Communication au colloque de Dakar, juillet 1998

sur le thème de l’Etat africain, en l’honneur du professeur Géard Conac

 

En dévidant la pelote de Pénélope

Quelques conditions à réunir en vue

de l'instauration d'un Etat plural

en Afrique francophone

Etienne Le Roy

Université de Paris 1

Laboratoire d'anthropologie

juridique de Paris

leroylaj@univ-paris1.fr

 

 

 

Pour faire le bilan des résultats accumulés par un programme tricontinental réunissant le GEMDEV, le CODESRIA et l'ACEA, j'avais, en 1996, dans le volume 61 de Politique africaine consacré au "besoin d'Etat", choisi de m'inscrire sous la référence à l'Odyssée. De la même manière qu'Ulysse retour de Troie, l'Etat moderne a déjà fait en Afrique "un long voyage", parsemé d'embûches. Décrire ces embûches et les difficultés qui en résultèrent pour les Africaines et les Africains est le lot quotidien de la science politique, non sans naïvetés si on ne s'interroge pas sur le sens de cette navigation, sens à la fois comme direction et comme signification.

En poursuivant et en approfondissant ces analyses, après avoir élucidé la trajectoire de l'Etat en Afrique dans la longue durée, le chercheur est amené à s'interroger sur le sens de cette histoire-là. Serait-elle pure et simple reproduction des scénarios européens, nord-américains ou asiatiques ? Ou la période n'imposerait-elle pas, en dépit des apparences et des conditionnalités des politiques d'ajustement, des adaptations beaucoup plus fortes signifiant à terme l'émergence de solutions neuves ?

C'est là où la métaphore du tissage de Pénélope, l'épouse d'Ulysse, prend sa place. Pressée par les prétendants à sa main (et au trône d'Ithaque) à se choisir un mari parmi eux, Pénélope réserva son choix jusqu'à ce qu'elle ait terminé de tisser le grand suaire de son beau-père, Laërte, indispensable aux cérémonies funéraires quand il serait mort. Défaisant la nuit ce qu'elle tissait le jour, pour retarder l'échéance et dans le secret espoir du retour d'Ulysse, Pénéloppe semblait ainsi devoir éternellement dévider sa pelote.

Il en est apparemment de même pour les élites africaines en matière d'Etat. Elles semblent défaire le jour dans les espaces du pouvoir "moderne" les solutions et régulations plus consensuelles qui sont négociées la nuit dans les "palabres", sous les verandas, par l'intermédiaire des parents, de clients ou de confrères. L'opposition entre le pouvoir du jour et le pouvoir de la nuit peut avoir, on le sait, plusieurs sens, en particulier si on associe au monde de la nuit le pouvoir de la voyance et de la sorcellerie. Je n'en retiens ici, au moins provisoirement, que l'idée d'une sorte de déni schizophrénique de la dimension "nocturne" et obscure de la régulation sociale par le pouvoir moderne. Je n'entend pas, ce faisant, plaider pour un retour à une phase antérieure d'organisation de la société, et selon un rève d'archaïsme ou d'éloge de l'état de nature. Je souhaite plutôt rappeler que, comme toutes les sociétés contemporaines, l'Afrique est complexe et que cette complexité induit des exigences conceptuelles et institutionnelles originales, peut-être décapantes, mais dont la prise en compte est indispensable si on entend favoriser l'entrée de l'Etat africain dans le troisième millénaire de manière opportune.

Mon propos étant ainsi mieux précisé, je puis revenir aux résultats des recherches tricontinentales sur l'actualité de l'Etat en Afrique, "entre indigénisations et modernités". Dans notre analyse, trois besoins ont été progressivement observés. Remarquons, avant de les détailler, qu'ils émergent à des échelles différentes, sont "portés" par des acteurs dont les rôles ou les intérêts sont spécifiques et selon des logiques (ou rationalisations pour l'action) qui peuvent être conçues de manière non contradictoire. Ces trois besoins d'Etat ne sont donc pas nécessairement en situation de concurrence, même si l'attribution des moyens financiers pour y répondre suppose des arbitrages délicats. L'un des défis de ces recherches sera ainsi de les rendre effectivement complémentaires. Car c'est là où le bât blesse, leur traitement supposant de prendre en considération de manière "totale" ou "holiste" des facteurs et des corrélations qui sont réparties dans des "boites" disciplinaires différentes (politique, droit, économie, idéologie...) et qui supposent un changement de temporalités et de méthode de traitement qu'illustre la référence maintenant classique à la mondialisation et sur laquelle nous reviendrons.

C'est donc par la manière de poser les questions neuves que des réponses opportunes pourront être trouvées, ce qui explique que les données descriptives n'ont rien d'original pour les familiers de l'Etat africain. Nos trois besoins sont en effet successivement :

- la recherche d'une efficacité du dispositif institutionnel, rendue incontournable par les conditionnalités des politiques d'ajustement structurel énoncées à l'échelle internationale et qui a été rendue par la formule bien connue du président Abdou Diouf en 1984, "moins d'Etat mais mieux d'Etat";

- l'exigence, à l'échelle nationale, d'une légitimité du régime en place, qu'elle résulte d'un coup d'Etat, d'une procédure de ratification d'un chef d'Etat reconduit ou d'élections pluralistes et concurrentielles, la question de l'éventuelle illégitimité des gouvernants paraissant d'autant plus délicate à apprécier que des chefs d'Etat désignés comme illégitimes au début des années "90" (Bénin, Madagascar...) sont revenus au pouvoir au terme d'un processus démocratique et de campagnes éléctorales on ne peut plus satisfaisantes selon les critères de l'Etat de Droit;

- enfin, et principalement à l'échelle locale, le souci d'une plus grande sécurité des personnes et des biens mais d'abord des personnes dans leur intégrité physique, dans leur liberté intellectuelle, dans la possibilité d'accéder aux savoirs comme aux avoirs dans une société "transparente et ouverte".

Selon le diagnostic que nous en faisons, la prise en compte des besoins d'efficacité, de légitimité et de sécurité ne peut être assurée que par un modèle d'Etat africain intégrant la complexité et donc, selon nos analyses, non seulement pluraliste comme nombre d'Etats tendent à le devenir mais construit selon un modèle plural, de portée "trans-moderne".

Pour avancer dans cette perspective et l'évolution actuelle de notre programme nous conduisant à privilégier les échelles nationale et locale de la transformation du modèle étatique, nous étudierons comment une efficacité peut être associée à une plus grande légitimité puis à une meilleure sécurité avant d'en tirer, dans un troisième et dernier point, quelques conclusions plus opérationnelles.

La recherche d'une efficacité de l'Etat par une plus grand légitimité

En Afrique, la légitimité peut être une condition de l'efficacité de l'Etat sous trois aspects.

1° - La légitimité est une condition de la bonne gouvernance. Comme le montre Michèle Leclerc-Olive à propos du Mali, "la légitimité est une propriété partiellement transitive et (...) un des modes possible de légitimation de l'Etat est la congruence entre les procédures décisionnelles d'instances déjà reconnues comme légitimes localement et les procédures délibératives du système étatique". La notion de transitivité est ici utilisée dans un sens logique. Elle permet d'exprimer une relation entre les éléments A et C par l'intermédiaire de B et ainsi d'identifier les diverses associations entre figures de chefs, détenteurs de fonctions ou héros fondateurs. En inscrivant l'acteur politique dans les diverses phases de l'histoire africaine , voire même d'acteurs étrangers, le processus de transitivité permet d'augurer voire d'inaugurer un phénomène mystérieux et qu'on désigne sous le nom de "bonne gouvernance".

Dans le cas de l'Ouganda, Gérard Prunier décrit ainsi les raisons de la réussite du chef de l'Etat où on peut associer la figure du Président Museveni à l'héritage colonial comme à celle de la chefferie du royaume Ganda : "cela implique un leadership honnête, une démocratie pratique (droit d'association, sécurité, liberté de la presse) combinée avec une certaine poigne et un système qui reflète démocratiquement les tendances lourdes de l'opinion sans être déstabilisée par des particularismes ethniques ou régionaux".

On peut également en déduire que pragmatisme et métissage culturel sont les deux mamelles de la bonne gouvernance, l'art du mélange dépendant cependant des conditions locales et le "coup de main " du chef, tel un grand cuisinier, ayant un effet essentiel dans la réussite. L'échec de certains leaders tels les présidents Zafi ou Soglo montre qu'il ne suffit pas d'être un intellectuel, une figure morale ou un ancien fonctionnaire de la Banque mondiale pour réunir les conditions d'une certaine légitimité ou pour en pérenniser l'influence.

2° - En effet, outre la référence à la bonne gouvernance, la légitimité doit toujours être associée à une autre notion, celle d'autorité. Le juriste et le politiste devraient toujours se souvenir de l'aphorisme de Hobbes, "auctoritas, non veritas, facit ius". Si c'est l'autorité et non la vérité qui fait le Droit, c'est parce que le Droit, selon une définition forte de Michel Alliot, est "mise en forme des luttes et consensus sur le résultat des luttes" et que l'auctor est celui qui va exprimer ce consensus par le projet de société qu'il met en oeuvre. Tel un bon berger sachant guider son troupeau vers les verts pâturages, le chef de l'Etat doit prévenir et guérir sans faire injure à la vie. Cette référence à la vie apparaît d'ailleurs au centre des préoccupations des Africains, si on souvient de l'impact de la notion de "forces vives", de l'illégitimité d'un chef ayant versé "le sang des enfants", tel Moussa Traoré en mars 1991 sur ce qui deviendra le pont des martyrs à Bamako...

Un deuxième enseignement à tirer sera ainsi de rappeler une vérité d'évidence : c'est à l'aune d'un projet politique exprimant la communauté des aspirations et des attentes constructives que s'évalue la légitimité donc la pertinence d'un leadership.

3° - La redécouverte de la notion de "commun".

Derrière l'invocation de notions "modernes", tel l'intérêt général, l'intégration nationale, les exigences du développement, on voit réapparaître des références plus endogènes, moins comme un retour en arrière que comme l'expression de ces nécessaires métissages que nous avons évoqués précédemment.

Est légitime ce qui est partageable et le partage ne peut s'opérer que sur la base de ce qui est mis en commun. Cette démarche est à la base de toute la philosophie morale des Africains et j'ai eu particulièrement à en traiter concernant les Wolof du Sénégal à partir de l'oeuvre de Kothié Barma. Dans le registre contemporain, une terminologie nouvelle, où apparaissent des dérivés de "communs", communaux, communautaires, communautarisme est en train d'émerger non seulement aux marges de la société civile dans les communautés charismatiques ou dans les assemblées chrétiennes des "papas-pasteurs", ou dans les groupes d'originaires ... mais aussi au coeur des processus réformateurs. L'échec des gestions étatiques dans le domaine foncier et en matière d'environnement, de même que l'impossibilité de généraliser la propriété privée, ont conduit, à partir des premières expériences ouest-africaines (et initialement au Sénégal en 1964 avec la loi sur le domaine national), à expérimenter un mode de gestion patrimoniale induisant la redécouverte de ressources communes et de communaux.

Mais ce n'est pas seulement un régime juridique plus endogène ou mieux inscrit dans les pratiques locales qui est ainsi mis en oeuvre. Ce sont également des valeurs et des représentations caractéristiques des situations de métissage et qui, ainsi, prévalent moins comme typiques de l'Afrique que comme l'expression de sa place comme carrefour des cultures. Par exemple, la lutte contre la corruption s'inscrit moins sous le signe d'un Droit moderne méconnu que sous celui des valeurs sahéliennes et musulmanes de l'honneur et de la honte, ainsi qu'Alpha Oumar Konaré en donne l'exemple au Mali.

Le troisième enseignement de la crise de légitimité est ainsi que s'il existe un risque de confusion au niveau des valeurs, les enjeux sociaux se situent au niveau des partages reconnus comme valorisables. En effet, les valeurs financières peuvent l'emporter sur les valeurs morales dans certains contextes parce que la stabilisation des engagements contractuels passe toujours par la preuve de l'échange monétaire et que les phénomènes de concurrence et de marché modifient plus ou moins fondamentalement les comportements sociaux. Mais, que ce soit dans le domaine matrimonial comme dans celui des rapports fonciers, les Africains ont pris la mesure des risques encourus par une marchandisation non maîtrisée des rapports sociaux. Ils sembent ainsi inventer des procédures de régulation qui ouvrent à une sécurisation des acteurs, dans l'attente d'!une sécurité plus globale.

L'aspiration multiforme à la sécurité comme condition de l'efficacité de l'Etat

La sécurité est une notion difficile à appréhender. Comme la santé, elle est appréhendée d'abord par son absence ou son contraire, l'insécurité ici, la maladie ou la mort là. Le vocabulaire du XVIII° siècle lui préférait le terme sûreté et en faisait un des droits fondamentaux de l'homme.

Etat de l'insécurité et insécurité de l'Etat

Deux raisons au moins justifient la place que nous accordons au phénomène d'insécurité, l'une circonstancielle l'autre plus générale.

- Que ce soit sous l'angle de la sécurité physique, de la sûreté judiciaire ou financière, la déterrioration de la situation est notable, du Congo au Libéria, en affectant plus particulièrement les milieux urbains (comme on le voit en Côte d'Ivoire ou en Afrique du sud) et en relation avec le reflux de l'autoritarisme et la réduction des dépenses publiques. Même la magistrature sénégalaise n'est plus à l'abri du soupçon de corruption, malgré les précautions qui avaient été prises par les deux chefs de l'Etat et les gardes des sceaux successifs !

On sait qu'il est difficile de mesurer l'insécurité qui n'est pas seulement saisie par les statistiques de la délinquance car l'insécurité n'est que minoritairement, en Afrique, le fait des individus ou de bandes organisées. Elle résulte le plus souvent de l'Etat, par action ou par abstention, devenant dès lors "violence par prétérition" selon la formule de Jean Poirier.

- Sémiologiquement, la sécurité exprime la qualité d'une relation plus ou moins complexe mais à partir de laquelle on peut fonder une action en société. La sécurité est ainsi un sentiment avant d'être un état de fait, mais un sentiment déterminant le sens qu'on donnera au rapport social. Le dictionnaire définit la sécurité comme "l'état d'esprit confiant et tranquille de celui qui se croit à l'abri du danger". Dans cette définition, je souligne la référence à la "confiance" car je vois dans l'invocation à la sécurité la possibilité de pouvoir se fier ensemble dans l'intervention d'une instance protectrice qui était jadis les ancêtres et qui est devenue, de manière plus ou moins imaginaire, l'Etat. Comme la légitimité, la sécurité est une notion partiellement transitive et le fait qu'elle dépende de l'Etat principalement la rend actuellement particulièrement problématique.

Si, en effet, l'Etat moderne n'est pas le monstre biblique que Thomas Hobbes décrivait en 1650 dans le Léviathan, l'archétype qui fonde sa formule institutionnelle est "unitariste" : ce qui caractérise cet Etat c'est la réduction de la diversité pour assurer l'efficacité de l'instance étatique qui subsume la société. Cet archétype moderne est originellement judéo-chrétien car fortement lié au monothéisme (il est fondé sur le modèle de Dieu omnipotent et omniscient) puis travaillé par les mythes eschatologiques (du progrès et de la libération) et la théologie médiévale (à partir de la querelle des universaux) pour aboutir à la Réforme et à la Contre-Réforme. Il s'inscrit dans des représentations du monde et dans des cosmologies qui n'avaient pas leur équivalence en Afrique. Par ailleurs, et de manière fondamentale, on retiendra du Léviathan de Hobbes l'idée que l'Etat est une création artificielle de l'homme, une sorte de grand meccano "qui a pris figure humaine" nous dit Hobbes dans l'introduction du Léviathan.

On doit donc poser en postulat que cet anthropomorphisme de l'Etat, l'artifice qui préside à sa construction et le monologisme/unitariste qui détermine son fonctionnement sont trois des traits qui font problème parce qu'étrangers aux expériences de la majorité des Africains. Si on veut réintroduire une certaine confiance dans les vertus de l'intervention étatique, il conviendrait que la réforme de l'Etat en corrige les aspects les plus nuisibles.

La période révèle le besoin d'une telle mutation

La crise est sur toutes les lèvres : crise urbaine, crise sociale, crise des valeurs ou de l'Etat, de l'institution militaire ou de l'éducation...Ne sous-estimons pas ce que peut avoir de critique la vie quotidienne et dont témoigne le rapport du PNUD sur le développement humain . Voyons bien également à ne pas sous-estimer les enjeux, donc à ne proposer des remèdes qui ne seraient, selon la formule bien connue, "qu'emplâtre sur jambe de bois".

La période est, nous dit-on, caractérisée par la mondialisation et on en retiend l'uniformisation des sociétés par la généralisation du mode de production capitaliste et de la pensée "unique" néo-libérale qui l'accompagne souvent. Tout ceci n'est pas faux mais très superficiel. Le terme américain "globalization" est plus énigmatique mais aussi plus apte à approcher la caractéristique première de l'époque qui est la redécouverte de la complexité. Cette complexité paraissait pouvoir être maîtrisée ou contrôlée avec la modernité et toutes nos pratiques scientifiques, en segmentant les problèmes par disciplines, problèmes, niveaux, champs... , pensaient approcher la solution finale d'une lisibilité parfaite des mystères du monde, de l'infiniment grand à l'infiniment petit.

Au moins provisoirement, cette fin de millénaire renonce à une telle prétention cartésienne d'un homme "maître et possesseur du monde". Je suppose personnellement que cette prise de conscience des limites de la science moderne est aussi celle de la modernité elle-même. A la différence d'Alain Touraine qui postule que la modernité est réformable de l'intérieur, je considère que la modernité est en voie de dépassement, et que ce dépassement n'est pas cette voie "post-moderne" qui induit la confusion du sens et des valeurs ni un retour réactionnaire à un âge d'or mais leur prise en compte complémentaire. Je parle ainsi, au moins provisoirement, de trans-modernité, de nécessité de traverser la modernité pour prendre en considération les représentations pré-modernes qui continuent, de manière souterraine, à fonder nos actions en société, de même qu'on doit tenir compte, de manière aussi exigeante, des acquis de la modernité (pour ce qui concerne l'Etat de Droit, par exemple) et des nouveaux enjeux de cette fin de siècle.

Dans le contexte africain, tout nous conduit à redécouvrir les exigences d'un modèle plural, tant pour la société que pour l'Etat.

D'une part la modernité et son archétype unitariste ont eu si peu d'influence réelle sur les habitus sociaux qu'on peut se demander si, majoritairement, les Africains sont entrés en modernité, ce qui favoriserait l'adhésion à d'autres modèles qui seraient proposés.

Par ailleurs, les modèles sociétaux pré-coloniaux sont d'essence plurale, en particulier dans les sociétés "animistes" au sens de Michel Alliot.

La trans-modernité suggère ainsi de conjuguer l'unité et la pluralité et de les conjuguer différemment de la modernité, pour en dépasser les limites. Si l'idéologie moderne repose sur la recherche d'une uniformité gage de l'égalité et abolit ainsi la diversité dès qu'elle affecte l'unitarisme du modèle, nous devons maintenant penser l'unité à partir de la diversité. Au lieu de reproduire le principe aristotélicien de l'opposition des contraires nous devons accepter qu'ils puissent être complémentaires. L'organisation étatique de type plural doit donc reposer sur la recherche de la complémentarité des différents facteurs qui composent la société ou qui concourrent à l'action en société car seule cette démarche peut fonder une unité qui ne nie pas la diversité et les altérités différentielles. C'est la seule condition pour échapper à la malédiction de l'ethnicité et du régionalisme, ces deux plaies de l'Afrique actuelle.

Ce type d'approche repose donc sur un état d'esprit qui est loin d'être partagé en Afrique et qui suppose un effort d'éducation et des pratiques de réconciliation qui font, par exemple, honneur à l'Afrique du sud contemporaine. Mais cet état d'esprit n'est pas lié à un trait culturel condamnant l' Afrique à quelque sauvagerie. Il est la résultante des événements de ce siècle, de la colonisation comme de la décolonisation, du dérèglement des dirigeants comme du laisser aller des élites.

Nos travaux récents sur les dysfonctionnements de la justice, les causes et conséquences du génocide au Rwanda ou la montée de la violence juvénile illustrent tant la responsabilité des élites que l'inadéquation des réponses institutionnelles. Mais d'autres expériences ouvrent à l'espoir. Outre les évolutions inespérées mais inestimables des mouvements citoyens des "civics" en Afrique du sud, j'ai été témoin au Mali en janvier 1997 de processus semblables au sein d'une société qui est réellement "civile" car c'est selon des critères de "civilé" plutôt que de citoyenneté étatique qu'elle détermine son action et son militantisme.

J'ai également été témoin d'un effort d'adaptation des formules institutionnelles aux contraintres de la situation présente. La décentralisation, au Sénégal et au Mali plutôt qu'au Burkina, apporte des raisons d'espérer.

Enfin, les nouvelles approches de gestion patrimoniale expérimentées à Madagascar et aux Comores dans le domaine des réformes foncières et de l'économie des ressources renouvelables autorisent à associer les populations en leur restituant leurs responsabilités dans la maîtrise de leur environnement...donc selon une vision du monde qui, par la méthode préconisée, prend en compte la complexité des intérêts et des enjeux.

Sur ce point, notre conclusion est ainsi que l'efficacité de l'Etat ne peut être trouvée que si la sécurité qui est attendue de son intervention s'inscrit dans une vision du monde apte à restituer la complexité du monde tel qu'il est. Selon nos attendus, ce nouveau modèle d'Etat ne peut être que d'essence plural.

Quelques conditions pour instaurer l'Etat plural africain du troisième millénaire

Lers conséquences institutionnelles des observations précédentes seront délicates à mettre en oeuvre, tant il est vrai que le siècle passé a privilégié des formules d'organisation de l'Etat et de ses administrations qui font problème par l'apparente beauté de l'épure et par l'inefficacité réelle du dispositif, "comme emplâtre sur jambe de bois".

J'envisage ici quatre des conditions qui me paraissent devoir être réunies pour répondre positivement à l'exigence de pluralisme institutionnel.

 

Le modèle de l'Etat doit se réinscrire dans le temps long de l'histoire

L'histoire que nous invoquons ici est non seulement la chronique des temps passés mais aussi la construction des avenirs proches ou lointains, l'histoire en train de se faire . Une société ne peut pas plus se construire sur l'amnésie collective qu'en faisant injure au futur.

- Dépasser l'amnésie collective

Chaque société a connu dans son passé des pages troubles ou péjoratives que la mémoire s'entend à oublier. Certains oublis sont essentiels, d'autres périlleux. Les Français vivent ainsi un rapport à l'Etat français de Vichy ou à la guerre d'Algérie qui continue à peser sur les consciences, faute d'avoir fait la paix, cette paix avec eux-mêmes qu'ils ont précisémment accepté avec leurs voisins allemands.

Les Africains ont des problèmes analogues et on est ainsi surpris parfois de réactions qu'on qualifie d'"épidermiques" mais qui s'inscrivent dans des histoires familiales ou locales prètes à s'enflammer. A titre d'exemple, j'évoque ici les réactions d'historiens sénégalais à un article sur la violence politique en Afrique où je faisais un parallèle (et seulement un parallèle) entre Latir Fal Sucabé souverain wolof à la fin du XVII° siècle et Idi Amin Dada ou Jean-Bedel Bokassa saisis par une psychose du pouvoir (à tendance paranoïaque chez le roi wolof). Ce parallèle a été contesté moins en raison de la "folie" que l'article décrivait que du rappel du rôle qu'avaient pris les Etats côtiers et leurs familles régnantes dans la traite négrière atlantique.

Précisément, à propos de la traite négrière, il est utile de rappeler, sans culpabilité excessive ou "sanglots de l'homme blanc", le rôle que les uns et les autres y ont pris et les conséquences de ce drame s'étirant, selon James Pope-Hennesy, de 1441 à 1807, mais en fait au delà, même sur la facade atlantique. Quelle autre société aurait supporté de perdre au moins quinze millions de ses membres (estimation du nombre des esclaves vendus aux colonies) choisis pour leur jeunesse et leur force ? Quelle société aurait eu la force de survivre à Idi Amin Dada ou à trente ans de mobutisme sans verser dans le fatalisme ou la démission ?

Pour réintroduire un climat de confiance dans le présent et dans l'avenir, il faut d'abord, par un phénomène de catharsis à l'égard du passé, favoriser la reconciliation des Africains avec leur histoire ancienne comme récente. Je songe en particulier aux conséquences du génocide au Rwanda face à la terrible contradiction de récuser l'impunité du crime tout en exigeant la réconcliation entre parents des victimes et meurtriers.

- Ne pas faire injure au futur

De plus en plus, le principe de précaution dans la conduite des actions humaines s'impose. Si on ne peut dire de quoi l'avenir sera fait, on a appris à se méfier des schémas évolutionnistes et des représentations naïves d'un progrès technique triomphant. Les Etats africains doivent donc se préparer à choisir entre plusieurs futurs possibles, ce choix étant précisemment de qui fait l'essence du politique. Ils devront en particulier échapper à une certaine représentation de la mondialisation, très orientée par des objectifs commerciaux ou industriels, et portée par des organismes qui sont en l'espèce moins internationaux qu'occidentaux. Derrière ce "manteau de fumée" de la mondialisation, mais aussi en fonction des bonnes questions qu'elle pose en terme d'intégration des marchés et d'interdépendance des acteurs (comme des moyens de communication), il faut construire une plate-forme africaine des modalités continentales d'intégration économique et politique débouchant sur une politique commune de prévention des conflits.

Les dernières décennies ont illustré la difficulté de la tâche.

La rénovation du modèle doit reposer sur le principe de subsidiarité

On sait que le principe de subsidiarité a été redécouvert en Europe à l'occasion de la préparation du traité de Maastricht. Il supposerait une inversion des principes actuels d'organisation administrative allant du sommet de l'Etat à la base "populaire". L'inversion supposée n'est ni globale ni l'équivalent de tourner un sablier pour faire couler son contenu dans le sens contraire. Le fait de vouloir aller de la base au sommet, "bottom up" dans la terminologie des organisations internationales, ne fait pas des populations les acteurs centraux du processus de décision. Ceux-ci sont nationaux ou sous-régionaux, rarement locaux. Le rôle de l'Etat reste donc essentiel, tout en étant encadré ou "doublé" par au-dessus et par au-dessous, en amont et en aval, par des institutions supra-régionales (sur le modèle de l'union européenne) ou décentralisées à l'échelle locale.

En Afrique, le processus est beaucoup mieux engagé à l'échelle locale (avec des timidités parfois regrettables) qu'à l'échelle de l'intégration continentale. Les expériences sénégalaise, malienne ou malgache de décentralisation, par exemple, accumulent des effets positifs en terme de responsabilisation des populations et de bonne gouvernance des ressources.

Cette redistribution des pouvoirs et des ressources ne fait pas disparaître l'Etat mais lui donne un rôle neuf qu'il conviendra de dégager cas par cas et en relation avec les évolutions récentes des identités nationales.

De l'Etat moderne "pro" à l'Etat africain "ré"

L'Etat moderne en Occident a été souvent associé à l'intervention de la "providence divine" et ainsi désigné comme "Etat-Providence" dont on déclare maintenant le déclin ou dont on réclame la disparition. Les analyses relatives à l'Etat asiatique ont souligné que le modèle qui a favorisé l'émergence d'un capitalisme original est aussi celui d'un Etat "pro" mais "pro" au sens de protecteur du développement, de promotteur de rapports de travail, de professionnel sur le marché des changes ...

Si on sait le modèle de l'Etat-providence condamné en Afrique, celui de l'Etat asiatique ne paraît pas plus adapté tant à la civilisation africaine qu'à l'évolution des économies sur les marchés émergents. Une stricte définition des compétences étatiques paraissant futile ou vaine pour des raisons bien analysées par la politiste québécoise Bonnie Campbell, il semble plus utile de dégager une philosophie réformatrice autour d'un préfixe analogue. Nos analyses, dégagées dans le programme tricontinental sur la réforme de l'Etat, ont conduit à proposer "ré", comme régulateur de la société en tierce partie,comme réconciliateur sans jouer les apprentis sorciers, comme réorganisateur de la société sur des bases plurales...

 

L'Etat africain, "un acteur dans un champ de forces complexes"

L'expression est issue de la conclusion de notre article sur "l'Odyssée de l'Etat". Elle suggère qu'il n'y a pas de prêt à penser dans ce domaine et que les solutions qui émergeront devront intégrer non seulement la mondialisation mais aussi la complexité.

Cette complexité signifie d'abord la nécessité d'une prise en compte volontariste des différents facteurs qui pésent sur les choix de politique intérieure ou internationale : les rapports plus ou moins mouvementés avec l'autoritarisme ou le militarisme, l'insertion aux marchés tant d'exportation que financiers, la place de certaines religions et leur revendication à un monopole de la révélation ou du salut...

Cette complexité signifie également que le tout ne saurait se ramener à la somme des parties et à la prise en compte de certaines données (macro-économiques, par exemple) au détriment de la totalité et de la dynamique sociale.

Comme pour tout collectif, les sociétés ont besoin à certains moments d'audits, plutôt externes, à partir desquels les membres de ces sociétés puissent dégager forces et faiblesses, vertus et limites, handicaps et avantages comparatifs...

Certains travaux de sciences sociales peuvent y concourrir mais l'objectif est bien de promouvoir une lecture endogène, politique et responsabilisante de projets de société, librement débattus et complétés avant de devenir la cadre démocratique de l'action publique à l'échelle nationale et internationale. Ce n'est pas l'élection pluripartisane qui fait la démocratie, surtout quand on sait en manipuler la préparation ou les résultats, mais bien l'acceptation de l'alternance et la confrontation des projets sur des bases claires et respectueuses de la diversité des enjeux. C'est donc en fonction de projets politiques à la hauteur de la complexité dans l'entrée dans le troisième millénaire qu'on doit concrétiser l'exigence de pluralisme institutionnel.

 

En conséquence et en conclusion, c'est donc bien à une mobilisation des intelligences et des forces politiques que l'Etat africain devrait s'atteler, si leurs dirigeants actuels ne veulent pas rater leur rendez-vous avec l'histoire.

Mais le souhaitent-ils ?

Si nous revenons à notre métaphore introductive, la pelote de Pénélope ne sera définitivement dévidée et un modèle étatique stabilisé que lorsque les élites africaines accepteront de conjuguer le monde du jour et celui de la nuit selon l'exigence d'une conciliation des valeurs endogènes et exogènes. Il s'agit là d'un véritable pari pascalien concernant non l'existence de Dieu mais l'instauration d'un Etat plural, avec cette différence, sans doute essentielle, que les perdants, s'il doit y en avoir, sont les populations et non les élites...