ici à Majunga, s’il n’existe pas de forêt privée. Parce que il n’y a pas, à présent, d’exploitations forestières dans les forêts domaniales. Il n’existe plus. Même l’exploitation du bois d’œuvre, il n’existe pas à présent. Tout est suspendu parce que vous voyez, là, les permis de bois d’œuvre ? Il y a une clause spéciale aussi dans les permis d’exploitation de faire beaucoup de charbon avec les rameaux des branches qu’ils ont coupés. Cela aussi augmente la quantité de charbon. Malheureusement, actuellement, il n’y a pas d’exploitants forestiers de bois d’œuvre. Les fabrications de charbon dans les forêts ça a déjà commencé depuis longtemps... même une trentaine d’années, avant mon arrivée ici en 1985. Il y a eu une évolution parce que la redevance forestière monte, il y a une diminution d’exploitation de charbon dans les forêts domaniales. A cause des redevances. Vers 1990, ça monte à quatre millions, cinq millions pour une superficie de cent hectares. Jusqu’à douze millions. Avant, la superficie demandée en exploitation n’est pas limitée, même jusqu’à 5 ha, 10 ha, 100 ha, ce n’est pas fixé, le minimum de superficie à exploiter à demander, avant. C’est pour cela qu’il y a beaucoup de monde qui peut faire une demande d’exploitation forestière. Même une demande de cinq hectares, alors, il y a la redevance pour cinq hectares...Tandis que à partir de 1990, on a fixé minimum 100 ha. Pour exploitation d’une partie de la forêt domaniale. Alors que la redevance monte jusqu’à 12, 10 millions. C’est pour cela qu’il y a l’augmentation des gens qui font l’exploitation forestière privée, dans la forêt privée, à partir de 1990 (Nkoazafy, Cantonnement forestier Mahajanga II, F7A, 5-6).
Pour les Malgaches, il ne saurait exister problème public aussi longtemps qu’il n’y a pénurie de charbon. Or selon les études du CIRAD Forêt, ce n’est qu’à partir de 2010 que « la demande risque de dépasser les capacités globales de reproduction de la ressource » (Duhem, Razafindraibe et Fauvet, 1999 : 40). Le témoignage précédent soulève plus généralement la question du bien-fondé des politiques forestières depuis la mise en place au début des années 1990 d’un Plan d’action environnemental financé par l’aide internationale au développement. Les autorités malgaches poursuivent dans ce secteur au moins trois agendas politiques. Tout d’abord, elles cherchent à encadrer une économie de denrées repliée sur elle-même, mais qui produit accessoirement pour les marchés nationaux ou internationaux. Elles cherchent, ensuite, à atteindre certains objectifs politiques en négociant avec le secteur urbain de l’économie forestière sur le mode des relations de clientèle. Elles cherchent, enfin, à contrôler les programmes d’aide internationale pour éviter les effets sociaux négatifs des programmes de modernisation écologique importés du monde industrialisé en utilisant ces programmes pour reproduire le modèle colonial de l’Etat forestier sous forme d’une « enveloppe » permettant de concilier ces trois objectifs apparemment contradictoires.
En analysant le droit étatique comme un droit coutumier, la question se pose de savoir s’il est encore justifié de parler de « l’Etat forestier » en tant qu’unité cohérente, s’il ne s’agit pas là d’un terme analytique commode pour désigner une complémentarité théorique d’organisations complexes, multiples et aux décisions souvent contradictoires. Du moment où l’on s’intéresse aux réseaux sociaux qui se cachent derrière les institutions, l’unité de l’Etat forestier éclate car les modes d’organisation ne sont pas les mêmes selon que l’Etat traite avec les producteurs ruraux, les organismes d’aide internationale ou encore avec les négociants de la filière bois d’énergie. Ce qui apparaît comme une incohérence dans la logique du programme pilote de gestion du bois énergie, la coexistence de deux politiques publiques qui se neutralisent mutuellement, est cohérent du point de vue du droit coutumier qui voit là deux manières complémentaires de reconnaissance étatique du charbonnage coutumier. La cohérence du droit coutumier repose sur ce que la littérature spécialisée appelle des « normes secondaires d’application » (Lascoumes, 1990), qui servent à interpréter, à complémenter ou à sanctionner les normes primaires énoncés par les textes législatifs et réglementaires.
Dans la conception dualiste du colonisateur, l’expression « droit coutumier » renvoyait à une situation caractérisée par une confrontation du dispositif endogène au dispositif importé, par une résistance des droits traditionnels à la modernisation. Mais du moment où l’application conforme du droit étatique (y compris en « reconnaissant » le dispositif endogène par des contrats de gestion) devient l’exception comme on vient de le constater pour le droit forestier, l’opposition entre loi et coutume ne fait plus sens. La panne dans laquelle se trouvent les droits officiels fait que les sociétés n’ont plus besoin de se situer dans une relation dualiste mais qu’elles construisent la contemporanéité à travers un droit intermédiaire et inclusif des deux registres traditionnel et moderne (Le Roy, 1995 : 83). Le dispositif qui émerge est une fabrication originale comportant des éléments aussi bien de la coutume traditionnelle que du droit de l’Etat, et qui occupe l’espace laissé vide entre les deux. Si dualisme il y a, ce n’est plus entre la loi et la coutume, ancestrale ou rédigée, mais entre la « loi de l’Etat » et la « loi du village », cette dernière n’étant plus une coutume au sens de la stricte application de normes issues de la période précoloniale et expression de la volonté des ancêtres, mais une coutume repensée comme une expression normative spécifique produite par l’effet novateur des normes exogènes imposées à ces sociétés depuis l’époque coloniale (Hesseling et Le Roy, 1990 : 10).
Dans le village d’Ambalakida, nous avons affaire à un droit coutumier à connotation ethnique comparable au cas des clans du corridor forestier. Mais il ne s’agit pas exactement d’une coutume traditionnelle mais plutôt d’une idéologie autochtone. La référence à des lignages, clans et royaumes reste présente mais sans être constitutive des rapports fonciers, à la différence de la situation observée dans la communauté du corridor forestier. L’implosion des structures lignagères dans les sociétés à composition démographique hétérogène ouvre la voie à l’invention d’une tradition trans-ethnique. Mais les brassages démographiques liés aux migrations intérieures ne sont pas le seul facteur qui concourt à la construction d’une ethnicité malgache[277]. L’existence d’un imaginaire politique précolonial ayant vidé l’ancestralité de son contenu lignager en est un autre, qui fait qu’il ne reste plus rien d’archaïque à reconnaître par l’action publique environnementale. Au niveau de l’organisation des marchés ruraux de charbon de bois, cette ethnicité morale spécifiquement malgache efface les références à la parenté traditionnelle au moyen d’une parentalisation de tous les non parents[278], qui ne retient que les catégories strictement patrimoniales (familiales) ou territoriales (nationales). La seule forme de reconnaissance du droit coutumier est alors un « créole environnemental » qui assure une communication minimale entre des ethnicités morales formellement irréductibles, l’une occidentale et préoccupée par la gestion planétaire des problèmes environnementaux, l’autre malgache et préoccupée par une lutte malthusienne contre la pauvreté rurale et – le charbon de bois étant destiné aux villes trop pauvres pour s’alimenter autrement – urbaine.
Le passage de la filiation unilinéaire à l’ethnicité morale comme fondement de la structure sociale – le passage de la coutume traditionnelle au droit coutumier – précède généralement à Madagascar l’occidentalisation coloniale. Suivant la tradition orale décrite dans le chapitre 6, les clans betsileo du corridor forestier furent reconnus sinon institués par les rois de Madagascar du 19ème siècle. Les royaumes sakalava de l’Ouest sont un exemple encore plus saisissant d’une « ethnicisation » précoloniale de populations d’origines diverses. Sous la colonisation française, ce même mécanisme identitaire sera utilisé pour intégrer des influences occidentales. De nos jours, l’ancestralité politique telle qu’elle a été préfigurée par la royauté sakalava précoloniale, est une enveloppe traditionnelle qui sert de support à toute sorte de contenus actuels (Chazan-Gillig, 1983 : 452-53 ; Raison-Jourde, 1983 : 57). Tout comme le grand roi Andrianampoinimerina, fondateur du futur royaume de Madagascar, Andriamisara et ses descendants sont des héros culturels nationaux vénérés à travers l’île[279]. Selon la tradition locale, l’un des descendants d’Andriamisara avait quitté le Menabe vers le Nord pour y établir un nouveau royaume, celui des sakalava du Boina dans la région de Mahajanga :
Il vient du Sud, de la région Menabe. Andriamandisoarivo l’a emmené ici dans la région Boina. Donc il est venu. Et notre grand-père il est parti dans la région Menabe en emmenant du miel. Le grand-père de mon grand-père. Et le père d’Andriamandisoarivo a dit « cette chose, grand-père, vous en avez beaucoup chez vous ; le jour viendra où votre père mourra, le grand roi qui règne sur la région Menabe ». Ils se sont battus, Andriamania et Andriamandisoarivo. Pourquoi ils se sont battus ? Pour un sanglier. Il obtient un gros sanglier, celui qui [aîné/cadet]. A la fin il dit à sa femme « [] » les gens qui ont suivi ici dans la région du boina. « ce n’est pas grave », a dit sa femme qui est restée chez son frère. Mais moi, il dit, on ne me [] pas. Cela signifie que si vous êtes deux frères, que vous habitiez dans une même maison, c’est inévitable que vous vous battiez. Ils se sont battus. « Vas-t’en ce n’est pas grave », dit l’aîné. Et c’est à ce moment qu’Andriamisara fut « folaka », c’est folaka pour eux mais on dit mort. Après qu’il eut fait cela, l’aîné a pris les graines de paddy et les a enterrés. La chose qu’on peut planter, il l’a enterré et séché au soleil. Donc le cadet a revu la personne, parce que avant, les gens coupaient la tête facilement. Voilà vos bagages, il leur dit, emmenez ça à Andranaivo, à Antanikoara, Anjaramahavita, Jorongoa. Ils les ont emmenés depuis le Menabe. Pour venir ici dans la région du Boina, c'est-à-dire. Voici une source qu’on va appeler Sakalava. Des gens ont habité de part et d’autre. Il y avait des gens là ! ils ont demandé un espace. Et les gens leur ont donné des rizières, parce que le riz est un produit courant là. Les gens lui ont demandé « ça ne pousse pas, ô roi, pourquoi ? ». c’est un terrain que mon aîné a cultivé et séché au soleil. « Pourquoi vous n’avez rien dit », ils ont dit. Les nobles ont toujours coupé la tête des gens avant. Et ça pousse difficilement. Il y a des lakôko. Les gens ont pris du lakôko et ils en ont mangé. Puis le roi les a vus et en a mangé aussi. Non, roi ! ils ont dit. Si ! dit le roi. C’est de lakôko, vous savez. Moi, un roi, je mange des graines de lakôko. Une personne qui vient du Boina. Cette source, son nom est Sakalava. Ils y descendent, il y a des sortes de poissons, que ce soit des tsivakia ou des poissons dans l’eau. Ces gens là sont Sakalava. C'est-à-dire que tous les jours, vous allez descendre dans cette eau, pour chercher des poissons. Et ils ont eu la région du Boina. Et Andriamisara, qui règne sur les gens jusqu’à [], si quelqu’un meurt entre vous, eh bien. Vous en fabriquerez à partir de cela. Donc la région du Boina où ils étaient, c’était la région du Mitsinjo. Ils y ont paisiblement habité et un mois plus tard. Ils les ont attirés jusqu’à la région Boina. Car là-bas il y a un […] et la mer de Katsepy est […], ne se déverse vers le haut, vers le château de Mahajanga. A cette époque là-bas, il n’y avait pas tellement de gens. Les gens qui étaient là-bas avant, c’étaient des Arabes, des Antalaotra, ils se sont installés et se sont baignés, ils ont demandé « c’est la région du Boina ? » « Oui ». Et Andriamisara a dit, en voyant la fille dans le château « ici, on va faire ton zomba ». Là-bas, c’est le zomba mais il y a des gens qui disent Kozena. Et les Tsimihety ont dit « ce n’est pas possible, car c’est un roi ». Ils se sont enfuis vers l’Est. On ne peut pas faire de kozena à un roi. Ce sont des Tsimihety, dit-il. Ils se sont rendus compte que c’était un roi. C’est pour cela qu’ils sont devenus Tsimihety. Il dit « où est Antsakava, d’ici, combien de kilomètres ». « C’est à une journée », ont dit les gens locaux. Il a dit « connaissez-vous des gens Obaka ». Ils les ont cherché à travers Mahajanga. Le roi Menabe, il est arrivé dans la région Boina. Et ils sont partis là-bas. « Ah, nous, grand-père, nous vous avons suivis », a dit Andriamandisoarivo. « Ce que vous avez apporté, le miel, quand je mourrai, vous m’en rapporterez un peu chaque année, vous les Zafitafiana ». Ils se sont fait des discours. Jusqu’à maintenant, le roi est mort, nous emmenons le miel là-bas. Pour en enduire ses ossements. On ne peut pas se défiler, ici à Ambalakida, parce que nous sommes les descendants Zafitafiana, c’est notre race. Alors, le terrain a été divisé, « ici c’est Menakely ou Maromenabe, et Tranobe ou Tranokely ». C’est comme ça qu’ils ont partagé. Ce sont les descendants de l’ancêtre Obaka. Et jusqu’à maintenant, on ne peut pas se défiler du tout. On doit suivre les coutumes de nos ancêtres (Victor, F1B, 5-7).
Le royaume sakalava maroseranana du Menabe avait éclaté au 17ème siècle quand les deux fils du roi Andriandahifotsy s’étaient séparés : l’aîné Andriamandresiarivo, héritier du pouvoir, était resté dans le Menabe tandis que le cadet Andriamandisoarivo partit vers le nord, à la recherche d’un territoire où il pourrait régner. En abandonnant pour toujours la terre de ses aïeux, il emporta avec lui les dady, dont le détenteur était considéré comme le dépositaire du pouvoir que personne ne pouvait ensuite lui contester. Andriamandisoarivo trouva effectivement ce qu’il cherchait et, après maints combats contre les premiers occupants des lieux qu’il avait traversés avec sa suite, il fonda le royaume maroseranana du Boina. Les dady consistent en des mèches de cheveux, quelques poils de la barbe, des ongles, des dents, une vertèbre cervicale, des lambeaux de peau de la nuque, les phalangettes des auriculaires, prélevés sur les squelettes du roi Andriamisara et des ses trois prédécesseurs et auxquels on ajouta plus tard des éléments pris sur Andriandahifotsy, puis sur ses deux fils Andriamandresiarivo et Andriamandisoarivo. On donne à ces reliques le nom d’Andriamisara efadahy. Ces reliques sont gardées jalousement dans une case en miniature appelée Zomba kely placée dans une case royale dite Zomba Be défendue par deux enceintes sucessives de pieux et sont adorées en divers points du pays sakalava. On retrouve les mêmes reliques à Belo-sur-Tsiribihina, chez les Sakalava du Menabe qui sont la branche mère dont sont issus les Sakalava du Boina et les mêmes coutumes sont observées dans ces deux anciens royaumes. On procède périodiquement au bain de ces reliques sacrées et cette cérémonie porte le nom de fitampoha à Belo-sur-Tsiribihina, et celui de fanompoam-be à Mahajanga.
Au cours du fanompoam-be a lieu le bain des reliques sacrées, enfermées dans des boîtes en argent[280]. Pendant ce bain, les reliques dans leurs boîtes sont baignées dans l’eau du fleuve et abondamment ointes avec un chiffon trempé dans une mixture composée d’eau, de miel, d’huile de ricin, d’extrait d’une herbe odorante qui provient de la forêt. A l’issue de cette cérémonie, la foule se précipite dans l’eau pour profiter des vertus sacrées que ces reliques, au cours de leur bain, y auraient transmises. Le fanompoam-be exige plusieurs mois de préparatifs parmi lesquels le fanompoa-fandrama, une cérémonie organisée périodiquement à Ambalakida quelques mois avant le fanompoambe et qui consiste à récolter le miel dans les ruches et à le conserver dans la doany, maison sacrée se trouvant au village d’Ambalakida.
Selon la tradition que nous avons recueillie en décembre 2000 contre une offrande aux ancêtres à hauteur de 25’000 FMG, il incombe aux lignages originaires et notamment au manantany (chef de terre, représentant du pouvoir autochtone allié avec la dynastie) de veiller sur la forêt sacrée d’Andriamisara. Le manantany en exercice entre-temps décédé nous expliquait alors que cette charge découlait d’une alliance conclue dans le passé entre les Zafitafiana et la dynastie maroseranana du Boina. A travers ce genre d’alliances matrimoniales les clans autochtones acceptaient l’autorité politique des rois en leur donnant des épouses. Mais ils gardaient leurs anciens pouvoirs fonciers et le rôle d’intermédiaires avec les ancêtres du lieu. En même temps ces alliances étaient un moyen pour rendre autochtones des rois étrangers immigrés d’autres régions de l’île. Les descendants roturiers Zafitafiana auraient ainsi pour un temps indéfini l’obligation de préserver la forêt d’Andriamisara et d’accomplir les tâches rituelles pour commémorer le caractère sacré du lien avec la dynastie royale. Du temps des royaumes, le souverain en titre recevait à l’occasion de ces cérémonies l’allégeance des divers groupes d’ancestralité qui formait le royaume et distribuait honneurs et charges. Mais le rituel a perdu ses finalités originelles car il s’agit aujourd’hui de rites propitiatoires pour la reproduction du cycle annuel.
Pour vous, ce sont des fêtes. Mais chez nous, cela ne s’appelle pas « fête », ça s’appelle « fanompoana ». Mais là, vous n’avez pas tort de le dire. Est-ce que le fanompoana c’est une fête ? c’est possible, vous savez. Mais nous, on dit fanompoana. C’est ça qui est le plus explicite pour nous. Donc, pour poursuivre la conversation de tout à l’heure, le miel, il entre au mois de décembre. Passent les mois de Janvier et de février, en Mars, on récolte. En récoltant, on entre dans la forêt. Donc, ce que je veux vous dire, ce sont les parties. Votre famille, qu’elle reste là-bas. La famille de ce monsieur, qu’elle reste là-bas. Ma famille, elle reste ici. On se morcelle quand le moment arrive. Tout le monde venant du fivondronana de Marovoay, tout le monde vient ici, de la commune de Mariarano, ils arrivent ici. Il y a beaucoup de gens qui arrivent à ce fanompoana de miel. Au mois de Mars. On sort du village, on entre dans la forêt pour faire la récolte. On part à ... disons, vers neuf heures, tout le monde va vers le lieu de la cérémonie (fijoroana). Quand la cérémonie est finie, on se sépare et on va respectivement dans la forêt. Chacun dans sa forêt. Vous, vous allez avec votre famille, moi je vais avec la mienne. Et on récolte le miel, on met dans le sadroa. Quand il est dans le sadroa, on se donne rendez-vous ici. Là, devant la plaque. Ceux qui finissent avant, ils se réunissent. Et là, tout le monde se réunit, les six familles. Chaque famille a un sadroa. Quand tout le monde est là, on va ensemble entrer dans le doany, à Ambalakida. Passent les mois d’avril, mai ; en juin on va à Miarinarivo-Majunga. C’est très populaire. Ce n’est plus comme le fanompoana de miel dans la forêt, il y a beaucoup de gens. Il y a des gens qui viennent d’Antananarivo pour y assister. Ce n’est pas six personnes, vous savez! Mais c’est six familles, c’est tout le village d’Ambalakida ! ma famille, je dirais c’est environ 50 descendants. Pour l’autre aussi c’est comme ça, pour les autres également. Les autres catégories de gens, ils ne sont pas inclus. S’il entrent pour plaisanter, ce n’est pas bien. Il faut que ça soit juste nous, qui connaissons les coutumes. Mais Ramosara il ne fait pas de limites en disant qu’il ne veut pas d’Antandroy, de Betsirebaka, non il ne fait pas ce genre de chose. Mais tous ceux qui veulent le faire, ils le peuvent. Mais nous on ne choisit pas, ma famille ça fait 50 personnes, pour lui c’est 60, ce n’est pas 6 personnes c’est 6 familles (Mananjara, F11A, 4-5).
Le fanompoana met en scène histoire royale sous de nouvelles formes qui dépassent le cadre d’une autochtonie conçue en termes « ethniques » car le roi Andriamisara ne fait pas de distinction entre Sakalava, Antandroy et Betsirebaka ni même en termes « fonciers » car il suffit de résider à Ambalakida et de respecter la tradition pour pouvoir participer. La réinterprétation du culte dynastique rend possible une intégration à une communauté territoriale trans-ethnique que l’on pourrait qualifier de nationale. Il faut noter cependant que cette réinterprétation fournit le modèle d’organisation non plus des rapports fonciers et économiques, mais des seules relations dans la sphère rituelle où chaque lignage a des obligations statutaires précises à observer :
C’est suivant la coutume du fanompoana qu’il y a un tranobe et un tranokely. Depuis le règne d’Andriamisara jusqu’à maintenant, sur la terre Boina parce qu’il a créé le fanompoana fandrama (miel). Quand ce village n’était qu’en bas, cette histoire de miel a commencé, jusqu’au bord de ce village ici. Il y a eu trop d’eau, ils ont été inondés et ils sont remontés ici. Ça fait peut-être 100 ans. Ça a commencé avec Obaka. C’est une femme. On ne connaît pas son mari parce que c’est un homme qui suit la femme, faisant le jaloko et il y est resté, faisant le jambilo. Ils sont encore tous là. Parce que tout le monde garde le sien. Qaund il y a un qui meurt, les enfants et les descendants lui succèdent. Nous, nous connaissons les descendants de tranobe et les descendants de tranokely. Parce que nous sommes tous ici, alors nous le savons. Nous sommes dans le tranobe parce que notre mère est une Sakalava née de ces tranobe. Il y en a qui y habitent. Il y en a qui leur succèdent et on leur donne un piedestal quand l’héritier n’est pas là. C’est encore eux qui sont debout ici. C’est encore comme ça dans le tranobe. Sur le piedestal, avant, il n’y avait pas de tranokely du tout (Victor, F1B).
Les familles originaires se regroupent en deux classes, tranobe et tranokely. Selon une explication que nous avons obtenu en 2001, la division de la communauté villageoise en « grande maison » et « petite maison » ferait référence aux alliances matrimoniales avec la dynastie sakalava, la « grande maison » regroupant les descendants des donneurs d’une première épouse royale, la « petite maison » ceux des donneurs d’une épouse de second rang. Cependant, en 2003 on nous a expliqué qu’il s’agit respectivement des descendants des fils et des filles d’un même ancêtre, distinction qui se redouble de celle entre aînés et cadets au sein de chaque groupe :
Eh bien ce tranobe et ce tranokely, moi je ne sais pas trop ; j’en ai juste compris des bribes. Donc l’histoire c’est comme ça. Ma compréhension, c’est qu’il y a les enfants des fils et les enfants des filles. Mais ils sont nés d’une même personne. Il y a les enfants des filles et les enfants des fils. Mais ils ne peuvent pas sortir, ils restent là. Il y en a qui ont des pères, il y en a qui n’en ont pas, parmi ces enfants des filles, mais ils habitent toujours avec les autres. Il y a un comportement traditionnel comme ça, comme quoi il y en a qui dominent – les enfants des fils, c'est-à-dire – dans les places dans la famille, mais les enfants des filles n’ont pas tellement de place. Ils ont une place mais pas aussi importante que celle de ceux qui dominent. C’est suivant les instructions des doyens d’avant. Ils sont tous là. C’est parce que c’est un devoir. Les enfants des fils peuvent faire le fijoroana. Comme pendant les fiançailles de quelqu’un qui va se marier. Les enfants des filles ne peuvent pas faire le fijoroana, seuls les enfants des fils le peuvent. Et c’est ça leur coutume. En rapport avec le doany. Donc les enfants des fils sont distincts par rapport aux enfants des filles, c’est ce qu’on dit avec tranobe et tranokely. Les fils sont donc les tranokely et les filles les tranobe. Nous, nous sommes dans le tranobe d’après nos coutumes. Parce que ici, il y a un doany, pour nos traditions et si il y a quelque chose en rapport avec cela, personne ne peut y toucher à part nous. Entre tranobe, il y a à part cela les enfants des aînés et les enfants des cadets. Les enfants des aînés sont supérieurs. Il faut honorer les descendants des premiers-nés. Si ils ne sont pas là, les descendants des cadets leur succèdent. Dans les prises de décisions, les enfants des aînés peuvent dicter sur les enfants de derniers-nés à qui on raconte ce qui a été fait. Tous décident ensemble, mais lorsque ceux-ci s’entêtent, les derniers-nés ne peuvent pas aller outre leur décision. Que ce soit les aspects familiaux, ou les aspects administration traditionnelle, tout est régi par cela (Fitsangana, F1A, 1).
L’analyse de la structure et des fonctions de ces hiérarchies nécessiterait une enquête plus poussée. Mais une telle enquête ne nous apprendrait rien de neuf sur l’organisation de la production et le fonctionnement des marchés ruraux de charbon de bois, dans la mesure où l’organisation dualiste dérivée des héros culturels sakalava n’exerce pas une influence mesurable sur les rapports fonciers et économiques[281]. Son rôle est de répartir les tâches rituelles.
Nous nous étions intéressés à l’histoire de la forêt sacrée d’Andriamisara parce qu’elle fait l’objet d’un contrat de co-gestion communautaire au même titre que d’autres forêts domaniales de la région. A cet effet, le cantonnement des Eaux et Forêts de la circonscription Mahajanga II a bénéficié de l’assistance technique et financière de l’agence allemande de coopération au développement (GTZ). A travers le projet « Appui à la nouvelle politique et législation forestière (POLFOR) », la GTZ a soutenu entre 1997 et 2002 des actions telles que la mise en application des Plan de développement forestier régionaux, la certification, la foresterie communautaire et la réforme de l’administration forestière. En l’occurrence, l’objectif de l’intervention est de préserver la forêt d’Andriamisara de la dégradation en impliquant la population riveraine, considérée comme appartenant à « l’ethnie sakalava », dans la gestion durable d’une composante de son patrimoine culturel.
Ce à partir de quoi on a commencé l’association d’abord, c’était à cause de la destruction de cette forêt. Pare que c’est une forêt sacrée. Il y a eu des gens venus de loin, d’autres fivondronana, d’autres provinces, qui plaisantaient en disant vos coutumes c’est […]. Et ils ont abattu la forêt. Comme ça, ils ont abattu pour faire du charbon. Ils en produisent du bois qu’ils vendent à Majunga. Ils abattent jusqu’à ce que ce soit tout propre, puis ils cultivent là-dessus. Après nous avons discuté, qu’est-ce qu’on va faire parce que notre forêt sacrée, notre coutume, ils vont tout tarir ces gens venus de loin, ils ne font que plaisanter. A la fin, on a vu ces marionnettes [= action de sensibilisation environnementale] qui sont passés par ici, ils ont fait des discussions, alors on a eu une idée, sur ce qu’on allait faire de notre forêt, parce que la forêt sacrée est tarie, comme notre coutume le fanompoana des descendants Sakalava ici à Ambalakida. Et ils ont dit qu’il y a une association, la VOI. Formez-la, ils ont dit parce que beaucoup de structures peuvent vous protéger et vous aider. Lors on a formé l’association, tous les Sakalava ici à Ambalakida, on était bien contents d’y adhérer pour que notre coutume ne disparaisse pas. Parce que si cette forêt est tarie, il n’y aurait plus de miel. Et cette forêt, elle est utilisée pour garder le miel. Ce miel qu’on garde, on l’emmène pour vénérer Ramosara à Ambalakida, et pas seulement ici, mais on emmène aussi à Majunga, à Miarinarivo-Majunga. C’est une preuve tangible pour nous. Donc on a été obligés de former l’association, nous tous ici dans le village, la VOI. Son nom c’est « les Sakalava qui protègent la forêt de Ramosara ici à Ambalakida », VOI FiSaMiA. C’est ça notre titre. Donc au mois de décembre, on prend le miel. Décembre, Janvier, Février, Mars, on le récolte, puis on l’emmène au doany à Ambalakida, au mois de Mars, puis Avril et en Mai on emmène au doany à Miaronarivo, à Majunga. Et là-bas, il y a une place où ils faisaient la course avant, au mois de Juin, Juillet, on ne réunit à Ankamaro, partout venant des provinces comme Antananarivo, on arrive tous là-bas pour y assister. Et ce miel qu’on emmène, on l’utilise pour vénérer Ramosara, à Majunga, c’est le miel qu’on a emmené d’Ambalakida. Qu’il y ait du miel assez doux venant de n’importe quelle localité, il n’est pas assez sacré aux yeus de Ramosara, s’il ne vient pas d’Ambalakida. C’est là seulement que c’est assez sacré pour lui. Parce que c’est l’histoire qu’on a hérité de nos ancêtres, ils ont ait un pacte avec Ramosara, avec les grands rois comme quoi il n’y a aucun miel avec quoi on peut faire le rituel à part le miel d’Ambalakida. C’est ça. Et cette association, on vient juste de se former, disons en 2001 ou en 2000 (Mananjara, F11A, 1-2).
La procédure de transfert de gestion fut initiée par le chef de cantonnement forestier à la demande de la coopération allemande. L’objectif de conservation a été considéré comme allant de soi dès le commencement et il n’a pas été question de discuter avec la population sur les tendances actuelles de l’utilisation des ressources ni sur leur acceptabilité. Etant donné que la forêt est une forêt sacrée sa dégradation est censée constituer une tendance inacceptable pour tous et c’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles la GTZ a choisi cet endroit plutôt qu’un autre pour faire intervenir le service forestier en mettant à sa disposition les moyens de son Projet d’appui. Suivant le chef de cantonnement forestier, ce sont les « Sakalava d’Ambalakida » qui ont souhaité et demandé qu’on leur transfère la responsabilité de leur forêt sacrée. Pour les villageois, qui considèrent que cette forêt a toujours été sous leur responsabilité, les aînés des familles originaires d’Ambalakida auraient été les plus enclins à coopérer avec le service forestier notamment par la création d’une association d’usagers. Ce volontarisme villageois est d’autant plus compréhensible qu’en cas de refus le service forestier allait leur « retirer » des droits qu’ils y avait pourtant toujours exercés, et adjuger la ressource boisée à des exploitants étrangers ignorant des traditions. Pour réussir à créer une association d’usagers de la forêt d’Andriamisara, le service forestier va donc rechercher une coalition avec les éléments a priori les plus respectueux de la tradition sakalava[282]. Les aînés ne savent pas toujours empêcher les prélèvements pratiqués à petite échelle mais de façon continue tant par les communautés d’immigrants du Sud que par leurs propres descendants. Néanmoins la conservation de la forêt sacrée fait l’objet d’un assez large consensus même s’il est difficile de savoir si ce consensus est dû à la tradition locale ou à l’utilisation stratégique de cette dernière par l’action publique environnementale. La perception locale du rapport, contradictoire, entre le charbonnage et la conservation de la forêt sacrée est nuancée :
La commune en totalise peut-être jusqu’à dix [exploitations charbonnières]. Mais par fokontany, cela ne fait guère que six, cinq ou bien quatre. Et parmi eux, il y en a qui disposent encore de plusieurs superficies exploitables, d’autres ne possèdent plus que peu. Si vous voulez que je vous indique le nom de ceux qui ont encore beaucoup de surfaces, je pourrais vous les donner. Mais sur les terres, dans cette association, on n’exploite pas la forêt, le VOI protège la forêt, Le VOI, c’est le FISAMIA d’Ambalakida. On protège la forêt ; mais il y a cinq branches du VOI dans le fokontany d’Ambalakida, avec chacun leur nom. Le VOI FISAMIA, FIkambanan’ny SAkalava MIaro ny alan’Andriamisara protège la forêt qui est sacrée pour nous. On la protège de la destruction puisqu’elle abrite les abeilles qui produisent le miel pour les rituels d’Andriamisara. Si cette forêt était détruite, il n’y aurait plus d’abeilles ni de miel. D’où cette préservation. Mais quant aux autres VOI, à Anjinjabe, Mahamavo, Ankoby, ils exploitent leur forêt. Ils ont des « laissez-passer » pour leurs employés. Mais nous, nous protégeons. La forêt protégée n’est pas exploitée, il s’agit d’autres forêts. Les forêts d’Ankovonjy, d’Analabe, d’Angorompotsy; à chacune sa denomination. Mais le FISAMIA, cette forêt que nous voyons commence à être […] Mais on ne peut pas y faire de charbon. Le charbon se fait dans les autres forêts. Le chef du cantonnement vient souvent ici, et comme vous le voyez, nous étions trente hommes et nous venons tout juste d’aménager des pare-feux pour la forêt d’Andriamisara, ce qui doit être exécuté en avril et mai pour éviter les incendies de forêt. Nous en revenons (D4B, 4-5).
Etant donné que la forêt sacrée est située en plein milieu d’un territoire charbonnier, on pourrait imaginer que l’instrumentalisation de la tradition locale par l’intervention de la GTZ fasse l’objet de résistances de la part des populations locales. Mais force est de constater qu’au contraire, les villageois sont unanimes quant à la nécessité de protéger ce patrimoine. Inversement, on pourrait imaginer que la reconnaissance étatique des marchés ruraux de charbon de bois suscitent spontanément l’adhésion de la population locale. Or les villageois sont assez réticents pour passer de l’organisation néo-coutumière des métayages familiaux à celle des associations de charbonniers. Quand nous leur avons demandé « Avez-vous déjà entendu parler du PEDM, qui vient sensibiliser sur la protection des forêts comme par exemple celle d’Anjijibe ? » ils ont répondu
Ces PEDM, s’occupent de certains VOI, Anjinjabe, Mahamavo, Ankoby, Maivaloka. Ce sont tous des gens de la commune d’Ambalakida. Nous sommes déjà au sein du VOI FISAMIA, d’autres compagnons du fokontany d’Ambalakida ont adhéré au PEDM, comme Anjinjabe par exemple. Nous n’y avons plus adhéré puisque c’est le VOI FISAMIA qui s’est établi en premier, et son objectif était de protéger cette forêt. Si vous n’avez pas de forêts à exploiter, on n’y adhère pas sans réflexion, on y entre parce qu’il y a des perspectives d’exploitation (D4B, 8).
Paradoxalement, la conservation contractuelle de la forêt sacrée fonctionne plutôt bien et la gestion contractuelle de l’exploitation du bois d’énergie plutôt mal, alors que l’on s’attendrait exactement au contraire. L’explication de cet apparent paradoxe réside dans le fait que les deux modalités d’action publique de la GTZ et du CIRAD Forêt constituent en l’occurrence moins des pratiques locales d’utilisation et de gestion des ressources forestières que des manières locales de communiquer avec le monde extérieur. Le transfert de gestion des forêts de l’Etat aux communautés villageoises est utilisé aussi bien par des agences de développement que par des organismes de conservation de la nature pour justifier leurs projets pilotes respectifs. Selon les premières il s’agit de partager les bénéfices générés par les marchés ruraux de charbon de bois pour assurer un aménagement forestier durable. Pour les seconds il s’agit de mobiliser une communauté autochtone pour la conservation d’une forêt sacrée. Les deux types d’intervention considèrent la reconnaissance du droit coutumier comme un préalable à la participation des villageois dans les projets d’aide respectifs. Implicitement du moins, les incitations économiques ou politiques sont supposées agir indépendamment les unes des autres étant donné que les différents contrats de gestion ne s’appliquent pas sur les mêmes terrains forestiers.
Tel serait le cas seulement si les terrains forestiers concernés était des unités d’aménagement pertinentes. En réalité, aucun des deux scénarios ne tient compte des traits localement significatifs du paysage et de l’historicité. La construction sociale de l’espace politico-économique (terrains forestiers, territoires communautaire) et du temps social (rôle de l’activité charbonnière dans l’économie familiale, histoire ethnique) est un processus à travers lequel une identité locale est utilisée pour interpréter des pratiques économiques ou politiques en termes hiérarchiques (différents rôles sont emboîtés les uns dans les autres) et interdépendants. Les règles d’accès au terrains forestiers productifs sont objectivement définies par l’organisation des marchés ruraux de charbon de bois même si des hiérarchies caractéristiques de chaque communauté peuvent conduire à moduler l’évolution de la coutume. Si la forêt d’Andriamisara est un lieu, ou une occasion, pour renégocier les échanges métaphysiques et la légitimité politique, cette réinterprétation de la tradition n’exclut pas l’apparition de nouvelles pratiques économiques tels que le charbonnage mais bien plutôt les présuppose. C’est dans ce sens que les débats autour de la forêt sacrée ont pour enjeu ces rapports autant que la conservation du sanctuaire lui-même et des rituels qui y sont associés. Même si le bois d’énergie n’est pas forcément prélevé dans la forêt sacrée, le charbonnage informel reçoit grâce à la reconnaissance de l’identité « autochtone » sakalava une justification supplémentaire opposable aux interventions visant à transformer le fonctionnement actuel des marchés ruraux.
La réinterprétation de l’identité locale peut expliquer pourquoi la gestion contractuelle n’est pas susceptible de transformer des pratiques locales qui dégradent l’environnement naturel. Il ne s’ensuit pas de cette « réinvention de la tradition » que les politiques environnementales participatives aient l’effet escompté. Au contraire les actions parallèles de conservation et de production associatives sont réinterprétées de manière à les « placer » dans la structure sociale existante, alors même que l’action publique ne tient pas compte de cette structure sociale. Avec les incohérences qui en résultent dans la mise en œuvre, chaque donateur continue à suivre son propre scénario d’intervention fondé sur son récit politique privilégié pour entretenir le projet pilote et le défendre contre des arguments rationnels. Ainsi il existe deux sortes de malentendus productifs. D’une part le créole environnemental sert aux villageois pour communiquer avec les réseaux de politique publique transnationaux. D’autre part il est aussi un moyen pour maintenir une diversité éclatée d’actions environnementales parallèles (allemande, française, multilatérale etc.) au sein du paysage coutumier de la même communauté locale.
Dans le contexte sakalava traditionnel, les relations du politique à l’espace ne s’inscrivent pas dans des limites frontalières précises mais dans un rassemblement de finages lignagers qui trouve son identité dans les cultes dynastiques. Dans la logique du mythe fondateur de la royauté, les lignages autochtones indépendants ont fait du roi le seul tompontany en lui « donnant » leurs propres ancêtres. Ce faisant, ils perdent toute identité particulière au bénéfice de la « société sakalava », remaniée en groupes statutaires dépendants de la personne royale, qui réaffectera à chacun un territoire propre (Jacquier-Dubourdieu, 2002 : 290). Dans la coutume précoloniale, la contribution au culte des reliques royales est ainsi une des principales obligations qui s’impose aux étrangers désireux de prendre pied en « terre sakalava », mais, en cela, rien ne les différencie des lignages autochtones qui sont dans la même dépendance vis-à-vis du roi. En ce sens, la société sakalava est largement ouverte aux étrangers. Elle l’est d’autant plus que le rapport à la terre, dans son système de production, n’est pas un rapport à la parcelle mais à des itinéraires mouvants qui permettent d’associer à l’élevage, la pêche et une agriculture vivrière où la riziculture n’est pas dominante (Jacquier-Dubourdieu, 2002 : 290).
Selon cette interprétation du référent précolonial, l’accès à la terre est conditionné par une allégeance politique au groupe dynastique, de sorte que la différenciation avec les étrangers n’opère pas directement sur le mode « ethnique » mais à travers l’organisation de la production qui associe la parenté au territoire. Nos propres observations nous conduisent à moduler quelque peu cette formule pour la période contemporaine. L’autochtonie sakalava se construit sans référence apparente à un « foncier » concrétisé, mais comme un phénomène purement idéologique. Or cette rupture du lien concret avec la terre, qui est aussi rupture dans l’organisation de la production, devient possible justement lorsque les formes de parenté traditionnelles font place à une socialisation sur le mode trans-ethnique ou proto-national[283].
La tendance à « parentaliser » les non parents peut être observée ailleurs que dans la « société sakalava » et semble déjà avoir existé dans les droits traditionnels de Madagascar. Mais nulle part ailleurs la logique de parenté est poussée aussi loin en étant présentée par les acteurs, ou du moins par certains acteurs, comme une autochtonie qui s’oppose non plus à une allochtonie dans la mesure où elle inclut les immigrants, mais à un « ailleurs » dont la seule spécificité est de ne pas être malgache. L’ethnicité morale a remplacé la parenté comme principale méthode d’attribution des identités personnelles qui confèrent la position sociale d’un individu. En particulier, cette idéologie autochtone ne structure pas, en tout cas ne détermine pas, l’organisation de la production, elle justifie simplement les rapports fonciers existants. Du moment où l’idiome de la parenté sert à désigner tout genre de rapport social, les termes de parenté eux-mêmes perdent leur utilité analytique. Nous parlerons donc ici de « parentalisation » non pas pour désigner les règles de filiation et de consanguinité, qui continuent sans doute à régir certaines pratiques, mais pour montrer que ces règles ne constituent plus les principaux marqueurs identitaires, économiques et politiques lorsque les mécanismes d’allocation des positions sociales suivent une logique patrimoniale et territoriale indépendante de la « parenté » que les ethnologues avaient coutume d’associer avec des « groupes ethniques »[284].
La méthode pour attribuer des droits aux charbonniers n’est ici pas l’endogamie de terroir, mais les métayages dans le cadre d’exploitations familiales élargies aux non parents, les associations villageoises, et le trafic des autorisations administratives. Il n’existe pas non plus de corrélation significative entre la hiérarchie due à la séniorité de l’occupation de l’espace d’une part, et les contrats agraires (cas de la communauté de pionniers agricoles à Manongarivo du chapitre 5) ou la participation dans une association de charbonniers (cas des communautés transhumantes du chapitre 7) d’autre part. Les hiérarchies associées à l’autochtonie à Ambalakida concernent avant tout la sphère du rituel et s’expriment à l’occasion des cérémonies autour de la forêt sacrée. L’autochtonie est proprement idéologique et le fait qu’elle s’articule dans l’idiome des rois sakalava, héros nationaux, interdit d’exclure les Malgaches « non sakalava ». On a donc affaire à une conception inclusive de l’ethnicité morale, ou si l’on préfère de l’identité locale qui a des implications pour le rapport entre « autochtones » et « migrants ». Comme nous l’avons déjà constaté dans le chapitre 5, les distinction d’origine ou d’antériorité de l’occupation existent mais ne sont pas directement reflétées par la structure sociale des communautés locales. Nous ne pouvons ici en apporter la preuve exhaustive, qui supposerait d’analyser l’ensemble des activités économiques sous l’angle de leur répartition statistique entre différents « groupes ethniques ». L’exemple du charbonnage permet cependant d’illustrer notre argument.
La composition démographique des associations de charbonniers est variable selon les sites, mais ce qui est commun aux trois associations, c’est que les exploitations regroupe une grande diversité d’appartenances « ethniques ». Si on prend l’exemple de l’association d’Ankoby, elle comporte en son sein au moins trois « groupes ethniques » qui se sont implantés progressivement dans le territoire coutumier : des Sakalava « autochtones », des Tsimihety venant du Nord de la province de Mahajanga, des Betsirebaka, terme générique pour des immigrants du Sud quels que soit leur « ethnie » d’origine :
« Et dans le VOI [association de charbonniers], d’après vous, c’est qui les plus nombreux, les autochtones, ou les véritables Sakalava ou les Tsimihety, ou je ne sais pas, les Betsileo, les Betsirebaka, ... comme ça ? ». C’est presque la même chose pour tous. Mais les autochtones, ils sont presque peu nombreux. Parce que je suis d’une autre ethnie, je peux le dire, parce que je ne suis pas autochtone Sakalava, mais lorsqu’on vient d’ailleurs, on est étranger. Donc moi, je suis Tsimihety. Je ne suis pas autochtone de ce fait. Mais je viens de loin. Mais ce pour quoi on est venu ici, […]. Ceux-ci par exemple, leur père est Betsirebaka. On peut dire qu’ils ne sont pas autochtones. Même s’ils sont là depuis longtemps, ils ne sont pas autochtones pour autant. Mais puisqu’ils sont arrivés depuis longtemps, ils font partie de ceux qui se plaisent ici, ils font aussi partie des autochtones. Ils font partie des autochtones, oui! Ils sont arrivés il y a longtemps. Les autochtones anciens ou les étrangers, ils ont presque les mêmes droits. Les étrangers sont presque des autochtones, ils sont nombreux. Ils se sont installés, depuis longtemps. C’est comme ça ici (Charles Manantsalama, vice-président association Ankoby, F8A, 7-8).
« Vous êtes des immigrants? Ou des autochtones ? » Immigrants. « Et vous venez d’où, vous êtes originaires d’où? » Ifaliana. « C’est à dire que vous êtes Tsimihety ? » Oui, on est arrivés depuis longtemps et on est devenus autochtones (Charbonniers sans charrette, Ankoby, F9A, 6).
Le caractère trans-ethnique, ou ethniquement malgache, de la structure de la communauté locale se manifeste également dans le cadre du charbonnage métayage pratiqué dans les exploitations familiales. Lorsqu’on compare les associations de charbonniers et les familles étendues en tant qu’acteurs économiques fonctionnellement équivalents, on constate certes que statistiquement les « immigrants » tendent à être plus nombreux dans les associations et les « autochtones » plus nombreux dans les exploitations familiales. Mais en aucun cas ces tendances reflètent des règles coutumières contraignantes. De même que les autochtones ont le droit coutumier et non pas seulement officiel, d’adhérer aux associations de charbonniers, de même les chefs d’exploitations familiales, le plus souvent « autochtones », n’appliquent pas de critère ethnique quant au choix des métayers et aux conditions du partage :
C’est selon leurs désirs. Certains, les étrangers, ils habitent chez lui, ils peuvent en faire avec lui. Il y a des gens qui ont toujours été là-bas, il se peut qu’il ait beaucoup de descendants, beaucoup de gendres, c’est eux qui s’occupent du travail. Mais c’est selon ses désirs, il n’y a pas de limite, quoi. Pas de limite. Même un étranger comme vous, disant je veux travailler, habiter ici chez vous, parce que je veux travailler avec vous, vous pouvez. Il n’y a pas de limite. Il y en a qui viennent de ... Betsirebaka, Antandroy, ... ils peuvent travailler. Mais quand ils n’aiment pas trop ... même la famille, quand il y a quelqu’un qui ne vous plaît pas trop, vous pouvez le renvoyer (Yvette, F5B, 14).
Non, pas avec l’ethnologie, mais la famille qui veut participer peut le faire, mais il n’y a pas de spécifications selon l’ethnie ceux qui veulent participer peuvent le faire chez l’exploitant (Contremaître, F4B, 4).
Le droit de l’Etat ne reconnaît cette structure des communauté locales que de manière implicite, partielle ou accessoire dans ses dispositifs administratifs : pour le PEDM il s’agit de « réinventer la coutume » pour justifier le transfert de gestion de terrains domaniaux aux associations. Pour les usagers villageois, les contrats de gestion associatifs sont un corps de règles alternatif mais complémentaire avec celui des autorisations de carbonisation sur les terrains privés. Bien qu’elle soit niée par le discours des projets de développement sur la « redécouverte des communaux », la pensée coutumière est dans la pratique administrative reconnue et appliquée par les fonctionnaires pour lesquels le droit coutumier ne constitue pas un corps de règles concurrent au droit étatique mais un mode de penser la reproduction d’une communauté locale à laquelle ils participent de plein droit. Si on essaie de formaliser quelque peu la logique qui préside aux manières locales de jouer sur cette concurrence des modes de contrôle étatiques, la séparation public/privé apparaît comme une pure fiction du droit domanial. Du point de vue des pratiques juridiques, il y a un seul système communautaire de régulation de la filière charbon. La logique des bricolages qui combinent des éléments du droit administratif occidental avec des éléments du droit endogène est, en dernière analyse, déterminée par la division du travail social au sein du groupe territorial.
Trois règles fondamentales caractérisent cette autogestion parallèle des marchés ruraux de charbon de bois : a) quiconque produit du charbon peut s’attendre à un revenu de 3000 à 3500 FMG par sac en récompense de son investissement, b) tout charbonnier peut également s’attendre à pouvoir accéder d’une manière ou d’une autre aux occasions de travail puisqu’il serait considéré injuste que la communauté locale lui refuse le droit de se nourrir notamment s’il est immigrant sans autre source de revenu, c) en revanche tout charbonnier doit s’attendre à devoir respecter certaines règles communément admises dans les relations interfamiliales et qui ont trait aux conditions du métayage, au paiement des taxes lorsqu’il travaille dans une association, aux différences de prix d’un sac de charbon à différents endroits du territoire de la communauté coutumière et donc à la hiérarchie des intermédiaires dans les marchés ruraux. Nous allons tenter une interprétation de ces règles à la lumière du modèle « communautarien » de la justice distributive proposé par M. Walzer :
« The basic idea is that distributive justice must stand in some relation to the goods that are being distributed. And since these goods have no essential nature, this means that it must stand in some relation to the place that these goods hold in the (mental and material) lives of the people among whom they are distributed. Hence my own maxim: distributive justice is relative to social meanings. I now hasten to add, given the storm of criticism this maxim has provoked, not relative simply, for justice in distributions is a maximalist morality, and it takes shape along with, constrained by, a reiterated minimalism – the very idea of “justice”, which provides a critical perspective and a negative doctrine” (Walzer, 1994: 26).
En référence au premier critère évoqué par M. Walzer suivant lequel la justesse d’une distribution dépend de sa relation avec la place que le bien social occupe dans la vécu des gens, on peut faire les observations suivantes. La distribution du revenu est justifiée par la notion que la mise en valeur mérite une récompense. La distribution du pouvoir se justifie par la notion que la position sociale des acteurs n’est pas une qualité innée ni même permanente mais résulte de la capacité de chacun de naviguer dans un système de monopoles où chacun exploite son prochain même s’il est parent ou voisin. La distribution du rang ou du prestige social se justifie par la notion que la proximité d’un descendant du héros culturel rend l’identité de cet individu plus authentique, mais que cette proximité n’a pas immédiatement à refléter ou à se traduire dans la richesse ou la position de pouvoir. Cette caractérisation des mentalités reste schématique sinon ethnocentrique, mais je la crois intuitivement juste. Les connaisseurs du monde rural malgache me corrigeront…
Concernant le deuxième critère de justice suivant lequel les distributions contextuellement définies doivent pouvoir être critiquées à la lumière d’une morale minimaliste qui prend la forme d’une doctrine négative, il peut être intéressant de réfléchir en fonction d’une « doctrine négative » réellement existante. Les perceptions occidentales de la corruption et la gouvernance de l’Etat africain constituent précisément une telle doctrine négative. La caution administrative accordée aux exploitations clandestines ou informelles, qui relève de ce qu’on appelle couramment la « petite corruption », est présentée par les fonctionnaires locaux comme une contribution du service forestier à la réduction de la pauvreté rurale et urbaine. Par contre, l’enrichissement des fonctionnaires mieux placés dans le systèmes des monopoles domaniaux résultant de leur collusion au trafic illégal de charbon de bois sur les routes nationales et qui relève, au moins du point de vue occidental, de la grande corruption est occultée ou niée par les Malgaches et on peut estimer qu’ils la jugent répréhensible. Vient enfin la question des projets identitaires poursuivis respectivement par les Occidentaux et les Malgaches à travers la politique environnementale. C’est à ce niveau que l’on constate un dédoublement entre l’éthique occidentale du développement durable, confinée dans les projets pilote d’aménagement de terrains boisés associatifs sous gestion contractuelle, et l’ethnicité morale des marchés ruraux, qui accommode ces projets pilote comme une activité génératrice de revenus parmi tant d’autres.
Dans ce chapitre nous avons tenté de développer, à partir d’une étude de cas, un modèle théorique permettant de comparer, à une échelle géographique plus large, les impacts des politiques relatives au bois d’énergie, à savoir la gestion contractuelle des forêts par des associations paysannes et la décentralisation de la fiscalité et du contrôle forestiers. Chemin faisant nous avons constaté l’actualité de règles et procédures administratives plus anciennes dont l’existence est sinon ignorée, du moins insuffisamment prise en compte par les intervenants du programme pilote. Mais une meilleure compréhension de ces pratiques néo-coutumières, bricolées à partir d’autorisations administratives en concurrence avec la politique affichée, est décisive dans une perspective de gestion durable des ressources en bois d’énergie. La démarche empirique que nous avons mise en œuvre peut paraître inhabituelle en ce qu’elle porte le regard autant sur les logiques et rationalités des intervenants étrangers que sur celles assez différentes des charbonniers.
Les experts définissent le secteur bois énergie en termes d’une filière, c’est-à-dire comme un circuit marchand reliant villes et campagnes qui comprennent la production, la transformation, la distribution et la consommation de bois à titre de combustible. L’observation de cette organisation sociale les autorise à constater un certain nombre d’inefficiences ou de problèmes de coordination et à s’interroger sur les manières dont les dispositifs administratifs d’autorisation, de taxation et de contrôle du trafic pourraient être mis au service d’une réorganisation de la filière. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’explication des effets externes – les coûts environnementaux non comptabilisés du charbonnage – en termes de coûts de transaction ou d’organisation encourus par les participants aux marchés ruraux de charbon de bois, souvent invoquée pour justifier l’adoption de mesures visant à « réduire les coûts de transaction », ou encore l’explication des problèmes de coordination de la filière en termes d’un écart entre le coût privé et le coût social qui justifie l’imposition de taxes incitatives.
Il y a à la base de cette démarche intellectuelle une notion de la « société civile » qui renvoie à une théorie de la stratification sociale et aux procédures à travers lesquelles une acceptation minimale de cette stratification peut être établie. Ce qui est au centre de la réflexion est la tension jamais résolue entre la réalité des inégalités et le fait que la domination doit pour être légitime se fonder sur l’inclusion et l’égalité soient-elles formelles des citoyens. Selon cette conception de la justice distributive qui a été formalisée par des penseurs libéraux tels que John Rawls, les inégalités sont justifiées, si et dans la mesure où, tous peuvent y gagner en termes absolus. Les discours et pratiques des protagonistes malgaches de cette étude de cas que sont les producteurs villageois, les intermédiaires et collecteurs locaux, le service forestier provincial sont décalés par rapport aux discours (mais non pas par rapport aux pratiques) des responsables étrangers du programme pilote. A l’inverse de la situation d’exclusion réelle et d’égalité formelle postulée par ces derniers, pour les Malgaches la structure formelle de la filière doit être inégalitaire tandis que son organisation réelle se caractérise par l’inclusion. L’organisation des activités charbonnières ne reflète en effet ni une logique purement monétaire ni strictement réglementaire, mais intègre dans son fonctionnement des normes partagées par le plus grand nombre.
De ce fait le concept de société civile ne peut pas être appliqué à la situation malgache postcoloniale sans au préalable en réinterpréter les connotations historiques et philosophiques occidentales. Il faut injecter dans l’analyse les catégories utilisées localement pour réfléchir sur les relations sociales, le vocabulaire spécifique dans lequel s’exprime l’imaginaire politique et les formes institutionnelles dans lesquelles est traduit cet imaginaire. Le communautarisme politique représente un obstacle pour une analyse sociologique de la filière bois d’énergie, car il ne se confond pas avec la gestion associative prônée par les intervenants étrangers mais constitue le fondement à la fois de la légitimité politique, de l’allocation des ressources économiques et de la négociation des hiérarchies sociales. Mais à la différence du modèle libéral ou néo-institutionnaliste de la justice distributive où les relations entre les sphères politique et économique consistent à internaliser les externalités, chaque sphère normative garde sa propre logique même si elles interagissent dans les relations juridiques concrètes.
Les trois « sphères de justice » de la filière bois d’énergie organisent respectivement le charbonnage et le commerce, les contrôles et interventions administratives de la production, les échanges réciproques entre produits du travail et autorisations de produire. La sphère économique garde son autonomie grâce à une norme commune assurant aux charbonniers un revenu minimal, la sphère politique grâce aux prérogatives légales associées avec la domanialité, la sphère communautaire grâce à une obligation de réciprocité entendue au sens de l’entraide traditionnelle. Les vocabulaires de la justice et de l’efficience économique permettant aux acteurs locaux de traduire la réalité du droit forestier légal dans leur propre réalité contredisent les vocabulaires libéral et néo-institutionnaliste, ce qui ne va pas sans conséquences pour l’efficacité d’une action publique qui se fonde sur ces vocabulaires. Nous avons vu que selon les cas, les interventions administratives visant à mobiliser les « communautés locales » sont replacés par les acteurs locaux dans la sphère économique – le cas des associations de charbonniers qui deviennent dans la structure endogène l’équivalent fonctionnel d’une exploitation charbonnière quasi-familiale – ou dans la sphère politique – le cas de l’association villageoise pour la conservation de la forêt sacrée regroupant quelques descendants influents des familles autochtones.
L’échec des actions environnementales ou, pour le moins, leur réinterprétation en fonction d’objectifs contraires à ces actions, est dû moins au holisme des sociétés traditionnelles (opposée à l’atomisme de la société civile) qu’à un problème d’échelle[285]. Malgré l’approche régionale du programme pilote, les principes de gestion spatiale énoncés par le Schéma directeur ne se traduisent pas dans une action concrète des territoires de communautés locales au sens coutumier du terme. Les seules actions visibles sur le terrain se situent à l’échelle micro-économique des parcelles forestières devant être gérées par les associations de charbonniers, c’est-à-dire l’unité d’exploitation. La politique d’aménagement forestier simplifié empiète sur la gestion économique des exploitants tout en ignorant l’échelle d’aménagement pertinente qui dans le cas du charbonnage est un territoire englobant une ou plusieurs circonscriptions communales[286]. En décrivant la réalité comme une manière d’internaliser les externalités, où la justesse distributive d’un arrangement institutionnel est évaluée au regard de son efficience économique, les experts occidentaux définissent des programmes d’action publique au contenu facilement compréhensible par les bailleurs de fonds occidentaux. Les seuls avantages du modèle néo-institutionnaliste de la justice distributive sont sa simplicité et son caractère occidental, qui convainquent plus facilement les décideurs de financer un programme pilote ou d’adopter une politique publique.
L’objectif de ce chapitre est de confronter – de concilier une version actualisée de – la conceptualisation des droits de propriété selon Schlager et Ostrom (1992) avec une conceptualisation anthropologique de la propriété fondée sur l’approche analytique du pluralisme juridique soutenue par F. v. Benda-Beckmann (2002)[287]. En essayant de traduire l'idiome néo-institutionnaliste de Schlager et Ostrom dans l'idiome pluraliste de Benda-Beckmann et inversement pour faire sens de mes données malgaches, j’ai eu le sentiment que les deux approches soulevaient des problèmes même si c’est pour des raisons différentes. Si le néo-institutionnalisme selon Schlager et Ostrom pose universellement un problème épistémologique, le pluralisme juridique selon Benda-Beckmann me semblait surtout être contredit par des situations empiriques spécifiquement malgaches. J’avais en effet l’impression que les Malgaches raisonnaient en termes d’un syncrétisme plutôt que d’un pluralisme juridique. Il fallait donc trouver un autre modèle analytique du droit coutumier pour rendre compte des différences entre des situations locales qui, sans toujours être pluralistes, sont cependant fort diverses et variables.
La principale distinction du modèle comparatif du droit coutumier que j’ai défendu dans les chapitres précédents est celle entre discours juridiques nativistes (justification des pratiques populaires par un prétendu retour aux sources) et discours juridiques mimétiques (justification des pratiques populaires par une conformité apparente avec le droit occidental importé). Sa principale limitation est que cette distinction n’est pas opératoire dans le cas des ressources de propriété commune. La différence entre discours juridiques nativistes et mimétiques, entre syncrétismes « en mosaïque » et syncrétismes « fusionnels », caractérise uniquement les droits de première occupation et les droits issus d’une alliance avec le groupe fondateur ou reconnus par une autorité politique. Or on sait que les produits forestiers non ligneux sont susceptibles d’être mis en valeur par toute famille du groupe territorial quelle que soit son statut et incorporée dans son patrimoine selon les efforts et besoins de ses membres.
Le cas exceptionnel des ressources communes observé dans le cadre de la filière raphia sur la côte est de Madagascar nous oblige donc à défendre le modèle comparatif du droit coutumier contre une objection évidente : son manque de généralité. L’extraction de fibre du palmier raphia, qui ressort de la catégorie des activités de cueillette ou de commercialisation des produits forestiers non ligneux, ne fait l’objet d’aucune restriction statutaire de type nativiste ou mimétique. Les produits forestiers non ligneux ne sont à vrai dire pas les seules ressources communes « au sens strict ». Les terres non encore appropriées par un ancêtre ou un pouvoir politique revêtent le même statut juridique que les produits non ligneux. Les caractéristiques de la propriété commune apparaissent le plus clairement si on la contraste avec son contraire qu’est l’appropriation coutumière familiale ou ancestrale :
On voit apparaître à l’intérieur du domaine du fokon’olona, une appropriation individuelle, par des familles restreintes, des rizières et des terres de culture que chacune d’elles a mises en valeur et transmet ainsi à ses héritiers ; chaque famille restreinte se particularisant comme entité à l’intérieur de cet ensemble que forme le clan. […] En fait, toutes les rizières sont appropriées individuellement, et le fokon’olona n’en possède pas un lot à redistribuer périodiquement, comme cela se voit dans la commune vietnamienne. Les biens communaux comprennent essentiellement les forêts et les tanety – tout ce qui n’est pas cultivé actuellement (y compris ce qui a été cultivé momentanément mais qui a été abandonné par la suite) : la mise en valeur d’un terrain suffit pour en assurer la propriété à celui qui y a travaillé à condition qu’il ne laisse pas, par la suite, ce terrain retomber en friches (Condominas, 1960 : 32).
Dans la démarche du droit coutumier, un bien appropriée par une famille, un groupe d’ancestralité ou une autorité politique individualisés peut toujours retomber dans le fond commun du groupe territorial. Par rapport aux réserves de terres forestières vierges et aux jachères abandonnées, les produits non ligneux ont ceci de particulier qu’ils ne sortent jamais de ce fond commun puisqu’ils ne font traditionnellement l’objet d’aucun effort en travail autre que la cueillette et la commercialisation elles-mêmes. Cela est aussi vrai des produits d’extraction tels la fibre de raphia. Contrairement à la cueillette de tubercules, champignons, plantes médicinales destinés à l’autoconsommation locale, que le droit étatique tolère dans le cadre des droits d’usage, « l’extractivisme » (Pinton et Emperaire, 1992) se caractérise par sa finalité uniquement marchande, donne en principe lieu au paiement de redevances forestières et concerne des produits sans autre utilité pour les familles paysannes que d’être une source de revenu complémentaire. Bien qu’il prenne une forme exclusivement monétaire, l’occasion de gagner ce revenu complémentaire continue à être considéré comme une ressource commune.
On aura compris que la démarche du droit environnemental moderne poursuit exactement l’objectif inverse. L’action publique vise à identifier certaines ressources communes en les délimitant pour les faire sortir du fond commun, de la base économique du groupe territorial. La ressource de propriété commune est ainsi convertie en bien de club, c’est-à-dire dans une copropriété privée gérée sur un mode coopératif ou associatif. La loi relative à la gestion locale des ressources renouvelables de 1996 habilite l’administration à conférer aux communautés villageoises constituées en associations d’usagers des droits d’usage et de gestion de terrains domaniaux, suite à la négociation de contrats de gestion assortis de plan d’aménagements locaux[288]. L’objectif de ces contrats est d’impliquer les communautés locales et services sectoriels dans une redéfinition des droits de propriété pour mettre un terme aux situations dites d’accès libre (Weber 1995). Dans les terroirs de Brickaville où nous avions enquête en avril 2004, des contrats de transfert de gestion des palmiers de raphia avaient été proposés à deux associations villageoises par un projet financé par le Programme des Nation unies pour le développement (PNUD). L’intervention de développement se proposait de contribuer à réduire la pauvreté en mettant de l’ordre dans ce qui apparaissait de l’extérieur comme des pratiques chaotiques de surexploitation de la fibre. Au niveau de la société locale la lutte contre la pauvreté prend une autre consistance où le refus populaire de restreindre l’accès commun aux palmiers de raphia fait de ceux-ci un « filet de sécurité ».
La politique de reconnaissance des droits locaux répond aux préoccupations internationales concernant la déforestation tropicale[289]. Sous la Convention sur la diversité biologique, Madagascar s’est engagé à promouvoir un développement durable dans les zones adjacentes aux aires protégées et à encourager les usages coutumiers des ressources biologiques en accord avec les pratiques culturelles traditionnelles compatibles avec les besoins de conservation ou d’utilisation durable[290]. L’adoption de la Convention a généré à Madagascar un débat concernant les causes de la déforestation et de la dégradation forestières et des mesures à prendre par les autorités (McConnell 2002). A l’instar d’autres pays dépendants de l’aide internationale, les tenants de la reconnaissance et du pluralisme l’ont emporté sur les défenseurs des forêts tropicales qui réclamaient des mesures plus répressives à l’égard des usages locaux. Malgré la défaite politique des seconds, le diagnostic institutionnel des premiers pose problème. Il est vrai que les ressources forestières ne sont pas en accès libre et qu’ils font l’objet de droits de propriété commune. Mais les modes d’utilisation et de contrôle sont définis par une conceptualisation populaire de la propriété dont la structure limite la fluidité des règles coutumières susceptibles d’être reconnues par des arrangements contractuels. Dans ce chapitre, nous utilisons le terme « conceptualisation populaire de la propriété » pour nous référer à un ensemble de principes coutumiers qui sont exempts du dialogue politique parce que les gens en considèrent les significations comme allant de soi. Ces significations mettent en question la validité des concepts analytiques et principes de décision politique de la théorie néo-institutionnaliste de la « propriété commune » (Bromley et Cernea 1989 ; Feeney et al. 1990 ; Schlager et Ostrom, 1992 ; Ostrom 1990 ; McKean 2000).
Les relations dyadiques qui régulent l’accès aux ressources entre cultivateurs et pastoralistes, patrons et clients fonciers, groupes autochtones et migrants, ne sont ni librement négociables ni une forme d’accès libre. L’accent mis par les néo-institutionnalistes sur le changement négocié des règles coutumières les empêche de reconstruire correctement les principes coutumiers qui fondent ces arrangements. Contrairement aux principes de décision procéduraux d’un régime communautaire autogéré (Ostrom 1990 : 88-102), les principes substantiels de la coutume contiennent des standards éthiques minimaux comparables à un droit naturel. Ce sont les dérivés « minimalistes » de plusieurs descriptions « denses » de la justice (Walzer 1994). Ces standards communs définissent non seulement les manières dont le pluralisme juridique va s’articuler aux pluralisme de systèmes d’activité et inversement. Ils expliquent aussi pourquoi la reconnaissance officielle du droit coutumier échoue à conjuguer les deux pluralismes selon les plans de gestion négociés par le service forestier et les associations villageoises d’usagers.
La politique environnementale malgache, qui fut élaborée dans les années 1990 sous l’influence des donateurs d’aide internationale, reproduit la conception coloniale du domaine. Idéalement, l’espace est ordonné selon une logique géométrique, du territoire national aux parcelles individuelles, en passant par les terroirs villageois. A travers les institutions de la propriété privée et de la domanialité, la série complète des droits sur chaque catégorie de fond est attribuée à des ayants droits uniques. Ces derniers sont chargés de gérer les flux économiques correspondants en fonction de la rationalité économique ou d’autres formes de savoir expert : des aires protégées pour maximiser la diversité biologique, des forêts productives pour les besoins en bois d’œuvre et bois énergie, des propriétés agricoles pour la culture familiale. Cependant, les populations rurales malgaches ne raisonnent pas en terme de la propriété de la terre en soi, mais en terme de distribution des flux de revenu de cette terre, qui comprend la distribution des fruits (récompense différentielle) et celle des occasions du travail (égalité des chances). Dans la conceptualisation populaire de la propriété, la sécurisation des flux prime sur la délimitation spatiale des fonds.
La définition spatiale du domaine forestier selon le droit étatique n’a pas immédiatement d’utilité analytique. Du point de vue de la pratique juridique, la catégorie « forêt » se dissout dans la pluralité des intérêts de groupes qui dépendent de la terre et des ressources situées sur l’étendue qualifiée d’espace forestier par l’Etat. On peut se représenter la forêt comme un composite de plusieurs systèmes autonomes d’activité humaine (Commons 1934)[291]. Trois systèmes d’activité semblent déterminants pour comprendre les dynamiques institutionnelles de la déforestation à Madagascar : la colonisation agraire entraînant la conversion des terres forestières, la production rurale de charbon de bois pour les marchés urbains, l’extraction de produits forestiers non ligneux. Ce chapitre décrit les relations de propriété dans la filière raphia sur la côte orientale de Madagascar en vue de les comparer aux autres deux systèmes d’activité. L’organisation de l’extraction de fibre de raphia, le charbonnage et la colonisation agraire reposent sur des mécanismes institutionnels comparables : tous les systèmes d’activité sont structurés à travers les relations réciproques entre une sphère qui alloue les occasions d’investir son effort et une sphère où sont partagés les fruits du travail.
Bien que le domaine forestier constitue formellement un faisceau comportant la série complète des droits de propriété sur les terres boisées, les choses sont assez différentes si on aborde le monopole du propriétaire dans une perspective sociologique. En particulier à l’échelon le plus bas de l’administration forestière, le raisonnement des fonctionnaires semble consistant avec la conceptualisation populaire de la propriété, dans la mesure où il est concerné par les transactions entre plusieurs faisceaux de droits plutôt que par le cumul de la série entière des droits dans un faisceau unique. Comme ailleurs en Afrique rurale, l’Etat malgache n’est pas en mesure de sanctionner une prétention hégémonique à l’égard du domaine forestier tandis que d’autres acteurs font respecter leurs droits concurrents. En termes pratiques, le faisceau formellement complet de la domanialité est une série incomplète qui entre en transaction avec d’autres séries incomplètes. Dans les relations de propriété « concrétisées » (F. et K. von Benda-Beckmann et Wiber, 2006), un seul faisceau ne contient jamais la série complète des droits qui définissent la propriété. Chaque faisceau de droits pour être effectif doit se construire à travers des transactions avec un ou plusieurs autres faisceaux de droits. Le fait est illustré par des travaux récents d’anthropologie juridique francophone qui décrivent l’accès à la terre en Afrique de l’Ouest en termes de ce qu’ils appellent « droits dérivés », des arrangements fondés sur des attentes sociales réciproques qui placent des droits fonciers spécifiques à l’intérieur d’une relation (Le Roy 1998, 2001; Lavigne Delville et al., 2002). Le faisceau de droit primaire reflète les attentes concernant la distribution actuelle et future des chances parmi différentes unités économiques, le faisceau de droit secondaire reflète les attentes concernant l’activité productive à l’intérieur de l’unité économique qui utilise la terre.
Dans ce chapitre, le concept de transaction est compris dans un sens plus large que le seul transfert temporaire des droits de culture. Toutes les sociétés distinguent entre les droits à réglementer, à surveiller, à représenter et à attribuer la propriété dans les relations externes d’une part, et les droits d’utiliser et d’exploiter économiquement des objets de propriété d’autre part (F. et K. von Benda-Beckmann et Wiber (eds), 2006). Bien que les deux types distincts de droits puissent s’exercer sur les mêmes objets extérieurs, les « règles d’allocation » définissent ces objets en termes de fonds qui doivent être transformés en flux en accord avec des « règles de partage » pour pouvoir physiquement entrer le processus économique (Gudeman 2001 : 52). Pour sécuriser un flux économique généré par son travail, un « preneur » demande à un « bailleur » d’autoriser les utilisations intentionnées. En échange, les bailleurs espèrent recevoir une part du revenu généré par les preneurs. Les auteurs néo-institutionnalistes font une distinction similaire entre les règles d’accès et de prélèvement au niveau opérationnel et les règles de gestion, d’inclusion/exclusion et de transfert au niveau administratif (Schlager et Ostrom 1992 : 250-51). Leur distinction de plusieurs niveaux de droits est compatible avec la conceptualisation populaire où les faisceaux de droits doivent avoir différentes origines (inférieur/supérieur, économique/politique, autochtone/allochtone, etc.) pour qu’une transaction puisse avoir lieu. Cependant, selon l’analyse conceptuelle de Schlager et Ostrom, les droits opérationnels et les droits administratifs peuvent être cumulés par des ayants droits uniques, les faisceaux de droits complets constituant soit une propriété foncière privée soit un domaine étatique. Plus le faisceau de droits est complet, plus l’ayant droit accumule d’autorité. Fréquemment, les individus et communautés ne détiennent pas un faisceau complet, mais détenir quelques uns de ces droits implique nécessairement la possession des droits inférieurs (1992 : 252). Mais dans la conceptualisation populaire de la propriété, les droits ne sont pas cumulables de cette manière. Un groupe peut par exemple détenir des droits politiques (acquis par une première occupation) qui lui assure une participation dans les droits économiques (acquis par une mise en valeur) d’un autre groupe, mais sans pour autant être lui-même titulaire du droit économique. Le premier droit n’implique pas le second par ce que leurs justifications (origines) ne sont pas les mêmes.
Dans les années 1990, les politiques et législations environnementales dans les pays dépendant de l’aide internationale ont été profondément influencés par les approches néo-institutionnalistes (Hufty et Muttenzer 2002 : 300). Dans une étude récente sur la gestion des ressources en eau, Edella Schlager montre que le gouvernement peut attribuer d’une manière non cumulative des faisceaux de droits incomplets à différents groupes d’usagers[292]. De la même manière, le gouvernement malgache vise à « reconnaître » le droit coutumier par une réallocation contractuelle d’une partie du faisceau complet des droits dont l’administration forestière est le titulaire formel. Or, si l’Etat n’est pas en mesure de sanctionner une prétention hégémonique tandis que d’autres acteurs peuvent faire respecter leurs droits sur l’espace forestier, comment cela affecte-t-il la conceptualisation néo-institutionnaliste des droits de propriété ? Pour que des portions du faisceau complet de la domanialité puissent être dévolues de telle manière à des usagers locaux, la propriété devrait dans un premier temps avoir été attribuée avec succès à l’administration forestière, ce qui n’est généralement pas le cas. La question largement académique de savoir si des conceptualisations populaires de la propriété sont consistantes avec l’analyse conceptuelle des droits de propriété selon E. Schlager et E. Ostrom devient soudainement une question touchant à la décision politique.
La réponse à cette question nous semble devoir contenir les trois éléments suivants. Premièrement, des séries complètes de droits tels que les présupposent les définitions de la propriété et de la domanialité ne décrivent pas correctement les pratiques sociales à Madagascar. Dans les cas que j’ai étudiés, des faisceaux incomplets d’origine différente sont pesés les uns contre les autres en accord avec des principes de justice internalisés aussi bien par les villageois que par les représentants locaux de l’Etat participant aux transactions. Deuxièmement, la validation sociale des faisceaux de droits « partiellement cumulatifs » créés à travers les contrats de gestion est peu probable pour cette même raison. Aussi longtemps que les règles de gestion contractuelles sont dérivées d’un monopole domanial qui n’a jamais existé dans la pratique, la « reconnaissance » étatique du droit coutumier risque fort de contredire en substance les principes de justice de la conceptualisation populaires de la propriété. Troisièmement, la distinction faite par Schlager et Ostrom entre règles de propriété au niveau opérationnel et règles de propriété au niveau administratif ne dépend pas du postulat selon lequel un seul ayant droit doit pouvoir cumuler tous les droits du faisceau. Le cadre conceptuel néo-institutionnaliste reste utile à condition que les règles de propriété soient décrites en termes de transactions entre plusieurs niveaux impliquant des faisceaux inégaux dont aucun n’est en mesure de cumuler tous les droits d’un propriétaire privé ou public.
Cette section présente les résultats d’enquêtes de terrains dans deux villages où des associations d’usagers ont été constituées pour mettre en œuvre des plans contractuels d’aménagement de la filière du palmier « raphia ». Nous y examinerons comment fonctionnent en pratique quelques uns des principes de décision censés caractériser la gestion durable des ressources de propriété commune (Ostrom 1990 : 88-102). L’analyse de la filière d’extraction de fibre végétale suggère que la logique procédurale qui informe les relations de propriété est similaire aux logiques que nous avons découvertes à travers les étude de cas sur la colonisation agraire et sur la filière bois énergie. La fibre du palmier raphia est parmi les principaux produits forestiers non ligneux de Madagascar[293]. Elle représente une source de recettes d’exportation après les crevettes, la vanille, le café et le litchi. Le palmier raphia est réparti sur la moitié de la surface de l’île mais l’extraction commerciale de fibre se concentre dans deux zones, sur la côte orientale au Sud de Toamasina et dans la région nord-ouest de Mahajanga. Les deux villages que j’ai étudié se situent dans le district de Brickaville où se trouvent la plupart des ressources en raphia de la côte est.
Malgré la demande croissante de fibre sur le marché international, la production de raphia s’approche d’une crise, tant au niveau de la qualité de la fibre qu’au niveau des quantités exportées. Les palmiers sur la côte orientale ont été décimés ces dernières années sous l’effet des cyclones et d’une surexploitation qui augmentent les pressions sur les réserves de la région occidentale. Les représentants du « secteur formel » de la filière de production de fibre tels les firmes d’exportation et les collecteurs[294] comme nombre de villageois qui s’occupent quotidiennement de la cueillette, se rejoignent pour estimer que l’extraction de fibre pourrait arriver à un terme dans l’espace de dix ans si des mesures appropriées ne sont pas prises. En 1999, l’Office National pour l’Environnement et la Direction Générale des Eaux et Forêts initièrent un processus de consultation impliquant tous les acteurs de la filière qui a débouché sur un plan d’action couvrant l’ensemble du district de Brickaville. Les grands collecteurs et exportateurs étaient les grands absents des ateliers préparatoires. En 2000, des contrats de gestion locale du raphia furent négociés entre le service forestier et des associations de cueilleurs dans deux des 171 villages du district.
Les pratiques d’extraction de fibre à Ambodiriana et Andranonamalona diffèrent à peine de celles qui s’observent dans les villages qui manquent de tels arrangements de gestion contractuelle. Dans le district entier, des feuilles de raphia sont récoltés pendant presque toute l’année excepté les mois qui connaissent de fortes pluies. Le raphia constitue une source complémentaire de revenus, mais les villageois considèrent l’extraction comme une activité secondaire pratiquée à côté de l’agriculture. Le riz est cultivé deux fois par an sur la côte orientale et entre les deux saisons les villageois cultivent du manioc et des bananes. La riziculture est destinée à l’autoconsommation mais la production ne suffit pas pour couvrir les besoins annuels tandis que les revenus du raphia ne compensent pas entièrement les dépenses alimentaires en période de soudure. Ainsi nombre des bas-fonds marécageux où poussent les palmiers sont convertis en rizières irriguées. La riziculture et l’extraction de fibre de palmier sont des usages concurrents de l’espace, mais le riz est le produit qui est valorisé le plus en comparaison, à la fois parce qu’il constitue l’aliment de base et parce qu’il requiert un effort en travail plus important. Lorsque nous demandions aux villageois si des rizières peuvent être cultivées en association avec des palmiers de raphia, on nous répondait (en malgache) :
The raphia growing around here belongs to all of us. However, the owner of a rice field can exclude others from harvesting because they would drop the leaves onto the rice. A rice field planted with raphia does not exist. Actually, we cut the trees when preparing the fields so that others cannot harvest the leaves. The rules of our association say that for any tree cut by someone, he must plant ten elsewhere, but the rule is not applied right now. There are some of us who destroy a hundred trees without planting a single one (cité par Muttenzer, 2006: 279).
Les palmiers de raphia ne se concentrent pas en un seul endroit mais on les trouve répartis entre différents villages. Cette répartition des arbres dans l’étendue signifie que tout endroit où l’on trouve des palmiers revêt une importance pour les villageois. Selon un informateur, ce n’est pas comme l’agriculture où les rizières sont toutes situées dans un même endroit. Parfois les arbres sont éloignés parfois ils sont juste à côté du village. Chacun récolte d’abord ce qu’il peut trouver en proximité. Mais les cueilleurs prennent ce qu’ils peuvent trouver et là où ils le trouvent. Les villageois ne font pas d’effort particulier en recherchant les arbres avec des feuilles prêtes pour la récolte mais ils « les trouvent en voyageant ». Cela signifie que des gens d’autres zones viennent parfois spécifiquement pour extraire du raphia. Les villageois expliquent que
We cannot stop them. We simply tell them not to destroy the raphias. The tree does not die if one only harvests the leaves. It is because they take the ovitra [edible part of the tree] or the isatra [palm] to make garaba [large baskets] that the trees die. Since 1942 until today, we have taken the leaves from raphia and it has continued to grow. But later the trees were decimated because of these practices (cité par Muttenzer, 2006: 280).
Tandis qu’un cueilleur pouvait auparavant trouver entre trois et quatre kilogrammes de feuilles par jour, les récoltes ont baissé à 1.5 kilogrammes par jour après qu’un cyclone avait détruit la plupart des arbres adultes. Comme il n’existe pas de zones désignées pour la récolte et que les gens trouvent les feuilles où ils peuvent, des villageois qui trouvent des feuilles près de la maturité les cueillent immédiatement, en prenant tout avant qu’ils se déplacent ailleurs. Il est à chaque famille d’insérer la cueillette parmi les autres activités quotidiennes. L’extraction de fibre se complique du fait qu’elle est une activité qui demande du temps. Tous les membres de la famille y participent. Bien que les femmes ne grimpent pas sur les arbres comme les hommes pour cueillir les feuilles, elles extraient la fibre des feuilles récoltées, ce qui requiert une expérience acquise à travers le temps. La fibre est ensuite séchée sur sol ou sur natte sous un léger ombrage et mise sous forme d’écheveaux avant la vente. Elle peut être vendue même dans des petites quantités de moins d’un kilogramme, même s’il est habituel de réunir un nombre plus importants d’écheveaux avant de les vendre à un collecteur.
Les prix affectent les taux de production courants. Les collecteurs au village paient 4'000 Francs malgaches (FMG) ou environ 0.80 USD, mais les firmes d’exportation envoient leurs propres collecteurs depuis Toamasina qui paient 4'500 FMG notamment dans les villages comme Ambodiriana situés en proximité de la route nationale. Selon les villageois le raphia paie bien en ce moment (en avril 2003) en comparaison avec les prix d’antan qui fluctuaient autour des 3'000 FMG. Ils s’attendent à ce que la production reprendra dans l’espace de deux ou trois ans car ils disent que beaucoup de jeunes arbres commencent à pousser.
J’ai jusqu’ici mentionné uniquement les règles opérationnelles (ou « régles de partage », voir Gudeman 2001 : 52) définissant l’accès aux arbres et le prélèvement de feuilles desquelles la fibre est extraite. Pour compléter la description, nous allons maintenant nous intéresser aux règles administratives (ou « règles d’allocation » selon le terme de Gudeman) qui restreignent les droits d’accès et de prélèvement définis par les règles opérationnelles, identifient les détenteurs de droits opérationnels et instituent des taxes sur l’extraction et le commerce du raphia. Comme dans le cas des droits dérivés observés dans le cas de la colonisation d’une aire protégée (chapitre 5), l’organisation de la production du partage des revenus générés par la filière résulte de transactions ou des titulaires de droits administratifs échangent – ou refusent d’échanger – avec des titulaires de droits opérationnels, ou inversement[295]. Par exemple, le droit de propriété familial restreint l’accès commun aux palmiers qui sont parfois laissés sur pied lorsqu’un bas-fond est aménagé en rizière irriguée. Ainsi que l’observait un villageois :
One always needs to ask for [the field owner’s] agreement because he is sovereign on anything to be found on his property and because it can cause damage. What is strange and amusing here is that when I come on the land and I say it is mine, well, it becomes my property. Without title. In fact I can capture a lot of land carrying raphias, and then I destroy them in order to cultivate other things, and tomorrow I will go on to another field (cité par Muttenzer, 2006: 281).
Les responsables administratifs du district imputent la dégradation des ressources en raphia à des pratiques agricoles de ce genre qui semblent être la règle. Pour cette raison, l’un des chapitres du plan d’aménagement du raphia négocié en 2000 était de démarquer les zones agricoles de celles abritant les raphières restantes, « d’établir des limites claires » (Ostrom 1990 : 88). Mais ces limites n’ont pas de signification concrète. Les pratiques d’extraction d’avant et après la délimitation ne diffèrent pas et il n’y a pas non plus de différence entre les villages avec un plan d’aménagement et ceux qui n’en ont pas. Les arbres inclus dans les limites du plan de zonage sont théoriquement réservés à l’usage par les membres de l’association de cueilleurs. Mais selon les villageois, non seulement il existe beaucoup de palmiers au-delà de cette limite, mais aussi beaucoup de cueilleurs qui n’ont pas adhéré à l’association. Bien que la plupart des habitants d’Andranonamalona soient membres de l’association, ceux des villages voisins sont libres de récolter du raphia comme ils le faisaient toujours. Les villageois admettent que
It creates problems, for example, those who exploit in the zone of the association and then sell it outside. Our members do not like that because it diminishes the income of the association. Even more so since those people who are not members of the association do not take care of the raphia, they destroy them …(cité par Muttenzer, 2006: 281).
Dans la pratique, les droits administratifs de l’Etat sur les forêts domaniales n’ont pas permis de limiter l’exercice des droits opérationnels d’accès aux palmiers de raphia. Deux autres manières pour l’administration d’exercer ses droits sur le domaine forestier sont la restriction temporaire du droit de prélèvement et l’imposition d’un standard de qualité minimal pour les feuilles récoltées. Un décret de 1967 limite l’extraction et la collecte à une période de cinq à sept mois entre octobre et mai. Sous la première république (1960-1972), l’administration forestière a su prévenir effectivement l’extraction hors saison. Mais les villageois expliquent qu’à présent, la récolte obtenue durant une campagne de six mois serait insuffisante puisque les arbres sont devenus rares. Les standards de qualité requièrent une longueur minimale de la fibre de 1.10 mètres. Seulement des feuilles adultes doivent être récoltées et certaines parties de la plante ne doivent pas être enlevées du tout. Habituellement ces règles ne sont pas non plus observées :
We members of the association would like to see the laws on the exploitation of raphia reinforced. Taking the isatra in order to make the garaba [large baskets used to carry chickens to the market] is one of the big problems. In Antsampanana, they use thousands and thousands of garaba. They do not even care to sell them at night but sell them in the open daylight. There is even a house there where they stock the garaba. The production of lychees was not good this year but it could be better the next year.[296] So next year it would be better to apply the law more strongly for that part of the raphia used to make the garaba (cité par Muttenzer, 2006: 282).
Un deuxième chapitre du contrat d’aménagement du raphia est le travail communautaire pour étendre la base de ressources. Le 1 mai 2002, les villageois ont planté 150 jeunes palmiers mais la plupart des plants n’ont pas survécu à la chaleur et la sécheresse qui ont suivi. En 2003, chaque membre de l’association était chargé de planter trente jeunes palmiers en entourant d’eucalyptus les terres plantées avec du raphia, ce que la plupart des hommes ont accepté. Lorsque je leur demandais à quelle activité les recettes de l’association d’usagers sont essentiellement affectées, j’ai trouvé que la gestion durable des ressources naturelles ne figurait pas parmi les objectifs prioritaires :
We only use it for the construction of the school. But our wish is that we could also use it for the construction of a bridge, so that cars could come right to our village. We try to finish the school before 1 May, the children here have to walk seven kilometers to go to school (cité par Muttenzer, 2006: 282).
Une troisième et dernière catégorie de droits opérationnels est constituée par les règles fiscales. Les fonctionnaires locaux perçoivent des redevances et ristournes pour les autorisations de cueillette et de collecte commerciale de la fibre de raphia. Les collecteurs sont tenus d’obtenir une carte de collecteur auprès du service des contributions directes de la province de Toamasina. L’autorisation est renouvelable chaque année et spécifie les limites de l’étendue territoriale dans lesquelles la collecte de fibre est autorisée. Les redevances sont dues au service forestier en proportion de la quantité du raphia collecté. Contre le paiement de la redevance les collecteurs obtiennent du cantonnement forestier le nombre correspondant de laissez-passer tamponnés qui serviront à identifier la provenance du produit lors du transport. Lorsque la feuille de papier est dûment remplie et signée par le collecteur autorisé, elle peut être utilisée par tout transporter pour déclarer la marchandise. Enfin, une redevance d’exportation est payée par les sociétés d’exportation dans la capitale de la province mais les autorités de la province autonome de Toamasina évitent habituellement de transférer à Brickaville la part de la redevance qui doit en principe revenir au district. Les contrats d’aménagement local du raphia ne comportent pas la dévolution de compétences fiscales aux associations villageoises. Les frais de gestion prélevés par l’association d’usagers du raphia s’ajoutent donc aux taxes déjà mentionnées de même que les ristournes dues la commune rurale. Les deux villages dotés d’un contrat de gestion ont un collecteur autorisé parmi les membres de leurs associations respectives ce qui rend la commercialisation du raphia produit dans le cadre de ces associations plus aisée tout en garantissant à ces collecteurs boutiquiers villageois un approvisionnement régulier en fibre. Le règlement intérieur prévoit que ces collecteurs paient 15 FMG par kilogramme à l’association. Malgré la multiplicité de redevances, ristournes et frais de gestion, la somme totale de ces taxes ne dépasse pas 150 FMG (0.10 USD) par kilogramme de fibre. Même si elles étaient correctement recouvrées les redevances et ristournes ne pourraient constituer un instrument susceptible de modifier la quantité ou la qualité de fibre de raphia extraite de la zone. Dans ces conditions on ne voit pas comment la gestion locale contractuelle des raphières villageoises pourrait contribuer à sortir cette filière extractiviste de la crise.
La problématique de la common property trouve une autre application concrète dans la politique malgache relative aux ressources génétiques. La place nous manque ici pour une discussion approfondie du contenu et de la pertinence des mesures législatives en cours d’élaboration. Dans le cadre d’un projet d’aide internationale chapeauté par l’Office national pour l’environnement et financé par le PNUD, des experts nationaux insuffisamment informés ont rédigé depuis 2002 plusieurs projets de loi sur l’accès aux ressources génétiques, défini comme tout type de matériel vivant commercialisable y compris des feuilles et fibres végétales, et sur le partage équitable des bénéfices découlant du commerce de ces produits non ligneux[297]. Aucun de ces projets de loi inspirés de la rhétorique internationale sur le partage des bénéfices de la biodiversité n’a été adopté à ce jour. Mais il semble y avoir d’autres raisons à cela que les prétendus profits tirés de la « biopiraterie » à laquelle se livrent certains ressortissants de pays industrialisés dans le domaine des biotechnologies.
En parallèle avec ce développement qui suit la dynamique globale de mise en œuvre de la CDB, la FAO a récemment sollicité des consultants internationaux pour rédiger une loi malgache sur les ressources phyto-génétiques qui traduit en droit interne un traité international adopté en 2003 et que Madagascar a ratifié. Il existe enfin, en aval des projets d’aide environnementale, une série d’agences gouvernementales, désorientées par la prolifération législative et mises en concurrence pour les financements internationaux. Le PNUD travaille avec l’Office national pour l’Environnement, la FAO avec le Ministère de l’Agriculture, et le service forestier réclame naturellement sa part en arguant qu’il est l’autorité compétente pour les ressources phyto-génétiques forestières et pour les espèces sauvages plus généralement qu’elles soient ou non utiles à l’alimentation et à l’agriculture. Personne ne comprend plus en quoi consiste le problème et quelle forme une politique nationale d’un pays pauvre relative aux ressources génétiques devrait prendre pour être plus utile qu’une politique différente ou que l’absence de toute politique. Notons que la société civile est totalement absente de ce débat[298]. Etant donné que les récits politiques à propos des ressources génétiques font preuve d’une « plasticité » considérable dans le discours, nous devons ici nous limiter à indiquer deux scénarios de politique publique reflétant en quelque sorte les options fondamentales.
Les ressources phyto-génétiques utiles à l’alimentation et à l’agriculture font l’objet d’un conflit entre les règles internationales relatives au commerce et les règles internationales relatives à l’environnement et à la souveraineté alimentaire. Sous l’accord ADPIC (accord sur la propriété intellectuelle liée au commerce) dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce, les gouvernements des pays pauvres doivent rendre conforme jusqu’en 2006 leurs droits internes aux normes internationales en reconnaissant les brevets sur les semences agricoles génétiquement modifiées. En réaction à cet empiètement du capital transnational sur la sécurité alimentaire des pays pauvres, les gouvernements tendent à restreindre le libre accès au germoplasme dans l’espoir d’en tirer un bénéfice. Mais étant donné que la plupart du matériel génétique est détenu ex situ depuis la période coloniale dans les banques de gènes des pays industrialisés, il resterait de toute manière accessible à l’industrie biotechnologique. Par ailleurs la tendance à restreindre l’accès commun au germoplasme à l’intérieur même des pays pauvres peut avoir des effets contre-productifs sur la sécurité alimentaire.
Pour éviter la privatisation de matériel génétique qui était jusqu’ici publiquement accessible, la FAO a adopté en 2003 un traité international sur les ressources phytogénétiques utiles à l’agriculture et à l’alimentation. Le traité déclare la base génétique d’une cinquantaine d’espèces alimentaires comme un patrimoine commun de l’humanité dont la gestion dans l’intérête du public mondial est confié aux centres de recherche agricole (CGIAR) qui possèdent actuellement le plupart des collections existantes de matériel phytogénétique ex situ. Toute personne privée (cultivateur, obtenteur de variété ou firme multinationale) peut obtenir matériel génétique des collections à la seule condition de ne pas exclure d’autre personnes intéressées du droit d’usage de la ressource commune. On a donc là une première exception au moins partielle aux brevets sur le vivant. Le traité international sur les ressource phyto-génétiques pour l’alimentation et l’agriculture est récemment entré en vigueur (suite à sa ratification par le nombre requis d’Etats membres) et la FAO s’est engagé depuis dans une campagne pour le traduire dans le droit interne des pays pauvres à l’aide des meilleurs experts internationaux qui parcourent le monde en développement pour organiser des séances de travail[299].
Notons cependant que les désaccords entre pays riches et pays pauvres ne sont pas résolus au sujet des brevets sur celles parmi les inventions biotechnologiques consistant à transformer du matériel génétique compris dans la liste des espèces déclarées ressources communes de l’humanité. La question philosophique se pose en effet de savoir si ces transformations génétiques sont véritablement des inventions. Ce n’est pas de ce seul point de vue que la politique de la FAO se rapproche du modèle d’une propriété commune au sens strict. Le traité reconnaît également les droits des agriculteurs à réutiliser les semences alimentaires prélevées sur la récolte et à les échanger parmi les producteurs locaux. Il s’agit là d’une deuxième exception aux obligations internationales relatives à la propriété intellectuelle liée au commerce.
Dans une perspective pro-pauvre, la doctrine de la FAO en matière de ressources phytogénétiques est raisonnable, en tout cas plus raisonnable que la solution de l’OMC qui tient compte uniquement des intérêts de l’industrie de la vie. Mais on peut douter qu’une législation nationale relative aux ressources phytogénétiques conforme aux principes du traité pourra changer les pratiques locales actuelles d’utiliser et de gérer les semences de plantes alimentaires d’une manière significative. Il n’existe pas à Madagascar une érosion génétique due à l’usage croissant de semences à haut rendement génétiquement modifiées[300]. Au contraire, le principal problème évoqué par les techniciens du Ministère de l’agriculture présents à l’atelier de la FAO est comment convaincre des paysans traditionnels réticents à adopter l’usage de nouvelles variétés de riz à haut rendement.
Un deuxième scénario politique relatif aux ressources génétiques s’inspire des principes énoncés par la Convention sur la diversité biologique. Il faut dire qu’il s’agit de discours assez généraux et souvent confus qui mélangent allègrement le débat sur les ressources phytogénétiques pour l’alimentation et l’agriculture, le débat sur la bioprospection par l’industrie pharmaceutique et cosmétique des pays développés, et le débat sur l’extraction sous forme de feuilles, écorces, fibres, huiles essentielles de plantes médicinales et d’autres produits forestiers non ligneux, qui ne sont malgré les apparences pas des ressources génétiques[301].
Selon le projet de loi d’accès aux ressources génétiques, diverses pratiques de bioprospection à des fins scientifiques ou commerciales conduisent à penser que les conditions de la collecte, la circulation internationale et l’utilisation des ressources biologiques (sic), les connaissances traditionnelles et œuvres associées nécessitent une réglementation. L’objectif d’un régime d’accès est de fixer les règles applicables lorsqu’un opérateur projette d’effectuer des activités de collecte de la diversité biologique (sic) et d’assurer la capacité de Madagascar de contrôler l’accès à la ressource, afin de pouvoir négocier, avec des entreprises privées, le partage des avantages et l’accès aux résultats et technologies découlant d’un tel accès.
Le projet de loi définit en particulier une procédure d’autorisation préalable à toute collecte fondée sur le droit souverain de l’Etat d’une part et sur le droit intellectuel des communautés de base d’autre part. L’octroi d’une autorisation de collecte est conditionné par les consentements préalables en connaissance de causes des parties intéressées (l’entité étrangère qui prospecte, une autorité nationale compétente, les communauté de base concernées) concernant la nature et la quantité des organismes prélevés, les modalités du partage des bénéfices, les modalités de collecte (académique, commerciale, etc.), la divulgation des connaissances associées aux ressources et à leur utilisation. La structure admininistrative requise pour appliquer la procédure d’autorisation est assez lourde. La décision finale est prise par le Département ministériel concerné par le type de ressources dont la collecte est envisagé sur avis d’un Comité de Recherche Environnementale. Le bioprospecteur est tenu fournir au préalable une étude d’impact selon les normes en vigueur. Mais des questions se posent surtout quant à la forme que devrait prendre le consentement préalable en connaissance de cause qui est censée protéger le droit intellectuel des communautés de base. Est-il besoin de négocier un contrat de gestion entre le Département ministériel concerné et la communauté de base définissant les modalités du partage des bénéfices ? Le Département ministériel se contentera-t-il d’une forme plus légère de consentement préalable avant d’autoriser des collectes de diversité biologique sur les terres ancestrales des communautés de base ? Dans les deux cas, les ressources génétiques ou biologiques seront gérés non pas comme une propriété commune au sens strict mais comme un bien de club ou propriété privée de l’Etat avec délégation du certains droits du faisceaux à la communauté de base.
Les spécialistes des politiques environnementales abordent l’extraction des produits forestiers non ligneux sous l’angle de leur potentiel pour financer une gestion durable de la biodiversité à partir des revenus tirés de leur exploitation commerciale. Selon les cas, la conservation intégrée peut avoir pour objet des ressources biologiques (fibres, huiles essentielles, plantes médicinales, etc.) ou des ressources génétiques (bioprospection). Il serait peut-être judicieux pour éviter les doubles emplois législatifs de réserver le concept de ressource génétique au seul matériel transformé à l’aide des biotechnologies modernes. Mais pour les experts internationaux il n’y a pas de différence entre ressources biologiques et génétiques. Les deux termes sont utilisés de manière interchangeable dans les discours internationaux sur « l’accès aux ressources génétiques et le partage équitable des bénéfices ». Il est vrai que les populations locales ne distinguent pas non plus entre ressources biologiques et génétiques. Mais cela ne constitue pas en soi un argument à faveur du projet de loi relative aux « ressources génétiques ». Car la raison pour laquelle la bioprospection et l’extraction des produits non ligneux ne pourront devenir une panacée de la conservation intégrée n’est pas le caractère inéquitable du partage des bénéfices – le piège de pauvreté que tendu par certaines filières d’extraction (Sunderlin, Angelsen et Wunder, 2003) – mais l’obligation coutumière des familles les plus aisées de laisser les moins dotées investir leur effort dans la base économique commune[302].
Dans les derniers quinze ans la reconnaissance de la diversité des acteurs et de leurs droits est devenu une des problématiques centrales des politiques foncières et forestières des pays en développement. Le raisonnement théorique derrière la reconnaissance du pluralisme juridique – ou du droit coutumier avec lequel il est habituellement confondu – ressemble aux doctrines africanistes coloniales qui évoquaient l’insécurité de la « tenure foncière communautaire » pour justifier le monopole foncier de l’Etat colonial (Peters 2002: 48-49). Tout comme ces doctrines coloniales, la politique environnementale des années 1990 postule un état d’insécurité juridique dont la correction requiert l’intervention du droit étatique[303]. Peu importe en effet si les auteurs imputent cet état d’insécurité juridique à une prétendue « tragédie des communaux » ou à un prétendu « accès libre », car la reconnaissance officielle du droit coutumier vise à changer qualitativement les relations sociales existantes en « clarifiant les droits de propriété »[304]. Or les relations de propriété émergeant sur la frontière agraire, dans les marchés ruraux de charbon de bois et dans l’extraction de produits non ligneux ne reflètent ni un état d’insécurité juridique ni un manque de clarté et de reconnaissance des droits. Au contraire, les modes non durables d’utilisation des ressources naturelles semblent être une conséquence de l’effectivité et de la légitimité mêmes avec lesquelles des autorisations de prélever des produits de la nature, de cultiver et d’occuper la terre sont échangées contre une part de la valeur économique ainsi créée.
Bien que la littérature néo-institutionnaliste n’ait pas entièrement négligé le rôle des principes de justice, elle a eu tendance à les présenter comme des recommandations expertes sur la formalisation du droit coutumier par le droit étatique. Ces recommandations politiques formulées par les spécialistes de la « propriété commune » reposent sur une représentation du réel inspirée par certaines théories économiques et politiques et sur une notion de la validité scientifique qui renvoie elle-même aux modalités disciplinaires des tests empiriques. Comme les membres d’autres communautés épistémiques, les théoriciens de la « common property » partagent une vision de problèmes spécifiques à résoudre et une préférence pour un certain type de solutions. Une bonne définition de l’épistémè de la propriété commune appliquée à la foresterie nous est fourni par le numéro 180 (Vol. 46, 1995) d’Unasylva, la revue de foresterie publiée par la FAO. Dans la rubrique éditoriale à la livraison, on peut lire :
En juin 1968, dans le titre d’une allocution prononcée devant l’American Association for the Advancement of Science (Association américaine pour les progrès de la science) qui mettait l’accent sur le besoin de contrôler la croissance démographique rapide, un professeur américain de biologie a inventé une expression qui a eu des effets considérables sur la gestion des ressources naturelles par les populations locales. Dans The tragedy of the commons (la tragédie des communaux), désormais célèbre (réimprimé dans Science en décembre 1968), Garrett Hardin a défini (à tort) les ressources communautaires comme des terres non aménagées, ouvertes à tous, des no man’s lands, inévitablement condamnées à la dégradation. […] Il ressort des arguments théoriques et des exemples pratiques fournis dans le présent numéro d’Unasylva qu’il y a des circonstances où les régimes de propriété communautaire constituent la forme la plus appropriée d’aménagement des forêts – une approche autosuffisante, participative, qui donne des bénéfices durables et assure la conservation des ressources. Hardin a modifié sa position et soutient maintenant que la « tragédie des communaux » est inévitable uniquement lorsqu’il n’y a pas d’aménagement » (Editorial, 1995 : 1).
Avant les années 1990 les environnementalistes avaient tendance à croire que la métaphore de la « tragédie des communaux » de Garrett Hardin exprimait l’essence du problème avec la plupart des ressources communes. Puisque les usagers et propriétaires coutumiers étaient considérés comme étant piégés dans un dilemme malthusien, les experts recommandaient que l’Etat impose de l’extérieur un ensemble de règles (propriété privée ou publique) à ces situations (Hardin 1968). Vingt-deux ans plus tard, des chercheurs issus des sciences sociales ont réinterprété la métaphore de G. Hardin comme une confusion entre « propriété commune » et « accès libre » (Feeney et al. 1990 ; également Bromley et Cernea 1989). Ainsi Bromley et Cernea proposeront de distinguer entre accès libre et propriété commune, cette dernière étant désormais définie comme un bien de club, c’est-à-dire comme une propriété privée associative ou coopérative (Bromley et Cernea, 1989). Feeney et al. (1990) de même qu’E. Ostrom (1990) distinguent quant à eux entre ressources communes et « propriété communale », cette dernière étant l’équivalent de la propriété commune au sens de Bromley et Cernea, c’est-à-dire un bien de club.
Au cours des années 1990, le malthusianisme fut de plus en plus critiqué par des études qui montraient que dans les pays anciennement colonisés des systèmes de propriété commune résilients et efficaces s’étaient maintenus depuis des siècles sans aucune intervention étatique. Les solutions inventées par les individus concernés furent décrites comme plus pratiques et durables que les régimes de gestion des ressources naturelles imposés par une autorité politique centrale. Prétendument ces modes de gestion n’auraient subi des transformations qualitatives que lorsque les forêts et autres ressources communes furent déclarées propriété étatique par les administrations coloniales :
Souvent, les ressources nationalisées par les gouvernements n’étaient pas des terres librement accessibles, mais plutôt des co-propriétés privées, gérées par les communautés locales. Paradoxalement, les gouvernements, en s’attribuant la propriété et en assumant la responsabilité de la gestion des ressources, ont provoqué l’effondrement de nombreux systèmes de gestion des communaux, donnant ainsi naissance de fait au type même d’accès libre qu’ils entendaient combattre (Editorial, 1995 : 2).
Puisque les ressources renouvelables n’étaient plus perçues comme des communaux locaux avec une valeur d’usage à long terme, une course se serait ensuivie parmi les utilisateurs pour s’approprier le plus possible avant que d’autres ne fassent de même (Ostrom 1998 : 3 ; McKean 2000 : 35). La solution appropriée pour enrayer la déforestation et la dégradation des écosystèmes peut facilement être inférée de cette manière d’identifier le problème : la reconnaissance des régimes robuste et autonomes de propriété commune suppose, donc justifie, de restituer les forêts domaniales aux usagers locaux « coutumiers »[305]. Une quantité considérable d’informations scientifiques est requise pour identifier les problèmes de déforestation et de dégradation forestière. Autrement les décideurs politiques pourraient ne pas percevoir la nécessité d’agir. Les politiques publiques requièrent des définitions communes minimales du problème à résoudre et des instruments susceptibles d’atteindre les fins valorisées. Les réseaux transnationaux de professionnels ayant une expertise reconnue et revendiquant un monopole de connaissances applicables à la solution de problèmes publiques dans un domaine particulier sont désignés de « communautés épistémiques » (Haas 1992).
A Madagascar la communauté épistémique de conservation de la nature sauvage, issue essentiellement des sciences naturelles, avançait que la pression démographique et la pratique traditionnelle de la culture itinérante étaient parmi les principales causes de la déforestation. La communauté épistémique du développement humain durable et de lutte contre la pauvreté, qui se recrute principalement parmi les sciences sociales, a mis le doigt sur l’accès libre en tant que principale cause de l’occupation humaine des aires protégées, et sur le manque de reconnaissance administratives des régimes coutumiers s’appliquant dans les zones adjacentes (Weber 1995). Elaborée conjointement par le gouvernement et les donateurs internationaux, la législation récente part du postulat selon lequel une co-gestion contractuelle des activités économiques liées à la forêt (conversion agricole de terres forestières, extraction de bois énergie, de bois précieux et de produits non ligneux) est une solution plus équitable et plus durable sur le plan écologique qu’une gestion centralisée des ressources renouvelables par les services étatiques.
Les forêts domaniales constituent le principal champ d’application de la gestion locale contractuelle des ressources renouvelables. Qualifiées en tant que terres à vocation multiples, tout type de forêts autres que les aires protégées peut en principe être transféré à des associations locales d’usagers. Les tests empiriques conçus par les experts pour évaluer la reconnaissance des régimes de propriété commune tournent autour de critères tels que des « frontières clairement délimitées », la « congruence entre devoirs envers la collectivité et bénéfices personnels », la « participation dans les choix collectifs », les « surveillance interne et responsabilité des agents de surveillance externes », des « sanctions graduelles », la « liberté d’association », les « mécanismes de résolution de conflits », « l’inscription dans un contexte institutionnel plus large » (Ostrom 1990 : 88-102). En documentant ces principes de décision dans une grande variété de situations empiriques, l’objectif d’E. Ostrom a été de « mettre en question la généralité de la théorie conventionnelle » en prenant en considération « qu’il n’existe pas encore de théorie pleinement articulée et reformulée qui englobe la théorie conventionnelle comme un cas spécial » (Ostrom 1998 : 4).
Le but du raisonnement est de découvrir par l’examen de ce qu’on sait déjà quelque autre chose qu’on ne sait pas encore (Peirce, 2000 [1878] : 92). Ce qui est connu sur la déforestation à Madagascar sont les explications malthusiennes conventionnelles ainsi que l’existence de systèmes d’activités autogérés qui constituent une anomalie par rapport à la prédiction de la tragédie des communaux. Par contre on ne sait pas encore quels sont les conceptualisations populaires de la propriété qui expliquent les variations empiriques entre les deux sortes de prémisses. Or les travaux sur la propriété commune ne découvrent rien d’inconnu à ce propos car ils consistent à vérifier par l’examen de ce que l’on ne sait pas encore – le contenu des principes de décision – quelque autre chose qu’on sait déjà – que la théorie conventionnelle est parfois vraie et parfois fausse. Pour pouvoir prétendre à la validité scientifique, les spécialistes de la « propriété commune » devraient pouvoir spécifier les descriptions empiriques alternatives exclues par la nouvelle théorie. Plutôt que d’englober la théorie conventionnelle, la nouvelle théorie devrait décrire des situations réelles qui prouvent que les propositions théoriques de Garrett Hardin sont fausses. Or les principes de décision et recommandations expertes correspondantes ne contiennent pas de critères empiriques suffisamment spécifiques pour évaluer les impacts de contrats de gestion environnementale visant à reconnaître le droit coutumier, ou encore le pluralisme juridique.
La raison pour laquelle les principes de décision néo-institutionnalistes ne permettent pas de formuler des tests empiriques est que ces principes ne décrivent en réalité pas des situations de propriété commune mais un modèle de gestion pour ce que les économistes appellent les « biens de club ». A la différence des « biens communs » au sens de notre définition, caractérisés par une utilisation rivale mais inclusive, les biens de club se caractérisent par une utilisation exclusive mais non rivale (Young 2000 : 148). Pour les néo-institutionnalistes, le problème à résoudre par l’action publique est celui de la transformation des communaux en propriétés privées associatives ou coopératives. L’article de D. Feeney et al. (1990) décrit ce programme dans sa double dimension d’exclusion des non propriétaires et de réglementation des rapports entre les co-propriétaires. En délimitant la ressource à soustraire au fond commun et en clarifiant les droits sur l’objet enclos, l’action publique vise à produire un changement qualitatif dans les rapports sociaux pour passer d’une situation de non exclusion rivale à une situation de non rivalité exclusive. Les théoriciens de la « common property » ont érigé leur construction intellectuelle sur une prétendue confusion que G. Hardin aurait opérée entre accès libre et propriété commune. L’analyse conceptuelle montre que ce sont les néo-institutionnalistes eux-mêmes qui confondent les ressources communes avec des biens de club, en présentant la propriété commune comme une propriété privée associative et les communautés coutumières locales comme des associations d’usagers. Il s’ensuit de cette confusion conceptuelle que les descriptions néo-institutionnalistes constatent la résilience des systèmes d’activité autonomes sans vraiment expliquer comment ces systèmes fonctionnent et comment les ressources communes sont gérées dans la pratique. Dans certains cas les forêts sont surexploitées et dans d’autres elles ne le sont pas, mais on manque d’indicateurs empiriques qui nous montreraient pourquoi car « tout dépend des institutions locales » (Gibson et al., 2000).
C’est une idée commune qu’une démonstration doit se poser sur des propositions irréductibles et absolument indubitables telles que des principes universels – valables pour tout système de propriété commune – ou des expériences premières – le regard privilégié de l’ethnographe. En réalité une recherche n’a qu’à partir de propositions à l’abri de tout doute actuel. Si les prémisses n’inspirent bien réellement aucun doute, elles ne sauraient être plus satisfaisantes. Or pour satisfaire à cette exigence il suffit d’énoncer la totalité des conditions empiriques sous lesquelles des observations reproductibles corroborent une théorie[306]. Nous étions partis de la définition conventionnelle de la propriété commune posée en introduction de ce chapitre. Qu’avons-nous découvert de neuf au cours de nos enquêtes sur le terrain ? La situation des raphières à Brickaville décrite dans la deuxième section de ce chapitre semble corroborer la définition conventionnelle de la propriété commune. Les palmiers raphia ne font pas l’objet de droits issus d’une première occupation par un groupe ancestral et les droits administratifs exercés par les agents de l’Etat se trouvent mis entre parenthèses par les droits opérationnels d’accès et de prélèvement communs à tous les membres du groupe. Par rapport à la propriété commune au sens strict, les autres mécanismes que sont la conquête de terres par migrants interposés (chapitre 5 sur l’occupation humaine d’une aire protégée), l’endogamie de terroir (chapitre 6 sur les clans du corridor forestier), le charbonnage dans le cadre des associations d’émigrés (chapitre 7 sur les associations de charbonniers) ou des métayages dans un cadre familial élargi (chapitre 8 sur l’ethnicité morale des marchés ruraux), constituent des exceptions à la théorie conventionnelle, des cas spéciaux de propriété commune au sens de notre définition.
Ces cas d’appropriation d’une ressource par un groupe d’ancestralité ou par une autorité politique spécialisée semblent, à première vue, corroborer l’hypothèse néo-institutionnaliste de la transition vers une co-propriété associative. Mais l’analyse des principes de justice coutumiers montre aussitôt que la constitution de réserves foncières familiales ou claniques – et l’appropriation ancestrale ou politique d’une ressource commune plus généralement – se justifient dans la seule mesure où il existe une base commune à tous les groupes ancestraux qui composent le groupe territorial. Les cas spéciaux confirment ainsi la théorie conventionnelle en ce sens que les terres forestières – dans le cas de la colonisation agraire – et les ressources en bois d’énergie – dans le cas de la filière charbon de bois – non encore appropriées par un groupe ancestral ou par une association d’usagers sont soumis au même régime que les ressources de raphia décrites plus haut dans ce chapitre. Des objets physiques épuisables sont traités juridiquement comme s’ils étaient inépuisables. Jusqu’à leur épuisement, ils sont susceptibles d’être appropriés par tout individu, groupe ou groupement membres du groupe territorial agissant en propriétaire coutumier de la ressource commune.
Les programmes d’action publique se proposant de reconnaître les droits locaux, coutumiers ou populaires se réclament de différentes conceptions du pluralisme juridique. Les relations de propriété concernant l’utilisation et le contrôle des ressources forestières à Madagascar sont effectivement la conséquence de deux espèces de pluralisme. La première est le pluralisme des ordres normatifs concurrents s’appliquant à la même situation. Il existe des conceptualisations coutumières de la propriété qui renvoient à des principes d’équité substantiels, des domaines forestiers et territoires administratifs institués par le droit étatique, ainsi que des ensembles de droits et d’ayants droit nouvellement construits qui reflètent une reconnaissance partielle du droit local par l’administration et du droit administratif par les communautés locales. Selon l’hypothèse de certains pluralistes se qualifiant eux-mêmes de radicaux, il ne saurait exister de pluralité des normes à l’intérieur d’un système juridique. Les individus sont confrontés à des choix existentiels entre systèmes normatifs en concurrence (Vanderlinden, 1996 : 153). La reconnaissance du droit coutumier apparaît comme une domination du sous-système coutumier par le système étatique qui prétend se substituer au dialogue démocratique sur les objectifs à poursuivre. Mais le dualisme juridique ne saurait permettre la reconnaissance des identités culturelles.
Lors de nos enquêtes de terrain nous avons pu vérifier l’existence de telles conceptions sur les sites où les relations de propriété sont structurées en référence à des discours ethniques ou traditionalistes. Il n’y est pas question de logiques métisses mais de substitution de rôles selon que l’agent participe d’un compartiment du réel ou de l’autre. Un illustre ethnographe du droit coutumier malgache a noté dès les années 1960 que l’existence d’un contexte général d’acculturation peut, surtout dans des cas privilégiés (par exemple des habitants d’une région excentrée et demeurée isolée), ne pas modifier la coutume traditionnelle :
on observe souvent une sorte de vie en diptyque, qui n’est pas exactement un syncrétisme et qui fait que l’homme africain ou malgache « saute » sans cesse d’une page à l’autre, d’un volet à l’autre : vivant, comme on l’a dit, hier avec son père, aujourd’hui avec sa femme, demain avec son fils ; passant d’un comportement « moderniste » qui sait utiliser toutes les ressources de la technique à une attitude hautement « archaïque » qui s’installe à l’aise dans une autre sorte de ratio que la raison cartésienne. Cet homo duplex, on peut encore le saisir. Mais on s’achemine déjà vers la dernière étape : on travaille de plus en plus avec des hommes qui savent des traditions qu’ils n’ont jamais vécues. La génération suivante, elle, ne saura plus rien du passé (Poirier, 1965 : 3).
La génération suivante, nous y sommes désormais et pourtant nos interlocuteurs continuent à se référer au passé. Du point de vue subjectif de l’agent, le syncrétisme n’est pas une réalité. Si accommodation il y a avec la culture dominante, le syncrétisme est « contre-acculturatif » et prend la forme d’un simulacre pour mieux défendre la culture et la tradition malgaches. La coupure opérée entre les mondes étranger et endogène, parce qu’elle nie le mélange, permet une dualité sans marginalité et ouvre la voie à une re-malgachisation par l’épuration et la légitimation de traditions inventées. La logique dualiste qui réinvente sans cesse des traditions originelles occulte les influences étrangères et le caractère trans-ethnique des pratiques contemporaines.
Sous l’apparence de pluralité des ordres normatifs ou des cultures juridiques se cache donc une deuxième espèce de pluralisme juridique. Elle renvoie à l’organisation sociale et aux relations de propriété concrètes entre producteurs et utilisateurs au village, agents économiques du secteur formel tels les collecteurs de produits locaux et les marchands exportateurs, administrations forestière et territoriale représentant l’Etat, projets de conservation ou de développement de donateurs bilatéraux et multilatéraux, organisations non gouvernementales et représentations locales des organisations internationales. Selon l’hypothèse des pluralistes non radicaux, la distinction entre le droit officiel et le droit non officiel reflète un jugement de valeur professionnel et occidental (Woodmann, 1998 : 41-45). En termes organisationnels les règles de droit ne forment pas des systèmes distincts parce que les limites s’estompent entre l’intérieur et l’extérieur du système. Cette approche récuse la notion selon laquelle les acteurs feraient constamment des choix entre formes de vie irréconciliables, étant donné que les dominés sont libres de réinterpréter le droit dominant en fonction de leurs propres objectifs et conceptions du monde.
On peut se demander si cette deuxième conception du pluralisme juridique ne décrit pas plutôt des situations de syncrétisme juridique. Nous avons pu l’observer sur d’autres sites de terrain où les discours des acteurs insistent sur la conformité des pratiques locales avec le droit officiel d’origine occidentale. L’innovation politique passe ici par la fusion des catégories juridiques endogènes et importées. Si pour les communautés locales traditionalistes, le syncrétisme n’était qu’une illusion, pour les communautés locales détribalisées il semble entraîner la perte des traditions malgaches et la fusion des différents apports culturels. Les agents puisent comme dans une « boîte à outils » dans les diverses traditions juridiques sans souci apparent de cohérence systématique. Plus rien ne s’oppose dès lors à ce que l’action publique environnementale reconnaisse le pluralisme juridique car le droit étatique n’est lui-même qu’une forme de droit coutumier. Mais ce serait oublier que le syncrétisme fusionnel est toujours aussi un moyen pour exprimer de nouvelles identités culturelles. Au départ, le bricoleur obéit à une logique molle, celle des représentations analogiques de similarité et contiguïté pour lesquelles tout peut, d’une certaine façon, être mis en rapport avec tout. C’est seulement après coup que les contradictions inhérentes au bricolage entraînent des restructurations, que le bricolage s’épure et engendre une nouvelle tradition.
Des transferts temporaires du droit de prélever des produits forestiers, de cultiver des parcelles ou d’occuper des terres forestières peuvent avoir lieu entre non parents, auquel cas le droit dérivé organise les rapports entre groupes d’ancestralité, ou entre de tels groupes et une clientèle bureaucratique. Ils peuvent aussi avoir lieu entre individus appartenant au même groupe d’ancestralité, auquel cas le droit dérivé n’a pas d’incidence sur les rapports externes au groupe. Des droits fonciers au niveau administratif (« collective choice level » selon Schlager et Ostrom, 1992) peuvent donc être exercés par un seul groupe d’ancestralité ou par plusieurs groupes en commun (Le Roy 1998: 99). Logiquement il faut distinguer au moins deux faisceaux de droits pour pouvoir concevoir une transaction foncière. Bien que cela ne doive pas nous concerner dans de nombreuses situations, c’est aussi vrai du transfert temporaire de droits à l’intérieur du groupe, par exemple quand un chef de famille délègue un droit de culture à ses dépendants, ou quand les colons agraires du corridor forestier demandent une autorisation au responsable du clan avant d’ouvrir de nouvelles terres en forêt. Mais dans tous les cas, la sécurité des anticipations d’un preneur relatives à une catégorie de sol, produit ou espace dépend du transfert temporaire de droits dérivés d’un faisceau distinct qui a cependant pour objet la même catégorie de sol, produit ou d’espace (Le Roy, 2001: 37)[307].
Il faut relever ici une autre différence entre les conceptualisations néo-institutionnaliste et populaire de la propriété. Contrairement à ce que la typologie des droits selon Schlager et Ostrom laisse entendre, l’attribution classificatoire des différents faisceaux à des niveaux de régulation (opérationnel, administratif, constitutif etc.) ne dépend dans la logique populaire pas du contenu du droit, mais de ce que le droit est exercé par le preneur (qui utilise l’objet de propriété) ou par le bailleur (qui en autorise l’utilisation) dans une transaction concernant ce mode d’utilisation spécifique. Le faisceau de droits du preneur peut de ce fait contenir non seulement les droits « opérationnels » d’accès et de prélèvement, mais n’importe lequel des cinq modes d’utilisation (accès, prélèvement, gestion, exclusion, transfert) distingués par la conceptualisation néo-institutionnalistes (Schlager et Ostrom 1992: 250-251). Le preneur dans une transaction foncière populaire peut très bien être formellement un propriétaire au sens occidental et donc cumuler la série complète des droits relatifs à un objet. Mais pour sanctionner cette prétention en excluant de sa propriété d’autres prétendants potentiels, ce preneur doit faire reconnaître cette prétention par un bailleur. Or il se peut que dans la brousse malgache, la sanction légale étatique de la propriété ne soit pas toujours accessible. Pour sécuriser leurs propriétés imparfaites, les propriétaires potentiels et leurs ancestralités plus larges n’ont pas d’autre recours que la transaction avec des pouvoirs concurrents ou complémentaires affirmant un faisceau différent de droits sur le même objet de propriété.
Les règles définissant les arrangements de ce genre excluent tout cumul par des ayants droit uniques d’un faisceau complet. Le titulaire du droit administratif n’est jamais en même temps le titulaire du droit opérationnel concernant un mode d’utilisation donné, bien qu’il puisse détenir des droits opérationnels sur d’autres modes d’utilisation[308]. Par exemple, un chef de triage forestier agissant en tant que bailleur de droits dérivés autorise les usages productifs des preneurs comme le ferait n’importe quel propriétaire coutumier ancestral à titre d’une première occupation. Mais ce chef de triage, ou ce propriétaire ancestral, n’exercent pas directement un droit opérationnel sur la valeur économique générée à travers les utilisations autorisées. Les fonctionnaires locaux ont, tout comme les premiers occupants, droit à une simple redevance dans les limites de ce qui est considérée comme une transaction juste entre bailleurs et preneurs de droits dérivés. Pour comprendre pourquoi les arrangements institutionnels sont générées à partir de transactions typifiées plutôt qu’à partir de faisceaux de droit cumulatifs, nous devons considérer qu’il existe des prétentions plus fondamentales que celles exprimées au moyen de droits opérationnels ou administratifs spécifiques. Des droits locaux autonomes complexes et particularistes peuvent émerger à travers une pratique constante fondée sur quelques principes de justice simples. Ainsi que nous l’expliquait un villageois du district de Brickaville,
according to a Malagasy saying, izay tonga aloha tompon-tanindrazana, he who arrives first is the owner of the land. In our community, there is not a single piece of land with title. We are still attached to traditional values. In effect, if a forefather has worked on a given plot, it is considered like a sort of delimitation of property. His descendants can then exploit it. That is how the delimitations of the land have been realised in Ambodiriana. So, if a person who does not belong to the family of the owner wants to plant, he has to arrange it himself with elders in the village in order to avoid possible social conflicts. All the lands here belong to the state but this does not mean that they do not have their owners. Generally, lands are divided among descendants. But there are those who sell a part of their land, a written agreement is then put on paper. To come into possession of the land, the foreigners have to establish the consent of village elders and of the people (cité par Muttenzer, 2006: 285).
Le principe substantiel sous-jacent aux droits sur des flux de revenu est la récompense différentielle de la mise en valeur. Les fruits du travail vont à ceux qui ont investi leur effort dans la terre, que ce soit les descendants d’un ancêtre fondateur ou des migrants sans terre souhaitant cultiver des terres déjà appropriées par d’autres. Nous avions dit plus haut que les droits opérationnels fonctionnent comme une espèce de droit naturel. Précisons maintenant cette idée. Celui qui a défriché une terre en a l’usage exclusif, mais seulement tant qu’il l’utilise vraiment. Les propriétaires absentéistes sont pénalisés en accord avec cette logique parce qu’ils n’ont plus de droit naturel sur un revenu fondé sur une mise en valeur. Le principe d’inspiration socialiste selon lequel « la terre est à ceux qui la mettent en valeur » est la simplification d’un principe de justice coutumier. Dans la relation aux fonctionnaires postcoloniaux, la récompense différentielle du travail signifie que l’octroi d’un titre foncier, ou de son équivalent informel, est conditionnée uniquement par la preuve d’une mise en valeur continue.
Dans la conceptualisation coutumière la continuité de la mise en valeur fait appel un deuxième principe substantiel, distinct du premier bien qu’il ait aussi l’aspect d’un droit naturel. Les titulaires ancestraux de droits sur le capital naturel ont un devoir de transaction avec des titulaires actuels et potentiels de droits sur des fruits du travail. L’explication de ce principe est que des primes différentielles qui récompensent l’effort personnel de chacun ne sont justes que si la distribution des occasions de travail parmi les unités productives en présence est relativement égalitaire. L’ethos de bon vouloir du fihavanana, qui permet à des personnes non apparentés d’agir comme agissent des parents, recommande aux premiers occupants d’autoriser les migrants à cultiver la terre ancestrale. Les arrivants sont traditionnellement seulement des titulaires potentiels de droits opérationnels, étant donné qu’ils doivent obtenir l’accord des premiers occupants avant de pouvoir prendre possession de la terre. Dans la situation d’occupation illégale d’une forêt protégée, les titulaires de droits opérationnels que sont les colons agraires sont autorisés après coup non par des propriétaires ancestraux mais par les administrateurs étatiques du patrimoine d’écosystèmes et d’espèces sauvages. L’autorisation de la colonisation agraire des forêts domaniales (non pas celle des aires protégées) fut instituée en tant que pratique administrative par une politique publique des années 1960 et 1970 favorisant l’accès des paysans pauvres aux terres cultivables au nom du « développement national ».
Il faut noter que sous l’angle de la conceptualisation populaire de la propriété ni les premiers occupants coutumiers ni les agents locaux du service forestier n’ont droit de refuser des migrants à moins qu’ils puissent démontrer un intérêt supérieur de survie de leur propre groupe d’ancestralité ou segment bureaucratique. Le troisième principe substantiel, la conservation de soi et de la descendance (et plus généralement de toute forme de vie organisée) justifie les droits permanents du bailleur sur un fond. Le bailleur peut temporairement déléguer ses prérogatives à un preneur qui souhaite temporairement sécuriser ses propres droits permanents sur un flux. L’expression izay tonga aloha tompon-tanindrazana traduit un anachronisme (ou un temps réversible) où le moment de mise en valeur et le moment de la première occupation sont comprimées dans une unique justification du processus d’acquisition du droit coutumier : celui qui est venu le premier (travailler la terre) est le maître de la terre des ancêtres. En lecture structurale, le concept de domaine ancestral apparaît comme la transposition analogique sur un plan organisationnel plus élevé du concept de mise en valeur continue. Vu de l’intérieur du système d’activité, le principe de conservation de soi est trans-générationnel en assurant la reproduction des groupes. Vu de l’extérieur, le principe est intra-générationnel en ce qu’il vise à légitimer les pouvoirs de contrainte de formes de vie concurrentes fondées sur l’agriculture de rente ou de subsistance, sur l’extraction de produits forestiers, ou encore sur la préservation des espèces sauvages[309], qui luttent pour le contrôle des dispositifs administratifs officiels.
Les principes de justice populaires renvoient à des droits de propriété d’un niveau supérieur, c’est-à-dire à des droits subjectifs pouvant être exercés non seulement par des responsables fonciers désignés par la coutume ancestrale, le droit étatique ou par un nouveau droit coutumier ou local, mais par tout membre individuel de la communauté pour peu qu’il lui paraisse que le bien commun est menacé. Les gens se réfèrent à un principe de justice au moment où celui-ci est violé par les règles opérationnelles ou administratives d’un arrangement institutionnel donné. La différence de nature entre les règles définissant un arrangement particulier et ces principes de justice plus généraux est que la négociation ou l’imposition des premières est justifiée seulement dans les limites des derniers. La fonction immédiate de ces principes n’est cependant pas tant de proscrire, de prescrire ou même de justifier des conduites particulières que de légitimer les droits opérationnels et administratifs exercés en conformité avec la conceptualisation populaire de la propriété. Les « principes constitutionnels » comme on les appelle parfois dans la littérature ont ainsi des effets prescriptifs seulement quand ils entrent en conflit avec une règle spécifique. Ce sont essentiellement des règles négatives. Présupposés par les discussions concernant la validité relative des règles coutumières ou légales des transactions particulières, les principes de justice ne sont ni négociables car ils sont implicites dans toute négociation, ni pluralistes dans le sens où le sont les règles car ils forment un tout conceptuel. L’idée d’une conceptualisation populaire de la propriété ne désigne pas un système juridique ni même une espèce particulière de mécanismes juridiques, mais le paradigme en fonction duquel des règles, mécanismes et procédures juridiques concurrents sont mis en cohérence à partir d’une série de principes substantiels.
Les approches conceptuelles du pluralisme juridique présentent sous forme de théories analytiques exclusives ce qui est en réalité des conceptions d’acteurs complémentaires. Or ces conceptualisations populaires ne constituent pas encore une explication théorique du processus de formation du droit. Elles demandent à être expliquées par les causes écologiques, économiques et politiques qui influent sur la production du droit par des systèmes d’activité autonomes. Pour S. F. Moore
there are occasions when, though recognizing the existence of and common character of binding rules at all levels, it may be of importance to distinguish the sources of the rules and the sources of effective inducement and coercion. This is the more so in a period when legislation and other formal measures – judicial, administrative, and executive – are regularly used to try to change social arrangements. The place of state-enforceable law in ongoing social affairs, and its relation to other effective rules needs much more scholarly attention (Moore, 1973 : 745).
La comparaison des systèmes d’activité autonomes décrits dans les chapitres précédents suggèrent que les théories conceptuelles du pluralisme juridique évoquées plus haut surestiment toutes les deux le degré d’indéterminisme, de fluidité et d’ambiguïté des rapports sociaux. S’il est vrai que les individus créent du droit nouveau en recombinant des règles issues de sources formellement concurrentes, ils opèrent néanmoins une sélection dans ces matériaux en se référant à une définition minimaliste de la justice, aux postulats identitaires d’une culture juridique qui sont applicables à des matériaux hétérogènes (Chiba, 1987 : 282). Dans les situations de contemporanéité, le syncrétisme des droits devient l’instrument pour maintenir les différentes identités culturelles impliquées dans la négociation des compromis sociaux et politiques (Greenhouse, 1998 : 67). S’il est vrai par ailleurs que les individus sont parfois confrontés à des choix existentiels, ils ne choisissent pas entre règles en tant qu’expressions de procédures formelles distinctes mais plutôt entre plusieurs conceptions du bien : ce qui importe est le contenu moral de la règle ou sa valeur de symbole identitaire et non pas son appartenance à un système juridique. Le maintien de la différence culturelle a pour corrélat la production d’un droit syncrétique qui soit susceptible d’interprétations divergentes.
Dans une structure sociale reposant sur une série de « filets de sécurité » sous la forme de réserves foncières, de réserves de bois à carboniser ou de réserves de fibres végétales, la distribution inégale des richesses et le clientélisme politique et économique qu’elle implique ne représentent pas une injustice. Si les surplus monétaires tirés des communaux étaient suffisamment importants pour « éliminer la pauvreté », ils seraient aussitôt appropriés par les quelques familles les plus riches, plutôt que réinvesties dans une gestion comptable de la base commune de l’économie villageoise. Les malthusiens conventionnels ont de ce point de vue de meilleurs raisons empiriques que leurs critiques néo-institutionnalistes et « pro pauvres » pour prétendre a la validité scientifique. Dans la métaphore de la tragédie des communaux, la robustesse à court terme des institutions locales s’explique par l’échec à résoudre le problème des communaux sur le long terme. De la même manière, les systèmes d’activité liés à la forêt que nous avons décrits dans ce chapitre et les précédents sont robustes, organisés de façon autonome et politiquement légitimes justement parce qu’ils se nourrissent d’une consommation de fibres de raphia, de bois énergie et de réserves de terres riches en biodiversité d’une manière que les environnementalistes occidentaux considèrent dommageable pour les écosystèmes.
La question de la propriété commune renvoie à des situations dites de « gouvernance », c’est-à-dire où la construction internationalisée des cadres légitimes d’interprétation du monde est découplée de la construction des compromis politique d’une société postcoloniale. Lorsque le degré d’incertitude parmi les décideurs est élevé, les scientifiques se prononcent généralement à la demande expresse de ces derniers. Mais lorsqu’il existe en même temps un degré élevé de consensus parmi les scientifiques, les communautés épistémiques cherchent parfois elles-mêmes a accéder aux fonctions de décision politique (Haas 1992 : 7-16). Les résultats de législations environnementales élaborés par les organismes d’aide internationale présents dans les pays en développement sont extrêmement difficiles à prévoir. Qui plus est, dans une structure politique caractérisée à la fois par un faible contrôle des donateurs sur les receveurs d’aide et par une certaine discipline de coordination respectée par les divers donateurs, le consensus des experts est une nécessité fonctionnelle. L’accord des scientifiques est alors une conséquence du financement de certains programmes de recherche par les agences d’aide internationale, plutôt que sa cause légitime (Muttenzer 2002 : 10). Mais chacun est libre d’exprimer les raisons de son désaccord. Les recherches sur les politiques environnementales – les politiques environnementales elles-mêmes – seraient un exercice stérile si le consensus scientifique était leur unique fin.
Dans ce chapitre nous avons tenté de montrer pourquoi un programme de recherche fondé sur les indicateurs empiriques néo-institutionnalistes de la propriété commune nous empêche de décrire correctement la corrélation entre la conceptualisation populaire des droits fonciers et les modes organisationnels d’utilisation et d’appropriation non durables de certaines ressources forestières. Les contrats de gestion des raphières à Brickaville, par exemple, limitent l’accès aux arbres et les périodes de collecte autorisées. Ils visent à changer les règles opérationnelles dans le but de diminuer le volume de fibre extraite. Mais en ce faisant, des principes procéduraux tel que « les frontières de la ressource doivent être clairement établies », « les devoirs envers la collectivité doivent être congruents avec les avantages personnels » ou « les individus ont droit de participer dans les choix collectifs » (Ostrom 1990 : 98-102) convenus dans les contrats entre l’association villageoise et le service forestier, violent les principes substantiels d’égalité des chances entre membres et non membres de l’association et de récompense de l’effort réel (par opposition à la récompense de l’effort officiellement autorisé).
La même chose est vrai des contrats de gestion de forêts naturelles dont l’objectif est « d’internaliser les coûts sociaux » de la conversion des terres à l’usage agricole : les populations ne perçoivent pas le coût social de la culture sur brûlis forestier qu’elles considèrent comme une contribution à leur bien-être. En termes de ses conséquences pratiques, la distance culturelle entre les principes de décision néo-institutionnalistes et la conceptualisation populaire de la propriété est moins importante dans les cas où les règles contractuelles n’interfèrent pas avec les droits fondamentaux à un revenu minimal. Des collecteurs et commerçants villageois de fibres de raphia respectent leurs obligations de membres des associations paysannes de cueilleurs de fibre. Dans les chapitres 7 et 8 nous avons décrit des logiques d’action collective similaires dans le cadre des associations de charbonniers où des membres plus riches patronnent les membres moins influents tout en se conformant au règlement de l’association. Le changement contractuel des règles de partage des bénéfices et la restructuration des filières parallèles sont des objectifs d’action publique valables. Mais un « droit coutumier » environnemental ne pourra pas diminuer l’extraction à des niveaux soutenables dans le long terme par ce que la conceptualisation populaire de la propriété commune exclut cette possibilité.
Tels que définis par les néo-institutionnalistes, les principes de décision et recommandation aux décideurs sont comme les règles du débat démocratique, procédurales et non pas substantielles. L’approche procédurale autorise des discussions théoriques et pratiques concernant des règles particulières au niveau opérationnel ou au niveau administratif, mais elle néglige les conditions structurelles déterminant si l’imposition ou la négociation de ces règles sont des options ouvertes aux participants. La notion de principes procéduraux conduit l’analyse conceptuelle des régimes de droit de propriété de Schlager et Ostrom (1992) à postuler que des décisions formelles suffisent pour cumuler les droits opérationnels et les droits administratifs dans un faisceau complet qui caractérise la propriété privée et publique. En renonçant à ce postulat, la conceptualisation de Schlager et Ostrom reste un instrument utile pour des anthropologues sociaux et juridiques soucieux d’éviter le mélange des genres (F. et K. von Benda-Beckmann et Wiber (eds), 2006) lorsqu’ils décrivent les usages du pluralisme juridique dans les systèmes d’activité économiques, « champs sociaux semi-autonomes » (Moore 1972), filières parallèles, réseaux informels et autres configurations concrètes du pluralisme de l’organisation sociale.
Je suis conscient que le cadre analytique que j’ai tenté d’esquisser dans ce chapitre est minimaliste dans sa prétention à critiquer le néo-institutionnalisme, en comparaison avec le modèle pluraliste proposé par les éditeurs de l’ouvrage auquel cette réflexion devait contribuer. Pour décrire comment des règles spécifique sont sélectionnées parmi une pluralité d’ordres juridiques relativement distincts (coutume, droit parallèle, « droit coutumier » contractuel, droit local) et recombinées par les agents coopérant à travers des systèmes d’activité autonomes, je continue à utiliser la distinction de Schlager et Ostrom des niveaux de droits, chaque niveau correspondant à un faisceau de droits acquis pour une raison distincte (mise en valeur, première occupation, alliances). Les droits existants sont sécurisés par des transactions impliquant des faisceaux de droits inégaux parce que situés à des niveaux différents. La logique sous-jacente à ces transactions et de ce fait moins arbitraire que l’approche néo-institutionnaliste des droits de propriété ne suggère. La conceptualisation populaire de la propriété ne peut être décidée parce que, en accord avec le savoir et la pratique communs, les fondements éthiques d’une transaction juste sont soustraits à la discussion. Tel que je les conçois, ces principes de justice sont une condition implicite de tout accord explicite, ou de l’acceptation tacite de règles pratiques qui sont ensuite imputées à la coutume traditionnelle et ses équivalents contemporains, ou au droit domanial postcolonial, ou encore ou « droit coutumier » des contrats de gestion environnementale en fonction des considérations pragmatiques des acteurs et circonstances particulières du cas.
Il est dans la nature des politiques publiques comme discours moral sur le droit de comporter un ensemble systématique de décisions politiques pour résoudre des problèmes publics[310]. Par exemple pour résoudre le problème de déforestation dans les zones sèches, où la réduction des impacts environnementaux dus à l’activité charbonnière dans les forêts non complantées fait figure de critère pertinent pour mesurer le succès ou l’échec d’une politique publique relative à l’énergie domestique. Plus de 80 % des ménages malgaches ont recours à l’utilisation du bois d’énergie : bois de chauffe ou charbon de bois, faute de revenus suffisants pour accéder à d’autres énergies de cuisson. Cette réalité rend utopique toute volonté d’interdire le charbonnage et l’exploitation intempestive des ressources forestières, avant que la substitution du bois énergie par d’autres combustibles accessibles aux ménages ne soit possible. Une politique nationale relative à l’énergie domestique a donc été élaborée, puis expérimentée dans le cadre d’un programme pilote, qui poursuit deux principaux objectifs. D’une part, ce programme vise à améliorer et moderniser les conditions de vie des populations en leur offrant un accès plus large aux énergies modernes par la promotion des combustibles de substitution fossiles et renouvelables[311]. D’autre part, il se propose de gérer toutes les forêts productrices de charbon de la région faisant l’objet de l’intervention en fonction de quotas de production et procédés techniques définis par un plan d’aménagement simplifié.
Comme toute politique publique, la politique franco-malgache relative à l’énergie domestique ne consiste pas – ou pas seulement – à résoudre la crise du charbon de bois, mais également à construire ce que l’analyse cognitive des politiques publiques appelle un « cadre d’interprétation du monde » (Muller, 2000, 2003). Appelé en l’occurrence « marché rural de bois d’énergie », ce cadre d’interprétation se compose de trois hypothèses spécifiques concernant respectivement le problème à résoudre, sa solution, et la procédure à suivre pour la mettre en œuvre. L’interprétation de la crise du charbon de bois en terme d’une « imperfection » des marchés ruraux autorise les décideurs à prendre des mesures fiscales pour rendre ces marchés plus efficients en internalisant les effets externes. Les recettes fiscales ainsi dégagées, quant à elles, devraient inciter le service forestier de transférer progressivement la gestion des forêts aux usagers. L’offre rurale de charbon sera soumise à des plans d’aménagement simplifiés négociés avec des associations locales de charbonniers. En présentant la coordination imparfaite entre une pluralité d’acteurs comme un problème à traiter avec la solution des incitations fiscales dont l’application implique à son tour la décentralisation du contrôle et de la gestion de la filière charbon, la métaphore des « marchés ruraux » répond non seulement à la sectorisation d’une demande d’approvisionner les villes en énergie domestique à bon marché. Elle permet en même temps d’établir l’ordre des priorités pour trouver des équilibres acceptables entre la demande du secteur énergétique et les autres demandes sectorielles : ralentir la dégradation des forêts naturelles, sécuriser les droits fonciers locaux, générer des revenus d’appoint pour les ruraux en même temps que des recettes fiscales pour le service forestier et les communes rurales…
Toutefois, on peut se demander si l’imperfection des marchés ruraux est effectivement un cadre d’interprétation pertinent pour comprendre les situations locales qui ressemblent à celles décrites dans les deux chapitres précédents. Le problème à résoudre existe-t-il réellement ? N’est-il pas en partie le résultat d’une projection des experts et décideurs qui tiennent déjà les solutions en main ? Si la crise du charbon de bois est réelle, dans la mesure où les marchés ruraux satisfont la demande urbaine en combustible sans permettre la régénération de la ressource forestière, il se pourrait en revanche que la perception de cette crise et son explication théorique par des experts internationaux soient déterminées par les outils et procédures mis en avant comme solutions par les décideurs. De nombreuses analyse de l’action publique constatent des inversions dans l’ordre linéaire habituel des séquences d’une politique : identification du problème, choix d’une solution, mise en œuvre. Les phénomènes d’inversion normative sont discutés dans la littérature spécialisée à l’aide du « modèle de la poubelle » (garbage can processes) où les choix opérés par les acteurs entre plusieurs scénarios de politique publique sont expliqués en termes d’une « rationalité limité » comme un simple effet de sélection temporelle (temporal sorting).
Suivant ce modèle théorique, les politiques publiques résultent des rencontres aléatoires de « problèmes » connus et de « solutions » disponibles. Il n’est pas besoin qu’un problème soit posé pour que les acteurs mettent en avant une solution, la plupart des acteurs étant porteurs d’une solution a priori, qu’ils vont essayer de placer à l’occasion de l’émergence d’un problème (Muller, 2003 : 38). Dans une configuration d’acteurs donnée, les différents intervenants vont s’efforcer d’articuler des éléments de diagnostic et des bouts de solution, personne ne contrôlant véritablement le processus qui aboutit finalement à la décision. Cette hypothèse peut-elle être vérifiée dans le cas du Programme Energie Domestique de Mahajanga ?
Le secteur des combustibles ligneux à Madagascar se caractérise par l’absence d’un marché national qui permettrait de transporter de façon rentable les combustibles ligneux depuis les régions à capacité excédentaire vers celles qui connaissent un déficit en bois énergie. Même à l’intérieur des régions, la structure des marchés de combustibles ligneux n’est pas uniforme parce que la disponibilité en bois, la concentration de la demande, le climat, les conditions du sol et les préférences des usagers varient d’un bassin d’approvisionnement à l’autre. D’après une étude réalisée en 1994 par le Programme conjoint d’aide à la gestion du secteur énergétique (ESMAP) de la Banque mondiale et du PNUD, un taux d’urbanisation très élevé dans les centres urbains en dehors de la capitale est à l’origine d’une hausse marquée de la consommation de charbon de bois puisqu’ils s’agit du combustible de prédilection des populations urbaines. La population de ces villes croît de 7,5 % chaque année, par rapport à 3 % à Antananarivo et 1,7 % dans les zones rurales[312]. En accord avec les prévisions, la consommation de charbon de bois a presque doublé entre 1994 et 2002, passant de 260'000 tonnes à 445'000 tonnes selon les chiffres de la Banque mondiale. Le taux d’augmentation annuelle moyen de 6,9 % est en contraste marqué avec un taux d’augmentation annuelle de seulement 0,6 % pour le bois de chauffe qui reste le principal combustible dans les zones rurales. Les données historiques indiquent aussi que le passage au charbon de bois qui accompagne l’urbanisation peut se produire très rapidement, comme c’était le cas à Mahajanga (ESMAP, 1995 : 17).
Le bois de plantation ne constitue pas une option énergétique viable à l’Ouest de Madagascar en raison du climat et de la qualité du sol, contrairement aux Hautes Terres où le charbon de bois est produit principalement à partir d’eucalyptus. Tandis que la capitale, Antananarivo, s’approvisionne exclusivement dans des forêts de plantation, le charbon de bois vendu à Mahajanga, Marovoay et Ambato-Boeni provient en majorité des forêts secondaires tropicales sèches environnantes (ESMAP, 1995 : 2). A cela s’ajoute l’absence d’un marché national qui permettrait de transporter de façon rentable les combustibles ligneux depuis des régions à capacité excédentaire vers celles qui connaissent un déficit en bois énergie. En conséquence, solution la moins coûteuse est d’exploiter les forêts naturelles qui approvisionnent autant de marchés de charbon clos dans chaque région. Si les filières des combustibles ligneux sont bien intégrées à l’intérieur des régions et localités, la notion un secteur bois énergie au niveau du pays tout entier apparaît comme une fiction comptable.
La Banque mondiale et le PNUD considèrent Mahajanga comme faisant partie des régions de Madagascar où il est urgent d’intervenir. L’augmentation de la demande de charbon de bois de la ville est à l’origine d’une importante dégradation forestière. 60 % à 70 % des 130'000 à 180'000 habitants de Mahajanga se servent du charbon de bois pour la cuisson. Le bois utilisé pour la production de ce charbon provient entièrement des forêts naturelles. Les forêts protégées de la région (dont le parc national d’Ankarafantsika) reculent d’environ 10 % par an, tandis que les forêts non protégées subissent également une forte dégradation. La zone de savane de la région ne peut produire plus qu’elle ne le fait aujourd’hui. Et le développement de plantations utilisant des essences à cycle de croissance rapide ne constitue pas une option rentable pour les approvisionnements en ligneux en raison du climat et des conditions du sol. Vu le taux élevé d’urbanisation dans la région qui entraîne une forte augmentation de la demande de charbon de bois et les possibilités limitées en matière de nouvelles sources d’approvisionnement, la crise est imminente. S’il n’y a pas encore eu de pénurie, ce n’est qu’une question de temps, à moins que des mesures correctives soit prises (ESMAP, 1995 : 10).
Le charbon de bois est de loin la principale source d’énergie domestique utilisée à Mahajanga. Selon les études réalisées par le Programme Pilote Intégré de Mahajanga (PPIM) en 1999, 90% des ménages utilisaient le charbon de bois comme combustible principal ou accessoire. Le rythme d’accroissement annuel de la consommation de charbon entre 1992 et 1999 est de l’ordre de 7,5% et supérieur au taux d’accroissement de la population[313]. En 1999, la ville consommait entre 15’000 à 17’000 t de charbon par an en 1999, soit plus de 40 t par jour (Brondeau, 1999 : 30). En 1992, le charbon de bois consommé par une population d’environ 130'000 personnes avait été estimé à 10'000 tonnes par la Banque mondiale (ESMAP, 1995 : 20, 31). L’important écart de prix entre le charbon et les énergies de substitution laisse supposer que le taux d’accroissement restera stable dans les 10 ou 15 ans à venir. Lors d’un entretien 2003, un responsable du Ministère de l’énergie estimait déjà à 22'000 tonnes la consommation annuelle de la ville, mais ce chiffre n’est pas improbable.
Les lieux d’approvisionnement de Mahajanga sont très concentrés géographiquement. Les deux tiers du charbon consommé en zone urbaine sont produits dans un rayon de 50 km autour de la ville (communes rurales de Belobaka-Boanamary et Ambalakida). La zone périphérique du Parc national d’Ankarafantsika fournit 17% du charbon consommé. 54% du charbon consommé provient des formations de forêt naturelle. A cela s’ajoute que d’autres agglomérations consommatrices, en particulier les villes secondaires de Marovoay et Ambato-Boeny, contribuent également à l’accroissement considérable de la demande en charbon de bois dans la province de Mahajanga. Visiblement, ces tendances ne pourront pas ne pas avoir des répercussions sur l’état des ressources forestières de la région. Bien qu’il soit assez difficile de le traduire en mesures d’action publique pertinentes et efficaces, le diagnostic spécifique à une région de Madagascar n’a rien d’exceptionnel si on le compare avec la situation d’autres pays africains, en particulier ceux de la zone sahélienne. La comparaison avec les expériences faites ailleurs en Afrique constituera par conséquent une opération essentielle dans la recherche d’une solution.
En Afrique subsaharienne, le bois constitue la principale source d’énergie pour plus de 500 millions de personnes. Comparé à d’autres régions, l’Afrique tropicale enregistre le taux de consommation de bois de feu le plus élevé par personne, représentant entre 90 et 98 % des besoins en énergie ménagère. Rapporté à la consommation d’énergie primaire totale, la dépendance du bois comme source énergie atteint entre 60 à 80 % dans cette région du monde. A titre d’exemple, la ville de Niamey, capitale du Niger, dépend à 95 % du bois pour son approvisionnement en énergie domestique, ce qui représente environ 150'000 tonnes par an pour une population de 600'000 habitants (Peltier, Bertrand et al., 1995 : 71 ; Laoualy, Montagne et al., 2003 : 211). La situation est similaire dans la plupart des villes africaines : la consommation annuelle de Garoua, ville de 140’000 habitants du Nord Cameroun était estimée par le même organisme de recherche à environ 100’000 tonnes (Peltier, Bertrand et al., 1995 : 71). Le nombre d’habitants de Mahajanga est équivalent à celui de Garoua au Cameroun. Selon les chiffres précités, un Camerounais consommerait en moyenne 750 kg de charbon de bois par an, un Nigérien environ 250 kg, tandis qu’un Malgache se contenterait de seulement 100 kg par an[314].
Le problème du bois d’énergie à Mahajanga est toutefois comparable avec les situations africaines sous plusieurs autres aspects. Il n’est pas exceptionnel qu’une part importante des prélèvements de bois utilisé pour la production de charbon se font dans les forêts naturelles. La moitié de l’approvisionnement en bois énergie de Pointe-Noire (Congo), par exemple, a été assuré pendant longtemps par des coupes sélectives opérées dans les formations naturelles, le reste provenant de défrichages à des fins agricoles, du ramassage de bois mort forestier et des déchets d’usines de bois. Ce n’est que depuis peu que les résidus d’exploitation en provenance des plantations industrielles d’eucalyptus ont permis de créer une nouvelle filière bois énergie (Hamel et Laclau, 1995 : 36). Au Niger, les lieux de récolte de bois énergie pour la capitale se répartissent sur quelques 2,4 millions d’hectares de brousses tigrées ou tachetées situées dans un rayon de 150 km autour de Niamey. L’accroissement de ces formations naturelles est d’environ 300’000 tonnes par an, ce qui couvre largement les besoins de la ville et de la campagne. Mais cette ressource a été pillée, la coupe étant concentrée sur le pourtour de Niamey et le long des axes routiers pour réduire les coûts de transport (Peltier, Bertrand et al., 1995 : 72-73).
Le rôle central du bois comme source d’énergie a été consolidé, sinon accentué, dans les trente dernières années par la forte augmentation du prix des énergies fossiles importées. Le développement industriel des pays du Nord s’est réalisé en substituant le charbon, puis le pétrole, au bois de feu, pour satisfaire les besoins domestiques (chauffage), produire davantage, voyager plus rapidement. Les pays du Sud sont assez largement restés en marge de ce processus, du moins dans la première moitié du siècle (Doat et Girard, 1997 : 57). La première crise pétrolière de 1973, qui a vu le prix du brut tripler, puis la crise de la dette suivie de l’ajustement structurel ont rendu irréversible cette inégalité. Dans les pays de la zone du franc CFA, le prix du pétrole a doublé suite à la dévaluation de 1994 (Peltier, Bertrand et al., 1995 : 77). Manquant de devises fortes, les économies africaines ne peuvent faire face à cette augmentation des coûts. A Madagascar, les combustibles ligneux étaient déjà nettement moins coûteux que les combustibles pétroliers importés ou l’électricité pour la cuisson depuis les dévaluations des années 1990 (ESMAP, 1995 : 4). La disparité s’est accentuée au cours des années 2004 et 2005 où les prix du pétrole et des produits dérivés ont quadruplé sous l’effet conjoint d’une dépréciation de la monnaie locale et des prix mondiaux du brut à la hausse.
Mais même les pays africains possédant des richesses pétrolières n’ont pas réussi à diminuer leur dépendance du bois énergie. Celle-ci ne s’explique donc pas seulement par les prix prohibitifs des énergies de substitution. Dans un contexte général de forte croissance démographique, l’urbanisation entraîne un accroissement rapide de la demande et souvent une exploitation chaotique des forêts en proximité des villes. Que ce soit en Afrique ou à Madagascar, la population des villes croît à un rythme deux à quatre fois supérieur à celui des campagnes, par absorption d’une population de migrants en quête d’un mieux-être souvent illusoire. La croissance démographique urbaine est partout considérable avec plus de 10 % d’accroissement annuel en Tanzanie et aux alentours de 8 % au Kenya et les gens nouvellement venus dans les zones urbaines appartiennent généralement aux couches les plus pauvres de la population urbaine (Buttoud, 1995 : 29).
Cette tendance occasionne une hausse significative de la demande de bois énergie, notamment en charbon de bois qui offre les conditions de combustion les plus adaptés au style de vie urbain. Si la plupart des ménages ruraux cuisent à l’aide du bois de feu, le charbon de bois jouent un rôle important dans le processus d’urbanisation en tant que combustible de transition, puisqu’il est plus facile d’emploi que le bois de feu, tout en étant moins coûteux que les combustibles de cuisson modernes, comme le kérosène, le pétrole lampant et l’électricité (ESMAP, 1995 : 2). Mais les techniques courantes de transformation du bois en charbon sont très peu économes de la ressource. Le charbon de bois mérite par conséquent une plus grande attention de la part des décideurs que le bois de feu, puisque les ménages qui utilisent le charbon consomment davantage de bois, et du bois d’une plus grande valeur économique, que les ménages qui cuisent au bois (ESMAP, 1995 : 4).
Malgré certaines exagérations et incertitudes dans le détail, la réalité de la crise du charbon de bois est difficilement contestable car les différents phénomènes et leur enchaînement causal ont été observés de nombreuses fois à travers le monde. Pour identifier des voies de solution possibles, il semble en tout cas justifié d’admettre que le problème du bois d’énergie existe réellement[315]. C’est dans cet esprit que la Banque mondiale et le PNUD avaient proposé de
i) débattre du rôle de l’exploitation des combustibles ligneux dans la dégradation de l’environnement […] ;
ii) placer la question de l’impact environnemental des combustibles ligneux dans une perspective régionale […];
iii) présenter un plan d’action modèle conçu pour s’attaquer aux problèmes prioritaires dans le secteur des combustibles ligneux, illustré par un projet pilote en cours d’examen pour la région de Mahajanga […] » (ESMAP, 1995 : i ).
Si la crise du charbon de bois est bien réelle, la marge de manœuvre pour une action publique dans le secteur du bois d’énergie semble par contre fort restreinte. La crise du charbon de bois ne s’explique pas plus par le mauvais fonctionnement de l’administration forestière, qu’elle ne résulte d’un manque de coordination entre acteurs ou n’ait jusqu’ici pris en ligne de compte par les décideurs. Il est très difficile, sinon impossible, d’agir sur des facteurs comme l’évolution démographique, l’urbanisation, ou le coût des énergies de substitution sur les marchés mondiaux, à travers une politique d’aménagement de forêts villageoises et même à travers une politique nationale relative à l’énergie domestique. Quel était donc la définition du problème public qui fut à l’origine de la mise en place du programme pilote en question ?
La consommation et l’approvisionnement en énergie domestique de Mahajanga avaient fait l’objet d’enquêtes en vue d’une intervention publique depuis 1989 par l’Unité de Planification de l’Energie Domestique (UPED) du Ministère de l’Energie et des Mines. Pour illustrer un modèle d’approche régionale de la problématique des combustibles ligneux à Madagascar, le rapport de la Banque et du PNUD avait ensuite proposé un plan d’action détaillé pour Mahajanga, qui s’appuyait sur les caractéristiques du marché du bois énergie dans cette région[316]. Les résultats cumulés des travaux financés par la Banque mondiale pendant une dizaine d’années ont enfin débouché sur un plan d’action pilote, le Programme Pilote Intégré de Mahajanga (PPIM). Lancé en 1999, le PPIM est un volet du Projet de Développement du Secteur de l’Energie (PDSE-Energie II), financé sur crédit de la Banque mondiale et supervisé par le Ministère de l’Energie et des Mines. L’opérateur du programme est un groupement franco-malgache d’institutions de recherche. Il s’agit du Centre de Coopération Internationale en Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD), plus précisément du département CIRAD Forêt, et du Foibe Fikarohana momban’ny Fambolena (FOFIFA), qui est le centre de recherche national malgache en agronomie. Le PPIM était conçu comme programme de recherche-développement en deux phases, la promotion de systèmes énergétiques plus efficaces et écologiques devant contribuer un approvisionnement durable de la région de Mahajanga en énergie domestique. La première phase fut consacrée à l’élaboration d’un schéma directeur d’approvisionnement urbain en bois énergie, ainsi qu’à des tests de systèmes énergétiques durables (tels les foyers économes) susceptibles de pérenniser le programme au-delà de cette phase initiale. La deuxième phase, mise en œuvre à partir de 2001 par le Projet Energie Domestique de Mahajanga (PEDM) qui fait suite au PPIM, a consisté à élaborer des contrats de gestion du bois énergie avec une vingtaine d’associations paysannes, en adoptant des techniques d’aménagement simplifiées, associées à de nouvelles procédures de financement du contrôle forestier local (PEDM, 2002). Les activités du PEDM durent être interrompues lors de la crise post-électorale de 2002, mais le projet a repris avec un financement provisoire d’une année en septembre 2003.
L’un des objectifs du PPIM/PEDM était de mettre au point une démarche applicable à d’autres régions malgaches concernées par la crise du charbon de bois (Tuléar, Tamatave, Fianarantsoa). La phase d’expérimentation consistait à reproduire dans ses points essentiels un cadre d’analyse et d’intervention expérimenté par le CIRAD Forêt depuis le début des années 1990 au Niger et connu sous le nom de « marchés ruraux de bois énergie ». Le cadre d’interprétation des marchés ruraux a récemment été incorporé dans le Plan national d’action environnemental (PNAE), ce qui permettra éventuellement de mettre les leçons du projet-pilote de Mahajanga à profit dans les 527 communes ciblées par la troisième phase du PNAE, au moins dans celles qui connaissent un problème de charbon de bois[317]. Si on fait abstraction des problèmes liés à la demande et aux énergies de substitution en aval de la filière, la crise du charbon de bois s’explique il est vrai, principalement par la mauvaise coordination de la production et commercialisation du charbon en amont de la filière. Pour résoudre ce problème de coordination, l’intervention du PEDM propose de modifier le partage des bénéfices entre les acteurs (charbonniers, commerçants, administration) impliqués dans la filière, de sorte que le charbon soit vendu à sa juste valeur économique (ESMAP, 1995 : 20). Des taxes différenciées dans l’espace en fonction d’un schéma directeur devraient permettre de reporter les coûts de renouvellement de la ressource sur les acteurs du marché rural. Mais comme la pluralité des agents et la diversité de leurs intérêts constituent un obstacle à la restructuration des marchés ruraux, des délibérations publiques à l’échelle locale sont apparues nécessaires pour fixer les règles de l’exploitation et du partage des revenus du charbon de bois.
Ces idées ne sont pas entièrement neuves. En 1991, la stratégie énergétique du Niger visait déjà à réduire l’exploitation incontrôlée et prédatrice en adaptant la récolte forestière à la possibilité de la ressource. Il s’agissait de garantir un approvisionnement en combustibles domestiques des populations urbaines qui soit à la fois durable, régulier, performant, adapté aux attentes des ménages, et au meilleur coût pour le consommateur (Bertrand, 1996 : 352). Le flux d’argent des villes vers la campagne devait financer un aménagement forestier qui concilie production du bois et conservation de la biodiversité, tout en s’insérant dans une gestion globale des terroirs villageois, y compris dans ses composantes agricoles et pastorales (Peltier, Bertrand et al., 1995 : 77). Pour atteindre ces objectifs, la stratégie énergétique du Niger s’était articulée, en 1991, autour de quatre axes d’intervention que l’on retrouve à quelques détails près dans les interventions du PPIM/PEDM depuis 1999 dans la région de Mahajanga.
Un premier axe concernait la promotion par le secteur privé de combustibles de substitution au bois, notamment le pétrole lampant et le gaz butane, et de foyers et réchauds performants, compétitifs et adaptés au habitudes culinaires et au pouvoir d’achat des ménages (Bertrand, 1996 : 352). Le PEDM favorise à son tour « la diffusion des foyers économes à charbon et à bois, développe l’usage de briquettes à charbon de résidus, optimise les tendances de substitution au pétrole lampant et au gaz butane, grâce au montage avec VITOGAZ et les commerçants locaux d’une opération de diffusion de gaz populaire sur réchaud mono feu et bouteille de 6 kg », activités qui devraient selon le projet « permettre aux mesures d’amélioration de la gestion et de l’exploitation forestière de se mettre en place, en stabilisant la consommation de charbon de bois à son niveau actuel pendant environ 5 ans » (PEDM, 2002 : 10).
Le second axe de la stratégie énergétique du Niger concernait l’augmentation de la capacité d’orientation, de coordination et d’intervention des pouvoirs publics dans le domaine de l’énergie domestique, par la recherche d’un autofinancement progressif des actions, la formation et le renforcement institutionnel (Bertrand, 1996 : 352). Dans le même ordre d’idée, le PEDM a mis en place à Mahajanga une Cellule Energie Domestique (CED) chargée d’assurer « une mise en œuvre efficace de la stratégie et un suivi du secteur énergie domestique au niveau régional, en étroite collaboration et coordination avec les administrations en charge de la politique forestière et de celle de l’environnement, dans la mesure du possible que la CED soit autofinancée à la fin du projet » (PEDM, 2002 : 3). Le système d’autofinancement de la CED et du contrôle forestier doit être réalisé à travers « un dispositif local de recouvrement des taxes (redevances et ristournes) forestières en collaboration avec les communes » et grâce à « l’extension au niveau régional du dispositif pilote de contrôle et de recouvrement des taxes régionales sur le bois énergie, et de procédures transparentes d’affectation des recettes de ces taxes et d’intéressement des agents de contrôle » (2002 : 17-18). Le dispositif devait être évalué au terme d’une année de fonctionnement, et des améliorations proposées, en vue de l’adopter définitivement et de l’étendre aux autres régions de Madagascar.
Le troisième axe de la politique nigérienne de 1991 était l’établissement et la mise en application de schémas directeurs d’approvisionnements des villes en bois énergie, destinés à orienter spatialement et quantitativement les prélèvements de bois énergie. De tels schémas directeurs, basés sur un triple zonage de la ressource, de son exploitation et des dynamiques agricoles et pastorales, avaient défini pour les villes de Niamey, Maradi et Zinder les zones propices à l’exploitation, les quantités de bois énergie que l’on pouvait y prélever sans préjudice pour l’environnement, et les zones qu’il convenait de protéger en y réduisant l’exploitation, voire en les mettant en défense (Bertrand, 1996 : 352). Comme au Niger, l’instrument retenu à Mahajanga pour réorganiser l’exploitation par les charbonniers des formations naturelles est leur mise sous aménagement et la décentralisation de leur gestion (Brondeau, 1999). Le Schéma Directeur d’Approvisionnement Urbain en Bois Energie (SDAUBE) de Mahajanga s’applique à une superficie d’environ 30'000 km2, soit l’ensemble du bassin d’approvisionnement en énergie domestique pour Mahajanga, ainsi que les villes secondaires de Marovoay et Ambato-Boeni (Duhem, Razafindraibe et Fauvet, 1999). Le principe de ce schéma directeur consiste à réduire les prélèvements dans les communes prioritaires les plus touchés par les charbonniers, à savoir Belobaka-Boanamary, Ambalakida, Marovoay rural, Anjiajia et Tsaramandroso, afin d’orienter l’exploitation pour l’approvisionnement urbain vers d’autres communes rurales où la situation est plus favorable, et accroître l’offre de bois énergie dans ces communes par une gestion efficace et durable des ressources forestières en y limitant progressivement l’exploitation du bois à un niveau acceptable (Duhem, Razafindraibe et Fauvet, 1999 : 31-40 ; PEDM, 2002 : 3).
Enfin, la stratégie énergétique du Niger prévoyait le transfert, de l’Etat au profit des populations rurales, de la responsabilité de la gestion et du contrôle de l’exploitation et du commerce primaire du bois énergie. Le transfert du pouvoir se faisait en deux étapes et suivant les schémas directeurs : d’abord par la création de « marchés ruraux » gérés par les populations, puis par la mise progressive sous aménagement forestier villageois des zones d’approvisionnement de chacun de ces marchés (Bertrand, 1996 : 352). Le concept de marché rural est défini par cet auteur comme
un site rural de vente de bois énergie par une structure locale de gestion et agréé par l’administration de l’Environnement. Il est approvisionné par une zone d’exploitation délimitée d’un commun accord entre la population locale, la structure locale de gestion et l’administration. Les marchés ruraux sont d’abord des structures commerciales pour organiser et développer dans un cadre rural la production primaire de bois énergie (Bertrand, 1996 : 353).
A titre de comparaison, une publication plus récente émanant du CIRAD Forêt définit les marchés ruraux comme « des structures villageoises de production, […], institutions villageoises chargées d’organiser l’exploitation du bois sur leurs terroirs traditionnels. […] structures de production assimilables à des regroupements de professionnels villageois » (Laoualy, Montagne et al., 2003 : 214).
Avec des conditions climatiques, un fonctionnement administratif et un héritage colonial en matière de foresterie comparables au Niger et à Madagascar, le recyclage des « marchés ruraux » à dix ans d’intervalle peut sembler raisonnable, à condition que l’interprétation du problème et la solution proposée soient pertinentes. Selon des prévisions dont il serait intéressant d’apprendre de source indépendante si elle se sont réalisées, une manne d’argent aurait dû se déverser entre 1995 et 2000 sur les campagnes et administrations locales du Niger : « sur les 500'000 stères consommés par la ville de Niamey, environ 1'300 francs CFA par stère devaient revenir aux marchés ruraux, soit plus de 600 millions de francs CFA dont 15 millions iraient à l’Etat, 40 aux collectivités locales, 60 seraient consacrés aux travaux de gestion de la forêt, 150 permettraient des actions de développement dans les villages, le solde de 400 millions étant partagé entre les bûcherons des villages » (Peltier, Bertrand et al., 1995 : 74). Quoi qu’il en soit au Niger, tout indique que le scénario des marchés ruraux ne donne pas les résultats escomptés sur les terrains malgaches étudiés dans les deux chapitres précédents. La question se pose dès lors de savoir si ces difficultés sont dues aux conditions particulières de Madagascar ou au cadre conceptuel d’interprétation du monde rural africain que dénote le terme de « marché rural ».
Toute politique publique a pour objectif de transformer l’ordre des choses. Mais la réalité sur laquelle elles interviennent est perçue au travers du prisme de représentations, d’images d’origines diverses que chaque acteur a intériorisées au cours des processus de socialisation dans lesquels il a été impliqué. Selon F. Constantin, « ces représentations de la réalité, autant que la réalité en soi, orientent les jugements, les évaluations qui président à la construction des demandes sociales aussi bien que des réponses » (2000 : 13). L’identification de ces images est une étape essentielle de l’analyse d’une politique publique pour deux raisons. Tout d’abord, ces représentations renseignent le chercheur sur la manière dont une demande particulariste est prise en compte par une autorité publique, la manière dont une administration est chargée de la recherche d’une réponse en vue de l’action. Le rôle des représentations ne se limite d’ailleurs pas à la sectorisation d’une demande sociale bien identifiée, car on observe généralement des écarts entre la demande initiale et l’action entreprise. Ensuite, ces cadres d’interprétation permettent également de comprendre comment se fabrique l’ordre dans un contexte de pluralisme parce qu’elles conditionnent la manière dont les autorités réagissent, ou ne réagissent pas, face à des demandes sectorielles concurrentes.
Sous la plume des auteurs précités, le concept de marché rural dénote tantôt un site de vente de charbon, tantôt un mécanisme d’autorisation et de contrôle administratifs, tantôt une association paysanne ou un groupement professionnel villageois. Cette polysémie vient probablement du fait que le Projet Energie II au Niger ait commencé ses travaux à un moment où l’échec des coopératives rurales ouest-africaines faisait l’unanimité et où il fallait opter pour des structures villageoises plus souples, en l’occurrence des associations paysannes appelées « marchés ruraux », afin de convaincre les économistes de la Banque mondiale et du PNUD. Selon les forestiers du CIRAD,
« ces groupements n’ont été mis en place que sur demande explicite du village volontaire ; il n’y a donc pas eu de création technocratique imposée, ayant une faible chance de survie. Les marchés ruraux comprennent un président élu, un gestionnaire et des représentants des éleveurs, des agriculteurs et bien entendu des bûcherons. Les structures de gestion sont conçues « sur mesure » dans chaque village (Peltier, Bertrand et al., 1995 : 73).
Néanmoins, dans le monde réel ou, si l’on préfère, dans la conception africaine et malgache du monde, il y a bel et bien une différence entre 1) un mécanisme de coordination de la production et de l’échange du charbon de bois passant par le système des prix, 2) un regroupement spontané de charbonniers et 3) l’institutionnalisation de ce groupement par l’administration comme dispositif local de collecte fiscale et de contrôle forestier. Or, le discours expert nous semble avoir tendance à personnifier les marchés ruraux par la force des mots, à les transformer en acteurs économiques, voire parfois à leur attribuer une volonté politique.
Dans le cadre du PEDM à Madagascar, la répartition des recettes parafiscales fait l’objet d’un protocole d’accord entre le Ministère de l’Environnement et des Eaux et Forêts et le Ministère de l’Energie et des Mines qui fixe une clé de répartition des taxes. Les redevances et ristournes sont perçues par les associations de charbonniers, ou par la commune en l’absence de telles associations, lesquelles gardent leur part et remettent le solde à l’Etat qui le distribue entre le service forestier, le service de l’énergie et des mines et les autres échelons de l’administration territoriale : sous-préfecture et province autonome[318]. Le marché rural est d’abord assimilé à une association de charbonniers, puis cette dernière est chargée par contrat administratif d’encadrer et de taxer le travail de chacun de ses membres.
Quelle que puissent être les avantages d’une décentralisation fiscale dans le secteur forestier, celle-ci ne pourra pas réduire les marchés ruraux de bois d’énergie à des associations de charbonniers mises au service du recouvrement fiscal. Les « marchés ruraux » ne se confondent pas non plus avec des échanges non structurés entre charbonniers et intermédiaires en dehors du système fiscal officiel. Etant donné que l’accès au charbonnage implique toujours des relations personnalisées en fonction de la division du travail social dans les communautés locales, les groupes ou groupements constitutifs d’un marché rural de bois d’énergie peuvent être perçus par les individus comme étant dotés d’une volonté. Pour autant les marchés ruraux de charbon de bois n’ont pas de volonté propre. Nous avons vu dans les chapitres précédents qu’ils sont des mécanismes impersonnels aveugles qui intègrent dans une structure globale plusieurs modes parallèles de production et de contrôle politique. S’il nous a paru nécessaire d’apporter cette clarification c’est parce que dans le discours professionnel de la foresterie sociale, le terme de « marché rural » semble désigner simultanément plusieurs choses sauf un marché rural. Selon le contexte dans lequel le terme est utilisé, le concept désigné peut être un site de vente de charbon, un groupement professionnel, une agence fiscale pour le compte de l’Etat, une association paysanne. Outre les multiples significations que nous venons d’évoquer, le terme « marché rural » est également utilisé pour désigner une communauté qualifiée de « locale », « traditionnelle » ou « coutumière » selon les circonstances.
En effet, pour les spécialistes en la matière, les marchés ruraux sont avant tout une modalité de la foresterie communautaire. Le Projet Energie II au Niger visait à intégrer la production et commercialisation associative du bois énergie dans le « droit coutumier » des populations locales. L’on définissait à l’occasion le droit coutumier comme un « droit non écrit qui règle le fonctionnement de la société rurale par l’adaptation permanente des règles coutumières issues de la tradition. Il se distingue du droit traditionnel qui exprime les règles de la tradition conçues comme intangibles et définitivement fixées » (Peltier, Bertrand et al., 1995 : 75). Par opposition aux règles définitivement fixées de la coutume traditionnelle, le droit coutumier apparaît dans cette perspective comme un ensemble peu structuré de règles adaptables et décidables à volonté par les intéressés. Les traditions spécifiques aux rapports marchands et à la monétarisation des rapports sociaux, à la fiscalité de l’Etat postcolonial et aux modes de sociabilité qu’ils présupposent sont ainsi réinterprétées par les spécialistes de la foresterie sociale en termes d’un « espace public » ouvert à tous les intéressés et où toutes les règles seraient négociables, ou pour le moins librement discutables sans contraindre ni exclure personne du droit à la parole. Ces analyses du pluralisme en foresterie sont relativement indéterministes et peuvent, de ce fait, paraître idéalistes. Mais du moment où elles interrogent le pluralisme sous-jacent des idéologies sociales dont le pluralisme des acteurs et organisations sociaux n’est qu’une émanation, en dégageant la structure sociale à laquelle font écho les relations sociales observées sur le terrain, les mêmes analyses gagnent en précision et en pertinence.
Contrairement à ce qui était le cas du Niger au moment du lancement de la stratégie nationale d’énergie domestique, il se trouve que Madagascar s’était dotée en 1996 d’une loi définissant une procédure de délibération publique en matière environnementale. La question se pose dès lors de savoir jusqu’où le pouvoir administratif est en mesure d’engager les communautés coutumières à travers une responsabilité collective en matière de conservation de la nature et de développement durable. Nous avons vu que les communautés territoriales traditionnelles ou fokonolona font l’objet de mobilisation politique et idéologique depuis deux siècles. Avec la loi cadre sur la décentralisation de 1994, la commune rurale était formellement redevenue la principale structure locale de l’administration territoriale et il semblait que l’on n’allait plus reconnaître de prérogatives ou imposer des tâches administratives aux communautés coutumières. Mais en 1996, la loi sur le transfert de gestion des ressources renouvelables à des associations villageoises revient, du moins implicitement, à cette tradition en désignant les associations paysannes de « communautés de base » et en les définissant comme des « groupements volontaire d’individus unis par les mêmes intérêts et obéissant à des règles de vie commune, qui regroupent selon les cas, les habitants d’un hameau, d’un village ou d’un groupe de villages »[319]. La gouvernance environnementale se trouve devant le vieux problème de l’administration indirecte. Comment engager la responsabilité collective du fokonolona à des fins de gestion durable des ressources forestières ?
Telle était la question posée aux auteurs de la loi sur le transfert de gestion. Comme déjà évoqué, ceux-ci ont jugé utile de concevoir une stratégie permettant à chacun, et notamment aux plus humbles des acteurs sociaux, de négocier son propre avenir. Ils ont retenu à cet effet la formule de la « médiation patrimoniale », qui renvoie à une méthode de négociation faisant intervenir une tierce personne neutre et recourant à la traduction des représentations multiples d’un problème public pour mettre d’accord les parties prenantes de la négociation. La médiation patrimoniale repose sur trois étapes successives : initialisation, reconstruction de choix constitutionnels, choix des outils et de la structure de gestion. La négociation est donc initiée en partant des perceptions du « temps futur », c’est-à-dire en recherchant d’abord les convergences sur le très long terme et en revenant ensuite du futur vers le présent pour identifier tous les enjeux et tenir compte de tous les intérêts qui s’opposent dans un terroir (Babin et Bertrand, 1998).
Par ailleurs, la gestion patrimoniale renvoie en l’occurrence à une perception spécifique de « l’Etat africain », dans la mesure où les spécialistes de la foresterie sociale considèrent que « les sociétés coutumières rurales africaines sont bien vivantes et très éloignées de la société traditionnelle précoloniale, mais [que] leurs règles de fonctionnement internes, vécues comme parfaitement légitimes par ces populations ne sont pourtant pas celles de la démocratie, construction sociale occidentale » (Babin, Bertrand et al., 1997 : 10). Les auteurs montrent que, même les Africains ne connaissent pas la démocratie au sens occidental, les consensus sociaux locaux n’en existent pas moins et ils y sont souvent très forts. A suivre cet argument, ce serait là une des raisons pour lesquelles au Niger, le transfert de gestion des ressources forestières aux communautés villageoises et la création des marchés ruraux ont pu avoir lieu avant même d’une « transition démocratique » au sens occidental. Dans cette perception de l’Etat africain, l’existence de collectivités territoriales avec des responsables élus ne constitue donc pas une condition indispensable à la gouvernance locale des ressources renouvelables, car il faut bien distinguer deux niveaux. Les collectivités territoriales décentralisées, peu démocratiques car reposant sur un découpage territorial imposé par l’Etat, seraient des institutions fort difficiles à être réappropriées socialement par les populations rurales africaines. Par contre, la gestion des ressources renouvelables au sein des espaces limités que sont les terroirs villageois, ou plus récemment les paysages forestiers multifonctionnels, constituerait un « maillage social de base » et de ce fait un cadre plus adéquat pour l’exercice de la démocratie, au sens « africain » du terme.
Les intervenants oblitèrent non seulement la différence qui persiste entre un groupement de charbonniers et un marché rural de charbon de bois, tout comme celle entre un groupement de charbonniers et un guichet local de recouvrement de taxes, mais ils assimilent en outre les associations paysannes appelés « marchés ruraux » à des communautés traditionnelles pour leur attribuer des caractéristiques souhaitables dans une perspective de développement durable telles que la cohésion sociale, l’autochtonie et l’égalitarisme. Les acteurs économiques que sont les associations de charbonniers doivent souder les communautés coutumières autour de consensus locaux sur la mise en œuvre d’une politique publique relative au bois énergie. La démarche associative paysanne apparaît comme une voie de démocratie plus africaine que les collectivités territoriales décentralisées, dans la mesure où elle se fonde sur le « droit coutumier » plutôt que sur une transition démocratique selon le modèle occidental.
Plus particulièrement, il s’agissait pour les spécialistes occidentaux de la foresterie sociale à Madagascar, après avoir mis au point une loi sur le transfert de gestion forestière aux « communautés locales de base », d’en évaluer la faisabilité et le coût à l’unité dans le contexte de la production du bois énergie, raison pour laquelle le PEDM a identifié en 1999 des « sites expérimentaux » représentatifs de la diversité des situations locales rencontrées dans la zone d’intervention (Brondeau, 1999 : 32). Différents travaux de recherche ont été menés sur ces sites par des étudiants encadrés par le CIRAD Forêt. L’un des meilleurs parmi ces travaux, qui porte sur les sites en périphérie du Parc national d’Ankarafantsika, montre que le principal argument en faveur du transfert de gestion était le fait qu’ « au vu de la situation actuelle, on voit mal comment le remède serait pire que le mal » (Brondeau, 1999 : 119). Selon Brondeau, les hypothèses de base du transfert de gestion étaient remis en cause par « l’absence de règles coutumières concernant les ressources » et par une « loi du silence » malgache qui empêcherait tout le monde de dénoncer les infractions et délits même lorsque les coupables sont connus (Brondeau, 1999 : 113-115). Au lieu de transférer la gestion à des associations paysannes, il aurait selon Brondeau mieux valu « réenvisager la place du fokontany, actuellement totalement absent de la procédure », étant donné que
cette structure, même si elle n’est pas coutumière, a l’avantage non négligeable d’être déjà en place et d’être reconnue par les populations locales. Plus accessible que la commune, souvent éloignée et regroupant en fait plus d’une vingtaine de villages, le fokontany est la structure officiellement reconnue la plus proche des populations rurales, celle à laquelle elles ont affaire en priorité dans la vie quotidienne (délivrance de certificats de résidence, mise à jour des carnets de zébus, authentification des documents officiels, litiges de voisinage, etc.) (p. 115).
Il n’est guère étonnant que les groupements de charbonniers, acteurs économiques responsables de l’exploitation d’un terrain forestier particulier, n’aient pas la légitimité requise pour imposer des nouvelles règles de conduite qui sont communes à tous les membres du groupe territorial. Simplement l’extension du terme de « marché rural de charbon de bois » à plusieurs genres de phénomènes économiques, politiques et identitaires empêchait de le voir. En effet le modèle d’intégration des différentes sphères d’activité sur le plan de la société globale ne revêt pas le même sens selon que l’idée qu’un forestier pluraliste se fait du droit coutumier est plus constructiviste, au sens d’un « droit non écrit qui règle le fonctionnement de la société rurale par l’adaptation permanente des règles coutumières issues de la tradition », ou plus culturaliste, au sens d’un « droit traditionnel qui exprime les règles de la tradition conçues comme intangibles et définitivement fixées ».
Gérard Buttoud est un autre spécialiste de la foresterie sociale qui constate la nécessité de réinventer la coutume tout en indiquant selon quelles procédures de gestion communautaire cela pourrait se faire. Par rapport aux auteurs précités, qui donnent à la « construction sociale de la réalité » toute sa place, G. Buttoud adopte une posture plus culturaliste (c’est-à-dire plus structuraliste et déterministe) en insistant sur l’appartenance aux collectifs et sur la relation entre le droit et les structures sociales. Dans son ouvrage de vulgarisation sur la foresterie sociale dans le contexte spécifique des Etats africains, il définit la coutume comme « un système d’encadrement social, qui apparaît comme contraignant, pour ne pas dire, au sens propre du terme, totalitaire. Dans un tel cadre, l’individu n’a, en effet, pas d’existence, de signification sociale en dehors du groupe. On ne décide pas soi-même, c’est l’appartenance au collectif qui guide les choix » (Buttoud, 1995 : 194). Mais son culturalisme est nuancé et n’exclut pas tout effort de reconstruction de la tradition par les acteurs eux-mêmes. Selon G. Buttoud, la coutume constitue le fondement même du processus dynamique de croissance économique, « quand ces structures [coutumières] sont prises en compte et intégrées aux modèles utilisés pour l’élaboration des politiques de développement » (p. 192-193). Par conséquent, « si l’on veut l’utiliser pour mieux gérer la ressource foncière disponible, il faut notamment la faire évoluer d’un système d’encadrement social à un système d’entraînement économique » (p. 195).
En vue de saisir les objectifs et le fonctionnement traditionnels des systèmes agroforestiers paysans, cet auteur avait depuis longtemps insisté sur la nécessité de définir des modèles agroforestiers à l’échelle du territoire de la communauté locale d’une part, de l’unité d’exploitation d’autre part. Le territoire dont il est question doit être suffisamment vaste pour rendre compte de la structure de la communauté et regrouper un ensemble constitué par plusieurs espaces villageois.
L’unité d’aménagement de base doit donc englober l’espace utilisé de façon régulière par plusieurs systèmes productifs dont on a vu qu’il y avait de fortes chances pour que la plupart d’entre eux soit itinérants. Il va sans dire qu’une telle définition amène à ce que l’ensemble des unités ainsi définies ne se résume pas à un puzzle de surfaces séparées et jointives qui pourraient de ce fait être gérées chacune indépendamment des autres. Le chevauchement, le recoupement, est au contraire la règle, ce qui oblige à une nécessaire cohérence des aménagements entre eux, et peut-être, dans certains cas aussi, à la réalisation d’arbitrages au niveau géographique supérieur, voire national (Buttoud, 1995 : 202-203).
Du paysage forestier à fonction multiple, territoire de la communauté locale qui serait géré dans ses grandes lignes par des collectivités locales dotées de la personnalité juridique, d’un pouvoir réglementaire et de l’autonomie financière, il faut distinguer les unités d’exploitation spécifiques qui peuvent selon les cas être des coopératives ou associations villageoises, ou encore la famille étendue habitant un hameau, et qui se verraient confier la gestion de parties de l’espace boisé sous leur propre responsabilité conformément à un plan forestier villageois :
Le second niveau, celui du village, est quant à lui, celui où doit s’exercer une démocratie qui, elle, est plutôt de type participatif. Les paysans doivent se l’approprier directement, et le faire fonctionner comme un collectif. Il ne s’agit plus ici de faire les règles, mais de les appliquer d’une façon la plus conforme aux attentes des intéressés. La représentation n’est alors plus l’essentiel, c’est surtout de participation effective dont il s’agit (ibid., p. 206).
A ce niveau, tout ne doit d’ailleurs pas être fait par les mêmes acteurs, dans les mêmes structures et de la même façon. Il peut au contraire y avoir une multiplicité de groupements responsables de différentes tâches, l’essentiel étant de « trouver dans la formule retenue un compromis simple entre le caractère communautaire des tâches conduites et l’intérêt direct, donc individuel, de ceux qui les conduisent » (p. 210). Du point de vue des représentations d’espace, la conception du Programme Energie Domestique de Mahajanga (PEDM) s’inscrit bien dans la perspective esquissée par G. Buttoud. Entre 1999 de 2002, le PEDM a mis en place vingt contrats de gestion du bois énergie dans la province de Mahajanga, sur des sites identifiés en fonction d’un schéma directeur d’aménagement. Les forêts transférées aux associations de charbonniers se trouvent dans les districts de Mahajanga I, Mahajanga II, Ambato-Boeni et Marovoay. La transformation de la filière bois énergie y est envisagée dans une démarche de foresterie paysanne avec partage des droits et responsabilités entre le service forestier et les usagers en phase avec la nouvelle orientation contractuelle de la politique forestière. Toutefois, malgré l’approche spatiale régionale du programme pilote, les principes de gestion spatiale énoncés par le Schéma directeur ne se traduisent pas à ce jour dans une action publique au niveau des communautés locales au sens coutumier du terme, qui se situent en l’occurrence à l’échelle des circonscriptions des communes rurales[320].
Nous avons vu plus haut que les forestiers du CIRAD considèrent les communes rurales comme un produit d’importation qu’il vaudrait mieux dans un souci d’efficacité de l’intervention contourner par une démocratie participative à la base, jugée plus proche des conceptions endogènes. Une deuxième explication des limites de l’intervention est qu’il est beaucoup plus facile pour un projet pilote d’intervenir sur une seule variable, en l’occurrence une vingtaine de terrains forestiers domaniaux, que de réaliser un aménagement multifonctionnel du paysage à l’échelle du territoire coutumier[321]. A suivre A. Bertrand, la « gestion de terroir » serait trop englobante parce qu’elle aborde simultanément tous les aspects de la vie et des activités des populations du terroir. En revanche la « gestion patrimoniale » a l’avantage comparatif de ne concerner qu’une ou plusieurs ressources renouvelables et de ne pas s’impliquer, à aucun moment, dans la totalité de la vie sociale. La gestion patrimoniale peut tout au plus constituer une porte d’entrée pour le développement rural, le reste est affaire autonome des populations locales (Le Roy, Karsenty et Bertrand, 1996 : 344-345).
Vu les difficultés objectives qu’il y a à traduire en action publique efficace la notion de multifonctionnalité des paysages forestiers, les principales actions visibles sur le terrain concernent l’échelle micro-économique des parcelles forestières devant être gérées par les associations de charbonniers. L’objectif du projet pilote est de faire en sorte que des associations paysannes gèrent quelques terrains forestiers domaniaux en fonction de plans d’aménagement simplifié. Or nous avons établi à travers les enquêtes de terrain que cet objectif interfère dans la gestion économique de ces mêmes terrains forestiers par des exploitants dans le cadre coutumier des métayages quasi familiaux ou des groupements de charbonniers, tout en négligeant l’unité d’aménagement pertinente du point de vue coutumier qu’est le territoire de la communauté locale, c’est-à-dire la représentation d’espace qui fonde l’ethnicité morale des marchés ruraux de charbon.
Pour les experts internationaux les marchés ruraux de bois d’énergie sont définis par les relations entre une « sphère économique », constituée par les arrangements institutionnels reliant carbonisation, transport et commercialisation sous la forme d’une « filière », et une « sphère fiscale » où sont décidées les règles d’autorisation, de taxation et de contrôle administratif de ces arrangements. Pour généraliser et autofinancer le reboisement, et des techniques de coupe et de carbonisation plus efficientes, il apparaît indispensable de relever le prix du charbon de bois dans les marchés ruraux. C’est seulement lorsque le système de permis et redevances reflètent les « coûts environnementaux » du bois d’énergie que des consensus politiques relatives à l’aménagement des terrains forestiers des territoires des communautés locales pourront émerger et être formalisée à travers des contrats incitatifs conclus entre les associations de charbonniers et le service forestier. Il reste que cette conceptualisation issue des approches courantes de l’économie de l’environnement ne saurait rendre compte de pratiques locales informées par des conceptions différentes de l’économique et du politique.
Au regard de ces conceptions populaires de l’efficience et de la justice distributive que nous avons qualifiées « d’ethnicité morale » dans les chapitres précédents, la solution du problème énergétique ne peut pas consister à mieux coordonner les marchés ruraux par la réduction des coûts de transaction ou par l’imposition d’une taxe environnementale. Il faut reconnaître que dans les conditions économiques actuelles le problème de l’énergie domestique n’a pas de solution. Les interventions publiques sur les marchés ruraux sont inefficaces parce que la volonté du plus grand nombre, y compris les autorités politiques et intervenants étrangers est de maintenir une offre rurale de charbon de bois qui puisse satisfaire la demande urbaine. Cette demande évolue en fonction des taux d’urbanisation et de croissance démographique, ainsi que du prix prohibitif des énergies fossiles de substitution sur le marché mondial. La crise du bois énergie, si tant est qu’elle existe, est due moins à la « défaillance des marchés ruraux » qu’au prix mondial des énergies fossiles qui interdit toute substitution au niveau de la consommation urbaine.
Sur tous les sites où nous avons enquêté dans la province de Mahajanga, le charbonnage répond à une demande urbaine croissante en énergie domestique en assurant en même temps la subsistance des franges les plus défavorisés de la population paysanne constituée par des migrants récents venant d’autre régions du pays. Par contraste avec les filières de bois tropical dont l’extractivisme rappelle les logiques associées avec certains produits forestiers non ligneux, la filière bois d’énergie est enchâssé dans ce que l’on pourrait appeler une économie paysanne élargie. En effet la société urbaine fait du point de vue énergétique partie intégrante de l’économie rurale du fait même que les énergies électrique et fossile restent inaccessibles pour 90 % des habitants des villes malgaches. Cette particularité du bois d’énergie implique des conceptions de l’efficience et de l’équité largement répandues à travers la communauté nationale voire internationale et qui sont de ce fait déterminantes pour l’organisation coutumière de la filière. Bien que la distribution des revenus entre charbonniers, intermédiaires, transporteur et agents forestier soit inégalitaire, elle n’exclut personne car tous les acteurs de la filière – excepté les intervenants du projet mais le point est à discuter – partagent le minimum de référentiel éthique commun indispensable pour réinterpréter les solutions importées et les mettre au service de la résolution des problèmes locaux.
Malgré les spécificités des zones productrices de bois d’énergie touchées par les actions du programme pilote régional, on y retrouve certaines caractéristiques communes. Leurs implications sur l’organisation de la filière varient certes en fonction de l’accès au marché et la composition démographique des populations rurales. Mais du côté de l’offre rurale de charbon de bois, les interventions réglementaires et fiscales même les plus incitatives, sont partout détournées tant par des producteurs clandestins que par les services forestier locaux et régionaux qui autorisent abusivement le charbonnage et le transport de la marchandise. Mais cet abus de fonction n’en est pas un au regard du droit coutumier. Vu l’importance de la demande urbaine en charbon et de la pauvreté rurale, il paraît injuste de confiner le charbonnage dans quelques parcelles associatives aménagées par contrat de gestion en fonction d’un quota annuel.
Pour l’autorité gouvernementale, le problème est de trouver un moyen pour satisfaire la demande urbaine en charbon de bois. La solution la plus efficiente et qui occasionne les coûts de transaction les plus faibles est de tolérer les exploitations clandestines ou informelles mais « contrôlées » par le service forestier. Un second problème consiste à reproduire le dispositif administratif existant dans le secteur forestier dans des conditions caractérisées par la pénurie budgétaire et la conditionnalité de l’aide publique au développement. Sa solution malgache est de considérer comme une pratique légitime l’enrichissement des fonctionnaires participant au trafic illégal des produits forestiers. (Des camions remplis de charbon de bois non déclaré circulent librement sur la route nationale.) Un dernier problème, étroitement lié au deuxième, consiste à ne pas « trahir » les intervenants du développement pour ne pas être « abandonné » par les projets d’aide. Sa solution est de maintenir la façade d’un schéma directeur d’aménagement même si l’on sait pertinemment que ce document contenant une centaine de pages d’informations intéressantes ne dirige pas grand-chose dans l’économie informelle du charbon de bois. L’ethnicité morale des marchés ruraux sera devenue véritablement trans-ethnique le jour où les intervenants étrangers auront complètement abandonné la notion d’un référentiel de politique forestière. Peut-être, en effet, est-ce la direction à suivre dorénavant…
Mais, tant que les professionnels de l’aide continueront à se référer à leurs actions sur le terrain dans le langage moral des politiques publiques, c’est en ces termes qu’il convient de mener le débat scientifique. Parmi les concepts théoriques de l’analyse des politiques publiques qui pourraient expliquer le succès de la métaphore des marchés ruraux, on trouve les notions de « rationalité limitée » et de « sélection temporelle ». A suivre ces analyses, les systèmes de décision ressemblent à une « garbage can », c’est-à-dire à une poubelle : on y trouve sans ordre apparent, des activités, des procédures, des règles légales et coutumières, des stratégies, des problèmes, des solutions. Au milieu de cet enchevêtrement les acteurs politiques tentent, avec plus ou moins de succès, de produire un minimum d’ordre et de cohérence.
Il est un fait maintes fois constaté que les élites politiques africaines postcoloniales adoptent des lois nouvelles dans le but de rapprocher l’ordre social d’un idéal à atteindre progressivement plutôt que dans l’espoir qu’elles soient immédiatement effectives. Encore faut-il que l’idéal à atteindre soit un idéal recherché par la société malgache, ce qui peut ne pas être le cas lorsque les professionnels de l’aide internationale sont les principaux acteurs à définir le contenu de la législation environnementale et que l’application de ces lois est conditionné par l’existence d’un projet pilote et la disponibilité d’un financement[322]. Il ne s’agit pas de sortir l’épouvantail du principe de légalité pour insister sur une différence catégorielle entre « politiques publiques » et « projets pilotes », mais d’intégrer dans la théorie du développement durable les conditions de son applicabilité en se demandant, à l’appui de quelques données ethnographiques, si la résolution des problèmes publics ne suppose pas une certaine généralité de la norme législative et de son application[323].
Les forestiers conviennent que l’Etat est trop centralisé et trop « urbain ». Pour freiner la dégradation des forêts puis les régénérer, il doit transférer des responsabilités à des institutions régionales et locales. Pour les forestiers, ce transfert ne doit pas se faire automatiquement, mais seulement quand les conditions de viabilité du système de régulation, à un niveau régional ou local, sont assurées. Or la taxation forestière est la seule source autonome de revenus pour le secteur forestier. De ses modes de recouvrement et de répartition entre les acteurs dépend la viabilité même du système de gestion des forêts (Ramamonjisoa, 2001 : 5-6). Ce que les forestiers oublient est le fait qu’en présence d’une administration corrompue, on ne peut assurer la viabilité financière du système de régulation sans au préalable transférer des compétences aux instances locales et régionales chargées de sa réforme.
En 2000 et 2001, la Direction des Eaux et Forêts et le CIRAD Forêt ont mené une enquête d’envergure nationale sur l’organisation des filières des produits forestiers les plus importants[324], sur les procédures d’attribution des permis, de contrôle, de répression, sur les redevances et ristournes perçues par les services forestiers et les collectivités territoriales décentralisées (CIRAD, 2000). Les pratiques forestières qui dégradent (défrichement, surexploitation de produits forestiers) sont souvent liées à des pratiques commerciales. Les circuits sont dominés par des négociants urbains qui décident seuls de l’importance des prélèvements. La loi n’est pas effective car l’Etat est absent et les règles techniques de gestion inadaptées. Les systèmes de production agricole intègrent une part importante de revenus issus de la forêt. Celle-ci est considérée comme une épargne, mais sans pour autant faire l’objet d’investissements pour l’entretien et la régénération qu’implique une gestion durable (Ramamonjisoa, 2001 : 31-33). Compte tenu de ces constats, une fiscalité forestière réformée devrait tenir compte de la diversité des produits et de leurs caractéristiques locales, être cohérente avec la politique de transfert de gestion et les évolutions administratives au niveau des collectivités territoriales décentralisées (Bertrand, Babin et Nasi, 1999c ; CIRAD, 2000).
Pour les spécialistes en économie forestière, le système de taxation actuel fondé sur la capacité de croissance naturelle est remis en cause puisqu’il n’incite pas à entretenir et régénérer la forêt. Le nouveau système de taxation devrait permettre de passer d’une économie d’extraction à une économie de production et partir non pas de la structure des forêts mais, dans une logique beaucoup plus économique, des volumes et quantités prélevées, de la structure des prix et des logiques des acteurs. Cette approche de la réforme fiscale présente comme un problème de sous-financement du secteur forestier ce qui est en fait un problème de positions de pouvoir liées à des monopoles étatiques. Car on ne change pas de fiscalité forestière en changeant de système de taxation si la crise fiscale est une conséquence de l’économie de prédation. Ce qui est discutable n’est donc pas le constat du sous-financement qui n’est que trop réel, mais le postulat selon lequel la viabilité financière du système de gestion des forêts pourrait être améliorée sans toucher aux monopoles étatiques capturés.
Une approche sociologique de la fiscalité forestière rencontre, à Madagascar, deux obstacles qu’il faut essayer de ne pas confondre. Le premier est lié au contenu et au champ d’application de la réforme. La seule expérience de décentralisation fiscale dans le secteur forestier à Madagascar vient d’une application pilote de la réforme dans le cadre d’un programme régional de gestion de l’énergie domestique[325]. Le deuxième obstacle a trait aux causes de la corruption et à ses effets sur le fonctionnement quotidien du service forestier. Que la décentralisation fiscale soit limitée pour l’heure à quelques dizaines d’associations de charbonniers n’interdit pas en effet de tirer des leçons générales de ces expériences particulières.
Entre 2000 et 2002, la FAO a conduit des études sur les modes de financement du secteur forestier dans 32 pays d’Afrique. A Madagascar, les dépenses publiques consacrées au secteur forestier se chiffraient à environ 11 millions de dollars pour l’année 1999 dont 62 % issus de financement extérieurs, 14 % du budget de l’Etat et 23 % des taxes forestières (2003 : 111). Etant donnée l’insuffisance du niveau de dépenses publiques, de nombreux pays africains sont actuellement en train d’expérimenter de nouvelles méthodes pour trouver et maintenir des moyens de financement du secteur forestier. Parmi ces méthodes, la FAO cite notamment la décentralisation fiscale, l’autonomie financière des administrations forestières, le partage des coûts et des avantages avec les communautés locales, l’utilisation de fonds forestiers et la privatisation des forêts publiques (2003 : 113-118). Deux types de décentralisation fiscale peuvent être envisagés :
Quelques pays ont conféré aux communautés un contrôle total sur les ressources forestières, y compris la responsabilité de collecter les taxes […] En revanche, ces communautés doivent reverser une part des recettes à l’administration forestière et, dans certains cas, en consacrer une partie à la gestion des forêts. Cependant, la plupart des pays ont introduit des systèmes plus simples dans le cadre desquels l’administration forestière garde le contrôle et verse une partie des recettes fiscales aux communautés ou à l’autorité locale (FAO, 2003 : 117).
A Madagascar, la Direction générale des Eaux et Forêts a reconnu, dès 2000, la nécessité de compléter la législation forestière élaborée au cours des années 1995 à 1999 par un dispositif de taxation différencié par province et par produit, incitatif pour une bonne gestion des ressources (bois notamment, mais aussi produits non-ligneux, produits de la chasse, pêche etc.). Pour le CIRAD Forêt, la nouvelle fiscalité forestière devait en effet « remplacer les textes actuels qui ne sont souvent que des notes et circulaires sans vraie force juridique et incohérents d’un service à l’autre ou entre différentes régions » (CIRAD, 2000 : 2).
Jusqu’ici, le rôle de la fiscalité a été limité au seul approvisionnement budgétaire de l’Etat. Par contraste, les réformes actuelles tendent à considérer les redevances et ristournes comme « un outil de politique économique et de politique de l’environnement qui est structurant dans la mesure où il adresse des ‘signaux’ aux agents économiques » (Karsenty, 1999b : 102). Les instruments fiscaux et les autres instruments de gestion forestière, y compris la réglementation, constituent un ensemble d’éléments en interaction. Considérés comme un ensemble, « ils représentent un système produisant des effets globalement prévisibles », donc potentiellement maîtrisables à travers différentes combinaisons d’instruments qui « doivent être adaptés en fonction des situations nouvelles, des changements institutionnels, des processus d’apprentissage des acteurs et des capacités de maîtrise des différents outils par l’administration » (ibid.).
Pour la FAO, les faibles taux de taxation forestière constatés dans la plupart des pays africains traduisent des politiques délibérées des gouvernements qui « subventionnent » la consommation de bois énergie pour des raisons sociales. Pour internaliser le coût écologique de l’exploitation des produits ligneux, les taxes forestières devraient donc être relevées et il vaudrait mieux, pour en fixer le montant, recourir à des critères économiques plutôt qu’à la consultation politique avec les intéressés. Toute augmentation des taxes devrait également s’accompagner de mesures propres à éviter des dérives telle que la corruption (FAO, 2003 : 112).
Dans une approche qui se propose d’internaliser les externalités à travers des taxes incitatives, il est essentiel de connaître la différence entre coûts privés et coûts sociaux. Les travaux préparatoires de la révision de la fiscalité forestière à Madagascar visaient d’abord à comprendre le fonctionnement des principales filières de produits forestiers. Les études de filière cherchaient à déterminer pour chaque catégorie d’acteurs les coûts liés à l’utilisation des produits forestiers, même si les données recueillies étaient si lacunaires qu’il a fallu recourir à des simulations pour calculer les montants de la taxe (Ramananarivo et Ramamonjisoa, 2001 : 74). L’avantage d’une écotaxe par rapport aux redevances forestières classiques serait non seulement de pouvoir imposer les profits des intermédiaires (collecteurs, commerçants, transformateurs, etc.), mais d’inciter les acteurs à intégrer volontairement le coût des dommages dans leur calcul de rentabilité individuelle. A la différence d’une imposition déduite d’un budget global, la prise en compte des coûts sociaux permettrait ainsi d’améliorer le recouvrement des taxes (Ramananarivo et Ramamonjisoa, 2001 : 9).
Les expériences pratiques en la matière suggèrent, cependant, qu’un relèvement même minimal de l’assiette fiscale est de nature à encourager l’évasion fiscale selon les formes endémiques de la petite corruption. Faute d’un système de contrôle qui fonctionne correctement, le relèvement de l’assiette fiscale rend encore plus difficile le recouvrement des taxes, étant donné que l’évasion fiscale est dans ces conditions le choix économique rationnel. Pour fixer le montant d’une taxe incitative selon des « critères économiques » comme le suggère la FAO, il faudrait pouvoir imposer les transporteurs et autres intermédiaires entre charbonniers ruraux et consommateurs en ville, faute de quoi même une très faible augmentation des taxes locales rend le charbonnage prohibitif pour les producteurs ruraux travaillant au sein d’une association de charbonniers. Les charbonniers cherchent alors à obtenir des autorisations légales exceptionnelles ou à régulariser leur situation à travers la petite corruption administrative[326].
Ces observations suggèrent que le problème de la fiscalité forestière ne peut être correctement appréhendé à travers les notions de coût social et d’effet externe. Lorsque les stratégies des acteurs consistent à se positionner en fonction des allocations abusives qui empêchent le contrôle forestier de fonctionner correctement, une taxe « pigouvienne » ne peut pas conduire à la modification des conduites individuelles même si elle est calculée à partir de chiffres réels. On doit par ailleurs se demander si la faiblesse des taxes recouvrées est due à une politique délibérée de l’administration ou à son incapacité structurelle à exercer un contrôle efficace sur les filières. Dans ces conditions, le calcul d’une écotaxe différentielle par des experts sert à légitimer l’augmentation des redevances forestières et non pas à mettre en place des incitations économiques. Les initiateurs de la réforme ont jugé opportun d’enquêter sur les coûts sociaux des produits forestiers parce qu’ils estimaient que le relèvement de l’assiette fiscale serait plus facile à défendre politiquement en le répartissant selon l’optimum de Pareto sur les différents acteurs de la filière bois, tels que par exemple les exploitants, bûcherons tâcherons, collecteurs, transporteurs, commerçants, artisans, industriels et exportateurs (Ramananarivo et Ramamonjisoa, 2001 : 10).
Un deuxième argument souvent cité par les économistes de l’environnement en faveur de la décentralisation fiscale est celui des coûts de transaction. Il consiste à présenter comme une inefficience du marché ce qui est en fait un problème de distribution de la valeur entre les acteurs de la filière. L’argument est repris sous forme de recommandation par la FAO :
L’expérience ayant montré que les taxes locales génèrent souvent davantage de revenus, les pays devraient adopter des modes de taxation plus simples et plus efficaces. Plus le nombre de producteurs est grand, plus les coûts de transaction sont élevés ; les pays devraient donc envisager de répartir la perception des taxes en développant les mécanismes de partage des coûts et avantages (FAO, 2003 : 119).
Les imperfections des marchés ruraux seraient dues à la présence de coûts de transaction que la décentralisation fiscale permettrait de réduire. En réalité les coûts de transaction sont plus élevés dans un marché parfait (où tout est librement échangeable) que dans un marché imparfait structuré par des pratiques coutumières. Nos enquêtes sur les marchés ruraux de charbon de bois dans la région de Mahajanga montrent que le commerce des filières parallèles constitue la solution la plus efficiente, étant donné le grand nombre de producteurs, intermédiaires et agents de contrôle impliqués dans un système d’activité. La coordination « spontanée » de la production et commercialisation du charbon dans le cadre des filières parallèles est moins coûteuse que la négociation et le respect de plans d’aménagement locaux. En revanche, la répartition du revenu entre producteurs et intermédiaires est si inégale dans ces marchés ruraux que l’augmentation des taxes à l’amont a des effets prohibitifs même si elle est associée à un mécanisme négocié de partage des recettes avec le service forestier. A moins que la négociation inclue toutes les catégories d’acteurs d’une filière et porte sur tous les coûts et avantages considérés par chacune d’entre elles, un tel mécanisme de partage ne peut avoir des effets incitatifs.
La FAO précise à cet égard que « la plupart de ces systèmes [de partage des recettes] ont été introduits récemment, dans le cadre de projets pilotes spécifiques qui étaient financés et administrés par des donateurs. Aussi la capacité institutionnelle à inscrire ces systèmes dans la durée fait-elle souvent défaut » (2003 : 117). Fondée sur une comparaison de trente-deux rapports nationaux sur les modalités de financement du secteur forestier, cette conclusion est confirmée par le cas de Madagascar. Un dispositif de décentralisation fiscale a été testé dans le cadre d’un programme régional sur l’énergie domestique dans la province de Mahajanga. Il n’existe pas d’expériences de décentralisation concernant d’autres produits forestiers, dans le cadre des concessions d’exploitation de bois tropical par exemple. Même dans la zone d’intervention du programme pilote, le nouveau système fiscal s’applique uniquement aux exploitations régies par un contrat de gestion avec une association villageoise, non pas à celles régies par les autorisations de carbonisation. La perception des taxes forestières par une association villageoise suppose que celle-ci se conforme aux formes réglementaires et que l’administration forestière lui ait préalablement accordé le droit de gérer la parcelle d’où provient le charbon de bois. Les deux modalités du partage des bénéfices distinguées par la FAO selon que l’administration garde ou non le contrôle du recouvrement fiscal s’appliquent ainsi simultanément sur un même espace territorial, le choix entre les deux options s’opérant théoriquement à l’échelle des parcelles[327].
Pour éviter le dédoublement des procédures, la FAO recommande que la décentralisation des fonctions de perception des taxes et d’engagement des dépenses s’inscrive dans le cadre d’une politique fiscale nationale (2003 : 119). A Madagascar, les travaux sur la fiscalité et les procédures administratives initiées en 2000 s’étaient déjà donnés pour objectif « de rester cohérent par rapport aux évolutions administratives nationales induites par les lois relatives à la décentralisation de 1995 pour prévenir en particulier les effets négatifs que pourront avoir ces évolutions en terme de financement des collectivités locales et provinciales » (CIRAD, 2000 : 1) et « d’aider à ce qu’une nouvelle répartition des bénéfices du trafic des produits forestiers puisse être instituée notamment pour que chaque niveau de contrôle puisse s’autofinancer depuis les communautés de base jusqu’aux services des Communes, des Provinces et de l’Etat » (p. 2). Ces travaux et les expériences pratiques avec les associations de charbonniers du programme pilote de Mahajanga ont finalement débouché en 2003 sur un projet de décret relatif à la décentralisation fiscale dans le secteur forestier[328].
Le dispositif défini à travers ce décret concerne l’ensemble des produits forestiers et sera applicable sur l’ensemble du territoire. Dans ses grandes lignes, la principale innovation par rapport au système existant est la création de régies de recettes appelées « guichets uniques » au niveau de chaque commune. Elles sont chargées de recevoir à la fois les produits du recouvrement des redevances forestières et des ristournes dues aux collectivités territoriales (Art. 16). Le montant des redevances forestières recouvrées est ensuite reparti entre les fonds forestiers provinciaux et national[329]. Une autre innovation est que le suivi et le contrôle s’exercent en principe conjointement par l’Administration forestière, les Provinces autonomes, les Communes et les Communautés de base (associations paysannes) (Art. 21), bien que le texte précise que chaque autorité reste compétente pour fixer le montant correspondant à sa propre taxe. Ainsi les collectivités territoriales sont habilitées à contrôler le transport et la commercialisation des produits forestiers mais « sans qu’il soit fait aucun préjudice de la compétence réglementaire des organes déconcentrées de l’Etat » (Art. 24). Rien n’empêche par ailleurs le service forestier national et ses antennes régionales déconcentrées de continuer à abuser de ses compétences fiscales pour autoriser des exploitations irrégulières.
Même d’un point de vue formel, la décentralisation du recouvrement n’implique pas en elle-même le partage des recettes. Malgré le principe du guichet unique et quelques changements dans la façon d’établir les redevances[330], le parallélisme entre redevance forestière, redevance d’exportation et ristournes des collectivités territoriales est conservé dans le nouveau dispositif. Restent également intactes les prérogatives du service forestier en matière d’attribution des droits d’exploiter qui justifient ces redevances, ce qui relativise quelque peu la signification de cette réorganisation fiscale du point de vue du partage des bénéfices avec les communautés locales (associations paysannes). Lorsqu’elles existent, celles-ci pourront être chargées du recouvrement des redevances, mais elles n’en retireront aucun revenu à moins que leur contrat de gestion avec l’administration forestière n’en décide autrement[331]. Indépendamment de ces considérations, on note que le projet de décentralisation fiscale n’a pas connu de suite depuis qu’il a été soumis au gouvernement en 2003. A moins qu’une condition explicite des bailleurs de fonds internationaux ne l’exige, la réforme ne devrait pas être décrétée. L’administration fiscale s’y oppose parce que le principe du guichet unique serait contraire au code fiscal[332].
La problématique fiscale est la conséquence d’un système inopérant de contrôle territorial des produits forestiers. Et le mauvais fonctionnement du contrôle s’explique moins par le système de taxation que par l’organisation du service forestier. La réforme fiscale ne pourra donc à terme faire l’économie d’une réforme de l’administration forestière. Mais les obstacles à ce niveau ne sont pas moins lourds. Le maintien d’un service forestier centralisé par la nouvelle politique forestière se justifie avec l’argument selon lequel un organe décentralisé viderait de ses meilleurs éléments l’administration centrale, laquelle s’enliserait dans le « manque de moyens », la « paperasse », la « jalousie » et la « médiocrité » (RdM, 1995 : 30)[333]. Depuis lors, la question de la réforme de l’administration forestière et celle du contrôle qui lui est lié ont été soulevées à intervalles réguliers par divers bailleurs de fonds (cf. Raharison, 2000 ; POLFOR, 2000 ; PAGE, 2001). Ces initiatives ont au mieux débouché sur des mesures « cosmétiques »[334], c’est-à-dire des mesures d’affichage, ou ponctuelles et dont l’action en profondeur n’est pas avérée, ou même souhaitée. Quant à la création d’une agence nationale de gestion des forêts sollicitée par la Banque mondiale, elle ne vise apparemment pas non plus à réformer cette administration, mais à créer une autre structure d’appui qui, selon la formule consacrée, risque de la « vider de ses derniers bons éléments ».
En traitant des questions liées au contenu et à l’application de la réorganisation fiscale, un problème plus fondamental se fait jour. Le problème de fond n’est pas le faible montant des taxes ni la difficulté à les recouvrer, mais l’impossibilité de contrôler les autorisations irrégulières. Il semble en effet que les causes de la résistance passive aux réformes dans le secteur forestier soient les mêmes que celles à l’origine de la corruption forestière. Si cette hypothèse est correcte, l’élaboration d’un projet de réforme fiscale pour le secteur forestier et l’analyse de son application pilote supposent une connaissance du rôle et de l’importance relative des transactions illégales dans le fonctionnement routinier de « l’Etat forestier » (Karsenty, 1999a).
La fiscalité forestière peut s’analyser comme un ensemble de pratiques légales et illégales d’allocation de monopoles administratifs dans un secteur particulier. Les enquêtes sur les procédures administratives forestières menées par le CIRAD Forêt et ses partenaires malgaches en 2000-2001 dans les six provinces du pays contiennent de nombreuses données sociologiques dont le projet de décret préparé par Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts ne tient malheureusement pas compte, contradiction dont nous ignorons les raisons. L’étude préparatoire recense les textes et initiatives locales portant sur les permis forestiers et la taxation forestière qui y est relative, les ristournes prélevées par les collectivités territoriales sur le commerce des produits forestiers, ainsi que les dispositifs de contrôle du trafic de ces produits. Il en ressort que les systèmes de contrôle, de délivrance des autorisations d’exploitation et de prélèvements fiscaux fonctionnent d’une manière indépendante et très diversifiée ; que les procédures élaborées respectivement par les administrations forestières et des collectivités décentralisées relatives aux produits forestiers sont mises en œuvre indépendamment l’une de l’autre ; que l’application des textes de portée nationale est difficile, étant donné que les spécificités régionales ne sont pas prises en compte et que les agents de terrain de disposent pas toujours des textes les plus récents ; que le laisser-aller dans l’exploitation des ressources forestières est favorisé par un désengagement de tous les acteurs dans la prise des responsabilités (Andriambahoaka et Randrianarivelo, 2001). Comment expliquer l’inefficacité du contrôle, la tendance à la multiplication des procédures et le manque de coordination entre autorités parallèles?
Etant donné que la « corruption » revêt plusieurs sens selon les points de vue culturels adoptés, on pourrait d’abord faire l’hypothèse d’une économie morale particulière au contexte malgache. En englobant les différentes sortes de pratiques illégales dans un « complexe de la corruption » (Olivier de Sardan, 1996), cette hypothèse fait non seulement l’économie d’une définition analytique du phénomène, mais aussi de la diversité des points de vue des acteurs partageant une même économie morale. Alternativement, on pourrait expliquer l’inefficacité du contrôle forestier par la culture professionnelle locale du corps administratif qui en a la charge. Mais une culture professionnelle particulière à l’administration forestière existe-t-elle à Madagascar ? N’est-ce pas simplement la structure des opportunités d’allocation qui unit l’administration forestière ? Comme la définition culturelle, la définition socioprofessionnelle de la corruption est normative même si elle insiste plus sur le dysfonctionnement du droit importé que sur les logiques culturelles endogènes. Les définitions normatives explorent des significations, mais elles ne cherchent pas à comprendre les transactions officieuses sous l’angle de leurs fonctions sociales, à comprendre pourquoi « l’esprit de corps » ne détermine pas les conduites routinières des agents forestiers. Pour tenter de répondre à cette question, proposons d’articuler une variante minimaliste de culture professionnelle avec une variante minimaliste de culture commune ou économie morale.
La notion du « complexe de la corruption » gomme la différence entre la corruption au sens strict, la petite corruption et les dérives de l’aide internationale, l’ensemble de ces pratiques illégales étant justifié, du point de vue des acteurs, par une économie morale (Olivier de Sardan, 1996 : 98). La présence de logiques sociales spécifiques (négociation, courtage, cadeau, entraide, prédation, redistribution…), combinées à deux facilitateurs (sur-monétarisation, honte…), ferait que la continuité est impossible à démêler entre la petite délinquance, les dérives des projets de développement et la grande corruption politique. Toutes ces pratiques formeraient le complexe de la corruption qui caractérise « l’Etat africain déliquescent » (Olivier de Sardan, 2000). Le concept d’économie morale n’empêche pas en effet de distinguer petite et grande corruption. Elle permettrait même d’en distinguer une troisième forme liée aux dérives du système de l’aide internationale.
Si on adopte le point de vue de certains acteurs, seules quelques formes de corruption forestière (la « petite » corruption, le dévoiement des projets d’aide) se justifient tandis que d’autres ne se justifient pas. Les abus de fonction autorisant l’agriculture de subsistance ou l’approvisionnement des villes en énergie domestique à bas prix ne rentrent pas dans la catégorie des actes répréhensibles parce que l’application conforme du droit forestier n’y est pas une option réaliste. Des raisons objectives expliquent pourquoi du point de vue des acteurs il ne s’agit pas de corruption. En revanche, il n’existe aucun principe moral qui justifie les abus de fonction d’un ministre des Eaux et Forêts. La preuve en est que les agents forestiers enquêtés tendent à nier l’existence d’allocations abusives de ce type, alors qu’ils justifient les autres formes d’illégalité par un discours sur la pauvreté et la nécessité d’y apporter des régulations, fussent-t-elles para-légales, informelles ou stricto sensu illégales. Là encore des raisons objectives liées à la hiérarchie du commandement au sein de l’administration expliquent cet état de choses ; par exemple, affecter un client à un poste élevé dans l’administration forestière, ou lui attribuer une concession irrégulière, sert directement à produire un bénéfice politique[335].
Le détournement de l’aide internationale constitue du point de vue moral une sorte de « zone grise ». Ceux qui croient dans le bien-fondé de l’aide et de l’expertise étrangères assimilent les pratiques de courtage, les commissions sur les projets, l’adoption de politiques injustifiables au plan éthique dans une logique de captation de la rente, etc., à des formes de corruption. D’autres estiment en revanche que le détournement des financements extérieurs est une stratégie nécessaire pour éviter que des politiques injustifiées soient effectivement mises en œuvre. Les plus nombreux sont ceux qui sont « dupes » des programmes de réforme mise en place avec l’aide internationale, mais cherchent néanmoins à en détourner les moyens à leur profit personnel. L’idée d’économie morale suppose de regarder de près comment différents discours de différents acteurs qualifient différents phénomènes, plutôt que de diluer ces différences dans un complexe africain de la corruption sans autre interrogation. Que les conceptions du bien et du juste soient, dans une certaine mesure, relatives à des significations culturelles ne dispense pas de rechercher les raisons pour lesquelles les acteurs eux-mêmes qualifient certaines conduites d’illégales ou immorales.
Jean-Pierre Olivier de Sardan a récemment modifié ses propos théoriques sur la corruption en Afrique. Le nouveau modèle explore les relations entre des « cultures professionnelles locales », qui seraient spécifiques aux différents services publics (sage-femmes, douaniers…) et une « culture bureaucratique privatisée » commune à l’ensemble des services publics. Ce n’est plus que dans un troisième temps qu’interviennent désormais les logiques culturelles de l’économie morale, après les logiques professionnelles spécifiques et les logiques bureaucratiques générales. Il semble plus pertinent d’analyser le fonctionnement routinier d’un service public à l’aide du concept de « culture professionnelle locale », qui est beaucoup plus précis que celui de « complexe de la corruption ». Selon la définition de l’auteur, une culture professionnelle comporte trois éléments au moins :
a) des « traces » directes des normes et compétences officielles respectives ; b) des traces plus indirectes, en ce qu’elles ont été « adaptées » et « trafiquées », on pourrait dire « détournées »; c) un ensemble de comportements appris sur le tas, autrement dit de normes informelles produites localement, à la fois d’ordre « technique », d’ordre « relationnel » et d’ordre « économique », dont la corruption fait partie (on pourrait ici parler de coping strategies, de « débrouilles ») (Olivier de Sardan, 2001 : 69).
Cette définition répond aux objections qui doivent être adressées à l’hypothèse du complexe de la corruption. En définissant la « culture professionnelle forestière » par les trois éléments précités, on peut distinguer 1) les allocations de monopole abusives dans le cadre de la domanialité, 2) les transferts sociaux réalisés en échange (ou par redistribution) des biens publics détournés et 3) la structure de pouvoir qui tient ensemble allocations abusives et transferts sociaux. La notion d’une « culture bureaucratique privatisée » (que l’on comprendra comme une privatisation/personnalisation d’une action censée être une action publique d’Etat au service de l’intérêt général et non au service d’intérêts particuliers) semble en revanche plus difficile à concilier avec une démarche analytique. A suivre l’auteur, « quels que soient les services publics ou les administrations concernées, un certain nombre de comportements récurrents se manifestent dans la façon de travailler des fonctionnaires et leurs rapports avec les usagers » (Olivier de Sardan, 2001 : 69-70). Les traits récurrents de cette culture bureaucratique sont, la tendance à privilégier quelques-uns ou quelques activités, la « privatisation interne », le clientélisme, l’improductivité, ainsi que la déshumanisation des relations administratives économiques et la sur-personnalisation[336] des relations de pouvoir conférées par la fonction administrative. Par ailleurs, ces termes stigmatisent sans l’expliquer le détournement l’aide internationale par certains groupes ou individus qui croient pourtant souvent sincèrement en son utilité pour le développement.
Même si une culture de la corruption commune à plusieurs services publics contribuait à reproduire les pratiques abusives d’allocation de monopole dans le secteur forestier, ce sont les « transferts sociaux », économiques, politiques et symboliques ainsi réalisés qui justifient ces allocations du point de vue de l’économie morale (Mbembe, 2001 : 46). Or il n’y a aucune raison analytique pour englober tous ces transferts dans une seule « culture bureaucratique privatisée ». Les indicateurs de cette dernière (octroi de privilèges, privatisation, clientélisme…) caractérisent seulement les transferts politiques (grande corruption) et les transferts idéologiques dans la mesure où l’expertise internationale en matière de politiques publiques se trouve complice ou caution de la corruption. Les rapports de pouvoir ne laissent peut-être pas d’autre option aux bailleurs de fonds que d’être complices de la corruption forestière. Mais la notion d’une culture bureaucratique privatisée ne permet pas d’extrapoler davantage que la notion d’une culture professionnelle locale ne le permet.
L’Etat forestier peut apparaître comme une structure de pouvoir traversée, sinon constituée, par des opportunités d’allocation abusives légalement définies. Ainsi on peut se demander si le concept de « culture professionnelle locale » est vraiment indispensable à l’analyse de cette structure d’opportunités caractérisant un secteur particulier d’activités, le secteur forestier avec ses exigences, ses mécanismes, ses régulations et ses tares. Ce ne sont pas les mêmes agents forestiers qui autorisent la conversion agricole et la production de charbon illégales, qui octroient des concessions d’exploitation illégales à leurs clients, qui transigent avec les projets étrangers tout en en « bloquant » les réformes législatives trop radicales. Les cultures professionnelles locales qui caractérisent les différents compartiments de l’administration forestière ne sont pas la cause, mais la conséquence d’opportunités d’allocation inégalement réparties. Le seul trait commun à toutes les catégories de fonctionnaires est l’idéologie du domaine forestier sans laquelle aucun des trois monopoles administratifs exposés n’existerait. Mais au-delà de cette idéologie, il est problématique de postuler une identité professionnelle commune à tous les membres du corps forestier.
Au-delà de la définition légale des monopoles du service forestier, cette idéologie conduit à deux états. D’une part, elle fonde une appartenance commune inculquée aux agents forestiers de tous les échelons (et pourrait ainsi justifier le concept de culture professionnelle locale malgré la différenciation hiérarchique à l’intérieur du service forestier). Les travaux préparatoires de la nouvelle loi forestière de 1997 illustrent le fondement de cette identité commune :
Les périodes de réformes libèrent beaucoup d’initiatives qui ne sont pas toutes des plus heureuses. Il serait peut-être prudent d’inscrire dans la loi que l’administration forestière est animée par des professionnels (cela semble aller de soi mais pourrait être remis en question). On pourrait prévoir des compétences qui ne pourraient être exercées que par des ingénieurs diplômés ou sous leur responsabilité. […]
Il serait bon aussi de prendre garde à ce que les agents locaux ne se trouvent pas soumis à des supérieurs hiérarchiques non forestiers à la faveur de regroupements de services relevant d’administrations complémentaires (par exemple intégration des agents forestiers dans un service local polyvalent de développement rural). Si la coordination locale des administrations doit être recherchée, en revanche la confusion entre agronomes, forestiers et vétérinaires peut conduire à de sérieuses difficultés (RdM, 1995 : 31).
D’autre part, l’idéologie de la domanialité forestière perpétue l’illusion d’une hiérarchie organisationnelle fondée sur le contrôle territorial.
A Madagascar, un effectif réel réduit à 400 forestiers est censé s’occuper de quelques 10 millions d’ha, lesquels sont théoriquement accessibles à une population rurale potentielle évaluée à 8 millions de personnes (soit une densité moyenne de gardiennage d’un forestier pour 20'000 ruraux sur 25'000 ha) (Buttoud, 1995 : 47).
Au-delà de l’insuffisance du personnel technique, la répartition spatiale déséquilibrée du personnel technique conduit à une utilisation inadéquate des ressources humaines disponibles. Pour ne citer qu’un exemple, la superficie des forêts classées par technicien (toutes catégories confondues) varie de 4 ha pour la province d’Antananarivo à 47'136 ha pour Toamasina. Pour la couverture forestière en général, le ratio est respectivement de 11'086 ha pour Antananarivo et 84'000 ha pour Toamasina (Raharison, 2000 : 13). Dans ces conditions, le domaine forestier qui consiste en théorie à administrer des espaces délimités, est réinterprété comme un droit administratif personnalisé s’appliquant aux membres d’une structure hiérarchique dépourvue de tout support territorial. Faute d’ancrage spatial, les capacités personnelles d’allocation et de transfert social du bien public, la proximité relative de chaque individu par rapport au centre du pouvoir, deviennent les éléments structurants du service forestier et les principaux facteurs déterminant de l’allocation ou du refus d’allocation. Tentons de cerner avec un peu plus de précisions cette culture de l’Etat forestier.
Représenté par l’administration des Eaux et Forêts, l’Etat exerce légalement trois monopoles pour gérer le domaine forestier dans l’intérêt général de la nation : punir les infractions à la réglementation forestière, attribuer les droits d’exploiter ou de gérer, redéfinir sa mission et de réorganiser le service public forestier. Punir, attribuer et réorganiser sont les trois modalités légales pour allouer des ressources publiques à la réalisation de l’intérêt général dans le secteur forestier. De la définition légale du domaine forestier s’ensuit un ensemble de possibilités pour allouer des ressources publiques à des fins privées ou particularistes (voir Buttoud, 1995 : 56-69). Les allocations se distinguent quant aux stratégies et justifications mises en œuvre pour détourner (ou infléchir) chacun des trois monopoles de sa fonction initiale, leur seul point commun étant de ne pas se conformer aux modalités légales d’allocation.
La répression des infractions forestières (défrichement, coupe illicite d’arbre, etc.) s’effectue généralement sur le mode de la transaction immédiate, qu’elle soit légale ou non. La loi prévoit deux principales catégories de sanctions en fonction de la gravité du délit, soit la « transaction » entre le contrevenant et l’agent verbalisateur, soit la sanction stricte sous forme d’amende ou d’emprisonnement. Seulement les délits graves sanctionnés par l’emprisonnement ne peuvent faire l’objet de transaction. Dans tous les autres cas, il est possible de convertir une catégorie dans l’autre, la sanction stricte n’étant prononcée que lorsque la transaction échoue. Les « transactions » favorisent plus généralement des arrangements entre le garde-forêt et le paysan qui sont perçus localement comme une forme de négociation a posteriori d’une redevance pour des autorisations exceptionnelles. Ajustées aux ressources du contrevenant, les sanctions réelles sont bien inférieures à celles prévues par la loi et conduisent à une « démocratisation de la répression » (Buttoud 1995 : 62), c’est-à-dire une administration non sélective et égalitaire des amendes. La fréquence des transactions officieuses, lesquelles représentent une part considérable du revenu des fonctionnaires à l’échelon inférieur de l’administration, explique pourquoi les services forestiers africains sont généralement hostiles à des politiques incitatives susceptibles d’assigner à leur personnel un rôle de technicien et non de policier. Suffisamment présent pour percevoir sa dîme, mais pas assez pour dissuader le paysan, le forestier se contente d’effectuer un prélèvement sur le produit généré à travers la dégradation des espaces boisés dont il a la charge (surveillance, contrôle, évaluation…)
A travers ce type d’allocation, le devoir de réprimer les délits et les contraventions est réinterprété comme un droit de tolérer l’infraction. Le transfert social réalisé en contrepartie de l’abus de fonction est la reconnaissance de la production de subsistance ou commerciale dans le cadre de l’économie paysanne. Or nos enquêtes de terrain sur les marchés ruraux de bois énergie à l’Ouest de Madagascar, et sur la colonisation agraire des forêts naturelles de l’Est et du Nord montrent que la « transaction » abusive est, le plus souvent, associée à une procédure coutumière visant à « mettre en règle » le délinquant. L’illégalité n’est d’ailleurs pas la seule option pour y arriver, puisqu’il existe toute une série d’exceptions légales au régime forestier commun. La pratique administrative la plus fréquente ne consiste donc pas à négocier les amendes, mais à réinterpréter des procédures d’octroi de permis de défrichement, d’autorisation de carbonisation et d’anciens permis de coupe de façon à régulariser les pratiques irrégulières avant même qu’ils ne deviennent des infractions. Ces procédures ont toutes un fondement légal, mais elles sont souvent appliquées hors contexte ou après avoir été formellement abrogées. Les autorisations officielles mais irrégulières ne se limitent donc pas aux concessions d’exploitation, où l’on a tendance à les associer avec la corruption. Il s’agit d’une pratique beaucoup plus générale qui s’explique par la nécessité de concilier la fiction importée du domaine forestier avec les réalités économiques du monde rural.
Dans le domaine de l’exploitation forestière, appliquer la réglementation ne se limite pas à surveiller et à dresser des procès-verbaux, mais implique l’intervention du service forestier comme collecteur des diverses redevances d’exploitation et de transport instituées par la réglementation en échange du droit d’exploiter. Le monopole d’attribuer les droits d’exploiter ou de gérer est défini légalement par les dispositions sur l’exploitation forestière, les autorisations de défrichement, permis de coupe, autorisations de carbonisation ou de collecte de produits non ligneux, auxquelles il faut désormais ajouter le transfert de gestion de ressources renouvelables à des associations à des fins de valorisation économique. Comme le souligne G. Buttoud, l’arrangement trouve ici de nouvelles et intéressantes perspectives. Les autorisations se résument toujours à un titre écrit, sous forme d’un « papier » pourvu de plusieurs tampons dont il est possible de monnayer alternativement ou cumulativement l’obtention, les délais nécessaires à l’obtention ou encore une fausse datation (Buttoud, 1995 : 63-64). Les enquêtes menées en 2001 par le CIRAD Forêt et divers partenaires malgaches sur l’organisation de la filière palissandre à partir des ports d’exportation les plus importants (Tamatave, Majunga) constatent que les textes juridiques sont obsolètes au regard de l’évolution des marchés (Andriambanona, Isle de Beauchaine et al., 2001 ; ESSA-Forêts, 2000). Les procédures sont trop longues et trop opaques pour que les arrangements informels ne trouvent pas leur pleine efficacité. Parmi les problèmes relevés dans la province de Majunga, on peut citer
« l’ignorance des fokontany [quartier] et communes sur les permis authentiques ; l’empiètement des lots d’exploitation ; la présence d’autorisations d’exploitation parachutées sans avis des communes et des fokontany ; la présence d’autorisations d’exploitation délivrées par des chefs de DIREF [service forestier provincial] hors de leur zone de responsabilité » (Andriambahoaka et Randrianarivelo, 2001 : 18).
Les monographies de filière précitées distinguent entre des arrangements relevant d’un circuit parallèle, qui calque strictement son organisation sur le circuit légal, et ceux relevant d’un circuit clandestin, qui fonctionne en marge de tout cadre juridique, administratif et fiscal. La conclusion de ces enquêtes est que, d’une part, l’administration forestière cautionne le circuit parallèle et, d’autre part, les deux circuits légal et parallèle servent ensemble de «paravent» au circuit clandestin. A mesure que l’on se rapproche de l’aval de la filière, l’origine du produit devient de plus en plus difficile à discerner. L’origine illégale du palissandre est « maquillée » en aval de la filière, étant donné que le produit peut intégrer le circuit légal à tout moment avant d’arriver au port d’exportation (Andriambanona, Isle de Beauchaine et al., 2001 : 47).
Lorsque le droit d’exploiter ou de gérer est attribué hors des procédures réglementaires, l’allocation abusive de la ressource publique consiste, comme dans le cas de figure précédent, dans la somme illégalement perçue par le fonctionnaire. Mais ici le bien visé en échange de l’allocation est ce que les exploitants forestiers appellent la « concurrence déloyale », c’est-à-dire le privilège que représente l’autorisation illégale par rapport à l’autorisation réglementaire, au-delà de l’activité illégale. Ce privilège ne se limite pas à l’aspect économique de l’activité illégale, mais il vise en premier lieu à produire de l’allégeance de la part des bénéficiaires envers ceux qui attribuent le privilège. C’est dans la mesure où ces transactions ont une fonction politique détachée de leur fonction économique, où elles convertissent le monopole de gérer une ressource économique en un monopole de privilégier des « clients » au détriment d’autres acteurs, qu’il fait sens de les qualifier de « corrompues ».
Ne rentrent pas dans une définition morale de la corruption les autorisations abusives mais non sélectives des activités de l’économie paysanne. Etant donné la nécessité d’approvisionner la masse urbaine pauvre en combustibles ligneux à bas prix, il convient politiquement de ne pas restreindre l’exploitation aux seules zones autorisées, trop peu nombreuses, et de tolérer l’exploitation illégale. Mais la fonction politique des « transactions » sur les amendes et des autorisations données aux agriculteurs et charbonniers ne peut être distinguée de leur fonction économique, contrairement aux autorisations de transport abusives dont bénéficient les intermédiaires. Les ententes entre fonctionnaires et négociants urbains rendent impossible la hausse des prix du charbon qui pourrait résulter d’une situation de libre concurrence. Une autre conséquence de la collusion à ce niveau est d’empêcher la perception de l’impôt et donc des investissements publics dans le renouvellement de la ressource. Tous ces facteurs concourent à maintenir les prix du bois énergie trop bas pour justifier des comportements productivistes de la part des charbonniers ruraux. Dans la mesure où le bénéfice net immédiat de chaque opération dans ce système d’interactions reste positif, la ressource est exploitée comme une ressource non renouvelable (Buttoud, 1995 : 62-69).
La logique qui préside à l’exploitation du bois d’œuvre à Madagascar ne diffère pas fondamentalement de celle de la filière bois énergie. L’aval de la filière domine partout l’amont. Les exploitants, qui sont souvent dans une situation financière précaire, n’ont qu’un faible poids sur la filière, tandis que les transformateurs et les exportateurs occupent une position dominante (Andriambanona, Isle de Beauchaine et al. 2001 ; ESSA-Forêts, 2000). A la différence des grands pays forestiers de l’Afrique équatoriale, les occasions d’exploitation illégale de bois tropicaux – principalement motivée par des considérations politiques et donnant lieu à la perception de sommes importantes par les clients et patrons du régime – seraient-elles introuvables à Madagascar ?
Le contenu du monopole de réorganiser le service public est légalement circonscrit par l’énoncé de politique forestière de 1997, la nouvelle mission du service étant de généraliser l’aménagement à l’ensemble des forêts de l’Etat et de transférer par contrat des responsabilités à la société civile. Le transfert des responsabilités à la société civile est l’une des justifications programmatiques de l’aide aux secteurs environnemental, forestier et du développement rural, au même titre que la conservation de la biodiversité. Les membres du corps forestiers jouent un rôle de « courtiers du développement » dans la réorganisation interne du service. Du moment où les programmes d’aide internationale ne consistent plus seulement à financer des interventions locales de développement, mais à réformer l’Etat (méthodes et actions publiques, régimes de droit public), la notion de courtage s’applique potentiellement à l’ensemble de la fonction publique[337].
Depuis la promulgation de la loi sur le transfert de gestion des ressources renouvelables en 1996, quelques centaines de contrats ont été signés entre des associations villageoises et l’administration forestière sur financement extérieur, mais il n’existe à ce jour aucun contrat de gestion qui ait été élaboré à l’initiative propre des bénéficiaires ou de l’administration forestière. En collaborant à l’application de cette loi dans le cadre des projets d’aide, le service forestier a pu sécuriser un certain nombre d’avantages offerts par les nombreux projets d’aide qui souhaitent engager leurs fonds pour la gestion communautaire. Mais il n’est pas le seul « courtier » pour mettre en relation bailleurs de fonds et populations locales. Il existe des opérateurs spécialisés dans la préparation de contrats de gestion communautaire et qui sont capables d’offrir un service plus efficace que l’administration forestière[338]. La réorganisation du service forestier en fonction des priorités de l’aide internationale est devenue plus explicite depuis que la Banque mondiale conditionne le financement de l’administration forestière dans le cadre du troisième programme environnemental par la création d’une Agence nationale de gestion des forêts. L’objectif est de créer une nouvelle « structure d’appui » à l’administration forestière sous contrôle des bailleurs plutôt qu’une autorité administrative indépendante conçue sur le modèle d’un Office national des forêts qui remplacerait définitivement l’administration forestière en assumant les fonctions qui sont actuellement les siennes.
En réorientant son fonctionnement routinier aux niveaux local, provincial et central pour bénéficier des financements extérieurs, l’administration forestière ne renonce ni aux monopoles dont elle bénéficie légalement ni aux privilèges conférées par les abus de ces monopoles. A la demande des clientèles respectives, le devoir de réprimer les infractions et de punir les contrevenants est réinterprété comme un droit de taxer les économies rurales, le devoir de gérer la production de bois comme un droit de privilégier les négociants urbains, et le devoir de fournir un service public efficace comme un droit d’abandonner la réforme administrative aux « projets-pilote », faute de pouvoir la monnayer. Loin d’annoncer la fin de « l’Etat forestier », ces réinterprétations concourent au contraire à maintenir son unité, car elles supposent que le monopole légitime sur le domaine soit dans chaque cas revendiqué avec succès par l’administration. La dissociation fonctionnelle des espaces forestier et agraire, qui fonde cette revendication dans l’imaginaire du forestier, n’a certes pas de réalité extérieure dans la mesure où les pratiques administratives sus évoquées en interdisent la traduction dans l’étendue physique. Il n’empêche que plus les forestiers s’accommodent des pouvoirs fonciers réels en transigeant dans l’informel, et moins les processus de légitimation du domaine échappent à leur emprise. La reconnaissance contractuelle du droit coutumier revêt dans ces conditions un caractère paradoxal, à défaut de rupture avec le mode colonial de gestion forestière. Plus les services étatiques monopolisent le pouvoir légitime dans l’intérêt de leurs clientèles, et moins le transfert de compétences administratives et fiscales à des instances villageoises et communales répond à une demande sociale. De cette manière, la fiction unitaire du domaine colonial reste structurante pour un « secteur » dont l’organisation effective obéit à une logique fondamentalement différente.
L’analyse des mécanismes institutionnels à travers lesquels les Etats coopèrent pour résoudre certains problèmes publics mondiaux est un des thèmes majeurs de la théorie récente des relations internationales. En situation d’interdépendance complexe, les Etats ne peuvent plus être considérés uniquement comme des acteurs unitaires mobilisant leurs ressources en vue de la maximisation de l’intérêt national. Selon les circonstances et les domaines concernés ils ont des intérêts variables et potentiellement contradictoires (Hufty, 2001). Les théoriciens ont observé dans ce contexte des arrangements institutionnels internationaux appelés « régimes internationaux » et couramment définis comme des « ensembles implicites ou explicites de principes, normes, règles et procédures de décision autour desquels convergent les attentes des acteurs dans un domaine particulier des relations internationales » (Krasner, 1982 : 185). Les travaux sur les régimes internationaux ont intégré dans l’analyse des relations internationales des acteurs dont l’existence n’apparaissait pas immédiatement en démontrant que leurs actes possèdent une unité saisissable ainsi que des pratiques telles que celle des « réseaux internationaux » qui avaient jusqu’alors échappé à l’analyse (Hufty et Muttenzer, 2002 : 295).
Les débats sur les régimes internationaux concernent avant tout le degré d’efficacité de ces institutions intermédiaires pour infléchir le cours d’action adopté par les Etat et seulement dans une moindre mesure sur leur origine ou genèse. L’ethnographie du droit coutumier adopte la perspective inverse. Plutôt que d’attribuer a priori la formation des politiques environnementales en Afrique à une volonté internationale, nous avons tenté de montrer combien les mécanismes d’importation de normes et principes d’une société vers une autre sont sélectifs et reproduisent des mondes cognitifs irréductibles. Dans ce dernier chapitre nous allons tenter de naviguer entre les deux perspectives en observant les effets que le dualisme du droit interne d’un pays comme Madagascar induit sur le plan des relations internationales.
En insistant sur les intérêts et positions de pouvoir des acteurs du système international, les deux principaux courants d’analyse des régimes internationaux se placent dans une « logique des conséquences » (March et Olsen, 1998 : 949-50) : les institutions sont censées refléter les choix qui résultent d’un calcul d’utilité des acteurs du système international. Le courant néo-institutionnaliste intègre en partie les dimensions structurelles et cognitives dans son modèle analytique des jeux à somme positive (où tous les acteurs gagnent en coopérant) en opérant avec les idées de dépendance de sentier et de réduction des coûts d’organisation (Keohane, 1982 : 161-170). Dans le courant néoréaliste fondé sur le modèle analytique du jeu à somme nulle (où chaque acteur poursuit des gains relatifs), c’est la notion d’une « structure de pouvoir sous-jacente » (Oran Young, 1982 : 108) qui permet dans une certaine mesure de tenir compte des cadres d’interprétation dominants. Reste que les structures sociales en fonction desquelles les acteurs ordonnent leurs préférences et prennent leurs décisions politiques sont considérées par ces deux courants comme un phénomène secondaire par rapport à la logique du choix rationnel.
Par contraste avec la théorie des régimes internationaux, la sociologie politique internationale et l’approche néo-gramscienne des relations internationales postule que les acteurs adoptent une « logique d’adéquation normative » (March et Olsen, 1998 : 951). L’institution de la souveraineté internationale des Etats doit elle-même être traitée comme un régime particulier. Les facteurs cognitifs et culturels ne constituent alors plus une simple variable intermédiaire qui peut peser sur le choix des acteurs du système international, mais ils deviennent constitutifs de ce système ainsi que des choix qui s’effectuent en son sein. L’analyse des structures cognitives implique notamment pour le courant néo-marxiste et gramscien une critique des idéologies internationales (Cox, 1983 : 133). La coopération entre acteurs internationaux pour résoudre des problèmes publics environnementaux à l’échelle mondiale serait prédéterminée par une idéologie dominante, qui laisserait peu de latitude aux gouvernements des pays dépendants pour développer des solutions authentiques à leurs problèmes publics tels que les problèmes environnementaux.
Les résultats empiriques de l’ethnographie des droits fonciers exposés dans les chapitres précédents suggèrent que le rôle des structures cognitives hégémoniques est effectivement sous-estimé par les analyses néo-institutionnalistes ou néoréalistes des régimes internationaux. Pour autant l’ethnographie des droits ne corrobore pas forcément l’hypothèse d’un « néo-colonialisme vert à Madagascar » (Hufty, Chollet et Razakamanantsoa, 1997). Le transfert récent des politiques foncières et forestières dans le cadre de la coopération internationale au développement implique certes des mécanismes de domination qui empêche les Malgaches de prendre leurs propres décisions pour résoudre les problèmes environnementaux. Mais la réinterprétation des normes environnementales importées répond aussi à une stratégie efficace pour échapper à une domination néocoloniale plus pernicieuse, qui priverait de leur subsistance des populations rurales dépendantes de la forêt tropicale.
Une approche des relations internationales en termes de scénarios cognitifs nous semble mieux pouvoir rendre compte de la configuration postcoloniale. Dans cette approche, des normes et institutions internationales sont omniprésentes, multiples et potentiellement contradictoires. Elles préexistent au choix des acteurs du système international plutôt que de les refléter. Les acteurs choisissent parmi une série de scénarios cognitifs disponibles en essayant d’inscrire leurs objectifs dans un régime adéquat, c’est-à-dire dans un ensemble déjà existant de principes, normes, règles et procédures compatibles avec les objectifs qu’ils poursuivent. Une approche théorique fondée sur les scénarios cognitifs permet d’expliquer pourquoi certaines normes et principes internationaux persistent sans changements majeurs à travers le temps bien qu’ils soient assez peu effectifs.
Dans l’hypothèse des scénarios cognitifs, les pratiques peuvent ne pas être consistantes avec un scénario particulier, avec un ensemble de normes, principes, règles et procédures appelé « régime international ». Le découplage entre la construction des cadres d’interprétation et la négociation du compromis politique peut avoir plusieurs raisons. Tout d’abord, dans une situation concrète il peut ne pas être évident lequel parmi plusieurs scénarios normatifs concurrents, telle que la conservation des espèces endémiques rares ou la sécurisation foncière et alimentaire à base des ressources forestières, est plus avantageux pour l’acteur confronté à un tel choix. Ensuite, l’impossibilité politique de sanctionner efficacement les promesses concernant la conservation de la nature faites par les élites politiques des dépendants constitue une invitation aux passagers clandestins. Enfin, il se peut certains acteurs adoptent pour le besoin de leur légitimation sur le plan international certains scénarios cognitifs peu adaptés aux circonstances concrètes du monde réel.
L’une des caractéristiques des régimes internationaux dans le domaine environnemental est que les promoteurs de ces régimes supposent que les Etats, y compris les Etat jeunes issus du système colonial, ont la capacité, la légitimité interne et la volonté politique de gérer toutes les ressources naturelles comprises dans leurs frontières territoriales (Peluso, 1993 : 46). Mais les Etats postcoloniaux légalement souverains n’exercent pas toujours leur souveraineté empirique conformément aux engagements d’acteurs autonomes du système international postcolonial, soit parce qu’il leur manque les moyens matériels et financiers, soit parce qu’ils poursuivent d’autres objectifs à côté de ceux qu’ils affichent sur la scène internationale. Cela ne signifie pas que le rôle des régimes internationaux est négligeable dans l’analyse des pratiques administratives postcoloniales, mais implique plutôt de considérer ces régimes comme une idéologie politique à laquelle les gouvernants se réfèrent dans certaines circonstances.
Dès les années 1970 les anthropologues du droit ont montré que les sciences sociales étaient mal servies par un modèle qui expliquait la relation entre les règles juridiques et l’ordre social en termes de conformité ou de déviance, comme s’il existait des ensembles de règles distincts, clairement définis, entièrement indépendants de l’ordre social et sans ambiguïtés et contradictions internes. Pour S. F. Moore, “the social reality is a peculiar mix of action congruent with rules (and there may be numerous conflicting or competing rule-orders) and other action that is choice-making, discretionary, manipulative” (Moore, 1978: 3). Les choix et manipulations de règles juridiques ne sont pas uniquement le fait des parties en situation de litige, mais caractérisent aussi les pratiques des autorités qui tranchent et qui se réfèrent à des normes et à des idéologies normatives dans d’autres contextes que le procès judiciaire. La place des énoncés moralisants des responsables politiques est tout aussi importante pour comprendre la relation entre règles et pratiques juridiques que les stratégies déployés devant les tribunaux. L’organisation de l’autorité et sa relation aux représentations d’idées normatives constituent une pièce centrale de la définition, présentation et mise en œuvre du droit (Moore, 2001 : 8).
A suivre la théorie des régimes, la gouvernance internationale des problèmes environnementaux occuperait la place laissée « vide » suite à l’échec des politiques forestières répressives des Etats colonial et postcolonial. Or le problème de la gestion des ressources naturelles s’est posé depuis fort longtemps à Madagascar. Les premières mesures de conservation remontent au temps des royaumes malgaches. Elles se développeront sous le régime post-colonial et seront systématisées dès les années 1980 sous l'impulsion des organisations internationales de conservation et d'aide au développement. La place que cherche désormais à occuper cette « gouvernance environnementale » n’a pas pu être laissée vide parce qu’elle est depuis longtemps occupée par un droit qui ne se confond pas avec un ensemble de commandements du souverain, mais qui renvoie à différentes représentations de la relation entre gouvernants et gouvernés. Il y a par exemple l’idéologie normative productiviste des formations étatiques précoloniales fondées sur la riziculture irriguée, une espèce de « royaume hydraulique » ou de « mode de production asiatique ». Dans une période plus récente, cette idéologie productiviste fut utilisée par l’élite postcoloniale pour justifier le défrichement des terres forestières par les populations paysannes en termes d’autosuffisance alimentaire et de développement national.
Au cours du 19ème siècle, le royaume tananarivien étend son influence aux trois quarts du territoire malgache en s'appuyant sur une organisation interne très structurée et des actions diplomatiques ou militaires. Il repose sur la riziculture irriguée. Mais les terres cultivables sont en nombre limité et il faut aménager les plaines marécageuses à l’aide d’une main-d’œuvre considérable. Pour libérer cette main d’œuvre et passer d’un mode de production à un autre, les rois successifs élaborent des réglementations qui interdisent de brûler la forêt et imposent de sévères restrictions à la coupe de bois. Les pénalités vont jusqu'à l'exécution des contrevenants. Toutefois, loin d’imposer par le haut une première politique de conservation de la nature[339], l’apport du productivisme précolonial réside plutôt dans la « pédagogie » (Raison Jourde, 1985) d’un ordre politique négocié entre le souverain et le peuple où l’allégeance des sujets est échangée contre le don d’une terre à chacun d’entre eux pour se nourrir :
Je vous rappelle, Merina, que le sol de ce pays m’appartient, ainsi que le pouvoir, je vais donc distribuer des terres, n’ayant ni assez de bœufs ni assez d’argent pour vous les donner. […] Je n’ai pas, moi, souverain, la possibilité de me livrer à des mesurages de riz, ni ne puis davantage me rendre auprès de chacun de vous pour m’assurer qu’il ne manque de rien. Je vous établis donc à l’origine des sources, dans les terres irriguées dont je suis le seul maître, afin que vous y trouviez les moyens de vous nourrir et la force de me servir (discours du roi Andrianampoinimerina cité par Condominas, 1961 : 52)
Quand le roi se déclare seul maître du sol, il ne fait que transposer sur le souverain un droit éminent morcelé jusque-là entre la multitude des fokonolona qui composaient le pays (Condominas, 1961 : 30). Mais la propriété foncière des souverains précoloniaux même les plus interventionnistes ne se confond pas avec une domanialité au sens colonial. Elle projette simplement l’ancienne propriété commune des groupes territoriaux sur une autorité politique désormais perçue comme constitutive des communautés locales[340].
La lutte contre l’érosion des sols est une préoccupation technocratique spécifique à l’Etat colonial et postcolonial même si le colonisateur la considère lui aussi comme un objectif secondaire par rapport à l’objectif de contrôle territorial et fiscal. Le régime colonial dote le territoire d'une administration centralisée, à l'image de la métropole. Il intensifie et diversifie la production agricole par l'intermédiaire d'un service d'encadrement technique et l'installation de colons cultivateurs. Il introduit les cultures de rente (girofle, café, vanille, poivre) et organise la riziculture irriguée à grande échelle. Les forêts et les terres sans propriétaire reconnu sont décrétées propriété domaniale de l'Etat en 1926. Les premiers inventaires systématiques de la faune et de la flore sont réalisés par une communauté scientifique consciente de l’intérêt biologique de ce pays qualifié de « paradis du naturaliste ». Une législation et un service forestier sont mis en place, délimitant un premier réseau d'aires protégées en dehors des zones de colonisation en 1927.
French scientists who recognized Madagascar's worldwide scientific importance, urged the colonial government to set aside pure wilderness reserves. They established twelve « integral » reserves designed to preserve the endemic flora and fauna as well as two national parks open for general enjoyment. No infrastructure or upkeep was planned, since the reserves were chosen as remote, untouched areas, protected by their isolation (Jolly, 1989: 208, cité par Hufty et Muttenzer, 2002: 283).
Dans le même temps, les ressources naturelles sont exploitées intensivement pour satisfaire les besoins de la colonie. Certaines espèces utiles sont surexploitées au point de disparaître, par exemple les essences à caoutchouc. Selon Boiteau (1982), sur 12 millions d'hectares de forêts exploitables au moment de la conquête, un tiers est détruit en l'espace de 50 ans, que ce soit pour le fonctionnement des chemins de fer ou l'exploitation commerciale des bois précieux. Dans les régions mises en exploitation, les services coloniaux tentent de limiter les feux de brousse et imposent des campagnes de reboisement obligatoires, basées sur l'eucalyptus ou le pin. Par contre, sur les fronts forestiers, les exploitants incitent les travailleurs à défricher et mettre en culture les zones boisées dont les essences précieuses ont été récoltées. Cet arrangement leur permet de maintenir les salaires très bas. Le défrichement à grande échelle est donc une conséquence directe de l'économie coloniale (Hufty et Muttenzer, 2002 : 283). Face à cette « économie de la délinquance » (Fremigacci, 1998) dont les effets néfastes sur le milieu naturel furent dénoncés dès les années 1920 par les techniciens de la métropole en poste Madagascar, la conservation de la nature offre une justification plus respectable de l’ordre imposé par colonisateur et que dénote le terme « Etat forestier ». Elle repose sur l’accès inégal à l’appareil d’Etat et au droit bureaucratique et établit une division nette entre les gouvernants dont le rôle est d’appliquer des règles incontestables et validées de façon quasi transcendantale par un savoir importé d’outre-mer, et les gouvernés dont le rôle est de se conformer à ces règles.
Suite à la décolonisation, le régime de la 1ère République (1960-72) poursuit d’abord la politique coloniale. L’Etat, recevant une forte contribution de la France, maintient son réseau d'encadrement technique rural. Une importante bourgeoisie nationale se développe en s'appuyant sur le surplus agricole, l'impôt per capita et l'aide française. Le niveau de scolarisation est alors un des plus élevé d'Afrique. Le régime révolutionnaire qui s'installe en 1975, qualifié de 2ème République, cherche à rompre avec l'ordre néo-colonial et à moderniser la société suivant une variante malgache du socialisme africain, mais il se heurte rapidement aux limites de la réalité économique mondiale que l'aide des pays du bloc socialiste ne suffit pas à dépasser. Il doit s'endetter à l'extérieur pour équilibrer ses comptes, ce qui l'oblige à prendre des mesures d'ajustement structurel dès 1980. Les nombreuses tentatives infructueuses pour redresser les comptes approfondissent la dépendance financière envers les agences financières internationales et les organisations de coopération bilatérale. Parallèlement, les capacités d'action de l'Etat dans l'encadrement technique du monde rural s'affaiblissent. Le service forestier perd moyens et influence : les reboisements, impopulaires, se réduisent, la surveillance des feux de brousse, des cultures sur brûlis et des aires protégées se relâche. De surcroît, le contrôle des prix internes du riz, destiné à alimenter à bon marché les populations urbaines, pousse les paysans à limiter leur production. Madagascar perd son autosuffisance en riz et doit en importer. La baisse marquée du niveau de vie conduit le pays à une crise généralisée, qui culminera en 1991 dans l'instauration d'une 3ème République, la démocratisation politique formelle et l'adoption du modèle économique libéral (Hufty et Muttenzer, 2002 : 284).
Malgré les changements d’idéologie politiques, l'Etat postcolonial a maintenu son monopole légal sur la gestion des terres domaniales et des ressources naturelles. Les prétentions monopolistes de l’Etat reposent sur la représentation de la forêt comme un espace spécifique et séparé de l’espace agricole. La dissociation de la forêt des systèmes agraires est la conséquence d’une élaboration conceptuelle des nouveaux modes d’utilisation des ressources ligneuses apparues en Europe aux 19ème siècle sous l’effet de la révolution industrielle. Elle s’est accompagnée de l’émergence d’un corps d’Etat, l’administration des Eaux et Forêts qui a légitimé sa pratique à travers une science forestière présentée comme indispensable à une utilisation « rationnelle » des espaces boisés. Le colonisateur a ensuite transposé ce modèle dans « des pays où cette coupure entre forêt et espace rural n’était pas réalisée, voire même entamée » (Karsenty, 1996 : 104).
La situation actuelle de la forêt malgache est de ce fait comparable à celle des pays européens d’avant la révolution industrielle, avec un dispositif administratif visant à limiter les empiètements des riverains en contrôlant leurs droits d’usage. Mais l’application consistante de ce type de mesures gouvernementales s’est avérée impossible dès les débuts de la période coloniale et le seul consensus politique viable a été un régime d’exception où les populations locales développent des modes spécifiques de gestion communautaire qui incluent des arrangements coutumiers avec les fonctionnaires locaux. La conception coutumière de la communauté locale inclut ces fonctionnaires et facilite les entendements concernant les défrichements, les prélèvements non autorisés et l’occupation irrégulière de terres domaniales. Bien qu’ils utilisent les formes du droit étatique moderne, ces arrangements locaux se justifient à travers les notions coutumières d’ancestralité et de bon voisinage des groupes de descendants qui composent le groupe territorial. L’apport de la période postcoloniale réside ainsi dans une démultiplication des représentations hiérarchiques qui fondent l’ordre spontané de la communauté politique. Les modes d’action administrative peuvent aller d’une reconnaissance de l’ancestralité par défaut à la « coupure » qui caractérise le fonctionnement des projets pilotes, en passant par le clientélisme et la captation de rentes à partir des trois monopoles domaniaux (punir, attribuer, réorganiser…).
Dans ce type d’ordre spontané, les trois idéologies normatives (productiviste, technocratique et ancestrale) coexistent et peuvent être utilisées parallèlement en fonction des contraintes et contingences de la situation. A chacune des trois idéologies normatives correspond un rôle pouvant être assumé par les individus impliqués dans les systèmes d’activité autonomes de l’économie paysanne et informelle. La participation dans plusieurs de ces champs sociaux implique de choisir stratégiquement ses identités normatives et scénarios de conduites respectives. Les scénarios sont des schémas classificatoires, des modèles cognitifs qui ordonnent les perceptions du monde extérieur et social et suggèrent une conduite appropriée. Ils peuvent ou non être suivis dans la pratique. Ils peuvent être fortement contraignants ou constituer des invitations à l’hypocrisie. Quoi qu’il en soit, ce sont les identités normatives plutôt que les normes elles-mêmes qui influencent l’action. Les acteurs individuels et collectifs sont souvent incertains quant au cours d’action à suivre et ils recherchent un modèle de conduite approprié (Krasner, 1999 : 63).
Dans le discours officiel, l’opposition loi/coutume est un « référent dualiste à fonction unitariste » (Etienne Le Roy, communication personnelle, juillet 2000). Le dualisme soumet le droit coutumier à la règle domaniale considérée comme supérieure, tout en permettant à l’Etat de s’accommoder de pratiques communautaires qui contredisent son discours officiel. Pour le discours populaire, l’opposition loi/coutume est un référent syncrétique à fonction dualiste. A l’inverse de la conception précédente, l’imposition étatique du droit forestier est ici considérée comme une option parmi d’autres de type négocié ou consensuel. Le dualisme soumet la règle domaniale au droit coutumier tout en la conservant pour les cas où l’Etat utilise son monopole de la violence pour la faire appliquer[341]. Or, les occasions où l’administration postcoloniale est disposée à mobiliser la violence se font de plus en plus rares et on assiste au dédoublement, non pas des dispositifs législatifs mais des référentiels de politique publique suivant des idéologies opposées, l’une pour les relations internationales, l’autre pour les rapports domestiques[342].
Dans leur discours populistes radiodiffusés, les nouveaux dirigeants malgaches énoncent ainsi des « politiques parallèles » en continuité avec l’idéologie plus égalitaire et productiviste des rois précoloniaux, qui démentent le dirigisme de la législation domaniale héritée de la colonie. Ce nouveau dualisme officiel s’éloigne du dualisme colonial, qui occultait la concurrence entre loi et coutume et donc le syncrétisme des pratiques par un dédoublement du système légal, pour se rapprocher des réinterprétations populaires qui jouaient depuis longtemps sur cette concurrence. Il est dualiste seulement dans sa forme, mais syncrétique en substance. La décolonisation du système domanial ne se caractérise pas par l’effondrement du monopole étatique de la violence légitime, qui n’est pas directement en cause, mais par une évolution des idéologies qui en justifient l’application aux rapports entre le public et ses représentants dans le domaine des politiques foncières. Par une inversion des deux étages de l’économie coloniale – une minorité d’entrepreneurs vivant sur le dos d’une économie paysanne exclue du système politique – l’Etat forestier désormais mis entre parenthèses communautaristes dans l’ordre intérieur, est extériorisé, puis monnayé, dans les relations extérieures aux bailleurs de fonds internationaux.
Les recherches en relations internationales n’ont pas réussi à dépasser les cadres de pensée traditionnels pour faire de la « gouvernance » un outil d’analyse spécifique pour des problématiques nouvelles. Soit la gouvernance est présentée comme un ensemble de règles ou procédures et fait double emploi avec la théorie des régimes, soit elle est décrite à travers des fonctions remplies depuis des décennies par l’activité multilatérale (G7, G5, Banque mondiale) et fait double emploi avec le multilatéralisme (Smouts, 1998 : 86). A suivre M.-Cl. Smouts, les relations internationales devraient plutôt s’inspirer de l’analyse des politiques publiques où le terme « gouvernance » désigne des processus mouvants, en constante redéfinition et inclusifs de nouvelles catégories d’acteurs. Or, si la gouvernance ainsi définie est, comme nous l’avons constaté au chapitre 2, une nouvelle justification idéologique du droit coutumier des Etats africains, elle ne saurait constituer un outil d’analyse pour une problématique tout à fait nouvelle. Comme le droit coutumier, la « gouvernance » se caractérise par un découplage des fonctions normative et cognitive dans la formation des politiques publiques (Muller, 2000 : 205). Tandis que l’Etat conserve, théoriquement, la fonction normative grâce à son monopole sur le domaine forestier, la fonction cognitive tend à lui échapper pour se retirer dans des mondes non contemporains : le monde des décideurs formé par une coalition de différentes communautés épistémiques d’une part, celui des destinataires formé par une économie morale du secteur informel d’autre part.
En examinant les politiques malgaches relatives à la diversité biologique et aux forêts en particulier, on constate des parallèles étonnants avec la gouvernance environnementale d’autres pays d’Afrique subsaharienne. Comme ailleurs sous les tropiques, la diversité biologique y est liée aux forêts naturelles. Les écosystèmes forestiers tropicaux ont fait l’objet d’une attention de la communauté internationale bien avant la Conférence de Rio de 1992 et l’adoption d’une Convention internationale sur la diversité biologique. Les principes de conservation de la diversité des espèces et écosystèmes, de réglementation de l’accès aux ressources génétiques et du partage des bénéfices tirées de leur exploitation avaient été explicitement reconnus par la Charte de l’environnement malgache, adoptée suite à la mise en place entre 1988 et 1990 d’un Plan national d’action environnemental sous l’initiative des bailleurs de fonds internationaux. Il en est de même pour le principe d’une mise sous aménagement à grande échelle des espaces forestiers préconisées par des organismes comme l’IUCN et le WWF, qui insistaient dès la fin des années 1980 sur la nécessité de dresser dans chaque pays des inventaires des ressources forestières en vue de créer un domaine permanent légalement constitué de forêts naturelles ou modifiées. Ces domaines permanents devant être préservés de la dégradation avec la participation des communautés locales dans une perspective de gestion durable.
Un deuxième parallèle avec d’autres pays africains est que la formation et la mise en œuvre des normes du « régime international de la biodiversité » (Hufty, 2001 : 19-23) suit à Madagascar des modalités caractéristiques de l’aide internationale au développement. Au même titre que d’autres domaines de la coopération entre donateurs et receveurs d’aide internationale la production de normes en matière environnementale fait l’objet du mécanisme de la conditionnalité. Les Etats receveurs d’aide ont concédé un droit de regard international sur leurs ressources forestières, et donc une perte partielle de souveraineté, contre des moyens financiers supplémentaires pour le développement. A Madagascar, ce droit de regard s’exerce au jour le jour à travers les négociations concernant le financement et les objectifs opérationnels du Plan d’action environnemental (PAE), qui ont fait émerger au long des années 1990 une configuration d’acteurs plus ou moins stable au sein de laquelle des membres sélectionnés pour leur expertise sur des questions spécifiques partagent certaines ressources et contribuent à la production d’un output commun[343]. Les analyses du PAE qui suivent reprennent sauf mises à jour et ajouts de certains passages, celles proposées dans une publication en commun parue en 2002 (Hufty et Muttenzer, 2002 : 286-290).
Conscients de l’intérêt biologique de Madagascar et des problèmes environnementaux qu’il connaît, la World Conservation Union (IUCN) et le World Wide Fund for Nature (WWF) développent leurs activités dans ce pays à partir de 1980, lorsque que le président Didier Ratsiraka accepte, non sans réticence, la création d’une antenne malgache du WWF International[344]. Sa présence va catalyser les activités de protection des sols et des forêts initiées par les organisations de coopération bilatérales et permettre un recensement à plus large échelle des spécificités écologiques de l'île, en particulier de ses aires protégées (Nicoll et Langrand, 1989). Ce document a eu une influence majeure sur la stratégie de la biodiversité malgache, qui a repris presque intégralement les actions prioritaires qu'il propose.
Alerté par ces organisations au sujet des conséquences de la dégradation de l'environnement, le gouvernement malgache adopte en 1984 la Stratégie nationale de conservation pour le développement. Il organise l'année suivante une conférence internationale destinée à préparer un programme environnemental national (Falloux et Talbot, 1992). Appuyés par les bailleurs de fonds, ces travaux conduisent en 1988 à la formulation du Plan d'action environnemental, sanctionné par la loi 90-033 comme la « Charte de l'environnement malagasy » (RdM, 1988 ; 1990). Madagascar devient, deux ans avant Rio, un des premiers Etats africains à mettre en oeuvre un Plan d’action environnemental (PAE). Dans son premier Rapport national sur la Convention sur la diversité biologique, le gouvernement malgache reprend largement la programmation du PAE (RdM, 1998a). Prévu à l’origine sur 15 ans, le PAE est divisé en trois programmes environnementaux de cinq ans. L'objectif de sa première phase de cinq ans (1991-95), le Programme Environnemental 1 (PE1), est de mettre en place une structure opérationnelle (création ou renforcement d'institutions spécialisées, réalisation d'études préalables, recrutement et formation de personnel) et d'entreprendre les actions de conservation les plus urgentes.
Le PE1 se voit doté de 187 millions USD, un montant qui représente entre 5 et 10% du budget annuel de l'Etat, dont 181 millions de dons et 36 millions USD de prêts (IDA et USAID). De cette somme, 150 millions ont été effectivement décaissés (World Bank 1996b). La part du gouvernement malgache s'est élevée à environ 8% du total décaissé. Il comporte sept programmes prioritaires suivant l’importance des attributions financières : création ou renforcement d'un réseau d'institutions spécialisées, protection de la diversité biologique, conservation des sols, restructuration de la gestion forestière, cartographie du territoire, sécurisation foncière, recherche et gestion des milieux marins (World Bank 1996b). Le programme « diversité biologique » recueille 32% des financements et le programme « forêts » 28%, soit ensemble 60% des fonds, comparé à 20% pour la coordination du programme et 20% pour les autres programmes. De plus, ces autres programmes (coordination et recherche, cartographie, foncier) sont fréquemment orientés vers le soutien au double programme biodiversité-forêts. Le PE1 est donc orienté essentiellement vers la conservation des milieux forestiers riches en biodiversité. Cette orientation correspond aux priorités du principal bailleur de fonds du PAE, la United States Agency for International Development (USAID) qui justifie cet engagement de la façon suivante dans sa demande annuelle de financement au Congrès des États-Unis: « Madagascar is Africa's most important biodiversity priority, and among the world's top five for species diversity and uniqueness » (USAID, 1999). Le même argument revient chaque année. La coopération bilatérale des États-Unis a fourni 45% des décaissements totaux du PE1 et 55% du financement des sous-programmes biodiversité et forêts.
Le bilan du PE1 est considéré comme « généralement satisfaisant » (World Bank, 1996b). Officiellement justifiées par un souci d'efficacité, trois agences d'exécution spécialisées ont été créées: l’Association nationale de gestion des aires protégées (ANGAP), une organisation de droit privé dont le rôle est de gérer les aires protégées; l'Association nationale d'action environnementale (ANAE) chargé de la gestion des sols ; et l'Office national pour l'environnement (ONE) qui coordonne la mise en œuvre du PAE. L’ONE se concentre sur l'allocation des fonds, les études, les programmes de formation et de sensibilisation, ainsi que la gestion des dossiers relatifs aux appels d‘offres. Il organise annuellement des réunions de coordination et de suivi du PAE. Mais malgré un appui financier et technique important des bailleurs de fonds, ces agences ont connu les problèmes communs à beaucoup d'organisations officielles malgaches : centralisation des moyens au siège situé à Antananarivo au détriment du terrain, manque de coordination entre les services, absence d'une stratégie de communication, lourdeur bureaucratique et détournement des ressources[345].
Selon Larson (1994), le diagnostic posé par le PAE est juste, mais pas la solution proposée. Le principal problème environnemental de Madagascar est effectivement lié aux décisions d’utilisation des ressources prises au jour le jour par une multitude d’acteurs géographiquement dispersés. Mais le PAE ne peut réussir à résoudre ce problème qui relève d’un ensemble complexe de dynamiques locales, nationales et internationales sur lesquelles les gestionnaires de l'environnement n’ont qu’une influence limitée. Le principal instrument de gestion des aires protégées sont les « Projets de conservation et de développement intégrés » (PCDI). En rupture avec le « Yellowstone model » qui se contentait de délimiter une zone et d’en interdire l’exploitation, tels les parcs créés sous la colonie, ce concept ajoute à l'aire protégée une zone tampon, exploitée sous contrôle du ministère des Eaux et forêts avec la participation des populations limitrophes (Wells et Brandon, 1992). En déviant les pressions humaines sur les espaces protégés par des incitations économiques, les PCDI recherchent un compromis entre la tentation des conservationnistes d’exclure complètement les populations des aires protégés et les coûts prohibitifs de ce type de mesure. Ils essaient de mobiliser la population pour la conservation en offrant, contre l’abandon du droit d‘accès à l‘espace et aux ressources protégées, des revenus monétaires (emploi de guides locaux et redistribution aux communautés d'une partie des redevances d'entrée des touristes), ou par des petits projets de développement ruraux : routes d’accès, écoles, postes de santé, projets d'irrigation.
Prometteurs en théorie, ces projets connaissent des problèmes liés à leur conception et à leur mise en œuvre. Ils se caractérisent par une vision mécaniste en supposant que les individus habitant les zones périphériques des aires protégés, qui exercent une action directe de déprédation, sont les principaux responsables de la déforestation. La possibilité que les filières de production conduisant à la surexploitation puissent avoir leur centre bien au-delà de l‘aire protégée et que le développement local puisse être relativement indépendant d‘une augmentation des pressions sur l‘écosystème est négligée (Weber, 1995). A leurs débuts, les PCDI ont été dirigés par des biologistes étrangers, progressivement remplacés par des nationaux, mais eux aussi biologistes et venant de la capitale. Les uns comme les autres étaient peu compétents face aux complexités des situations locales, et n’avaient pas tous les moyens nécessaires à leur disposition. Leur tendance a été de soumettre l'aspect « développement » aux objectifs de conservation, considérés comme prioritaires et, du fait de leur faible intégration dans les réseaux locaux, de renforcer les principes d'exclusion et d'autorité sur lesquels reposent les PCDI en dernière instance (EPB, 2000). Les maladresses de ces administrateurs et la priorité donnée à la conservation, évidente pour les populations locales, ont parfois conduit à des conflits ouverts (Ghimire, 1991).
Par ailleurs, les alternatives économiques proposées sont limitées. Les ristournes pour les sept aires protégées les plus visitées par les touristes ont totalisé 972 millions de francs malgaches entre 1992 et 1997, soit environ 140’000 USD (République de Madagascar, 1998a). L’écotourisme ne peut fournir suffisamment de revenus pour soutenir la cinquantaine d’aires protégées envisagées à Madagascar et les revenus générés ne profitent souvent qu’à un nombre restreint de personnes. Par exemple le parc national de Ranomafana a créé une centaine d’emplois, dont la moitié occupés par des individus venant de l'extérieur, pour une population de 27’000 personnes réparties dans 160 villages ou hameaux (Peters, 1998 : 27). Les besoins alimentaires et autres poussent donc rapidement ces populations à transgresser les limites des aires protégées. La seule solution reste alors la répression, une garantie d’échec pour des projets à prétention participative.
En raison de l’instabilité politique générée par la transition démocratique en 1991/92 suivi du retour au pouvoir de Ratsiraka en 1996, le PE1 n'a pris fin qu'en juillet 1997. Le Programme environnemental 2, qui couvre la période 1997-2002, fait l'objet d'une loi-programme spécifique destinée à modifier et compléter la Charte de l’environnement et s'appuie sur une série d'évaluations du PE1 pour corriger le tir[346]. Doté de 152 millions de $US, dont 31 du gouvernement malgache, 30 prêtés par la Banque mondiale, 22 donnés par USAID et 21 par le GEF (République de Madagascar, 1998b), le PE2 se situe dans un contexte national assez différent : changement de gouvernement et de constitution, adoption d'une politique de décentralisation[347], de déconcentration et de libéralisation économique, et ratification par l'Etat malgache de la Convention sur la diversité biologique[348]. En phase avec les changements institutionnels, le PE2 annonce sa décentralisation par l'adoption du principe de subsidiarité, la création de représentations régionales des agences d'exécution du PAE et l'implication accrue des décideurs locaux dans la prise de décision. La nouvelle approche, s'appuyant sur l’utilisation de plus en plus fréquente des systèmes d'information géographiques (SIG), se fonde sur une approche régionale de la gestion des zones d'intérêt biologique et non plus étroitement sur la relation entre aires protégées et populations riveraines. Une unité interne à l'Office national pour l'environnement est chargée de développer l'approche régionale et spatiale: la cellule d'Appui à la gestion régionalisée et à l'approche spatiale (AGERAS). Elle annonce en outre une prise en considération accrue des « dimensions sociales et culturelles » (RdM, 1998b), qui se traduit concrètement par une réorientation des PCDI.
Cette réorientation reflète la nouvelle philosophie des programmes d'aide. Au début des années 1990, la communauté internationale s'enthousiasme pour les savoirs locaux. Cette redécouverte du « traditionnel » transparaît dans l'ensemble du discours sur la biodiversité : Agenda 21, article 8j de la CDB et débats autour du « partage équitable des avantages » ou de la reconnaissance de la propriété intellectuelle des connaissances traditionnelles liées à la biodiversité (Posey, 1997). Les travaux de recherche sur les « communaux » postulent de leur côté l'utilité de la régulation communautaire pour convertir des situations d'accès libre de fait, qui entraînent la destruction des ressources, en régimes de gestion viables (Ostrom, 1998). Et bien que les premières expériences de foresterie communautaire de la FAO datent du début des années 1980, ce n'est qu'à la suite de la Conférence de Rio que le transfert de la gestion des ressources renouvelables aux communautés locales se popularise comme nouveau modèle administratif. Ce changement de perception du rôle des utilisateurs traditionnels de la biodiversité aura des conséquences profondes sur la formulation des politiques nationales à Madagascar. Jusque-là, le paysan était considéré comme le principal responsable de la déforestation. En témoigne la Charte de l'environnement, texte fondateur du PAE :
Le défrichement itinérant des forêts naturelles constitue un des principaux facteurs de dégradation de l'environnement avec la pratique des feux de brousse. [...] tant que la gestion des terres dépendra de l'autorité de Tangalamena (chefs de lignages) qui déterminent les zones annuelles de tavy, tant que le zébu sera le centre de la civilisation de tout un peuple, et tant que le riz sera considéré comme étant le seul aliment du Malgache, il serait hasardeux de vouloir résoudre les problèmes d'environnement des Malgaches (RdM, 1990: 18).
Qu’il s’agisse ou non une projection des présupposés de chercheurs observant sur le terrain ce qu'ils s'attendent à y trouver, en l’occurrence la « gouvernance des communaux » selon la formule d’E. Ostrom (1990), les études menées à partir de 1991 avec un financement de USAID sur la gouvernance locale dans les zones périphériques de quelques aires protégées (Montagne d’Ambre, Zahamena, Ranomafana et Andohahela) démontrent l’existence d’institutions et de « réglementations locales traditionnelles efficaces », et qui coexistent avec les institutions et les réglementations formelles (Razafindrabe, 1996; Rabesahala, 1994). Ces observations conduisent à la formulation, sous l'impulsion conjointe de différents bailleurs de fonds et à la suite d'une nouvelle série d'ateliers préparatoires[349], d’une politique de gestion contractualisée des ressources renouvelables.
La loi sur la gestion locale des ressources renouvelables accorde un rôle central au paysan. Selon ses concepteurs, le transfert de gestion serait une façon de rompre avec le monopole traditionnel de l'Etat dans la gestion des forêts. Le passage à une démarche contractuelle marquerait la fin d’une « foresterie participative » où la négociation locale des règles de gestion n’était ni envisagée ni envisageable. Des communautés villageoises constituées en associations d'usagers peuvent obtenir des concessions de droits d'usages exclusifs sur le domaine privé de l'Etat dans le cadre de plans de gestion négociés, une procédure connue sous le nom de « gestion locale sécurisée ». La politique de transfert de gestion reflète un changement d'orientation du PAE relativement à la question foncière. Lors de la programmation du PE1, le foncier avait été traité sous l’angle exclusif de la propriété privée, au sens d’un droit exclusif et absolus qui contredit la coutume foncière communautariste du moins là où celle-ci interdit l'aliénation de la terre en dehors du groupe territorial. Cette approche de la sécurisation foncière avait débouché sur des actions de cadastrage des terres agricoles largement inefficaces dans les zones périphériques des aires protégées. Ce n'est qu'à partir de 1996 que cette approche a été abandonnée en faveur d’une approche patrimoniale qui reconnaît a priori une pluralité d'acteurs et de définitions du foncier.
Les différents acteurs concernés par la gestion des ressources renouvelables (Etat, communautés rurales, collectivités territoriales, ONG, projets de développement ou de conservation) deviennent, suite à la négociation, des partenaires avec des obligations réciproques. Le déplacement de l’accent de la « participation » vers la « négociation » repose sur la mise en place de structures opérationnelles à travers une démarche « patrimoniale », qui reconnaît l'existence d'acteurs locaux aux logiques et intérêts divergents et propose la négociation d'objectifs communs en vue d'une gestion durable des ressources à long terme. La clé de cette politique est le « médiateur environnemental », chargé d’assister l'administration et les communautés villageoises dans la négociation d’un consensus sur des objectifs à long terme et de formuler les règles de gestion qui feront l’objet du contrat[350]. La rupture avec le mode antérieur de gestion des ressources est souvent exagérée dans la mesure où les contrats consistent à définir une co-gestion locale entre communautés et Etat dans le cadre inchangé de la domanialité. Peu importe si on qualifie cette gestion de dirigiste, de participative ou de négociée. Les communautés locales et agents de l’administration forestière doivent inscrire leur action dans des objectifs qu'ils n’ont pas eux-mêmes définis.
La continuité avec les principes du droit colonial apparaît très nettement d’une analyse du contenu de la nouvelle politique forestière. Les forêts sont au centre des préoccupations en matière de conservation et de gestion de la diversité biologique malgache, que ce soit pour les communautés épistémiques concernées, pour les bailleurs de fonds ou pour les agences nationales du PAE. Madagascar possède aujourd'hui un réseau de 50 aires protégées couvrant une superficie de 1'698'000 ha. Ce réseau géré par l'Association nationale pour la gestion des aires protégées (ANGAP), comprend 11 réserves naturelles intégrales, 16 parcs nationaux et 23 réserves spéciales. Suivant le modèle établi dans les années 1920, la plupart de ces aires protégées est localisée dans des régions caractérisées par des pentes de plus de 5 degrés, donc difficilement accessibles. Leur rôle dans la préservation de la flore et de la faune de Madagascar sera certainement déterminant. Mais les aires protégées ne couvrent que 12,8 % des espaces forestiers. Elles sont entourées de forêts de bas relief, beaucoup plus menacées parce que plus accessibles. Or, un des constats consécutifs à l'analyse du PE1 a été que la majorité des espèces et des écosystèmes constitutifs de la diversité biologique malgache se trouvent hors des aires protégées, en particulier dans les 158 forêts classées et 99 réserves forestières, couvrant 4'024'634 ha, gérées par le ministère des Eaux et Forêts ou encore dans les forêts domaniales non classées (Hagen, 2000; Raharison, 2000). Dans une perspective de conservation et de valorisation économique de la biodiversité, « les actions de conservation doivent être étendues vers les espaces forestiers subissant le plus de défrichement et par conséquent les plus menacés » (Raharison, 2000: 6).
Encore sous la première phase du PAE, les agences de coopération bilatérale suisse, allemande et norvégienne avaient initié un processus de consultations régionales et nationales en vue de formuler une nouvelle politique forestière. Le processus a débouché sur une loi forestière promulguée en 1997, précédée d’une déclaration de programme de politique forestière. Selon les termes du décret 97-1200, cette nouvelle politique a pour objectifs d'enrayer le processus de dégradation forestière en appuyant les pratiques rurales de substitution et en limitant les feux de brousse; de mieux gérer les ressources forestières en mettant en oeuvre des plans d'aménagement des ressources forestières et en rationalisant le système forestier; d'augmenter la superficie de forêt protégée et le potentiel forestier en favorisant le reboisement, en assurant la sécurité foncière et en intensifiant l'aménagement des bassins versants; et d'accroître la performance économique du secteur en valorisant mieux les produits de la forêt. Au niveau stratégique, elle vise à concilier la gestion durable des ressources forestières et la nécessité de production économique; à réformer l'administration forestière dans le cadre du désengagement de l'Etat; et à encourager la gestion locale et participative des ressources forestières par le transfert vers les collectivités locales du tout ou d'une partie de l'autorité de gestion sur certaines forêts domaniales.
A travers l'évolution récente du concept d'aménagement forestier, les préoccupations se sont progressivement déplacées des tâches techniques d'affectation et de répartition vers les objectifs de l'aménagement. Plutôt qu'en termes de production soutenue de bois d'œuvre, on définit aujourd'hui ces objectifs en termes de gestion viable des écosystèmes forestiers dans un contexte global d'aménagement du territoire (Bertrand, Babin et Nasi, 1999). Mais la mise sous aménagement, qui constitue un préalable à ce programme, reste une hypothèse des bailleurs de fonds. Bien qu'un des textes d'application (le décret 98-782) de la nouvelle loi forestière exige que toute exploitation forestière se conforme à un plan d'aménagement d'ici 2001 et en dépit du financement et de l'appui des projets, il n'y a à ce jour aucune exploitation forestière en cours à Madagascar qui suive un plan d'aménagement (Hagen, 2000). L’Etat forestier reste la fiction juridique instaurée par le droit colonial que la nouvelle politique forestière et le réseau national des aires protégées ne parviennent à concrétiser que très partiellement. A suivre un observateur malgache averti, l’élaboration de la politique forestière n’aurait d’ailleurs pas échappé à l'expression de conflits d'intérêt entre les acteurs associés, malgré les nombreuses réunions de groupes de travail techniques et ateliers régionaux qui en ont marqué le processus :
Les débats décisionnels ont bien eu lieu au niveau des différentes concertations organisées (régional, nationale) mais plutôt que d'aboutir à un consensus réel sur les normes de gestion appropriées, elle a accentué la cassure entre une administration publique à qui l'on a imposé le « désengagement », exigé le « transfert de gestion aux communautés de base » et une administration parallèle née de la mise en oeuvre du PAE. Ce conflit ouvert profite aux principaux bailleurs qui, du coup, détiennent les marges de manoeuvre nécessaires pour décider seuls de l'utilisation des moyens censés avoir été définis en concertation avec les partenaires nationaux (Ramamonjisoa, 2001: 4).
Le double constat d’aliénation des administrations nationales compétentes et d’imposition de programmes parallèles est celui d’un spécialiste malgache en économie forestière ayant œuvré comme consultant expert auprès de différentes agences internationales intervenant dans le secteur environnemental. Notons le contraste entre sa perception de la gouvernance environnementale et la philosophie déclarée du PAE. A suivre la Charte de l’environnement de 1990, le PE3 (2003-2008), dernière phase du PAE, devrait permettre de réduire la dégradation de l'environnement grâce à la prise de responsabilité par la population. Le PE1 devait en assurer le démarrage tout en ne perdant pas de vue que l'objectif est « l'appropriation définitive de l'opération et de son esprit par la population » (RdM, 1990: 45). Le PE2 devait intensifier les actions initiées par le PE1 et diminuer progressivement les « actions logistiques », la mise en place du cadre institutionnel et des structures, pour se tourner vers des actions de terrain. A la fin du PE3, les actions environnementales devraient se faire de manière « automatique », naturellement gérées et générées par les divers acteurs: collectivités de base, ministères, ONG. Toujours selon la Charte de l’environnement, cela suppose que :
- les populations et collectivités de base auront acquis le réflexe environnemental et se seront appropriées les techniques utilisées pour les appliquer de par eux-mêmes,
- les structures de l'Etat, notamment les ministères, auront, au niveau de leur politique sectorielle, intégré de manière systématique et systémique le concept environnemental,
- les plans nationaux périodiques auront fait de l'environnement et de la conservation un moteur de développement durable et autocentré vers la population.
- (…) à la fin de cette période, l'environnement et ses préoccupations devraient faire partie de la gestion quotidienne des collectivités et de tout citoyen (RdM, 1990: 48).
Selon les prévisions de la Charte de l’environnement, la troisième phase du PAE aurait dû être consacrée entièrement à l’acquisition du « réflexe environnemental » par les applicateurs et destinataires de la nouvelle politiques mise en place durant les deux phases précédentes. La thèse officielle du décollage environnemental est démentie par deux observations. D’une part, le passage d’un programme au prochain a été dicté non pas par des considérations techniciennes mais par l’instabilité politique et les considérations pratiques liées à la mise en œuvre de projets spécifiques qui en découlent pour les bailleurs de fonds. D’autre part, le PE3 plutôt que « d’indigéniser » les actions menées dans les deux phases antérieures du PAE introduit toute une nouvelle éthique environnementale encore plus virtuelle que la précédente puisqu’il s’agit de transformer en aires protégées l’ensemble des forêts naturelles de Madagascar et des les gérer selon les préceptes de la « conservation intégrée ». Pour l’actuel Ministre de l’Environnement, des Eaux et Forêts, Rabotoarison,
L’appel pressant de Son Excellence le Président de la République de Madagascar Marc Ravalomanana sur la nécessité impérieuse de porter la superficie des Aires Protégées de 1,7 millions d’hectares à 6 millions d’hectares dans les cinq ans à venir, reflète la volonté du Gouvernement de parvenir à un développement économique soutenu. Il conforte aussi bien la situation alimentaire de la population que la conservation et la gestion rationnelle des ressources forestières et environnementales de Madagascar (MINENVEF, 2006, préface).
Le PE3 a démarré en juin 2004 et sera clos en juin 2009. Les dons s’élèvent à 40 millions USD et la contrepartie gouvernementale à 29,2 millions USD. Son financement prévisionnel est de 150 millions USD. Les partenaires financiers sont le Fonds Mondial pour l’Environnement (FEM) à raison de 9 millions USD, le PNUD, l’USAID, l’Union Européenne, l’Allemagne, la France et le Japon avec un montant de 72,6 millions USD. Selon le Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts (MINENVEF), la contribution du PE3 à la réduction de la pauvreté consiste en l’amélioration des conditions de vie des pauvres à travers l’utilisation durable des ressources naturelles et en l’intégration des dimensions environnementales dans la politique globale de développement et les politiques sectorielles. Les objectifs généraux du programme consistent a) à faire adopter et approprier par la population des zones d’intervention des modes de gestion durable des ressources naturelles renouvelables et de conservation et b) à assurer la pérennisation au niveau national de la gestion des ressources naturelles et environnementales. Les outils pour atteindre ces objectifs sont le respect des priorités nationales, la pérennisation des actions, la synergie entre les différentes composantes du programme, le développement de partenariats avec les autres programmes sectoriels, le partenariat avec les collectivités territoriales décentralisées, la gestion participative et le transfert de gestion des ressources naturelles, l’intervention sur la base du contrat programme et du contrat à base de résultats, l’implication du secteur privé et de la société civile et un schéma institutionnel adéquat (MINENVEF, 2006).
Toujours selon le MINENVEF, le PE3 poursuit sept objectifs spécifiques, à savoir a) la mise en œuvre des actions de développement durable, b) la gestion durable des écosystèmes forestiers naturels et artificiels, des zones humides et des réserves d’eau, c) la conservation et la valorisation des Aires Protégées et sites de conservation des écosystèmes sensibles, d) la gestion durable des potentialités des écosystèmes marins et côtiers, e) l’observation d’un changement de comportement positif vis-à-vis de l’environnement, f) l’établissement des bases de financement durable d’actions de gestion des ressources naturelles et de l’environnement et g) la mise en place d’une meilleure gouvernance environnementale. Les impacts attendus du PE3 sont a) des bénéfices économiques de l’ordre de 12 millions USD en 15 ans issus des actions durables conformes aux Plans Communaux de Développement (PCD) dans les zones d’intervention, b) le maintien de la superficie des forêts naturelles et des zones humides au niveau de l’année 2001, c) un indice d’efficacité à 70% pour les Aires Protégées et à 45% pour les sites de conservation, d) le maintien de la superficie des mangroves (85'000 à 300'000 ha) et des récifs coralliens dans les zones littorales d’intervention (2'000 à 5'000 ha), e) la hausse du pourcentage de groupes cibles qui s’approprient les dimensions environnementales, f) un taux de mise en œuvre de la Politique Nationale d’Education Environnemental à 0,5%, g) le taux des besoins de financement des « core activities » couvert à 20% par les mécanismes nouveaux à la fin du PE 3 et h) un taux de satisfaction des acteurs sur la gestion forestière et de l’environnement supérieur à 80%.
En comparaison avec les deux programmes précédents, force est de constater le flou qui entoure la description des objectifs et des résultats escomptés par le PE3. Ce flou s’explique en partie du fait que l’outil clef de la nouvelle philosophie du retour à la conservation, l’aménagement des nouveaux sites de conservation, ne sera dans un premier temps pas sous la responsabilité directe du MINENVEF. Car avant que les bailleurs de fonds puissent négocier les conditions de la gestion des sites de conservation par l’administration malgache, il faut déjà les mettre en place. Depuis 2004, un comite technique est chargé d’identifier les sites prioritaires et définir les modes de gestion et de gouvernance appropriées à chaque type de site de conservation suivant la catégorisation des aires protégées de l’IUCN. Il comprend quatre groupes thématiques. Le groupe « Priorisation » intègre les sous groupes faune et flore, y compris pour les zones terrestre avec espaces humides et marins. Des experts en système d’information géographique (SIG) issus des organisations représentés dans le comité technique identifient alors les aires protégées potentielles sur la base de l’importance de leur biodiversité et des données socioéconomiques fournies par les responsables régionaux. Le groupe « Catégorisation » est chargé d’appliquer les critères de catégorisation de l’IUCN aux spécificités malgaches, d’identifier les règles minimales de gestion et de proposer le type de gouvernance adéquat à chaque site[351]. Ce groupe est par ailleurs chargé d’élaborer un projet de loi pour la création et gestion d’aires protégées nouveau style[352]. Le groupe « Communication » assure la diffusion des informations au niveau national, en insistant sur l’implication des régions (anciennes préfectures coloniales nouvellement instituées par le président Ravalomanana), mais aussi vers l’étranger. Le groupe « Finance » est sous le contrôle de la fondation créée par le gouvernement malgache, dénommée « Trust Fund for Protected Areas and the Biodiversity of Madagascar », en collaboration avec des partenaires bailleurs tels que Conservation International (CI) et le Worldwide Fund for Nature (WWF). Cette fondation a pour but d’assurer le financement à long terme de la conservation de la biodiversité – qui ne pourra très probablement pas être autofinancée à court ou à moyen terme et justifiera de ce fait la présence continue d’organismes étrangers de conservation bien au-delà de 2009.
Les principes, normes et règles internationales dans le domaine de la biodiversité (Pimbert, 1997 ; Stone, 1996) exercent une influence considérable sur les choix de politique environnementale d’un pays comme Madagascar. Le gouvernement s’est engagé dans des programmes de conservation depuis 1990, il a participé au processus de Rio et a ratifié la Convention sur la diversité biologique en 1994. Dans le domaine de la gestion forestière durable, il a adopté une législation participative exemplaire visant à reconnaître le droit coutumier des populations locales, etc. Madagascar se présente comme un cas typique de conformité avec les normes internationales et injonctions des bailleurs de fonds. On pourrait imaginer que les solutions adoptées sont les plus efficaces en vue de la conservation de la biodiversité, et qu’elles découlent d’un corpus de connaissances chèrement acquises par des années de réflexion, d’élaboration théorique et d’expérimentation. Là où le bât blesse, c’est que sur le terrain ces solutions, les normes juridiques et structures administratives qui leur sont associées, sont remarquablement inefficaces.
Si la déforestation ne donne pas signe de ralentir, pourquoi le choix de ces solutions ? Plus largement, comment s’élaborent et se mettent en œuvre les normes et politiques destinées à résoudre un problème spécifique du développement, l’utilisation non durable des ressources naturelles renouvelables ? Etant donnée la continuité dans les pratiques d’utilisation et de contrôle des ressources renouvelables, il est problématique d’expliquer le contenu des normes environnementales nouvellement adoptées uniquement en termes d’une réponse du système politique au défi posé par les problèmes environnementaux, même si l’existence de ces problèmes ne fait pas doute. Le fait que les problèmes écologiques soient réels n’implique pas nécessairement que les politiques publiques soient fondées sur une juste perception des problèmes.
Selon une première hypothèse que nous allons examiner, la coopération entre acteurs internationaux pour résoudre des problèmes publics environnementaux serait prédéterminée par une idéologie dominante, qui laisse peu de liberté aux gouvernements des pays dépendants pour trouver des solutions authentiques à leurs problèmes publics tels que la déforestation. Cette hypothèse serait justifiée si les politiques publiques découlant de cette idéologique étaient, en réalité, un instrument pour transformer les pays sous-développés selon un dessein hégémonique et non pas seulement une occasion pour démultiplier les conceptions du réel des donateurs et des receveurs de l’aide internationale. Or nous verrons que le projet de la « gouvernance internationale » à créer un nouvelle hégémonie environnementale se limite dans la pratique à des ethnocentrismes assez inoffensifs.
La mise en œuvre de normes internationales relatives à la biodiversité est, à Madagascar comme dans d’autres pays en développement, antérieur aux engagements formels dans le cadre de la CDB, qui se trouve en quelque sorte être appliquée avant la lettre. Lorsqu’on essaie d’identifier le réseau d’acteurs concernés par la politique de contractualisation d’une partie du droit forestier, on constate que la communauté de politique publique est identique en l’occurrence avec ce qu’on appelle le « système de l’aide internationale » ou le « système des projets » (Olivier de Sardan, 1995b). Les programmes nationaux de conservation servent à légitimer le système des projets pilotes des organismes d’aide autant qu’à transplanter les règles et principes de la CDB dans le droit interne des pays en développement. Ils se caractérisent par la conditionnalité des financements, le contenu programmes et projets imposés aux gouvernements « partenaires », un encadrement techniques confiées à des spécialistes étrangers, la création artificielle d'ONG « locales », l'idéologie participative, etc. Le premier indicateur de cette hégémonie est le mécanisme retenu pour financer l’application de la CDB constitue un premier indice en faveur de cette interprétation des nouvelles politiques environnementales des pays en développement riches en biodiversité.
Par exemple le Fonds pour l’environnement mondial, créé une année avant la conférence de Rio par la Banque mondiale a été désigné, faute d'alternative et sous la pression des pays du Nord, comme mécanisme provisoire de financement de la Convention. Il l’est toujours 14 ans après et représente une des principales sources de financement pour les programmes nationaux de conservation liés à l'application de la Convention (Hufty, 2001). A Madagascar, le GEF s’est engagé à fournir 25% des dons extérieurs (20,8 millions de $US) du plan de financement du PE2. Formellement cogéré par la Banque mondiale, le Programme des Nations Unies pour le développement et le Programme des Nations Unies pour l’environnement, il est largement influencé par la culture organisationnelle de la Banque et du régime de l’aide au développement. Comme le précise un observateur: « the GEF funds biodiversity chiefly as any other World Bank project [...] This means that the GEF focuses on projects rather than development paths » (Swanson, 1997: 91, cité par Hufty et Muttenzer, 2002: 295).
Etant donné leur forte dépendance financière, les ministères tels celui qui a la charge du service des Eaux et Forêts, ou les réseaux d'individus qui contrôlent les ministères, acceptent d'adapter leurs rôles et leurs politiques en fonction de l'agenda de l'aide au développement, délégant la responsabilité de la cohérence aux bailleurs de fonds. Résultat d'une longue pratique de l'ajustement structurel et de l'approfondissement progressif de la conditionnalité, les États en développement sont ainsi éclatés en différentes organisations sectorielles qui dialoguent directement avec les bailleurs de fonds. Le gouvernement, participant à l'élaboration des normes formalisées, n'est que partiellement en mesure d'assurer une cohérence entre ces normes et la gestion de la biodiversité sur son territoire au jour le jour par les bailleurs de fonds (Hufty et Muttenzer, 2002 : 294).
Il existe par ailleurs une série d’instruments particuliers grâce auxquels les bailleurs de fonds espèrent imposer la conditionnalité sur les receveurs de l’aide. Ils consistent par exemple à obliger le receveur à formuler une déclaration des objectifs en terme de réformes politiques et à dresser une liste d’actions (sinon de résultats) évaluables. Les fonds correspondants seront alors décaissés par tranches dont les délais et montants sont liés à des actions ou résultats définis pour chaque cas. Un mécanisme de sanction complémentaire est la conditionnalité à travers différents secteurs (cross-conditionality) avec son éventail plus large de bâtons et carottes. Nous verrons plus loin que ce type transversal de conditionnalité est difficile à appliquer puisqu’il n’existe pas d’autorité compétente pour suivre et évaluer les administrations publiques nationales chargées de mettre en œuvre les réformes « imposées » par les donateurs. L’exemple du service forestier que nous avons analysés dans le chapitre précédent est là pour nous rappeler que les conduites non conformes sont assez fréquentes et extrêmement difficiles à punir, ce qui ne serait d’ailleurs pas dans l’intérêt des autres acteurs de la communauté de politique environnementale.
Malgré les failles dans le mécanisme de la conditionnalité, M. Hufty perçoit une corrélation entre le contenu des nouvelles politiques environnementales des pays du Sud et l’émergence d’un champ social de la biodiversité :
La condition de son apparition est l’extension de l’économie-monde à cette nouvelle frontière que représente le vivant, et cette économie-monde est caractérisée par l’inégalité des acteurs et leurs conflits. L’intérêt industriel pour les ressources génétiques, les plantes alimentaires et les connaissances indigènes a transformé la diversité biologique en enjeu pour les Etats, les entreprises, les scientifiques, les organisations internationales et les organisations de la société civile (Hufty, 2001 : 29).
Dans le chapitre 10, nous avons dû constater l’absence d’un vrai enjeu économique qui caractérise l’élaboration, inachevée, d’une politique malgache relative aux ressources génétiques. C’est un indice qui semble infirmer l’hypothèse de l’économie-monde comme explication de la genèse des nouvelles politiques nationales relatives à la biodiversité. Mais il existe une deuxième interprétation possible du « néocolonialisme vert » dépouillée des connotations néo-marxiste ou gramscienne. A la question de l’origine des régimes, les auteurs du courant réaliste en relations internationales répondent que la concentration du pouvoir dans les relations internationales, qualifiée de « stabilité hégémonique », est un facteur qui contribue à favoriser leur apparition. Comment les pays du Nord et en particulier les Etats-Unis imposent-ils leur agenda, ou leurs préférences dans le champ de la biodiversité ? Toujours selon M. Hufty (2001), l’hypothèse de la stabilité hégémonique suggère que la gouvernance internationale de la biodiversité est en partie due à la perception de la diversité biologique comme élément de la sécurité nationale des Etats-Unis. Selon la perception des autorités américaines ces ressources étaient indispensables à leur industrie et justifient une stratégie d’intervention très large. De plus, le contenu du programme stratégique américain coïncide largement avec la direction que va prendre la régulation internationale de la biodiversité dans les années suivantes. Enfin, les observations de terrain à Madagascar de l’auteur constitueraient un indice concordant avec cette hypothèse (Hufty, 2001 : 24).
La difficulté avec cette approche du « terrain » est qu’elle confond la réalité observée à Madagascar avec les concepts issus de l’analyse des relations internationales utilisés pour la décrire. Il y a là un obstacle épistémologique à résoudre pour voir plus clair. Notre désaccord ne porte en effet pas tant sur la réalité du néocolonialisme vert que sur la notion selon laquelle l’hégémonie gramscienne, ou la stabilité hégémonique, impliqueraient nécessairement l’existence d’un régime international et d’un champ social qui seraient particuliers au domaine de la biodiversité. Il n’existe aucun critère empirique permettant de décider si une décision politique dans le secteur environnemental est l’effet d’un régime de la biodiversité, plutôt que l’effet du mécanisme de la conditionnalité politique, ou encore d’un calcul économique ou politique de l’élite malgache ou du réseau de politique environnementale qui contrôle l’accès aux financements d’aide internationale. Il se trouvera toujours un régime, ou une norme internationale à laquelle on pourra causalement attribuer les « effets » observés dans le droit interne. Mais il ne faut pas prendre ces imputations ou subsomptions pour une explication sociologique des phénomènes observés.
Pourrait-on entièrement se dispenser de la notion d’un régime international voire d’une gouvernance internationale de la biodiversité pour comprendre ce qui se passe actuellement à Madagascar ? En effet l’hypothèse d’un « régime de la biodiversité » apparaît encore plus redondante que l’hypothèse des régimes internationaux de façon générale dont l’utilité pratique et la validité scientifique furent très tôt mises en doute par certains analystes des relations internationales (Strange, 1982 : 337-38). Nous ne souhaitons cependant pas aller aussi loin que S. Strange dans notre critique de la théorie des régimes. La production de normes internationales environnementales suppose sans doute des modes d’organisation particuliers dont il ne s’agit pas de nier l’existence. Mais s’il est admis que pour produire quelques conséquences dans le droit interne des Etats africains, ces normes internationales doivent d’abord être intériorisées par le réseau des agences de développement bilatérales et multilatérales présentes dans chaque pays assisté, il semble plus cohérent de rechercher l’origine de ces normes dans le système de l’aide lui-même et de ne voir dans les négociations internationales qu’un rituel formaliste servant à les légitimer, mais qui n’a pas de conséquences directes sur les pratiques sociales observables sur le terrain[353]. Il s’agit pour nous d’expliquer en termes du fonctionnement de l’aide internationale, non seulement la mise en œuvre, mais surtout la genèse des nouvelles politiques environnementales africaines. Or, plutôt que de déterminer le contenu de ces politiques, les négociations internationales au sujet des ressources génétiques ou de la gestion des forêts tropicales ne feraient, dans l’hypothèse néo-conservatrice, qu’entériner des décisions politiques déjà prises dans le cadre du système multilatéral.
Pour mieux cerner le fonctionnement du système multilatéral dans le domaine des politiques environnementales, il est utile de se référer au débat récent plus général sur les politiques de développement économique et de réduction de la pauvreté. Pour justifier une optique tendant à l’isolationnisme, la droite conservatrice américaine stigmatise l’échec des politiques d’aide au développement et s’oppose aux nouvelles formes de participation que la Banque mondiale propose aux Pays Pauvres Très Endettés (PPTE) dans le cadre des Documents Stratégiques de Réduction de la Pauvreté (DSRP). La critique néo-conservatrice porte sur deux points. Sur le plan de l’expertise, elle revendique une approche technocratique strictement économique, qui constituerait un meilleur fondement des politiques de développement que les suggestions venant de non spécialistes. Sur le plan politique, elle relève que les consultations participatives menées par la Banque mondiale viennent court-circuiter les gouvernements constitutionnels par un discours importé (Cling, Razafindrakoto et Roubaud, 2002 : 164-166). Bien que les problématiques environnementale et de réduction de la pauvreté ne soient pas strictement comparables, la critique de droite semble plus pertinente pour comprendre le phénomène du « néocolonialisme vert » que la notion néo-marxiste d’une hégémonie reflétant les intérêts industriels et enjeux de sécurité nationale des Etats-Unis et autres pays dominants[354].
Tentons donc une critique néo-conservatrice du néocolonialisme vert. Les procédures de formation des politiques publiques à l’échelle mondiale ont subi une modification importance suite à la rupture qui s’est produite entre 1980-85 dans l’organisation des flux d’aide internationale. Avant 1980, divers acteurs privés et publics, bilatéraux et multilatéraux, se concurrençaient pour prêter au pays en développement. Durant la première moitié des années 1980, la valeur réelle des flux d’aide bilatéraux et multilatéraux a diminué significativement. Les seules formes d’assistance au développement dont la valeur a augmenté pendant la même période étaient l’aide hors projet dite « aide programme » et les financements attribués aux organisations non gouvernementales. Suivant l’analyse de P. Gibbon, ces deux formes d’assistance étaient essentielles dans une stratégie visant à donner à la Banque mondiale un rôle hégémonique au sein de la communauté des donateurs :
IMF policy-based lending had been historically characterised by lender conditionality, and this became true of World Bank policy-based lending too. Policy-based loans were tranched and, theoretically at least, recipients could only gain access to significant levels of assistance if they could demonstrate that policy changes had actually been made. This implied a need for cross-conditionality, and aid coordination, for there was little point in the IMF and World Bank setting inconsistent conditions, nor conditions which they agreed on but which were not observed by other important donors (Gibbon, 1993: 38).
Dès le début des années 1980 avaient émergé des mécanismes spécifiques de coordination de l’aide, sous la forme des « groupes consultatifs » des bailleurs de fonds pour chaque pays. De rencontres occasionnelles entre receveurs et organismes bilatéraux, dont le but était de comparer les listes de nouveaux projets demandés par les receveurs aux propositions de financement des bailleurs, ces groupes consultatifs se sont transformés dans des mécanismes de revue semi officielle du progrès des receveurs en matière de réforme politique. Au fur et à mesure que ces rencontres se sont institutionnalisées, la Banque mondiale a substitué à son rôle passif de présidence de séance un rôle actif de dissémination d’informations économiques et de suggestion d’options politiques. Une fois ce type de mécanisme mis en place, la façon dont les recommandations politiques sont formulées est fortement influencée par le contrôle de l’expertise scientifique pour le domaine concerné. Or la majorité des donateurs bilatéraux ne disposent souvent pas de sources d’informations indépendantes de la Banque ni de moyens pour les interpréter.
A partir de 1985, la pratique des prêts et dons conditionnels fut étendue des réformes de politique macro-économique à la réforme des politiques sectorielles. De cette façon, le mécanisme de conditionnalité a permis de lier la continuation de « l’aide projet » classique à la réforme politique et institutionnelle dans les pays receveurs, comme on l’observe dans le cas des PAE africains qui regroupent une multitude de projets individuels tout en prétendant définir un programme de politique publique pour l’ensemble (Falloux et Talbot, 1992). Depuis la mise en place du PAE, le suivi et l’évaluation de la performance des administrations concernées par la question environnementale fait désormais l’objet de négociations routinières entre le gouvernement et les bailleurs de fonds, dans une configuration que nous avons qualifié en terme d’un réseau de politique environnementale qui forme en même temps une coalition de discours. Mais ce réseau est constitué de multiples acteurs sans lui-même être un acteur de sorte que les négociations sur les programmes environnementaux n’en définissent que les grandes lignes et les choix stratégiques. La prise d’influence s’exerce concrètement entre chaque bailleur de fonds et agence bénéficiaire. Le monitorage des receveurs d’aide se pratique de façon continue mais décousue pour chaque décaissement et en relation à chaque ministère ou autre agence « partenaire » individuellement. Quelles sont l’origine et la logique de cette forme particulière d’hégémonie ?
Les problèmes environnementaux constituèrent à la fin des années 1980, au même titre que la lutte contre la pauvreté dix ans plus tard, une occasion pour la Banque mondiale de redistribuer les cartes de l’aide internationale de sorte à pouvoir consolider son rôle dans la définition des politiques publiques des pays bénéficiaires. Les conséquences du déplacement du centre de l’expertise environnementale des organismes spécialisés comme la FAO et agences de coopération bilatérales vers la Banque mondiale se traduit surtout dans la mise sur l’agenda et le choix des solutions adoptées. Les structures de mise en œuvre des politiques environnementales n’en sont que superficiellement affectées. Alors que le pouvoir de la Banque mondiale est résistible et son influence sur les gouvernements receveurs au mieux partielle, les donateurs bilatéraux et agences spécialisés des Nations unies sont de plus en plus sous la domination idéologique et politique de la Banque. Selon certains, l’influence de cette dernière sur les autres bailleurs de fonds augmenterait en proportion inverse à la perte d’influence de la communauté des donateurs dans son ensemble sur les gouvernements des pays receveurs (Gibbon, 1993 : 36).
L’effectivité des politiques adoptées en raison de la conditionnalité des financements extérieurs (policy-based conditionality) n’est pas indispensable à la reproduction institutionnelle du système de l’aide. Au contraire, il est d’autant plus légitime de poursuivre les programmes d’aide environnementale que les pays bénéficiaires n’arrivent pas à résoudre les problèmes écologiques qui en justifiaient la mise en place initiale[355]. Pour recevoir un financement extérieur, il suffit généralement que le gouvernement concerné s’engage à prendre des mesures plus ou moins conformes, même si l’acceptation des normes internationales se réduit dans les faits à des déclarations qui ne sont pas suivi des actions nécessaires pour atteindre l’objectif déclaré. Ainsi, malgré les mesures administratives et législatives prises depuis 1990 dans le cadre du PAE, Madagascar a continué à exploiter sa diversité biologique à un taux proche de la « déforestation souveraine » qui caractérisait la période antérieure à l’émergence d’une politique internationale relative à la biodiversité.
La prétention de la Banque mondiale à exercer un rôle dominant dans la coordination de l’aide internationale supposait par ailleurs de trouver de nouvelles justifications de l’assistance technique qui se démarquaient de l’expertise classique des organisations internationales. Les nouveaux discours affirmaient en particulier que le rôle de l’Etat avait besoin d’être redéfini afin de créer à la fois un environnement institutionnel plus favorable à l’initiative privée : droits de propriété, responsabilité des fonctionnaires, transparence des marchés publics etc., et assurer des services publics plus efficaces grâce à différentes modalités de partage des tâches et coûts organisationnels entre l’Etat d’une part, les particuliers, associations ou communautés locales d’autre part. Les notions de gouvernance et de partenariat entre l’Etat et les acteurs de la société civile se retrouveront au centre des débats sur la nouvelle politique environnementale à Madagascar durant les années 1990. Au sein du réseau de politique environnementale, chaque donateur individuel reste autonome quant à la définition du contenu exact des projets pilote qu’il souhaite financer, ce qui explique en partie polyphonie des éthiques environnementales et philosophies de coopération internationale qui se côtoient au sein du PAE.
Tandis que l’aide nord-américaine s’est concentrée essentiellement sur les actions de conservation de la nature (aires protégées, zones périphérique, corridors biologiques), les coopérations bilatérales des pays européens ont généralement adopté une posture plus axée sur le développement. Il n’est de ce fait pas surprenant que les experts nord-américains tendent à insister plus sur le facteur démographique, les pressions anthropiques et la nécessité de fermer les paysages forestiers aux « immigrants » en en transférant la gestion aux « autochtones », tandis que l’expertise européenne semble privilégier le partage des bénéfices et la création d’activités de substitution génératrices de revenus, ou encore la « sécurisation foncière » comme condition préalable de la participation des populations à l’action publique environnementale. Nous ne reviendrons plus sur la signification de ces notions suffisamment explicitées dans les chapitres précédents. Rappelons simplement que sous l’angle d’une critique néo-conservatrice du système de l’aide, toutes ces actions n’ont de sens que si elles s’inscrivent dans une politique générale d’aménagement du territoire et qu’en l’absence constatée d’une telle politique, la conservation intégrée, la gestion locale participative ou négociée, etc., ne sont guère plus efficaces que les approches traditionnelles de la préservation des écosystèmes de caractère plus technocratique. Au contraire, il serait bien plus réaliste de renoncer à transformer Madagascar en un seul grand « site de conservation » et de concentrer les efforts sur une gestion technocratique et plus musclée des derniers espaces naturels non encore habités par les humains tels que certains parcs nationaux ou autres aires protégées au sens propre du terme.
Force est de reconnaître que l’évolution du consensus politique en matière de politiques environnementales tend à suivre la direction opposée. Malgré la polyphonie des éthiques environnementales il existe un minimum de référentiel commun entre les donateurs individuels du PAE quant aux « objectifs à moyen terme » de l’aide environnementale. A l’occasion de la planification sur cinq ans de chaque programme environnemental, ce référentiel partagé sert à justifier les décisions stratégiques sur la base de « récits politiques » qui contiennent les solutions de problèmes spécifiques : culture sur brûlis, crise du bois énergie, fiscalité forestière etc. L’affichage d’un consensus plus ou moins diplomatique sur les priorités législatives et les principaux objectifs à atteindre est désormais un usage fermement établi au sein du réseau de politique environnementale. Le meilleur exemple d’une coalition de discours est sans doute la politique de transfert de gestion qui constituait la pièce angulaire du deuxième programme environnemental 1997 à 2002[356]. Elle trouvait un fondement scientifique et une justification éthique dans la redécouverte des institutions de propriété commune et dans une volonté plus générale de reconnaître les droits locaux et coutumiers dans le cadre des partenariats entre l’Etat confondu avec ses services techniques, et la société civile confondue avec des associations paysannes ou groupements professionnels villageois. La gouvernance environnementale attribue la crise de légitimité de l’Etat postcolonial au caractère occidental et colonial de son dispositif réglementaire et identifie les nouvelles politiques incitatives et associations volontaires avec des pratiques et valeurs plus « indigènes » ou « endogènes ». Or une critique néo-conservatrice relèvera qu’il s’agit là d’un transfert stratégique de l’idéologie occidentale de la société civile que les bailleurs de fonds occidentaux utilisent pour court-circuiter un héritage colonial que les Malgaches se sont réappropriées à leurs manières dans les quarante-cinq ans depuis l’accession du pays à l’indépendance.
Les Occidentaux affirment avec raison que la « conservation intégrée » est un idéal difficile à réaliser si les parties prenantes au dialogue sur la politique environnementale restent prisonnières des mondes clos où le dualisme juridique colonial les a enfermé et qu’il est nécessaire de reconnaître, grâce à des procédures participatives et négociés, la culture juridique malgache si longtemps méprisée. Mais cette participation est aujourd’hui confinée aux projets pilotes et aux enquêtes de recherche action de l’aide internationale où les Occidentaux reproduisent leur propre monde dans l’illusion confortable de participer à celui des Malgaches. La reconnaissance et le dialogue restent par conséquent découplés du droit coutumier réel qui conjugue deux perceptions de la déforestation, l’une étrangère, l’autre malgache, en un seul mécanisme hybride de légitimation politique des donateurs par les récipients d’aide, et des récipients par leurs respectives clientèles[357].
A travers le mécanisme de la conditionnalité, des normes internationales relatives à la biodiversité sont produites localement dans chaque pays avant qu’elle ne soient mise en forme par des négociations internationales et parfois malgré la mise en forme de certaines normes par des traités internationaux. Tous les normes, principes et procédures d’un hypothétique « régime international de la biodiversité » ne sont donc pas inscrits dans la CDB considérée comme le « substrat normatif » de ce régime international (Hufty, 2001 : 21). Pour analyser les interactions entres les deux modes de production du droit, qui se présentent tantôt en termes de complémentarité, tantôt de concurrence nous distinguons entre l’échelle des négociations « internationales » au sens propre et l’échelle « globale » où les normes sont produites selon les procédures standardisés de l'aide internationale au développement. Dans les paragraphes qui suivent, nous verrons à travers une brève étude de cas sur le zonage forestier, que les normes produites directement par les communautés ou réseaux de politique publique sont non moins significatives en termes de leurs effets sur l’évolution du droit interne des pays en développement que les normes issus d’une négociation internationale. Elles permettent par ailleurs de rendre compte des écarts et contradictions entre les objectifs déclarés par la CDB et les pratiques juridiques des professionnels de l’environnement à Madagascar.
Les bailleurs de fonds du PE2 sont regroupés dans un « Secrétariat multi-bailleurs », qui dialogue avec le gouvernement malgache et les diverses agences impliquées dans le Plan d'action environnemental dans un « Comité de fonds pour l'environnement » (CFE). Cette structure est calquée sur le système des « tables rondes » du PNUD et de la Banque mondiale, lorsque les bailleurs de fonds se regroupent pour dialoguer avec un pays endetté. Ce dialogue est un jeu de négociation dans lequel l'Etat receveur ou emprunteur tente d'obtenir le plus haut financement aux meilleures conditions alors que les bailleurs tentent d'imposer un ensemble de conditions de déboursement liées à leur vision des politiques que devrait adopter l'Etat receveur. Un dialogue de ce type a lieu régulièrement au sujet du financement du PAE. Le cas du zonage permet de l’illustrer, cette problématique ayant été soulevée par les bailleurs de fonds à l’occasion de la mise en œuvre de la nouvelle politique forestière au cours du PE2.
Du 8 au 23 mars 2001, le Comité de négociation de la Partie malgache et le Groupe des bailleurs de fonds se sont réunis à Antananarivo dans le cadre des travaux du Comité de fonds pour l'environnement pour discuter des orientations stratégiques du Plan d'action environnemental jusqu'à la fin du PE2 (CFE, 2001). Parmi les orientations prises par le CFE se trouve un « Plan d'actions 2000-2002 pour améliorer l'efficience et l'efficacité du service forestier dans un cadre de transparence et de bonne gouvernance ». Il se compose, entre autres, des mesures suivantes: arrêt de toute activité extractive dans les zones sensibles (aires protégées et forêts classées); publication de l'information concernant la totalité des permis et autorisations provisoires ou exceptionnelles en cours; révision de la réglementation et des procédures d’attribution des permis d'exploitation; mise en place dans un délai ne dépassant pas 18 mois d’un système de délivrance des permis d’exploitation par voie d'appel d'offre ou d’adjudication; suspension de l'attribution de nouveaux permis selon la procédure actuelle; mise en place d'un système amélioré de délivrance et suivi des autorisations de défrichement; renforcement du contrôle forestier et mise en place d'un système amélioré de gestion des infractions et de suivi des transactions; opérationnalisation de l’Observatoire du secteur forestier créé par arrêté ministériel en novembre 2000, qui a pour mission de veiller aux règles de bonne gouvernance dans le secteur et qui sera chargé de suivre la mise en oeuvre du plan d'action.
Il est surprenant de constater cette réaffirmation, dans le plan de travail annuel d’un ministère, de mesures qui font partie de l’arsenal législatif forestier depuis le début des années 1990. A l’évidence ces mesures n’ont pas été suivies d’effet. Il est tout aussi surprenant que le ministère des Eaux et forêts définisse au mois de mai 2001, peu après la réunion du CFE, son plan de travail annuel pour 2001. Le ministère a donc attendu la réunion des bailleurs de fonds avant de fixer ses priorités, ne serait-ce que pour s’assurer le financement annuel dont il bénéficie au titre des composantes du PE2 placées sous sa responsabilité.
A la suite de la réunion du Comité de fonds pour l’environnement de 2000, un groupe de travail sur le zonage a été mis en place qui réunit les conseillers techniques des coopérations bilatérales, les ONG de conservation et les responsables de l'administration forestière. Un zonage préliminaire des forêts du pays devait être effectué, en utilisant en particulier les cartes de l'inventaire écologique forestier, afin de déterminer les zones qui feront l'objet de cette démarche. Le rapport d'une mission conjointe USAID/Banque mondiale sur l'aménagement des forêts naturelles, effectuée en vue de la réunion du Comité de fonds pour l'environnement en 2001, constatait que « les moyens pour parvenir à l'atteinte des objectifs de la politique forestière n'ont pas été clairement définis », tout en affirmant la nécessité, « sur la base des leçons acquises pendant l'Atelier sur la Stratégie de la Banque mondiale en matière forestière tenue à Washington au mois de mai 2000 », d'un nouveau mode de gestion des forêts nationales: l'aménagement selon un système de zonage qui permettra à l’administration des Eaux et Forêts de disposer « des éléments de dialogue et de suivi avec toutes les entités locales concernées pour la gestion rationnelle et durable du patrimoine forestier à différents niveaux, d'une part, et avec l'assistance technique et financière internationale, d'autre part » (Hagen, 2000: 50-55).
Selon les recommandations du représentant de la Banque mondiale, livrées en annexe du rapport de mission d’évaluation précité, il s'agit de déterminer la vocation à long terme des différents massifs forestiers du pays. Il est proposé, « à titre d'illustration », que les quelques 12 millions d'hectares existants se répartiraient à terme entre les quatre catégories suivantes :
- Deux millions d'hectares pour les aires protégées;
- Quatre millions d'hectares pour une mise en gestion communautaire;
- Quatre millions d'hectares gérés en régie par l'administration forestière pour la mise en défens ou l'exploitation sur adjudication;
- Deux millions d'hectares de concessions à des personnes morales et privées, y compris les collectivités territoriales (CFE, 2001 : 69).
A ce titre, il convient de rappeler que le zonage du domaine forestier avait déjà été programmé au début du PE2 pour faciliter la bonne gestion des forêts et en préalable à la mise à jour de l'Inventaire écologique et forestier national, sans que la ligne d’activité « zonage » ne reçoive toutefois le financement correspondant de la part d’un bailleur du PE2. Mais entretemps, le « plan de zonage » était devenu l’instrument privilégié de la bonne gestion des espaces forestiers à travers le monde :
Il fournit les propositions de découpage de ces espaces en fonction de leurs « vocations », c'est-à-dire de la densité de leur peuplement humain et de l'état du couvert végétal. Les hypothèses d'une relation linéaire entre densité de population et déboisement adoptées dans le plan de zonage mis en oeuvre au Cameroun par des spécialistes canadiens montre sans ambages que l'objectif est d'établir des « lignes de défense » face à l'avancée agricole. Systèmes agricoles et forêts sont mis face à face dans un modèle à espaces dissociés qui reflètent plus les représentations occidentales que les pratiques des ruraux camerounais en zone forestière (Karsenty, 1999a: 153).
A Madagascar, la mise en œuvre du plan de zonage est susceptible d’entraîner un problème de partage du territoire entre l’administration forestière et les communautés locales. Selon la loi sur la gestion locale des ressources renouvelables, le transfert de gestion peut être demandée pour une forêt de terroir indépendamment de son statut dans un plan de zonage. Dans la mesure où différentes catégories de forêts seraient définies selon leurs vocations exclusives comme il est proposé par la Banque mondiale, la délimitation publique et donc l’étendue de la forêt communautaire potentielle de chaque village ne dépendrait plus que du plan de zonage préétabli. Nous écrivions en 2002 que le risque d’incohérence et de conflit de compétence était contenu en germe dans ces deux instruments et que cette contradiction allait à terme rendre nécessaire un mécanisme d’arbitrage entre le zonage « par le haut » fondé sur des critères écologiques et les potentielles initiatives « par le bas » des utilisateurs des ressources dont la politique de transfert de gestion vise à tenir compte (Hufty et Muttenzer, 2002 : 294).
Où en est le zonage en 2006 ? Le Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts le définit comme « la répartition d’un territoire en zones déterminées d’occupation des sols selon leur vocation forestière, agricole, pastorale ou de sites naturels spécifiques de la faune et de la flore sauvages » (MINENVEF, 2006). S’agissant pour le Ministère d’un outil important, inséparable de la planification et du développement agricole, forestier et de l’élevage, pour décider de la meilleure utilisation du sol, les responsables du Ministère ont identifié trois grandes fonctions pour les zones à vocation forestières, les seules qui relèvent de sa compétence, que sont la fonction écologique (« habitat de la diversité des plantes et animaux, source de matériel génétique dont les ressources peuvent être utilisées dans la production de médicaments comme dans l’alimentation, réducteur de la pollution atmosphérique, embellissement des sites »), la fonction productive (« les forêts fournissent du bois aux industries, mais aussi du bois de construction, d’énergie et de menus usages ; certaines forêts servent à l’apiculture, à la production de latex, de tanin, à la sériciculture ») et la fonction régulatrice (« maintien et alimentation de la nappe phréatique, rôle de régulateur thermique, hydrique et chimique de l’atmosphère, des cours d’eau et de la terre, protection et conservation des sols : bassins versants, berges, dunes… »). En méthodologie, le MINENVEF distingue deux niveaux de réalisation de zonage. Au niveau national, la carte de zonage national suivant les critères de spécialisation et de classement. Au niveau régional, il s’agit d’affiner les résultats du zonage national. On identifie les critères spécifiques de spatialisation de chaque région et correspondant à chaque sous fonction des trois grandes fonctions. Les résultat attendu (on attend toujours) est le plan de zonage régional sous la forme d’une carte avec plan d’utilisation pour chaque zone, concerté au niveau des communes rurales et validé au niveau des régions (anciennes préfectures). Selon le Ministère, « il y aura une formalisation des plans de zonage régionaux » (MINENVEF, 2006).
Loin de créer des conflits locaux sur l’utilisation des espaces, la « proposition » originelle de la Banque mondiale a été suffisamment diluée par des groupes de travail (où l’on distinguait jusqu’à soixantaine de différentes catégories d’espace) pour ne plus être compréhensible par les responsables des régions et surtout des communes rurales, qui sont les acteurs principaux de la mise en œuvre d’une telle démarche. Or les experts du Programme Foncier National viennent de constater à juste titre que le défaut des Plans Communaux de Développement, élaborés notamment grâce à l’appui des coopérations bilatérales (Allemagne, Suisse), était de ne comporter aucun schéma d’aménagement du domaine communal. Etant donné que les communes rurales n’ont jusqu’à présent eu aucune compétence légale en matière de droit foncier, cette absence de schémas d’aménagement communaux ne saurait étonner personne même si elle complique en l’occurrence la mise en place des guichets fonciers communaux.
La question se pose par ailleurs s’il sera possible de mettre en œuvre la présomption coutumière selon les principes affichés dans la nouvelle loi domaniale si la condition préalable sont des plans de zonage suivant la conception déclarée par le Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts. Le scénario le plus probable est que des conflits vont surgir là où le zonage communal, ou la certification domaniale du droit coutumier de propriété foncière, entre en concurrence avec l’aménagement de 4 millions de sites de conservation dans des espaces habitées. Pour l’heure aucune tentative de concilier le zonage selon le Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts (Sites de Conservation) avec le zonage selon le Ministère de l’Agriculture (Programme Foncier National) n’a vu le jour. Notre interprétation selon laquelle les questions d’échelle juridictionnelle et le problème d’incohérence entre plusieurs politiques ou différentes mesures d’une même politique n’ont pas encore trouvé une solution procédurale en adéquation avec les objectifs à atteindre, n’est donc pas infirmée. En l’absence d’une politique générale d’aménagement du territoire, personne ne sait quels sont ces objectifs même à l’échelle restreinte d’une commune rurale car il y a autant d’objectifs spécifiques que de projets pilote (sites de conservation, guichets fonciers communaux, transfert de gestion des ressources renouvelables aux associations, etc.) qui y interviennent sans s’inscrire dans un cadre spatial préétabli.
Depuis la fin des années 1980, la biodiversité fait l’objet de négociations internationales visant à mettre en forme certaines normes et principes par les convention et protocoles internationaux. Ce que montre l’exemple du zonage est que l’application des normes internationales en droit interne des pays en développement est avant tout le résultat d’une forme de création du droit qui, faute d’être nationale ou internationale, est spécifiquement mondiale. Tandis que la CDB semble favoriser une approche transdisciplinaire et intersectorielle du développement, l’application des normes internationales relatives à la biodiversité est soumise à des logiques propres au système de l'aide internationale et aux réseaux de politique publique spécifiques en son sein, qui reproduisent la séparation postcoloniale entre la conservation des écosystèmes forestiers d’une part, la politique agricole et de sécurisation foncière d’autre part. Cette séparation existe seulement dans l’organigramme des ministères nationaux, agences internationales spécialisées et projets pilotes du système politique postcolonial. Elle est introuvable sur les fronts de colonisation agraire d’un pays comme Madagascar. Si cette interprétation « néo-conservatrice » de l’application du nouveau droit foncier et environnemental est juste, elle devrait pouvoir être corroborée par une analyse du rôle joué par les projets pilote dans le processus législatif.
Idéalement, les projets pilotes de l’aide internationale s’occupent seulement d’interventions locales de développement qui s’inscrivent dans les grands choix de politique publique du pays partenaire. Il en va autrement lorsque le gouvernement ne juge pas nécessaire de conduire une politique pour le secteur concerné ou lorsqu’il le fait sous l’influence conditionnelle de ses bailleurs de fonds, les deux facteurs pouvant par ailleurs se combiner. On assiste dans ce cas à une inversion normative où le législateur est devant le fait accompli d’une politique décidée par les bailleurs de fond avant qu’elle ne soit votée et promulguée. La législation a pour fonction principale d’établir les termes de référence de la coopération entre l’Etat et les projets et de coordonner les activités financées par différents bailleurs du PNAE. Les Etats légifèrent à la demande de cette communauté de politique environnementale dont ils sont eux-mêmes membres, plutôt qu’à la demande du public destinataire de la législation. Le rôle des projets d’aide n’est alors plus de contribuer à réaliser les objectifs fixés par la législation, mais de produire eux-mêmes la législation qui justifie les objectifs des projets.
Dans un contexte où l’application des politiques publiques est éclatée en une série de projets de développement, on peut dire que la législation devient elle-même un « projet » et que la distinction entre les fonctions législative et administrative, entre la formation et l’application du droit est difficile à maintenir d’un point de vue sociologique[358]. La fonction des lois n’est alors plus d’atteindre les objectifs énoncés à travers les programmes de politique publique, mais de coordonner les multiples projets propres à chaque intervenant ou bailleurs de fonds individuel tout en définissant les termes de référence de la configuration d’acteurs dans son ensemble. A Madagascar on a ainsi vu émerger, grâce aux fonds d’aide internationale allouée à la conservation de la biodiversité, un réseau de politique environnementale tenu ensemble par plusieurs coalitions de discours successives. Les stratégies de conservation et gestion de la biodiversité in situ ont évolué en fonction des préoccupations des donateurs du PAE. Cette évolution s’est traduite par des changements importants dans la législation interne en matière environnementale. Les nouvelles législations ont porté successivement sur la gestion des aires protégées, les forêts domaniales, la gestion communautaire des ressources renouvelables, qu’elles soient forestières ou non. La refonte du cadre juridique est le plus souvent initiée et menée terme seulement grâce à l’assistance technique des agences multilatérales et bilatérales de développement, d’où notre hypothèse que la nouvelle législation foncière et environnementale à Madagascar est plus un mécanisme de coordination du système de l’aide qu’un véritable instrument d’action publique[359].
Pour analyser les effets dans le droit interne de Madagascar des normes et procédures décisionnelles émanant du régime international de la biodiversité, nous pouvons emprunter à des travaux récents de sociologie des organisations de l’aide au développement. Parmi les concept utilisés par ces travaux est celui des « circuits courts » (Naudet, 1999), définis comme la sélection par un organisme d’aide des institutions, groupes, individus et idées de la société bénéficiaire considérés comme les mieux à même de constituer le support de son action. Soucieux de réussir son action de développement, projet ou programme, chaque intervenant se constitue un réseau spécifique de relations avec les partenaires locaux qui, à leur tour, devront s’adapter aux spécificités de l’action pour bénéficier des financements correspondants. Plutôt que par les conséquences réelles de leur action, les intervenants sont d'abord préoccupés « par le bon fonctionnement des instruments qu'ils ont mis au point, la matérialisation de résultats qui leur soient attribuables et la promotion du caractère exemplaire de leur style propre d'appui » (Jacob, 2000: 24). Appliqué à la mise en œuvre des normes internationales relatives à la biodiversité dans les Etats postcoloniaux d’Afrique, cet outil d’analyse présente l'intérêt de combler les lacunes d’une définition trop restreinte du « régime international » qui s’intéresserait exclusivement à l’application du « substrat normatif » issu de la négociation formelle de conventions et protocoles internationaux dans le domaine de l’environnement.
Les « circuits courts », ce sont à Madagascar les sélections opérées par les projets de développement classiques, qui s’étendent aux activités menées depuis 1990 par les agences de coopération bilatérale et multilatérale dans le cadre du PAE. Un exemple peut être développé à partir des Projets de conservation et de développement intégrés (PCDI) concernant les zones périphériques des aires protégées « ancien style ». Chaque PCDI était mis en place et exécuté par un ou plusieurs intervenants distincts, dont les particularités déterminaient le mode opérationnel du PCDI appuyé. L’outil PCDI et sa logique participative, comme modèle, constituait lui-même un mécanisme minimal de coordination entre les bailleurs. Chaque intervenant a cependant pu constater individuellement l’échec de ce modèle sur le terrain, donc de son propre circuit court, entraînant une demande générale pour un changement du modèle de gestion des aires protégées. La reconnaissance officielle de l'échec des PCDI en 1994 lors du colloque sur l’occupation humaine des aires protégées de Mahajanga a permis d’ouvrir la voie à l'élaboration d’une politique « plus cohérente » et « mieux intégrée » pour les zones périphériques des aires protégées. Cette politique débouchera sur la loi 96-025 sur la gestion locale des ressources renouvelables dont le principe est celui d’une gestion communautaire applicable à toutes les forêts domaniales et non plus seulement à celles qui entourent les parcs nationaux et réserves spéciales.
Le changement de contenu de la politique soulève bien entendu la question des structures administratives chargées de l’appliquer. Lors de la première phase du PAE une organisation autonome fut créée, l’Association nationale pour la gestion des aires protégées (ANGAP), chargée de la gestion d‘ensemble des aires protégées et de la coordination des divers PCDI. Il s’agit d’une organisation de droit privée, placée sous la tutelle de l’Etat. Si l’Etat reste nominalement le seul propriétaire des aires protégées, le ministère qui est chargé de la superviser a en réalité peu d‘influence sur l’ANGAP. Par contre les relations de l’ANGAP avec les bailleurs sont plus étroites. La principale source de financement de l‘ANGAP pendant le PE1 était le Grant Management Unit de l’USAID. Ses objectifs et procédures étaient négociés avec les bailleurs de fonds. Les responsables des services de l’ANGAP étaient épaulés par des conseillers techniques étrangers et des experts étrangers intervenaient de façon routinière pour les études les plus importantes.
Lorsque les intervenants extérieurs souhaitent contourner autant que possible les administrations nationales, jugées inefficaces, ils pouvaient décider de les dupliquer par des créations ex nihilo. Cette vision gestionnaire, de plus en plus répandue parmi les professionnels de l’aide internationale, préconise de ne pas se soucier des structures institutionnelles en place lorsque celles-ci ne satisfont pas aux critères d'efficience, de responsabilité et de transparence. Le raisonnement repose sur un triple postulat. Tout d’abord que le gouvernement malgache ne dispose pas des structures administratives adaptées à leur demande. Ensuite que l’inefficacité des institutions existantes est liée à leur tradition bureaucratique et aux réseaux d’échanges de faveur et de corruption qui les pénètrent. L’objectif est donc d’opérer dans un environnement institutionnel vierge en créant de nouvelles institutions reposant sur des bases managériales « modernes » (new public management) et libres des réseaux de clientèle et plus généralement de l’influence politique exercé par le gouvernement partenaire[360]. Enfin l’idée que ces nouvelles institutions constituent le fer de lance de la réforme de l’Etat, et que par émulation, elles susciteront une transformation générale de ses organisations. Cette caractérisation quelque peu schématique de la « mentalité des développeurs » peut paraître caricaturale parce que trop expéditive. Nous convenons qu’elle gagnerait à être nuancée pièces écrites à l’appui. Il n’empêche que le besoin de coordonner les actions de développement ou de conservation, et la nécessité de disposer d’un cadre administratif et législatif national cohérent avec les circuits courts des projets de développement, ne fut-ce que par souci d’efficacité, sont maintes fois évoqués par les professionnels étrangers dans le secteur environnemental.
L’extension de l’intervention de développement local au cadre législatif et administratif peut être qualifiée de « circuit long ». Le circuit long doit atténuer la tension provoquée par l’inadéquation entre les actions de terrain et le cadre juridique et administratif existant, minimiser les coûts de transaction avec les autorités du pays bénéficiaires et permettre une coordination minimale des actions de multiples intervenants. On observe de ce fait une complémentarité fonctionnelle plutôt qu’une concurrence entre circuits courts et circuits longs, entre l’intervention du projet étranger sur le terrain et les efforts entrepris pour changer le cadre législatif et administratif dans lequel les actions pilotes doivent s’effectuer. Toutefois, le cas du Programme Energie Domestique Mahajanga, analysé en détail dans le chapitre 9, suggère que la complémentarité fonctionnelle entre circuits courts et circuits longs peut également jouer en sens inverse. Pour justifier une nouvelle législation ou une réorganisation des services publics chargés d’appliquer les nouvelles politiques, les intervenants étrangers du PAE doivent fournir des preuves empiriques issues d’expérimentations sur le terrain dans le cadre des projets pilotes. Or on constate que dans la pratique, les projets pilote consistent moins à découvrir de nouvelles solutions mieux adaptées aux problèmes à résoudre qu’à inventer des problèmes qui justifient l’application de « solutions » qui sont déjà connues d’avance. La législation elle-même devient un projet à vendre à l’aide des succès obtenus par l’action pilote dans les communes ou villages vitrines[361].
L’hypocrisie des circuits longs peut être démontrée à travers un autre exemple pris dans le secteur forestier. Dans le cadre d’un projet d’appui à la révision de la politique et législation forestière (POLFOR), la Coopération suisse encourageait depuis au moins 1993 l’adoption d’une législation sur la gestion participative et communautaire des forêts. La promulgation en 1996 de la loi relative à la gestion locale des ressources renouvelables, préparée par l’ONE assisté d’experts français et américains, a rendu obsolète la « foresterie participative » des Suisses étant donné que les forêts naturelles sont la principale ressource renouvelable concernée par le transfert de gestion du domaine de l’Etat à des associations de la société civile. Que les coopérants suisses fussent devancés par leurs collègues français ne les pas empêchés d’élaborer entre 1998 et 2001 une procédure concurrente de « gestion contractualisée des forêts » (GCF) inspirée de la loi sur le transfert de gestion mais spécifiquement adressée au service forestier[362]. Les avantages et les inconvénients respectifs des deux procédures redondantes ont par la suite été débattus lors d’un atelier organisé par ces mêmes coopérants (Intercoopération/CI/DGEF, 2001). En l’occurrence, les particularismes national et professionnel et les ambitions « participationnistes » des coopérants suisses ont coïncidé avec l’esprit de corps des forestiers malgaches craignant, à tort sans doute, que le transfert de gestion érode leurs prérogatives légales traditionnellement associés au concept de domaine forestier[363].
La coalition des forestiers suisses et malgaches à propos de la « gestion contractuelle des forêts » illustre cependant le rôle subalterne qui a été assigné aux administrations nationales dans la dynamique enclenchée par l’action du réseau de politique environnementale. Dans le contexte des diverses actions de gestion des aires protégées et autres forêts naturelles, les Ministères successifs chargés du service des Eaux et Forêts, ont été perçus par les intervenants étrangers comme étant les « grands absents ». Les effectifs et ressources financières du service forestier sont nettement insuffisants pour accomplir les tâches qui lui sont assignées par le cadre légal, malgré l’existence d’un projet d’appui à la réforme de la politique et de l’administration forestières. Ses seules possibilités d’action se situent dans le cadre des interventions de terrain financées par les appuis ponctuels des bailleurs de fonds. Il réagit plus qu’il n'anticipe et s’adapte aux changements proposés par les agences qui financent le PAE. L’élite nationale accepte en apparence d’adapter le droit interne aux normes, principes et procédures acceptés au sein du régime international de la biodiversité. Cette acceptation se manifeste par l’adoption sans modifications majeures de projet de lois nationales rédigées par les experts des bailleurs de fonds internationaux, ou des changements dans l'organisation des services techniques de l'Etat, qu'il s'agisse d'une restructuration des administrations existantes, comme les Eaux et Forêts, ou de la création d'organisations directement financées et structurées par les bailleurs, à l'exemple des agences d'exécution du PAE.
Cette adaptation reste toutefois superficielle et en partie illusoire. Les entités administratives nouvellement créées et bénéficiant d’une aide extérieure importante apparaissent artificielles. Tout d’abord parce qu’elles ne s'inscrivent ni dans la durée ni dans le tissu social caractérisant le dispositif des Etats receveurs. Les individus privilégiés qui en font partie, dans une logique d’attente rationnelle qui est celle du « lâchage » par l'aide extérieure, les réinscrivent dans la durée et le tissu social en les soumettant aux règles qui s'appliquent à l'ensemble de la société. Ensuite parce que la richesse relative de ces administrations parallèles et les nouveaux privilèges qu’elles instituent suscitent, à suivre les analyses d’un forestier malgache averti, des jalousies qui font se liguer contre elles les organisations n'ayant pas profité de la manne de l'aide. La saine émulation se transforme en une concurrence qui paralyse leur action. Ainsi que l’explique B. S. Ramamonjisoa,
le débat qui devait être centré sur les normes de gestion de la ressource n'est que la face cachée d'un autre sur l'enjeu du rôle des acteurs associés à la prise de décision. Chacun des groupes d'acteurs a intérêt à pérenniser sa situation. L'administration parallèle qui doit disparaître à la fin du Programme environnemental 3 se réconforte dans sa position de bon élève alors qu'elle n'a pour seule crédibilité que de satisfaire aux règles de transparence et de conformisme dénué de toute intervention politique de l'Etat imposé par les bailleurs. Cette administration qui est constitué de transfuges de l'administration publique ne rate pas l'occasion de montrer que cette dernière ne possède plus les compétences suffisantes pour constituer un partenaire efficace dans la gestion des ressources. Les forestiers réagissent logiquement en mettant en oeuvre la stratégie du blocage systématique à leur niveau de compétence: malgré tout, le droit de veto est présent (proposition et aval de la législation, pouvoirs de sanction, instruction et délivrance des permis) (Ramamonjisoa, 2001: 4).
Nous écrivions en 2002 qu’il n’était pas évident pour autant que ce « droit de veto » allait être toléré indéfiniment par les bailleurs de fonds internationaux qui ont pour but déclaré de baisser le taux de déforestation pour conserver la biodiversité (Hufty et Muttenzer, 2002 : 299). Les évaluations à la fin du PE2 concluaient en effet que la gestion en régie directe du domaine forestier devait être définie dans un cadre institutionnel plus dynamique et plus efficace en vue d’accomplir cet objectif[364]. La législation forestière, dans son article 24, donnait pouvoir à l'Etat de déléguer la gestion de ses forêts à d'autres personnes publiques ou privées telles qu’un organisme autonome chargé de la conservation et de la gestion ou du contrôle du domaine forestier national classé et non classé. Du point de vue des bailleurs de fonds, rien n’aurait empêché de supprimer les attributions du service chargé des Eaux et Forêts au profit d’un nouvel organisme gestionnaire conçu sur le modèle d’un Office national des forêts appelé à assurer des prérogatives de puissance publique, notamment en matière d'application et de suivi de la réglementation et en matière de police forestière ainsi qu’un encadrement technique dynamique pour répondre efficacement aux opportunités et s'adapter promptement aux changements[365].
Pendant un temps durant l’année 2001, des rumeurs circulaient qu’on allait supprimer les Eaux et Forêts. Les Malgaches ont réagi astucieusement en fusionnant, dès l’arrivée au pouvoir du président M. Ravalomanana en juin 2002, le Ministère des Eaux et Forêts et le Ministère de l’Environnement dans un seul Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts qui s’oppose en bloc au Ministère de l’Agriculture. Exit la philosophie ruraliste et intersectorielle de l’environnement en vogue pendant la deuxième phase (1997-2002) du PAE au profit d’un retour à la conservation plus ou moins stricte des écosystèmes qui ne peut que favoriser le service forestier représentant le propriétaire légal des sites de conservation ou aires protégées nouveau style. Les rumeurs de 2001 furent effectivement suivies en 2003 par une « conditionnalité politique » qui portait sur la mise en place d’une Agence Nationale de Gestion des Forêts avant le démarrage du PE3. Cette conditionnalité n’a jusqu’ici pas porté de fruits concrets, probablement parce qu’une bonne partie de l’aide environnementale est canalisée vers l’aménagement des sites de conservation qui seront dans un premier temps gérés directement par les organismes internationaux et ONG nationales qui les relayent et que ces organismes peuvent dispenser d’une structure d’appui concurrente sur le plan financier.
Dans ce chapitre nous sommes sortis des sentiers battus de l’analyse de la gouvernance internationale. Au lieu d’imputer la formation des politiques publiques à une volonté de coopérer telle qu’elle se manifeste dans les régimes internationaux, nous nous sommes interrogés sur les effets que le dualisme juridique des droits internes des pays en développement induit sur le plan des relations internationales. Nous avons montré que dans les circonstances actuelles, il n’est pas évident aux yeux de l’élite politique malgache lequel des scénarios normatifs concurrents, celui axé sur la conservation des espèces endémiques rares ou celui d’une sécurisation foncière et alimentaire à base des ressources forestières, est plus avantageux. En redéfinissant l’utilisation et le contrôle des ressources forestières par de nouvelles législations et politiques publiques nationales, l’élite malgache devrait-elle opter pour une politique de coercition en accord avec le scénario de conservation de la biodiversité que lui proposent les organismes internationaux dans un contexte de souveraineté internationale légale qui a un caractère strictement formel[366] ? Ou plutôt pour un scénario favorable à la masse des paysans pauvres en suivant un scénario westphalien de la non-ingérence dans les affaires nationales associés avec une souveraineté internationale empirique ?
La notion néoréaliste d’un hégémon capable d’imposer des régimes internationaux aux pays dominés ne peut éclairer ce mystère, pas plus que la notion d’une acculturation normative dans un système mondial néo-colonial. Ces deux notions méconnaissent la double nature normative et sociologique de la souveraineté internationale. L’hypothèse de la stabilité hégémonique s’intéresse à la souveraineté empirique en expliquant pourquoi, comment et dans quelle mesure les élites politiques des pays dépendants admettent une intervention étrangère dans le processus de décision interne. Mais elle néglige la dimension juridique de la souveraineté internationale qui autorise les élites à faire des promesses même lorsque les hégémons de la coopération internationale ne peuvent ou ne veulent pas sanctionner ces promesses. L’absence de sanction internationale pour les élites politiques responsables de la déforestation tropicale est une invitation aux passagers clandestins de la coopération internationale dans le secteur environnemental.
Lorsque les incitations économiques et pressions politiques exercées à travers le mécanisme de conditionnalité politique de l’aide échouent, les hégémons doivent se contenter de financer des missions pédagogiques sous la responsabilité de professionnels d’organisations internationales et non gouvernementales. La tâche des nouveaux missionnaires n’est pas d’enseigner l’évangile mais de civiliser en répandant les messages de la conservation intégrée, du partage équitable des bénéfices et de la gestion durable des ressources de propriété commune. Les communautés épistémiques ne contribuent ainsi pas forcément à une meilleure intelligence des arrangements institutionnels internationaux. En donnant un sens aux pressions politiques exercées par les acteurs hégémoniques sur les acteurs dépendants du système international elles fournissent aux élites nationales des scénarios politiques. Mais ce qui convainc ces élites de changer de politiques environnementales n’est pas un processus de décision autonome mais l’ingérence étrangère derrière la souveraineté légale internationale des pays dépendants.
Contrairement aux théoriciens des régimes, les sociologues politiques internationaux et les néo-gramsciens sont conscients que la souveraineté légale internationale garantit une liberté purement formelle. Mais en faisant l’hypothèse du néo-colonialisme vert, ils sous-estiment le degré de souveraineté internationale empirique des Etats dominés. Ceux-ci peuvent par exemple légiférer sur l’accès aux ressources forestières sans disposer de revenus suffisant pour entretenir un service public forestier qui pourrait effectivement contrôler ces modes de gestion sur le terrain. En admettant en apparence l’ingérence des puissances étrangères dans leurs affaires domestiques, les sociétés dominées résistent dans bien des cas avec succès aux impositions étrangères.
Toute organisation doit, pour s’assurer les ressources du monde extérieur, respecter certaines normes et engagements légitimes vis-à-vis de l’extérieur tout en délivrant en même temps des services efficaces à ses propres usagers ou clients. Parfois les exigences d’efficacité interne peuvent, cependant, ne pas être compatibles avec les contraintes extérieures (Brunsson, 1989). Les identités des acteurs et les circonstances dans lesquelles ces derniers opèrent ne sont pas congruentes, leurs discours et pratiques sont découplés (Krasner, 1999 : 65). Un scénario politique affiché découplé des conduites réelles, les « sauts » contradictoires d’un scénario à un autre en fonction des circonstances, représentent un état de choses courant. Une organisation peut adopter une nouvelle charte en réponse à des contraintes externes, tel un ensemble de réformes politiques touchant le secteur forestier, même si la coordination au sein même de cette l’organisation se réalise par de moyens informels, par exemple en imaginant une condition partagée des gouvernants et gouvernés les opposant ensemble aux étrangers. Le droit endogène est détaché d’un rituel légaliste qui est utilisé principalement pour entretenir les relations externes. Idéalement les gouvernants préféreraient dissocier de manière à éviter des contradictions trop patentes, la « logique de l’adéquation » normative : adopter des politiques publiques pour conserver la biodiversité mondiale, de la « logique des conséquences » : satisfaire les clientèles domestiques de l’Etat forestier. Mais cela n’est pas toujours possible.
Une recherche sociale portant un regard ethnographique sur une politique publique s’expose à la double objection de ne pas respecter les canons disciplinaires. Les spécialistes des politiques publiques craignent qu’une telle démarche ne cède à la tentation du relativisme culturel. En formulant cette objection en termes moralistes, les spécialistes pourraient nous reprocher de déserter face aux problèmes de pauvreté et de sous-développement[367]. Une critique épistémologique selon les mêmes lignes se contentera de signaler les limites inhérentes à des analyses constructivistes ou cognitivistes des politiques publiques qui démontent les discours des décideurs et destinataires sans rien proposer de plus pertinent ou de plus utile pour résoudre les problèmes publics. Nous répondrions à notre défense que le « changement social fragmentaire » visée par les politiques publiques est peut-être faisable dans certains secteurs des sociétés civiles post-industrielles, mais que cette méthode de résolution des problèmes publics échoue dans des sociétés coutumières, holistes et hiérarchiques, où il faudrait changer de société avant de pouvoir changer la société par des législations.
On peut par ailleurs se demander si l’application universelle de recettes politiques importées n’est pas de nature à exacerber les différences culturelles entre le Nord et le Sud, entre les Occidentaux et les Autres. La récente redécouverte des « communaux » par les politiques foncières à Madagascar illustre bien la distance qui persiste entre les deux mondes. En opposant la dénaturation coloniale de la coutume originelle à la reconnaissance des innovations juridiques contemporaines par un dialogue participatif, la gouvernance environnementale présente comme un choix démocratique local ce qui est en réalité une conséquence de règles coutumières d’acquisition et de transmission des droits fonciers. Un droit négocié invitant tous les acteurs à respecter un cadre de référence unique semble a priori préférable à un dualisme juridique de type colonial qui exacerbe la différence culturelle tout en lui donnant une sanction étatique. Pour sortir des schémas coloniaux, il s’agirait désormais d’étendre la conservation de la nature des aires protégées aux paysages forestiers traditionnels. D’autoriser les populations locales à extraire certains produits forestiers pour atténuer leur pauvreté. Or nous avons vu combien la « conservation intégrée » est un idéal difficile à réaliser si les parties prenantes au dialogue sur la politique environnementale restent prisonnières des mondes clos où le droit coutumier les a enfermées. Le temps est venu de reconnaître, grâce aux procédures participatives et négociées, la culture juridique malgache si longtemps méprisée.
La principale difficulté est que cette participation est aujourd’hui confinée aux projets pilotes de l’aide internationale. Nous avons vu que les projets-pilotes et les enquêtes de recherche-action sont des dispositifs qui remplissent une fonction analogue au « principe de coupure » dans les pratiques paysannes car ils permettent aux développeurs occidentaux de reproduire leur propre monde tout en ayant l’illusion de participer dans celui des autres. La « reconnaissance » officielle est divorcée du droit coutumier réel qui, lui, conjugue deux perceptions de la déforestation, l’une étrangère, l’autre malgache, en un seul mécanisme de légitimation politique, des donateurs d’aide aux yeux des destinataires, et des destinataires aux yeux de leurs clientèles respectives. Si l’attitude relativiste qui définit l’anthropologie comme discipline académique est aujourd’hui plus que jamais nécessaire, c’est moins parce que le monde postcolonial se rétrécit et que les frontières culturelles s’estompent dans une contemporanéité généralisée que parce que des mondes culturels discontinus y sont recréés sans cesse par un syncrétisme inventif.
Une deuxième objection contre notre projet intellectuel pourrait venir des anthropologues eux-mêmes qui craignent qu’une ethnographie appliquée aux politiques publiques ne cède au projet occidental de domination du monde. En formulant leur objection en termes moralistes, ils pourraient nous reprocher de trahir la cité savante des anthropologues en mettant l’ethnographie au service des décideurs du système de l’aide internationale. Leur critique serait justifiée si les politiques publiques étaient, en réalité, un instrument pour transformer les pays sous-développés selon un dessein hégémonique et non pas seulement une occasion pour démultiplier les conceptions du réel des donateurs et des receveurs de l’aide internationale. La capacité effective de la « gouvernance internationale » à imposer un nouvel ordre mondial n’est, bien entendu, pas une condition de la poursuite d’une hégémonie illusoire. Il a toujours existé des ethnocentrismes inoffensifs et nos critiques anthropologues relèveront que la prétention universaliste, mais en fait occidentale, à « résoudre des problèmes publics » contamine le regard ethnographique avec des jugements de valeur occidentaux même si les politiques publiques n’atteignent pas leur objectif. L’argument selon lequel l’ethnographie appliquée manquerait de neutralité scientifique méconnaît, toutefois, que chaque cas d’application d’une mesure gouvernementale représente pour cette « science théorique de la pratique » (Bastide, 1971 : 201-205) une expérience cruciale qui tranche, d’une façon plus objective, entre les hypothèses utilitaristes des spécialistes des politiques publiques s’intéressant à réduire la pauvreté et les hypothèses relativistes des anthropologues détachés de pareille contrainte.
Pour trancher le nœud gordien de l’incommensurabilité des paradigmes, une expérience de première main des résistances rencontrées par les politiques foncières et environnementale est indispensable, car elle nous permet d’acquérir des connaissances nouvelles sur les sociétés africaines qui font, dans le cadre de l’aide internationale au développement, l’objet de transformations plus ou moins planifiées. Nos études de cas sur la gestion communautaire des paysages forestiers suggèrent, toutefois, que le projet d’un changement social fragmentaire est une illusion, étant donné qu’il faudrait, au moins sur la frontière agraire, presque « changer de société » pour pouvoir « changer la société ». Les résistances aux politiques foncières et environnementale s’y expliquent, en simplifiant quelque peu, par deux sortes de causes : directes ou structurelles (Hufty et Muttenzer, 2002 : 280). La technique des cultures pluviales de riz sur brûlis forestier constitue la plus importante cause directe de la dégradation des écosystèmes forestiers. Mais les éclaircies pratiquées en vue des cultures de rente, l'exploitation forestière sélective de quelques essences et la production de bois d'énergie pour les villes, ont aussi des conséquences importantes. Les causes directes sont déclenchées ou amplifiées par une série de facteurs structurels en interaction les uns avec les autres. Avec une croissance démographique annuelle proche de 3%, la population de Madagascar, 15 millions de personnes début 2000, a doublé depuis 1975 et doublera encore d'ici 2025 (World Bank, 2001). La croissance démographique d'une population encore largement paysanne (71% en 1999) entraîne une pression accrue sur le milieu naturel: accélération de la déforestation et raccourcissement des temps de jachères, d’autant que les plaines rizicoles aménagées ne totalisent qu’une partie infime du territoire et ne permettront pas de nourrir une majorité des Malgaches. L'échec des réformes agraires, la complexité administrative et le coût élevé de la procédure d'attribution des terres domaniales contribuent aussi à cette conjoncture, défavorable à la durabilité écologique. L'appauvrissement généralisé de la population suite aux choix politiques faits dans les années 1970 a entraîné une baisse drastique du pouvoir d'achat aussi bien en ville que dans les campagnes, avec d'importantes conséquences sur les indicateurs sociaux : santé, scolarisation, mortalité infantile[368] (Hufty et Muttenzer, 2002 : 281).
L'ouverture aux marchés extérieurs prônée par les bailleurs de fonds a mis le pays dans une situation de fragile dépendance. Les populations des villes couvrent leur besoins en énergie domestique presque exclusivement à partir de ressources ligneuses, le pétrole et ses dérivés (y compris l’électricité) étant trop coûteux pour pouvoir se substituer au charbon de bois. Les paysans, quant à eux, ont dû intensifier la production de cultures de rentes pour maintenir un revenu minimal et de nombreux salariés ont dû retourner à la terre pour trouver de quoi nourrir leur famille. Dans certaines régions à l’Est et au Nord, le revenu des petits paysans est lié aux prix internationaux des produits d’exportation. Lorsqu'ils baissent, les conditions de vie, déjà misérables, se détériorent drastiquement[369]. Les contraintes liés à la satisfaction des besoins élémentaires expliquent par ailleurs l’importance des mouvements migratoires entre différentes zones rurales du pays, bien que les migrations intérieures « pour chercher l’argent » correspondent souvent à des traditions locales remontant à la période coloniale.
Une autre conséquence de la crise économique est la baisse des recettes fiscales. Entre 1970 et 1990, les capacités des services techniques de l'Etat se sont considérablement affaiblies. Faute de moyens financiers et matériels suffisants, les agents de l'Etat n'ont eu qu'une possibilité limitée d'appliquer la loi en milieu rural ou d'assurer l'encadrement des paysans pour diffuser des techniques permettant l'intensification de la production ou l’amélioration de la qualité des produits[370]. Malgré les politiques destinées à améliorer et à élargir l'intervention des services techniques mises en place avec le Plan d'action environnemental depuis 1990, la réponse de l'Etat reste faible dans l'ensemble (Hufty et Muttenzer, 2002 : 282). Le dénuement des services forestiers ne leur a pas permis de contrôler la déforestation ou les exploitations clandestines d'essences de bois précieux dans les zones protégées. Ses agents réagissent en s'insérant dans une économie paysanne élargie dans laquelle ils s'associent avec les populations locales pour exploiter les ressources renouvelables, en réinterprétant la loi en fonction des besoins des économies locales. Ils prélèvent alors des « taxes » pour autoriser l’installation de migrants et la culture de produits de rente en zones protégées, la fabrication de charbon de bois pour les villes, l'exploitation des essences de bois précieux, ou encore l’extraction de produits forestiers non ligneux pour les marchés internationaux[371].
Les coutumes originellement malgaches, déjà restructurées par l’occidentalisation du monde précolonial et colonial, se sont encore davantage transformées au cours de la transition à la société postcoloniale. Pour autant les mécanismes traditionnels de l’entraide, des contrats agraires et modes originaires d’appropriation et de sécurisation foncières n’ont pas simplement disparus des campagnes malgaches. Sur nos différents terrains d’enquête nous avons vu émerger des nouvelles formes de sociabilité plus ou moins improvisées. Elles marquent la transformation de la coutume ancestrale à fondement ethnique en un support juridique trans-ethnique de l’économie paysanne élargie ou de l’économie informelle. Au vu de nos observations sur le terrains et malgré notre sympathie pour les paysans pauvres, il nous est difficile de nier que ces réinterprétations s’accompagnent d’une dégradation environnementale importante. La couverture végétale s'appauvrit en variété et en quantité. Les formations forestières primaires sont peu à peu remplacées par des formations dégradées, les savanes claires se transforment progressivement en steppes[372]. Ces modifications de la couverture végétale entraînent à leur tour une forte érosion physique diminuant la fertilité des sols, provoquant des dégâts aux systèmes d'irrigation. La dégradation des forêts provoque à son tour des variations microclimatiques aux conséquences importantes pour l'agriculture, un déficit pluviométrique par exemple, et un appauvrissement des écosystèmes, avec pour effet la disparition rapide et irréversible de nombreuses espèces végétales et animales[373] (Hufty et al., 1997 ; Hufty et Muttenzer, 2002 : 282).
En réponse aux préoccupations internationales, c’est-à-dire occidentales, concernant la déforestation tropicale et ses conséquences négatives pour l’état de ce patrimoine commun de l’humanité qu’est la biodiversité, le gouvernement malgache s’est depuis 1990 engagé dans un programme d’aménagement des aires protégées et de développement durable dans les zones adjacentes, entre autres en encourageant les utilisations coutumières des ressources renouvelables compatibles avec les objectifs de conservation[374]. Plus récemment, l’idée de reconnaissance du droit coutumier a reçu une nouvelle impulsion lorsqu’il est apparu, dans les cercles nord-américains de conservation de la nature, que la biodiversité la plus importante se trouve en fait dans des espaces habités, hors des aires protégées au sens de la définition classique de ce concept. De ce fait, la reconnaissance des droits et savoirs des populations locales a cessé d’être une spécialité des experts de la sécurisation foncière. Elle s’inscrit, désormais, dans la construction d’un paradigme de « conservation intégrée » (Rodary et Castellanet, 2003 ; CIFOR, 2004)[375].
Sous le paradigme de conservation intégrée des paysages, les débats environnementaux internationaux portent actuellement sur la pertinence des connaissances existantes à propos des écosystèmes et ressources économiques à conserver, les enjeux éthiques de la conservation de la nature, les manières de résoudre les conflits d’intérêts en faisant une place aux droits locaux et aux politiques négociées. Les trois thèmes réapparaissent avec des infléchissements mineurs dans la politique environnementale malgache où ils se heurtent toutefois à un impensé, voire un impensable. A Madagascar, la déforestation tropicale est un problème de population avant d’être un problème de gouvernance environnementale. En raison du maintien en zone rurale d’une grande partie de la population, le pays se caractérise par une forte demande locale de biens et services forestiers, sous forme de bois bien sûr, mais aussi de produits forestiers non ligneux et, surtout, de réserves de terres cultivables (Sorg, 1999). Comme ailleurs sous les tropiques, la récolte du bois est en soi peu dégradante de l’environnement, mais elle fournit l’occasion d’une installation de migrants dans les peuplements dégagés. L’exploitation du bois et des autres produits forestiers et la pression pour les terres agricoles s’unissent ainsi dans un seul processus où les pressions continues sur des espaces aux potentialités limitées entraînent une modification de la structure des ressources disponibles (Buttoud, 1998 : 21).
A suivre les travaux récents de la foresterie sociale (cf. CIFOR, 2004), la quantité et la distribution de différents types de forêts au sein de paysages multifonctionnels, les parcelles agricoles et forestières qu’ils contiennent et les manières complexes et complémentaires dont ils sont gérés, sont des facteurs déterminants pour maintenir, non seulement la biodiversité de ces paysages mais aussi leurs apports multiples aux économies rurales. Selon les organismes internationaux de recherche forestière comme le CIFOR ou le CIRAD Forêt, la logique économique et les données empiriques suggèrent que la plupart des systèmes de production agraires tendent à évoluer vers une plus grande spécialisation au niveau des parcelles. En partant de ces prémisses, ces organismes font l’hypothèse que la diversification des utilisations d’un paysage est susceptible d’autoriser les gains issus de la spécialisation de la production au niveau des parcelles tout en permettant de conserver la diversité biologique et les fonctions environnementales associées avec un paysage multifonctionnel (CIFOR, 2004 : 3).
Les deux prémisses de l’hypothèse sont discutables. La première est que la spécialisation des systèmes productifs se fait, à présent, au détriment de la multifonctionnalité des paysages qu’il s’agirait de mieux apprécier en diversifiant les utilisations. Or, la spécialisation actuelle des systèmes productifs ne conduit pas nécessairement à des paysages à composition moins diverse. Si des centaines de milliers d’hectares de forêts naturelles d’une biodiversité exceptionnelle sont défrichées chaque année à Madagascar, ce n’est pas pour des plantations industrielles, mais pour ouvrir des espaces lignagers où des cultures de subsistance (riz, tubercules) sont combinées avec des cultures de rente (café, cacao) et avec la cueillette de produits forestiers. La deuxième prémisse de l’hypothèse est que la diversification agricole devrait permettre de stabiliser l’extension spatiale du paysage, ou du moins de l’espace agricole en son sein, grâce à une plus forte complémentarité des parcelles qui le composent, ce qui sauvegardera à son tour les espaces forestiers de la dégradation ou de la conversion à l’usage agricole. Or, quel que soit le poids relatif de la production marchande, qui varie selon les lieux et les filières, l’affectation des parcelles d’une terre lignagère à des usages productifs doit toujours assurer la reproduction d’un groupe de descendants, et la répartition des terres entre lignages ou familles élargies celle d’une communauté de vie au niveau d’un ensemble territorial.
Sous cet angle, les transformations agraires à Madagascar sont comparables avec l’évolution récente de certains systèmes agraires africains (Mathieu, 1998 ; Papy, 1998). La croissance démographique endogène ou due à l’immigration implique alors une dégradation forestière importante même si les systèmes de production se diversifient, simplement parce que la perte de fertilité des sols est compensée en ouvrant de nouveaux espaces lignagers. Peu importe, par ailleurs, si la constitution de réserves foncières est un impératif parce que la descendance est nombreuse ou si une descendance doit être nombreuse pour assurer la subsistance et rester compétitive dans la course à la terre que se livrent les lignages. Le résultat est, dans les deux cas, une extension de la superficie du « paysage » qui est défini par les représentations endogènes comme un ensemble de « terres ancestrales » et non pas comme un ensemble de parcelles. Puisqu’elle se compose de « parcelles » et non pas seulement de forêts sacrées et de tombeaux des ancêtres claniques, la fonction de la « terre ancestrale » au sein de cette structure est économique avant d’être identitaire ou religieuse.
Il est paradoxal de constater que les écologistes qui insistent sur le facteur démographique sont aujourd’hui critiqués par des travaux pro-pauvres inspirés d’arguments sociologiques, d’autant que les familles paysannes elles-mêmes valorisent une descendance nombreuse dans une logique non monétaire de réduction de la pauvreté (ses membres actifs ne sont pas salariés…). Selon l’argument de certains forestiers pro-pauvres, la déforestation serait une idéologie occidentale et la coutume foncière originellement malgache une façon d’assurer la durabilité écologique de la gestion des paysages forestiers. Nous ne souhaitons pas ici engager une polémique. Convenons que le débat entre malthusiens et pro-pauvres repose sur des interprétations partielles qui sélectionnent seulement certains aspects d’une conception occidentale et scientifique de la Biosphère qui, elle, est présupposée par les interprétations ou hypothèses à examiner : la prétendue tragédie des communaux et la prétendue multifonctionnalité de l’espace forestier. Ces deux hypothèses reflètent des idéologies, des définitions partielles du même monde attachées à un intérêt de pouvoir concret (Berger et Luckmann, 1967 : 123) qu’il ne faut pas confondre avec les conceptions du monde qui se confrontent dans le contact de deux sociétés.
Loin de refléter la pluralité des mondes culturels, les idéologies ont ceci de particulier qu’elles interprètent le même univers de différentes manières selon les intérêts économiques ou positions de pouvoir des acteurs. L’hypothèse selon laquelle la déforestation serait, au moins partiellement, un « faux problème » ne fait sens que dans un monde qui se pose cette question. C’est tout aussi vrai de l’hypothèse malthusienne qui nous a conduit dans le chapitre 3 à théoriser la déforestation comme un « syndrome du changement global ». Il est absurde de vouloir prouver l’une ou l’autre affirmation en invoquant la conception du monde malgache où l’on ne cherche pas à répondre à cette question parce que l’on ne perçoit pas la déforestation comme un problème public, ou pas encore. La question n’est pas de savoir si la « tragédie des communaux » est une notion occidentale, ce que personne ne conteste, mais plutôt ce que des conduites malthusiennes pourraient signifier dans un monde qui ne problématise pas leur existence, qui n’y voit pas un problème public et ne cherche par conséquent pas à les expliquer.
Que signifie la déforestation dans un monde où l’espace forestier n’a pas de limite parce qu’il est considéré comme une réserve foncière lignagère ? Sans doute une pratique coutumière ancestrale. Le fait que le plus grand nombre des Malgaches ne cherche pas à en faire un problème public ne prouve, cependant, ni que la déforestation est un faux problème ni même qu’elle est moins importante que certains experts occidentaux ne le prétendent. Il se peut, par ailleurs, qu’une minorité malgache sous influence occidentale soit déjà consciente du problème public et que la majorité moins influencés par le système de l’aide internationale se rende compte, elle aussi, que la forêt de l’Est n’est plus aussi vaste qu’elle ne l’était…
Les spécialistes qui redécouvrent actuellement les « communaux » dans l’Océan indien se méprennent sur la nature des mécanismes sociaux de la déforestation, lorsqu’ils estiment – comme le fait le CIFOR pour les forêt tropicales humides de la planète toute entière – que les seules unités spatiales pertinentes pour l’analyse économique sont la parcelle et le paysage. Ils réduisent ainsi la notion de « terre ancestrale » à une survivance traditionnelle ou aux représentations locales du « monde invisible », alors que cette notion désigne en réalité les mécanismes spécifiques de sécurisation foncière qui structurent toujours l’organisation sociale et économique des communautés locales. L’image populaire de Malthus est certes
a bit ethnocentric and assumes a kind of stable institutional background, within which, if famine strikes, people die off at the margin: they wait patiently in a queue, and the people at the end of the line perish. But it does not work like that. The members of agrarian societies know the conditions they are in, and they do not wait for disaster to strike. They organize in such a way as to protect themselves, if possible, from being at the end of the queue (Gellner, 1995: 34).
A moins que Ernest Gellner n’en offre ici une interprétation par trop caricaturale, la « tragédie des communaux » n’est jamais définitivement évitée par les sociétés agraires. Elle est différée dans le temps par les filets de sécurité coutumiers. Quels sont ces filets de sécurité dans les paysages forestiers que nous avons étudiés ? Comment opèrent-ils ? Le mécanisme de sécurisation économique et foncière décrit dans le chapitre 6 sur les clans du corridor forestier se rapproche le plus de la définition lignagère traditionnelle de la terre ancestrale évoquée plus haut, à cette différence près que le critère déterminant pour l’accès aux droits de culture n’était dans cette communauté pas la parenté unilinéaire (appartenance au clan) mais le groupe territorial endogame (appartenance au dème). Dans le cas de l’occupation humaine d’une aire protégée décrit dans le chapitre 5, l’équivalent fonctionnel de l’endogamie de terroir et donc le critère déterminant de l’accès au foncier sont les relations statutaires entre deux groupes d’âge constitués par les migrants anciens et migrants récents, autrement dit une espèce d’organisation dualiste. Des mécanismes de sécurisation analogues ont pu être observés dans le contexte des marchés ruraux de bois d’énergie. Dans le chapitre 8 sur l’ethnicité morale des marchés ruraux, la « terre ancestrale » consiste en un réseau territorial d’une dizaine d’exploitations familiales complétées de trois associations de charbonniers. Les patrons (ou les propriétaires de charrettes dans les associations) emploient des métayers au tiers qui peuvent ou non appartenir à la même « grande famille ». Les charbonniers étrangers travaillent aux mêmes conditions que les parents et les membres des associations de charbonniers, l’organisation d’ensemble étant justifiée en termes d’une entraide entre « sakalava » qui n’ont d’autochtones que le nom. En revanche les associations de charbonniers autour du parc national d’Ankarafantsika sont en même temps des acteurs politiques représentant les intérêts de communautés pionnières face à la société plus large. La sécurisation économique et foncière passe selon les cas uniquement par l’affiliation aux associations de charbonniers (qui sont également des associations d’originaires) ou simultanément par les contrats agraires (pour les terres de culture) et l’affiliation aux associations (pour le charbonnage). Dans le cas des raphières dans la région de Brickaville décrites dans le chapitre 9, la sécurisation passe toujours par une propriété commune au sens strict, autrement dit par la non appropriation de la ressource commune sous forme de patrimoines familiaux ou ancestraux, en dépit des associations de cueilleurs de fibre mises en place par un projet d’aide dans deux des 175 villages du district.
Chaque cas particulier d’application du dispositif administratif de reconnaissance du droit coutumier représente pour l’ethnographe du droit coutumier une expérience cruciale qui permet de confronter l’hypothèse malthusienne à l’hypothèse de la gestion durable, équitable et multifonctionnelle des espaces forestiers. Les spécialistes des politiques foncières et forestières pourraient nous reprocher qu’en déconstruisant les discours des décideurs et destinataires sans proposer une solution plus pertinente et plus utile pour résoudre les problèmes environnementaux, le constructivisme et le cognitivisme en matière de politiques foncières se rendent coupables d’une désertion des pauvres. Nous leur répondrions que l’objectif de la déconstruction sont les expériences cruciales qui parce qu’elles conduisent à identifier différemment le « problème à résoudre » montrent que les « solutions » actuellement proposées ne peuvent et ne pourront pas atteindre les objectifs qu’elles se sont elles-mêmes fixés : gérer durablement des paysages forestiers à fonction multiples en reconnaissant le droit coutumier. Il se peut bien entendu que des « expériences cruciales » soient impossibles parce que nous avons des manières incommensurables pour décrire la même réalité. La notion même d’expériences cruciales ne fait d’ailleurs que refléter l’idée discutable selon laquelle les politiques publiques consistent à résoudre des problèmes[376].
Il est possible que paradigme malthusien soit notre propre préjugé ethnocentrique et que les Malgaches aient coutume de gérer des espaces multifonctionnels en excluant les migrants pour mieux gérer les ressources des autochtones. Inversement, il est possible que l’observation reproductible sous contrôle de la communauté des chercheurs de la réalité « sur le terrain » rende nos descriptions incommensurables in fine complémentaires. Pour l’heure, il devra suffire d’expliciter le protocole de notre enquête de terrain en laissant à d’autres chercheurs le soin de l’infirmer par de nouvelles observations plus pertinentes. Nous avons cherché à expliquer systématiquement le rôle du droit coutumier dans la déforestation en observant trois systèmes d’activité : colonisation agraire, marchés ruraux de bois d’énergie, produits forestier non ligneux. Une généralisation est possible à condition d’observer dans chaque cas des situations locales qui reflètent une variation conceptuelle maximale ou niveau des discours juridiques afin d’enrichir nos définitions de la sécurisation foncière et économique en identifiant des combinaisons aussi diverses que possibles du droit endogène et du droit importé.
Nous sommes partis de la définition conventionnelle de la propriété commune au sens d’une « tragédie des communaux » différée dans le temps. Qu’avons-nous découvert de neuf à l’occasion de nos enquêtes sur le terrain ? La gestion communautaire des palmiers de raphia, tout comme celle des ressources génétiques (chapitre 9), semblent directement corroborer la définition conventionnelle de la propriété commune. Les palmiers raphia pas plus que les ressources génétiques, ne font l’objet de droits issus d’une première occupation par un groupe ancestral et les droits administratifs exercés par les agents de l’Etat se trouvent mis entre parenthèses par les droits opérationnels d’accès et de prélèvement communs à tous les membres du groupe. Par rapport à la propriété commune au sens strict, les autres mécanismes que sont la conquête de terres par migrants interposés (chapitre 5), l’endogamie de terroir (chapitre 6), le charbonnage dans le cadre des associations d’émigrés (chapitre 7) ou des métayages dans un cadre familial étendu aux étrangers (chapitre 8), constituent des exceptions ou des cas spéciaux de la propriété commune.
Exceptionnels au regard de la théorie conventionnelle, ces mécanismes d’appropriation d’une ressource par un groupe d’ancestralité ou par une autorité politique spécialisée semblent corroborer l’hypothèse, néo-institutionnaliste, de sécurisation foncière par la transition vers une propriété privée familiale, une propriété privée associative, ou encore une propriété privée étatique co-gérée avec le concours des communautés locales. Cette hypothèse, qui lors de la première phase du PAE a justifié de programmes de cadastre dans les zones périphériques des aires protégées, fut réfutée dès 1994 par une étude de la Banque mondiale qui montre que la déforestation n’est pas due à l’insécurité des droits fonciers mais plutôt une conséquence de la sécurité foncière offerte par les modes coutumiers d’appropriation (Keck, Sharma et Feder, 1994). La politique ultérieure de gestion contractuelle associative réhabilite l’hypothèse réfutée à travers la notion de « sécurisation foncière relative ». Selon les théoriciens néo-institutionnalistes de la propriété commune, la demande de sécurité foncière des populations rurales pauvres ne peut être satisfaite que par une reconnaissance étatique des droits d’usage (resource access) et de contrôle (property rights). La reconnaissance des droits locaux présenterait en outre un avantage pour la conservation de la biodiversité, en comparaison avec la mise en place d’aires protégées qui ne tiennent pas compte des considérations de justice. La reconnaissance des droits locaux confère des pouvoirs aux communautés locales qui représentent une incitation indispensable pour que ces dernières s’engagent dans les arbitrages entre conservation et production qu’implique l’affectation des parcelles d’un paysage à de multiples usages (CIFOR, 2004 : 4 ; Babin et Bertrand, 1998 : 24)[377].
Selon les organismes internationaux de recherche forestière tels le CIFOR ou le CIRAD Forêt, l’effet d’incitation des politiques négociées vient du fait que la multifonctionnalité des espaces forestiers constitue du point de vue des populations forestières une meilleure option que la dissociation des espaces « selon leurs vocations » définies à travers des indicateurs biologiques. La gestion des espaces selon leur vocation a provoqué des situations d’injustice majeures puisque les besoins des paysans (intéressés au bois, mais aussi aux produits forestiers non ligneux et, surtout, à la forêt comme réserve de terres cultivables) n’étaient guère pris en compte par la politique forestière. Les élites coloniales et postcoloniales exerçaient par le biais du service forestier une gestion à but économique des ressources forestières pour leur propre profit. Par contraste, la justification de la gestion négociée d’espaces à vocations multiples, parce qu’elle rompt avec le modèle domanial, serait de tenir compte des aspirations paysannes. Mais l’aménagement multifonctionnel des espaces forestiers est-il si différent d’une gestion des espaces selon leur vocation ? Nos études de cas montrent que l’aménagement forestier multifonctionnel présuppose une séparation illusoire des espaces agraire et forestier et que l’idéologie de la multifonctionnalité fait l’impasse sur les différences qui subsistent entre les éthiques implicites dans la domanialité et les éthiques sous-jacentes à la conception coutumière du foncier.
Tout comme les différentes éthiques environnementales occidentales (préservation stricte, conservation intégrée de paysages multifonctionnels, sécurisation foncière pour un développement rural, etc.) admettent une même théorie de l’espace, celle du domaine forestier qui les englobe toutes, de même les différents systèmes de représentations africains et malgaches se ressemblent suffisamment pour pouvoir être exprimés, schématiquement, sous forme de théories de la justice comparables d’une société à l’autre. Il existe à Madagascar comme ailleurs en Afrique (Côte d'Ivoire, Burkina Faso, etc., voir Chauveau, 1998 ; Jacob, 2002) des principes de justice qui structurent la conceptualisation des droits fonciers et leur usage effectif. On se limitera à en rappeler les trois les plus élémentaires en indiquant les conceptions spatiales qui leurs sont respectivement associées : Le principe selon lequel « le travail crée le droit » associé à la notion de « parcelle ». Le principe selon lequel « les générations actuelles doivent défendre les droits légués par les ancêtres et garantir aux générations futures l'accès aux ressources foncières nécessaires pour assurer leur subsistance » associé à la notion de « terre ancestrale ». Le principe selon lequel « il ne peut pas être refusé de la terre à un homme qui cherche à se nourrir » mais qu’en échange de ce droit il est assujetti à certain nombre d'obligations, notamment celles de se conformer aux modes locaux de sociabilité et d'accumulation, associé à la notion de « paysage » ou de « territoire ».
Dans la conceptualisation malgache des relations de propriété, la forêt est d’abord considérée comme une ressource à valoriser pour assurer la subsistance des familles élargies ou des lignages. C’est seulement lorsque les réserves foncières ne sont pas suffisantes pour nourrir des migrants que l’espace forestier mérite d’être géré et certaines ressources conservées, ou lorsque certains produits forestiers (charbon de bois, fibres de raphia, etc.) acquièrent une valeur marchande dans les économies rurales à composante extractive. Dans tous ces cas, dont les éthiques particulières divergent selon les lieux, ressources et populations considérées, la hiérarchie des biens est l’inverse de celle du paradigme occidental de la conservation, intégrée ou non. En tant que conception du droit, la théorie du domaine forestier ne préjuge pas d’une éthique occidentale particulière, mais elle exclut de sa définition de l’intérêt général toutes les éthiques non occidentales qui n’admettent pas le postulat de dissociation géométrique des espaces selon leurs vocations. C’est la notion d’un espace forestier aux limites claires qui est une perception occidentale, et non pas la réalité extérieure de la déforestation (considérée comme un mode d’acquisition du droit coutumier de propriété foncière).
L’analyse des principes de justice coutumiers montre que la constitution de réserves foncières – et l’appropriation ancestrale ou politique d’une ressource commune plus généralement – se justifie dans la seule mesure où il existe une base commune à tous les groupes ancestraux constitutifs du groupe territorial. Les cas spéciaux confirment ainsi la théorie conventionnelle en ce sens que les terres forestières – dans le cas de la colonisation agraire – et les ressources en bois énergie – dans le cas de la filière bois énergie – non encore appropriées par un groupe ancestral ou par une association paysanne revêtent le même statut juridique que les ressources de raphia décrites dans le chapitre sur la propriété commune au sens strict. Des objets physiques épuisables sont traités sous l’angle juridique comme si elles étaient inépuisables. Jusqu’à leur épuisement les ressources communes sont susceptibles d’être appropriées par tout individu, groupe ou groupement qui est membre du groupe territorial propriétaire coutumier de la ressource commune.
La question se pose dès lors de savoir quelles normes pourront, localement, être jugées négociables et lesquelles seront considérées indiscutables, par qui, selon quelles procédures et en fonction de quelles représentations sociales. On cherche en vain à trouver les réponses à cette question dans les travaux spécialisés sur la conservation de la nature. A travers les concepts du domaine et de l’intérêt général, la conservation des forêts est devenue une activité spécialisée au sein d’une société urbaine et technicienne, confiée à des experts fondant leur intervention publique sur une compétence spécifique, acquise le plus souvent, mais pas uniquement, dans le domaine des sciences naturelles. Cette éthique suppose que la conservation de la biodiversité « soit considérée comme désirable en soi, pour l’ensemble de l’humanité, par exemple comme facteur d’équilibre écologique, avant même d’être un stock de gènes à exploiter dans le futur ou un bien affecté d’une valeur morale ou esthétique » (Compagnon, 2001 : 9). Mais ces propos sont applicables avec des modulations mineures à la « conservation intégrée », inspirée certes partiellement par les sciences sociales, mais supposant tout comme la « préservation » que la biodiversité constitue un bien désirable en soi avant même de contribuer à la réduction de la pauvreté. Les éthiques occidentales de la conservation, quelles que puissent être leurs divergences épistémiques, supposent toutes l’existence d’un espace forestier délimité qui puisse être géré selon leurs divergents préceptes[378].
Pour les tenants de la conservation intégrée, les politiques environnementales doivent être placées dans le cadre plus large des stratégies de réduction de la pauvreté, que ce soit par souci d’efficacité de la conservation ou parce que le maintien d’une biodiversité élevée au niveau des écosystèmes, des espèces et du potentiel génétique est considéré comme un moyen apte à satisfaire un large éventail de besoins des populations (Sorg, 1999 : 2, citant Stork et al. 1997). Considérée tantôt comme un moyen pour protéger la nature tantôt comme une fin en soi, la réduction de la pauvreté suppose toujours une démarche intellectuelle ouverte aux sciences sociales : économie, droit, sociologie, sciences politiques, ainsi qu’aux pratiques citoyennes : enquêtes participatives, transdisciplinarité. L’objectif déclaré de reconnaissance des droits et savoirs locaux justifie d’occuper le vide laissé par une technique et une science forestières idéologiques avec des approches plus pragmatiques d’interventions axées sur l’aménagement forestier multifonctionnel et nourries par des réflexions sur le pluralisme en foresterie et sur le développement rural comme fondement de la gestion forestière durable[379].
Pour le CIFOR par exemple, une conservation intégrée requiert également des arbitrages (trade-offs) entre les objectifs divergents des acteurs (stakeholders) concernés par un paysage multifonctionnel. La multifonctionnalité est une condition nécessaire de la conservation intégrée, elle n’en est pas la condition suffisante. La négociation de compromis serait inévitable dans la mesure où il y a toujours des gagnants et des perdants dans la conservation intégrée. Les options pour minimiser les gains et les pertes sont forcément limitées dans des situations où les arbitrages sont inévitables. Si l’objectif du CIFOR est de répartir des gains et des pertes connues d’avance par les concernés, les arbitrages entre conservation et développement vont poser des problèmes d’éthique et de justice environnementales délicats, occultés dans l’hypothèse optimiste où des négociations inclusives et transparentes concernant les choix d’aménagement contribuent à des rapports sociaux plus équitables, tout en améliorant le bilan écologique (CIFOR, 2004 : 4).
La conservation intégrée ne fait, pas encore, l’unanimité des environnementalistes occidentaux. Par crainte de voir les mesures de conservation de la biodiversité se dissoudre dans les actions de lutte contre la pauvreté, certains biologistes et naturalistes se sont repliés ces dernières années sur une conception stricte de la conservation, définie comme la protection des espèces et écosystèmes menacés par les pressions anthropiques. Bien que nous ayons adopté une position critique vis-à-vis du nouveau paradigme de la conservation intégrée, nous ne partageons pas ce souci fondamentaliste[380]. Il est vrai que la conservation intégrée ouvre la boîte de Pandore des problèmes irrésolus et, semble-t-il, impossibles à résoudre en prétendant étendre les mesures de protection environnementale, des aires protégées et zones périphériques à tous les autres espaces forestiers. Il suffira de citer l’exemple de la sécurisation des droits fonciers sur ces espaces. Selon le WWF Madagascar, l’expérience aurait montré que la sécurisation foncière par un contrat de gestion est, dans la plupart des cas, très difficile à obtenir, principalement à cause de la complexité de la mise en cohérence des systèmes fonciers légaux et coutumiers, du temps et des coûts impliqués et de la faible participation du Service des Domaines. L’idée de sécuriser les terrains autour de la forêt à transférer soulèverait par ailleurs une objection de principe. Il se trouve que ces terrains sont souvent des défrichements récents ou anciens. Le fait de les attribuer aux défricheurs favoriserait ceux qui n’ont pas respecté la loi au détriment de ceux qui l’ont respectée (WWF Madagascar, 2005 : 6).
On voit que du point de vue malgache les différences entre la protection stricte et l’approche intégrée, entre aires protégées et espaces forestiers multifonctionnels, sont assez théoriques. Pour un transhumant personnel à la recherche d’une terre, l’aménagement forestier à fonctions multiples ne diffère guère de la dissociation des espaces préconisée par la préservation, car le défrichement de forêts naturelles est dans les deux cas interdit. La dissociation artificielle des espaces forestier et agraire n’est donc pas le privilège des Nord-américains dans la mesure où l’aménagement forestier multifonctionnel prônée par les experts européens ne reconnaît guère la fonction de réserve de terre de la forêt. La crainte des biologistes de voir se dissoudre toute action faisable dans des discours vides n’est pas infondée, tant il est vrai que le droit coutumier consiste à légitimer les contrats de conservation intégrée en empêchant leur application correcte et en les utilisant comme une caution administrative de pratiques qui n’ont rien à voir avec les règles convenues dans le contrat. L’aménagement forestier à fonction multiple ne peut à vrai dire, pas plus que la conservation intégrée, faire l’objet d’un compromis avec des éthiques locales qui voient des réserves foncières là où les occidentaux cherchent à préserver la biodiversité. La différence entre les deux environnementalismes « nord-américains » et « franco-allemand » est que, si la conservation par l’exclusion des populations est cohérente avec son propre discours, la conservation intégrée ne l’est pas.
Selon le président de la république M. Ravalomanana, Madagascar devrait compter d’ici 2008 six millions d’hectares de sites de conservation, ce qui représente, probablement, plus que la couverture forestière réellement existante. Cette politique justifie un transfert important d’aide internationale au gouvernement et aux organismes internationaux responsables des projets pilotes d’aménagement de ces sites. On peut se demander si le mode actuel d’universalisation d’intérêts sociaux spécifiques, la participation de tous dans la conservation intégrée, est moins idéologique et plus démocratique que le mode antérieur, la conservation technocratique par le haut. Les éthiques occidentales et malgaches, englobées respectivement dans la domanialité et dans la théorie coutumière des droits fonciers, semblent impossibles à concilier par un dialogue et une négociation démocratiques qui, selon les procédures applicables, doivent respecter le cadre relativement inchangé du droit domanial et forestier colonial. Si la traduction d’une culture juridique dans une autre est déjà difficile à réaliser pour un observateur neutre, puisque « chaque système juridique repose sur une logique spécifique et ne peut être comparé à d’autres systèmes qu’en fonction de la logique qui le rend semblable ou différent (mais qui est occultée aux yeux des spécialistes) » (Le Roy, 1991 : 109), elles doit l’être à plus forte raison pour ceux qui sont directement concernés par le résultat de l’opération. Etant donné que des arbitrages entre usages productifs et conservation de la biodiversité s’imposent – il y aura toujours des gagnants et des perdants rappelle à juste titre le CIFOR –, la déforestation ou la dégradation forestière sont le prix à payer pour sortir de l’injustice majeure que la plupart des analyses associent avec la crise du modèle domanial. Une politique contractuelle de conservation, qui met la protection d’un patrimoine de l’humanité avant l’appropriation des fruits du travail familial, la transmission des patrimoines ancestraux et l’intégration des étrangers aux communautés locales, ne réussira pas à reconnaître le droit coutumier.
Si cette possibilité est exclue, comment se fait-il que l’application des contrats de gestion ne suscite pas la révolte au village ? Pour répondre à cette question, il est utile de revenir sur notre distinction entre les conceptions du bien ou « éthiques » et les conceptions du droit ou « théories de la justice ». Tandis que les premières sont des systèmes exhaustifs de représentations du monde, les secondes sont des principes plus abstraits, ou encore des représentations élémentaires de l’espace et du temps, qui expriment des éléments de l’éthique sous-jacente sous une forme raccourcie en même temps qu’elles permettent de traduire des notions d’une éthique étrangère dans celles d’une éthique endogène. Les manières des Africains et Malgaches de transformer les décisions et actions administratives en fonction de leurs éthiques propres – ou de considérations plus stratégiques – sont un élément essentiel pour comprendre le processus de légitimation politique.
L’objectif d’une recherche sur la mise en œuvre d’une politique publique ne consiste pas à démontrer l’existence d’un fossé entre le droit écrit et le droit tel qu’il est pratiqué. L’existence de ce fossé est un postulat universel de la sociologie du droit. Il n’est pas particulier aux Etats africains. Il traduit la tension entre la norme, le « devoir être », et la réalité, qui constitue une propriété structurelle du fonctionnement du système légal car sans échappatoire, sans violation possible, le droit se confondrait avec les lois de la nature. L’objectif d’une recherche de mise en œuvre est, même en Afrique, de mettre au jour les mécanismes qui permettent la gestion d’un problème par une régulation légale et qui rendent acceptable la persistance de ce fossé (Delley, 1982: 12-13). Il existe cependant une caractéristique spécifique aux Etats africains qui pourrait rendre impossible, ou du moins peu pertinente, une étude de mise en œuvre d’une politique publique, à savoir la méfiance, sinon la défiance, des sociétés africaines traditionnelles face au droit législatif étatique. Il est un axiome des anthropologues juridiques que le droit originellement africain répond à un projet de société fondamentalement différent du projet de société occidental qui construit l’ordre social par et dans l’Etat. La meilleure preuve de l’altérité des projets de société est que, suite à une phase légaliste initiale inspirée des idéologies anticoloniales et de développement importées d’occident, les élites politiques des nouveaux Etats africains ont rapidement retrouvé la défiance des sociétés traditionnelles vis-à-vis du droit (Alliot, 1980).
En conséquence de ce retour aux conceptions endogènes les nouvelles législations africaines se limitent, généralement, à des changements du référentiel de politique publique qui laissent intacte la substance des rapports sociaux que le référentiel se donnait pour objectif de transformer[381]. Certes, on ne change jamais aussi vite les habitudes administratives d’application des lois que les lois elles-mêmes, et c’est valable chez nous en Europe. Des « écarts de vitesse » entre le changement du référentiel et le changement de la substance des politiques publiques existent aussi dans les sociétés occidentales. Mais il y a tout de même une différence. En Afrique l’importation de technologies administratives sophistiquées est, assez souvent, liée à la concentration du pouvoir et permet de conforter le monopole de la bureaucratie sur les ressources de l’Etat et sur la direction du pays. L’organisation administrative répond moins au besoin de gestion de la différenciation des structures sociales qu’au besoin de l’appropriation privée par une élite sociale émergente d’un appareil de gestion publique ouvrant l’accès aux ressources de l’Etat (Darbon, 1991 : 180).
Le mimétisme observable dans le domaine des politiques foncières et environnementales illustre bien cette différence. Il s’explique plus par un besoin de légitimation symbolique de l’élite au pouvoir que par une demande d’action publique de la part des gouvernés. Au regard de l’incidence de pauvreté dans les campagnes et villes malgaches, il ne cesse d’étonner que le président de la république M. Ravalomanana ait déclaré l’environnement « la priorité des priorités ». Les enjeux financiers et symboliques sont considérables. L’aménagement de paysages multifonctionnels, les incitations économiques et fiscales, le rapprochement entre légalité et légitimité grâce à la reconnaissance du droit coutumier, sont autant de « rituels d’extraversion » qui conditionnent l’octroi de fonds d’aide internationale pour le secteur environnemental. Mais les avantages du discours sur la participation des communautés locales dans la conservation intégrée ne sont pas seulement financiers. En renouant avec l’idéologie du fokonolona, il permet aux responsables politiques malgaches de mieux gérer leur ambivalence psychologique vis-à-vis de l’étranger en se donnant les apparences du nationalisme.
Pour autant une ethnographie appliquée aux politiques foncières ne cède pas nécessairement au projet hégémonique occidental et elle ne rend l’ethnographe pas forcément coupable d’une trahison des populations pauvres, pas plus qu’elle n’interdit une analyse sociologique objective des situations de pluralisme juridique. Vu la distance qui sépare les textes des pratiques juridiques, l’ethnographie appliquée semble incontournable même du point de vue d’une sociologie du droit strictement scientifique. Les rituels de l’extraversion ne se célèbrent pas dans le vide mais à l’occasion concrète de la construction au quotidien d’un « droit coutumier » environnemental par les projets pilotes de l’aide internationale[382]. Participer n’est pas trahir car il faut se mouiller la chemise et aller au charbon afin de découvrir quelques faits inconnus qui vaillent la peine d’être expliqués et, le cas échéant, dénoncés. A l’occasion de nos enquêtes de terrain, nous avons constaté que la reconnaissance des « droits coutumiers » est devenue un enjeu central des nouvelles politiques foncières et environnementales. Cet objectif d’action publique s’appuie sur des théories plus ou moins radicales (les théoriciens du droit disent « profondes ») du pluralisme juridique. En comparant cinq situations empiriques, nous avons montré que les descriptions scientifiques exclusives du pluralisme juridique constituent des rationalisations partielles de conceptions d’acteurs qui sont en réalité complémentaires.
Sur deux des quatre sites étudiés (chapitres 6 et 8), nous avons trouvé des discours « ethniques » ou du moins traditionalistes. Les influences étrangères, et plus généralement les aspects trans-ethniques des solutions contemporaines, sont occultés dans une logique dualiste par la réinvention d’une autochtonie qui serait diamétralement opposée à la culture juridique étrangère[383]. De telles observations confirment l’idée analytique selon laquelle les individus sont confrontés à des choix existentiels entre systèmes juridiques concurrents et qu’il ne saurait exister de pluralité des normes à l’intérieur d’un système juridique ni, par conséquent, de reconnaissance étatique des identités subalternes opprimées. Le droit coutumier apparaît comme un dualisme juridique de type colonial se substituant à un authentique dialogue interculturel et où le sous-système coutumier est au contraire dominé par le système étatique.
Sur les trois autres sites étudiés (chapitres 5, 7 et 9), nous avons constaté que les discours endogènes affichent la conformité avec le droit officiel importé. Les solutions juridiques contemporaines résultent d’une fusion de traits culturels hétérogènes où l’autochtonie et l’authenticité paraissent devoir se perdre au cours d’un processus de métissage[384]. De telles observations confirment l’idée analytique selon laquelle la séparation du droit officiel et du droit non officiel reflète un jugement de valeur professionnel ou culturel (les juristes formés au droit occidental étant les plus enclins à le commettre). En réalité les règles de droit ne forment pas de systèmes puisqu’il est impossible d’en circonscrire les applications d’une façon précise. Etant donné qu’ils agissent simultanément « du dedans » et « du dehors », les prétendus opprimés sont libres d’interpréter des droits étatiques oppressifs en fonction de leurs propres besoins, objectifs et logiques. Plus rien ne semble alors s’opposer à la reconnaissance par l’action publique environnementale de ces mécanismes de réappropriation populaires car le système juridique étatique est lui-même une forme de droit coutumier.
Les deux définitions sociologiques (radicale ou généralisée) du pluralisme juridique peuvent être appuyées sur les discours d’acteurs observés dans le cadre d’une enquête de terrain. Mais la clarification conceptuelle à propos du pluralisme juridique ne constitue, en soi, ni une analyse empirique ni une justification éthique de la reconnaissance du droit coutumier par les politiques foncières. Elle doit être articulée, dans le cadre de l’enquête de terrain, avec une sociologie et une anthropologie plus générales. Les deux définitions du pluralisme juridique surestiment l’indétermination des relations juridiques concrètes dans les systèmes d’activité sociale. Or, le syncrétisme juridique entendu comme un nativisme dualiste est toujours aussi un moyen pour incorporer des traits culturels étrangers par leur négation même sur le plan du discours. Le syncrétisme juridique entendu comme une fusion de traits culturels hétérogènes est toujours aussi un moyen d’expression de nouvelles identités culturelles.
Ainsi que nous l’avions dit dans l’introduction à cet ouvrage, c’est l’hybridation plutôt que la pureté originelles qui explique la différence culturelle. S’il est vrai que les individus créent du droit nouveau en recombinant des règles issues de sources formelles concurrentes, ils opèrent néanmoins une sélection dans ces matériaux en se référant à des postulats identitaires qui assurent la reproduction d’une structure sociale. S’il est vrai par ailleurs que les individus sont parfois confrontés à des choix existentiels, ils choisissent moins entre plusieurs systèmes juridiques qu’entre plusieurs conceptions de la « bonne vie ». A la différence des professionnels formés au droit occidental, les gens sont concernés par le contenu moral des règles de droit bien plus que par leur place dans un système juridique. C’est vrai en Afrique comme en Occident où les enjeux des débats les plus contestés sur la place des règles dans le système juridique sont des enjeux éthiques (avortement, génie génétique, immigration, laïcité, exceptions nationales de sécurité sociale…). Il y a donc pluralisme moral et ces moralités incompatibles présupposent pour pouvoir coexister un ordre juridique ouvert à différentes interprétations.
Dans cette perspective, les attitudes de refus ou de défiance vis-à-vis du droit légal inspirées de convictions morales ou traditionnelles n’excluent pas toute possibilité de changement de l’ordre social à travers des lois et politiques publiques. Ces dernières n’ont pas vocation à être appliquées immédiatement mais constituent un repère pour l’avenir, un idéal à atteindre progressivement[385].
On attend de la loi, non qu’elle soit immédiatement appliquée dans son intégralité, mais qu’elle fasse connaître à tous ce qui est considéré comme juste et vers quoi doivent s’orienter les efforts de transformation. On comprend ainsi la fréquence des emprunts d’institutions insuffisamment adaptées et la facilité avec laquelle sont admis les incohérences et les conflits entre les mondes juridiques coutumiers et l’univers juridique moderne : insupportables pour le juriste occidental, les discordances sont moins graves quand on les sait provisoires ; il importe moins que la coutume contraire à la loi nouvelle ne soit pas, dans la conscience populaire, abrogée par elle, si l’adoption de cette loi nouvelle invite à faire disparaître cette coutume et la fait peu à peu tomber en désuétude (Alliot, 1968 : 1202).
De nos jours, cet argument est invoqué par les organismes de recherche forestière internationale qui voient dans la reconnaissance du droit coutumier un moyen faire tomber en désuétude « la mentalité répressive » des corps forestiers d’Afrique en « rapprochant la légalité de la légitimité ». Selon les experts occidentaux de la foresterie sociale, le droit traditionnel ou endogène serait légitime tandis que le droit légal occidental ou moderne aurait tendance à ne pas l’être. Dans le chapitre 3, avons montré qu’il y a à l’origine de ce raisonnement l’idée généreuse selon laquelle la réception du droit domanial et forestier aurait dénaturé les coutumes originellement malgaches au profit d’une législation étrangère qu’il s’agirait désormais de remplacer par une législation plus authentique.
La mise à distance de l’héritage colonial relève de ce que J. Carbonnier appelle un « effectivisme » (1998 : 151). Puisque la domanialité postcoloniale ne réussit pas à se faire obéir, il n’y aurait qu’à la changer. Mais il peut être important de maintenir une règle, même violée, si elle répond à un intérêt social. Contrairement aux forestiers occidentaux, les Malgaches n’ont jamais considéré le droit forestier importé étranger ou illégitime simplement parce que son application était arbitraire et ineffective. Dans le chapitre 11, nous avons essayé d’expliquer pourquoi il en était ainsi. Il est rare que la loi, même importée, demeure longtemps étrangère à la tradition, selon l’expression de Michel Alliot. Loin de représenter seulement une injustice sociale, la corruption dans le secteur forestier s’explique autant comme une façon de « domestiquer » le domaine forestier et de le rendre légitime.
Nous pouvons désormais préciser le sens du concept de légitimité dans les contextes empiriques dont nous traitons. Les positivistes considèrent une loi légitime lorsqu’elle a été adoptée selon les formes juridiques prescrites qu’elle atteigne ou non ses objectifs. La définition wébérienne de la légitimité est encore moins restrictive[386]. Le positivisme juridique et la définition sociologique qui en est dérivé n’excluent pas qu’il puisse exister du droit légal injuste, à la différence des théoriciens du droit naturel et du CIRAD Forêt qui confinent la légalité aux seules normes justifiées sur le plan éthique[387]. Dans le vécu des acteurs, le problème des politiques publiques n’est pas la légitimité des lois (celles-ci peuvent être légitimes sans atteindre des objectifs d’action publique) mais leur ineffectivité, qui soulève un problème éthique du moment où le fossé entre objectifs et résultats devient trop grand pour ne pas rendre inacceptable sa persistance. Avant d’en arriver là, on assiste généralement une série d’anomalies par rapport à l’idéal linéaire de résolution des problèmes publiques par des décisions législatives. Une première anomalie est l’inversion de l’ordre des séquences que nous avions décrite dans le chapitre 9 sur la politique relative au bois d’énergie et où c’étaient les solutions qui ont déterminé la perception experte du problème. Une deuxième anomalie est l’autonomisation de chaque séquence (identification du problème, choix d’une solution, mise en œuvre etc.) qui peut entraîner l’éclatement du référentiel de politique publique en autant de sous-référentiels particularistes qu’il existe de séquences d’interaction distinctes. Les experts du projet pilote n’ont pas le même référentiel que les décideurs au Ministère de l’agriculture, qui ne partagent cependant pas non plus le référentiel des populations locales auxquelles la mesure est adressée.
Vu la fréquence des phénomènes d’incidence dans l’application des règles domaniales, il semblerait plus judicieux d’abandonner complètement la notion d’un référentiel de politique foncières. Si nous ne l’avons pas fait c’est parce que ce concept nous a paru essentiel pour théoriser la différence entre la perception étrangère et la perception malgache des « problèmes à résoudre ». Mais il est vrai que les deux principaux modèles pour analyser les politiques publiques, l’analyse séquentielle et l’analyse cognitive, risquent de nous enfermer dans une vision typiquement occidentale du droit étatique comme un ensemble de commandements sanctionnés ou de programmes de politique publique. L’approche séquentielle étudie l’application de ces programmes à la résolution de problèmes, l’approche cognitive reconstruit analytiquement leur construction spontanée par les experts et décideurs. Dans les deux cas la substance de la politique dans le vécu des applicateurs et destinataires est perdue de vue. Les seules actions qui sont reconnues au récepteurs, applicateurs et destinataires des règles se résument soit à l’obéissance absolue soit à un ensemble de réactions négatives : ignorance, méfiance contournement, défiance. Ne vaudrait-il pas mieux renoncer à l’idée du droit comme impératif et de l’envisager comme un système de potentialités à partir duquel se déploient des activités spécifiques de mobilisation des règles ?
Le droit oriente les conduites, il ne les détermine pas (Lascoumes, 1990 : 50). On comprend dès lors l’importance attachée à la production et l’utilisation des normes secondaires – c’est-à-dire des normes d’application des droits de référence sous la forme de principes de justice et de postulats identitaires – par les acteurs de la mise en œuvre ainsi qu’aux effets en retour de ces normes secondaires sur la réglementation principale. Dans les chapitres 11 et 12 nous avons décrit les « normes secondaires » constitutives de l’organisation du secteur forestier : le refus des fonctionnaires de sanctionner les infractions de la loi forestière par les populations rurales pauvres, le marchandage des privilèges légaux du service forestier, la réforme législative confondue avec un projet-pilote. L’application inégale du droit forestier à la demande des clients nationaux et étrangers les plus proches de l’administration conserve, à moins qu’il ne s’agisse de déloger des colons agraires, la relation coutumière entre premiers occupants et preneurs de terre. Dans le même temps, la hiérarchie s’inverse parfois parce que l’absence de sanction rend les conditions d’accès à la terre plus égalitaire pour les migrants et parce que l’octroi des droits d’exploiter reconnaît de nouvelles ancestralités politiques néo-traditionnelles. L’opposition relevée plus haut entre les éthiques environnementales étrangère et endogène ne signifie donc pas que la justice environnementale soit hors la portée des Malgaches. Elle exclut seulement que les objectifs de conservation intégrée puissent être atteints par l’application conforme des décisions politiques affichées dans les programmes de politique publique. La réinterprétation de la réglementation principale par les normes secondaires substitue aux représentations occidentales de la discussion démocratique ou de la négociation sur les coûts et avantages, les représentations endogènes de la mise en valeur, de la transmission du patrimoine ancestral et de l’hospitalité envers les étrangers. Faute d’une éthique universalisable, la légitimation du droit importé suppose d’élaborer un droit coutumier. Les différents scénarios de politique publique (préservation, conservation intégrée, sécurisation foncière) sont vouées à l’inapplication dans la mesure où ce droit coutumier est une fabrication hybride où les acteurs se réfèrent aux législations importées pour obtenir les financements conditionnels de l’aide tout en redéfinissant les objectifs de ces législations par l’application de règles concurrentes pleinement illégales, officieuses ou antérieures à la réglementation en vigueur[388].
Dans les années 1970-1980, le défrichement de larges surfaces de forêt naturelles en vue de l’installation de migrants était considéré comme un objectif public légitime. Ce n’est plus un objectif avouable à l’âge du néocolonialisme vert. La légitimité des politiques contemporaines résulte moins d’un consensus démocratique sur le contenu de la loi ou de la conformité de la pratique avec les objectifs déclarés, que du fait que les acteurs se réfèrent au mêmes procédures (autorisations, contrôles, contrats, associations paysannes, élections, etc.) pour gérer la tension entre la norme légale et la réalité. Le constat rejoint les théories du droit autoréférentiel censées expliquer, selon les cas, pourquoi le droit légal est effectif malgré l’inexistence de consensus fondateurs dans les sociétés complexes post-industrielles – c’est la thèse de N. Luhmann (1997) – ou pourquoi il est rationnellement acceptable à l’issue de discussions inclusives et libres de contrainte ayant conduit à son adoption – c’est la thèse de J. Habermas (1992). La différenciation fonctionnelle entre la formation et l’application du droit n’existe, sous la forme postulée par ces explications, même pas dans les sociétés occidentales fondées sur une religion de la loi. Elle est sûrement battue en brèche par un droit coutumier qui dénature les normes légales au moment de les appliquer. Le procéduralisme malgache n’est pas aussi neutre par rapport aux valeurs que le serait un droit autoréférentiel. La négociation coutumière des manières locales d’utiliser les ressources renouvelables débouche, sinon sur un consensus entre les familles, clans et fonctionnaires locaux, du moins sur des compromis difficiles à remettre en cause par des argumentaires éthiques occidentaux.
Bien que l’effectivité des lois implique le plus souvent leur légitimité (le phénomène constaté par les théoriciens du droit autoréférentiel), leur légitimité dépend rarement de leur effectivité. Une loi peut être légitime même si la pratique ne s’y conforme pas car les règles de droit n’ont pas toujours besoin de recevoir application pour exercer leur influence. Il convient de distinguer plusieurs modes d’application (Lévy-Bruhl, 1981 : 43). L’effectivité est un registre de justification particulier constitutif des politiques publiques comme discours éthique. Elle n’est jamais le seul mode d’utiliser et de justifier une politique publique comme pratique sociale[389]. On trouve dans la littérature de nombreuses références à des lois légitimes en raison de croyances traditionnelles, magiques ou religieuses, donc légitimes pour des raisons indépendantes de leur légalité[390].
Plus exactement la coutume ici revêt la forme d’une loi et en possède quelques caractéristiques : les règles sont promulguées et imposées par le pouvoir politique, et leur violation est punie par lui : tel est le cas de certains petits royaumes d’Afrique, ou de Madagascar, où l’on se trouve même en présence de véritables codes composés de plusieurs centaines d’articles. Pourtant il est plus exact de parler ici encore de droit coutumier, car il s’agit plutôt de recueils de coutumes traditionnelles que de prescriptions nouvelles. Ce sont, en fin de compte, des actes de nature hybride […] (Lévy-Bruhl, 1968 : 1126-1127).
Pourquoi en irait-il autrement des politiques publiques modernes et, plus particulièrement, d’une politique de reconnaissance des droits fonciers coutumiers que les paysans pauvres considèrent moralement acceptable dans la seule mesure où elle échoue à atteindre son objectif de conservation intégrée des paysages forestiers ? Il est possible que la pratique coutumière d’acquisition des droits fonciers par le défrichement suivi de la culture sur brûlis se rapproche, au fur et à mesure que les dernières forêts tropicales disparaissent, de l’idéal de la conservation intégrée des paysages forestiers à fonction multiple. Encore faut-il que les nouvelles politiques foncières invitent à faire disparaître la coutume contraire en la faisant peu à peu tomber en désuétude. Loin d’être nécessaire, une telle transformation suppose que les pratiques fassent apparaître, dans la conscience populaire, de nouvelles justifications qui emportent l’ancienne règle.
La prochaine livraison des Cahiers d’anthropologie du droit (année 2006) à laquelle nous avons contribué aborde ces phénomènes évolutifs en terme d’un droit en action. Le concept de « droit en action » est issu des études de mise en œuvre des politiques publiques du début des années 1980 où il désigne un modèle des transformations relativement prévisibles, du sens que les messages du législateur subissent au cours de leur application par les administrations et les usagers du droit (Delley, Derivaz et al., 1982 : 12-13). Le droit en action n'est donc pas l’équivalent d’un système juridique, comme la coutume rédigée ou le droit local, c’est l’observation de la mise en cause ou en œuvre des droits, donc des procédures ou processus de mobilisation des normes mais aussi des valeurs pour répondre à des enjeux ou obtenir des résultats. De la même façon que le « droit des repères » ne se confond pas avec le « droit de la pratique », le premier désignant les enjeux et les choix à opérer, le second le type de demande de droit en relation avec les bénéficiaires, de même le « droit d’agir » et le « droit en action » recouvrent des réalités propres. L’introduction de ce dernier terme se justifie dans la mesure où il permet de mieux comprendre comment des normes plus ou moins connues, mobilisables et transformables sont utilisées, par qui et pour quoi faire. L’enjeu scientifique est de savoir si le « droit en action » a une capacité plus englobante, une vocation plus synthétisante, une efficacité analytique plus grande que les autres catégories pour poser la question de la relation entre le droit et le mouvement dans l'espace et dans le temps.
Lors de nos enquêtes sur le terrain, nous avons cherché à observer la coutume en tant que mode de penser la reproduction des rapports sociaux, comme un contenant (traditionnel ou moderne, endogène ou importé c’est selon) autant qu’un contenu (manières d’accéder à la base économique commune et de sécuriser les fruits du travail familial pour la descendance). Dans le chapitre 6 sur le corridor forestier du versant oriental, par exemple, nous avons constaté que des familles paysannes mettent en avant les droits de pâturage de leur clan pour réclamer une participation dans la gestion étatique de la « terre des ancêtres ». Une coutume précoloniale est réinterprétée en vue de sa constatation officielle par un contrat d’aménagement de l’espace forestier. Faut-il y voir une reconnaissance ou une instrumentalisation de la coutume ancestrale par la nouvelle politique foncière ? Pour les décideurs, la « négociation patrimoniale » vise à enrayer les défrichements agricoles des familles en transférant la gestion forestière aux responsables de clans. Le contrat dissocie l’ancestralité des droits issus d’une mise en valeur en la réduisant aux droits de première occupation. Pour les destinataires, la négociation sert à légitimer, face à l’administration, l’appropriation coutumière de terres forestières par le défrichement. Les descendants des clans ne réinterprètent pas leurs droits de première occupation pour enrayer la déforestation, mais pour justifier la mise en culture de la terre ancestrale.
Il y a là un obstacle épistémologique qui passe souvent inaperçu. Pris dans les mouvements de son objet d’étude, l’observateur confond facilement le « droit en action » avec le « droit coutumier » et celui-ci avec la continuation de la « coutume ancestrale » sous le couvert superficiel d’un droit étranger. Seule une analyse plus fine révélera les multiples réinterprétations et dénaturations de la coutume précoloniale. Les phénomènes de colonisation agraire des paysages forestiers attestent que ces altérations de la coutume sont liées au caractère fluide et ambigu des règles foncières, indéterminisme qui est généralement expliqué par l’enchâssement des règles foncières dans les rapports sociaux (cf. Berry, 1993). Mais les mécanismes de sécurisation foncière observables sur la frontière agraire mettent en question l’hypothèse indéterministe. L’enchâssement des règles dans les rapports sociaux n’est-il pas, au contraire, le principal obstacle à l’indéterminisme et à la négociabilité des règles foncières (Peters, 2002) et donc le principal facteur de continuité entre coutume ancestrale, droit coutumier et droit en action ?
La question méritait d’être posée puisque l'usage couramment fait du concept de « référent foncier précolonial » depuis Enjeux fonciers en Afrique noire (Le Bris, Le Roy et Leimdorfer (eds), 1982) insiste avant tout sur les ruptures dans l’ancestralité, en montrant que les prétendues continuités évoquées par le discours des acteurs eux-mêmes sont en réalité des idéologies contemporaines (1982 : 25). Les monographies caractérisant les systèmes fonciers africains comme fluides, ambigus et enchâssés dans les rapports sociaux sont, à leur tour, utilisées par les spécialistes des politiques foncières pour fonder empiriquement la préférence actuelle des décideurs pour les procédures négociées et particularistes. Une conception dynamiste des transformations contemporaines du droit originellement africain – que visent à capter les nouveaux termes analytiques évoqués plus haut – est conjuguée avec une conception procédurale des politiques foncières et environnementales. Le discours ethnographique oppose les règles foncières fluides, ambiguës et enchâssées à la dénaturation occidentale/coloniale de la coutume originelle, et le « droit en action » apparaît du coup comme une expression culturelle plus authentique que le droit coutumier. Le discours des politiques foncières oppose cette authenticité juridique à la légalité domaniale importée et recommande de rapprocher les deux termes opposés à travers des « négociations patrimoniales » entre les services techniques étatiques et les usagers locaux des ressources renouvelables[391].
Dans le cadre de cette thèse, nous avons utilisé le concept de « référent précolonial » dans un sens différent et, croyons-nous, plus proche du vécu des populations pauvres en insistant autant sur les continuités dans la forme du discours juridique (la coutume comme contenant) que sur les ruptures affectant sa substance (la coutume comme contenu). Nous sommes conscients que toute reconstruction analytique du référent des acteurs eux-mêmes renvoie nécessairement à des postulats, sinon à des partis pris plus contestables. Dans l’hypothèse où les Malgaches auraient eux-mêmes participé dans la dénaturation des coutumes originellement malgaches, sous l’influence occidentale d’abord (au 19ème siècle) puis ensuite dans le cadre de l’invention coloniale d’un « droit coutumier » (dans la première moitié du 20ème siècle), non seulement la coutume ancestrale ne s’oppose-t-elle plus au droit coutumier qui l’aurait remplacée, mais on manque aussi d’un critère objectif pour distinguer le droit coutumier du « droit en action » auquel s’intéressent, depuis quelque temps, les spécialistes des politiques publiques. Dans le chapitre 4, nous avons évoqué une double résistance à l’œuvre dans l’évolution de la coutume malgache depuis bien avant la colonisation française en 1896 : résistance traditionnelle face au droit importé ; résistance des normes importées – celles qui le sont avec quelque succès et il y en a des exemples hors du secteur environnemental – contre une répétition inchangée des coutumes ancestrales. Cette réflexion sur l’historicité visait à répondre au constat fait dès le chapitre 2 que toute politique foncière fait l’objet de réinterprétations, qu’elle prenne pour outil la codification, la constatation des droits, ou encore la négociation au cas par cas de contrats de gestion (selon une typologie empruntée à Cousins, 2002). Nous avons esquissé, en conclusion du chapitre 2, une explication communautariste de ces réinterprétations. Mais en dépit des tendances au particularisme local que nous avons constatées à plusieurs reprises sur le terrain, ces réinterprétations sont comparables, donc relativement prévisibles, à l’aide d’un « modèle des transformations du droit coutumier » tel celui que nous avons formulé dans la troisième partie du chapitre 1.
Un doute subsiste néanmoins. Une définition extensive du droit coutumier comme syncrétisme juridique ne risque-t-elle pas de confondre trop la coutume comme mode de penser, le « droit coutumier » au sens étroit comme nomologie analogue à un code et, par exemple, le droit de la pratique dont la fonction est praxéologique ? Ces modes d'expression de la norme ne sont pas directement comparables en répondant à des fonctions différentes qui peuvent ou ne peuvent pas être rendues complémentaires. Le principal avantage d’une définition extensive est d’être plus facilement communicable à un public non francophone. Lorsqu’en 2003 nous rédigions un article en anglais, il nous était impossible de rendre dans cette langue la différence entre la « customary law » et la « law of practice ». Le dernier terme ne signifie rien de bien précis, tandis que le premier signifie trop de choses différentes[392]. Nous avons choisi de remplacer cette distinction, même en français, par une terminologie qui réserve le concept de « droit coutumier » au phénomène global polymorphe dont il désigne la structure sous-jacente. Dans la deuxième partie du chapitre 1, nous avons reproduit le tableau à quatre options de droit coutumier utilisé par Etienne Le Roy (Les Africains et l’institution de la justice, Paris, Dalloz, 2004 : 109) en modulant cependant les désignations et en postulant que les quatre sources formelles (droit local, droit parallèle, coutume rédigée, coutume ancestrale, selon la nouvelle terminologie) sont interdépendantes en termes processuels parce qu’elles émanent d'une même structure. Ce postulat s’explique par notre intérêt pour le mode de penser et d'utiliser plusieurs discours formels dans l’horizon d'une même « ethnicité morale », celle des Malgaches en l’occurrence qui diffère, selon nous, de l’ethnicité morale des spécialistes étrangers de la gouvernance environnementale.
Dans une perspective de re-malgachisation de l’écriture africaniste à propos de Madagascar (il est regrettable que les Malgaches eux-mêmes s’expriment de préférence oralement) j’avais, sans doute imprudemment, posé la question à Franz von Benda-Beckmann s’il ne fallait pas, pour « décoloniser » le discours des sciences sociales sur les droits postcoloniaux, désormais se consacrer à l'étude de situations de syncrétisme plutôt que de pluralisme juridiques, ou en tout cas de situations de pluralisme juridique irréductibles à la reconnaissance par les droits étatiques. F. von Benda-Beckmann m’a cependant convaincu que le second Jacques Vanderlinden (cf. entre autres « Return to Legal Pluralism, Twenty Years Later », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 28 (1989) : 149-157) avait tort de ne plus admettre le pluralisme qu'au niveau des individus confrontés à des choix existentiels entre plusieurs systèmes juridiques concurrents, étant donné qu'il y avait bien également du pluralisme au sein de chacun de ces « systèmes » et donc aussi à l’intérieur du droit étatique ou du droit officiel (F. von Benda-Beckmann, « Who’s Afraid of Legal Pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 47 (2002): 37-80). A suivre Gordon Woodmann, un pluraliste britannique, la notion même de « systèmes juridiques » ne reflèterait qu'un présupposé occidental ou professionnel. S’il avait raison sur ce point, qui est discutable car les non occidentaux et non professionnels s’inventent leurs propres systèmes, la définition restrictive du « droit coutumier » comme une imposition coloniale, qui est celle du second Vanderlinden, ne ferait plus grand sens, la nomologie analogue au code n’engageant en effet plus que les Occidentaux, occidentalisés ou professionnels de l’aide internationale qui constatent et rédigent les coutumes, mais guère ceux qui les pratiquent à leur manière même après qu'elles aient été officiellement rédigées, constatées et divulguées. Selon Woodmann, le droit étatique y compris donc la « coutume rédigée » analogue à un code est, du point de vue sociologique, un droit coutumier parmi d'autres (voir son « Ideological Combat and Social Observation. Recent debate about legal pluralism », Journal of Legal Pluralism and Unofficial Law, 42 (1998): 21-59).
Cette affirmation est vraie. Mais à l’intérieur de la structure englobante du droit coutumier, plusieurs discours se différencient les uns par rapport aux autres. Même si je récuse maintenant la définition nomologique du « droit coutumier » suivant le second Vanderlinden et la « francophonie juridique » plus large, et que j’utilise maintenant ce terme dans son sens hybride originel et non nomologique (cf. le passage précité de Lévy-Bruhl), je conviens volontiers que certains auteurs anglophones jettent trop le bébé interne aux discours juridiques, quelles que puissent être leurs provenances culturelles ou morales, avec l’eau du bain universel des sciences sociales. L’exception malgache, analysée dans le chapitre 4, montre exceptionnellement bien que c’est l’hybridation et non pas la pureté des cultures originelles qui concourt à leur irréductibilité future. Il n’y a plus opposition entre « constructivisme » et « culturalisme » s’il est empiriquement démontré, ou démontrable, que le second explique le premier[393].
En insistant sur le caractère hybride du droit coutumier, il est possible de répondre aux objections utilitaristes des spécialistes des politiques environnementales et aux objections relativistes de chercheurs plus détachés se réclamant de la neutralité scientifique. Mais ces deux attitudes épistémologiques n’épuisent pas le champ des possibles. Certains spécialistes des politiques foncières et environnementales intègrent explicitement le « facteur culturel » dans l’expertise pour rendre l’action publique à la fois moins ethnocentrique et plus efficace. (Le nombre des publications sur les paysages forestiers à fonctions multiples, sur l’arbitrage négocié des objectifs à poursuivre et sur la reconnaissance des droits locaux suggère que le dialogue avec les autres disciplines et les acteurs eux-mêmes représente désormais le courant dominant dans l’analyse des politiques foncières.) Réciproquement, des anthropologues relativistes, qui craignent de déserter leurs objets d’étude en s’en détachant pour rester neutres, sont parfois conduits au choix existentiel d’un engagement politique en faveur des pauvres.
Les experts des politiques publiques trouvent un terrain d’entente avec les anthropologues détachés dans une troisième attitude épistémologique que l’on pourrait qualifier de « processuelle » ou « interactionniste ». Puisque les rôles de spectateur et d’acteur se cumulent ici s’ils ne se confondent pas, l’interactionnisme a tendance à substituer aux termes connotant une différence culturelle relativement permanente (traditionnel, endogène, africain, tribal, coutumier) des termes connotant des processus de domination (populaire, pauvre, colonisé, postcolonisé). En appliquant la perspective interactionniste à la problématique du pluralisme juridique, on obtient une méthode où « connaître » le droit coutumier et le « reconnaître » ne sont plus des catégories différentes mais deux aspects corrélés de la même activité transdisciplinaire[394]. Tout cadre institutionnel fait l'objet d'une continuelle réinterprétation et la distinction entre loi et contrat tient moins à l'authenticité de l'une par rapport à l'autre que de la flexibilité qui est reconnue à l'une plutôt qu'à l'autre, donc sa capacité à épouser les contraintes du lieu et du moment si la politique juridique conduit à considérer que l'intérêt général passe plus par des solutions locales plus ou moins bricolées que par des normes générales et impersonnelles et des procédures assurant l'égalité de tous devant la loi. Les nouveaux choix de politique foncière visent non à substituer une solution à une autre qu'à enrichir la panoplie des supports susceptibles d'assurer la négociation des droits, la sécurisation n'en étant qu'un des aspects.
Nous avions posé en introduction que l’effectivité des normes juridiques, pas plus que leur ineffectivité, n’est le plus souvent absolue (Lascoumes, 1990 : 48 ; Carbonnier, 1998 : 141). L’effectivité cesse d’être une question de degré seulement lorsque l’écart entre le projet normatif et les comportements observés devient si important et les « phénomènes d’incidence » (Carbonnier, 1998 : 153-158) si nombreux qu’ils affectent la nature même de la juridicité. Ayant cherché à observer pendant un certain temps la plus ou moins grande réalisation sociale du droit forestier malgache, je n’ai donc trouvé que des exceptions, des îlots d’application correcte de la loi dans un océan de détournements. Il est vrai que ce n’est pas n'importe quelle politique qui manque d’effectivité et cela n’interdit pas d’appliquer la loi mais en complique l’application. Il faut donc préciser de quel scénario de politique foncière on parle et de quelles situations locales. Il existe actuellement à Madagascar deux principaux nouveaux choix de politique foncière. Le premier correspond au scénario contractuel décrit dans les études de cas et touche surtout les espaces forestiers. Le deuxième est le scénario de certification domaniale ou de « constatation du droit coutumier » et vise en priorité le foncier des parcelles agricoles. Quelles sont les avantages et désavantages respectifs de ces deux scénarios de politique foncière en vue d’une gestion durable des paysages forestiers ?
La reconnaissance du « droit en action » par une politique contractuelle représente aux yeux des spécialistes une « véritable révolution culturelle qui, même si elle ne se traduira que progressivement dans les comportements et les mentalités, rompt avec un monopole étatique en crise de légitimité » (Bertrand, Babin et Nasi, 1999a : 41-42). Au vu des expériences faites depuis 1996 avec le transfert de gestion, l’hypothèse de la rupture avec le modèle domanial semble difficile à admettre. L’usage stratégique et sélectif des catégories importées assure à la légalité domaniale une légitimité suffisante pour que tous types d’acteurs en dehors du haut de l’appareil de l'Etat s’y reconnaissent. Mais la question se pose de savoir si les interventions d’aide ponctuelles et captées par les services étatiques que sont les transferts de gestion peuvent constituer une issue du dualisme foncier hérité du droit colonial[395]. Nos données empiriques concernant des paysages forestiers assez divers montrent que le scénario contractuel n’est généralement pas effectif, c’est-à-dire qu’il ne permet pas d’atteindre les objectifs spécifiées par les décideurs. Il ne permet ni de reconnaître le droit coutumier en zone forestière ni d’enrayer la déforestation. Pour ce qui est des situations de colonisation agraire, l’explication de son échec est simple : l’acquisition du droit coutumier de propriété passe par le défrichement (Rarijaona, 1967 : 133) or les contrats de gestion existants interdisent tous le défrichement pour la culture et soumettent l’exploitation du bois à des conditions réglementaires que personne n’est en mesure de respecter.
Le deuxième scénario – non contractuel – de reconnaissance du « droit en action » est en train d’être expérimenté sur le terrain seulement depuis quelque mois. La constatation des droits de propriété par les collectivités décentralisées se fonde ici sur une « présomption coutumière » qui remplace l’ancienne présomption domaniale. Il est communément reconnu par des spécialistes en la matière que si le droit étatique reconnaissait les « communautés locales » en leur qualité coutumière de propriétaires des ressources dont elles tirent leur subsistance, ces dernières auraient plus de pouvoirs dans les négociations avec des acteurs non locaux que ne leur confèrent des contrats de gestion (Lynch, 1998 : 55 ; Ribot, 2002 : 13-16). Mais puisqu’il n’existe à Madagascar pas encore de données empiriques sur l’application du scénario certification/constatation on ne peut actuellement qu’extrapoler en fonction des textes législatifs récemment promulgués. Sous l’ancienne législation foncière des années 1960, les communes et collectivités traditionnelles pouvaient déjà obtenir des « dotations foncières » leur attestant la propriété coutumière du sol à travers un acte domanial (Teyssier, 2000). La réforme actuelle vise à étendre ce dispositif local d’administration foncière à l’ensemble du monde rural. Si elle y arrive, le problème « d’illégalité » de la gestion domaniale pourrait trouver une solution à l’échelle des communes rurales. Seules les forêts classées resteraient sous le contrôle du service forestier, les aires protégées étant déjà gérées par une autorité indépendante. Sinon, l’Etat continuera à exercer ses prérogatives à défaut de « zonage selon la vocation des terres » du domaine des collectivités territoriales que la loi érige en condition préalable de la certification du droit coutumier de propriété par les guichets fonciers communaux[396].
Avant de porter un jugement objectif sur l'effectivité/ineffectivité des réformes en cours, il faudra donner du temps au temps notamment pour évaluer le scénario nouveau des guichets fonciers communaux. Pour ce qui est des contrats de gestion forestière, il semble tout aussi judicieux d’attendre une génération avant d’en apprécier définitivement les résultats mais pour une raison différente : la gestion contractuelle est une génération trop en avance sur les pratiques coutumières. Dans une génération il ne restera à Madagascar plus de terres forestières à coloniser (Harcourt, 1996 : 226) et un outil de gestion subsidiaire et paritaire pourrait alors du coup s’avérer pertinent pour encadrer les dynamiques de reforestation telles qu’on les observe déjà depuis des décennies sur les Hautes Terres malgaches (Rakoto Ramiarantsoa, 1995). Il est probable que la reforestation se produira alors spontanément sans aucune intervention administrative comme cela a été le cas jusqu’à présent. Mais il est trop tôt pour le savoir. Ce que l’on sait aujourd’hui, c’est que tant qu’il reste encore des terres forestières à coloniser et du bois tropical à exploiter la réinterprétation populaire (y compris par les fonctionnaires locaux) des contrats de gestion résultera dans une « légitimité sans effectivité »[397] de la politique de conservation intégrée des paysages forestiers. Notre ethnographie comparée des droits fonciers montre qu’il n’existe guère de valeurs endogènes susceptibles de mobiliser – selon la définition du droit en action donnée plus haut – les paysans malgaches à conserver des « paysages forestiers intégrés » avant même de se nourrir en cultivant, sur défriche brûlis de ces terres forestières, du riz et d’autres produits de subsistance ou de rente.
Le dualisme des cultures juridiques, ou si l’on préfère des systèmes de valeurs, est une constante de l’histoire malgache. Lors de l’accession du pays à l’indépendance, la question s’était posée de savoir si on pouvait concilier la constatation du droit coutumier avec le respect d’une certaine authenticité culturelle (Poirier, 1965 ; Rarijaona, 1967). Deux conceptions de la transformation de la coutume précoloniale ont alors émergé, l’une affirmant la continuité du droit endogène pendant la colonisation, l’autre insistant sur sa dénaturation sous l’effet des valeurs occidentales. Dans l’hypothèse de rupture, une politique foncière culturellement appropriée doit naître au cas par cas de délibérations et négociations villageoises. La constatation du droit coutumier par un acte unique du législateur apparaît dans cette perspective – ethnocentrique – comme la négation même de l’identité malgache. Dans l’hypothèse de continuité, les postulats cognitifs à la lumière desquels sont réinterprétées les règles juridiques endogènes ou importées laissent assez peu de place à la négociation. Les politiques foncières seront toujours confrontées au bricolage de traditions incompatibles mais un code foncier unique tel celui qui vient d’être adopté à Madagascar est à n’en point douter – sous réserve d’inventaire – un « très puissant instrument de transformation du paysage juridique » (Alliot, 1968 : 1203). Pour tous ceux qui auront la chance intellectuelle de suivre cette transformation du paysage, la capacité plus englobante et la vocation plus synthétisante du « droit en action » – son efficacité analytique plus grande que les autres catégories – réside en ce que ce concept leur permettra de dégager les structures relativement permanentes à l’œuvre de la coutume précoloniale à ses avatars postcoloniaux : droit local, droit de la pratique, droit des repères, droit d’agir, en passant par le droit coutumier colonial. L’introduction du concept de droit en action dans la « boîte à outils » de l’anthropologie juridique se justifie dans la mesure où il établit sur des bases théoriques plus solides nos reconstructions empiriques de l’historicité des politiques foncières.
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Les objectifs et la méthode de l’enquête de terrain ont déjà fait l’objet de longs développements dans le chapitre 1, où le lecteur trouvera également des présentations sommaires des situations foncières caractérisant spécifiquement chaque site d’enquête. Les paragraphes qui suivent visent à répondre à une demande explicite du jury de fournir des informations complémentaires relatives aux travaux de terrain. La séparation entre les phases de terrain et d’analyse, entre la production des données et leur interprétation, est une fiction commode pour évaluer la scientificité de la démarche d’un chercheur. Toutefois, dans la pratique elle est peu opérationnelle lorsqu’on la prend au sérieux. En ce qui nous concerne, nous avons été rapidement confronté avec une masse énorme de données enregistrées qu’il fallait transcrire, traduire, traiter et interpréter pour pouvoir en tirer des résultats valables. Une sélection dans les matériaux recueillis sur le terrain a donc été indispensable. Or ce processus de tri s’est pour nous avéré indissociable de l’interprétation des données, elles-mêmes recueillies en fonction de nos hypothèse initiales puis de la re-formulation de ces hypothèses avant les retours sur les terrains respectifs. Autrement dit, nous n’avons jugé nécessaire ne pas absolument séparer les phases de récolte et d’analyse des données, dans la mesure où notre travail sur le terrain est devenu plus précis et, espérons-le, plus pertinent au fur et à mesure que nous avancions dans la construction du plan final de l’ouvrage et dans sa rédaction même.
Il est bien entendu impossible de décrire ce processus en termes généraux, le cheminement entre observation et interprétation n’étant pas le même sur chaque sites où nous avons mené des enquêtes. Chaque situation foncière local est particulière, donc irréductible aux autres situations que l’on connaît, sauf à un niveau très abstrait qui est celui de la structure, du modèle comparatif, et c’est pourquoi nous avons pris soin de préciser en début des chapitres qui exposent les études de cas locales, les circonstances particulières dans lesquelles les données empiriques ont été récoltés, en collaboration avec qui, les questions qui se posaient, la logique du tri opéré dans les matériels. On le voit à la lecture de l’ouvrage, ces circonstances impliquaient presque toujours une construction progressive par des allers-retours répétés, au sens géographique, entre la base empirique et l’élaboration théorique, progrès qui fut en outre compliqué par le fait que notre séjour à Madagascar ait dû être interrompu pour près de deux ans en raison de la crise post-électorale qui a paralysé l’île pendant l’année 2002.
Malgré ces aléas qui caractérisent toute recherche en sciences humaines, nous convenons que la séparation du terrain et de l’analyse, pris dans son sens logique, est indispensable à l’ethnologue pour assurer sa crédibilité auprès d’un public a priori non familier avec le terrain étudié. Cela d’autant plus que dans l’ordre contemporain du discours ethnologique, la pertinence d’une argumentation est évaluée autant en fonction d’une « chronologique des situations » qui forme aussi bien l’expérience subjective du chercheur que son point de vue éthique, qu’en fonction de la seule pertinence des questions posées, de l’originalité hypothèses, et de la qualité des réponses qu’elle apporte.
Pour pallier tant soit peu à ce défaut mais sans la moindre intention de mettre en scène nos aventures personnelles, nous présentons ici un tableau qui reprend dans son ensemble, l’organisation et le déroulement chronologique des travaux de terrain et les données qu’il a permis de générer, pour rendre encore plus explicite les tris et sélections que nous avons effectuées dans le processus d’élaboration du résultat final.
Schéma chronologique de l’enquête de terrain (calendrier)
Année |
date |
thème |
site |
Données |
2000 |
Septembre |
Colonisation agraire dans le Sambirano Réserve Spéciale Manongarivo |
Commune d’Ambohimarina district d’Ambanja |
Identificati-on du site |
Novembre – décembre |
Bois-énergie |
Commune d’Ambalakida, district de Mahajanga II |
Identificati-on du site |
|
2001 |
Juin |
Colonisation agraire zone périphérique Parc National Ranomafana |
Commune de Miarinarivo, district d’Ambalavao |
Identificati-on du site |
2003 |
13 au 20 avril |
Filière Raphia |
Associations de cueilleurs Ambodiriana et Andranonamalona, district de Brickaville |
Série A |
28 avril au 5 mai |
Colonisation agraire zone périphérique Parc National Ranomafana |
Districts de Ranomafana et Ifanadiana |
Série B |
|
13 au 19 mai |
Bois-énergie |
Zone périphérique du Parc National Ankarafantsika district d’Ambato-Boeni |
Série C |
|
1 au 9 juin |
Bois-énergie |
Zone périphérique du Parc national Ankarafantsika, district de Marovoay |
Série D |
|
1 au 6 septembre |
Filière Raphia |
Toamasina ville |
Série E |
|
21 septembre au 6 octobre |
Bois-énergie |
Commune d’Ambalakida, district de Mahajanga II |
Série F |
|
22 octobre au 3 novembre |
Colonisation agraire du corridor forestier zone périphérique du Parc National Andringitra |
Commune de Miarinarivo, district d’Ambalavao |
Série G |
|
23 novembre au 3 décembre |
Colonisation agraire dans le Sambirano Réserve Spéciale Manongarivo |
Commune d’Ambohimarina district d’Ambanja |
Série H |
|
2004 |
13 au 19 août |
Bois-énergie et colonisation agraire zone périphérique du Parc National Ankarafantsika |
Association de charbonniers de Marolambo, commune de Madirokely, district de Marovoay |
Série K |
22 novembre au 4 décembre |
Bois-énergie et colonisation agraire zone périphérique du Parc National Ankarafantsika |
Associations de charbonniers de Mangatelo et Ambatomasaja, commune de Marosakoa, district de Marovoay |
Série M |
Excepté les trois premier séjours sur le terrain en 2000 et 2001 dont le but fut de nous donner une première idée sur « ce qui se passe » en matière de foncier rural à Madagascar, ainsi que d’identifier en fonction de ces expériences quelques sites représentatifs d’un « complexe malgache » présentant des caractéristiques contrastées, tous les autres séjours de terrain effectués durant les années 2003 et 2004 ont par contre donné lieu à la production d’une base de données enregistrées, travail contraignant mais qui constitue la principale source d’informations indépendantes des impressions plus ou moins adéquates du chercheur engagé dans l’observation directe, ou participante, de la « réalité ». Cette base de données, sous le contrôle de laquelle nous nous sommes ensuite livrées à nos propres spéculations imprégnées d’observation directe (voir l’annexe 2 pour une description plus détaillée comportant une liste des entretiens effectués) prend les dimensions suivantes :
1) Série A : Filière Raphia, associations de cueilleurs Ambodiriana et Andranonamalona, district de Brickaville, du 13 avril au 20 avril 2003.
2) Série B : Colonisation agraire, zone périphérique Parc National Ranomafana, Districts de Ranomafana et Ifanadiana, du 28 avril au 5 mai 2003.
3) Série C : Bois-énergie, zone périphérique du Parc National Ankarafantsika, district d’Ambato-Boeni du 13 mai au 19 mai 2003.
4) Série D : Bois-énergie, zone périphérique du Parc national Ankarafantsika, district de Marovoay, du 1 juin au 9 juin 2003.
5) Série E : Filière Raphia, Toamasina ville, du 1 septembre au 6 septembre 2003.
6) Série F : Bois-énergie, commune d’Ambalakida, district de Mahajanga II, du 21 septembre au 6 octobre 2003.
7) Série G : Colonisation agraire, Corridor forestier zone périphérique du Parc National Andringitra, Miarinarivo, district d’Ambalavao, du 22 octobre au 3 novembre 2003.
8) Série H : Colonisation agraire, Sambirano, Réserve Spéciale Manongarivo, commune d’Ambohimarina, district d’Ambanja, du 23 novembre au 3 décembre 2003.
9) Série K : Bois-énergie et colonisation agraire, zone périphérique du Parc National Ankarafantsika, association de charbonniers Marolambo, commune de Madirokely, district de Marovoay, du 13 au 19 août 2004.
10) Série M : Bois-énergie et colonisation agraire, zone périphérique du Parc National Ankarafantsika, associations de charbonniers de Mangatelo et Ambatomasaja, commune de Marosakoa, district de Marovoay, du 22 novembre au 4 décembre 2004.
Le traitement de ces données d’entretien est un processus extrêmement laborieux. Chaque fichier audio (et nous avions initialement travaillé avec un magnétophone à cassettes ce qui supposait de convertir les enregistrements analogues en fichiers MP3 avant de pouvoir les traiter) doit d’abord être transcrit. Ensuite, après avoir vérifié la transcription en langue malgache, celle-ci doit être traduite en français. Il existe donc pour chaque entretien 1) un fichier contenant l’enregistrement 2) un fichier contenant la transcription et 3) un fichier contenant la traduction (qui prend la forme d’une glose inséré dans la matrice transcription ce qui permet de disposer simultanément des deux versions malgache et française ce qui en facilite l’interprétation). Le texte de ces traductions et transcriptions est trop volumineux pour pouvoir être publié en annexe de la thèse. C’est une des raisons pour lesquelles nous les avons citées à profusion dans le corps même de nos analyses, en espérant que ces citations aideront le lecteur à admettre nos conclusions. En revanche, la base de données est consultable, sous forme sonore et écrite, auprès de l’auteur.
Quelques mots peut-être sur le protocole de recherche post-terrain. Pour procéder efficacement avec le traitement des données, mes collaborateurs malgaches et moi-même avions décidé d’engager des étudiants ce qui suppose (même en recourant à des personnes « de confiance » et en les rétribuant décemment) de mettre en place un dispositif de surveillance quasi foucaldien pour s’assurer d’une bonne qualité des résultats. Etant donné que les étudiants chargés de transcrire les enregistrements n’étaient pas toujours les auteurs des entretiens correspondants (lorsqu’ils l’étaient cela a représenté un avantage), la production de certains contresens, voire de non-sens, dans les transcriptions et traductions est malheureusement inévitable. A cela s’ajoute les incertitudes quant aux variantes dialectales caractérisant le malgache et qui ne sont pas toujours suffisamment maîtrisées par les transcripteurs et traducteurs. Mais nous disposions d’une telle masse de données (entre 300 et 500 pages de traduction par « Série », donc entre 3000 et 5000 pages pour l’ensemble) qu’il suffisait généralement de laisser de côté les passages difficilement compréhensibles et de s’en tenir à ce qui paraissait suffisamment clair. Mais en fin de compte il s’agit là d’une source d’erreurs négligeable, car et c’est décisif, les retours sur les terrains que nous avons pratiqués aussi systématiquement que possible nous ont convaincu de la pertinence de la démarche et des interprétations auxquelles nous sommes arrivées.
Pour conclure cette présentation synthétique des terrains sous forme d’annexe, je voudrais enfin citer quelques passages d’un rapport annuel d’avancement que j’avais rédigé en février 2004 à l’intention du Zentrum für Internationale Landwirtschaft de l’ETH Zurich, l’un des bailleurs de fonds de ce projet de recherche (Muttenzer, 2004). Il s’agit d’une présentation sommaire du travail de terrain tel que je le voyais plusieurs mois après mon retour à Madagascar en 2003 et après y avoir effectué la plupart des enquêtes de terrain à l’origine du présent ouvrage. En comparant ces interprétations sommaires avec les résultats issus de l’analyse des données qui sont présentés dans la thèse, le lecteur pourra mieux juger de la probabilité des pertes involontaires d’information, et des sur-interprétations ou distorsions intervenues au cours de la rédaction :
(i) Research questions
In development discourse, community forestry has become one of the basic principles of environmental policy in Madagascar. In development practice, community forestry discourse is used to justify local aid projects much like in the 1980s. Since 1996 when contractual management became law, not a single management plan has been negotiated outside aid project intervention and funding. Complementary policy measures require the local state to generate fiscal incentives for the successful implementation of contractual management plan through tax sharing between the administration and local user associations. But the historic institutional constraints that structure local markets make it difficult to implement the proposed decentralized tax scheme. Civil society reveals itself to be an artefact created by development aid in need of clients (Howell, 2000). The public policy and legislative processes are aid-driven not society-driven.
What forms of governance cause the observed separation between theory and practice of changing forest policy in Madagascar ? What are the consequences of this separation for sustainable human development and the environment ? Are fiscal incentives an effective means to close the gap between theory and practice of the policy process ?
In view of giving scientific answers to these questions within the three years time-span of this project, I have started to work on three case studies during the first year of research (March 2003 to March 2004). My intention has been to document the emergence use and control rights in forest-related concerns of timber, energy wood, and biodiversity (in which I include both non-timber forest products and agriculture). Although I could not start field-work before April 2003 because of delayed funding, the research has well progressed since. Extensive interviewing and direct observations have been conducted with the collaboration of two Malagasy PhD candidates funded by the NCCR North-South’s IP8 (Prof. Isabelle Milbert, IUED) on all of the field sites indicated in the original research plan, as well as on two additional sites necessary to compare and check specific hypothesis. Analysis and interpretation of data collected during the first year is ongoing, as is writing of my PhD thesis. However, some first scientific results of the research have already been presented at an International Conference in July 2003 and the revised draft of the paper is currently under press.
During the upcoming second year of research (March 2004 to March 2005), constraints and preferences of stakeholders to engage in contractual management and/or parallel clientelist arrangements will have to be analyzed in a detailed manner separately for each of the forest-related concerns under study. At the same time, field work on the chosen sites will be continued to complement the qualitative research data base which form the empirical basis of the research project. The elaboration and comparison of the three case studies during the third year of research (March 2005 to March 2006) aims at establishing the correlations between decentralized procedures for authorization, taxing and control of forest products and the resulting implementation of contractual management plans. Only at the end of the research cycle will it be possible to give definite answers to the research questions. The present report shall therefore be limited to a detailed description of the process of field research design, data collection and analysis during the first year of research. Other elements covered include specific outcomes, institutional developments and partnership aspects, as well as a self-critical evaluation of some aspects of the project.
(ii) Data collection
The definition of forests according to state law is not directly relevant for the purpose of constituting a representative data base on forest-related concerns in Madagascar, of defining a meaningful sample of stakeholders to be interviewed. From the point of view of legal practice, the monopoly category of ‘‘forest’’ breaks down into multiple vested interests of the groups and networks that depend on resources and derivative products coming from, or related to, areas the law defines as ‘‘forested’’. Forests can be thought of as composed of several autonomous going concerns that constitute what Myers called the anatomy of environmental action (Myers, 1992). To understand the institutional dynamics of deforestation in Madagascar, three categories of economic going concerns are particularly relevant : land use conversion and extraction of non-timber forest products, charcoal manufacturing for domestic consumption in urban areas, and extraction of tropical hardwoods (Ramamonjisoa, 2000). I have taken this theoretical definition of forest economy as the guiding principle for selecting relevant information on the chosen field sites and for choosing a sample of additional sites. The original sample presented in the research plan had been the following :
Case study No. 1 : The “going concern” of timber
Fokontany Angalampona, Commune Miarinarivo (Ambalavao). Highland fringe of the Eastern escarpment for a case of timber exploitation (palissandre) in conflict with management transfer concerning Betsileo village forests.
Case study No. 2 : The “going concern” of charcoal
Fokontany Ambalakida, Commune Ambalakida (Mahajanga II). Western forest savanna for a case of charcoal production for nearby urban markets in conflict with management transfer for conservation of a remaining Sakalava sacred forest.
Case study No. 3 : The “going concern” of biodiversity : non-timber forest products and forest conversion
Villages in buffer zones of Manongarivo Special Reserve (Ambanja). Humid tropical forest for a case of biodiversity conservation in conflict with colonisation and land use conversion of a protected area by immigrants.
I used these three short descriptions as working hypothesis for field work design. My specific objectives related to data collection during this first year have been threefold :
First, I tried to field-work on as many different sites as possible, in order to check whether my general hypotheses and research methodology as stated in the project proposal were realistic. Thus I was able to do basic interviewing and to plan future work on all of the above-mentioned sites, as well as on two additional sites for complementary insights (raphia palm fiber extraction in Brickaville ; the buffer zone of Ranomafana national park for information on zoning, management and land use by multiple stakeholders for complementary insights.
Second, due to institutional developments in the form of a partnership between this project and a Malagasy research project on Institutional Dimensions of Biodiversity funded by NCCR North-South IP8 (IUED, Milbert), I had to coordinate fieldwork carried out this year as well as fieldwork planned for the coming two year so as to make it fit with the research strategy of two Malagasy PhD candidates at ESSA’s Forest Department, Jean-Patrick Ranjatson and Zo Rabemananjara. This implied a close collaboration with the two partner PhDs both in terms of research design and actual field work. More on this below.
Third, I had to develop from scratch, through practical experience, an appropriate, practical and replicable method to be used for field work on forests and institutions. This included a lot of discussions with my partners on the deciding how to interview whom, how to constitute and how to use once constituted, an audio-data base that can serve as a reliable basis of assertions made in scientific publications and other academic writing (such as NCCR PhD Proposals) on forest management. This has more significance and implications than it might seem. Although many people in Madagascar, both nationals and foreigners, claim to have valid opinions about forest use and management, to my knowledge no one has ever produced reliable qualitative data on the subject. And it took me quite some effort to convince my partners to commit themselves to following a method of preparing interviews, systematic recording, naming, coding etc.
(iii) Methodology
I deploy the standard range of techniques of inquiry available to social research in a development context. Documentary research and structured interviews are used to collect in depth data on specific public policies, legislation and administrative organization at both the levels of the state and international agencies presented on the state territory of Madagascar. To understand legal practices, which can be sub-divided into practices of rule-following and practices of rule-justification, I mainly resort to semi-structured interviews, especially in village settings. To understand organizational pluralism, organized activity involving multiple stakeholders, it is necessary to talk to them about their practices of rule-following. To understand legal pluralism, the coexistence of multiple normative spheres, it is necessary to talk to them about their practices of rule justification. Preparation of these interviews is an extremely important and difficult task because the collected information needs to be useful for analytical purposes, representative in terms of the samples constituted, and most importantly, understandable by our village interlocutors.
A third source of information is direct observations. The checking and verification of interview data through direct observation of course occurs spontaneously but the more difficult task is to deploy it in a controlled and strategic way. We have used devices such as counting bags of charcoal, check price levels, dress simple maps of village territories etc. which all feed into our data base. Directly related to inventing devices to structure direct observations is what I shall call grounded theorizing. In other words, devices for direct observations are most easily generated by continuous reflection on what are the observable units of analysis. It is the problem of defining the adequate units of analyses which lead me to attach so much importance to the notion of ‘‘going concerns’’, which I imagine as a sort of social organism that explains how people use resources and secure future access (rule following) as well as how people come to think about these issues and justify their actions (rule justification) how rationalities of conduct are generated within particular contexts.
For example, unlike forest economists who exclude land use conversion for agriculture from scientific classifications of forest products, I have considered it agriculture a forest-related concern and compared its property rules with those of extracting wood for charcoal production, as well as raphia palm fiber for export overseas. While property rules vary according to product-related or ecogeographic differences, social and political structures and problems of agency are comparable in different going concerns. The illegal cultivation of cash crops in a forest reserve and the over-harvesting of raphia palm fibers display the same basic institutional mechanism : both concerns are structured through reciprocal relationships between a normative sphere where productive flows are apportioned and a second sphere where economic opportunities are alloted.
Although results published so far are limited to cases falling under the category of biodiversity (forest conversion and non-timber forest products), generalization of my analytical conclusions to concerns such as charcoal production and timber extraction is possible. That is in any case, what I concluded from the various experiences of field work already conducted but not yet systematically analyzed. It is this grounded theorizing about going concerns that connects the different case studies in a logical way. And it is this logic that determines selection of field sites, relevant stakeholders, subjects to be talked about. Thinking in terms of going concerns is also a way of linking social analysis to the deforestation debate. But my position on the causal relations between deforestation and institutions is different from recent efforts to integrate social and forestry sciences which focus exclusively on the local level (Gibson, McKean and Ostrom, 2000). If indeed the relevant unit of analysis is product chains or going concerns as I understand them, it is not useful to look at local institutions by isolating them from the wider regional, national and sometimes even international contexts (in particular when it comes to development interventions).
(iv) Partnership Aspects and Institutional Developments
The main partner institution and research base has been and remains the Forestry Department of ESSA, University of Antananarivo, represented by B.S. Ramamonjisoa. Dr Ramamonjisoa also is the project head of a research partnership between IUED and ESSA-Forêts in the framework of NCCR North-South. The project in question is interested in the Institutional Dimensions of Biodiversity (DIB, Dimensions Institutionnelles de la Biodiversité). Since DIB was launched in April 2003, Dr Ramamonjisoa has recruited two Malagasy PhD students, Zo Rabemananjara and Patrick Ranjatson, and I have accepted the request by IUED to closely work together in designing and implementing their research plans.
Rabemananjara’s PhD is about the use and management of energy-wood in the North-Western and looks at the range of relevant public policies. On the urban side of the equation, public policy intends to making available cheap alternative sources of domestic energy, whereas on the rural side, public policy is pushing for contractual management of productive forests by village associations of charcoal producers and vendors. But this in turn raises the question of forest governance as a whole which currently discussed under the heading of a decentralized (forest) tax collecting and control system. Ranjatson’s PhD is on the question of agrarian colonization in Madagascar and the policy process on landed property rights and land-use management in the context of rural development. The issue is highly relevant politically because it is a major causes of deforestation and biodiversity loss worldwide and in Madagascar (Myers, 1992). But this very fact leads to a distortion of views about what is actually happening. The scientific merit and justification of Ranjatson’s PhD is to look at the agrarian colonization of forest in a new way by comparing it with the agrarian colonization of non-forested areas (where conflicts with herders or other land-uses might arise). In doing that he is able to tackle the question on a higher level of abstraction which allows to theoretically challenge ideological positions about the causal links between deforestation, land-use conversion and tenure (in)security in rural Madagascar.
It goes without saying that both PhDs as currently defined will yield valuable empirical information on two paradigms of a sociology of resource use and control in rural Africa, quite independently of and beyond specific policy implications. But these PhDs are also epistemically relevant, if looked at from a political perspective (Haas, 1992). Both candidate benefit from links with key resource persons from the French CIRAD (the forestry department in the case of Rabemananjara, agricultural department in the case of Ranjatson) which is currently the only development agency in Madagascar with an explicit legislative agenda for the rural development sector. However, experience tells me that development agencies pushing for certain reforms are dogmatic organizations aiming at silencing bad news that contradict their views.
The innovativeness for sustainable development of a given research project depends not only on its scientific quality, but also on how large a quantity of truth professional promoters of sustainable development are ready to take. That itself is an empirical question in need of experimentation. Thus let me give a sketch of the experiment. Contractual management has become a holy calf of environmental and rural development aid agencies because it creates a discourse coalition necessary for creating alliances between aid agencies. This in turn implies that unwelcome truths have to be silenced as soon as they surface. And it is easy to achieve for them given that reliable proof about what are facts and what are not has not been forthcoming. However, in my data base there are dozens of interviews with a wide range of stakeholders that prove beyond reasonable doubt that contractual management is a development ritual : talk not followed by (effective) action. Causes of failure are structural, the structures are those of peasant economy and political clientelism and cannot be changed through development aid.
True, that is a summary interpretation of my data. However the objective is not necessarily to have policy makers share my interpretation of it. Rather is it to share with them, and make publicly available, a data base which speaks for itself. In other words, how do we construct a pro-poor forest discourse and policy proposals that are reasonably simple and generally applicable, have broad appeal, do not misconstrue the facts, and are meaningful to both local and global audiences (Kaimowitz, 2002 : 125) ? My first target audience will be CIRAD project staff on the energy-wood case of Mahajanga, given that the doubtful lessons of that pilot project are now being replicated elsewhere in the country in the framework of Environmental Program 3. My questions then are: Will the responsible professionals object to what the people on the tape recordings are saying ? And if yes how will they publicly justify their objections ?
1) Série A : Filière Raphia, associations de cueilleurs Ambodiriana et Andranonamalona, district de Brickaville, du 13 avril au 20avril 2003
FICHIER |
Identification |
Date |
A1A |
Andranonamalona VOI |
15/04/2003 |
A1B |
Andranonamalona VOI |
15/04/2003 |
A2A |
Ambodiriana VOI |
16/04/2003 |
A2B |
Ambodiriana |
16/04/2003 |
A3A |
Andranonamalona VOI (suite), cueilleurs, collecteur |
17/04/2003 |
A3B |
Andranonamalona (suite) |
17/04/2003 |
A4A |
Sous-préfet Brickaville |
16/04/2003 |
A4B |
Auguste chef cantonnement Brickaville |
18/04/2003 |
2) Série B : Colonisation agraire, zone périphérique Parc National Ranomafana, Districts de Ranomafana et Ifanadiana, du 28 avril au 5 mai 2003
Fichier |
Identification |
Date |
B1A |
LDI Fianarantsoa |
|
B1B |
Malagasy Mahomby Fianarantsoa |
|
B2A |
Adjointe Sous-préfet Ifanadiana |
|
B2B |
Florent paysan, famille colons épicier |
|
B3A |
Amboasary |
|
B3B |
Amboasary |
|
B4A |
Angelin Angap Ranomafana / Ambodiaviavy Ranomafana |
|
B4B |
Ambodiaviavy Ranomafana suite |
|
B5A |
Ranomafana bord de la route |
|
B5B |
Famille sur concession Lam-Seck Ranomafana |
|
B6A |
Ambodiaviavy Ranomafana suite II |
|
B6B |
vide |
|
B7A |
Bord de la route Ranomafana, dernieres 10 min face A |
|
B7B |
Bord de la route Ranomafana, premieres 10 min face B |
|
3) Série C : Bois-énergie, zone périphérique du Parc National Ankarafantsika, district d’Ambato-Boeni du 13 mai au 19 mai 2003
Fichier |
Identification |
Date |
C1A |
Morahariva Baonamary |
14/05/03 |
C1B |
Morahariva suite ; Sarodrano |
15/05/03 |
C2A |
Cantonnement forestier Ambato-Boeny ; Maire Ambondromamy ; Pdt VOI Andavadrere |
16/05/03 |
C2B |
Pdt VOI Andavadrere suite ; Pdt VOI Andranomamy |
17/05/03 |
4) Série D : Bois-énergie, zone périphérique du Parc national Ankarafantsika, district de Marovoay, du 1 juin au 9 juin 2003
Fichier |
Identification |
Date |
D1A |
Marc cantonnement forestier Marovoay ; membres VOI Ambatobevoamanga |
03/06/03 |
D1B |
Ambatobe voamanga suite ; Pdt VOI Marolambo |
03/06/03 |
D2A |
Pdt VOI Marolambo; Agents ANGAP Madirokely |
03/06/03 |
D2B |
Agents ANGAP Madirokely suite ; Directeur Parc National et Fanja (Ankazomborona) |
04/06/03 |
D3A |
Groupement charbonniers Manaribe-Mangatelo |
04/06/03 |
D3B |
Norbert Razafilahy volet dvpt ANGAP (Ampijoroa) |
04/06/03 |
D4A |
Tanambao Ambalakida VOI PEDM charbon |
05/06/03 |
D4B |
Ambalakida, Mananjara pdt VOI GCF Forêt sacrée Polfor |
05/06/03 |
D5A |
Mahamavo Ambalakida Jaozara pdt VOI |
06/06/03 |
D5B |
Mahamavo Accordeon tromba |
06/06/03 |
D6A |
Beronono pdt VOI charbon (seance 2) |
07/06/03 |
D6B |
Beronono VOI charbon suite |
07/06/03 |
5) Série E : Filière Raphia, Toamasina ville, du 1 septembre au 6 septembre 2003
Fichier |
Identification |
Date |
E1A |
Sage Toamasina Richard responsable transfert de gestion |
02/09/03 |
E1B |
Sage Toamasina Richard responsable transfert de gestion |
02/09/03 |
E2A |
Chef DIREF Tamatave |
03/09/03 |
E2B |
Chef DIREF Tamatave |
03/09/03 |
6) Série F : Bois-énergie, commune d’Ambalakida, district de Mahajanga II, du 21 septembre au 6 octobre 2003
Fichier |
Identification |
Date |
F1A |
Fitsangana |
23/09/03 |
F1B |
Fitsangana (suite) ; Victor |
23/09/03 |
F2A |
Victor (suite) |
23/09/03 |
F2B |
Maire Ambalakida |
24/09/03 |
F3A |
Mananjara |
24/09/03 |
F3B |
Mananjara |
24/09/03 |
F4A |
Epoux Mananazaza |
24/09/03 |
F4B |
Contremaître |
24/0/03 |
F5A |
Fils de Tôpitôpy (sans charrette) |
25/09/03 |
F5B |
Yvette, ancien permis Gilbert |
25/09/03 |
F6A |
Metayer Marovoay (ne répond pas) ; Femme de commerçant-métayer (permis Mananjara) |
25/09/03 |
F6B |
Chef quartier Ankoby (Jean-Louis membre VOI) |
27/09/03 |
F7A |
Nkoazafy (chef cantonnement Mahajanga II) |
26/09/03 |
F7B |
Nkoazafy cantonnement forestier Mahajanga II |
26/09/03 |
F8A |
Charles Manantsalama Vice-pdt VOI Ankoby |
27/09/03 |
F8B |
Ralaivo Alfred acheteur Ambalakida (entretien Tsararivotra) |
28/09/03 |
F9A |
Ankoby producteurs avec/sans charrette |
27/09/03 |
F9B |
Guitares kabôsy Ankoby |
27/09/03 |
F10A |
Anjinjabe, Vice-pres voi (frère Mananjara) |
28/09/03 |
F10B |
Anjinjabe, producteur, président-charbon Ralaivo Alfred (entretien Tsararivotra) |
28/09/03 |
F11A |
Forêt sacrée visite (Mananjara etc) |
30/09/03 |
F11B |
Forêt sacrée visite (Mananjara etc) suite |
30/09/03 |
F12A |
Tsararivotra Ambalakida |
30/09/03 |
F12B |
Solomampionina chef CIREF Mahajanga |
03/10/03 |
F13A |
Manarimaivaloka |
02/10/03 |
F13B |
Manarimaivaloka ; Ambovondramanesy route nationale |
02/10/03 |
F14A |
Tanambao Ambalakida (Titre-permis Angiba) |
03/10/03 |
F14B |
Tanambao (Angiba) suite ; Producteur charbonnier |
03/10/03 |
7) Série G : Colonisation agraire, Corridor forestier zone périphérique du Parc National Andringitra, Miarinarivo, district d’Ambalavao, du 22 octobre au 3 novembre 2003
Fichier |
Identification |
Date |
G1A |
Dadavao (Fenoarivo) |
25/10/03 |
G1B |
Razafipela (Ambalabe) |
25/10/03 |
G2A |
Razafipela (Ambalabe) suite |
25/10/03 |
G2B |
Ramarcel (Vantanamaso) |
27/10/03 |
G3A |
Angalampona collectif |
26/10/03 |
G3B |
Jean-Jacques WWF (Ambalamanenjana) |
26/10/03 |
G4A |
Ramarcel (Vantanamaso) suite Randriamasajoany (Miarinarivo) |
27/10/03 |
G4B |
Randriamasajoany (Miarinarivo) suite |
27/10/03 |
G5A |
Sakahery LDI Miarinarivo |
27/10/03 |
G5B |
Sakahery suite 10 min (restant vide) |
27/10/03 |
G6A |
Lazary & Randriamasivola collectif Vovondrano (Miarinarivo) |
28/10/03 |
G6B |
Collectif Vovondrano (Miarinarivo) suite |
28/10/03 |
G7A |
Collectif Vovondrano (Miarinarivo) |
28/10/03 |
G7B |
Jean Polisin’ala VOI (Angalampona) reconnaissance kijana |
29/10/03 |
G8A |
Randriamahalaza (Ambalamanenjana) |
30/10/03 |
G8B |
Randriamahalaza suite Frère du maire (carte-croquis) |
30/10/03 |
G9A |
Frère du maire carte fagnahia kijana exploitation suite |
30/10/03 |
G9B |
Frère du maire suite 5min (restant vide) |
30/10/03 |
8) Série H : Colonisation agraire, Sambirano, Réserve Spéciale Manongarivo, commune d’Ambohimarina, district d’Ambanja, du 23 novembre au 3 décembre 2003
Fichier |
Identification |
Date |
H1A |
Angap (Ambanja) |
25/11/03 |
H1B |
Angap (Ambanja) suite Jaohita Chef triage forestier (Ambanja) |
25/11/03 |
H2A |
Jaohita Chef triage (Ambanja) suite |
25/11/03 |
H2B |
Jaosolo (Befalafa) |
27/11/03 |
H3A |
Tongozo (Biromba) |
27/11/03 |
H3B |
Soahely (Bemahaleny) |
27/11/03 |
H4A |
Soahely suite Jaofaly (Befalafa) |
28/11/03 |
H4B |
Rasoa Radimarisoa (Biromba) Sylvain Adjoint Maire (Ambohimarina) |
28/11/03 |
H5A |
Sylvain adjoint maire suite Adany Hely (Biromba) |
28/11/03 |
H5B |
Adany Hely suite Chef de zone (Bemaneviky) |
28/11/03 |
H6A |
Sylvain Angap (Bemaneviky) |
29/11/03 |
H6B |
Abdallah Chef triage (Bemaneviky) |
29/11/03 |
H7A |
Abdallah Chef triage (Bemaneviky) |
29/11/03 |
H7B |
Tsimiala (Biromba) |
29/11/03 |
H8A |
Sylvens (Bemahaleny) Remy et Doara (Bemahaleny) |
29/11/03 |
H8B |
Remy et Doara (Bemahaleny) suite |
30/11/03 |
H9A |
Bakary conseiller communal (Antanambao Ambohimarina) |
30/11/03 |
H9B |
Bakary suite |
30/11/03 |
9) Série K : Bois-énergie et colonisation agraire, Zone périphérique du Parc National Ankarafantsika, association de charbonniers Marolambo, commune de Madirokely, district de Marovoay, du 13 au 19 août 2004
Fichier |
Identification |
Date |
K1A |
Felton |
|
K1B |
Charbonnier originaire Tsihombe Charbonnier originaire Namakia |
|
K2A |
Chef Quartier Ambatobevomanga Charbonnier permanent de Maroadabo |
|
K2B |
President VOI Marolambo |
|
K3A |
Charbonnier temporaire de Marolambo |
|
K3B |
Joseph, Eaux et forêts Mahajanga, affecté au PEDM |
|
K4A |
Charbonnier de Belavenona Charbonnier II de Belavenona |
|
K4B |
Justin (president charbonniers/VOI) Justin + 2 charbonniers de Belavenona, visite four |
|
K5A |
Vieux charbonnier (Belavenona) |
|
K5B |
Transporteur pirogue |
|
K6A |
Justin (VNA ANGAP/Secrétaire VOI) |
|
K6B |
Alphonse (Responsable ANGAP : zone Analabongo) |
|
10) Série M : Bois-énergie et colonisation agraire, Zone périphérique du Parc National Ankarafantsika, associations de charbonniers de Mangatelo et Ambatomasaja, commune de Marosakoa, district de Marovoay, du 22 novembre au 4 décembre 2004
Fichier |
Identification |
Date |
M1A |
Membres de bureau association Ambatomasaja (Marosakoa) |
25/11/04 |
M1B |
Membres de bureau association Ambatomasaja (Marosakoa) suite |
25/11/04 |
M2A |
Suite membres association Ambatomasaja ; Carbonisateur parcelle Madirovalo (Ambinara) |
25/11/04 |
M2B |
Carbonisateur parcelle Madirovalo (Ambinara) suite |
25/11/04 |
M3A |
Deux membres associations (Morafeno) ; un autre membre (Morafeno) |
26/11/04 |
M3B |
Suite deux membres association (Morafeno) ; un autre membre (Morafeno) |
26/11/04 |
M4A |
Trois membres de l’association (Bepako) ; deux autres membres |
26/11/04 |
M4B |
Membres de l’association (Bepako) suite |
26/11/04 |
M5A |
Vieil homme dans la parcelle ; Riziculteur (cessation carbonisation à cause maladie) ; Un Betsileo ; Un ami du Betsileo |
27/11/04 |
M5B |
Suite |
27/11/04 |
M6A |
Quatre charbonniers (Soamandroso) ; un charbonnier (Manganabily) |
28/11/04 |
M6B |
Suite |
28/11/04 |
M7A |
Quatre charbonniers (Ambatomasaja) ; Président-charbon (Ambatomasaja) |
30/11/04 |
M7B |
Suite |
30/11/04 |
M8A |
Deux présidents association ; Trois charbonniers (Tanambao) ; Un charbonnier (Madiromanitsy) |
02/12/04 et 03/12/04 |
M8B |
Suite |
03/12/04 |
M9A |
Charbonnier (Madiromanitsy) ; Deux charbonniers (Mangatelo) ; Maire Ankazomborona ; ANGAP Marosakoa |
03/12/04 |
Charbonnier (Ambinara) |
04/12/04 |
|
M9B |
Agents ANGAP Marosakoa |
03/12/04 |
AP Aire Protégée
ACE Agent de Conservation de l’Environnement (ANGAP)
AGERAS Appui à la Gestion Régionalisée et à l’Approche Spatiale
ANAE Association Nationale d’Action Environnementale
ANGAP Association Nationale pour la Gestion des Aires Protégées
CDB Convention des Nations unies sur la Diversité Biologique
CGIAR Consultative Group for International Agricultural Research
COBA Communauté de Base = associations d’usagers
CED Cellule Energie Domestique
CFE Comité de Fonds pour l’Environnement
CI Conservation International
CIFOR Centre for International Forestry Research
CIRAD Centre de Recherches Agricoles pour le Développement
DGEF Direction Générale des Eaux et Forêts
DSRP Document Stratégique de Réduction de la Pauvreté
ESMAP Programme conjoint d’Aide à la Gestion du Secteur Energie
EPB Ecologie Politique et Biodiversité
ESSA Ecole Supérieure des Sciences Agronomiques
FAO United Nations Food and Agriculture Organization
FMG Franc Malagasy
FNS Fonds National pour la Recherche Scientifique (Suisse)
FOFIFA Centre de Recherches Agricoles (Madagascar)
GCF Gestion Contractualisée des forêts
GEF Global Environment Facility
GELOSE Gestion Locale Sécurisée (Loi 96-025 sur le transfert de gestion)
GTZ Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit (Allemagne)
IRD Institut de Recherche pour le Développement (France)
IUCN Union Internationale pour la Conservation de la Nature
IUED Institut Universitaire d’Etudes du Développement
MDRM Mouvement Démocratique de la Rénovation Malgache (1946)
MINENVEF Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts
OMC Organisation Mondiale du Commerce
ONE Office National pour l’Environnement
ONG Organisation Non-Gouvernementale
PADESM Parti des Déshérités de Madagascar (1946)
PAE Plan d’Action Environnemental = PNAE
PCDI Projet de Conservation et de Développement Intégrés
PDSE Projet de Développement du Secteur de l’Energie
PE Programme Environnemental
PPIM Programme Pilote Intégré de Mahajanga
PEDM Programme Energie Domestique de Mahajanga
PFN Programme Foncier National
PN Parc National
PNAE Plan National d’Action Environnemental = PAE
PNUD Programme des Nations Unies pour le Développement
POLFOR Politique et Législation forestières
PPTE Pays Pauvres Très Endettés
RNR Ressources Naturelles Renouvelables
SAGE Système d’appui à la Gestion Environnementale
SIG Système d’Information Géographique
UPED Unité de Planification de l’Energie Domestique
USAID United States Agency for International Development
VOI Vondron’Olona Ifotony = COBA
WWF Fonds Mondial pour la Nature
Ala : forêt.
Andevo : esclave.
Andevohova : esclave du hova, représentant d’un fagnahia auprès du roi.
Andriamanjaka : (betsileo) parents ou alliés du souverain.
Andriamisara : premier roi et fondateur de la dynastie sakalava.
Andriambaventy : grands seigneurs, agents judiciaires du roi Radama Ier .
Andriana : (merina) nobles, parents du roi.
Andrianampoinimerina : roi unificateur des Merina et Betsileo.
Ankohonana : (betsileo) famille, au sens de famille élargie.
Antandroy : peuple malgache d’éleveurs du Sud. Ils pratiquent la transhumance personnelle à travers l’ensemble de l’île.
Antemoro : peuple de la côte Sud-Est. Leurs chefs se réclament d’origines arabes.
Ariary : piastre malgache, l’équivalent de 5 Francs Malagasy.
Baiboho : sols alluviaux fertiles, aménageables en rizières irriguées.
Betsileo : peuple malgache du centre Sud.
Betsirebaka : (nord-ouest) les immigrants provenant du Sud-Est
Betsimisaraka : peuple malgache de la côte Est.
Boina : région de Mahajanga correspondant l’ancien royaume sakalava du Nord.
Bongo : (sakalava du nord) montagne, colline.
Daba : unité de mesure valant 15 kg de riz blanc.
Dina : convention collective qui lie les habitants d’un village ou de plusieurs villages et fixe des règles de comportement et des sanctions.
Doany : (sakalava) endroit sacré et vénéré.
Fady : interdit (alimentaire ou autre). Enoncé souvent par les ancêtres et assorti de sanctions surnaturelles.
Fagnahia : (betsileo) entité fiscale précoloniale, le clan ou lignage (même sens que firazanana).
Fanjakana : royaume, règne, gouvernement, administration.
Faritany : province.
Fihavanana : lien de parenté et d’affection entre co-résidents.
Firaisana : ancienne désignation de la commune rurale.
Firazanana : ancestralité, groupe de descendance, lignage, clan.
Fivondronana : district, sous-préfecture.
Foko : parents proches se trouvant au sein d’un groupe organique de descendance et d’ancestralité.
Fokonolona : communauté villageoise, tous les habitants d’un fokontany.
Fokontany : quartier administratif, démembrement de la commune.
Fombandrazana : coutume des ancêtres.
Fotsy : blanc.
Heri-po : par la force du cœur, les terres acquises de son vivant, par son propre effort.
Hova : (betsileo) roi, souverain, personnage sacré, statut des familles régnantes immigrés de la côte Sud-est ; (merina) statut des hommes libres immigrés de la côte Est et qui ont assimilé les autochtones vazimba. Les groupes andriana sont originellement des groupes hova annoblis.
Isatra : feuille du palmier raphia.
Loholona : aîné, chef de lignage.
Lohovohitsy : tête de colline ; (betsileo) l’espace forestier ancestral.
Lova : heritage, les terres indivises formant le patrimoine de la famille élargie
Mainty : noir.
mandimby : succéder, remplacer
Merina : peuple malgache du centre.
Olom-piavy : arrivant, immigrant, étranger, allochtone.
Ombiasy : guérisseur, faiseur de charmes, devin, astrologue.
Omby : bœuf, zébu.
Ovitra : le « cœur » (partie comestible) du palmier raphia.
Radama : premier roi de Madagascar, successeur d’Andrianampoinimerina.
Ramosara : Andriamisara.
Raza(na) : ancêtres.
Tamporaiky (‘tapiraika’) : de même sein, enfants de même mère, le groupe de germains et leurs descendants, les co-héritiers d’un patrimoine foncier indivis de type lova.
Tanana : village
Tanala : ceux de la forêt ; peuple malgache du gradin intermédiaire du versant oriental (districts d’Ikongo et Ifanadiana) ; (betsileo) tous les immigrants de la région orientale.
Tanety : colline ; les parcelles de culture pluviale.
Tany : terre
Tanimbary : rizière irrigable.
Tanindrazana : terre ancestrale ; village ancestral.
Tavy : parcelle de culture sur brûlis. La technique de culture elle-même (écobuage).
Taozaka : ruisselet séparant deux flancs de vallon, délimitation à l’intérieur d’une terre lignagère.
Tetika : parcelle de culture sur brûlis. La technique de culture elle-même (écobuage).
Tompontany : maître de la terre, propriétaire foncier coutumier, autochtone.
Tsimihety : peuple malgache du Nord.
Vala : parc à bœufs, enclos ; (betsileo) hameau.
Vadintany : époux de la terre, agents judiciaires du roi Andrianampoinimerina.
Vary : riz.
Vavasaha : crête séparant deux flancs de vallon, limite naturelle entre deux terres lignagères contiguës.
Vazimba : proto-Malgaches de culture austronésienne. Les habitants antérieurs aux immigrations tardives du 14ème et 15ème siècle attestées par les traditions orales.
Vohitsy : colline, montagne, par extension ancien village perché (même sens que lohovohitsy).
Zaza : enfant.
Zazatany : enfant de la terre ; enfant d’immigrants né sur place. Originaire.
Ziva : alliance clanique. Relation très respectée entre les clans qui est transmissible aux descendants.
Zomba : case royale et/ou reliquaire royal sakalava.
A
Accès libre, 40, 41, 65, 92, 122, 123, 140, 143, 150, 179, 180, 181, 234, 235, 236, 285, 286, 373, 374, 385, 387, 388, 389, 446, 495
Acculturation, 24, 60, 63, 79, 155, 167, 174, 175, 278, 391, 470
Acquisition dérivée, 226, 229, 312, 316, 318
Acquisition originaire, 185, 223, 225, 227, 229, 312
Africains, 16, 60, 84, 86, 154, 155, 174, 176, 412, 486, 496
Afrique, 21, 25, 26, 32, 38, 61, 62, 68, 81, 85, 87, 100, 105, 109, 110, 116, 120, 153, 154, 155, 160, 166, 174, 175, 225, 230, 246, 287, 310, 318, 366, 391, 409, 412, 427, 439, 487, 495, 498
Afro-pessimisme, 24, 25, 85, 87, 403
Agenda politique, 43, 352, 454, 457
Agriculture, 17, 19, 30, 34, 46, 51, 57, 69, 82, 84, 85, 95, 99, 120, 122, 123, 124, 130, 131, 132, 133, 136, 140, 143, 144, 146, 148, 149, 150, 157, 159, 161, 179, 180, 183, 184, 187, 188, 195, 199, 200, 204, 219, 220, 224, 233, 235, 236, 242, 243, 246, 248, 251, 261, 262, 263, 266, 272, 276, 278, 279, 286, 303, 327, 340, 364, 374, 383, 388, 397, 409, 419, 429, 432, 439, 440, 462, 464, 478
Aide internationale, 19, 21, 24, 29, 33, 35, 42, 46, 49, 88, 92, 103, 108, 115, 122, 144, 146, 310, 318, 322, 353, 373, 374, 376, 381, 396, 417, 426, 427, 428, 433, 442, 453, 455, 456, 457, 458, 460, 464, 465, 466, 473, 474, 479, 486, 487, 488, 497, 499
Aînesse, 17, 67, 138, 141, 142, 149, 182, 193, 197, 198, 201, 204, 205, 207, 208, 209, 213, 220, 223, 224, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 231, 232, 233, 235, 251, 252, 256, 257, 265, 267, 268, 269, 276, 285, 306, 308, 316, 317, 324, 329, 355, 356, 358, 359, 360
Aires protégées, 35, 51, 52, 53, 119, 144, 177, 183, 187, 189, 190, 191, 199, 200, 202, 206, 210, 212, 214, 217, 218, 221, 224, 234, 235, 239, 248, 284, 286, 293, 294, 297, 300, 310, 379, 390, 445, 480
Alliance, 127, 138, 259, 268, 276
Alliance foncière, 67, 186, 209, 224, 225, 226, 274
Alliance matrimoniale, 67, 232, 249, 257, 258, 262, 264, 265, 271, 272, 275, 357, 358
Ambalakida, 54, 307, 322, 323, 324, 325, 326, 327, 328, 329, 330, 331, 332, 333, 334, 336, 338, 339, 340, 341, 346, 348, 349, 350, 351, 354, 356, 357, 358, 360, 361, 364, 402, 408
Ambalavao, 51, 77, 238, 241, 243, 244, 265, 272, 279, 308
Ambanja, 51, 183, 184, 187, 189, 191, 210, 211, 214, 216, 217, 219, 220
Ambato-Boeni, 53, 289, 290, 349, 401, 408, 414, 467
Ambodiriana, 378, 379, 393
Ambohimarina, 51, 187, 188, 189, 204, 210, 211, 212, 214, 215, 216, 218, 219
Aménagement, 17, 53, 121, 126, 134, 159, 180, 235, 243, 268, 269, 271, 272, 274, 316, 317, 330, 346, 349, 379, 386, 417, 475
Analogie, 49, 60, 75, 76, 79, 85, 148, 166, 167, 221, 230, 268, 276, 310, 343, 392, 394, 418, 473, 480, 496, 497
Ancestralité, 17, 38, 45, 57, 59, 60, 65, 75, 77, 78, 149, 150, 175, 185, 187, 222, 227, 231, 234, 247, 248, 249, 250, 255, 258, 263, 266, 267, 275, 279, 282, 283, 284, 285, 309, 310, 311, 354, 355, 357, 372, 390, 392, 394, 440, 482, 494, 495
Ancêtres, 17, 18, 35, 38, 52, 57, 59, 71, 73, 74, 75, 79, 130, 146, 149, 150, 160, 161, 165, 166, 170, 171, 185, 220, 221, 222, 225, 238, 242, 247, 250, 252, 253, 256, 257, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 268, 269, 271, 272, 273, 274, 275, 282, 283, 285, 296, 303, 306, 308, 314, 323, 351, 354, 356, 357, 358, 360, 363, 372, 393, 394, 478, 483, 494
Andranonamalona, 378, 380
Andringitra, 52, 238, 239, 245, 280
Ankohonana, 255, 256, 257, 258, 265, 266, 267, 269, 270, 271, 276, 277
Appartenance, 74, 76, 147, 164, 170, 185, 186, 193, 248, 249, 255, 258, 261, 263, 264, 267, 274, 301, 341, 396, 413, 429, 480
Appropriation foncière, 15, 51, 54, 81, 92, 99, 142, 150, 186, 194, 222, 285, 311, 312, 314, 316, 318, 322, 346
Arabes, 16, 17, 162, 251, 259
Arbitrage (conservation/développement), 41, 53, 143, 273, 285, 340, 462, 498
Associations d’usagers, 239, 242, 246, 256, 288, 296, 321, 336, 337, 360, 372, 377, 381, 389, 390, 467
austronésien, 17, 32, 248, 286
Autochtonie, 17, 40, 52, 62, 65, 66, 67, 69, 70, 77, 81, 126, 131, 134, 137, 140, 142, 148, 166, 170, 181, 182, 184, 185, 190, 191, 192, 193, 196, 222, 223, 231, 237, 238, 253, 259, 274, 277, 280, 284, 285, 286, 293, 294, 296, 304, 307, 309, 311, 324, 331, 342, 354, 357, 358, 362, 363, 364, 365, 368, 374, 375, 387, 412, 458, 480, 481, 488
B
Banque mondiale, 19, 43, 54, 89, 97, 105, 108, 109, 119, 125, 180, 287, 289, 298, 341, 401, 402, 405, 409, 420, 425, 433, 442, 446, 453, 456, 457, 458, 460, 461, 462, 463, 482
Befalafa, 187, 190, 199, 200, 202, 203, 204, 205, 210, 211, 216, 218, 220, 221
Bemahaleny, 187, 190, 194, 195, 199, 202, 204, 210, 211, 216
Biodiversité, 16, 19, 27, 30, 51, 55, 86, 94, 102, 111, 112, 120, 121, 122, 124, 127, 140, 144, 178, 179, 200, 207, 209, 214, 220, 238, 239, 282, 382, 385, 396, 407, 433, 442, 443, 444, 446, 448, 451, 452, 453, 454, 455, 458, 460, 464, 465, 468, 469, 470, 471, 477, 478, 482, 484, 485, 486
Biromba, 179, 187, 189, 190, 191, 194, 195, 196, 197, 199, 200, 202, 203, 204, 206, 209, 210, 211, 213, 220
Bois d’énergie, 35, 43, 53, 54, 86, 124, 126, 132, 144, 287, 288, 289, 290, 294, 313, 318, 321, 322, 325, 326, 338, 343, 348, 350, 352, 353, 361, 362, 367, 368, 374, 377, 388, 390, 396, 399, 400, 401, 403, 404, 405, 406, 407, 408, 410, 412, 414, 415, 416, 419, 421, 431, 432, 459, 465, 480, 481, 483, 491
Brickaville, 54, 55, 136, 373, 377, 381, 389, 393, 397, 480
Bricolage, 79, 80, 86, 221, 222, 367, 392, 498, 501
C
Charbonnage, 45, 53, 54, 75, 126, 135, 148, 235, 277, 289, 290, 291, 292, 293, 294, 296, 301, 305, 308, 309, 311, 314, 317, 319, 321, 322, 323, 324, 325, 327, 332, 335, 336, 337, 339, 340, 346, 349, 350, 353, 361, 362, 364, 365, 367, 368, 369, 375, 390, 399, 410, 416, 417, 422, 480, 481
Citoyenneté, 18, 26, 37, 78, 111, 155, 207, 233, 367, 484
Clan, 17, 41, 51, 57, 60, 67, 141, 143, 163, 184, 207, 238, 249, 250, 251, 252, 256, 257, 261, 262, 263, 264, 267, 268, 271, 272, 274, 277, 282, 285, 355, 372, 392, 480, 494
Clientélisme, 41, 42, 56, 61, 63, 67, 82, 83, 84, 88, 89, 102, 116, 123, 143, 144, 145, 146, 148, 149, 150, 153, 160, 167, 169, 172, 174, 180, 182, 201, 212, 213, 226, 228, 232, 235, 274, 323, 325, 330, 331, 335, 337, 338, 340, 341, 350, 353, 374, 377, 392, 396, 428, 433, 434, 440, 460, 466, 471, 474, 480
Clientélisme foncier, 67, 136, 182, 184, 193, 196, 199, 201, 205, 208, 213, 214, 222, 223, 224, 227, 230, 233, 234, 329, 330, 331, 333, 334, 375, 393, 492
Codification, 34, 92, 99, 100, 101, 102, 112, 159, 163, 214, 241, 425, 496, 497, 501
Co-héritiers, 265, 266, 269, 270
Colonialisme, 22, 36, 38, 59, 60, 81, 85, 104, 155, 160, 165, 234, 235, 387, 435, 453, 470, 498
Colonisation agraire, 30, 34, 45, 50, 51, 52, 66, 124, 126, 130, 132, 133, 134, 140, 142, 144, 178, 180, 181, 187, 190, 206, 207, 209, 221, 225, 235, 236, 237, 238, 275, 276, 277, 278, 279, 280, 284, 285, 290, 309, 311, 317, 319, 332, 343, 346, 374, 377, 390, 394, 405, 431, 464, 481, 483, 494, 499
Common property, 97, 377, 381, 385, 386, 389
Communautarisme politique, 17, 19, 34, 108, 110, 111, 153, 158, 165, 172, 173, 174, 176, 288, 368, 447, 496
Communautés épistémiques, 40, 41, 42, 88, 89, 90, 91, 103, 110, 115, 150, 386, 387, 388, 396, 442, 448, 470, 484
Communautés locales, 35, 40, 44, 57, 75, 92, 99, 134, 140, 142, 147, 149, 182, 185, 186, 193, 197, 198, 205, 208, 209, 213, 228, 249, 258, 271, 272, 274, 285, 300, 301, 304, 309, 316, 317, 319, 324, 325, 343, 363, 365, 366, 414, 415, 438, 440
Communaux, 35, 39, 41, 50, 73, 98, 100, 101, 102, 112, 137, 139, 212, 365, 372, 385, 386, 387, 388, 389, 396, 446, 447, 463, 473, 474, 479, 480, 481, 500
Compromis politique, 91, 104, 105, 109, 110, 396, 436
Conceptualisation populaire (propriété), 46, 213, 373, 374, 375, 376, 385, 394, 395, 397, 398
Conditionnalité politique, 19, 21, 417, 443, 453, 454, 455, 456, 457, 458, 460, 469, 470, 481
Conservation intégrée, 27, 39, 40, 42, 44, 46, 49, 52, 55, 56, 59, 72, 95, 112, 177, 201, 238, 239, 240, 246, 277, 280, 281, 282, 284, 285, 295, 385, 450, 459, 470, 473, 477, 483, 484, 485, 486, 488, 492, 493, 500
Consommation, 30, 34, 41, 92, 128, 131, 133, 148, 149, 285, 293, 298, 316, 332, 339, 367, 396, 401, 402, 403, 405, 407, 416, 421, 475
Constructivisme, 23, 61, 62, 71, 87, 88, 89, 93, 170, 413, 473, 480, 497
Contemporanéité, 26, 29, 38, 39, 42, 56, 57, 58, 60, 63, 72, 83, 103, 105, 109, 110, 112, 116, 132, 154, 161, 166, 167, 173, 246, 252, 264, 277, 278, 304, 310, 363, 391, 398, 438, 441, 442, 473, 488, 492, 495
Continuité, 25, 29, 31, 35, 56, 59, 116, 143, 151, 169, 222, 246, 275, 295, 394, 426, 441, 448, 452, 495, 500
Contractualisation, 19, 20, 29, 42, 52, 56, 88, 91, 92, 96, 98, 99, 102, 104, 106, 107, 108, 111, 112, 201, 203, 204, 207, 209, 230, 239, 243, 246, 281, 284, 287, 288, 347, 349, 350, 361, 362, 367, 376, 378, 381, 388, 397, 398, 414, 434, 447, 453, 468, 482, 486, 499, 500
Contrats agraires, 178, 199, 201, 222, 225, 227, 228, 235, 269, 285, 308, 312, 316, 327, 339, 341, 343, 364, 476, 480
Contrats de gestion, 52, 53, 57, 95, 99, 130, 137, 150, 238, 241, 242, 243, 249, 280, 283, 285, 291, 294, 295, 299, 313, 336, 337, 344, 348, 349, 350, 351, 381, 384, 417, 423, 424, 433, 485, 500
Coopération internationale, 15, 19, 33, 35, 137, 145, 238, 240, 241, 248, 265, 276, 288, 359, 360, 391, 436, 440, 442, 443, 444, 448, 453, 456, 457, 458, 464, 465, 470
Corridor biologique, 35, 46, 52, 53, 237, 238, 239, 240, 241, 242, 244, 245, 252, 277, 278, 280, 281, 284, 285, 308, 311, 354, 355, 390, 392, 458, 480, 494
Corruption, 25, 36, 77, 99, 100, 105, 108, 115, 116, 123, 126, 127, 145, 146, 147, 166, 173, 213, 288, 352, 366, 419, 420, 421, 422, 425, 426, 427, 428, 431, 432, 444, 466, 476, 490
Coutume ancestrale, 19, 32, 34, 35, 52, 57, 58, 59, 135, 137, 139, 140, 150, 182, 222, 238, 246, 275, 276, 278, 281, 282, 283, 286, 395, 476, 494, 495, 496
Coutume rédigée, 34, 58, 141, 161, 278, 494, 496, 497
Créole environnemental, 354, 359, 362
Culture pluviale, 17, 121, 188, 265, 268, 307, 317, 474
Culture sur brûlis, 27, 28, 29, 30, 31, 32, 51, 57, 85, 86, 92, 119, 121, 122, 123, 130, 131, 132, 134, 135, 136, 140, 147, 148, 150, 188, 191, 202, 224, 234, 276, 286, 312, 397, 440, 447, 459, 474, 493, 500
D
Décentralisation, 20, 30, 36, 39, 88, 91, 100, 105, 106, 107, 108, 144, 171, 288, 337, 344, 350, 367, 400, 407, 410, 411, 420, 422, 423, 424, 446
Décolonisation, 16, 19, 22, 169, 342, 439, 441
Déforestation, 15, 16, 17, 19, 21, 23, 25, 27, 28, 29, 30, 31, 34, 37, 39, 41, 42, 45, 46, 47, 49, 50, 56, 57, 65, 85, 86, 87, 89, 91, 97, 98, 103, 112, 115, 116, 117, 118, 119, 120, 121, 122, 123, 127, 131, 132, 134, 135, 143, 149, 150, 151, 153, 179, 182, 191, 192, 193, 236, 247, 255, 277, 286, 347, 373, 374, 387, 388, 399, 405, 445, 447, 452, 453, 458, 460, 469, 470, 474, 475, 476, 477, 479, 481, 482, 483, 486, 494, 499
Défrichement, 15, 28, 29, 30, 31, 41, 45, 58, 66, 74, 85, 92, 99, 102, 127, 130, 131, 140, 142, 149, 150, 179, 180, 182, 183, 187, 190, 194, 195, 197, 198, 201, 204, 209, 210, 212, 213, 215, 218, 219, 220, 221, 222, 224, 225, 226, 232, 233, 235, 246, 250, 272, 276, 279, 281, 282, 285, 297, 302, 308, 318, 419, 430, 431, 438, 439, 447, 448, 461, 485, 492, 493, 494, 499, 500
Délimitation foncière, 25, 66, 183, 192, 196, 197, 198, 222, 223, 224, 225, 231, 234, 235, 254, 271, 293, 297, 300, 318, 336, 374, 380, 462
Démocratie, 24, 25, 26, 38, 94, 151
Démocratisation, 19, 24, 34, 38, 90, 96, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 116, 138, 140, 151, 156, 167, 172, 173, 174, 390, 397, 412, 414, 415, 446, 473, 486, 492, 498
Dénaturation, 24, 25, 28, 29, 31, 32, 62, 63, 77, 85, 86, 110, 116, 119, 135, 137, 138, 139, 150, 154, 228, 230, 231, 232, 276, 277, 473, 495, 500
Détournement, 20, 84, 87, 99, 139, 145, 232, 427, 428, 444, 498
Diagnostic, des experts, 178, 373, 401, 402, 403, 444
Discours, 15, 16, 19, 20, 22, 23, 28, 30, 33, 34, 35, 37, 41, 42, 44, 45, 46, 47, 48, 50, 52, 54, 60, 64, 65, 66, 67, 74, 75, 76, 77, 78, 82, 83, 88, 89, 90, 91, 96, 99, 103, 106, 108, 111, 116, 119, 130, 140, 143, 145, 150, 153, 163, 164, 168, 170, 173, 174, 175, 182, 213, 217, 221, 222, 223, 228, 234, 244, 253, 264, 276, 281, 284, 286, 294, 296, 302, 310, 314, 332, 344, 356, 365, 367, 371, 382, 384, 385, 390, 391, 399, 409, 410, 427, 438, 441, 443, 446, 456, 457, 458, 459, 465, 471, 473, 480, 481, 485, 487, 488, 489, 493, 495, 496, 497
Domaine forestier, 24, 36, 83, 84, 85, 92, 99, 102, 103, 112, 130, 144, 145, 159, 220, 234, 239, 346, 374, 375, 380, 429, 430, 431, 441, 442, 462, 468, 469, 483, 484, 490
Domanialité, 21, 24, 28, 31, 56, 57, 61, 63, 65, 81, 82, 85, 86, 87, 88, 89, 98, 99, 100, 101, 102, 103, 104, 105, 106, 108, 112, 145, 146, 151, 157, 158, 160, 193, 233, 235, 237, 238, 241, 247, 277, 278, 279, 281, 282, 293, 295, 296, 300, 303, 315, 324, 337, 345, 346, 348, 350, 351, 352, 365, 368, 374, 375, 376, 398, 428, 429, 438, 439, 441, 448, 463, 482, 486, 490, 495, 499, 500
Domination, 16, 22, 31, 60, 61, 70, 117, 154, 171, 253, 310, 342, 367, 390, 436, 457, 474, 498
Don, 198, 201, 204, 205, 223, 226, 228, 229, 232, 259, 438
Droit coutumier, 25, 26, 27, 28, 29, 31, 32, 33, 34, 35, 37, 38, 39, 40, 43, 44, 45, 47, 50, 52, 53, 56, 57, 58, 59, 60, 61, 62, 63, 65, 66, 67, 77, 78, 79, 80, 82, 86, 91, 92, 97, 98, 99, 100, 102, 103, 105, 106, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 116, 130, 131, 133, 135, 137, 143, 150, 151, 153, 154, 155, 156, 157, 158, 160, 163, 165, 167, 170, 171, 172, 173, 174, 175, 179, 180, 181, 182, 201, 205, 207, 222, 223, 224, 225, 226, 229, 230, 232, 234, 235, 236, 238, 246, 247, 248, 275, 277, 278, 279, 280, 281, 282, 284, 285, 286, 312, 314, 319, 332, 353, 354, 355, 362, 365, 371, 372, 374, 376, 385, 386, 389, 390, 391, 392, 394, 395, 397, 398, 410, 412, 413, 417, 434, 435, 441, 442, 452, 460, 463, 473, 474, 477, 480, 481, 483, 485, 486, 487, 488, 489, 490, 492, 493, 494, 495, 496, 497, 498, 499, 500
Droit dérivé, 204, 213, 223, 226, 227, 228, 318, 375, 379, 392, 393
Droit local, 34, 35, 57, 58, 59, 100, 209, 278, 390, 398, 494, 496, 501
Droit parallèle, 34, 35, 58, 59, 87, 294, 398, 496
Droit subjectif, 218, 219, 220, 310
Dualisme, 15, 16, 25, 26, 29, 32, 33, 34, 35, 38, 42, 46, 58, 59, 61, 101, 102, 103, 109, 111, 154, 155, 158, 159, 165, 166, 175, 209, 226, 276, 277, 353, 359, 390, 391, 435, 441, 459, 470, 473, 480, 488, 489, 499, 500
E
Economie morale, 62, 103, 174, 426, 427, 428, 442
Ecosystème, 16, 39, 41, 85, 87, 89, 90, 91, 96, 117, 119, 120, 126, 128, 132, 174, 284, 387, 394, 396, 442, 445, 448, 449, 451, 459, 464, 469, 474, 477, 482, 484, 485
Effectivité, 20, 21, 24, 25, 26, 28, 30, 31, 57, 151, 281, 284, 386, 399, 458, 490, 491, 493, 498, 500
Empirisme, 26, 33, 34, 39, 40, 42, 43, 44, 48, 50, 59, 65, 66, 67, 71, 77, 78, 123, 145, 146, 153, 174, 181, 222, 246, 247, 288, 322, 367, 371, 386, 388, 389, 396, 397, 436, 437, 455, 467, 470, 471, 478, 488, 489, 490, 499, 501
Endémisme, 16, 111, 120, 422, 437, 470
Endogamie, 33, 161, 258, 259, 269, 274, 275, 285, 308, 364, 390, 480, 481
endogène, 20, 24, 25, 31, 32, 33, 34, 35, 38, 42, 45, 46, 47, 58, 59, 61, 63, 68, 75, 76, 79, 82, 99, 103, 116, 154, 155, 157, 160, 162, 180, 213, 221, 237, 264, 276, 277, 279, 280, 281, 282, 285, 302, 310, 353, 366, 368, 391, 471, 478, 481, 486, 490, 492, 494, 498, 500
Energie domestique, 17, 53, 126, 287, 288, 293, 325, 352, 399, 400, 402, 403, 405, 407, 408, 411, 416, 420, 423, 427, 475
Englobement, 33, 148, 233, 258, 273, 486
Environnement, 23, 30, 40, 43, 69, 88, 89, 91, 92, 96, 98, 102, 103, 104, 106, 107, 108, 110, 111, 117, 121, 123, 127, 149, 153, 178, 187, 189, 245, 284, 362, 377, 381, 382, 405, 407, 416, 421, 422, 424, 442, 443, 444, 445, 446, 447, 449, 450, 451, 453, 458, 460, 461, 465, 466, 469, 477, 487
Etat, 21, 31, 37, 52, 53, 54, 56, 57, 58, 59, 61, 63, 66, 69, 73, 75, 79, 82, 84, 87, 97, 98, 99, 101, 102, 103, 104, 105, 108, 110, 127, 140, 143, 144, 151, 171, 175, 179, 180, 181, 187, 207, 209, 213, 217, 221, 233, 234, 237, 238, 277, 278, 279, 280, 281, 282, 283, 294, 310, 320, 321, 342, 350, 351, 353, 354, 361, 365, 372, 374, 376, 385, 386, 387, 390, 391, 392, 395, 440, 441, 473, 482, 487, 488, 489, 491, 494, 497, 499
Ethique, 33, 34, 50, 53, 76, 77, 82, 104, 111, 112, 137, 145, 284, 367, 416, 427, 450, 459, 466, 483, 484, 485, 486, 489, 491, 492, 493, 496
Ethnicité, 17, 32, 35, 59, 63, 77, 127, 135, 156, 160, 161, 167, 169, 170, 171, 172, 174, 183, 184, 185, 187, 252, 286, 289, 302, 308, 321, 326, 343, 354, 355, 359, 363, 364, 365, 367, 369, 390, 415, 416, 417, 480, 496
Ethnocentrisme, 28, 29, 33, 45, 48, 49, 60, 63, 70, 75, 77, 87, 135, 174, 228, 232, 281, 286, 326, 366, 453, 474, 481, 498, 501
Ethnographie, 34, 37, 42, 43, 46, 47, 48, 49, 56, 62, 63, 79, 223, 246, 389, 391, 418, 435, 436, 473, 474, 480, 488, 495, 498, 500
Ethos, 76, 77, 163, 285, 394
Etranger, 16, 17, 24, 29, 49, 52, 74, 98, 101, 106, 116, 162, 163, 164, 167, 186, 230, 231, 251, 253, 263, 269, 272, 275, 276, 277, 300, 303, 304, 306, 310, 316, 364, 365, 391, 452, 467, 488, 490, 494
Exogamie, 257, 274
Expérimentation, 15, 26, 104, 130, 406, 410, 452, 467
Expertise, 21, 23, 26, 27, 28, 29, 36, 37, 40, 43, 53, 87, 88, 89, 90, 91, 96, 98, 103, 104, 108, 115, 121, 212, 219, 236, 245, 278, 367, 369, 374, 381, 383, 385, 387, 388, 397, 400, 409, 415, 422, 427, 428, 443, 449, 451, 456, 457, 458, 463, 466, 467, 468, 477, 479, 484, 485, 487, 490, 491, 498
Extraction, 17, 28, 29, 34, 35, 37, 45, 50, 51, 54, 55, 56, 66, 111, 128, 129, 135, 143, 144, 148, 149, 316, 317, 324, 336, 372, 374, 377, 378, 379, 380, 384, 385, 386, 388, 394, 397, 420, 461, 476, 483
F
Fagnahia, 242, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 255, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 275, 276, 277, 279, 280, 282, 283, 284, 285
Famille, 52, 59, 74, 78, 97, 133, 138, 141, 148, 149, 157, 158, 182, 194, 196, 197, 198, 222, 223, 225, 226, 227, 228, 229, 230, 248, 257, 268, 269, 270, 271, 272, 276, 279, 282, 283, 304, 308, 314, 316, 322, 325, 327, 329, 330, 332, 333, 334, 338, 339, 340, 341, 342, 343, 344, 349, 362, 368, 372, 374, 379, 385, 390, 393, 481, 482, 486, 494
Famille étendue, 57, 79, 186, 249, 250, 258, 268, 269, 273, 277, 285, 304, 311, 330, 339, 340, 341, 393, 414
Filiation, 17, 44, 51, 52, 57, 65, 66, 67, 73, 75, 76, 77, 78, 99, 138, 148, 160, 161, 168, 172, 175, 183, 184, 188, 192, 198, 206, 220, 221, 227, 228, 230, 233, 234, 235, 238, 241, 247, 248, 249, 250, 251, 252, 253, 254, 255, 257, 258, 259, 260, 261, 262, 263, 264, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 274, 276, 277, 278, 279, 280, 281, 282, 283, 285, 286, 290, 309, 311, 325, 327, 335, 354, 355, 356, 357, 358, 359, 360, 361, 364, 365, 366, 368, 393, 394, 438, 440, 478, 479, 480, 494
Filières, 35, 43, 53, 54, 55, 125, 287, 289, 294, 321, 322, 323, 325, 326, 328, 338, 342, 343, 344, 349, 350, 353, 365, 367, 368, 371, 375, 377, 379, 381, 390, 400, 403, 406, 414, 415, 416, 421, 422, 423, 431, 432, 483
Fiscalité, 30, 40, 43, 109, 125, 173, 288, 294, 344, 347, 349, 350, 367, 410, 411, 419, 420, 421, 422, 423, 425, 432, 439, 459, 468, 476
Fluidité (de la norme), 34, 35, 60, 61, 63, 80, 112, 185, 275, 327, 373, 396, 494, 495
Fokonolona, 17, 18, 19, 75, 99, 100, 101, 107, 140, 141, 142, 143, 151, 155, 156, 157, 158, 159, 160, 162, 163, 164, 165, 168, 171, 172, 173, 175, 186, 207, 234, 241, 249, 250, 260, 273, 282, 295, 411, 438, 488
Fonction publique, 16, 18, 21, 82, 84, 101, 126, 147, 156, 163, 171, 173, 183, 207, 208, 209, 213, 302, 344, 365, 366, 375, 381, 393, 394, 395, 417, 425, 428, 429, 430, 432, 440, 458, 491, 493, 500
Forêt sacrée, 323, 325, 357, 359, 360, 361, 362, 364, 368
G
Géométrie, 27, 68, 69, 70, 71, 73, 279, 374, 483
Gouvernance, 19, 22, 26, 27, 29, 32, 34, 60, 86, 88, 92, 94, 103, 104, 105, 106, 107, 108, 109, 110, 111, 112, 113, 123, 137, 151, 153, 154, 171, 173, 174, 175, 244, 287, 366, 396, 411, 412, 433, 437, 438, 442, 447, 449, 451, 452, 453, 455, 458, 459, 461, 470, 473, 474, 477, 496
Gouvernementalité, 22, 174
Groupe territorial, 17, 35, 67, 149, 161, 186, 207, 208, 210, 213, 214, 220, 230, 234, 248, 251, 269, 271, 275, 282, 290, 296, 308, 311, 312, 316, 325, 366, 371, 372, 379, 390, 393, 413, 440, 447, 480, 483
H
Héritage, 17, 81, 89, 138, 169, 172, 249, 266, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 351, 360, 408, 459, 490, 499
Hiérarchie, 17, 41, 44, 45, 46, 51, 54, 57, 72, 74, 76, 83, 96, 97, 107, 110, 123, 134, 137, 148, 149, 156, 160, 161, 166, 171, 173, 182, 193, 198, 208, 213, 223, 224, 232, 233, 235, 243, 253, 254, 258, 259, 266, 267, 281, 285, 305, 319, 323, 338, 341, 342, 343, 359, 362, 364, 366, 368, 410, 427, 429, 430, 440, 473, 483, 492
Historicité, 22, 24, 25, 26, 32, 33, 34, 35, 38, 110, 154, 155, 174, 175, 185, 362, 496, 501
Humanité, 71, 74, 78, 200, 220, 278, 383, 477, 484, 486
Hybridation, 25, 38, 58, 63, 78, 221, 321, 460, 492, 493, 497, 498
Hypocrisie, 36, 435, 441, 456, 467
I
Identité, 16, 32, 34, 45, 61, 62, 67, 78, 83, 93, 135, 148, 165, 167, 168, 171, 201, 231, 237, 248, 249, 253, 255, 258, 262, 265, 272, 284, 285, 293, 301, 308, 311, 315, 319, 331, 362, 363, 364, 366, 390, 392, 396, 429, 441, 471, 488, 489, 501
Idéologie, 15, 22, 27, 28, 31, 35, 52, 59, 72, 75, 83, 84, 85, 88, 96, 104, 109, 117, 123, 140, 160, 169, 171, 172, 174, 246, 257, 259, 260, 264, 265, 266, 272, 285, 294, 307, 354, 363, 429, 436, 437, 438, 440, 441, 453, 459, 479, 482, 488
Indéterminisme, 61, 65, 275, 396, 495
indigène, 18, 81, 156, 157, 158, 160, 164
Individualisme, 66, 74, 77, 147, 166, 172, 185, 188, 196, 197, 217, 221, 222, 226, 248, 249, 250, 260, 263, 265, 266, 267, 268, 272, 302, 320, 332, 363, 366, 380, 390, 413, 430, 483
Indivision, 250, 258, 266, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273
Indonésie, 16, 32, 125
Insécurité foncière, 41, 94, 97, 98, 143, 144, 179, 180, 181, 231, 232, 233, 235, 286, 385, 495
Institutionnalisme, 396
Institutions, 20, 30, 37, 48, 60, 79, 82, 83, 85, 96, 101, 118, 139, 140, 141, 145, 154, 156, 157, 160, 162, 163, 173, 175, 184, 212, 236, 244, 246, 251, 270, 281, 283, 322, 353, 374, 389, 396, 405, 408, 412, 419, 435, 436, 443, 444, 447, 459, 465, 466, 490, 496
Interférence, sujet/objet, 48, 49, 326
Islam, 16
J
Justice, 18, 34, 35, 65, 67, 74, 77, 78, 81, 86, 112, 127, 153, 156, 163, 168, 176, 219, 232, 321, 322, 366, 367, 368, 369, 374, 376, 379, 386, 390, 393, 394, 395, 396, 398, 416, 482, 483, 485, 486, 491, 496
Justification, 16, 20, 21, 22, 23, 33, 65, 82, 101, 111, 112, 138, 145, 182, 201, 202, 227, 277, 314, 321, 362, 371, 394, 427, 439, 442, 458, 459, 482, 489, 493
L
Laissez-passer (produits forestiers), 325, 326, 328, 329, 331, 332, 333, 334, 335, 337, 338, 340, 342, 343, 344, 345, 346, 349, 350, 352, 361, 381
Légalité, 15, 20, 21, 33, 82, 83, 84, 85, 96, 99, 101, 102, 107, 110, 112, 129, 136, 140, 145, 146, 151, 157, 165, 166, 180, 207, 208, 209, 210, 211, 216, 220, 241, 278, 279, 295, 302, 303, 314, 319, 326, 347, 349, 368, 392, 395, 415, 417, 418, 422, 423, 425, 427, 429, 430, 431, 432, 440, 441, 463, 468, 469, 470, 471, 487, 489, 490, 491, 492, 493, 495, 499, 500
Législation, 18, 29, 30, 31, 46, 80, 91, 92, 95, 101, 127, 144, 145, 150, 208, 209, 213, 218, 344, 359, 383, 388, 417, 421, 439, 441, 452, 464, 467, 469, 490, 499
Légitimité, 20, 21, 22, 24, 26, 33, 34, 39, 42, 57, 60, 62, 76, 82, 84, 86, 87, 91, 93, 101, 103, 104, 105, 108, 109, 110, 111, 112, 116, 119, 124, 136, 138, 140, 141, 143, 145, 146, 147, 151, 153, 154, 164, 166, 171, 173, 174, 176, 179, 180, 181, 190, 212, 217, 219, 283, 284, 308, 310, 311, 331, 362, 367, 368, 386, 391, 396, 412, 413, 417, 434, 437, 441, 458, 459, 460, 471, 474, 486, 487, 490, 491, 492, 493, 499, 500
Lignage, 17, 40, 51, 72, 73, 74, 131, 135, 136, 137, 138, 181, 182, 184, 186, 192, 196, 198, 207, 208, 209, 224, 235, 247, 248, 250, 251, 252, 256, 257, 258, 259, 264, 268, 269, 274, 277, 285, 286, 308, 354, 358, 478, 479, 480
Lohovohitsy, 252, 254, 260, 261, 262, 264, 272, 276, 280
Loi, 16, 20, 21, 33, 35, 70, 83, 85, 86, 91, 99, 100, 101, 102, 106, 108, 109, 136, 137, 138, 140, 141, 142, 145, 157, 174, 177, 207, 209, 214, 217, 219, 237, 241, 247, 278, 280, 284, 286, 291, 292, 312, 344, 348, 350, 354, 372, 381, 382, 384, 385, 411, 412, 415, 419, 429, 430, 433, 441, 443, 446, 447, 448, 449, 452, 462, 463, 466, 467, 476, 485, 490, 491, 492, 493, 498, 500
M
Madirokely, 291, 295, 298
Mahajanga, 53, 54, 183, 287, 288, 289, 290, 291, 294, 295, 298, 306, 309, 311, 322, 323, 324, 325, 326, 328, 333, 345, 346, 347, 349, 350, 351, 352, 353, 355, 356, 357, 359, 364, 377, 401, 402, 403, 405, 406, 407, 414, 416, 422, 423, 424, 447, 466, 467
Main-d’œuvre, 18, 30, 55, 148, 149, 156, 159, 201, 304, 327, 438
Malgaches, 15, 16, 17, 18, 27, 61, 77, 84, 103, 111, 112, 127, 135, 141, 160, 161, 168, 170, 171, 175, 176, 186, 253, 288, 302, 353, 364, 367, 368, 371, 436, 447, 459, 460, 469, 475, 479, 481, 486, 490, 492, 495, 496
Mangatelo, 292, 299, 300, 301, 304, 305, 314, 316, 317
Manongarivo, 177, 178, 179, 180, 182, 183, 187, 188, 190, 191, 196, 201, 203, 205, 210, 211, 212, 214, 216, 217, 221, 224, 225, 226, 231, 232, 234, 238, 269, 274, 285, 364, 395
Marchandisation, 207, 269, 271, 273, 342, 343
Marchés ruraux (charbon de bois), 34, 35, 43, 47, 53, 66, 129, 289, 290, 318, 321, 322, 332, 339, 342, 343, 354, 359, 361, 362, 366, 367, 369, 386, 390, 400, 406, 408, 409, 410, 412, 415, 416, 417, 422, 431, 480, 481
Mariage, 66, 228, 259, 264, 274
Marolambo, 291, 292, 295, 296, 297, 298, 300, 302, 303, 304, 309, 312, 315, 316
Marosakoa, 292, 311, 316, 328, 329, 351
Marovoay, 53, 289, 290, 292, 295, 296, 297, 298, 304, 305, 307, 309, 314, 316, 317, 319, 322, 349, 357, 401, 402, 408, 414
Métaphore, 39, 139, 386, 396, 400, 417
Métissage, 32, 58, 109, 158, 489
Miarinarivo, 51, 238, 241, 244, 245, 247, 249, 250, 256, 264, 266, 269, 275, 277, 280, 281, 283, 358, 360
Migrations intérieures, 33, 40, 45, 51, 53, 54, 66, 75, 77, 78, 96, 119, 126, 131, 132, 133, 134, 136, 137, 140, 142, 148, 149, 178, 180, 181, 182, 183, 184, 185, 188, 191, 192, 193, 194, 195, 197, 200, 201, 204, 205, 206, 208, 213, 223, 224, 225, 226, 231, 232, 233, 234, 236, 238, 247, 274, 278, 285, 286, 289, 290, 291, 292, 303, 304, 305, 309, 310, 313, 316, 317, 319, 322, 331, 346, 354, 364, 374, 390, 393, 394, 404, 416, 475, 476, 477, 480, 481, 483, 492
Mimétisme, 24, 34, 35, 79, 88, 221, 278, 294, 315, 372, 487
Mise en valeur, 46, 52, 57, 58, 59, 62, 66, 73, 75, 76, 78, 79, 132, 133, 134, 136, 143, 144, 160, 161, 180, 186, 195, 196, 197, 199, 200, 206, 219, 222, 223, 224, 225, 227, 228, 229, 231, 232, 233, 234, 235, 248, 269, 271, 272, 274, 285, 286, 308, 312, 319, 346, 366, 372, 376, 393, 394, 398, 492, 494
Modernité, 25, 70, 79, 137, 296
Mondes, 15, 19, 22, 27, 30, 31, 38, 39, 41, 43, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 59, 67, 68, 70, 71, 72, 73, 74, 78, 86, 87, 103, 104, 107, 109, 111, 112, 117, 120, 125, 153, 166, 167, 171, 172, 176, 186, 191, 195, 200, 213, 215, 218, 229, 239, 241, 252, 254, 260, 261, 262, 263, 265, 272, 282, 285, 292, 293, 297, 298, 302, 303, 304, 308, 313, 314, 321, 338, 339, 340, 342, 343, 349, 350, 351, 352, 353, 357, 358, 362, 366, 383, 391, 396, 400, 403, 404, 409, 413, 418, 431, 437, 440, 441, 442, 454, 460, 462, 471, 474, 476, 479, 484, 486, 500
Monétarisation, 77, 266, 342, 411, 426
Multifonctionnalité, 20, 42, 44, 72, 83, 94, 96, 102, 119, 130, 201, 280, 282, 412, 415, 478, 479, 481, 482, 483, 484, 485, 487, 495
Mythe, 39, 67, 103, 143, 174, 175, 250, 254, 259, 363, 493
N
Nationalisme, 17, 18, 167, 168, 169, 171, 173, 488
Nativisme, 34, 35, 38, 58, 59, 78, 276, 372
Négociation, 34, 61, 80, 92, 103, 104, 107, 109, 111, 112, 118, 141, 146, 245, 284, 312, 325, 368, 372, 395, 396, 397, 411, 423, 426, 430, 436, 447, 448, 460, 461, 465, 468, 473, 477, 482, 484, 486, 492, 493, 494, 495, 496, 498, 501
Néo-colonialisme, 217, 436, 471
Néo-institutionnalisme, 371, 398
Néo-marxisme, 59, 60, 61, 68, 111, 436, 454, 456
Néo-patrimonialisme, 105, 173, 174
O
Observation, 37, 39, 42, 43, 44, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 51, 54, 56, 61, 64, 65, 66, 67, 72, 77, 85, 90, 119, 123, 129, 137, 150, 153, 167, 173, 181, 187, 222, 232, 246, 257, 275, 277, 279, 286, 289, 292, 296, 301, 302, 322, 339, 347, 363, 366, 367, 389, 422, 447, 449, 450, 451, 453, 455, 476, 481, 486, 487, 488, 489, 494
Obstacle, 36, 42, 44, 49, 68, 77, 102, 103, 136, 139, 173, 174, 293, 302, 342, 368, 385, 406, 420, 425, 455, 494
Occident, 15, 16, 17, 19, 21, 23, 24, 25, 27, 28, 29, 31, 34, 35, 38, 39, 41, 45, 46, 47, 49, 50, 52, 56, 57, 59, 60, 61, 63, 72, 74, 75, 79, 84, 85, 87, 104, 105, 109, 111, 116, 121, 127, 133, 135, 143, 145, 154, 155, 160, 161, 171, 173, 174, 175, 176, 228, 231, 232, 237, 271, 278, 294, 302, 308, 320, 343, 355, 365, 366, 368, 369, 371, 391, 392, 396, 412, 418, 459, 462, 474, 477, 479, 483, 484, 485, 486, 487, 488, 489, 490, 492, 493, 497, 500
Occidentaux, 15, 16, 49, 106, 112, 116, 150, 155, 156, 176, 367, 459, 473, 497
Odologie, 71, 73, 262
P
Paradigme, 34, 39, 43, 87, 89, 90, 91, 105, 132, 196, 278, 340, 395, 474, 477, 481, 483, 485
Parcelle, 57, 69, 72, 73, 74, 75, 79, 101, 128, 189, 191, 192, 194, 196, 197, 201, 202, 205, 210, 219, 220, 224, 225, 227, 243, 254, 258, 261, 265, 266, 267, 268, 269, 270, 272, 273, 274, 279, 281, 283, 292, 294, 318, 328, 329, 330, 331, 333, 334, 339, 350, 352, 363, 415, 423, 479, 483
Parentalisation, 354, 363, 364
Participation, 38, 40, 42, 83, 88, 92, 103, 104, 108, 109, 239, 241, 310, 322, 362, 386, 414, 415, 433, 446, 447, 448, 449, 451, 452, 453, 456, 459, 460, 466, 467, 473, 484
Patrimoine, 35, 41, 57, 59, 62, 77, 78, 97, 107, 108, 110, 125, 136, 139, 160, 170, 175, 182, 198, 205, 213, 220, 224, 227, 231, 232, 247, 248, 257, 258, 260, 262, 263, 266, 267, 268, 270, 271, 272, 273, 274, 276, 282, 296, 325, 329, 359, 361, 364, 371, 382, 383, 393, 394, 411, 412, 415, 447, 448, 461, 477, 486, 492, 494
Pâturages lignagers, 261, 264
Pauvreté, 19, 21, 25, 27, 28, 37, 39, 40, 41, 42, 53, 54, 55, 86, 90, 97, 111, 116, 121, 127, 129, 149, 150, 239, 278, 310, 351, 355, 366, 373, 385, 388, 396, 417, 427, 450, 456, 457, 473, 474, 479, 484, 485, 487
Paysans, 15, 19, 21, 28, 30, 44, 45, 46, 51, 55, 72, 84, 95, 96, 112, 122, 123, 130, 131, 133, 134, 135, 140, 143, 146, 151, 155, 160, 161, 170, 179, 188, 194, 200, 210, 212, 214, 217, 219, 220, 231, 238, 246, 293, 294, 304, 307, 314, 347, 348, 351, 352, 368, 377, 383, 394, 395, 414, 440, 470, 475, 476, 482, 493, 500
Peuplement, 16, 17, 188, 462
Phénoménologie, 322
Pluralisme, 46, 59, 62, 65, 85, 86, 87, 92, 93, 96, 99, 102, 104, 116, 150, 151, 213, 235, 237, 310, 371, 373, 374, 385, 389, 390, 391, 395, 398, 409, 410, 411, 413, 484, 488, 489, 497, 498
Politique publique, 25, 26, 27, 29, 39, 40, 41, 42, 46, 49, 50, 81, 90, 91, 94, 102, 104, 111, 113, 118, 146, 287, 288, 289, 344, 352, 362, 369, 382, 394, 399, 400, 409, 412, 418, 441, 443, 453, 457, 460, 464, 465, 473, 486, 487, 491, 492, 493
Polymorphisme, 59, 496
Polysémie, 408, 409
populaire, 19, 34, 35, 46, 58, 146, 166, 167, 170, 171, 173, 175, 237, 254, 294, 358, 373, 376, 392, 395, 397, 407, 441, 480, 490, 493, 498, 500
postcolonial, 16, 19, 20, 21, 24, 26, 30, 33, 36, 38, 41, 46, 56, 61, 62, 83, 84, 85, 86, 88, 100, 101, 104, 105, 107, 108, 109, 110, 111, 130, 147, 150, 151, 153, 154, 162, 167, 172, 174, 175, 185, 187, 217, 221, 310, 315, 343, 368, 394, 396, 398, 411, 417, 436, 437, 438, 440, 441, 459, 464, 465, 470, 474, 476, 482, 484, 490, 497, 501
Première occupation, 35, 52, 59, 60, 75, 76, 79, 148, 196, 197, 199, 208, 218, 220, 221, 222, 223, 225, 227, 229, 233, 235, 250, 259, 274, 283, 285, 371, 376, 389, 393, 394, 398, 481, 494
Prêt, 190, 192, 199, 201, 202, 203, 204, 205, 206, 208, 227, 228, 230, 272, 333, 334, 343
Processus, 15, 24, 25, 26, 36, 38, 45, 60, 63, 64, 70, 76, 79, 88, 89, 92, 93, 106, 110, 111, 130, 137, 139, 143, 145, 167, 171, 184, 187, 192, 206, 208, 221, 238, 278, 282, 286, 297, 312, 320, 343, 345, 362, 375, 377, 394, 395, 401, 404, 409, 413, 421, 434, 442, 448, 449, 452, 464, 470, 471, 477, 486, 488, 494, 498
Produits forestiers non-ligneux, 34, 35, 43, 46, 50, 51, 53, 54, 55, 56, 57, 66, 96, 111, 112, 124, 127, 128, 129, 134, 135, 198, 259, 325, 371, 372, 373, 375, 377, 382, 384, 385, 386, 388, 416, 421, 424, 431, 476, 477, 481, 482
Projet-pilote, 19, 36, 46, 49, 106, 113, 159, 287, 288, 289, 351, 362, 367, 405, 406, 410, 415, 418, 423, 440, 453, 458, 460, 463, 464, 467, 473, 486, 488, 491, 492
Propriété foncière coutumière, 102, 149, 158, 205, 223, 229, 290, 311, 317, 390, 393, 483, 500
Psychologie, 22, 64, 74, 145, 488
R
Raphia, 34, 35, 43, 51, 54, 55, 128, 325, 371, 372, 373, 375, 377, 378, 379, 380, 381, 389, 390, 396, 397, 419, 481, 483
Récit politique, 39, 42, 43, 46, 92, 94, 97, 362, 382, 459
Reconnaissance, politique de, 33, 36, 37, 56, 92, 151, 373, 493
Référent précolonial, 34, 56, 62, 77, 181, 246, 276, 311, 355, 363, 495
Référentiel, des politiques foncières, 26, 27, 28, 29, 31, 33, 34, 36, 37, 39, 42, 46, 53, 81, 87, 88, 89, 91, 96, 110, 111, 112, 113, 115, 207, 239, 344, 399, 416, 417, 459, 487, 491
Règle, 20, 38, 47, 64, 65, 74, 79, 101, 126, 177, 179, 183, 184, 219, 227, 247, 248, 258, 259, 260, 261, 263, 266, 267, 268, 269, 272, 276, 302, 313, 318, 338, 347, 379, 395, 396, 410, 413, 414, 431, 441, 490, 493, 500
Réinterprétation, 32, 33, 35, 38, 52, 57, 58, 60, 63, 65, 69, 70, 79, 85, 99, 103, 110, 112, 150, 151, 155, 172, 174, 175, 206, 221, 233, 275, 278, 281, 282, 296, 358, 362, 368, 434, 436, 441, 476, 489, 492, 494, 496, 498, 500
Représentations sociales, 21, 28, 32, 40, 45, 46, 47, 48, 49, 50, 53, 55, 64, 65, 66, 67, 68, 69, 70, 71, 72, 73, 74, 75, 76, 77, 78, 79, 83, 84, 87, 93, 96, 116, 135, 185, 227, 229, 249, 261, 262, 263, 278, 286, 311, 321, 343, 344, 350, 391, 392, 409, 411, 414, 437, 438, 440, 446, 462, 478, 479, 483, 484, 486, 492
Réseaux, 35, 40, 68, 70, 88, 89, 90, 91, 92, 103, 127, 144, 145, 146, 147, 164, 173, 212, 228, 304, 319, 344, 353, 362, 387, 398, 435, 439, 443, 444, 445, 448, 449, 453, 454, 455, 457, 458, 459, 460, 464, 465, 466, 468, 480
Résistance, 19, 21, 25, 26, 27, 29, 31, 33, 35, 37, 56, 57, 60, 63, 79, 146, 162, 170, 179, 180, 242, 246, 296, 318, 354, 361, 425, 474, 495
Ressources génétiques, 54, 55, 128, 381, 382, 384, 385, 442, 454, 456, 481
Ressources naturelles, 19, 20, 72, 82, 86, 89, 91, 93, 136, 141, 239, 244, 381, 386, 387, 411, 437, 439, 440, 450, 451, 452
Révisionnisme scientifique, 28, 44, 88, 115, 130
Riziculture, 17, 121, 135, 188, 195, 199, 200, 201, 226, 227, 238, 259, 263, 265, 291, 293, 300, 305, 307, 309, 316, 325, 338, 339, 363, 378, 438, 439
Royaume, 17, 18, 105, 156, 157, 161, 162, 163, 164, 185, 250, 251, 252, 253, 323, 324, 354, 355, 356, 357, 437, 438, 493
Rupture, 24, 43, 59, 61, 96, 99, 108, 112, 116, 139, 162, 172, 246, 276, 277, 283, 348, 363, 434, 441, 445, 448, 456, 495, 499, 500
S
Sambirano, 51, 120, 178, 180, 181, 183, 184, 185, 187, 188, 190, 191, 219, 308, 311, 312, 316, 475
Sanction, 58, 107, 216, 218, 219, 229, 230, 232, 233, 392, 430, 454, 469, 470, 473, 492
Sécurisation foncière, 33, 34, 41, 42, 44, 45, 70, 90, 97, 98, 99, 101, 102, 132, 133, 143, 157, 181, 187, 229, 233, 275, 278, 286, 415, 437, 444, 447, 458, 464, 470, 476, 477, 480, 481, 482, 483, 485, 492, 495
Sélection, 43, 50, 70, 76, 79, 155, 173, 217, 233, 245, 396, 400, 417, 465, 479, 489
Société civile, 18, 21, 84, 88, 109, 153, 155, 156, 157, 166, 167, 171, 172, 174, 176, 288, 294, 297, 310, 315, 318, 320, 321, 367, 368, 382, 433, 451, 454, 458, 459, 467
Stratégies foncières, 199, 274
Structuralisme, 34, 48, 62, 65, 67, 72, 78, 285, 394, 413
Substance, des politiques foncières, 26, 28, 29, 33, 36, 42, 61, 80, 81, 90, 96, 113, 170, 294, 376, 441, 487, 491, 495
Succession, 24, 199, 247, 248, 249, 251, 258, 260, 267, 268, 269, 270, 271, 272, 273, 276, 277, 281, 282, 344
Syncrétisme, 32, 38, 47, 58, 59, 62, 65, 76, 78, 116, 154, 171, 213, 234, 278, 396, 441, 498
Système d’activité, 47, 51, 54, 63, 65, 178, 209, 342, 374, 394, 423
Système juridique, 59, 76, 110, 112, 390, 395, 396, 486, 488, 489, 494
T
Tanambao, 183, 187, 188, 189, 191, 209, 212, 328, 330, 332, 333, 334, 339
Territoire, 17, 34, 40, 41, 47, 50, 57, 69, 72, 73, 74, 75, 79, 81, 84, 89, 96, 101, 106, 107, 112, 132, 134, 147, 160, 161, 172, 182, 186, 197, 199, 209, 213, 225, 227, 229, 235, 239, 243, 246, 249, 250, 253, 254, 258, 264, 265, 268, 270, 271, 272, 273, 274, 276, 279, 280, 281, 282, 283, 285, 286, 291, 292, 293, 294, 296, 299, 300, 302, 303, 304, 305, 307, 309, 312, 314, 316, 317, 324, 325, 326, 328, 336, 343, 344, 347, 348, 349, 350, 351, 352, 355, 356, 361, 363, 364, 366, 368, 369, 374, 414, 415, 424, 438, 439, 444, 449, 454, 459, 462, 463, 475, 483, 495
Théorisation ancrée, 48, 50, 51
Topocentrisme, 68, 70, 71, 73, 262, 264
Tradition, 20, 22, 26, 30, 31, 51, 52, 54, 57, 59, 62, 67, 68, 71, 73, 77, 78, 79, 86, 112, 116, 128, 131, 134, 135, 136, 137, 138, 140, 146, 155, 161, 163, 164, 166, 170, 175, 179, 182, 184, 186, 187, 192, 198, 208, 213, 221, 224, 226, 230, 231, 232, 234, 235, 237, 239, 247, 249, 253, 260, 261, 264, 276, 277, 281, 283, 285, 309, 311, 323, 332, 343, 354, 355, 359, 363, 368, 388, 391, 398, 410, 412, 413, 446, 447, 476, 479, 480, 490, 494, 496, 498
Traditionalisme, 16, 390, 391, 488
Transaction, 40, 100, 205, 207, 220, 228, 268, 321, 342, 367, 375, 379, 386, 392, 393, 394, 398, 416, 417, 422, 430, 431, 467
Transcodage, 403
Transdisciplinarité, 23, 178, 207, 464, 498
Transfert de gestion, 20, 52, 54, 57, 91, 92, 94, 96, 98, 99, 138, 140, 238, 239, 240, 241, 242, 244, 245, 249, 256, 279, 280, 282, 283, 284, 286, 288, 291, 295, 299, 323, 336, 337, 344, 347, 348, 349, 360, 362, 365, 373, 411, 412, 419, 431, 433, 447, 449, 451, 459, 462, 463, 467, 499
Transmission successorale, 20, 25, 34, 66, 77, 78, 112, 157, 166, 183, 205, 206, 207, 217, 227, 231, 258, 260, 266, 267, 268, 269, 272, 273, 274, 276, 277, 281, 473, 486, 492
Travail, 54, 161, 193, 289, 293, 327
Tribalisme politique, 17, 32, 52, 61, 62, 167, 168, 169, 170, 171, 172, 173, 174, 185
V
Vécu, 29, 45, 50, 68, 153, 155, 190, 306, 321, 366, 487, 491, 495
Vente, 47, 55, 199, 205, 207, 212, 227, 233, 241, 245, 269, 291, 317, 326, 332, 335, 337, 338, 350, 379, 408, 409, 410
Vide lignager, 182, 208, 209, 278
[1] Il est vrai que les professionnels de l’aide étrangers occupés à dresser les limites de la forêt tropicale dans les systèmes d’information géographiques et sur les cartes de zonage, contribuent à occulter les dimensions démographiques et migratoires, économiques et politiques du problème malgache de la déforestation.
[2] Il s’agit d’une forme de « légitimité traditionnelle » au sens de Max Weber (1959).
[3] Cette instrumentalisation de la légalité est souvent qualifiée en terme d’un « retour à l’ordre constitutionnel » (Madagascar, Côte d’Ivoire, Togo, Maurétanie…).
[4] Les usages politiques de la religion sont une autre source de légitimité. A Madagascar, ils prennent des formes aussi diverses que le calvinisme d’Etat et la possession par les esprits des souverains précoloniaux.
[5] L’idée d’une « légitimité sans effectivité » peut être illustrée à travers le concept de désobéissance civile et contrasté avec le concept (révolutionnaire) de droit de résistance. Les paysans pauvres de Madagascar qui occupent illégalement les forêts de l’Etat, pas plus que les pacifistes écologistes dans les démocraties occidentales, ne cherchent pas à prendre le pouvoir mais à se faire reconnaître par les autorités compétentes.
[6] Selon la définition nietzschéenne du discours moderne. La philosophie pragmatique repose sur une conception plus équilibrée du rapport entre pouvoir et vérité, et compatible avec les exigences d’une démarche scientifique.
[7] La distinction est élaborée et codifiée par le constitutionnalisme du 19ème siècle.
[8] En termes sociologiques, la démocratie délibérative présuppose les libertés fondamentales (d’expression, religieuses, etc.) garanties par le modèle libéral. En termes éthiques, la seule manière de justifier ce modèle de société est une discussion inclusive et libre de contraintes.
[9] La séparation de « référentiel » et « substance » d’une politique publique existe partout, mais elle est accentuée en Afrique et à Madagascar par le dualisme juridique colonial dont héritent les Etats postcoloniaux.
[10] Qui entraîne, si elle n’est pas freinée, une perpétuelle lutte pour l’espace et la nourriture parce que les subsistances ne s’accroissent qu’en progression arithmétique.
[11] Si la déforestation apparaît aux premiers concernés comme la conséquence d’une problématique agraire malthusienne, elle ne saurait être réduite à une idéologie occidentale.
[12] Ainsi que le suggère un ouvrage récent publié par les soins du CIRAD Forêt (Aubert, Razafiarison et Bertrand (eds), 2003).
[13] Des politiques agraires et migratoires constitueraient un instrument plus adéquat pour résoudre le problème de déforestation.
[14] Très schématiquement, les principaux groupes de pression qui se disputent le terrain sont les conservationnistes nord-américains d’une part et des forestiers développementistes européens (Français, Allemands, Suisses, etc.) de l’autre.
[15] Ordonnance 2002- portant modification de certaines dispositions de l’Ordonnance 60-127 fixant le régime des défrichements et des feux de végétation.
[16] Décret 2002-793 définissant les mesures incitatives à la prévention et à l’éradication des feux de brousse.
[17] La question se pose de savoir si la déforestation est une idéologie qui cache la domination du système international dans la formation des politiques foncières malgaches, plutôt qu’une caractéristique mesurable du monde extérieur.
[18] Art. 30 et 31 de l’Ordonnance 60-027 modifiée par l’Ordonnance 62-121.
[19] « Un « coutumier » par ethnie : voilà ce que nous devrions essayer de réaliser, en confiant cette tâche à des érudits et à des chercheurs nationaux, avec publication bilingue. On nous permettra de rappeler que c’est ce que nous avons ébauché en Afrique – où la tâche est immense – et commencé à réaliser à Madagascar » (Poirier, 1965 : 4).
[20] La réhabilitation de l’identité commune malgache, et même d’un certain panafricanisme (cf. Mamdani, 1996), sous la forme d’historicités politiques dualistes ne dispense évidemment pas de la tâche de comparer les différents « syncrétismes originaires », selon l’expression de J.-L. Amselle (1993), sous l’angle de leur adaptation aux contraintes climatiques, écologiques, démographiques, etc. Il y a des différences entre les droits coutumiers d’essarteurs, riziculteurs avec maîtrise de l’eau, éleveurs, pêcheurs. Seulement ces différences ne sont-elles plus constitutives de peuples, tribus ou ethnies. Par exemple, le tavy n’est pas constitutif de l’identité ethnique betsimisaraka, si tant est que cette dernière existe.
[21] Ethnographie du droit coutumier = enquête de terrain comparative et systématique sur les pratiques coutumières de déforestation en tant que « problème à résoudre » par les politiques foncières, et qui « analyse cette action et cette planification comme l’ancienne anthropologie analysait les systèmes de parenté, les institutions économiques et politiques […], exactement avec les mêmes méthodes et les mêmes techniques d’approche (Bastide, 1971 : 202).
[22] Selon la définition de « l’historicité politique comme dualisme juridique », explicitée dans l’introduction générale et qui favorise des réappropriations contrastées de l’histoire dans le « monde de l’ancestralité » et dans le « monde du changement planifié ».
[23] La contemporanéité des mondes est-elle aujourd’hui la règle ou l’exception ? La position des auteurs qui défendent la thèse de mondes contemporains reste à cet égard ambiguë (voir Augé, 1994).
[24] Selon la définition de P. M. Haas, une communauté épistémique est un réseau de professionnels ayant une expertise et compétence reconnues dans un domaine précis, partageant une série de convictions sur les caractéristiques en jeu, sur les explications causales à privilégier, sur les principes d’action à promouvoir et jouissant d’une autorité scientifique suffisante pour pouvoir prétendre à l’emploi des connaissances produites dans un champ d’intervention publique (Haas, 1992 : 3).
[25] Un récit de politique publique est une histoire causale présentant sous forme narrative les contraintes et enjeux qui doivent conduire à la décision (Muller, 2003 : 61). L’auteur emploie alternativement le terme d’algorithmes (2003 : 64) pour se référer aux relations causales qui renvoient à une théorie de l’action et qui peuvent être exprimées sous la forme « si…alors » : « si l’Etat reconnaît le droit coutumier, alors les communautés autochtones excluront de leur terroir les migrants sans terre » ; « si une administration délabrée monopolise la gestion foncière, alors les forêts et autres ressources renouvelables seront en accès libre », « si on décentralise la fiscalité, alors les collectivités territoriales pourront dégager des fonds pour l’aménagement du territoire », etc.
[26] Selon le CIFOR, « science can be harnessed to provide active support to social processes of inclusive and transparent negotiations over tradeoffs in land use choices to achieve greater equity among stakeholders and better environmental outcomes » (2004: 4).
[27] Selon la définition de M. Hajer, une coalition de discours est constituée par (1) un ensemble de lignes d’argumentation (story lines) ou récits de politique publique ; (2) les acteurs qui énoncent ces narrations ; et (3) les pratiques sociales dans lesquelles est ancrée l’activité discursive (Hajer, 1995 : 65).
[28] Pour une approche plus critique de la foresterie communautaire, voir Biesbrouck, 2002 : 58-61.
[29] Aux espaces inobservables du discours juridique occidental, il faut substituer des constructions à partir des observables du discours juridique endogène plus proche des pratiques d’utilisation de l’espace réelles.
[30] L’inconvénient de cette manière d’administrer la preuve est un recours excessif au témoignage direct. Son avantage est la polyphonie autorisant d’autres interprétations du discours des acteurs que celles que l’auteur de la monographie vise à démontrer (Clifford, 2003 : 283-87).
[31] Dans le premier cas, la règle définit la pratique, dans le second cas, la pratique la règle. Pour une analyse des deux types de rapports entre règles et pratiques, voir Bloor, 1997 et la dernière section de ce chapitre.
[32] Le projet pilote et les enquêtes de recherche action sont des dispositifs qui remplissent une fonction analogue au principe de coupure. Ils permettent aux Occidentaux de reproduire leur propre monde tout en ayant l’illusion de participer dans celui des non Occidentaux.
[33] C’est pourquoi la modification, due à la présence de l’observateur, des conduites observées sur le terrain nous semble négligeable, sauf si l’ethnographe intervient dans un rapport surdéterminé par des facteurs qui le dépassent : situation néo-coloniale de répression de délits forestiers, conflits prolongés avec l’administration, etc.
[34] Le prix de cette fidélité est la « posture souveraine non controversante » (Lavigne, 2003 : 33) et « l’ontologie hégémonique » (Droz, 2003 : 30) que nous prêtent nos collègues.
[35] Pour une critique de l’hyperrelativisme en la matière, voir Buttoud, 1995 : 11-12.
[36] Voir notre discussion du syndrome de la déforestation dans le chapitre 3.
[37] Le concept de syncrétisme désigne une synthèse de deux éléments culturels différents ou de deux cultures d’origine différente et qui subissent une réinterprétation.
[38] Le concept de nativisme désigne une forme de syncrétisme qui se présente comme un « retour aux sources ».
[39] Pour le cas de Madagascar, voir Péchard, 2000 :35-36.
[40] J’avais suggéré de réserver le concept de ressource génétique au seul matériel transformé à l’aide des biotechnologies modernes, mais force est de constater que les deux termes sont utilisés de façon interchangeable, ce qui soulève des interrogations quant au contenu et à la pertinence d’une politique malgache relative aux ressources génétiques.
[41] Des travaux sur les filières d’extraction d’huiles essentielles et de plantes médicinales aboutissent à des conclusions similaires : « les ruraux s’emploient à des destructions abusives et de la nature et de la biodiversité » (Razafison et Raharinirina, 2005).
[42] Les produits sont soumis à un régime de propriété commune, leur extraction ne nécessite aucun capital et ne comporte pas de risque significatif.
[43] C’est un droit officiel mais hors normes.
[44] C’est un droit qui utilise les règles étatiques mais hors administration.
[45] Le constat n’est pas surprenant. Si le dualisme et le syncrétisme sont mutuellement constitutifs sur le plan logique, on doit s’attendre à ce que les quatre formes (tribalisée, détribalisée, nativiste, syncrétiste) apparaissent en combinaison sur le plan des relations empiriques.
[46] Une telle approche permettrait, par exemple, de montrer qu’il existe une complémentarité des droits premiers liés à l’autochtonie (ou au pouvoir politique) d’une part, et les droits seconds issus d’une mise en valeur autorisée à titre d’un droit premier.
[47] Nos études de cas suggèrent que les deux manifestations peuvent être combinées sur différents plans d’une seule situation locale.
[48] D’où par exemple les réinterprétations locales de la domanialité forestière comme un système de réciprocité clientéliste. Ces réinterprétations se justifient souvent par référence aux coutumes ancestrales du lieu mais elles sont constitutives d’un droit commun à l’ensemble de Madagascar.
[49] La qualité juridique des pratiques (et des règles qui les définissent) est discutable, étant donné que toutes les cultures (juridiques) ne distinguent pas le « droit » comme un système séparé des rapports sociaux (ou utilisent d’autres critères de démarcation). Une solution possible de ce problème consiste à définir le droit comme un mécanisme de contrainte qui peut, selon les cultures, relever de la pression sociale autant que de la coercition par des appareils spécialisés. Selon cette définition analytique, il n’y a pas de relation nécessaire entre le droit et les appareils judiciaire et policier de l’Etat (voir par exemple Benda-Beckmann, 2002, Vanderlinden, 2000b).
[50] C’est le (seul) cas de figure envisagé (avec des conséquences différentes) par l’ethnométhodologie et la théorie de l’habitus selon Bourdieu (1972).
[51] La démarche structurale nous est suggérée par les définitions de la coutume comme gestuelle, qui s’intéressent aux systèmes de dispositions incorporés plutôt qu’aux discours autochtones. La question se pose de savoir s’il est possible d’observer empiriquement un geste sans le décrire par une règle ou un postulat.
[52] La délimitation d’un champ social (et des habitus de dominant ou dominé en son sein) est arbitraire dans la mesure où il peut y avoir autant de champs et d’habitus que de systèmes normatifs ou symboliques qui les constituent et reproduisent. Il n’y a pas de raison analytique pour ériger le droit étatique en seul référence du champ social, même s’il peut y avoir des raisons empiriques pour le privilégier dans des cas spécifiques (l’enseignement public, etc.).
[53] E. Gellner définit une « structure » comme un modèle qui traduit, ou convertit, des significations -emic en significations –etic (1985 : 145).
[54] Dans une perspective d’anthropologie appliquée, le modèle explique pourquoi la reconnaissance étatique du droit coutumier échoue à articuler les deux pluralismes selon les termes des contrats de gestion entre l’administration forestière et des groupements villageois ou professionnels.
[55] Le modèle structural des relations entre premiers défricheurs et preneurs de terre s’applique également quand les groupes de filiation ne sont pas de type unilinéaire (clan et lignages de la coutume traditionnelle) mais indifférencié (cas des descendances du droit coutumier). La structure est compatible avec l’hypothèse de la contemporanéité des deux types de rapports fonciers qu’avec l’hypothèse de la substitution d’un type par l’autre.
[56] Ainsi, à la conception géométrique de l’espace, il faut préférer la conception endogène : « Celle-ci, rappelons-le à la suite des travaux de P. Bohannan, est fondée sur la conception topographique, décrivant l’étendue à partir de points (topoi), lieux de pouvoir et de concentration d’énergie, et en fonction d’une science des cheminements (qui sont actuellement ceux des filières et des réseaux). Si ces lieux et ces cheminements ont considérablement évolué durant ces deux dernier siècles, le mode d’interprétation n’a pas substantiellement changé » (Le Roy, Karsenty et Bertrand, 1996 : 373 ).
[57] La question se pose de savoir si une telle « géographie » n’a pas toujours existé, la société dite « moderne » n’ayant jamais fonctionné conformément aux divisions conceptuelles qui fonde son système de représentation du monde.
[58] L’odologie étant définie comme une science des chemins et manières de voyager.
[59] A suivre E. Le Roy, cette représentation serait « manifestement antérieure à la révolution du néolithique, peut-être corrélative de l’hominisation et, d’un point de vue foncier, n’autorise pas à concevoir des droits sur un espace donc encore moins de la propriété : le groupe appartient autant au chemin que le chemin au groupe » (1999 : 109).
[60] Le droit naît toujours de la double corrélation entre un mode d’usage relatif à une catégorie de produit, sol ou espace (symbolisé par les images de la limite spatiale, du lieu appartenant à l’ancêtre ou des chemins qui relient entre elles les terres ancestrales) et un mode de contrôle sur ce même produit, sol ou espace (symbolisé par les images de l’acte matériel d’appropriation, de l’alliance ou de la mise en valeur).
[61] La différence se situe sur le plan de l’idéologie, et non pas du rapport, économiques.
[62] La distinction analytique est ethnocentrique parce que fondée sur une conception exclusivement « généalogique » de l’ancestralité. Par contraste, le discours malgache fait des souverains défunts des ancêtres communs à plusieurs groupes de descendants, ce qui brouille la frontière entre médiations ancestrale et politique. C’est cette « confusion » des ancestralités qui rend possible le concept malgache de fokonolona ou communauté locale.
[63] C’est le cas des représentations associées au concept de mise en valeur.
[64] Par exemple les analogies entre la première occupation et les terres « vacantes et sans maître », entre redevances envers les maîtres de la terre et redevances fiscales.
[65] Comme on sait, ces cultes établissent des correspondances entre saints chrétiens et saints vaudou et donc entre l’univers catholique et l’univers vaudou. Faute d’identification complète ou de fusion des deux religions, l’analogie autorise à pratiquer le rite de l’univers social dominant tout en conservant les systèmes de classification de l’univers dominé.
[66] Article 29 du décret du 28 septembre 1926.
[67] C’est notamment le cas de la majorité des terres forestières où les tribunaux n’exercent guère d’influence sur les modes d’appropriation foncière.
[68] Au sens de la définition sociologique du concept de légitimité qui prend pour critère l’acceptation factuelle et non pas la justification éthique d’une norme juridique ou d’un pouvoir de commandement.
[69] Elles ne le sont toujours pas, comme le montrera la comparaison entre les politiques forestières coloniales avec les discours contemporains sur l’espace forestier « multifonctionnel ».
[70] En confinant la validité des sciences naturelles dans les limites de l’occident, cette critique a partie liée avec l’afropessimisme.
[71] Sally Jeanrenaud arrive à une catégorisation similaire à travers une analyse des discours du WWF où elle distingue entre : 1) Early representations from the 1960s : ‘people are the threat’ ; 2) Representations from the 1980s : ‘people are a resource’ ; 3) Counter-narratives from the 1990s : ‘conservation for whom ?’ (Jeanrenaud, 2002 : 112-115).
[72] Loi 96-025 du 30 septembre 1996 relative à la gestion locale des ressources naturelles renouvelables.
[73] Loi 97-017 du 8 août 1997 portant révision de la législation forestière.
[74] L’hypothèse de désengagement et l’Etat ne se vérifie pas dans la mesure où l’administration forestière doit suivre tous les contrats alors qu’elle manque à la fois de la volonté politique et des moyens matériels et humains nécessaire. Il convient de rappeler à ce titre que les 500 contrats de gestion existants ont tous été conclu à la demande et avec l’appui financier des projets d’aide internationale (cf. CIRAD-FOFIFA/IRD, 2005).
[75] Editorial. Concilier des intérêts multiples en foresterie, Unasylva 194, Vol. 49, 1998, p. 2.
[76] Les contributions des divers participants sont publiées dans la revue Unasylva 194, Vol. 49, 1998.
[77] Selon la définition proposée par trois forestiers de la FAO, « le pluralisme décrit des situations dans lesquelles des groupes distincts sont activement autonomes et indépendants, mais souvent interdépendants, avec leurs propres revendications et prises de position légitimes et différentes sur des questions de fond déterminantes. Ces différences se fondent sur des valeurs, des perceptions, des objectifs et des connaissances distincts. Le pluralisme désigne l’interaction dynamique entre les différentes idéologies, organisations et intérêts. […] La foresterie et le développement rural sont de plus en plus caractérisés par différents types d’organisations et de groupements qui, bien que s’intéressant aux mêmes ressources, agissent souvent de manière autonome et ont des perceptions, valeurs, objectifs ainsi que des systèmes de connaissances différents, voire parfois divergents. En outre, ces groupes prétendent tous avoir un rôle légitime dans les processus décisionnels concernant la gestion des ressources naturelles » (Anderson, Clément et Crowder, 1998 : 3-4).
[78] Non seulement l’hypothèse d’insécurité foncière n’est pas vérifiée dans les zones forestières où les familles se sécurisent en défrichant de nouvelles terres, mais dans la pratique l’administration forestière déconsidère l’aspect foncier en re-sectorisant une politique théoriquement intersectorielle (CIRAD-FOFIFA/IRD, 2005 : 9, 14-15) .
[79] “A landscape is a contiguous area, intermediate in size between a single community and an ecoregion, with a specific set of ecological, cultural and socio-economic characteristics” (CIFOR, 2004: 3).
[80] Selon une évaluation menée récemment par les bailleurs de fonds, le type de ressource et la surface transféré est connue seulement pour 243 des 453 contrats de gestion signés depuis 1996. Parmi les 243 contrats renseignés 207 ont pour objet des terres forestières (CIRAD-FOFIFA/IRD, 2005 : 18-19). Le nombre total des terroirs susceptibles d’être gérés à travers de tels contrats est d’environ 12'000 pour tout Madagascar.
[81] Le triptyque classique « protection, production, accueil » auquel renvoie la conception française de l’aménagement à fonctions multiples n’est pas le contraire de la dissociation des espaces, mais la présuppose dans la mesure où la fonction sociale de la forêt exclut, par exemple, l’accueil de migrants qui viennent défricher pour y installer leur champs.
[82] Qui ne préjuge évidemment rien quant à l’existence ou à la nature du besoin de sécurisation foncière pouvant être ressenti par des propriétaires coutumiers hors des zones forestières.
[83] Par opposition à une sécurisation foncière « absolue » censée être assurée par le titre foncier ou le cadastre.
[84] Article 67 de la loi 60-004 relative au domaine privé de l’Etat.
[85] Les paragraphes qui suivent ont été rédigés avant la promulgation de la nouvelle loi des terres au mois de novembre 2005.
[86] A suivre l’un de ses co-auteurs, mais le point fait l’objet de discussions entre spécialistes.
[87] Il s’agit d’un exemple de droit local, c’est-à-dire d’une forme « détribalisée » de droit coutumier au sens de la définition donnée dans le chapitre précédent.
[88] Selon l’un des co-auteurs du projet de code foncier malgache, « il y a d’évidence une mutation juridique en cours, la production d’un nouveau système de droit, décalé aussi bien au regard du droit légal jusque là en vigueur, que par rapport au droit « coutumier » encore invoqué, mais pas en tant que règle, en tant que justification personnelle d’un droit à agir » (Rochegude, 2001 : 18).
[89] Article 157 de la loi 2003-029 modifiant certaines dispositions de l’ordonnance 60-146 relative au régime foncier de l’immatriculation.
[90] La plupart des communes rurales à Madagascar n’ont pas accès à l’électricité et manquent de personnel qualifié pour gérer un « cadastre communal ».
[91] Il existe d’autres mécanismes pour limiter les attributions du service foncier communal à reconnaître la propriété coutumière, le plus important étant l’imposition d’un plan de zonage qui affecte les terres selon leur vocation (zones de culture, de protection, zones réservées à l’exploitation forestière) etc.
[92] J.-P. Jacob utilise la distinction entre régimes à droit coutumier et régimes à décentralisation, elle-même inspirée de l’opposition (discutable) entre les formes « indirecte » et « directe » d’administration coloniale, pour comparer les processus de décentralisation en Afrique francophone (Jacob, 1998). Selon mon hypothèse et en ce qui concerne Madagascar, cette distinction ne décrit pas une différence entre types de décentralisation mais entre la décentralisation comme discours et la décentralisation comme pratique.
[93] Les bureaux d’étude et ONG rendent le service dans environ trois mois et contre une somme d’environ 4000 USD dont les populations concernées ne voient pas un centime.
[94] J. Chevallier, Science administrative, Paris, PUF, 1986, 405-6, cité par Le Roy, Karsenty et Bertrand, 1996 : 241.
[95] Décret 2001/122 du 14 février 2001 fixant les conditions de mise en œuvre de la gestion contractualisée des forêts de l’Etat.
[96] Sur ces questions, voir le chapitre 11 sur Fiscalité et corruption dans le secteur forestier.
[97] Ce paragraphe a été rédigé avant la promulgation de la nouvelle loi des terres en novembre 2005.
[98] Voir le chapitre 4 sur l’exception malgache. Les questions de l’origine, de la fin et des conditions sociales et culturelles de l’Etat « moderne », « fiscal » ou « européen » sont soulevées toutes les trois par la recherche d’un critère analytique permettant de le distinguer d’autres formations politiques. Les recherches sur la gouvernance auraient, de ce point de vue, intérêt à comparer les formations politiques qui succèdent au modèle européen de l’Etat moderne (cf. Schumpeter, 1942), celles dont le modèle européen de l’Etat est issu (cf. Elias, 1975) et celles où il fut implanté puis réinterprété (cf. Alliot, 1968).
[99] Le dualisme n’est pas le contraire du syncrétisme mais son complément idéologique dans les rationalisations des acteurs eux-mêmes.
[100] On pourrait parler d’une corrélation entre les positions occupées par les mêmes personnes dans la sphère politique – dont le système de l’aide internationale est un des composants – et dans la sphère culturelle – dont la production de connaissances scientifiques n’est qu’une dimension.
[101] Selon les pluralistes radicaux, le droit coutumier serait la négation des droits originellement africains. Les auteurs francophones notamment considèrent que le droit coutumier est la négation de la coutume (traditionnelle ou contemporaine) par la rédaction et la codification. La reconnaissance des coutumes non occidentales leur paraît inconcevable en dehors d’un véritable dialogue démocratique entre les deux cultures. Pour les pluralistes modérés, il existe une continuité entre la coutume originellement africaine et le droit coutumier qui leur apparaît comme une expression légitime de la pluralité des droits, raison pour laquelle les pluralistes radicaux les qualifient de « pseudo-pluralistes ».
[102] Les chiffres varient selon les sources, ce chiffre est le plus souvent cité.
[103] « In 1996, Lucy Jarosz, a geographer at the University of Washington, analyzed colonial-era records and found strong evidence that population growth during the French colonial period was stagnant, or even negative, while several million hectares of forest were cut by commercial interests under license from the colonial regime ».
[104] Les causes du révisionnisme récent en matière de déforestation mériteraient une étude en soi.
[105] Le faible taux d’habitants par unité de surface cultivable est la conséquence de la déforestation autant que sa cause.
[106] Dans un autre chapitre du même ouvrage on peut lire : « Il est possible de relever le défi de la stabilisation des zones de tavy et donc des espaces de forêt naturelle. Mais cela implique une profonde remise en question de l’ensemble des acteurs de la gestion des ressources d’un terroir. Madagascar, de par les orientations actuellement prises par les différentes instances étatiques, semble déterminé à se donner les moyens de réussir » (Aubert, 2003b : 183).
[107] Puisque ces données n’existent pas, personne ne peut les avoir.
[108] La question de savoir si la déforestation résulte d’une lutte entre espèces biologiques ou d’une lutte entre êtres humains ne peut recevoir de réponse scientifique. L’inversion de la hiérarchie des causes au nom des sciences sociales ne change en tout cas rien sur le plan des données car c’est le cadre théorique – et non pas les relations entre les données – qui attribue à telle observation le statut de variable indépendante, dépendante ou intermédiaire dans la chaîne causale.
[109] Nous définissons la réalité “as a quality appertaining to phenomena that we recognize as having a being independent of our own volition (we cannot « wish them away »)” et la connaissance “as the certainty that phenomena are real and that they possess specific characteristics. […] What is « real » to a Tibetan monk may not be « real » to an American businessman.” (Berger et Luckmann, 1967: 1, 3). La relativité de la perception des phénoménale n’exclut pas la possibilité d’une réalité indépendante, même si on doit bien entendu la postuler. (Au cas où un dialogue entre deux mondes incommensurables présupposerait une réalité indépendante, celle-ci ne pourrait résulter de ce dialogue.)
[110] Elle l’est d’autant plus que les marchés national et international sont approvisionnés en bois tropical provenant de forêts non aménagées depuis que l’octroi de nouveaux permis d’exploitation a été suspendu en 2001 à la demande des bailleurs de fonds en raison de la non application par les autorités malgaches des normes relatives au plan d’aménagement.
[111] « Les exploitants forestiers sont presque toujours issus de milieux urbains et sont déjà relativement riches par rapport aux populations autour des forêts naturelles. Les populations locales ne reçoivent qu’une faible portion des avantages de l’exploitation. Elles seront peut-être engagées comme main d’œuvre. S’il y a lieu de payer des ristournes, celles-ci reviennent à la commune et ne parviennent pas aux villageois » (PAGE, 2001 : 3).
[112] L’extractivisme désigne les activités de collecte en vue d’une commercialisation des produits non ligneux de la forêt. Le terme brésilien « extrativismo » désigne l’ensemble des activités d’extraction des produits naturels, d’origine végétale ou minérale. Il se différencie de celui de collecte par sa finalité uniquement marchande (Pinton et Emperaire, 1992 : 685).
[113] En conclusion de l’ouvrage, les chercheurs du CIRAD Forêt écrivent : « Le contrat de gestion locale sécurisée est un préalable indispensable aux actions d’amélioration de la fertilité, car toute pratique d’intensification suppose que l’espace ne soit plus ouvert à de nouveaux défrichements. […] L’objectif est donc de renforcer les initiatives et les capacités de conception locales en entreprenant, avec les paysans, des expérimentations pilotes qui permettront de mettre au point de nouveaux systèmes productifs régénérateurs de la fertilité. C’est à travers l’échange d’expériences que sera engagée durablement l’évolution vers un système cultural sans brûlis » (Aubert, Razafiarison et Bertrand (dir.), 2003 : 185-186 ; souligné par moi). Cela fait étrangement écho à la position d’organismes tels que le WWF ou Conservation international en matière de culture sur brûlis.
[114] Les termes d’ethnie ou de groupe ethnique sont ici employés dans leur sens courant dont le caractère ethnocentrique est connu. Il serait à notre sens plus pertinent de définir l’ethnicité comme une identité commune à tous les Malgaches régie par un droit coutumier.
[115] La question se pose de savoir pourquoi les ombiasy et tromba imposent des interdits conformes à l’éthique environnementale occidentale plutôt qu’à l’éthique des communautés dont ces personnages sont issus. Certaines communautés de migrants emploient des procédures pour « lever les interdits » traditionnellement associés à la forêt dans leur société d’origine et qui leur permettent d’adapter leur mode de vie aux contraintes économiques et politiques de la zone d’accueil. « Des migrants dénués de scrupules pourraient très bien s’y installer [dans les zones forestières qui ne sont pas clairement utilisées par des groupes voisins] sans autre forme de procès. Dans la logique locale, ils prennent seulement le risque d’être ‘mal reçus’ par les esprits tompontany dont ils ignorent tout. Mais de plus en plus souvent, les groupes migrants ont des ombiasy (devin-guérisseurs) qui savent préparer des talismans destinés à protéger les essarteurs contre ce type de danger » (Fauroux, 1999 : 148).
[116] « La légalité des institutions et des réglementations officielles et légales n’est pas légitimée, tandis que la légitimité des logiques et des pratiques locales n’est pas légalisée » (Bertrand et Randrianaivo, 2003 : 19).
[117] Le terme de « communauté de base » désigne l’association paysanne gestionnaire des ressources naturelles renouvelables.
[118] Elle constitue le plus souvent la solution d’un problème foncier existant dans la région d’origine des migrants.
[119] Voir le chapitre 5 sur l’occupation humaine d’une aire protégée.
[120] Selon G. Buttoud (1995), les politiques d’intervention de l’autorité publique dans le domaine forestier, de par ses caractéristiques spécifique, exclusive et répressive et fondées sur la limitation maximale de l’utilisation des ressources forestières n’arrivent pas à régulariser la situation mais au contraire, elles contribuent à aggraver la crise de dégradation forestière qu’elles étaient censées devoir enrayer. Les détournements de l’objectif technique sont rendus inévitables par l’impossibilité d’appliquer des normes légales conçues pour une autre société.
[121] Selon M. Razafindrabe « le fond du problème réside dans le fait que pour les communautés locales tout ce qui est légal n’est pas légitime et que tout ce qui est légitime n’est pas légal » (1998 : 72). Au moins une partie de ce qui est légal pourrait donc être légitime, mais laquelle ? Il y a confusion entre « légitimité » et « conceptions du bien endogènes », le discours moral coutumier étant opposé terme à terme à la « légalité » du discours moral occidental. Cette définition se démarque de la définition courante depuis M. Weber et où la légitimité désigne les conditions d’acceptation pratique d’une norme indépendamment de sa justification éthique qui peut être coutumière, religieuse ou légale-rationnelle. Le fond du problème réside dans le fait que la coutume rende les lois légitimes en même temps qu’ineffectives.
[122] L’argument présuppose que la cohérence empirique de l’Etat forestier est fonction de son monopole effectif de production du droit et que sa fin résulte de la généralisation du clientélisme qui transforme la domanialité en simple fiction. Mais l’idée selon laquelle produire le droit forestier serait un privilège de l’Etat à l’exclusion de toute autre organisation a toujours été figura veritatis, parce que la langue du droit se veut exprimer vérité et réalité donc est inéluctablement fiction.
[123] Cette constatation ne me semble pas remettre en cause une définition de l’Etat par la « renvendication effective du monopole de la violence physique légitime », car sans ce monopole effectif de la violence légitime, l’administration ne pourrait revendiquer, ou renoncer à revendiquer avec succès, les monopoles dérivés de la fiction domaniale : punir, attribuer, réorganiser et leurs corrélats coutumiers. Voir le chapitre 11 pour une application empirique.
[124] Ce principe explique pourquoi les communautés paysannes existent même si elles ne sont pas homogènes. Elles constituent une unité, mais une unité contradictoire: “Does there exist a peasant community and thus a peasant economy ? Or is the community torn apart by a process of differentiation and class formation, leading to the development of propertied and laboring households on each side of the social spectrum ? All peasant strata – whether they hire or sell their own labor power, rent land or any implement of labor, lend or borrow money – share one central characteristic that makes of them all peasants : they own some productive property and participate to some degree in the labor process on the land. The unity of labour and property comes together markedly in the circumstance of the middle peasantry and begins to break up as the peasantry differentiates. Yet no matter how eroded, this unity continues to be real with both the rich and the poor peasantry. When it ceases to be so, that household can no longer be said to belong to « the peasantry »” (Mamdani, 1996: 205).
[125] Les conceptions autochtones conçoivent souvent la soumission au pouvoir politique en analogie avec le modèle régissant l’accueil des migrants et consistant à étendre la base communautaire aux étrangers.
[126] Le concept de base employé par Tchayanov (1924) pour analyser l’économie familiale est ce qu’il appelle l’équilibre travail consommation entre la satisfaction des besoins familiaux et la pénibilité (ou le caractère fastidieux) du travail (Thornton, 1966 : 14).
[127] Selon les termes de la définition officielle de la gestion forestière durable.
[128] A moins bien entendu que le contrat de gestion soit réinterprété par ces familles paysannes de manière à légitimer une appropriation foncière coutumière.
[129] Les « communautés de base » sont des regroupements associatifs paysans créés par l’action environnementale dans le but de mobiliser la population pour la conservation de la nature ou de mieux encadrer certaines activités économiques. Les contrats de gestion ne reconnaissent donc pas les pratiques ancestrales d’occupation de l’espace (forestier), mais un droit administratif dans le cadre des projets d’aide au secteur environnemental. Ce « droit coutumier » environnemental peut être considéré comme la continuation d’une forme de dirigisme étatique. Car, si reconnaissance du pluralisme il y a dans le cadre des plans d’aménagement qui accompagnent ces contrats, c’est seulement lorsque les populations locales en réinterprètent les termes.
[130] L’historicité est un mécanisme de sélection opérant à deux niveaux différents. L’implantation des modèles étrangers est sélective parce que leur contenu est déterminé soit par la tradition endogène soit par une imposition étrangère. La réinterprétation de la tradition endogène est sélective parce qu’elle varie en fonction du contenu des modèles implantés.
[131] A Madagascar, cette classe d’intermédiaires est née du contact avec les missions protestantes anglaise et norvégienne qui précède la colonisation française de près d’un siècle. Des rangs de l’élite chrétienne occidentalisée seront issus, dans la deuxième phase d’évolution de la société civile, les idéologues de la lutte anti-coloniale des années 1920-1950. La théorie coloniale des dix-huit groupes ethniques ne rend pas compte de leur rôle puisque l’ethnicité malgache commune dont ils se réclament est niée a priori.
[132] Population originaire de la région centrale de l’île correspondant à l’extension du royaume tananarivien d’avant l’intégration d’autres populations malgaches suivie de la reconnaissance internationale d’un Royaume de Madagascar.
[133] La refonte coloniale du fokonolona par le décret de 1902 sur l’administration indigène accentue d’une façon très marquée son caractère collectiviste, mais seulement dans la mesure « où l’esprit communautaire peut être utile à l’administration et ne risque pas d’alimenter l’esprit d’autonomie » (Condominas, 1961 : 111). Selon une enquête menée en 1910, l’institution du fokonolona débarrasse l’administration de beaucoup de difficultés, les inconvénients de l’autonomie étant minimisés par l’application du principe de la responsabilité collective qui simplifie et réduit au strict minimum la besogne des fonctionnaires européens et indigènes.
[134] Notons que la réforme foncière actuellement en préparation est inspirée de la constatation de la propriété foncière indigène telle qu’elle était pratiquée au début de la colonisation et qui constitue « un prototype des solutions que l’on devrait essayer d’expérimenter et généraliser en Afrique continentale, fondées sur un métissage des dispositifs traditionnels et modernes » (Le Roy, 1995b : 72).
[135] La distinction n’est pas toujours claire dans la mesure où les groupes territoriaux composés de plusieurs groupes de descendants peuvent adopter des ancêtres communs.
[136] Aux commandes du royaume entre 1864 et 1896, Rainilaiarivony épousera successivement Rasoherina, Rananavalona II et Ranavalona III, les trois dernières reines de Madagascar.
[137] En mai et juin 2002, ce n’était plus qu’un non-dit majeur de la diplomatie française, les Etats-Unis ayant reconnu la victoire électorale M. Ravalomanana contestée par le président sortant, D. Ratsiraka.
[138] En décembre 2003, l’autonomie des six provinces est suspendue en raison des « sécessions » de 2002, l’opposition politique aussi désorganisée qu’en 2001. Peu importe l’ethnicité du chef de l’Etat.
[139] Le devoir des chercheurs occidentaux est moins d’accuser ou de laver les Malgaches du tribalisme politique que de reconnaître et permettre le débat moral sur leur trans-ethnicité.
[140] On peut se demander si le « défi de l’ethnicité » lancé à la « nation malgache » (Raison-Jourde et Randrianja (dir.), 2002) n’est pas surtout un défi pour les intellectuels français et francisés.
[141] La typologie des situations d’acculturation juridique de M. Alliot gagne à être confronté avec l’analyse faite par G. Balandier du passage du « mythe à implications idéologiques » à la « doctrine politique à implications mythiques » (Balandier, 1971 : 214).
[142] Comme le dit M. Alliot, distinction ne signifie pas opposition et il faut se garder de croire à l’existence de trois types d’acculturation juridique qui s’excluraient mutuellement.
[143] A Madagascar, de telles traditions ethniques furent inventées par des Français (la politique des races) et sont parfois reprises par quelques intellectuels malgaches qui confondent leurs propres origines avec celles de tous les Malgaches, mais contrairement à certains cas africains personne ne les a jusqu’ici vraiment pris au sérieux.
[144] Ce qui explique pourquoi les Occidentaux ont pu avoir l’impression (que leurs interlocuteurs se plaisent à entretenir…) selon laquelle les Malgaches seraient à la fois plus et moins occidentalisés que d’autres Africains.
[145] Déclaration faite en 2003 à Durban (Afrique du Sud) par le président de la république malgache M. Ravalomanana lors d’une conférence internationale sur les parcs nationaux.
[146] Nous verrons que les agents de l’administration territoriale, du service forestier ou de l’Association nationale de gestion des aires protégées poursuivent des objectifs différents, mais que leurs conduites s’inscrivent en dernière analyse dans un même système d’activité autonome.
[147] Suivant le raisonnement de Jacques Weber, l’intensification agricole s’impose du moment où l’espace cultivable est saturé. Or, la densité de population est en dessous de ce seuil. Donc, la déforestation ne peut être la conséquence de la croissance démographique.
[148] La plus petite subdivision du service forestier, donc la plus proche de la population locale.
[149] A travers la Convention sur la diversité biologique, Madagascar s’est engagé à « promouvoir un développement durable et écologiquement rationnel dans les zones adjacentes aux aires protégées ». Pour atteindre cet objectif, le gouvernement devrait mettre en œuvre des politiques visant à « protéger et encourager l’usage coutumier des ressources biologiques, conformément aux pratiques culturelles traditionnelles compatibles avec les impératifs de leur conservation » (Articles 8 e) et 10 c) de la Convention sur la diversité biologique de 1992).
[150] Les étudiants du projet Ecologie Politique et Biodiversité n’en avaient pas entendu parler dans les quatre ans qu’ils fréquentaient ce terrain, même lorsqu’ils les ont explicitement recherchées.
[151] Dans la section C du chapitre 3 sur le syndrome de la déforestation.
[152] La réciprocité n’est pas une explication mais un fait concret qu’il s’agit d’expliquer. Ainsi que l’observe S. Gudeman, ce n’est pas la réciprocité qui fonde structure sociale, mais la structure sociale la réciprocité (Gudeman, 2001 : 86).
[153] Les contrats de faire valoir indirect ne répondent pas aux mêmes dans les terres de la plaine fluviale et dans les terres forestières récemment colonisées. Notre étude de cas a porté sur les secondes.
[154] Rarijaona évoque la répartition des pays conquis en une sorte de fiefs attribués aux princes de la famille royale qu’il qualifie d’une forme élémentaire d’individualisation de la propriété foncière (1967 : 143). En effet la création par les rois de nouvelles ancestralités était un procédé complémentaire à la reconnaissance des ancestralités autochtones préexistantes (voir le chapitre 6 pour une illustration).
[155] Qui renvoie selon les circonstances à une historicité politique régionale (« le royaume des Sakalava du Nord ») ou à la politique tribaliste coloniale et postcoloniale (« les dix-huit tribus de la Grande île »).
[156] L’explication stratégique de l’identification ne tient compte ni de l’existence d’une « ethnicité morale », au sens de la définition de Lonsdale (1996) ni du fait que cette ethnicité morale contient à Madagascar une importante composante trans-ethnique ou (proto)nationale (voir le chapitre précédent).
[157] Décret gouvernemental No. 56-208 du 20 février 1956.
[158] La limite de la forêt classée interdite de culture a été repoussée de sorte à la faire coïncider avec celle de l’aire protégée.
[159] Ou les arbres productifs, la terre n’ayant pas de valeur indépendante de ces derniers.
[160] Dans le cas évoqué par E. Fauroux, des autochtones utilisent des migrants pour défricher des terres domaniales qu’ils font ensuite titrer à leur nom. Dans notre cas, ce sont des migrants premiers venus qui défrichent et qui utilisent des migrants venus plus tard pour cultiver les terres défrichées avant de leur donner une terre à eux.
[161] Selon P. Ranjatson, les paysans évaluent la qualité des sols soit à partir de la présence de certaines plantes indicatrices de fertilité, soit à partir des caractéristiques générales de la végétation, notamment la couleur des feuillages.
[162] La situation à Manongarivo ne serait pas très différente de celle que connaît l'ensemble de l'ouest burkinabè, mais ici dans des relations entre autochtones. Les Winye par exemple font la différence entre le [forba] (le domaine familial commun à l'ensemble d'une lignée, qui contient souvent une bonne partie de friches jamais cultivées) et les [yoru] ("jachères"), domaines d'exploitation habituels des unités d'exploitation. L'existence du [forba] empêche l'émiettement de la propriété commune dans la multitude des propriétés individualisées des unités concrètes de production. La terre du [forba] ne se dissout pas dans sa division effective en parcelles pour fins d'exploitation (J.-P. Jacob, communication personnelle).
[163] Les aînés attribuent au nom de la communauté locale des réserves foncières aux cadets.
[164] Bien que ces dons soient des contrats entre deux individus sans lien de parenté, l’aîné ne fait qu’administrer le patrimoine de la communauté locale lorsqu’il redistribue aux cadets la portion inutilisée de la superficie qu’il a délimitée à titre personnel.
[165] Il est probable que les réponses de la deuxième catégorie aient été suscitées par des questions trop dirigées qui visaient à prouver le droit premier sur la réserve foncière par l’existence d’une maîtrise prioritaire sur les produits forestier.
[166] C’est la situation qui prévaut dans la plupart des zones enclavées de la forêt du versant oriental de Madagascar.
[167] L’identité des bailleurs et preneurs pour des contrats successifs n’est pas requise puisqu’il s’agit de relations statutaires.
[168] Ces prestations diffèrent de celles liées à l’entraide telles que désherber la rizière et plus généralement les travaux contre nourriture dans les champs des voisins (H8A, 4 ; H7B, 7).
[169] Selon R. Rarijaona : « Si les dons ou les prêts de terre ne requièrent en principe la fourniture d’aucune prestation de la part des donataires et emprunteurs, en fait ces derniers offrent généralement au donateur ou au prêteur une portion assez importante des prémices de la terre » (1967 : 76-77). « Il faut ajouter que ces relations juridiques déjà complexes se doublent de contrats de prêts de semences ou de prêts d’argent à des taux usuraires » (p. 78).
[170] On pourrait arguer que le partage d’une plantation, tout comme le don de terres en friche, fait passer le preneur de terre du statut de « cadet » à celui « d’aîné ».
[171] La situation ressemble celle décrite par Jacques Vanderlinden pour illustrer la démarche comparative de son Anthropologie juridique : « A supposer que l’occasion s’en présente, le paysan lozi, comme le paysan zande ne pourrait jamais transmettre, à titre onéreux ou gratuit, ses droits sur la terre à une personne étrangère au groupement politico-administratif dans lequel il vit, sauf à ce que cette personne obtienne une autorisation expresse de s’installer là, cette installation étant conditionnée par la reconnaissance des droits de contrôle sur l’occupation de la terre par l’autorité locale » (Vanderlinden, 1996 : 94). E. Le Roy théorise la complémentarité entre la propriété foncière individuelle et le contrôle administratif sur les membres du groupe territorial en termes d’une « marchandisation imparfaite de la terre » (Le Roy, 1995a).
[172] C’est le cas d’une nouvelle catégorie d’aires protégées, les « sites de conservation » dont le statut est en train d’être discuté depuis la Conférence de Durban en 2002.
[173] Selon E. Le Roy, le système de répartition des terres englobe hiérarchiquement le système d’exploitation des sols, qui organise les rapports internes à l’entité de référence (famille, lignage etc.), ainsi que le système de circulation-distribution des produits de la terre, qui organise les relations internes-externes entre des entités abordées deux à deux, la circulation du produit étant la marque matérialisée de l’alliance qui se noue (Le Roy, 2001 : 36 ; Le Roy, Karsenty et Bertrand, 1996 : 63-64). En l’occurrence on observe une inversion de la hiérarchie où les contrats particuliers d’exploitation des sols englobent le rapport général aînés/cadets, qui englobe à son tour le rapport pionniers/fonctionnaires locaux.
[174]« Une Aire Protégée (AP) est un territoire délimité, terrestre, côtier ou marin, eaux larges saumâtres et continentales, aquatique, dont les composantes présentent une valeur particulière et notamment biologique, naturelle, esthétique, morphologique, historique, archéologique, cultuelle ou culturelle, et qui de ce fait, dans l’intérêt général, nécessite une préservation contre tout effet de dégradation naturelle et contre toute intervention artificielle susceptible d’en altérer l’aspect, la composition et l’évolution » (Article premier de la loi 2001-05 du 7 août 2002 portant Code de gestion des aires protégées).
[175] Le principe substantiel en vertu duquel des « preneurs » futurs acquièrent des droits opérationnels indépendamment et avant l’autorisation officielle par un « bailleur » peut être considéré comme un droit fondamental aux occasion et fruits du travail.
[176] L’inteviewé fait référence à notre collègue Sébastien Wohlhauser, botaniste ayant travaillé à Manongarivo entre 1997 et 2000.
[177] L’équivalent d’environ 50 USD en décembre 2003.
[178] « Sur tous les terrains domaniaux autres que les terres classes dans le domaine forestier national, ou rangées dans les zones en défense, des autorisations de défrichement pourront être délivrée chaque année pour l’établissement de cultures vivrières ou autres en dehors des périmètres de culture quand ceux-ci s’avèrent insuffisants : 1° Dans les régions où les installations de rizières irrigables s’avèrent impossibles ; 2° Dans les régions où les rizières irriguées existantes s’avèrent insuffisantes » (Article 3 du décret 61-079 réglant les modalités d’application de l’ordonnance 60-127 relative au régime des défrichements).
[179] The language of rights is the language of language users who are becoming conscious of themselves as individuals.
[180] « This feature of rights, that they are rights to dues that, once recognized, do not have to be allocated, may explain why many want to say that respect for basic rights requires us not to do anything, merely to refrain from interfering with each other’s exercise of these basic rights. […] Rights do define a sort of individualist tip of the iceberg of morality, one that takes no extra organization to stay afloat, but that is because it is supported by the submerged floating mass of cooperatively discharged responsibilities and socially divided labor. Basic rights, I am claiming, are rights of access to self-allocating public goods” (Baier, 1995: 241).
[181] J.-P. Jacob, communication personnelle, septembre 2003.
[182] Sauf dans les cas des prêts de longue durée qui sont suivis du partage de la plantation.
[183] La thèse défendue par R. Rarijaona (1967) est ambiguë. L’auteur admet que les preneurs de terre ont un droit permanent tout en utilisant la terminologie juridique occidentale qui nie par définition cette possibilité puisqu’elle englobe le droit sur le produit (droit permanent du preneur) dans le droit dérivé d’utiliser le sol (autorisation du bailleur).
[184] Les alliances foncières reflètent une forme d’organisation dualiste que Panoff et Perrin définissent comme un « système qui répartit tous les membres d’une communauté (village, ou tribu) en deux divisions entretenant l’une avec l’autre des relations de solidarité en même temps que d’hostilité » (Panoff et Perrin, 1973: 84).
[185] Nous postulons que les successions ne modifient pas la structure des patrimoines fonciers entre 1980 et 2000. Les représentations liées à la transmission de l’ancestralité sont contenue dans la structure de l’acquisition quasi-originaire dont l’objectif est de transformer une réserve foncière en exploitation familiale transmissible à la descendance.
[186] Le cadet doit obtenir de la part d’un aîné l’autorisation d’occuper de manière permanente une terre forestière.
[187] De la même manière que le concept de mariage est dans les sociétés lignagères dérivé du concept d’alliance matrimoniale.
[188] P. Ottino (1998) affirme qu’à partir de la troisième génération les ayants droit absents sont exclus du groupe de cohéritiers.
[189] Il semble qu’en Afrique de l’Ouest également, le tutorat traditionnel sert plutôt de modèle permettant de structurer des rapports fonciers inédits : pour légitimer les droits fonciers de migrants qu’elle a installés dans les années 1970 dans le Ganzourgou (Centre-est Burkina), l’administration a imité le tutorat traditionnel, soi en inventant de faux tuteurs aux migrants, soit en intégrant dans les villages étatiques des familles originaires dont la présence avait été autorisée par les vrais maîtres de la terre (Jacob, 2002).
[190] Dans le cas des populations d’émigrés hétérogènes, les ancestralités unilinéaires sont de toute façon déjà éliminées quand les individus ou familles restreintes arrivent dans la zone d’accueil. Mais le syncrétisme juridique ne favorise pas la reconstitution sur place de lignages ou clans traditionnels.
[191] Rappelons que le président de la république Marc Ravalomanana s’est engagé lors de la conférence internationale de Durban sur les parcs nationaux en 2003, d’étendre jusqu’en 2008 les aires protégées à 6 millions des 8.5 millions hectares de forêts naturelles existantes.
[192] Parce que le front pionnier constitue un « champ social semi-autonome » (Moore, 1972) produisant son ordre juridique propre.
[193] Comme l’avait montré E. Boserup (1965 : 70-76), l’intensification agricole ne s’impose que lorsque l’espace cultivable est saturé. Or comme l’observe J. Weber, la densité de population est trop faible à Madagascar pour déclencher une révolution des techniques de culture et institutions foncières. Donc la causalité entre croissance démographique et déforestation est immédiate.
[194] L’organisation spatiale et sociopolitique d’une zone de colonisation agraire consiste d’une part en une relation d’appropriation entre des groupes humains et un espace donné. Elle est d’autre part le fruit de rapport sociaux complexes entre ces groupes marqués par des trajectoires de mobilité spécifiques, et organisés selon des logiques sociales et politiques diverses. Ces groupes peuvent être caractérisés – ou se caractériser eux-mêmes – comme autochtones, premiers arrivants, maîtres de la terre, chefferie ou Etat. Cette caractérisation est elle-même un enjeu essentiel, complexe et mouvant, politique, économique et symbolique, qui renvoie à une autre signification du terme de frontière – catégorielle et classificatoire, et partant, identitaire ou ethnique (J.-P. Jacob, communication personnelle).
[195] District d’Ambalavao, province autonome de Fianarantsoa, Centre Sud de Madagascar.
[196] Le financement correspondant à l’élaboration d’un contrat par un projet est dans l’ordre de 5000 USD.
[197] Landscape Development Initiative. C’est à travers ce projet de développement rural (outre l’ONG Conservation International) que transitait alors la plus grande partie de l’aide américaine pour la région.
[198] En 2004 le nombre des contrats de gestion recensés dans la province autonome de Fianarantsoa était de 59, soit 13% des 456 contrats signés depuis 1996 dans l’ensemble de l’île (CIRAD-FOFIFA/IRD, 2005 : 19). Le nombre des terroirs susceptibles d’être gérés à travers de tels contrats est d’environ 12'000 pour tout Madagascar.
[199] Oliver Pierson, “Transfère-toi là: Fianarantsoa”, Transfert de gestion – Famindram-pitantanana, N° 2 avril 2001, p. 1.
[200] La gestion contractualisée des forêts (GCF) est définie dans un décret d’application du code forestier. La procédure est identique avec celle de la loi sur la gestion locale de 1996 dont ce décret définit les applications forestières.
[201] Parmi les autres activités promues dans ce cadre sont les micro-crédits et le contrôle de la fertilité et de l’incidence du VIH par la distribution de préservatifs.
[202] Qui signifie « La forêt prospère du grand fagnahia ».
[203] Rapport scientifique du projet Dimension Institutionnelles de la Biodiversité (ESSA-Forêts/IUED) du 1 juillet au 31 décembre 2004. Les données sont issues d’entretiens menés par P. Ranjatson en septembre 2004 à Fianarantsoa.
[204] Qui représentent traditionnellement environ les deux tiers des sociétés malgaches.
[205] Les seules variations observées dans le cadre de nos propres études de cas montrent que les aires géographiques respectives traditionnellement associées avec les sociétés lignagères et familiales appartiennent à l’histoire. Sous l’effet des migrations et de l’économie monétaire, l’organisation lignagère se défait dans de nombreuses sociétés périphériques et côtières. Sous l’angle d’une sociologie de la déforestation, la question se pose notamment de savoir quel type de structure sociale la remplace sur les fronts pionniers.
[206] Il s’ensuit que le critère permettant de distinguer la coutume originelle du droit coutumier n’est pas tant l’idée d’ancestralité symbolisée par la terre défrichée par le fondateur du groupe ou l’intervention d’un pouvoir politique, que l’on retrouve aussi quand la filiation est indifférenciée, que la présence de groupes unilinéaires de parenté ou leur absence.
[207] Contrairement aux sociétés patrilinéaires qui ne laissent à leurs membres aucune possibilité de choix, les sociétés indifférenciées leur permettent, en changeant de résidence, de changer d’affiliation et, à la limite, de changer d’identité. Cette indifférenciation quasi-lignagère caractérise les systèmes de parenté de l’aire austronésienne.
[208] Selon Dubois (Monographie des Betsileo, Paris, Institut d’ethnologie, 1938), le fagnahia est la part d’attribution ou de territoire confiée à un agent du hova, et la troupe dépendant de lui. Le mot est aussi employé dans le contexte du partage rituel de la viande et désigne un groupe d’hommes qui va recevoir une part, ou la donner (cité par Moreau, 2002 : 144).
[209] Les deux fagnahia qui se disent d’origine « tanala » emploient le terme « andriamanjaka » (nobles) pour se démarquer des fagnahia du village voisin. Tanala signifie « ceux de la forêt » population voisine habitant le gradin intermédiaire contigu à la falaise devenu aujourd’hui le « corridor forestier ». Dans le système royal tanala, de même origine antemoro que le système considéré, étaient « nobles » les descendants du ou des fils aînés des ou du fondateur du clan. Ils préservaient la généalogie de leur lignage que l’on récitait lors des cérémonies traditionnelles à l’intention de tous les membres du clan. Les rois, conseillers et chefs du tombeau étaient élus parmi leurs pairs, mais par tous les habitants de l’unité territoriale où ils exercent leurs fonctions (Vérin, 1965).
[210] Etranger d’origine non malgache ou venant d’une autre région de l’île. Ici, le terme « vazaha » désigne les conquérants hova devenus les représentants locaux des rois d’Antananarivo.
[211] COBA = Communauté de base. Le terme fait référence à l’association villageoise à laquelle a été transférée la gestion de la forêt.
[212] Radama Ier avait précisé dans son discours qu’il était le roi unique des Malgaches et que les Hova betsileo devenaient désormais Zanak’andriana (enfants du roi). Cette idée exprimait la volonté du roi des Merina de rattacher le pays betsileo au Royaume de Madagascar. Dépassement de la hiérarchie existante par son intégration dans un système dynastique englobant fondé sur une définition nouvelle du protocole inter-groupe, les souverains hova sont « annoblis » par le système tananarivien. De même, lors de l’arrivée des hova se considérant investis d’un pouvoir sacré, ces derniers donnèrent aux premiers occupants (ou immigrants antérieurs) une fonction spécifique dans le système politique nouvellement instauré et exprimé par le rang (andriamanjaka, ou andrianaby, ou anakandria). Jamais les fagnahia se considèrent comme des clans vazimba – ces proto-autochtones auraient été repoussés vers l’Ouest selon la tradition – ils se disent tous issus de vagues d’immigration de la côte orientale antérieures à celle des Hova qui sont les derniers arrivants.
[213] Pour une région voisine de la côte Sud-est, G. Althabe caractérisait les ankohonana comme des « familles élargies remontant à la quatrième/cinquième génération » (Althabe, 2000 : 64), définition du lignage qui inclut les ancêtres proches.
[214] Selon un informateur, les responsables cérémoniels sont des individus choisis dans les lignages aîné et cadet du fagnahia. Selon un autre témoignage, « il y a un dirigeant, et s’il y a quelque chose à faire, d’abord il faut toujours chercher les dirigeants ... c’est comme nos Angalamena. Voici ce qui les distingue, il y a trois foko [lignées] Angalamena, c’est à eux qu’on donne le pouvoir, et ils ont chacun le pouvoir dans chaque ankohonana » (G3A, 11).
[215] Dans ce dernier cas, il peut toutefois se prévaloir des alliances de ces ascendants pour avoir accès à une terre.
[216] « Est-ce que vous pouvez nous donner juste en général, mais pas avec tellement de précision, les délimitations ? Les délimitations entre les fagnahia, c’est tout... Non, je ne peux pas. Je ne peux pas, parce que c’est mélangé partout, et des gens vous ont déjà dit cela avant, c’est entremêlé et il est difficile de montrer les parcelles individuelles des gens » (G3A, 7).
[217] Sylvain est un jeune homme lettré que l’équipe de recherche a embauché pour nous guider lors de nos déplacements à l’intérieur du territoire local.
[218] Il existe deux manières pour un individu de s’affilier au groupe d’ancestralité de sa mère : par la résidence dans un ankohonana maternel ou simplement en se réclamant un droit de culture sur la terre du fagnahia maternel. Pour correctement décrire les systèmes successoraux malgaches, il serait plus simple de parler d’une indifférenciation « matrilatérale » à coefficient patrilinéaire, au lieu de postuler dans la meilleure tradition africaniste un « système patrilinéaire » qui n’existe qu’à travers les exceptions à la règle. Mais cela supposerait une réécriture complète du présent chapitre.
[219] « Dans les sociétés de pasteurs où le principe patrilinéaire n’est que la manifestation technique de l’idée-valeur générale d’agnation, le fait, qu’en l’absence de problèmes réels de terre ce principe gère surtout les rituels, explique qu’il puisse se maintenir au niveau aussi bien matériel et symbolique de la composition statistique réelle des noyaux d’agrégation des groupements. Cela ne peut plus être le cas dans les sociétés d’agriculteurs où les libertés et les stratégies personnelles qu’elles permettent creusent inévitablement un écart entre l’idéologie patrilinéaire et la composition réelle des groupements résidentiels » (Ottino, 1998 : 556).
[220] L’expression « fagnahiambe » (grand fagnahia) est un néologisme qui fait référence à l’association villageoise de gestion de la forêt.
[221] D’où la référence à la « forêt pour le fagnahiambe » en fin de la citation précédente.
[222] Analogie avec l’ancien droit merina où la vente fut autorisée par décret royal d’abord entre les descendants d’un même ancêtre puis entre les habitants d’un même district (Condominas, 1961 : 32 ; Rarijaona, 1967 :67, 146).
[223] Pour une telle interprétation, voir Ottino, 1998 : 562-563. En réalité, la question du temps du partage ne se pose pas pour les acteurs. L’héritage exclusif des parcelles et la succession indivise au patrimoine familial coexistent et ce de manière complémentaire. Des partages plus ou moins définitifs (c’est-à-dire eux-mêmes transmissibles) ont lieu à chaque génération mais restent néanmoins réversibles en cas de besoin (sous prétexte qu’il s’agit de terres indivises).
[224] La disparition peut également résulter d’autres causes : insuffisance d’effectif, insuffisance de parcelles, etc., qui dès lors que l’unité résidentielle cesse d’être viable, disperse de la même façon, par le même jeu des liens de descendance et/ou de parentèle, les membres et les parcelles de terre.
[225] Selon Ottino, les fils « qui aident » ne remettent rien en cause, tandis que les petit-fils « qui remplacent » sont appelés à prendre les décisions définitives consacrant disparition du groupement domestique originel et, par là, la fin de l’unité résidentielle et du patrimoine qui y correspondait.
[226] D’où le « Ne vous battez pas, calmez-vous, vous ne faites qu’une seule personne ! » de la citation précédente. Les acteurs eux-mêmes affirment que l’endogamie de terroir est un commandement des souverains précoloniaux, ce qui me fait penser qu’elle est une cause, plutôt qu’une conséquence, du « système des alliances ». Je crois que des ethnologues tels S. Goedefroit attachent un pouvoir explicatif trop grand aux stratégies matrimoniales au détriment d’une analyse des stratégies spécifiquement foncières. En l’occurrence, l’enregistrement généalogique ne permet pas d’établir un rapport significatif entre stratégies matrimoniales et stratégies foncières : les mariages respectent l’exogamie de lignage (mais non pas l’exogamie de clan lorsqu’il s’agit de parents éloignés du même fagnahia). La reproduction du système foncier, lui, suppose à la fois une endogamie locale et l’émigration du surplus démographique, les mariages non locaux devenant plus fréquents dans les jeunes générations. Mais ce sont là des tendances statistiques qui ne donnent pas lieu à des modèles prescriptifs quant au choix des épouses.
[227] « Sylvain c’est un immigrant, il arrive ici pour habiter chez moi et non pas pour se marier. Cela ne signifie pas mariage... c’est juste que moi, Razafy, je vais habiter un peu chez vous, pour accéder à votre fagnahia, parce que je dois y passer. C’est ce qui est considéré quand on se marie avec quelqu’un d’ici, alors on peut dire cela, que j’ai pris un terrain des Tokamahafatsy, qui sont ces messieurs de Tokamahafatsy, c’est Razafy. Mais cela ne veut pas dire que c’est le mariage, mais c’est qu’ils sont très nombreux là-bas, alors il faut raconter qu’on a obtenu une femme là-bas, et la mère elle est Tokamahafatsy, mais ce n’est pas cela, Sylvain il a des ancêtres là-bas » (G1B : 5).
[228] La rareté des terres et la double filiation explique l’inconsistance de la terre ancestrale (absence de limites entre terres du fagnahia) dans l’espace rizicole traditionnel.
[229] E. Le Roy observe que la théorie (occidentale) de la propriété foncière est trop simple pour encadrer la diversité des situations foncières réelles (Le Roy, 1997a : 324).
[230] Ceci bien que les tenants de la multifonctionnalité de la forêt se prononcent explicitement contre une dissociation des fonctions (protection, conservation, accueil, etc.) dans l’étendue qu’ils récusent comme une option intellectuellement réductrice préconisée par les forestiers d’Amérique du Nord (Smouts, 2001 : 40).
[231] Une ancestralité territoriale était déjà connue dans la coutume royale précoloniale. La comparaison avec la conception originelle du fokonolona est instructive à cet égard. Les Merina se mariaient exclusivement à l’intérieur du groupe territorial, de sorte qu’il était superflu de chercher à savoir si un enfant descendait de l’ancêtre commun du côté maternel ou du côté paternel. Puisqu’il y avait consanguinité, ses ascendants ne pouvaient qu’être parents. Maurice Bloch considère qu’il est préférable de désigner ce groupe de base sous le nom de « dème », un terme parfois utilisé à propos d’unités sociales similaires en Malaisie et en Polynésie. (M. Bloch, Placing the Dead, Londres et New York, 1971 : 41-50, cité par Ellis, 1998 : 23)
[232] « Bien que toute forme de gestion autre que la protection stricte aurait probablement pour effet d’altérer la biodiversité au niveau d’un site individuel, ceci n’est pas forcément le cas lorsque les actions sont planifiées et mises en œuvre dans le cadre d’une échelle plus grande, telle que le paysage ou l’écorégion, composée d’une mosaïque de sites avec différents objectifs de gestion : protection, droits d’usage, production » (WWF Madagascar, 2005 : 2).
[233] L’extension de la protection aux corridors biologiques et autres « sites de conservation » ne tient pas compte des besoins de l’économie paysanne.La problématique de l’occupation humaine discutée dans le chapitre précédent montre que cette négociation ne peut être envisagée qu’à l’extérieur des aires protégées et, comme on l’a vu dans ce chapitre, uniquement en proposant aux colons agraires de « sécuriser » leurs droits fonciers en renonçant à défricher les corridors biologiques qui lient une aire protégée à l’autre.
[234] Bien que les contrats ne doivent être conclus qu’à la demande expresse de ces associations, et permettre une protection, consommation locale ou valorisation commerciale des ressources, dans la pratique ils sont mis en place par les organismes de conservation et visent la protection du corridor biologique.
[235] En vue de comparer le droit coutumier des sociétés locales de migrants avec la coutume ancestrale des groupes unilinéaires de parenté, nous suggérions dans le chapitre précédent que le « vide » caractérisant les premières était lignager plutôt que coutumier. Mais la pertinence de ce critère est discutable dans la mesure où les coutumes malgaches se caractérisent originellement par une filiation indifférenciée qui est seulement « quasi-lignagère ». (Les clans cognatiques ou ramages sont un phénomène courant dans l’aire culturelle austronésienne.)
[236] Le transfert de gestion s’applique dans la plupart des cas uniquement aux terrains domaniaux forestiers du territoire bien qu’il puisse être en principe combiné avec une procédure de constatation de l’occupation des sols (parcelles de culture). Cette distinction ne fait pas sens du point de vue de la coutume. Selon le WWF, « l’expérience a montré dans la plupart des cas, que cette sécurisation foncière relative garantie par un contrat de type GELOSE est très difficile à obtenir, principalement à cause de la complexité de la mise en cohérence des systèmes fonciers légaux et coutumiers, du temps et des coûts impliqués et de la faible participation du Service des Domaines. Par ailleurs, l’idée de sécuriser les terrains autour de la forêt à transférer est difficile. Il se trouve que ces terrains sont souvent des défrichements récents ou anciens. Le fait de les attribuer aux défricheurs favorise ceux qui n’ont pas respecté la loi au détriment de ceux qui l’ont respecté » (WWF Madagascar, 2005 : 6).
[237] Notons cependant que la situation est la même dans toutes les zones sèches et notamment dans la province de Tuléar (Sud-ouest et Sud de Madagascar).
[238] Selon les cas, ce sont ou non les mêmes catégories sociales qui occupent les différents rôles.
[239] Pour cette raison le PEDM fut en même temps conçu comme un projet pilote de réforme de la fiscalité forestière à l’échelle nationale. Nous traiterons de la fiscalité et de la corruption forestières dans le chapitre 11.
[240] L’étude de la filière bois énergie est issue d’une collaboration avec M. Zo Rabemanajara, doctorant au Département des Eaux et Forêts de l’ESSA, Université d’Antananarivo.
[241] Nous n’évoquerons pas les situations de la sous-préfecture d’Ambato-Boeni dans la périphérie sud du parc dont les marchés ruraux de charbon et l’économie agraire sont fort bien documentés par A. Brondeau (1999).
[242] On peut se demander si dans ces conditions l’analyse porte encore sur un « marché rural » de charbon de bois si on entend par là une certaine uniformité des prix à l’intérieur de la zone d’étude.
[243] La limite entre le parc national et la zone périphérique est matérialisée par le cours d’eau d’Ambatomainty.
[244] L’équivalent de 200 à 400 USD au moment de l’enquête.
[245] Any ny tanindrazanay = la terre de nos ancêtres, elle se trouve là-bas.
[246] Selon N. Bobbio la société civile peut être définie tantôt comme ce qui est antérieur, contraire ou postérieur à l’Etat (Bobbio, 1989 : 39-45).
[247] Dans le chapitre 5 sur l’occupation humaine d’une aire protégée, nous avions constaté que l’idiome des droits subjectifs n’est pas étranger à la conception endogène de la sécurité foncière qualifiable d’holiste plutôt que d’individualiste.
[248] La société civile ne se confond pas non plus avec « l’ordre social » par opposition à « l’ordre politique ». On peut se demander si les discours y relatifs ne reposent pas sur une fausse analogie entre la situation africaine postcoloniale et la situation de l’Europe orientale du début des années 1990.
[249] Cette interprétation rejoint les conclusions nos analyses de la colonisation agraire dans le Sambirano exposées dans le chapitre 5. L’interprétation de « l’autochtonie sakalava » avancée par L. Jacquier Dubourdieu est plus ambiguë sur ce point : « Tout l’imaginaire de la légitimité foncière « traditionnelle » est sollicité pour justifier des reclassements identitaires qui vont soutenir les revendications foncières » (Jacquier Dubourdieu, 2002 : 292).
[250] Selon les termes de J. Dewey, « there was no logic which rendered necessary the appeal to the individual as an independent and isolated being. In abstract logic, it would have sufficed to assert that some primary groupings had claims which the state could not legitimately encroach upon. In that case, the celebrated modern antithesis of the Individual and the Social, and the problem of their reconciliation, would not have arisen. The problem would have taken the form of defining the relationship which non-political groups bear to political union » (Dewey, 1988 : 289-290).
[251] Pour la définition de cette notion hybride qui fait référence en même temps aux caractéristiques de l’économie paysanne et à celles de l’économie informelle en milieu urbain, se reporter à la première partie du chapitre premier.
[252] « On dira d’une société moderne, complexe et diversifiée qu’elle est caractérisée par la liberté et l’égalité lorsque les séparations érigées demeurent étanches et empêchent qu’un succès remporté dans un domaine social fondamental ne vaille de ce fait dans un autre domaine, c’est-à-dire que le pouvoir politique ne régente pas l’Eglise ni la foi religieuse l’Etat, etc. Si des contraintes et des inégalités subsistent au sein de chacun des dispositifs institutionnels, elles ne sont guère préoccupantes tant qu’elles reflètent la logique des institutions et des pratiques propres à chacune de ces sphères et à elles seules » (Walzer, 1997b : 38).
[253] P. Ravalitera, « L’expansion du royaume sakalava », L’Express de Madagascar, Rubrique Jadis et Naguère, vendredi 12 août 2005, p. 18.
[254] C’est dans ce sens G. Buttoud utilise le concept de « terroir » qu’il définit comme un ensemble de « territoires villageois » (Buttoud, 1995 : 201-212). Nous souscrivons globalement aux idées de cet auteur mais non pas à sa terminologie. Les villages et hameaux ne disposent souvent pas d’un espace (« territoire villageois ») qui leur serait propres. Et les terres ancestrales ou patrimoines des familles étendues (et/ou des regroupements professionnels) forment ensemble un territoire coutumier ou paysage qui, lui, est plus vaste qu’un « terroir ». Nous y reviendrons en fin du chapitre 9, section III.
[255] Avec l’argent gagné surtout à travers le charbonnage les villageois achètent du riz importée, des cigarettes, de l’huile, du kérosène, des bougies, de l’alcool, etc.
[256] La situation n’est en aucun cas exceptionnelle. Les enquêtes du PEDM estiment que moins de 10% des filières bois énergie se réalise dans le cadre légal (Duhem, Razafindraibe et Fauvet, 1999 : 97). Le critère pertinent n’est toutefois la légalité en tant que telle, mais le type d’ordre parallèle que les sociétés locales sont en mesure de bricoler à partir de cette légalité.
[257] C’était faire preuve d’un certain ethnocentrisme que de vouloir enfermer « l’ethnicité morale » dans les seuls rituels voués aux souverains précoloniaux (Muttenzer, 2001 : 99).
[258] Outre les quatre parcelles associatives dont la gestion avait été transférée par contrat dans le cadre du PEDM.
[259] Il faut par conséquent exclure de cette étude la parcelle associative (Manarimevaloka) et les exploitations clandestines au Sud du territoire communal où la filière fonctionne différemment : du charbon essentiellement clandestin est acheminé jusqu’à la route nationale où il est vendu à des collecteurs puis transporté en camion à Mahajanga. Les villageois n’ont ici aucun contrôle sur l’aval de la filière.
[260] « Avant il y avait des employés ils sont partis, ce sont des étrangers. Ils ne se sont pas plus ici et ils sont partis. C’étaient tous des étrangers mais maintenant y a plus que la famille qui y travaille » (Fils de Tôpytôpy, Ambalakida, F5A, 4).
[261] Dans la section E du chapitre 5, nous avons fait le même constat à propos de la colonisation agraire qui peut être décrite à la fois comme une forme d’acquisition originaire et comme une forme d’acquisition dérivée du droit coutumier de propriété foncière.
[262] Ces terrains forestiers domaniaux gérées par des associations paysannes sont situées près des hameaux d’Ankoby, Anjinjabe, Mahamavo et Manarimaivaloka.
[263] Selon les contrats de gestion, les quotas de production annuels autorisés par les trois plans d’aménagement simplifiés sont de 7'392 sacs à 13 kg (contrat de gestion Mahamavo sur 130 ha), 1'350 sacs à 13 kg (contrat de gestion Anjinjabe sur 130 ha) et de 14'280 sacs à 13kg (contrat de gestion Ankoby sur 140 ha) respectivement. Les différences s’expliquent probablement par l’état variable de dégradation des ressources ligneuses sur ces différents terrains. (Ce n’est cependant qu’une hypothèse favorable quant à la compétence professionnelle forestière des bureaux d’études qui ont rédigé les contrats.)
[264] Pour une description détaillée de ce scénario, se reporter au chapitre 11.
[265] Le principe de l’encadrement social reste applicable même lorsque la relation hiérarchique est entièrement monétarisée.
[266] Article 6 du Décret 82-312 du 19 juillet 1982 réglementant la fabrication du charbon de bois.
[267] Article 22 du décret 87-110 fixant les modalités des exploitations forestières, des permis de coup et des droits d’usage.
[268] Voir le chapitre 7 sur les associations de charbonniers en zone de colonisation agraire.
[269] Décret 98-782 relatif au régime de l’exploitation forestière.
[270] Voir la première partie du chapitre 3 sur le syndrome de la déforestation.
[271] « Les permis d’exploitation délivrés avant l’édition du présent décret, en cours de validité, en activité et en règle en ce qui concerne les redevances forestières, demeurent valables jusqu’à leur expiration » (Art. 50 du décret 98-782 relatif au régime de l’exploitation forestière).
[272] Ce qui se passe dans les « forêts privées » est une autre histoire.
[273] = communautés de base = associations de charbonniers.
[274] = transférés à des associations.
[275] = transfert de gestion.
[276] A Ambovondramanesy, lorsqu’on demande aux gens : « est-ce que les camions ont des laissez-passer ?», tout le monde répond « oui, ils ont des laissez-passer ! ».
[277] La comparaison entre la coutume fondée sur la parenté unilinéaire et la coutume des sociétés d’immigrants montre que les droits prétendument « ethniques » étaient en réalité fondé sur la parenté traditionnelle des sociétés claniques ou lignagères.
[278] La « parentalisation des non parents » existe ailleurs à Madagascar sans toutefois être partout menée à son terme logique où la « parenté » ne signifie plus rien parce qu’elle signifie tous les rapports sociaux.
[279] Dans la plupart des mythologies, on trouve des personnages censés avoir apporté aux hommes les arts, techniques et règles sociales qui forment leur équipement culturel. Souvent le héros culturel est dit avoir guidé la population considérée dans le territoire qui est maintenant le sien ou lui avoir montré le site où établir le village primordial. Dans le traitement des mythes indigènes recueillis sur le terrain il est souvent difficile de tracer une démarcation entre héros culturels et dieux ou démiurges. Dans de nombreuses sociétés, il existe un clan ou une moitié prétendant avoir eu pour fondateur le héros culturel et dont le chef est considéré comme le descendant direct. Le culte qui peut être rendu au héros est alors le monopole d’un groupe particulier qui remaniera périodiquement ses généalogies pour les maintenir en accord avec le dogme de cette ascendance surnaturelle (Panoff et Perrin, 1973: 130).
[280] Il y a les sacrifices de zébus, le partage de la viande rituelle, les séances de tromba au cours desquelles les mânes des Andriamisara se manifestent à travers les personnes possédées et désignent les individus qui avaient la charge de les porter jusqu’au fleuve, de les baigner, de les ramener ensuite dans la Zomba Be, jusqu’au prochain fanompoam-be.
[281] Une organisation dualiste est un système qui répartit tous les membres d’une communauté (village, ou tribu) en deux divisions entretenant l’une avec l’autre des relations de solidarité en même temps que d’hostilité. En général cette dichotomie sociologique va de pair avec la bipartition de l’univers entier qui s’exprime dans la mythologie, le rituel, la taxinomie des espèces végétales et animales, etc. Ainsi, par exemple, la mythologie placera deux frères comme héros culturels à l’origine des temps (Panoff et Perrin, 1973: 84).
[282] A Mariarano, une commune rurale voisine où la GTZ a appuyé un transfert de gestion de forêts secondarisées, le service forestier s’est assuré de la participation des villageois en faisant de l’association d’usagers une espèce de mutualité qui « indemnise » les familles de membres en cas de naissance, mariage, circoncision, maladie, décès et besoins imprévus. L’objectif de gestion foresitère n’est pas évoqué dans le règlement intérieur de ladite « communauté de base ».
[283] Que nous opposons au mode « ethnique » au sens des ethnologues coloniaux auquel semble faire référence Jacquier-Dubourdieu.
[284] Ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre 6, P. Ottino distingue les sociétés lignagères (« ethnies » d’éleveurs, de pêcheurs et d’agricultures itinérants peuplant essentiellement les régions côtières) des sociétés à descendance (« ethnies » d’agriculteurs sédentaires peuplant essentiellement les régions centrales).
[285] G. Buttoud a insisté sur la nécessité de définir des modèles agroforestiers à l’échelle de l’unité d’exploitation d’une part, et du paysage (territoire) d’une part et les unités d’exploitation (ancestrales, villageoises, associatives, etc.) d’autre part (Buttoud, 1995 : 201-212) afin de saisir les objectifs et le fonctionnement traditionnels des systèmes agroforestiers paysans. La conception du PEDM s’inscrit dans une telle perspective.
[286] Le support spatial de l’ethnicité morale des marchés ruraux est difficile à identifier parce qu’il varie en fonction des chemins parcourus pour évacuer le charbon de bois.
[287] Le chapitre est une version remaniée d’une contribution rédigée pour une conférence internationale sur Changing Properties of Property, organisée par le Max Planck Institut für ethnologische Forschung. Ce texte a fait l’objet d’une publication (Muttenzer, 2006).
[288] Les ressources transférables incluent les arbres, la faune et flore sauvage terrestre et aquatique y compris les lacs et pâturages du domaine étatique, à l’exception des aires protégées.
[289] Les estimations du taux annuel de déforestation à Madagascar varient entre 117’000 et 280’000 hectares.
[290] Voir les articles 8 e) et 10 c) de la Convention (United Nations 1992).
[291] J.R. Commons définit un système d’activité économique ou “going concern” comme “a joint expectation of beneficial bargaining, managerial, and rationing transactions, kept together by “working rules” and by control of the changeable strategic or “limiting” factors which are expected to control the others. When the expectations cease then the concern quits going and production stops ” (Commons, 1934: 58).
[292] Voir la contribution d’Edella Schlager dans F. et K. von Benda-Beckmann et Wiber (eds), 2006.
[293] Tous les matériaux utilisables y compris leurs dérivés autres que le bois provenant d’un environnement forestier sont des produits forestiers non ligneux.
[294] Dans les zones rurales de Madagascar, les petits collecteurs sont des boutiquiers dans les villages et bourgs qui achètent les produits locaux de rente (café, girofle, litchis, vanille) des producteurs paysans qu’ils revendent ensuite aux grands collecteurs ou directement aux exportateurs. Ils sont les intermédiaires de la filière raphia qui font du petit crédit ou cueilleurs habituellement remboursables en nature. Ces relations de clientèle entre collecteurs et producteurs ne peuvent être expliqués en termes purement économiques.
[295] Etant donné que des titulaires de droits administratifs peuvent (en théorie) refuser la transaction, les droits d’accès aux palmiers et de prélèvement de feuilles doivent analytiquement être considérés comme des droits acquis indépendamment et antérieurement à leur reconnaissance effective par les règles des contrats coutumiers ou autorisations étatiques particuliers. En effet, des droits naturels au travail et aux fruits du travail peuvent être invoqués par tout membre du groupe territorial, directement sur la base de principes de justice communs et sans passer par l’intermédiaire de régles et autorités étatiques ou coutumières particulières.
[296] Les garaba (paniers) sont aussi utilisés pour porter les litchis. On m’a expliqué que chaque année avant le lancement de la campagne de récolte du litchi, la demande pour ces paniers croît exponentiellement et un seul individu peut confectionner jusqu’à soixante-cinq paniers en un seul jour.
[297] Projet de loi portant régime d’accès aux ressources de la diversité biologique de Madagascar, Ministère de l’Environnement, des Eaux et Forêts, Antananarivo, 2005.
[298] Si au lieu de centaines d’évangélistes Madagascar avait produit des nationalistes, une Vandana Shiva malgache danserait peut-être autour du poteau de la souveraineté alimentaire. Mais on peut douter que ses analyses contribueraient à approfondir la relation spirituelle des hommes avec la biodiversité.
[299] Nous avons assisté à une séance de promotion du traité organisé par la délégation de la FAO à Madagascar au mois de septembre 2005.
[300] Il peut bien sûr exister d’autres causes que l’action des multinationales qui expliquent la perte de la diversité des ressources phyto-génétiques pour l’alimentation et l’agriculture, tels des changements structurels dans les formes de vie traditionnelles.
[301] L’origine de cette confusion est probablement à rechercher dans le fait que la prospection de ressources génétiques par des firmes étrangères et insignifiante en comparaison avec les prélèvements de ressources biologiques sous forme de produits forestiers non ligneux : feuilles, fibre, écorces, huiles essentielles etc.
[302] Rappelons que la logique économique de la famille paysanne vise l’équilibre entre la satisfaction des besoins et la pénibilité du travail familial ce qui implique, le cas échéant, de minimiser le risque par le recours complémentaire à l’exploitation des ressources communes.
[303] La logique conventionnelle veut que les usagers individuels de la terre font face à une insécurité foncière parce que la tenure communale implique la primauté des droits du groupe et une absence correspondante de droits individuels, ce qui constitue à son tour un obstacle au niveau d’investissement requis pour garantir la productivité croissante et utilisation efficiente de la terre sur lesquelles se fonde le développement rural et le progrès social plus généralement (Peters, 2002: 49).
[304] Pour P. Peters, l’approche économique néo-institutionnaliste se caractérise par une insistance sur la nécessité que les droits de propriété doivent être clairement définies. Cela contraste avec l’opinion de certains anthropologues et historiens, qui voient autre chose dans l’ambiguïté des relations foncières qu’un coût de transaction (Peters 2002: 53).
[305] Il est utile de rappeler ici que tous les droits coutumiers n’étaient pas locaux mais que des souverains non locaux manipulaient habilement les ancestralités prétendument autochtones.
[306] Ce que les épistémologues appellent communément sa « falsifiabilité » (Popper, 1989 [1935]).
[307] Selon la formule d’E. Le Roy, « le rapport juridique ne naît que de la double corrélation entre un mode de contrôle et une catégorie de sol, produit ou espace et entre un mode d’utilisation et ces mêmes catégories. Pour qu’il y ait droit, il faut cette double « articulation » ou corrélation, le doublement de la relation étant un gage de sécurité juridique » (2001 : 37).
[308] Ne pourrais-je pas en tant que chef de famille contrôler un patrimoine constitué par plusieurs rizières et exercer des droit d’usage individuels sur (seulement) deux d’entre elles? Je le pourrais certainement. Or tandis que mes droits sur la récolte des deux champs sont acquis par l’effort de culture, mes droits dans le complexe furent acquis par sa première occupation par un ancêtre familial. Chaque type d’usage doit être sécurisé par un faisceau correspondant de droits de contrôle à un niveau supérieur. Les droits familiaux sur le patrimoine peuvent sécuriser les droits sur la récolte acquis indépendamment par le travail sur chaque champ. Mais pour sécuriser les droits sur le patrimoine de la famille étendue, je dois me tourner vers la communauté qui est représentée soit par les autres chefs de famille du groupe territorial ou par les agents de l’Etat.
[309] Des occupants illégaux dans la réserve spéciale de Manongarivo avaient été tolérés pendant vingt-cinq ans par les fonctionnaires locaux, mais des séjours prolongés de biologistes étrangers dans la zone ont pu conduire le service forestier à mener une campagne de répression parmi les paysans colons agraires, selon l’hypothèse de S. Wohlhauser, un botaniste ayant mené des enquêtes prolongées à Manongarivo (communication personnelle, mai 2003).
[310] Ce constat de fait n’est pas un jugement de valeur mais la conséquence logique de la définition normative des politiques publiques à laquelle renvoie le concept de « référentiel ». Il n’exclut pas que les gouvernements des pays africains puissent adopter des politiques dans le but de rapprocher l’ordre social d’un idéal à atteindre progressivement plutôt que dans l’espoir de leur effectivité immédiate.
[311] L’objectif de substitution du charbon de bois par d’autres types d’énergie domestique était déjà utopique au début de notre enquête de terrain. Depuis 2003, le prix des énergies fossiles de substitution a quadruplé en raison des évolutions du marché mondial du pétrole et de la dépréciation de la monnaie malgache en 2004.
[312] La population malgache dans son ensemble a augmenté à un taux annuel moyen de 2,75 % entre 1994 et 2002.
[313] Entre 1992 et 1999, la population de Mahajanga a augmenté de 5 % par an selon les données du PPIM (Brondeau, 1999 : 30).
[314] Difficile à expliquer autrement, la différence dans les ordres de grandeur doit être due à ce que certains auteurs utilisent les mesures en tonnes de charbon de bois tandis que d’autres calculent en tonnes équivalent bois prélevé.
[315] A la différence du problème de déforestation liée à la colonisation agraire, l’existence d’un problème public du bois énergie ne fait l’objet d’aucune divergence entre spécialistes.
[316] Voir le Chapitre 4 de l’étude (ESMAP, 1995 : 17-22).
[317] Le Programme environnemental 3 aurait dû commencer en 2002, mais a été retardé jusqu’en 2004 en raison de la crise postélectorale de 2002.
[318] Le PEDM était en même temps conçu comme un projet pilote pour la réforme de la fiscalité forestière à l’échelle nationale. Cette réforme, que nous analyserons dans le chapitre 11, fait suite au constat que le niveau réel de taxation des produits forestiers à Madagascar restait largement en deçà de l’assiette réglementaire. La décentralisation de la fiscalité forestière consiste à impliquer les communes rurales et les groupements villageois dans la collecte des différentes taxes et redevances. A l’issu des expérimentations dans le cadre du PEDM, un projet de décret fut élaboré qui définit un dispositif de taxation différencié par produit et/ou par région, un mode de recouvrement dit « guichet unique » sous la responsabilité des associations paysannes, et une clé de répartition des recettes fiscales forestières entre les niveaux hiérarchiques de contrôle forestier.
[319] Article 3 de la loi 96-025 du 30 septembre 1996 relative à la gestion locale des ressources naturelles renouvelables.
[320] La non implication des autorités communales dans l’aménagement des paysages forestiers multifonctionnels n’est pas seulement la faute des projets d’aide. Nous avons vu dans le chapitre 2 que les communes rurales n’ont jusqu’à récemment pas eu de compétences légales en matière de gestion foncière.
[321] Les spécialistes du CIRAD Forêt insistent fréquemment sur la nécessité d’accompagner les contrats de gestion de mesures dites de « sécurisation foncière relative » pour les espaces concernés. Nous continuons à nous interroger sur les raisons de cette nécessité. D’ailleurs le PEDM s’est contenté de simples plan croquis indiquant les coordonnées de la parcelle forestière transférée à l’association. Aucun des vingt contrats de gestion du bois d’énergie ne contient un plan d’occupation des sols établis selon la procédure de sécurisation foncière relative prévu par la loi 96-025.
[322] Les projets pilotes et les enquêtes de recherche action sont des dispositifs qui remplissent une fonction analogue au « principe de coupure ». Ils permettent aux occidentaux de reproduire leur propre monde tout en ayant l’illusion de participer dans celui des autres.
[323] Les théoriciens des organisations font une distinction analogue entre la réforme institutionnelle comme une activité ad hoc et la réforme institutionnelle comme une politique publique (March et Olsen, 1989, chapitres 5 et 6).
[324] Les produits « porteurs » ont été identifiés par les services forestiers : bois de palissandre, de rose et d’ébène, raphia, arofy, Hernandia voyroni, Prunus africana, huiles essentielles (katrafay), produits de plantation (pin et eucalyptus), bois-énergie et champignons.
[325] Ce programme, qui comporte également une série d’autres activités relatives à la crise de l’énergie domestique, est mis en œuvre conjointement par le Ministère de l’Energie et des Mines et le Ministère de l’Environnement et des Eaux et Forêts, coordonné par le CIRAD Forêt et financé par la Banque mondiale.
[326] Malgré les constats des travaux préparatoires, le projet de réforme fiscale ne prévoit pas d’imposer les intermédiaires.
[327] L’évasion fiscale n’implique ici même pas de fraude, mais un choix entre deux options légales.
[328] Projet de Décret portant réorganisation de la Fiscalité forestière et du système de suivi et de contrôle du secteur forestier, Ministère de l’environnement et des Eaux et Forêts, Antananarivo, 2003.
[329] Cf. Décret n° 2001-1123 fixant les modalités de gestion des Fonds Forestiers.
[330] Le montant est déterminé en fonction de la valeur du lot en ce qui concerne les produits ligneux, de la quantité récoltée en ce qui concerne les produits non ligneux (Art. 14).
[331] Selon la FAO, les problèmes sont liés à l’identification des parties appelées à bénéficier du partage, au manque de compétences des communautés en matière de gestion des fonds, aux difficultés d’accès aux fonds détenus à l’échelon central et le manque d’intérêt des administrés dont la majorité opère dans l’informel.
[332] Selon l’argument de certains fonctionnaires, l’augmentation de la fiscalité forestière serait contraire à la politique de détaxation (de certains biens d’importation !) du gouvernement actuel.
[333] Il faut se demander si les meilleurs éléments du service forestier n’étaient pas déjà « jaloux », « médiocres » et « insuffisamment dotés en moyens de fonctionnement » au moment des travaux préparatoires en 1995.
[334] Cf. par exemple l’Arrêté N° 12703/2000 portant création d’un observatoire du secteur forestier.
[335] Ces allocations (tout comme d’ailleurs les allocations dans le cadre des projets d’aide) apparaissent moins importantes sinon en termes monétaires, du moins en terme d’impact sur le couvert forestier, que les abus de fonction dont la justification invoquée est à la satisfaction des besoins des populations.
[336] Sur les déshumanisation et sur-personnalisation, cf. Olivier de Sardan, 2001 : 70-71.
[337] Dans les travaux sur la sociologie de l’aide internationale dans les pays sahéliens, ce terme fait référence à la croissance, en milieu rural, d’une couche sociale d’intermédiaires entre le dispositif de développement mis en place par les bailleurs internationaux et les bénéficiaires potentiels des interventions (Chauveau, 1994 : 43).
[338] Il s’agit en l’occurrence d’un organisme d’appui à la politique environnementale financé par le PNUD qui se spécialise dans l’expansion de la gouvernance environnementale participative (Froger, Meral et al., 2004 : 12).
[339] Mais les spécialistes contemporains de la gouvernance environnementale aiment réécrire l’histoire. Le royaume aurait élaboré une véritable politique de conservation des terres irrigables situées dans les bas-fonds et sensibles à l'ensablement, lorsque les pluies provoquent une érosion des collines suite aux déboisements et aux feux de brousse.
[340] Nous avons constaté à plusieurs reprises lors de nos enquêtes sur le terrain que la définition coutumière de la communauté locale, qui suppose une parenté entre plusieurs groupes de descendants, est dans les conception endogènes étroitement liée à la notion de royauté.
[341] Le résultat est la « communautarisation du domaine forestier » que nous avons décrite dans le chapitre 11 et qui est l’équivalent contemporain du droit de propriété commune des souverains précoloniaux.
[342] Sous l’angle de leur inadéquation face aux problèmes fonciers il y a continuité plutôt que rupture entre les politiques coloniales et les politiques postcoloniales. La rupture se situe plutôt dans les formes que prend la réinterprétation officielle du rapport entre loi et coutume où l’on passe d’un dualisme à un syncrétisme.
[343] Ainsi que nous l’avons vu dans le chapitre 2, la littérature spécialisée désigne de telles configurations d’acteurs par le terme de « communauté de politique publique », de « réseau de politique publique » (Muller, 2003 : 47-49), ou encore de « coalition de discours » (Hajer, 1995 : 65).
[344] Selon un responsable du WWF, cet organisme était à l’époque très présent en Afrique du Sud, or le gouvernement malgache, du fait de son orientation anti-apartheid, refusait les liens avec les organisations opérant dans ce pays (Hufty et Muttenzer, 2002 : 307).
[345] Le constat est repris lors de l'atelier d'Antsirabe: « Certains agents de l'Etat ne respectent même pas les lois; gabegie et corruption sont légion dans les services publics » (ONE, 1995: 40). Pour la corruption, voir aussi le Document stratégique consolidé du Programme environnemental II (PE2) par la partie malagasy (République de Madagascar, 1998b).
[346] Loi 97-012 du 6 juin 1997.
[347] Loi 93-005 du 24 février 1994 portant sur l'orientation générale de la politique de décentralisation, modifiée et complétée par la loi 94-039 du 3 janvier 1995.
[348] La convention est ratifiée par la partie malgache par la loi No. 95-013 du 9 août 1995 et le décret No. 95-695 du 3 novembre 1995.
[349] Ateliers de Mantasoa, 1994 (gouvernance locale); Mahajanga, 1994 (occupation humaine des aires protégées); Antsirabe, 1995 (gestion locale communautaire).
[350] Section 2 de la loi 96-025 et décret 2000-028 relatif au médiateurs environnementaux.
[351] Le document « Systèmes d’aires protégées malagasy : orientations générales sur les catégories et les types de gouvernance » propose de mettre en œuvre un scénario à plusieurs degrés de conservation, regroupant les six catégories de l’IUCN, et à plusieurs options de conservation allant de la régie directe à la co-gestion et la gestion communautaire.
[352] La procédure de création et de gestion des aires protégés ancien style est définie par la loi 2001-05 du 7 août 2002 portant Code de gestion des aires protégées.
[353] Selon S. Strange, « the dynamic character of the ‘who-gets-what’ of the international economy, moreover, is likely to be captured by looking not at the regime that emerges on the surface but underneath, at the bargains on which it is based. By no means all of these bargains will be between states » (Strange, 1982: 354).
[354] Le débat est vieux d’un siècle. La néo-marxiste Rosa Luxemburg avançait alors une théorie de l’impérialisme par la quête de nouveaux débouchés pour les produits de pays industrialisées qui fut critiquée par des auteurs comme Joseph Schumpeter qui l’expliquait par la mentalité militaire des aristocraties qui contrôlaient l’appareil d’Etat des bourgeoisies européennes.
[355] Le mécanisme de la conditionnalité repose sur une légitimation procédurale qui peut dispenser d’une justification extérieure qui transcende le système en quête de légitimité.
[356] Désormais remplacé par le consensus sur les sites de conservation qui prêtent actuellement à beaucoup de confusions et de malentendus (PE3) le consensus sur le transfert de gestion (PE2) s’était en partie substitué au consensus antérieur sur la mise en place d’un réseau d’aires protégées au sens propre du terme (PE1).
[357] Voir la dernière section et la conclusion du chapitre 2.
[358] Une conséquence des « législations projet » est que chaque acte d’application de ces lois est lui-même conditionné par l’octroi d’un financement extérieur correspondant.
[359] Dans le chapitre 10 nous avons conclu que l’élaboration d’une politique publique relative au bois d’énergie se conforme au « modèle de la poubelle » (garbage can model), à cette différence près que l’ajustement des problèmes aux solutions disponibles n’est pas le fruit du hasard, mais l’œuvre d’organismes internationaux jouant le rôle de « médiateurs » ou de « courtier politiques » (policy entrepreneurs).
[360] Les réseaux se recréent rapidement dans les nouvelles institutions. Les cultures professionnelles et ethnicités morales empêchent les individus de s'isoler de leurs entourages. Chacun est lié par des appartenances multiples face auxquelles l’éthique importée du service public n'est qu'un critère parmi d'autres (ce qui ne signifie pas qu’elle soit partout et entièrement absente).
[361] Par exemple la commune vitrine du PEDM était Ambondromamy (Ambato-Boeni). La commune vitrine du Programme Foncier National est Amparafaravola (Mangoro), celle de la GTZ Ambatolampy, etc.
[362] Le décret 2001-122 du 14 février 2001 fixant les conditions de mise en œuvre de la gestion contractualisée des forêts de l’Etat codifie le rôle de l'administration forestière dans les négociations avec les « communautés de base » (associations d’usagers). Celles-ci ne sont plus considérées comme des partenaires égaux avec un pouvoir autonome de réglementation, mais plutôt comme les délégataires de compétences définies unilatéralement et préalablement à toute négociation par le régime forestier.
[363] Nos analyses de la fiscalité forestière dans le chapitre précédent suggèrent qu’une érosion du système des prérogatives de « l’Etat forestier » n’est pour l’instant pas à craindre.
[364] Un responsable de Conservation International nous commentait en 2001 qu’un Ministère de l’Environnement et un Ministère de l’Agriculture suffisaient largement pour un pays comme Madagascar qui n’avait plus besoin d’un service forestier.
[365] De la même manière que les attributions de gestion des aires protégées furent supprimées au profit de l’ANGAP.
[366] La souveraineté juridique peut être définie comme une limitation volontaire par des acteurs internationaux autonomes de leur souveraineté empirique.
[367] Tout principe épistémologique est en dernière analyse une injonction de bonne conduite cognitive fondée sur une morale (Muttenzer, 2003 : 8).
[368] Entre 1971 et 1996, le revenu per capita a baissé de 50% (World Bank, 1996 et Roubaud, 2000). 75% de la population était considérée comme pauvre en 1996 (World Bank, 1996a: The poor are defined as those who are unable to purchase both the required food - 2100 calories per day - and the minimum non-food needs) (cité par Hufty et Muttenzer, 2002: 307).
[369] Un exemple est celui du café produit sur toute la côte est et dans le Sambirano. Madagascar produit annuellement 65 000 tonnes, à 92% de la variété robusta. Troisième produit d'exportation après la production des zones franches et les crevettes, c'est par contre le premier produit d'exportation rural, et par sa nature il est associé aux zones agro-forestières du pays. Les prix au producteur sont descendus progressivement de 8200 francs malgaches par kilo en 1995 (un prix relativement élevé), jusqu'à 1700 FMG/Kg en 2001. Or le café est essentiellement produit par des petits paysans, autosuffisants en riz mais qui dépendent de ce revenu pour leur consommation de produits de première nécessité (savon, huile alimentaire, sucre, sel, alcool). Lorsque le prix du café baisse, ils doivent vendre du riz pour pouvoir payer ces biens, réduisant ainsi leur ration de calories et protéines (Hufty et Muttenzer, 2002 : 281-82).
[370] Notre analyse de la fiscalité forestière dans le chapitre 11 suggère toutefois que les problèmes d’illégalité sont d’ordre plus structurel. Le sous financement du secteur forestier est autant une conséquence qu’une cause de la corruption forestière.
[371] Voir les chapitres 5 à 10 consacrés à des études de cas sur les transformations de la coutume traditionnelle.
[372] Selon M. Hufty et F. Muttenzer (2002 : 307), les statistiques relatives au rythme annuel de déforestation varient selon les sources, entre 128'000 hectares pour le World Conservation Monitoring Centre (Madagascar: Conservation of Biological diversity, 1998) et 200'000 - 300'000 hectares pour des chercheurs de l'IRD (Institut de recherche pour le développement, Fiche scientifique 112: Madagascar: la forêt menacée, 2000).
[373] Les forestiers insistent sur la nécessité de ne pas confondre déforestation et dégradation forestière, car ce sont des termes différents et bien définis. D’après la FAO, la forêt est une formation végétale dont la couverture représente un volume ligneux supérieur ou égal à 10 m cubes par ha. La déforestation consiste en une perte de quantité de bois (matière ligneuse). La dégradation, quant à elle, concerne plutôt l’aspect qualitatif ; elle peut résulter de l’exploitation (Bukobero et Muttenzer, 2003 : 2).
[374] Articles 8 e) et 10 c) de la Convention sur la diversité biologique de 1992.
[375] « Protected areas contain less than 10% of the world’s tropical forest and governments are unlikely to expand them significantly. While protected areas clearly have a major role to play in any conservation strategy, considerable attention must be given to what happens to biodiversity in 90% of tropical forests that are outside protected areas (CIFOR, 2004: 1).
[376] Si tel était le cas, la question se poserait de savoir si la conditionnalité de l’aide est compatible avec la résolution des problèmes publics et si le concept « d’Etat de droit » justifie de faire une distinction catégorielle entre politiques publiques (généralité de la norme et de son application, respect des valeurs majoritaires) et projets-pilotes (conditionnalité de la norme et de son application, respect des valeurs des bailleurs de fonds).
[377] En fonction des présupposés des différentes doctrines de conservation, la reconnaissance des droits locaux est parfois présentée comme une condition préalable (justice procédurale), parfois comme une conséquence (justice matérielle) de la protection des écosystèmes.
[378] La parenté entre des idéologies apparemment aussi différentes s’explique en bonne partie par un effet d’inertie sur le plan des législations domaniales et de l’organigramme administratif des Etats postcoloniaux qui en est une conséquence. Ces éthiques environnementalistes et de développement conduisent à naturaliser l’artifice du domaine forestier en l’ancrant dans leurs visions occidentales du monde.
[379] Voir les numéros spéciaux de la revue Unasylva consacrés à la foresterie et le pluralisme (no. 194, vol. 49, 1998) et à la gestion des ressources forestières communautaires (no. 180, vol. 46, 1995).
[380] Pour une critique de la réaction néo-conservatrice à la conservation intégrée, voir Wilshusen, Brechin et al., 2002.
[381] Le terme de référentiel désigne ici le contenu du programme de politique publique et sa construction sociale par les décideurs et experts en négligeant le vécu des applicateurs et destinataires.
[382] Le président de la république M. Ravalomanana a dernièrement fait savoir dans un discours adressé au président allemand qu’il souhaitait que Madagascar devienne un « pays pilote » de l’aide internationale.
[383] Les anthropologues des phénomènes religieux qualifient la coupure du réel en plusieurs compartiments étanches de « syncrétisme en mosaïque » ou de « syncrétisme par correspondances ».
[384] Les anthropologues des phénomènes religieux qualifient le métissage ou l’hybridation de « syncrétisme fusionnel ».
[385] Caractéristique que les anthropologues du droit discutent sous le qualificatif du « droit des repères ».
[386] La seule croyance en la validité de normes établies ou non selon des procédures légales, suffit selon Max Weber pour légitimer le pouvoir politique, à condition que certaines conditions initiales soient remplies : présence d’un état-major administratif, de moyens matériels de gestion, etc. (Weber, 1959 : 126-129 ; cf. aussi Luhmann, 1997 : 27-28).
[387] L’affirmation de A. Rochegude selon laquelle « le droit ne pourrait être légal que dans la mesure où il serait légitime » (2002 : 122) est donc à prendre comme un constat sociologique. Selon les points de vue éthiques que différentes cultures portent sur lui, ce droit légal légitime peut paraître juste ou injuste.
[388] Les solutions hybrides ne sont pas particulières aux politiques environnementales mais caractérisent les usages politiques du droit dans d’autres domaines : « Dans le cas présent d’une pluralité de références juridiques et d’une concurrence non institutionnellement reconnue et organisée du recours aux diverses solutions que ces droits préconisent […] les réponses que les sociétés apportent ne peuvent être que pragmatiques. Face aux contradictions possibles des solutions ou à la négation institutionnelle de certains dispositifs, l’alternative est entre une acceptation passive des contraintes ainsi produites ou le développement de stratégies beaucoup plus actives, c’est-à-dire la mise en œuvre de « combinaisons », plus ou moins avouables sur le plan officiel, plus ou moins honnêtes sur le plan social. C’est ainsi « jouer » avec ces références, avec un objectif de maximisation des gains (matériels mais aussi, et surtout, symboliques) et de minimisation des risques (en maîtrisant les règles inhérentes à de tels jeux) » (Le Roy, 1991 : 109).
[389] Selon J. Carbonnier, l’exigence d’effectivité est dangereuse lorsqu’elle mène à une caricature du raisonnement législatif, que l’on qualifie trop légèrement de sociologique : puisque la règle ne réussit pas à se faire obéir, il n’y a qu’à la changer (1998 : 151).
[390] Max Weber considérait la légalité comme l’un des fondements de la légitimité au même titre que la tradition et le charisme (Weber, 1959). Michel Alliot évoque les lois mythiques des pharaons égyptiens, les lois révélées par des prophètes monothéistes (Alliot, 1968).
[391] A Madagascar, les contrats de gestion concernent surtout les espaces forestiers et peuvent, le cas échéant, être combinés avec une procédure de constatation de l’occupation des sols dans le territoire concerné, l’objectif étant de mettre fin à « l’insécurité foncière » et à « l’accès libre de fait » en invitant des associations villageoises d’usagers d’assumer des responsabilités officiellement reconnues dans l’aménagement de paysages forestiers multifonctionnels (Bertrand, Babin et Nasi, 1999a : 41).
[392] Concernant la fonction praxéologique donc le droit de la pratique, j’ai montré dans le chapitre 1 troisième partie première section que la notion d'habitus décrit bien comment « on suit des règles » aveuglement, mais pas assez bien comment « on les suit » en accord avec une argumentation éthique ou avec un mode de penser culturellement spécifique, ce qui m’a conduit à reformuler le problème de « l’habitus », qui est celui du rapport entre règles et pratiques, au moyen de la distinction classique entre « normes primaires » et « normes secondaires », « règles de droit » et « postulats identitaires ».
[393] Les discours expliquent les habitus plutôt que l’inverse. Les approches phénoménologiques sont un préalable à une théorie des pratiques.
[394] Pour différents qu’ils soient en apparence, le pragmatisme engagé des experts de politique environnementale et le relativisme détaché des anthropologues partagent un certain dogmatisme qui les empêche tous les deux de mettre en question leurs positions. Mais puisqu’il est vain d’invoquer l’hybridation du réel – le caractère syncrétique du droit coutumier invoqué par la critique ethnographique du colonialisme (Leiris, 1969 [1950] : 87-88, 104-105) – pour critiquer des postures analytiques qui sont elles-mêmes hybrides, il nous faudra insister sur le fait que l’hybridation du réel aboutit aussi souvent dans un néo-culturalisme revendicatif que dans un dialogue interculturel démocratique.
[395] Les 500 contrats de gestion conclus depuis 1996 l’ont tous été à la demande et avec l’appui des projets d’aide internationale. D’une évaluation d’environ 350 contrats, il ressort non seulement que l’administration forestière n’a ni les effectifs ni les moyens nécessaires pour suivre des milliers de contrats d’aménagement locaux, mais aussi qu’elle tend à sectoriser la démarche pour monopoliser les financements extérieurs (CIRAD-FOFIFA/IRD, 2005).
[396] Avec cette condition, qui fonctionne comme une présomption domaniale déguisée, la « présomption coutumière » n’en est plus vraiment une puisque la propriété coutumière ne pourra être certifiée à moins qu’un projet d’aide prenne en charge la confection du plan de zonage.
[397] L’expression désigne une relation de cause à effet. Le droit légal n’est, en l’occurrence, légitime que dans la mesure où, et parce que, il n’est pas effectif. L’inapplication de la règle de droit ou sa désuétude est l’effet d’une coutume (ancestrale) puisque, sans employer une procédure légale, elle met fin à une solution juridique (le contrat de gestion) pour y substituer une autre (Lévy-Bruhl, 1981: 43).