Emission de radio Š France-Culture Š 25/1/2005

 

Ē LES CHEMINS DE LA CONNAISSANCE Č

 

Il est 11h30 sur France Culture.

Il est lÕheure de retrouver Jacques Meunier pour Les Chemins de la Connaissance.

 

Bonjour Jacques.

Jacques Meunier : Bonjour Emmanuel, bonjour ˆ tous.

Les Chemins de la Connaissance cette semaine, Ņ le juge et son office Ó.

AujourdÕhui, lÕanthropologie du droit avec Etienne Le Roy, professeur ˆ lÕuniversitŽ Paris 1. Peu connue en France jusquՈ une date rŽcente, lÕanthropologie du droit existe depuis le XIXme sicle. Pour en rŽsumer lÕobjet, on pourrait dire quÕelle consiste ˆ mettre en lumire le lien existant entre les systmes de reprŽsentations dÕune sociŽtŽ donnŽe et son droit.

Etienne Le Roy : Oui et je dirai quÕil y a deux grandes dimensions qui constituent comme une sorte dÕaventure intellectuelle. La premire, cÕest effectivement la rencontre entre une conception de la sociŽtŽ saisie par le droit et une autre conception de la sociŽtŽ qui est saisie par lÕanthropologie. Ce sont lˆ, dans nos sociŽtŽs, deux cultures scientifiques qui malheureusement sÕignorent trop souvent et un de nos soucis, cÕest de les faire dialoguer. Deuxime dimension et deuxime rencontre qui est encore plus captivante mais, bien entendu, beaucoup plus difficile, cÕest faire se rencontrer ˆ travers les visions du monde de chaque sociŽtŽ les conceptions et les pratiques du droit que lÕensemble des civilisations ont dŽveloppŽes ˆ travers lÕhistoire. CÕest la grande exigence de lÕanthropologie de dŽvelopper un savoir qui soit applicable ˆ lÕensemble des sociŽtŽs ce qui, naturellement, est un dŽfi considŽrable parce que, dans les contextes contemporains de mondialisation et dans lequel on croit quÕun droit unique va Žmerger, on sÕaperoit quÕau contraire une trs grande diversitŽ dÕexpŽriences juridiques continuent ˆ se maintenir et que, mme au sein de nos sociŽtŽs, il y a de nouvelles aventures juridiques qui sont en train dՎmerger et que les anthropologues doivent analyser, dont nous devons tŽmoigner. Parler de lˆ-bas, pour moi de lÕAfrique, sert aussi ˆ nous interpeller, ˆ interroger notre propre culture. LÕAfrique est pour moi un miroir dans lequel nous interpellons la manire selon laquelle nos sociŽtŽs ont dŽveloppŽ leurs expŽriences.

 

J.M. : La justice distributive

E.L.R. : Ce que lÕon vise cÕest le bonheur du groupe, les thmes utilisŽs par les langues dans lesquelles je travaille en particulier le wolof au SŽnŽgal montrent que ce quÕon poursuit cÕest le bon du groupe et non pas le juste pour lÕindividu, que donc ceci nous renvoie ˆ la comprŽhension que nous sommes en face de sociŽtŽs communautaires dans lesquelles les conceptions des rglements des conflits, de ce qui tient lieu de droit, sont naturellement originales et le grand drame, au moins pour les Africains, cÕest dÕavoir ignorŽ tout cela et, depuis au moins un sicle et demi, depuis lÕaventure coloniale, cÕest dՐtre passŽ devant une richesse tout ˆ fait exceptionnelle.

J.M. : Dans certaines langues, dÕailleurs, Etienne Le Roy, le mot droit nÕexiste tout simplement pas.

E.L.R. : Oui, on dit pas, on parle pas du Droit, on dit quÕest-ce quÕil faut pour quÕune sociŽtŽ se tienne droite. Et il y a par exemple les Nkomi du Gabon qui ont une expression qui dit que la bonne sociŽtŽ est ogore ce qui veut dire se tenir droite, la mauvaise sociŽtŽ cÕest celle qui est orego qui se tient penchŽe et donc lÕidŽal cÕest de construire une sociŽtŽ qui soit droite dans ses objectifs, dans ses principes et conforme ˆ une certaine conception de la reproduction de la sociŽtŽ. Tout cela nous concerne trs directement dans les crises de sociŽtŽs que nous rencontrons actuellement.

J.M. : Oui et puis ˆ des titres divers on voit bien aussi lÕimportance de ce regard anthropologique dans nos propres sociŽtŽs qui sont souvent des sociŽtŽs multiculturelles.

E.L.R. : Dans ce domaine lˆ, nous vŽhiculons un ensemble de reprŽsentations concernant lÕidŽe de la construction de la dŽmocratie, lÕidŽe dՎgalitŽ, lÕidŽe dÕuniversalitŽ ˆ laquelle nous sommes trs attachŽs et qui, en mme temps, sont des obstacles ˆ la comprŽhension de ce qui est en train dՎmerger au sein de nos sociŽtŽs. Et vous avez parlŽ de multiculturalisme, et cÕest bien de ˆ dont il sÕagit : nous sommes en train de dŽcouvrir que nos sociŽtŽs sont dÕune trs grande complexitŽ. Et, malheureusement, nous avons pour les analyser des instruments, en particulier juridiques, qui sont finalement trs rustiques, trs simples. Par exemple, un des grands enjeux que les sociŽtŽs nord-amŽricaines avec toutes les difficultŽs et contraintes quÕelles connaissent sont en train dÕexpŽrimenter cÕest bien de penser le multiculturel, la complexitŽ, cÕest de construire un dialogue interculturel, ce qui est extrmement difficile malheureusement dans notre sociŽtŽ. Et lˆ il faut vraiment en parler, organiser disons une rŽflexion autour de cela.

J.M. : On va Žvoquer, Etienne Le Roy, notamment la figure du juge qui est en quelque sorte le p™le, centre de toute cette institution mais avant ˆ peut tre ˆ titre de consŽquence ou dÕaboutissement de ces rŽflexions donc sur la nature culturelle du droit, il y a trs concrtement chez nous cette tentative de mettre en place ce que vous appelez des intermŽdiateurs culturels.

E.L.R. : Nous rentrons lˆ dans un champs passionnant mais en mme temps o les difficultŽs sont multiples et o lÕon sent bien combien nos sociŽtŽs sont interpellŽes par la difficultŽ de ce pluriculturalisme. CÕest lÕexpŽrience qui sÕest dŽveloppŽe au Tribunal pour Enfants de Paris depuis 1995-96 ˆ la suite de travaux faits avec des magistrats franais, avec la Protection judiciaire de la jeunesse, avec des Žducateurs.... On a ŽtudiŽ la manire selon laquelle la sociŽtŽ franaise saisissait les jeunes en difficultŽ et selon laquelle, ˆ travers lÕassistance Žducative en particulier, elle construisait des formes de prise en charge qui permettaient la re-socialisation des jeunes. Et lÕon sÕest aperu que dans certains domaines en ce qui concerne en particulier les familles africaines, les ponts nՎtaient pas possibles parce que les magistrats nՎtaient pas prŽparŽs ˆ ce dialogue. Et comme nous avions ˆ lÕUniversitŽ Paris 1, dans le Laboratoire dÕAnthropologie juridique de Paris que je dirige, des Žtudiants africains de trs haut niveau en train de travailler sur certaines questions juridiques ou judiciaires, nous leur avons demandŽ dՐtre les intermŽdiaires entre les magistrats franais et les familles africaines. Et nous leur avons donnŽ une formation pour quÕils puissent tre ces passeurs entre les mondes chargŽs dÕune double non pas traduction mais transposition en expliquant aux familles africaines ce quÕattend la justice et en expliquant ˆ la justice ce quÕattendent les familles parce quÕil faut bien que la rencontre passe par une double acculturation, par une double adaptation. Une dizaine de magistrats ont ŽtŽ pleinement impliquŽs dans ce type de dŽmarche et cela produit pour des familles africaines des rŽsultats qui suggŽraient une extension et une meilleure reconnaissance institutionnelle. CÕest une dŽmarche qui malheureusement nÕa plus reu, aprs mai 2002, aucun Žcho du c™tŽ de la Chancellerie, aucun Žcho du c™tŽ dÕun certain nombre dÕacteurs de la Protection judiciaire de la jeunesse par exemple. Ce qui fait que cette expŽrience est en train de battre de lÕaile, au moins, et peut-tre va dispara”tre parce quÕil y a un refus de prise en compte de ce type de dŽmarche. Je dois dire que cÕest, parmi toutes les expŽriences que jÕai dŽveloppŽes dans ma carrire dÕenseignant-chercheur, la plus belle ˆ laquelle jÕai ŽtŽ associŽ parce que cÕest une dŽmarche de formation ˆ la citoyennetŽ.

J.M. : Etienne Le Roy, revenons sur le terrain africain qui est le v™tre et peut-tre ˆ travers le regard justement un regard trs ethnocentrŽ, le regard dÕun voyageur gŽnois au XVme entre 1450 et 1452 qui nous dŽcrit comment, selon lui, donc fonctionne cette justice coutumire en Afrique ce que lÕon peut rŽsumer, quÕon croit pouvoir rŽsumer comme justement une justice de chef.

 

Texte dit par un comŽdien :

Ē Il se rend ˆ lÕhabitation du prince quantitŽ de personnes des habitations voisines. A lÕentrŽe de sa maison, on rencontre une grande cour qui conduit successivement ˆ six autres cours avant que dÕarriver ˆ son appartement. Au milieu de chacune est un grand arbre, pour la commoditŽ de ceux que leurs affaires obligent dÕattendre. Tout le cortge du prince est distribuŽ dans ces cours suivant les emplois et les rangs (...) Il affecte beaucoup de grandeur et de majestŽ. On le voit chaque jour au matin que lÕespace dÕune heure. Le soir il para”t pendant quelques moments dans la dernire cour sans sՎloigner beaucoup de la porte de son appartement, et les portes ne sÕouvrent alors quÕaux grands de premier ordre. Il donne nŽanmoins des audiences ˆ ses sujets ; de quelque condition que soient ceux qui viennent solliciter des gr‰ces, ils sont obligŽs de se dŽpouiller de leurs habits, ˆ lÕexception de ce qui leur couvre le milieu du corps. Ensuite, lorsquÕils entrent dans la dernire cour, ils se jettent ˆ genoux en baissant le front jusquՈ terre, et des deux mains ils se couvrent la tte et les Žpaules de sable. Personne, jusquÕaux parents du prince, nÕest exempt dÕune si humiliante cŽrŽmonie. Les suppliants demeurent assez longtemps dans cette posture. Enfin, lorsque le prince commence ˆ para”tre, ils sÕavancent vers lui, sans quitter le sable et sans lever la tte. Ils lui expliquent leur demande, tandis que feignant de ne pas les voir, ou du moins affectant de ne pas les regarder, il ne cesse pas de sÕentretenir avec dÕautres personnes. A la fin du discours, il tourne la tte vers eux, et les honore dÕun simple coup dÕoeil. Il leur fait part de sa rŽponse en deux mots. Cet excs de soumission ne peut venir que dÕun excs de crainte : cÕest-ˆ-dire que les ngres se voyant enlever leurs femmes et leurs enfants par ceux qui les surpassent en richesses et en puissance prennent lÕhabitude de trembler devant les tyrans dont ils ont tant de mal ˆ craindre. Č  Ca Da Mosto, vers 1450.

 

J.M. : Voilˆ une vision trs ethnocentrique donc mais, tout de mme, une des premires descriptions de ce quՎtait la justice en Afrique.

E.L.R. : Il y a deux ou trois intŽrts que lÕon peut trouver dans cette citation. Premirement donc lÕannŽe, 1450, un des premiers textes dont nous disposions sur lÕAfrique noire. Cela, cÕest extrmement intŽressant parce que cela nous permet dÕavoir dŽjˆ une idŽe des formes dÕanciennetŽ de son organisation et en mme temps nous avons lˆ le point de dŽpart dÕune vision ethnocentrique qui va associer la justice en Afrique ˆ la fois ˆ la chefferie et au despotisme. Et on va donc avoir ˆ partir de cette pŽriode lÕidŽe que nŽcessairement la justice en Afrique est une justice qui ne correspond pas ˆ lÕidŽe quÕen Occident on a de la justice et donc progressivement on va avoir un systme dÕexplication, une construction intellectuelle, dont toutes les consŽquences vont tre tirŽes au XIXe sicle lorsque va mettre en place ˆ lՎpoque coloniale une organisation judiciaire ˆ deux dimensions dont lÕune est la transposition du modle mŽtropolitain et lÕautre est en fait une transformation des modes des rglements des conflits selon un principe de description qui a ŽtŽ progressivement forgŽ durant les 3 sicles prŽcŽdents.

J.M. : Et qui est totalement caricatural.

E.L.R. : Ce quÕon appelle la justice indigne

J.M. : DÕun autre c™tŽ, Etienne Le Roy, ce qui se dessine en filigrane derrire cette image de chef concŽdant la justice, accordant son pardon ou au contraire sa condamnation, cÕest un peu le modle du magistrat aussi chez nous qui est au centre, au sommet de lÕinstitution judiciaire.

E.L.R. : Et mme cÕest la figure du souverain telle quÕelle est en train dՎmerger ˆ partir du XIII-XIVme sicle en France. Ce qui est dŽcrit dans ce texte et qui concerne un souverain Wolof du SŽnŽgal et les formes dÕorganisation judiciaire qui Žmergent au milieu du XVme sicle, ˆ la fin de notre Moyen-Age, cÕest la transposition de notre modle, presque blanc bonnet et bonnet blanc si je puis me permettre, et donc on ne voit que ce quÕon a envie de voir. Les observateurs de cette Žpoque ne sont dŽjˆ plus capables de percevoir lÕoriginalitŽ de situation et donc cherchent ce qui nous ressemble avec progressivement lÕidŽe que nous sommes ˆ la pointe dÕune civilisation et que donc tous les peuples attardŽs doivent sÕinscrire dans nos conceptions de la sociŽtŽ et de la justice.

J.M. : Alors un autre exemple que vous citez, un document que vous citez dans votre livre Les Africains et lÕInstitution de la Justice, Etienne Le Roy, cÕest donc quelques dŽcennies plus tard Louis Moreau de Chambonneau qui Žtait un espce dÕambassadeur de Louis XIV et qui dŽcrit vers 1673 donc une cour de justice coutumire.

[NB : Moreau de Chambonneau Žtait le reprŽsentant dÕune compagnie ˆ charte. ELR.]

 

Texte dit par un comŽdien :

Ē Quant ˆ la justice, elle est administrŽe par leurs marabouts ˆ qui seuls ce droit appartient. La justice est nommŽe en langue ngre Ē yione hilla Č, qui est en franais Ē la voye de Dieu Č. Aussi ils la rendent gratuitement et au mme temps quÕelle est demandŽe par les parties. Car si tost quÕune personne mŽcontente dÕune autre ou pour paiement ou quoique ce soit lui a dit le Ē hione hilla Č, la partie est obligŽe de la suivre chez le marabout du village lequel, aprs avoir entendu leur diffŽrend, regarde dans le livre de la loi o il cherche le chapitre qui en traite, et comme le livre chante le marabout prononce : cÕest la sentence et il nÕy a point dÕappel et pour le faire exŽcuter il ne faut point chercher dÕarcher ni sergents quÕils ne connaissent seulement pas. Il faut que la partie qui gagne soit satisfaite, tout le monde en ferait plut™t sa cause. Ce sont eux (les marabouts) qui font les partages des successions qui ne consistent quÕen meubles, bestiail, mil et autres choses. Il nÕy a point dÕimmeuble parmi des ngres et aucun hŽritier ne touchera rien quÕauparavant les debtes du dŽfunt ne soient payŽes Č (Ritchie, 1968, p.324).

 

J.M. : DÕaprs ce texte Etienne Le Roy, cÕest le marabout qui rend la justice ?

E.L.R. : Lˆ il sÕagit dÕune situation particulire ? Nous sommes toujours au SŽnŽgal. La sociŽtŽ est en train de sÕislamiser. Les souverains ont confiŽ aux marabouts qui sont des lettrŽs et donc qui ont une capacitŽ de gŽrer lÕadministration de ces Žtats qui sont en train de se dŽvelopper, donc ils ont confiŽ une mission de justice pour ceux qui se dŽclarant musulmans sont susceptibles de se prŽsenter devant les marabouts. Il y a ˆ dÕautres instances de rglement des conflits. Je dirai mme que cÕest extrmement sophistiquŽ dans ce type dÕorganisation. Ė ce niveau-lˆ, il y a au moins 6 types de juridictions. Je nÕen cite ici quÕun seul exemple. Ce qui me para”t important et la raison pour laquelle je vous ai proposŽ de lire ce texte cÕest lÕidŽe que, parce que le litige a ŽtŽ rŽglŽ au coeur du groupe entre nous entre musulmans. Dans ce cas, il y a adhŽsion totale et cÕest parce que le conflit a ŽtŽ rŽglŽ ˆ lÕintŽrieur de ce groupe quÕil prend sens et quÕil est immŽdiatement, cÕest trs clair, exŽcutŽ par les partis. On dit quÕil nÕest pas possible de mobiliser des archers parce quÕils nÕexistent pas. LÕidŽe de bon rglement des conflits je ne dis pas de bonne justice, mais de bon rglement des conflits est liŽ par principe au fait que le rglement doit venir du sein du groupe. On va en trouver une illustration ensuite lorsquÕAmadou Hamp‰tŽ Ba va, ˆ travers ses mŽmoires, nous rappeler la manire selon laquelle fonctionnent des petites communautŽs, des classes dՉges. Dans lÕhistoire quÕon va dŽcouvrir tout ˆ lÕheure ce sont des enfants de 10 ˆ 12 ans qui se donnent une organisation totalement typŽe, je ne dirai pas stŽrŽotypŽe, cÕest-ˆ-dire relevant des formes dÕorganisation de la sociŽtŽ en classes dՉge lesquelles sont lÕarmature mme de la sociŽtŽ et auxquelles est associŽe une forte responsabilitŽ des acteurs. CÕest ˆ chacun ˆ faire son droit. CÕest ˆ chacun ˆ assumer le sens de ses engagements. Je dirai presque non pas de rendre justice mais dՐtre homme de justice avec tous les hommes et toutes les femmes qui participent ˆ la prise en charge de diffŽrends. Quelque chose qui est trs important et trs Žtonnant cÕest que ce que nous appelons justice, les Africains lÕappelleraient presque thŽrapie, thŽrapie collective Žventuellement. Il y a tout un ensemble de groupes chez les Bantou en Afrique centrale o, effectivement, les rglements des conflits sont associŽs ˆ des vŽritables cures, des cures mŽdicales avec utilisation dÕherbes, de drogues. Dans dÕautres sociŽtŽs, (amŽrindiennes ou sibŽriennes) ce sont les chamans qui vont avoir ce type de fonction.

J.M. : Les anthropologues aiment bien parler des leons que nous donnent justement ces peuples traditionnels ou leur mythe. Lˆ, en lÕoccurrence, on voit bien la leon qui nous est donnŽe concernant la responsabilitŽ du groupe ˆ lՎgard de chacun des individus.

E.L.R. : Je pense quÕon aura la possibilitŽ de revenir sur ce point parce que cÕest une question vraiment essentielle. Les Africains nous disent que lÕon est responsable de nos diffŽrends et que la seule faon de pouvoir les assumer est de rŽgler les problmes au sein du groupe qui lÕa vu na”tre. Nous, nous faisons appel ˆ une instance extŽrieure et supŽrieure que nous appelons la justice et nous croyons que le bon rglement des conflits vient de la mobilisation de cette instance. Nous attendons du juge la neutralitŽ qui est pour nous le gage de la bonne justice et, si on a du temps tout ˆ lÕheure, on reviendra justement sur cette figure du juge, franais, moderne, occidental, en fait un hŽritage judŽo-chrŽtien parce que cÕest lˆ o il faut remonter pour comprendre ˆ la fois lÕimportance de cette figure du juge moderne et en mme lÕorigine dÕune certaine faon, assez dŽsastreuse, de nous comporter de manire irresponsable en laissant ˆ dÕautres le soin de rŽgler les problmes que nous causons ˆ la sociŽtŽ.

J.M. : Alors peut-tre avant, puisque vous lÕavez ŽvoquŽ, Žcoutons ce texte extrait des mŽmoires dÕAmadou Hamp‰tŽ Ba.

 

 Ē Une fois ce conseil instituŽ, nous Žlaborons nos rglements intŽrieurs ˆ peu prs semblable ˆ ceux de toutes les autres associations. Les effractions Žtaient jugŽes en premier ressort pour le kadi. Le contrevenant pouvait en appeler au chef, puis en un troisime stade ˆ lÕassemblŽe gŽnŽrale prŽsidŽ par le doyen. Les peines prŽvues Žtaient graduŽes. Elles consistaient pour les infractions les plus lŽgres ˆ payer des amendes en cauris ou en noix de cola, tre jetŽ ˆ la mare tout habillŽ ou douchŽ avec des calebasses remplies dÕeau. Pour les dŽlits trs graves, la peine pouvait tre dÕun ˆ dix coups de fouets voire lÕexclusion temporaire ou dŽfinitive. Les sŽances devaient tre prŽsidŽes par le chef qui Žtait assistŽ du second chef et du kadi. Les rŽunions plŽnires Žtaient hebdomadaires en saison sche et mensuelles pendant la saison des pluies appelŽe hivernage. Il pouvait y avoir aussi des rŽunions imprŽvues dŽcidŽes par le chef et annoncŽes par les griots Č.

 

J.M. : Voilˆ cՎtait donc les mŽmoires dÕAmadou Hamp‰te Ba. On voit bien, on entend bien dans ce texte que cette justice coutumire repose quand mme sur une organisation sophistiquŽe.

E.L.R. : Oui malheureusement on nÕa pas le temps de rentrer dans les dŽtails parce que cÕest vraiment de sophistication dont on peut parler. Vous remarquez quÕun groupe de jeunes garons entre 10 et 12 ans se donne un rglement intŽrieur dans lequel on a un principe dÕorganisation hiŽrarchique de la prise en charge du problme avec, ˆ chaque niveau, des sanctions qui sont prŽvues et qui sont effectivement mises en oeuvre par des acteurs qui sont responsables de cette mise en oeuvre. Nous sommes vŽritablement lˆ en face dÕun mode de penser la reproduction de la sociŽtŽ ˆ travers la responsabilitŽ de chacun ˆ faire la paix et ˆ vivre de manire plus ou moins consensuelle avec ses voisins, avec ses proches et mme avec ceux qui sont considŽrŽes comme les Žtrangers et qui pourraient devenir les ennemis. Et donc ce quÕil y a de passionnant cÕest que tous ceux qui participent ˆ ce type de dŽmarches sont liŽs par des formes de parentŽ , en particulier Ē ˆ plaisanterie Č qui sont en fait plus exigeantes peut-tre encore que le sont les formes de parentŽ liŽes ˆ la filiation. Il y a lˆ, jetŽ sur la sociŽtŽ, un espce de filet de formes dÕaffiliation ˆ chaque groupe puis de formes de complŽmentaritŽ entre les groupes qui permettent de comprendre que les sociŽtŽs Žtaient fortement soudŽes malgrŽ lÕimage nŽgative que lÕon en donne. ƒtaient-elles des sociŽtŽs plus consensuelles ? Je sais pas. PacifiŽes ? Je ne sais pas non plus . Mais quÕelles aient ŽtŽ des sociŽtŽs qui Žtaient responsables, cela jÕen suis certain.

J.M. : Et communautaires.

E.L.R. : Et communautaires, donc un sens du partage que nous avons perdu en France. Nous parlons de communautŽ actuellement mais cÕest une diabolisation de lÕidŽe de communautŽ. CÕest tellement caricatural que je trouve que cÕen est mme dangereux pour lÕidŽe de dŽmocratie en disqualifiant par principe des formes dÕorganisation sociale qui ne correspondent plus ˆ notre mode de vie mais qui furent lŽgitimement celles de nos anctres.

J.M. : Certes, alors on ira tout de mme dans ce texte trouver au sommet de cette organisation de la justice la figure du kadi qui est lՎquivalent du juge.

E.L.R. : Le Kadi cÕest une figure trs particulire, cÕest le juge musulman. Et donc le juge musulman nÕintervient que lorsquÕil y a des Musulmans, cÕest une tautologie. Et lÕislam, tout en sՎtant trs fortement dŽveloppŽ dans les 150 dernires annŽes, ne concerne ˆ lՎpoque de ces rŽcits quÕune petite partie de lÕAfrique. Par ailleurs, il a dÕautres modes de rglements des conflits, avec dÕautres figures qui sont des figures moins de juges, que des figures de lieurs. CÕest une idŽe extrmement ancienne puisquÕon la retrouve dans lÕIliade qui est le premier tŽmoignage dans lequel on retrouve cette figure de lieur, de celui qui fait la paix et qui organise donc lÕensemble des relations qui vont permettre aux individus qui se sont opposŽs de continuer ˆ vivre ensemble. Parfois cÕest le chef de clan, parfois cÕest le chef du village ou parfois ce sont des collectifs, des groupes de sages, dÕanciens qui prennent en charge ces diffŽrends.

J.M. : Alors Etienne Le Roy on a vu comment cette discipline de lÕanthropologie du droit pouvait donc nous apporter des idŽes, Žventuellement des solutions, dans notre propre conception de la justice mais vous allez plus loin cÕest-ˆ-dire que lÕanthropologie peut vous servir aussi ˆ observer avec une certaine distance, un peu comme on fait de lÕanthropologie des mondes contemporains, notre propre fonctionnement de la justice et en particulier cette figure du juge.

E.L.R. : JÕai eu effectivement trs souvent la possibilitŽ dÕentrer en dialogue avec les magistrats ˆ partir de lÕexpŽrience que nous avons dŽveloppŽe ˆ propos de la justice des mineurs. CÕest une justice atypique, quand jÕai commencŽ ˆ travailler sur cette justice-lˆ au dŽbut des annŽes 80 il y avait un slogan stupide qui disait justice des mineurs justice mineure. Ce qui Žtait important cՎtait de comprendre que la figure du juge est en fait un avatar de la conception que nous avons de Dieu : dans le livre de la Gense, on nous prŽsente le crŽateur, YahvŽ, comme Žtant une instance extŽrieure, supŽrieure, omnipotente et omnisciente. Et lՃtat moderne tel que nous lÕavons crŽŽ est en fait un avatar de Dieu. Et le juge qui est lui-mme produit par lÕEtat est un avatar de lÕavatar si je puis dire. Le juge se prŽsente effectivement comme extŽrieur, extŽrieur parce que le principe de la neutralitŽ lui interdit dÕintervenir, supŽrieur ne serait-ce simplement que visuellement dans une instance, omnipotent en principe il peut tout faire et omniscient sous rŽserve quÕil fasse appel ˆ des experts. Et quand on fait remarquer ˆ ces magistrats quÕen fait ils ont soit la figure de Dieu, soit la figure christique comme rŽfŽrent, effectivement ˆ pose des problmes extrmement importants et en mme temps cela nous renvoie au caractre extrmement symbolique mais aussi ˆ une certaine fragilitŽ de la fonction en tous cas une trs grande difficultŽ ˆ assumer lÕensemble des fonctions qui sont liŽes ˆ celle dÕun magistrat et qui font que, moi, jÕai un trs grand respect pour ceux qui ont le sens du service public et qui acceptent de se dŽvouer au profit de notre communautŽ nationale.

J.M. : Merci Etienne Le Roy. Je rappelle que vous tes professeur ˆ lÕUniversitŽ Paris 1 et que vous tes lÕauteur du Jeu des Lois une anthropologie dynamique du droit publiŽ par LGDJ et la Maison des Sciences de lÕhomme. Les textes Žtaient lus par Christophe Chne. CՎtait lÕanthropologie du droit deuxime volet de cette sŽrie consacrŽe au juge en son office.