Ē LES CHEMINS DE LA CONNAISSANCE Č
Il est 11h30 sur France Culture.
Il est lÕheure de retrouver Jacques Meunier pour Les Chemins de la Connaissance.
Bonjour Jacques.
Jacques Meunier : Bonjour Emmanuel, bonjour tous.
Les Chemins de la Connaissance cette semaine, Ņ le juge et son office Ó.
AujourdÕhui, lÕanthropologie du droit avec Etienne Le Roy, professeur lÕuniversit Paris 1. Peu connue en France jusquÕ une date rcente, lÕanthropologie du droit existe depuis le XIXme sicle. Pour en rsumer lÕobjet, on pourrait dire quÕelle consiste mettre en lumire le lien existant entre les systmes de reprsentations dÕune socit donne et son droit.
Etienne Le Roy : Oui et je dirai quÕil y a deux grandes dimensions qui constituent comme une sorte dÕaventure intellectuelle. La premire, cÕest effectivement la rencontre entre une conception de la socit saisie par le droit et une autre conception de la socit qui est saisie par lÕanthropologie. Ce sont l, dans nos socits, deux cultures scientifiques qui malheureusement sÕignorent trop souvent et un de nos soucis, cÕest de les faire dialoguer. Deuxime dimension et deuxime rencontre qui est encore plus captivante mais, bien entendu, beaucoup plus difficile, cÕest faire se rencontrer travers les visions du monde de chaque socit les conceptions et les pratiques du droit que lÕensemble des civilisations ont dveloppes travers lÕhistoire. CÕest la grande exigence de lÕanthropologie de dvelopper un savoir qui soit applicable lÕensemble des socits ce qui, naturellement, est un dfi considrable parce que, dans les contextes contemporains de mondialisation et dans lequel on croit quÕun droit unique va merger, on sÕaperoit quÕau contraire une trs grande diversit dÕexpriences juridiques continuent se maintenir et que, mme au sein de nos socits, il y a de nouvelles aventures juridiques qui sont en train dÕmerger et que les anthropologues doivent analyser, dont nous devons tmoigner. Parler de l-bas, pour moi de lÕAfrique, sert aussi nous interpeller, interroger notre propre culture. LÕAfrique est pour moi un miroir dans lequel nous interpellons la manire selon laquelle nos socits ont dvelopp leurs expriences.
J.M. : La justice distributive
E.L.R. : Ce que lÕon vise cÕest le bonheur du groupe, les thmes utiliss par les langues dans lesquelles je travaille en particulier le wolof au Sngal montrent que ce quÕon poursuit cÕest le bon du groupe et non pas le juste pour lÕindividu, que donc ceci nous renvoie la comprhension que nous sommes en face de socits communautaires dans lesquelles les conceptions des rglements des conflits, de ce qui tient lieu de droit, sont naturellement originales et le grand drame, au moins pour les Africains, cÕest dÕavoir ignor tout cela et, depuis au moins un sicle et demi, depuis lÕaventure coloniale, cÕest dÕtre pass devant une richesse tout fait exceptionnelle.
J.M. : Dans certaines langues, dÕailleurs, Etienne Le Roy, le mot droit nÕexiste tout simplement pas.
E.L.R. : Oui, on dit pas, on parle pas du Droit, on dit quÕest-ce quÕil faut pour quÕune socit se tienne droite. Et il y a par exemple les Nkomi du Gabon qui ont une expression qui dit que la bonne socit est ogore ce qui veut dire se tenir droite, la mauvaise socit cÕest celle qui est orego qui se tient penche et donc lÕidal cÕest de construire une socit qui soit droite dans ses objectifs, dans ses principes et conforme une certaine conception de la reproduction de la socit. Tout cela nous concerne trs directement dans les crises de socits que nous rencontrons actuellement.
J.M. : Oui et puis des titres divers on voit bien aussi lÕimportance de ce regard anthropologique dans nos propres socits qui sont souvent des socits multiculturelles.
E.L.R. : Dans ce domaine l, nous vhiculons un ensemble de reprsentations concernant lÕide de la construction de la dmocratie, lÕide dÕgalit, lÕide dÕuniversalit laquelle nous sommes trs attachs et qui, en mme temps, sont des obstacles la comprhension de ce qui est en train dÕmerger au sein de nos socits. Et vous avez parl de multiculturalisme, et cÕest bien de dont il sÕagit : nous sommes en train de dcouvrir que nos socits sont dÕune trs grande complexit. Et, malheureusement, nous avons pour les analyser des instruments, en particulier juridiques, qui sont finalement trs rustiques, trs simples. Par exemple, un des grands enjeux que les socits nord-amricaines avec toutes les difficults et contraintes quÕelles connaissent sont en train dÕexprimenter cÕest bien de penser le multiculturel, la complexit, cÕest de construire un dialogue interculturel, ce qui est extrmement difficile malheureusement dans notre socit. Et l il faut vraiment en parler, organiser disons une rflexion autour de cela.
J.M. : On va voquer, Etienne Le Roy, notamment la figure du juge qui est en quelque sorte le ple, centre de toute cette institution mais avant peut tre titre de consquence ou dÕaboutissement de ces rflexions donc sur la nature culturelle du droit, il y a trs concrtement chez nous cette tentative de mettre en place ce que vous appelez des intermdiateurs culturels.
E.L.R. : Nous rentrons l dans un champs passionnant mais en mme temps o les difficults sont multiples et o lÕon sent bien combien nos socits sont interpelles par la difficult de ce pluriculturalisme. CÕest lÕexprience qui sÕest dveloppe au Tribunal pour Enfants de Paris depuis 1995-96 la suite de travaux faits avec des magistrats franais, avec la Protection judiciaire de la jeunesse, avec des ducateurs.... On a tudi la manire selon laquelle la socit franaise saisissait les jeunes en difficult et selon laquelle, travers lÕassistance ducative en particulier, elle construisait des formes de prise en charge qui permettaient la re-socialisation des jeunes. Et lÕon sÕest aperu que dans certains domaines en ce qui concerne en particulier les familles africaines, les ponts nÕtaient pas possibles parce que les magistrats nÕtaient pas prpars ce dialogue. Et comme nous avions lÕUniversit Paris 1, dans le Laboratoire dÕAnthropologie juridique de Paris que je dirige, des tudiants africains de trs haut niveau en train de travailler sur certaines questions juridiques ou judiciaires, nous leur avons demand dÕtre les intermdiaires entre les magistrats franais et les familles africaines. Et nous leur avons donn une formation pour quÕils puissent tre ces passeurs entre les mondes chargs dÕune double non pas traduction mais transposition en expliquant aux familles africaines ce quÕattend la justice et en expliquant la justice ce quÕattendent les familles parce quÕil faut bien que la rencontre passe par une double acculturation, par une double adaptation. Une dizaine de magistrats ont t pleinement impliqus dans ce type de dmarche et cela produit pour des familles africaines des rsultats qui suggraient une extension et une meilleure reconnaissance institutionnelle. CÕest une dmarche qui malheureusement nÕa plus reu, aprs mai 2002, aucun cho du ct de la Chancellerie, aucun cho du ct dÕun certain nombre dÕacteurs de la Protection judiciaire de la jeunesse par exemple. Ce qui fait que cette exprience est en train de battre de lÕaile, au moins, et peut-tre va disparatre parce quÕil y a un refus de prise en compte de ce type de dmarche. Je dois dire que cÕest, parmi toutes les expriences que jÕai dveloppes dans ma carrire dÕenseignant-chercheur, la plus belle laquelle jÕai t associ parce que cÕest une dmarche de formation la citoyennet.
J.M. : Etienne Le Roy, revenons sur le terrain africain qui est le vtre et peut-tre travers le regard justement un regard trs ethnocentr, le regard dÕun voyageur gnois au XVme entre 1450 et 1452 qui nous dcrit comment, selon lui, donc fonctionne cette justice coutumire en Afrique ce que lÕon peut rsumer, quÕon croit pouvoir rsumer comme justement une justice de chef.
Texte dit par un comdien :
Ē Il
se rend lÕhabitation du prince quantit de personnes des habitations
voisines. A lÕentre de sa maison, on rencontre une grande cour qui conduit
successivement six autres cours avant que dÕarriver son appartement. Au
milieu de chacune est un grand arbre, pour la commodit de ceux que leurs
affaires obligent dÕattendre. Tout le cortge du prince est distribu dans ces
cours suivant les emplois et les rangs (...) Il affecte beaucoup de grandeur et
de majest. On le voit chaque jour au matin que lÕespace dÕune heure. Le soir
il parat pendant quelques moments dans la dernire cour sans sÕloigner
beaucoup de la porte de son appartement, et les portes ne sÕouvrent alors
quÕaux grands de premier ordre. Il donne nanmoins des audiences ses
sujets ; de quelque condition que soient ceux qui viennent solliciter des
grces, ils sont obligs de se dpouiller de leurs habits, lÕexception de ce
qui leur couvre le milieu du corps. Ensuite, lorsquÕils entrent dans la
dernire cour, ils se jettent genoux en baissant le front jusquÕ terre, et
des deux mains ils se couvrent la tte et les paules de sable. Personne,
jusquÕaux parents du prince, nÕest exempt dÕune si humiliante crmonie. Les
suppliants demeurent assez longtemps dans cette posture. Enfin, lorsque le
prince commence paratre, ils sÕavancent vers lui, sans quitter le sable et
sans lever la tte. Ils lui expliquent leur demande, tandis que feignant de ne
pas les voir, ou du moins affectant de ne pas les regarder, il ne cesse pas de
sÕentretenir avec dÕautres personnes. A la fin du discours, il tourne la tte vers
eux, et les honore dÕun simple coup dÕoeil. Il leur fait part de sa rponse en
deux mots. Cet excs de soumission ne peut venir que dÕun excs de
crainte : cÕest--dire que les ngres se voyant enlever leurs femmes et
leurs enfants par ceux qui les surpassent en richesses et en puissance prennent
lÕhabitude de trembler devant les tyrans dont ils ont tant de mal
craindre. Č Ca Da Mosto, vers 1450.
J.M. : Voil une vision trs ethnocentrique donc mais, tout de mme, une des premires descriptions de ce quÕtait la justice en Afrique.
E.L.R. : Il y a deux ou trois intrts que lÕon peut trouver dans cette citation. Premirement donc lÕanne, 1450, un des premiers textes dont nous disposions sur lÕAfrique noire. Cela, cÕest extrmement intressant parce que cela nous permet dÕavoir dj une ide des formes dÕanciennet de son organisation et en mme temps nous avons l le point de dpart dÕune vision ethnocentrique qui va associer la justice en Afrique la fois la chefferie et au despotisme. Et on va donc avoir partir de cette priode lÕide que ncessairement la justice en Afrique est une justice qui ne correspond pas lÕide quÕen Occident on a de la justice et donc progressivement on va avoir un systme dÕexplication, une construction intellectuelle, dont toutes les consquences vont tre tires au XIXe sicle lorsque va mettre en place lÕpoque coloniale une organisation judiciaire deux dimensions dont lÕune est la transposition du modle mtropolitain et lÕautre est en fait une transformation des modes des rglements des conflits selon un principe de description qui a t progressivement forg durant les 3 sicles prcdents.
J.M. : Et qui est totalement caricatural.
E.L.R. : Ce quÕon appelle la justice indigne
J.M. : DÕun autre ct, Etienne Le Roy, ce qui se dessine en filigrane derrire cette image de chef concdant la justice, accordant son pardon ou au contraire sa condamnation, cÕest un peu le modle du magistrat aussi chez nous qui est au centre, au sommet de lÕinstitution judiciaire.
E.L.R. : Et mme cÕest la figure du souverain telle quÕelle est en train dÕmerger partir du XIII-XIVme sicle en France. Ce qui est dcrit dans ce texte et qui concerne un souverain Wolof du Sngal et les formes dÕorganisation judiciaire qui mergent au milieu du XVme sicle, la fin de notre Moyen-Age, cÕest la transposition de notre modle, presque blanc bonnet et bonnet blanc si je puis me permettre, et donc on ne voit que ce quÕon a envie de voir. Les observateurs de cette poque ne sont dj plus capables de percevoir lÕoriginalit de situation et donc cherchent ce qui nous ressemble avec progressivement lÕide que nous sommes la pointe dÕune civilisation et que donc tous les peuples attards doivent sÕinscrire dans nos conceptions de la socit et de la justice.
J.M. : Alors un autre exemple que vous citez, un document que vous citez dans votre livre Les Africains et lÕInstitution de la Justice, Etienne Le Roy, cÕest donc quelques dcennies plus tard Louis Moreau de Chambonneau qui tait un espce dÕambassadeur de Louis XIV et qui dcrit vers 1673 donc une cour de justice coutumire.
[NB : Moreau de Chambonneau tait le reprsentant dÕune compagnie charte. ELR.]
Texte
dit par un comdien :
Ē Quant la justice, elle est administre par leurs marabouts qui seuls ce droit appartient. La justice est nomme en langue ngre Ē yione hilla Č, qui est en franais Ē la voye de Dieu Č. Aussi ils la rendent gratuitement et au mme temps quÕelle est demande par les parties. Car si tost quÕune personne mcontente dÕune autre ou pour paiement ou quoique ce soit lui a dit le Ē hione hilla Č, la partie est oblige de la suivre chez le marabout du village lequel, aprs avoir entendu leur diffrend, regarde dans le livre de la loi o il cherche le chapitre qui en traite, et comme le livre chante le marabout prononce : cÕest la sentence et il nÕy a point dÕappel et pour le faire excuter il ne faut point chercher dÕarcher ni sergents quÕils ne connaissent seulement pas. Il faut que la partie qui gagne soit satisfaite, tout le monde en ferait plutt sa cause. Ce sont eux (les marabouts) qui font les partages des successions qui ne consistent quÕen meubles, bestiail, mil et autres choses. Il nÕy a point dÕimmeuble parmi des ngres et aucun hritier ne touchera rien quÕauparavant les debtes du dfunt ne soient payes Č (Ritchie, 1968, p.324).
J.M. : DÕaprs ce texte Etienne Le Roy, cÕest le marabout qui rend la justice ?
E.L.R. : L il sÕagit dÕune situation particulire ? Nous sommes toujours au Sngal. La socit est en train de sÕislamiser. Les souverains ont confi aux marabouts qui sont des lettrs et donc qui ont une capacit de grer lÕadministration de ces tats qui sont en train de se dvelopper, donc ils ont confi une mission de justice pour ceux qui se dclarant musulmans sont susceptibles de se prsenter devant les marabouts. Il y a dÕautres instances de rglement des conflits. Je dirai mme que cÕest extrmement sophistiqu dans ce type dÕorganisation. Ė ce niveau-l, il y a au moins 6 types de juridictions. Je nÕen cite ici quÕun seul exemple. Ce qui me parat important et la raison pour laquelle je vous ai propos de lire ce texte cÕest lÕide que, parce que le litige a t rgl au coeur du groupe entre nous entre musulmans. Dans ce cas, il y a adhsion totale et cÕest parce que le conflit a t rgl lÕintrieur de ce groupe quÕil prend sens et quÕil est immdiatement, cÕest trs clair, excut par les partis. On dit quÕil nÕest pas possible de mobiliser des archers parce quÕils nÕexistent pas. LÕide de bon rglement des conflits je ne dis pas de bonne justice, mais de bon rglement des conflits est li par principe au fait que le rglement doit venir du sein du groupe. On va en trouver une illustration ensuite lorsquÕAmadou Hampt Ba va, travers ses mmoires, nous rappeler la manire selon laquelle fonctionnent des petites communauts, des classes dÕges. Dans lÕhistoire quÕon va dcouvrir tout lÕheure ce sont des enfants de 10 12 ans qui se donnent une organisation totalement type, je ne dirai pas strotype, cÕest--dire relevant des formes dÕorganisation de la socit en classes dÕge lesquelles sont lÕarmature mme de la socit et auxquelles est associe une forte responsabilit des acteurs. CÕest chacun faire son droit. CÕest chacun assumer le sens de ses engagements. Je dirai presque non pas de rendre justice mais dÕtre homme de justice avec tous les hommes et toutes les femmes qui participent la prise en charge de diffrends. Quelque chose qui est trs important et trs tonnant cÕest que ce que nous appelons justice, les Africains lÕappelleraient presque thrapie, thrapie collective ventuellement. Il y a tout un ensemble de groupes chez les Bantou en Afrique centrale o, effectivement, les rglements des conflits sont associs des vritables cures, des cures mdicales avec utilisation dÕherbes, de drogues. Dans dÕautres socits, (amrindiennes ou sibriennes) ce sont les chamans qui vont avoir ce type de fonction.
J.M. : Les anthropologues aiment bien parler des leons que nous donnent justement ces peuples traditionnels ou leur mythe. L, en lÕoccurrence, on voit bien la leon qui nous est donne concernant la responsabilit du groupe lÕgard de chacun des individus.
E.L.R. : Je pense quÕon aura la possibilit de revenir sur ce point parce que cÕest une question vraiment essentielle. Les Africains nous disent que lÕon est responsable de nos diffrends et que la seule faon de pouvoir les assumer est de rgler les problmes au sein du groupe qui lÕa vu natre. Nous, nous faisons appel une instance extrieure et suprieure que nous appelons la justice et nous croyons que le bon rglement des conflits vient de la mobilisation de cette instance. Nous attendons du juge la neutralit qui est pour nous le gage de la bonne justice et, si on a du temps tout lÕheure, on reviendra justement sur cette figure du juge, franais, moderne, occidental, en fait un hritage judo-chrtien parce que cÕest l o il faut remonter pour comprendre la fois lÕimportance de cette figure du juge moderne et en mme lÕorigine dÕune certaine faon, assez dsastreuse, de nous comporter de manire irresponsable en laissant dÕautres le soin de rgler les problmes que nous causons la socit.
J.M. : Alors peut-tre avant, puisque vous lÕavez voqu, coutons ce texte extrait des mmoires dÕAmadou Hampt Ba.
Ē Une fois ce conseil institu,
nous laborons nos rglements intrieurs peu prs semblable ceux de toutes
les autres associations. Les effractions taient juges en premier ressort pour
le kadi. Le contrevenant pouvait en appeler au chef, puis en un troisime stade
lÕassemble gnrale prsid par le doyen. Les peines prvues taient
gradues. Elles consistaient pour les infractions les plus lgres payer des
amendes en cauris ou en noix de cola, tre jet la mare tout habill ou
douch avec des calebasses remplies dÕeau. Pour les dlits trs graves, la
peine pouvait tre dÕun dix coups de fouets voire lÕexclusion temporaire ou
dfinitive. Les sances devaient tre prsides par le chef qui tait assist
du second chef et du kadi. Les runions plnires taient hebdomadaires en
saison sche et mensuelles pendant la saison des pluies appele hivernage. Il
pouvait y avoir aussi des runions imprvues dcides par le chef et annonces
par les griots Č.
J.M. : Voil cÕtait donc les mmoires dÕAmadou Hampte Ba. On voit bien, on entend bien dans ce texte que cette justice coutumire repose quand mme sur une organisation sophistique.
E.L.R. : Oui malheureusement on nÕa pas le temps de rentrer dans les dtails parce que cÕest vraiment de sophistication dont on peut parler. Vous remarquez quÕun groupe de jeunes garons entre 10 et 12 ans se donne un rglement intrieur dans lequel on a un principe dÕorganisation hirarchique de la prise en charge du problme avec, chaque niveau, des sanctions qui sont prvues et qui sont effectivement mises en oeuvre par des acteurs qui sont responsables de cette mise en oeuvre. Nous sommes vritablement l en face dÕun mode de penser la reproduction de la socit travers la responsabilit de chacun faire la paix et vivre de manire plus ou moins consensuelle avec ses voisins, avec ses proches et mme avec ceux qui sont considres comme les trangers et qui pourraient devenir les ennemis. Et donc ce quÕil y a de passionnant cÕest que tous ceux qui participent ce type de dmarches sont lis par des formes de parent , en particulier Ē plaisanterie Č qui sont en fait plus exigeantes peut-tre encore que le sont les formes de parent lies la filiation. Il y a l, jet sur la socit, un espce de filet de formes dÕaffiliation chaque groupe puis de formes de complmentarit entre les groupes qui permettent de comprendre que les socits taient fortement soudes malgr lÕimage ngative que lÕon en donne. taient-elles des socits plus consensuelles ? Je sais pas. Pacifies ? Je ne sais pas non plus . Mais quÕelles aient t des socits qui taient responsables, cela jÕen suis certain.
J.M. : Et communautaires.
E.L.R. : Et communautaires, donc un sens du partage que nous avons perdu en France. Nous parlons de communaut actuellement mais cÕest une diabolisation de lÕide de communaut. CÕest tellement caricatural que je trouve que cÕen est mme dangereux pour lÕide de dmocratie en disqualifiant par principe des formes dÕorganisation sociale qui ne correspondent plus notre mode de vie mais qui furent lgitimement celles de nos anctres.
J.M. : Certes, alors on ira tout de mme dans ce texte trouver au sommet de cette organisation de la justice la figure du kadi qui est lÕquivalent du juge.
E.L.R. : Le Kadi cÕest une figure trs particulire, cÕest le juge musulman. Et donc le juge musulman nÕintervient que lorsquÕil y a des Musulmans, cÕest une tautologie. Et lÕislam, tout en sÕtant trs fortement dvelopp dans les 150 dernires annes, ne concerne lÕpoque de ces rcits quÕune petite partie de lÕAfrique. Par ailleurs, il a dÕautres modes de rglements des conflits, avec dÕautres figures qui sont des figures moins de juges, que des figures de lieurs. CÕest une ide extrmement ancienne puisquÕon la retrouve dans lÕIliade qui est le premier tmoignage dans lequel on retrouve cette figure de lieur, de celui qui fait la paix et qui organise donc lÕensemble des relations qui vont permettre aux individus qui se sont opposs de continuer vivre ensemble. Parfois cÕest le chef de clan, parfois cÕest le chef du village ou parfois ce sont des collectifs, des groupes de sages, dÕanciens qui prennent en charge ces diffrends.
J.M. : Alors Etienne Le Roy on a vu comment cette discipline de lÕanthropologie du droit pouvait donc nous apporter des ides, ventuellement des solutions, dans notre propre conception de la justice mais vous allez plus loin cÕest--dire que lÕanthropologie peut vous servir aussi observer avec une certaine distance, un peu comme on fait de lÕanthropologie des mondes contemporains, notre propre fonctionnement de la justice et en particulier cette figure du juge.
E.L.R. : JÕai eu effectivement trs souvent la possibilit dÕentrer en dialogue avec les magistrats partir de lÕexprience que nous avons dveloppe propos de la justice des mineurs. CÕest une justice atypique, quand jÕai commenc travailler sur cette justice-l au dbut des annes 80 il y avait un slogan stupide qui disait justice des mineurs justice mineure. Ce qui tait important cÕtait de comprendre que la figure du juge est en fait un avatar de la conception que nous avons de Dieu : dans le livre de la Gense, on nous prsente le crateur, Yahv, comme tant une instance extrieure, suprieure, omnipotente et omnisciente. Et lÕtat moderne tel que nous lÕavons cr est en fait un avatar de Dieu. Et le juge qui est lui-mme produit par lÕEtat est un avatar de lÕavatar si je puis dire. Le juge se prsente effectivement comme extrieur, extrieur parce que le principe de la neutralit lui interdit dÕintervenir, suprieur ne serait-ce simplement que visuellement dans une instance, omnipotent en principe il peut tout faire et omniscient sous rserve quÕil fasse appel des experts. Et quand on fait remarquer ces magistrats quÕen fait ils ont soit la figure de Dieu, soit la figure christique comme rfrent, effectivement pose des problmes extrmement importants et en mme temps cela nous renvoie au caractre extrmement symbolique mais aussi une certaine fragilit de la fonction en tous cas une trs grande difficult assumer lÕensemble des fonctions qui sont lies celle dÕun magistrat et qui font que, moi, jÕai un trs grand respect pour ceux qui ont le sens du service public et qui acceptent de se dvouer au profit de notre communaut nationale.
J.M. : Merci Etienne Le Roy. Je rappelle que vous tes professeur lÕUniversit Paris 1 et que vous tes lÕauteur du Jeu des Lois une anthropologie dynamique du droit publi par LGDJ et la Maison des Sciences de lÕhomme. Les textes taient lus par Christophe Chne. CÕtait lÕanthropologie du droit deuxime volet de cette srie consacre au juge en son office.