DHDI
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La face cachée
du complexe normatif
en Afrique noire
francophone
(paru
dans : ROBERT Ph., SOUBIRAN-PAILLET F., van de KERCHOVE M. (éds.),
Normes, Normes juridiques, Normes
pénales - Pour une sociologie des frontières - Tome I,
CEE, LHarmattan, Col. Logiques Sociales, Série Déviance/GERN,
1997, 353 p
(123-138))
Etienne Le Roy,
Laboratoire d'anthropologie
juridique de Paris
Université de Paris 1
e-mail :
leroylaj@univ-paris1.fr
L'idée de complexité
est maintenant si fondamentalement associée aux sciences sociales
appliquées aux pays dits "en
développement"(Le Roy,
Dollfus,
1993) qu'il semble presque que son emploi
soit un pléonasme dans le contexte de l'Afrique noire. C'est cependant
sous un emploi légèrement différent que je tente de
traduire cette complexité en y ajoutant l'idée de la prise
en compte d'une certaine difficulté
à y aborder le champ
des normes. C'est pourquoi je fais référence, dans l'intitulé
de cet article, à l'existence, peu visible mais réelle, d'un
complexe, "construction formée de nombreux éléments
coordonnés", selon la définition qu'en donne le dictionnaire
Robert . Quant à l'usage
de la notion de norme, on peut se
réfèrer aux différentes interprétations de la
norme dans le dictionnaire encyclopédique de
théorie et de sociologie du
Droit[1](Arnaud
1988), en particulier aux usages
généraux recensés par Michel Troper et Danièle
Lochak.
Quatre emplois sont ainsi retenus
de la norme comme :
- "énoncé impératif
ou prescriptif appartenant à un ordre ou un système normatif,
et obligatoire dans ce système;"
- "signification prescriptive dun
énoncé, quelle qu'en soit la forme, et en général
de tout acte humain au regard d'un certain ordre ou système
normatif;"
- "instrument de mesure du déroulement du cours
des choses, de texture purement psychique (P. Amselek);"
- "modèle ou standard, pas
toujours obligatoire, auquel on peut se conformer dans la réalisation
d'une opération technique (par exemple, les normes préparées
par les associations professionnelles pour la production ou la présentation
d'un produit). "
Prolégomènes
anthropologiques
En anthropologie du Droit, dont le
point de vue disciplinaire est retenu dans cette communication, la transposition
de ces emplois rencontre de nombreuses difficultés dont je me suis
fait l'écho en 1988 lors de la
rédaction du
dictionnaire
(Le
Roy 1988,
269-271) mais qui m'apparaissent encore
plus vives sept ans après. Pour synthétiser mes arguments,
et en faisant l'économie de longs développements, une
démarche interculturelle comme celle de l'anthropologie, se donnant
pour consigne de toujours rapporter l'étude des phénomènes
juridiques aux logiques sociales et aux visions du monde qui déterminent
le Droit, bute sur un paradoxe. Ce qui est tenu pour "le Droit" en Europe
est ignoré plus au sud sans que "l'hypothèse du non-Droit"
soit recevable. Ainsi, le positivisme de la tradition occidentale apparaît
comme un obstacle formidable à affronter. Là où nous
postulons l'unité du Droit, sa spécificité
irréductible et la possibilité de découvrir un ordre
juridique englobant sous le principe de la hiérarchie des
normes
(Chevalier, 1983), l'Afrique noire animiste nous oppose
le démenti le plus flagrant. Selon des observations maintenant assez
généralisées, tout, dans ce type de civilisation, est
pensé en termes "multiples, spécialisés et
interdépendants". Ainsi en va-t-il du Droit comme de tout autre
système de pensée ou d'action. Le pluralisme juridique qui
est, dans la tradition juridique civiliste, une sorte d'impensable et dans
les travaux anglo-saxons largement impensé, se révèle
le cadre "normal" de la socialisation et de la juridicisation au sud du
Sahara.
Il n'est pas dans mon propos d'expliquer
les raisons de telles difficultés, ce qui nous ménerait en
particulier à l'origine des idées juridiques modernes et à
analyser systématiquement la réorganisation des visions du
monde dans les traditions issues respectivement de la Réforme et de
la Contre-Réforme. Pour en rester à la question du complexe
normatif en Afrique noire, qui est déjà une énorme question
couvrant une grande diversité de situations, il faut se souvenir,
sans excès de culpabilité rétrospective, que les
colonisations (française, belge, britannique ou allemande) justifiaient
l'oeuvre coloniale par un devoir de civilisation impliquant de faire
bénéficier des peuples dits retardés des bienfaits de
la modernité. De ce fait, la généralisation du Droit
moderne relevait de ce que Kipling appelera "le fardeau de l'homme blanc".
Si, pour des raisons de politique indigène, les objectifs initiaux
devront céder à plus de réalisme et aboutiront à
un très large dualisme juridique jusqu'aux périodes des
indépendances, un lecture "moderne" des
expériences
précoloniales va peser et continue à peser sur l'approche,
l'analyse et l'interprétation du complexe
normatif.
Lorsqu'on étudie la manière
selon laquelle a été introduit le Code Napoléon au
Sénégal (Le Roy 1994), par larrêté du 5
novembre 1830, ou en reconstruisant la genèse du Droit coutumier dans nos anciennes
possessions d'Afrique (Le Roy,
1984)
entre 1902 et 1939, on bute constamment sur un mode de présentation
des relations entre les expériences juridiques du colonisateur et
des colonisés que l'anthropologue indianiste Louis Dumont a
dénommé "le principe de l'englobement des contraires" (Dumont,
1983). Si, dit-il, toutes les
sociétés sont construites sur le principe de la hiérarchie,
les sociétés européennes de la période moderne
ont voulu y déroger pour reconstruire le lien social (on parlera
plutôt de contrat social) sur la base de l'égalité par
l'uniformité des statuts. Cette option individualiste suppose toutefois
de réduire un paradoxe : postuler l'égalité dans un
cadre sociétaire nécessairement associé à
l'idée de hiérarchie. Pour ce faire, notre culture a
élaboré ce principe de l'englobement des contraires. Au nom
de l'égalité, on englobe toutes les expériences dans
une catégorie supposée commune mais on réintroduit la
hiérarchie en considérant "les autres" comme le contraire de
soi, un soi naturellement supérieur selon le privilège de la
raison ou du progrès
matériel. Appliqué
à la vie juridique, ce principe "explicatif", suppose que les Africains
ont une conception unitaire, spécifique et ordonnée du Droit
mais que le Droit coutumier est le contraire du Droit positif, chacun des
attributs du Droit coutumier étant le décalque
inversé[2]
des qualifications positives associées à l'expérience
du colonisateur.
Cette "philosophie du Droit" colonial
a trois incidences.
1° Elle ignore et récuse
la prise en compte positive de la notion de "coutume", poursuivant en cela
les précédents français de la fin de l'époque
féodale en matière de rédaction puis de codification
des coutumes.
2°, En décrètant
lintroduction du code civil sur le territoire sénégalais,
puis sur l'ensemble des territoires soumis à sa juridiction, la
colonisation a opéré un transfert juridique qui nest
resté quapparent
car dans la pratique
la réception n'a jamais été réelle, faute
d'indigénisation. En effet, durant tout le XIX° siècle,
si on prend pour exemple les mariages, le faible pourcentage de mariages
légitimes sopposait aux "mariages à la mode du pays
que pratiquaient tant les mulâtres que les colons. Dautres exemples,
en matière foncière ou administrative de nos jours, peuvent
illustrer cette non réception du code civil et de la pensée
juridique qui l'accompagne, malgré l'apparence des textes publiés
aux Journaux officiels. . Ainsi, ce transfert surtout imposé par
lordre colonial aboutit à lheure actuelle à une
situation schizophrénique : 90 à 95% des populations
ne peuvent se reconnaître dans le droit officiel, donc faire
reconnaître leurs coutumes comme ayant valeur obligatoire et, ainsi,
ne savent plus à quel saint se vouer !
3° La politique juridique officielle
va à lencontre de la tradition culturelle africaine pluraliste.
Elle la déséquilibre sans substituer un principe d'ordonnancement
qui puisse faire
autorité[3]. En effet
cette politique juridique ne valorise quun fondement ,
légal, le droit des codes,
alors que la tradition africaine
est plurale et qu'il faut trois pierres de foyer pour faire la cuisine,
un homme, une femme et un enfant pour faire une famille, trois instances
pour faire la société, etc. Bref, en Afrique noire animiste,
le Droit est explicitement tripode. Il repose sur "trois pieds". Outre quelques
normes générales et impersonnelles équivalant à
nos règles juridiques mais toujours appelées à titre
subsidiaire, la vie juridique y est organisée sur la base de modèles
de conduites et de comportements, constitutifs de la coutume et de systèmes
de dispositions durables, des habitus où "dire c'est faire", et où
faire est l'expression d'un "droit
pratique"
(Hesseling,
Le Roy, 1990).
Ce sont donc ces trois fondements
du Droit qui constituent le complexe normatif en Afrique (mais aussi dans
d'autres traditions, comme nous lexpliquerons plus loin). Un tel complexe,
obéissant bien à des principes d'organisation, n'est cependant
connu et commenté que pour ce qui concerne le Droit officiel que nous
hésitons à qualifier de positif. Car il ne construit
quune très faible part des rapports au Droit. Il nest
que la part émergée de la vie juridique, les neuf-dixième
de
l'iceberg[4] normatif
restant cette "face cachée" qui va nous retenir dans la suite de cette
communication.
Comment, cependant, analyser cette
dimension de la vie juridique par rapport aux définitions
générales que nous avons dégagées dans l'introduction
? Est-ce de l' infra-normatif, des "standards non obligatoires" parce que
non sanctionnés par l'Etat ?
Ou n'est-il pas un système normatif à part entière,
ensemble d'énoncés impératifs ou prescriptifs appartenant
à un ordonnancement
infra-étatique, populaire, mais plus légitime que l'ordre
juridique officiel ?
L'hypothèse infra-normative
: le Droit africain comme ensemble de modèles de conduites et de
comportements sanctionnés principalement par la pression sociale.
On doit ici distinguer entre deux
définitions du modèle. Il y a ,d'une part, les modèles
de conduites qui renvoient à des standards de
comportements et, d'autre part,
les modèles logiques
qui sont la représentation simplifiée mais globale d'un
phénomène ou d'un système. Pour comprendre la place
et le rôle des standards de comportement dans la vie juridique, il
faut mieux apprécier le modèle logique qui le soustend et qui
inscrit dans la sphère du Droit les modèles de conduites en
les juridicisant.
Modèle
logique : le droit
tripode
Reprenons, en les détaillant
quelque peu, les trois fondements qu'en anthropologie nous tenons pour "les
pieds" du Droit.
Il faut distinguer ici l'emploi du
terme norme comme "instrument de mesure du déroulement des choses"(sens
3). Il s'agit donc d'un processus, aspect dynamique, s'appliquant à
des comportements dits juridiques et dont il s'agit d'apprécier la
conformité.
A ce point, la difficulté
fondamentale tient à la qualification de "juridique". Pour faire
l'économie d'une définition exhaustive du Droit, on postule
d'abord que le Droit est formellement "mise en forme des luttes et consensus
sur le résultat de ces luttes", selon une définition de Michel
Alliot. Le Droit est ainsi facteur de socialisation et de pacification,
"constatant, selon l'heureuse formule du doyen Hauriou, des armistices
sociaux".
Substantiellement ou axiologiquement,
on peut y ajouter l'idée de "reproduction" que j'extraie de la
définition suivante de Pierre Legendre: "le Droit est l'art dogmatique
de nouer le social, le biologique et l'inconscient pour assurer la reproduction
de l'humanité".
Ma démarche comparative,
spécialement pour ce qui concerne les fondements anthropologiques
des droits de l'homme
(Le Roy, sous presses), m'autorise à considérer
que, de manière générale, la socialisation des êtres
humains dans la perspective de reproduction de l'humanité peut
s'opérer fondamentalement
par les lois et les codes
qui réunissent et ordonnent des règles prescriptives,
générales et
impersonnelles, par les
coutumes qui expriment et condensent
des modèles de conduites et de comportements, et enfin par les
habitus qui sont, dans la
définition de Pierre Bourdieu,
des "systèmes de dispositions durables", plus ou moins
ritualisés[5]. Selon
nos hypothèses anthropologiques, ces trois référents
sont présents dans toute
société mais avec
des montages et des combinaisons différents. Seule la tradition
occidentale a organisé ces
réponses en "ordres" juridiques hiérarchisés,
organisés autour de trois sources, la loi, la jurisprudence (ou
précédents en common
law) et la doctrine.
Le tableau
suivant synthétise la
relation entre les trois fondements du Droit (en majuscules) et ses trois
sources (en minuscules) dans la conception occidentale moderne.
COUTUME
Loi-REGLES
HABITUS
Doctrine
Jurisprudence
° La formule
occidentale fonctionne suivant un principe d'englobement , la norme légale
absorbant, sauf en matière familiale (modèle du "bon père"
de famille) dans le Code civil, les modèles qui eux-mêmes faconnent
les "usages", c'est à dire, les habitus. Ces trois fondements
s'emboîtent comme les poupées gigognes suivant un ordre
hiérarchique qui ne laisse à voir que la dimension légale
du Droit. Ces règles peuvent être interprétées,
suivant la variante latine, dans
la forme de la codification et, suivant la tradition
anglo-saxonne, par l'intermédiaire des précédents
juridiques et de la science
du Droit ou jurisprudence.
°
La
formule africaine fonctionne en privilégiant des modèles de
conduites et de comportements, combinés avec des habitus
et faisant appel exceptionnellement
et dans des contextes de grande tension ou d'appel à l'autorité
souveraine, à des règles ou principes généraux
et impersonnels. Chaque groupe construit au jour le jour son modèle,
sa coutume, qui s'exprime à travers les légendes, les mythes,
les proverbes et chaque individu définit son comportement en fonction
de sa place et de son rôle (donc de son statut) dans la reproduction
du groupe. Chaque individu appartenant dès sa naissance à au
moins trois groupes (les lignages de ses parents, sa famille de naissance
et sa classe d'âge), relève donc de trois coutumes différentes
qu'il faut rendre complémentaires et interdépendantes, en
particulier par les habitus. Les
habitus sont propres à chaque collectif, qui est plus souvent un groupe
"stratégique" ou "problématique" (construit autour d'un enjeu
à maîtriser ou d'un problème à résoudre),
suivant l'âge, le sexe, ou le domaine d'activité. Les principes,
peu nombreux, sont mobilisés en cas de sanction ultime et après
avoir remonté toute la filière du règlement des
conflits.
Remarquons enfin qu'outre les deux
formules combinatoires des trois fondements du Droit que nous venons d'esquisser,
d'autres solutions ont été expérimentées dans
d'autres traditions. Le tableau ci-dessous en offre un
résumé.
TRADITION |
1° FONDEMENT |
2° FONDEMENT |
3° FONDEMENT |
Occidentale |
Règle |
coutume |
habitus |
Animiste |
Coutume |
Habitus |
Règle |
Confucéenne |
Habitus |
Coutume |
Règle |
Musulmane |
Règle |
Habitus |
Coutume |
Applications
pratiques
Si le signe diacritique du Droit
peut être associé à la sanction, constatant et assurant
son caractère obligatoire, l'hypothèse d'infra-normativité
du dispositif animiste africain ne peut être
infirmée qu'en
dégageant l'existence de sanctions spécifiques dans le cadre
de la mobilisation des fondements du Droit. Cette hypothèse
vérifiée nous permettra alors de sortir la question du Droit
de celle du monopole étatique exercée sur le champ normatif
et la nature de la sanction du champ judiciaire officiel.
Rappelons seulement pour mémoire
que cette hypothèse d'infra-normativité m'est
"suggérée" par le titre donné à mon intervention
par les organisateurs dans le programme de ce séminaire. Cette
hypothèse correspond à un certain état des connaissances
formulé dans le cadre de ces pensées modernes dont nous avons
appris à nous méfier au début de cette
communication.
Pour illustrer l'existence d'une
justice sans juges et d'une sanction extra-juridictionnelle, je ne prendrai
que deux exemples, illustrant deux figures de justice et de Droit dans deux
sociétés sénégalaises aux structures socio-politiques
contrastées.
° La
première société est celle des Diola de Casamance où
j'ai travaillé en 1979. Elle relève d'un type "anarchie
ordonnée" que je préfère caractériser comme "une
polyarchie diffuse". Il n'y existait aucune figure d'autorité centrale
et si certains sous-groupes, tels les Bandial
(Snyder,
1973),
connaissaient l'institution du "roi-prêtre"
(euwi), il est la manifestation de la relation entre le visible
et l'invisible, donc une figure de sacralité plutôt que
d'autorité. L'essentiel de l'organisation sociale est structuré
autour de larges concessions familiales réunies en quartiers (puis
en villages administratifs) sous le regard du patriarche (le doyen parmi
les ainés). Les institutions cardinales sont le conseil des anciens,
l'initiation dans le bois sacré, l'arbre à palabre et la coutume.
Cette coutume m'a été présentée comme "les
manières de dire les manières de faire, qui nous viennent de
nos ancêtres et telles que nous les pratiquons maintenant (Le Roy,
1984)
. Sans approfondir le commentaire, on remarque les différences
significatives entre cette défnition
et celles des manuels juridiques.
Si la répétition et l'idée de consensus sur le sens
de la norme sont appliquables, la coutume diola n'est pas spécifiquement
tournée vers le passé car les enseignements des ancêtres
sont passés au filtre des exigences
contemporaines.
Dans ce type de société,
la répression des actes déviants n'a pas besoin d'une juridiction
spécialisée pour être assurée. Dans la double
perspective de la socialisation des individus et de la reproduction des formules
communautaires d'organisation, l'objectif de mobilisation d'une sanction
s'inscrit dans un processus à triple détente, pédagogique,
prescriptif puis sanctionnateur. C'est ce que les Diola dénomment
le triple avertissement.
Le premier avertissement est donné
par l'ainé qui a observé un acte déviant, acte qui peut
tenir à la seule ignorance du modèle de conduites et de
comportements attendu par tel groupe dans tel contexte. Cet avertissement
prend la forme d'un "conseil amical" qu'on doit prendre au sérieux
pour conformer sa conduite au modèle attendu.
Si toutefois l'individu persiste dans sa déviance,
il est convoqué, de nuit, sous l'arbre à palabre par le patriarche.
Celui-ci rappelle le modèle et les conséquences, pour le groupe,
de la déviance puis il l'avertit solennellement:
"gnigni", c'est interdit. Ce
deuxième avertissement est aussi le dernier exprimé oralement.
Car si l'individu maintient sa conduite
scandaleuse, il trouvera devant chez lui, comme troisième avertissement,
le signe de sa condamnation à mort. S'il ne s'était pas sauvé
immédiatement, il était traditionnellement assommé et
son corps jeté dans une termitière. Maintenant, c'est l'ostracisme
qui le frapperait.
° Les Wolof
du Cayor nous offraient des solutions différentes d'une organisation
sociale fondée sur le
communautariste
(Le
Roy, 1974). Le modèle des polyarchies est ici ordonné, depuis
le milieu du XVI° siècle, autour d'une figure centrale, le souverain,
impliquant une administration spécialisée, une armée
de métier et des juridictions à chaque échelle de la
stratification sociale. Ainsi, si le
bur, souverain, est encore associé à l'image d'un
"porte bonheur" et continue à être l'intermédiaire entre
le visible et l'invisible, le dispositif juridique et judiciaire y est plus
formalisé, sans qu'il soit l'apanage ou le monopole du souverain.
Celui-ci n'intervient qu'en dernier
ressort et comme une exception
qui confirme le principe que le conflit doit être réglé
dans le cadre du groupe qui l'a vu naître, en particulier
"cii biir u keur", dans le ventre
de la maisonnée. En effet, la justice est d'abord familiale, c'est
celle du borom keur,
responsable-représentant de la maisonnée. A une deuxième
échelle, la justice est intercommunautaire, entre familles au sein
du village, entre gens d'une même corporation professionnelle ou
spécifiques aux communautés de femmes, de pasteurs etc. Enfin,
la justice du souverain, localement représenté par des "missi
dominici", les Kangam, a pouvoir
de vie et de mort, traitant sans appel les rares différents qui sont
attraits devant elle en raison de leur caractère politique ou de leur
qualification criminelle.
Ajoutons enfin qu'à ces trois
juridictions "exotériques", une organisation ésotérique,
de type confrérique, venait superposer le poids de l'invisible sur
la sanction de la déviance. Les actes de sorcellerie étaient
particulièrement traités dans ce type de juridiction
confrérique, largement développé dans les civilisation
bantu d'Afrique centrale.
Fortement nimbée de
sacralité sans être religieuse, valorisant des principes de
morale sociale tout en étant sanctionnatrice, cette conception de
la justice met en oeuvre un Droit qui est conçu "hors la
loi"(Le
Roy,
1995) et hors de l'Etat. C'est cette dernière
hypothèse que nous allons enfin confirmer.
L'hypothèse
infra-étatique: un Droit
commun populaire en voie d'émergence
L'Etat est doublement étranger
aux Africains, d'une part en raison de son exogénéité,
d'autre part en relation avec son étrangeté au regard de leur
vision plurale du monde et de leur modèle "polyarchique". Si donc
les Africains ont dû composer avec lui en le domestiquant, ce "taming
of Leviathan" (Le Roy, 1995b), ils se sont
efforcés surtout d'en
contourner les dispositifs s'ils ne pouvaient bénéficier de
ses prébendes ou de ses dépouilles.
Un nouveau Droit est donc en train
de naître en Afrique. C'est au moins ce que Michel Alliot (Alliot1980)
et dont on va poursuivre la lecture dans cette dernière rubrique en
examinant successivement le
contexte des cultures communes en émergence et les solutions qui y
prennent progressivement forme.
Cultures
communes et Droits de la pratique.
Je résume ici une série
de travaux s'étirant sur une quinzaine d'années où j'ai
tenté d'induire des observations particulières selon des
propositions de portée de plus en plus
générale.
- Je considère tout d'abord
que la fameuse opposition tradition versus modernité, pont aux ânes
de toutes les études sur le développement, a été
dépassée, dans les faits, par les Africains. Ils ont ainsi
démontré magistralement par leurs actes que des
oppositions tenues pour
indépassables ou des contradictions ingérables sont le produit
d'illusions plus ou moins sciemment entretenues pour justifier un certain
type de modernisation, par occidentalisation.
- Dépassant l'hypothèse
d'une "transition juridique ou institutionnelle", que je juge d'inspiration
évolutionniste et ethnocentrique mais qui continue à avoir
les faveurs de la Banque mondiale, je considère que les Africains
sont à la fois dans leurs traditions et dans la modernité,
ni l'une ni l'autre n'offrant de solutions à l'ensemble de leurs
problèmes de vie en société. Pour y répondre,
et après avoir "bricolé" des montages de solutions de plus
en plus efficaces, ils ont exploité
l'entre deux, cet espace
potentiellement important entre "tradition" et "modernité", sur la
base de cultures communes et de pratiques métisses.
- Ces cultures communes, d'envergure
nationale sans être nationalistes ou étatistes, sont issus de
ce creuset très particulier, le processus de modernisation, qui a
laissé, surtout à la suite des programmes d'ajustement structurel,
plus de perdants que de gagnants au "grand jeu" du
développement. Les processus
de démocratisation y ont ajouté des valeurs de responsabilisation
et d'autonomisation qui font
de ces nouvelles cultures un support de comportements juridiques
néo-coutumiers.
Ce qualificatif néo-coutumier
a pour objet de désigner une des formes du métissage entre
cultures endogènes et exogènes pour produire un Droit
contemporain qu'on approfondira
dans le paragraphe suivant. Mais,
ce qui est décisif, c'est l'inspiration réaliste, pragmatique
et tournée vers le futur de ce "droit de la pratique" à
l'état naissant.
En effet, les dispositifs
hérités de la coutume ou du Droit colonial ne peuvent servir
de référence incontestable. Au mieux, ce sont des repères
pour l'action. Dans ces situations ouvertes et nouvelles où, en reprenant
la formule d'Hauriou, "les armistices sociaux" doivent être
négociés avant d'être juridiquement constatés,
où les solutions ne peuvent résulter que de compromis, "mise
en forme des luttes"selon Michel Alliot, le droit de la pratique, fondé
sur un ordonnancement social fondamentalement
négocié, aura un
rôle déterminant. Ce rôle peut être positif s'il
s'ouvre effectivement aux valeurs sociétaires et aux mécanismes
d'échange qui réintégreront l'Afrique dans le concert
des nations. L'autre hypothèse, négative, serait une
hypothèque grave pour l'avenir de l'Afrique en survalorisant les
particularismes, l'ethnicité et finalement en justifiant les formes
d'exclusion, de marginalisation, voire de
génocide...
Deux
formules de syncrétisme
sont possibles, l'une "pragmatique", l'autre plus "savante".
Ces deux formulations différentes
de ce droit de la pratique apparaissent en mettant en évidence des
supports propres (oralité ou écriture) mais aussi des standards
de comportements parfois divergents.
° Le modèle
le plus répandu, au moins en milieux urbains, associé à
une économie de survie, à l'art de la débrouille après
la dévaluation du franc CFA en janvier 1994, s'inscrit dans une vision
"coutumière" du monde mais un monde qui a tant
changé qu'il en a perdu
ses repères identitaires et institutionnels. De ce fait, des solutions
coutumières sont réinterprétées, parfois avec
bonheur, parfois de manière inquiétante.
- Un exemple de cette
réinterprétation positive nous est offert par Kafui Adjamagbo
traitant de l'émergence d'un droit successoral néo-coutumier
à Lomé, capitale du Togo
(Adjamagbo, 1990).
Le législateur togolais a,
pour l'application du dispositif
successoral du code de la famille et de la personne, réservé
l'application du Droit moderne aux seuls sujets de droit ayant fait une option
explicite en faveur du code. Nul
ne s'étant préoccupé d'opter, le droit coutumier
restait appliqué pour
l'ensemble des successions durant les années quatre-vingt. Pourtant,
ce droit pratique est en innovation remarquable, en empruntant au Droit moderne
des solutions opportunes (recours au testament, enregistrement devant notaire,
recours aux conseils de famille...). Ainsi, la matrice endogène a
été innervée de l'intérieur, autorisant un processus
d'appropriation de la modernité.
- Un exemple plus inquiétant
est présenté par Cyprian Fisiy (Fisiy, 1990) et concerne le
traitement judiciaire de la sorcellerie au Cameroun. Le refus par le colonisateur
de prendre en considération la diversité des formes de recours
à la sorcellerie, au plus simple la magie blanche, protective, et
la magie noire, destructive, a abouti à traiter en criminels les
féticheurs et devins qui s'employaient à protéger les
Africains des sorciers. Ces attitudes ont laissé sans défense
ces populations et ont donné à certains
politiciens l'idée d'user
des croyances magiques pour soutenir leurs campagnes politiques, au risque
d'une confusion entre compétition politiques et pratiques de sorcellerie
et d'une dénaturation de l'arène étatique.
° Un modèle
plus "savant" peut être mis en oeuvre. Il est dit savant parce qu'il
recourt à l'écrit, à une connaissance des institutions
officielles et à une capacité de manipuler les acteurs et les
administrations. Les stratèges en sont des "éduqués",
géomètres ou infirmiers, anciens fonctionnaires ou universitaires
reconvertis dans le négoce. Les travaux de Monique Bertrand pour les
villes du sud malien
(Bertrand,
1990)) ou de Catherine Goislard pour
la ville de Banfora au Burkina Faso (Goislard, 1993) montrent que ce sont
en particulier les commissions d'attribution des lots urbains qui sont le
lieu de ces innovations et de ces adaptations, parfois remarquables
d'ingéniosité. A Banfora, par exemple, la filière "normale"
d'attribution, répondant aux exigences de la réorganisation
agraire et foncière (RAF) de 1984, a été
détournée au profit de deux autres filières, l'une
officielle mais "hors normes", l'autre officieuse et "hors administration",
de type néo-coutumier.
En
conséquence, on voit émerger des solutions juridiques et
judiciaires qui relèvent d'un véritable pluralisme qu'il s'agit
maintenant d'organiser institutionnellement si l'Afrique veut s'inscrire
dans l'exigence de l'Etat de Droit. Si ce pluralisme fait l'objet d'un
début d'expérimentation avec des politiques de
décentralisation administrative
plus ou moins adaptées, c'est la justice qui reste l'enjeu
majeur de l'innovation. Cette justice que je qualifie d'"impuissante" dans
un ouvrage à paraître
(Le
Roy, Karsenty, Bertrand, 1996), doit être révolutionnée,
au sens de la mécanique et par un retour à une conception plus
polyarchique et moins professionnalisée que ce qui apparaît
dans la justice étatique. Le titre du rapport que j'ai préparé
pour la conférence des ministres francophones de la Justice du Caire,
en octobre 1995, "Oser le pluralisme judiciaire", est tout un programme que
je me garderai bien de détailler ici dans l'attente de connaître
les réactions qu'il aura suscitées. La réforme de l'Etat
africain est dans toutes les têtes. Plutôt que de prétendre
se passer d'Etat, on doit apprendre à
l'indigéniser[6] et donc à le soumettre à
l'actuelle vision, métisse, du monde africain, tel qu'il résulte
de l' histoire pluri-millénaire de ce continent.
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[1]
Ce dictionnaire, dit dictionnaire
d'Eguilles, contient quatre principales
entrées de la notion de norme : norme en général,
norme en anthropologie du Droit, norme en sociologie du Droit, norme en
théorie du Droit. Malgré de larges
convergences, on relève,
selon les champs disciplinaires, des usages spécifiques qui doivent,
lors de chaque emploi, être indiqués.
[2]
Entre autres applications, notre analyse du droit foncier coutumier, in
.Le Bris, Le Roy, Leimdorfer, 1982
[3]
Or, selon Hobbes, "c'est
l'autorité, et non la vérité, qui fait le Droit".
[4] Selon une image osée pour
ce continent où il fait si chaud.
[5]
Dans la tradition confucéenne qui préfère le rite (li)
au Droit (fa), l'auto-discipline
et l'apprentissage des habitus sont à la
base de la
socialisation.
[6]
Lindigénisation de lEtat a fait lobjet dune
rencontre scientifique organisée par le groupement
dintérêt scientifique GEMDEV (Paris) avec la participation
du Conseil Africain pour le Développement des Sciences Sociales de
Dakar et de lAssociation Canadienne des Etudes Africaines, en mai 1995.
Ses résultats feront lobjet dun cahier du GEMDEV à
paraître en 1996.