Violence de
la fonction symbolique
et
institutionnalisation du droit
contribution une anthropologie
de la juridicit et du pluralisme normatif
Professeur mrite
Universit Paris 1 Panthon-Sorbonne
Laboratoire
dĠanthropologieJuridique de Paris
Cette contribution aux Ç Mlanges en
lĠhonneur du professeur Trutz von Trotha È sĠinscrit dans une double
proccupation. DĠune part, et ce nĠest que justice, il convenait de privilgier
les thmes de recherche de notre collgue et, particulirement, de prolonger le
colloque singulier et amical que Trutz von Trotha et moi-mme avons enrichi
depuis plus de vingt ans travers les rencontres franco-allemandes des
Anthropologues du droit, largies ensuite lĠchelle europenne. Il suffit de
rappeler le titre de lĠouvrage que nous avions alors co-dirig Ç La violence et lĠtat, formes
et volution dĠun monopole È pour constater, dans lĠintitul de cette communication,
que je reste dans le droit fil de proccupations alors partages.
Pourtant, et dĠautre part, aprs tant de
nouveaux travaux en dyade ou sparment, illustrant ce monopole de la violence
physique que Max Weber associait la construction tatique en en faisant un
des traits diacritiques de la conception moderne, occidentale et chrtienne du
pouvoir politique[1], mon
attention a t attire par une face cache de la pratique de ce monopole.
Au plus simple, la violence peut tre
dfinie comme Ç abus de la force È, On ne peut en ignorer les
manifestations physiques ou matrielles quelle que soit la raction quĠelles
provoquent chez le chercheur. Mais, en socio-anthropologues du droit, on doit
remonter aux causes de ces manifestations et traiter aussi des sources, des
implications et des consquences de cet abus, surtout quand il sĠinscrit dans
ce qui est tenu par les uns pour lgal ou lgitime, mais par dĠautres pour
Ç mauvais, excessif ou injuste È, ainsi que le dfinit le
dictionnaire Robert lĠentre Ç abus È (Robert, 1993, p. 10).
Je me suis donc intress cette autre forme de violence qui relve de la symbolique, terme dont je dois tout de suite mĠexpliquer pour viter les piges du langage courant qui dfinit le symbolique comme ce Ç qui, tout en tant rel, nĠa pas dĠefficacit ou de valeur en soi, mais en tant que signe dĠautre chose È (Robert, 1993, 2188).
Or, sĠarrter cette dfinition serait ignorer tant la charge smantique originelle que les virtualits dĠune recherche prenant la violence de la symbolique au srieux, et pas seulement comme Ç le signe dĠautre chose È. JĠinvite donc le lecteur remonter lĠorigine de cette terminologie, donc ses usages grecs.
-Ë propos du symbole comme expression
dĠun partage
Ë lĠentre sumbolon (sumbolon), le dictionnaire
Bailly donne une explication exceptionnellement dveloppe : il sĠagit primitivement Ç dĠun
objet coup en deux, dont deux htes conservaient chacun une moiti quĠils
transmettaient leurs enfants. Ces deux parties rapproches servaient faire
reconnatre les porteurs et prouver les relations dĠhospitalit contractes
antrieurement È (Bailly,
1950, p. 1821). Le dictionnaire nous apprend aussi que le substantif est driv
du verbe sumballw (sumballo) qui veut dire Ç mettre
ensemble, rapprocher, changer , mettre en commun et partager È (idem , p. 1820). Ainsi,
le symbole dsigne au sens premier un signe de reconnaissance, puis tout ce qui
sert de signe de reconnaissance et ensuite seulement Ç tout signe
sensible È de type emblme ou style allgorique analogue au sens du
franais courant relev
ci-dessus. Ajoutons enfin un
quatrime sens qui enrichit encore le champ smantique puisque sumbolon dsigne au pluriel une
convention entre deux pays contenant lĠensemble des dispositions rgissant, en
particulier, les contestations commerciales.
Que nous apportent ces considrations ?
Laissons de ct ce qui intresse plus particulirement lĠhistorien et lĠanthropologue des institutions grecques. Le fait, par exemple, que le symbole soit initialement associ aux lois de lĠhospitalit et ainsi, aux processus de parentalisation qui dterminent, dans des socits principe communautariste dĠorganisation, le jeu des structures sociales mĠavait chapp lors de mes travaux inauguraux de 1973 (Le Roy, 1973, 1999). Ce qui me parat important ici, cĠest lĠide de partage quĠon retrouve dans la dfinition initiale du symbole, la fois comme signifiant la sparation travers un acte matriel, casser en deux un objet (gnralement un disque en argile), et comme signifiant avoir en commun.
Comme des notions voisines, je pense en particulier
lĠidentit ou la parent, le symbole est une notion ÔJanusĠ, double connotation. Elle est la fois ce qui
distingue ou spare et ce qui rattache et rend commun. Et, de ce fait, ce terme
renvoie une troisime dimension qui est celle de lĠchange qui suppose bien
de se sparer pour recevoir, de diffrencier puis dĠidentifier les analogies et
les quivalences qui permettront la circulation de lĠtre ou de la chose sous
condition de rciprocit.
Commentant le clbre Ç Essai sur le
don È de Marcel Mauss, (Le Roy 2007), jĠavais dj soulign la place
centrale que doit tenir la notion de partage (plutt que celle de la dette)
dans une lecture anthropologique du don et, plus gnralement, des phnomnes
juridiques. Je me propose ici dĠillustrer quĠelle pourrait tre effectivement
dterminante pour comprendre, au sein de cette problmatique que je nomme le
Ç mystre du droit È, ce qui fait lĠessence propre de ces phnomnes et que je dsigne actuellement
par le processus dĠinstitutionnalisation.
-Instituer et institutionnaliser
JĠintroduis ici une nouvelle distinction
qui est le fruit de travaux portant sur le transfert du modle
Ç romano-germanique È du droit et de la justice en Afrique dans les
contextes colonial et post-colonial. Pour traiter des modes de rglement des
conflits dans des enceintes formellement reconnues, des juridictions au
sens du lieu o on dit le droit,
je ne pouvais pas traiter de la mme manire les expriences endognes africaines
et les expriences exognes coloniales. Ë la limite, et selon des exigences
anthropologiques respectables, on peut tenir ces expriences pour
incomparables. Elles devaient pourtant tre compares, mais sur des bases
satisfaisantes. Il mĠtait impossible de continuer utiliser un langage ethnocentrique
qui marquerait une csure inconciliable (de type civilisation et sauvagerie) et
une infriorit de pratiques des Africains alors quĠil sĠagit dĠune diffrence
dans les logiques dĠorganisation et dans les visions du monde quĠon entend
promouvoir. JĠai choisi, solution sans doute bancale, de mobiliser les
majuscules et dĠcrire Justice quand je parlais de lĠexprience coloniale et
justice pour les modes endognes de rglement des diffrends, sur la base dĠun
raisonnement dont je dois ici mĠexpliquer pour pouvoir ensuite le postuler dans
le cadre de cette nouvelle contribution. .
Il est indniable que tout observateur peut relever dans les
expriences endognes des Africains, celles qui sont associes leur gnie
propre et non une acculturation impose par la colonisation europenne, des
principes dĠorganisation, mme pour les dispositifs les plus rudimentaires que
dcrit par exemple Evans-Pritchard pour les Nuer et leur Ç chef peau de
lopard È (Evans-Pritchard , 19 94[1937]). Il y a bien institution
dĠun mode de rglement existant antrieurement au diffrend et prsidant sa
gestion ou son rglement. La Ç justice È est donc bien
institue et on peut parler, dans
la communication courante de nos travaux, dĠune institution de la justice, avec
une minuscule pour chacun des deux termes.
Pourtant, quand on confronte ces images Ç endognes È dĠautres reprsentations tatiques et modernes, telles les modernes cours dĠassises par exemple, on change de monde. On prend conscience, ainsi que le soulignait la filmographie judiciaire de notre collgue et ami nerlandais Adrian van Rouveroy van Nieuwaal pour le Togo, quĠil sĠagit de mondes incomparables et qui nĠavaient et nĠont toujours pas de chance de se rencontrer, sauf sur le mode de la ngation. Chacun de ces mondes (avec les expriences diverses et complexes qui le constituent) organise et institue la prise en charge des conflits. Mais lĠun, le ntre occidental et moderne, y ajoute tant sur la forme que sur le fond des contraintes propres, issues dĠune histoire qui nous fait remonter au moins jusquĠau droit romain et, pour ses fondements, la vision du monde judo-grco-romano-chrtienne dont ces contraints de forme (procdures) et de fond (normes juridiques) sont une expression (infra). Comme, en outre, cette approche occidentale-moderne a prtendu droger toutes les autres expriences humaines, quĠelles soient antrieures ou contemporaines, pour faire advenir une socit marque en particulier par lĠindividualisme, un tat dmocratique et un mode de production capitaliste assurant une accumulation continue de la richesse, il y a dans cette vision de la justice une dimension tlologique. JĠai souhait la restituer par lĠemploi du terme Ç institutionnalisation È, comme promotion dĠune conception propre de lĠinstitution destine assurer le progrs, lĠordre ou la civilisation selon les contextes.
Par le suffixe Ç nalisation È ,
je propose en particulier de rendre compte de cette force singulire et
arbitraire, la symbolique, qui ayant , dans le contexte de la justice,
transform une institution en Institution , permet le passage, dans le domaine
plus gnral de la vie juridique, de la juridicit au droit. Autrement dit, je
cherche comprendre le mouvement de transformation dĠun phnomne gnral dĠorganisation
de la normativit et commun toutes les socits (la juridicit dont je vais
reparler) en droit, comme mode spcifique dĠune domination lgale-rationnelle,
proprement occidental et judo-chrtien, de concevoir lĠinstitution juridique
de la vie en socit, le vitam instituere,[2]
selon les canons de la modernit et de ce quĠelle cache. Ou ce que nous ne
savons plus voir car il nĠest pas besoin dĠtre grand clerc pour aboutir aux
observations que nous dvelopperons au sujet des reprsentations qui sont ici
lĠÏuvre.
Pour avancer dans cette analyse, je me propose dĠabord dĠexpliquer comment je suis arriv associer le droit lĠinstitutionnalisation puis quelle charge de violence semble recouvrit particulirement cette mise en mouvement de lĠinstitution dans le processus de lĠinstitutionnalisation et de sa symbolique, mouvement suffisamment crdible pour quĠil semble partag par le plus grand nombre des Ç enfants de la modernit È et ainsi Ç symboliquement È lgitime. Mais pourtant en crise
LĠinstitutionnalisation,
signe diacritique du droit ?
-Le problme
Je me suis longtemps content dĠassocier
le droit la sanction comme une procdure rendant obligatoire ou constatant le
caractre obligatoire dĠun acte ou dĠune norme. Puis, jĠai commenc me poser
des questions quand, il y a une dizaine dĠannes, lĠhypothse de la juridicit
a cess dĠtre Ç symbolique È au sens dĠun signe exprimant une
obligation qui pouvait relever de lĠinfra-droit ou du mta-droit, bref de ces
contres mystrieuses explores
par exemple par Jean Carbonnier dans son Flexible droit (1995). Cet au-del du droit que notre
langage a tent de circonscrire en mobilisant les termes coutumes, usages,
pratiques etc. a chez nous Occidentaux les apparences dĠun rsidu qui doit cder
toute pense rationnelle et normalisante. Tel nĠest pas le cas dans les
expriences dĠautres cultures qui nĠont pas eu inventer[3]
lĠquivalent du droit tout en tant rgules selon des modalits qui peuvent
tre des rituels dans lĠexprience chinoise confucenne, le dharma dans la
vision hindoue, le fiqh dans lĠIslam ou la tradition familiale ou locale dans
nos campagnes franaises ou africaines.
Nous devons intgrer trois ruptures dans
nos raisonnements et dans nos systmes de croyances.
Tout dĠabord le droit que nous pratiquons
nĠest pas une rponse gnrale et commune lĠensemble du dveloppement humain,
mais un folk system
propre un moment particulier de cette histoire humaine.
Mais il nĠest pas seulement une rponse parmi dĠautres, il a
voulu, en outre, droger des principes tenus pour non-ngociables durant des
millnaires et dans lesquels se retrouvent, au moins, les deux tiers de
lĠhumanit, Ce Ç reste È, ce solde qui nĠest pas saisi par le droit, est rgul par des mcanismes de
contrle social tenus pour obligatoires et que je dnomme globalement la
juridicit..
Par ailleurs, le droit est issu de la juridicit et appel
ventuellement y retourner selon une procdure de qualification que jĠai
ci-dessus dnomme lĠinstitutionnalisation ou de disqualification qui reposera
sur une procdure parallle de ds-institutionnalisation.
Comment, stimul par des expriences
ultramarines, en Afrique, en Australie et au Canada, expliquer o et comment
sĠopre ce passage de la juridicit
au droit ?
Par quelle magie Ç blanche È
passe-t-on dĠun niveau de conscience de pratiques tenues pour obligatoires
selon les considrations tires de la rptition, du recopiage, de la
paraphrase, de la reproduction plus ou moins conforme des modles, etc., un
autre niveau qui est celui du droit et dans lequel, par une conception
promthenne constamment mobilise et revisite[4],
chacun fait sa vie par lĠentremise dĠun droit qui ; comme le march, doit
tre transparent et immdiatement mobilisable pour concourir la russite de la nouvelle socit
des individus. Donc reposer sur des normes neutres, abstraites, impersonnelle,
universalisables, comme supports aptes assurer lĠchange gnralis et le
partage selon les contraintes du march, tant juridique que financier (Alliot,
2003, Bourdieu, 1980, Le Roy, 2007).
Pour avancer, je vais revenir une tude, rcemment redcouverte, dĠun des fondateurs du pluralisme juridique Ç radical È, Roderick Macdonald qui va nous aider mieux comprendre ce que reprsente la normativit de la juridicit et le saut qualitatif que reprsente lĠinstitutionnalisation de la juridicit en droit.
- Ç Pour la reconnaissance
dĠune normativit juridique implicite et infrentielle È (Macdonald,
1986)
Roderick Macdonald est professeur de
thorie du droit lĠuniversit MacGill de Montral. Il est ainsi tout autant common
lawyer que civiliste. Cette matrise des deux grandes
traditions juridiques occidentales lui permet dĠanalyser avec talent la commune
tendance enfermer le droit dans ce quĠil nomme le Ç positivisme
institutionnel È, domin par le culte de la loi..
On ne reviendra pas sur lĠexpos de ce
positivisme institutionnel qui est donc consacr la manire de traiter les
sources du droit sauf pour relever une mtaphore qui en dit long et dont la formulation est emprunte
successivement P.J. Fitzgerald et J. Ghesthin: Ç les sources du
droit sont les <gates through which new principles can find entrance into
the law>[5],
ou <les modes de cration des rgles de droit È (1986, 50). Des portes
qui font accder une nouvelle ralit, par la grce dĠune
reformulation !
Retenons pourtant une observation qui sera utile par la suite :
Ç Les auteurs qui ont tent dĠidentifier les sources
du droit en sont invariablement venus la conclusion que la lgislation, la
jurisprudence et la coutume sont parmi ces sources. La premire est lgitime
par une volont politique, la seconde, par une dlgation de pouvoirs de
lĠtat, la troisime, par une pratique sociale. Curieusement, peu dĠefforts sont
faits pour numrer ou diffrencier les proprits de chacune de ces sources. On
tente de les rduire toutes les trois une structure logique commune et de les
conceptualiser suivant cette
structure, cĠest--dire sous la forme explicite et propositionnelle
caractristique de la loi È (Macdonald, 1986, 50, soulign par moi,
infra).
LĠuniformit logique et le modle de la loi sont les deux variables principales qui vont tre retravailles par lĠauteur pour proposer une nouvelle typologie des normes juridiques :
On pourrait tablir, par inversion, une typologie plus
subtile, en postulant deux axes distincts : lĠun figurant le continuum de
la loi et de lĠusage coutumier, et lĠautre le continuum de la loi aux dcisions
judiciaires. Sur le premier axe, qui est vertical, on tablit la distinction
entre les normes en ce quĠelles sont explicites ou implicites, cĠest--dire
exposes avec plus ou moins dĠautorit. Sur le deuxime axe, qui est
horizontal, on distingue les normes codifies (cĠest--dire exactes, canoniques
et vrifies) et les normes infres (cĠest--dire approximatives, mdiates et
mtaphoriques), selon la transparence de leur signification normative È (Macdonald, 1986, 52).
Tableau NĦ 1 (Macdonald, 1986, 53).
Nature
du sens normatif
Mode dĠlaboration
|
Transparent |
mdiat |
institutionnel |
Explicite et formul (loi) |
explicite et infrentiel (dcision judiciaire) |
interactionel |
Implicite et formul (coutume/usage) |
Implicite et infrentiel (principes et concepts) |
JĠai
introduit dans chaque case en itialique et entre parenthses lĠquivalent des
sources de droit identifies par lĠauteur. Et jĠai ajout la trame grise de la
case implicite et infrentiel pour mieux reprer la logique dĠutilisation du
tableau, partant de cette case pour expliquer les transformations de concepts
et de principes normatifs en lois, coutumes ou dcisions judiciaires. Sous
rserve de ces explications[6],
allons directement aux conclusions de lĠauteur Ç portant sur la
normativit implicite et infrentielle dans les systmes juridiques
modernes È.
-Premirement,
chaque groupe social comprend un systme normatif compos de normes explicites
et implicites, ainsi que des normes formules et infrentielles.
:
-Deuximement, quand surgissent des institutions charges dĠappliquer la loi, le centre dĠintrt pour la recherche normative se dplace des normes infrentielles et implicites vers les normes explicites et formules, confirmes par ces institutions.
-Troisimement, ce moment-l, on nĠa
plus tendance reconnatre les normes infrentielles et implicites comme
normes, mais plutt de les redfinir, soit comme des antcdents de dcisions
judiciaires, soit comme de simples lments dĠinterprtation de textes formuls
et explicites.
- Quatrimement, la perte de lgitimit des normes infrentielles et implicites entrane une illgitimit croissante des institutions infrentielles et implicites, et renforce lĠide que les systmes normatifs incapables de produire des normes des institutions formules et explicites sont pr-juridiques ou non juridiques È (1986, 57-58).
LĠauteur identifie enfin une Ç dynamique
de la normativit È
qui, suppose-t-il, Ç prvaut dans tous les systmes
normatifs È. Ë
lĠinverse de ce que nous posons trop rapidement en Occident, dit-il,
Ç les normes explicites et
formules ne rglementent pas et ne contrlent pas la vie sociale, mais, en contribuant
dfinir des aspects particuliers de lĠinteraction humaine (É) , elles crent des
diffrends qui appellent une solution formelle.
Une normativit implicite et
infrentielle est inhrente toutes les communauts ; le processus de
prise de dcision juridique consiste en ralit retrouver et reconnatre,
au-del de la manire formelle de rsoudre des diffrends, le jeu des normes
implicites et infrentielles. Pour cette raison, seules les normes implicites
et infrentielles sont rellement normatives. (Macdonald, 1986, 58).[7]
- Consquences qui peuvent tre
tires des propositions de Rod.
Macdonald
Je distinguerai dĠabord des enseignements
qui me paraissent clairs et en conformit avec mes travaux antrieurs et ceux
qui supposent des investissements nouveaux.
Les convergences
Si on accepte dĠassimiler les normes
implicites et infrentielles la juridicit, question de convention[8], on posera que cette juridicit est un
rservoir, voire le seule rservoir, dans lequel la socit peut puiser pour
rguler les comportements de ses membres.
Si on accepte aussi lĠide selon
laquelle Ç le droit È est la transposition de la juridicit Ç pour dfinir
des aspects particuliers de lĠinteraction humaine È, on retrouve les deux thormes
de Jean Carbonnier[9], cette
rserve prs que ce qui est dit implicite et infrentiel nĠest pas des
pratiques sociales mais est tenu pour des normes de premier degr et, finalement, pour les seules normes qui
interfrent avec la rgulation/pacification de la vie en socit. Je considre
depuis de nombreuses annes, la suite de Michel Alliot (2003) que ces
Ç aspects particuliers È concernent les domaines quĠune socit tient
pour vitaux. Et plus particulirement, reprenant Pierre Legendre (1999), que
cĠest l o Ç se nouent le social, le biologique et lĠinconscient pour
assurer la reproduction de lĠhumanit È.
La troisime ide quĠon peut en dduire
est que le passage de la juridicit au droit sĠopre sous une double
contrainte, allant de lĠimplicite lĠexplicite, de lĠinformul au
formul, contraintes la fois de
forme et de fond, mais dĠabord de forme. Brodant autour de la formule de Pierre
Bourdieu Ç codifier, cÔest mettre en forme et mettre des formes È
(Bourdieu, 1986), je proposais, sous la formule Ç in ordinem
adducere È
de Cicron, de considrer que le droit met en ordre et met de lĠordre (Le Roy,
2006) et que cĠest l o le mystre de lĠinstitutionnalisation va interfrer.
Une quatrime ide me parat aussi devoir
tre retenue, mme si elle peut bouleverser les reprsentations des modes de
rgulation des socits traditionnelles. Toutes les socits (donc pas
seulement les socits contemporaines) connaissent des normes explicites et
formules ct des normes implicites et infrentielles, mais ce nĠest pas
pour cela quĠelles connaissent Ç le droit È[10].
Je suis venu lentement cette vidence parcequĠil fallait dissocier le fonds que jĠappelle Ç normes
gnrales et impersonnelles È de la formule spcifique de ces normes
telles que monopolises par un pouvoir politique centralis et monarchique,
formule qui est dite Çla loi È. Mais, une fois cette vidence
accepte, il faut traiter lĠensemble du problme, cĠest--dire comment les trois fondements de la
juridicit concourent
lĠinstitutionnalisation du droit[11].
Je rappelle pour mmoire que, dans Le jeu des lois (Le Roy, 1999), je distingue entre
normes gnrales et impersonnelles (NGI), modles de conduites et de
comportements (MCC) et systmes de dispositions durables (SDD) ou habitus dans
le langage de P. Bourdieu (Bourdieu, 1980). Je considre galement que ces trois fondements se
retrouvent dans toutes les socits, mais selon des montages spcifiques qui
signent lĠoriginalit de chacune des traditions. Je crois savoir enfin quĠen
Afrique comme en Picardie et dans les premires nations du Canada, la coutume
est essentiellement faite de modles de conduites et de comportements. JĠai
galement observ une occultation assez gnrale des systmes de disposition
durable (SDD) dans nos droits occidentaux, alors quĠils sont la base de la
socialisation juridique chez nous et le fondement de lĠapproche confucenne de
la ritualisation et de lĠducation.
Les questionnements
Il y a un certain nombre de questions qui apparaissent rgulirement depuis une trentaine dĠannes dans ma pratique de recherche et pour lesquelles des intuitions de dpart se transforment de plus en plus en convictions, au risque de cder la croyance plutt que de prouver rationnellement. Mais cĠest justement une des conditions mises pour avancer que de sortir des limites logiques des modes modernes de penser la socit et son droit car les contradictions ne sont pas ncessairement l o elles sont explicitement formules.
Une premire srie de problmes tient la qualification des matriaux la base de la rgulation. Deux termes de lĠauteur sont particulirement discriminants, norme et ordre. SĠils sont pertinents dans le langage du droit, le sont-ils dans celui de la juridicit ? Mon opinion est de plus en plus dubitative sĠil sĠagit ainsi dĠaligner les catgories conceptuelles de la juridicit (les normes implicites et infrentielles dans le langage de R. M.acdonald) sur celles du droit. Si le droit est pens comme autonome, voire auto-poitique, la juridicit est htronome (Le Roy, paratre) et se trouve rgule par des catgories qui relvent dĠautres champs, le politique, la morale ou la religion en particulier. JĠen tire deux consquences. DĠune part, on ne peut parler gnralement dĠordre juridique unique pour une socit ds lors quĠon reconnat la prsence, mme occulte, de la juridicit derrire le droit. On doit tre sensible deux ralits distinctes auxquelles doivent correspondre logiquement des modes originaux de qualification, surtout quand lĠun, le droit, nie la ralit de lĠautre. Et, dĠautre part, en situation de pluralisme juridique laquelle nous aboutissons presque mcaniquement dans ce type de raisonnement, le respect des modes dĠnonciation est indispensable et interdit les fausses gnralisations. Pour oiseuse quĠelle puisse paratre, cette discussion nĠen nĠest pas moins essentielle pour la suite de notre rflexion. Si ordre et normes nĠappartiennent pas lĠensemble juridicit mais discriminent lĠensemble Ç droit È ils ont donc un rapport particulier avec le processus dĠinstitutionnalisation, imposant des contraintes propres qui doivent tre matrises pour passer de lĠimplicite lĠexplicite et de lĠinformul au formul dans le modle macdonaldien, des usages la loi plus gnralement .
De plus, et Rod. Macdonald le souligne continment, ce processus ne porte pas sur lĠinvention ou la cration de normes originales mais sur le passage dĠun domaine de la rgulation un autre en respectant des procds et des procdures de requalification qui font du respect de la forme une contrainte au moins aussi dterminante que celui des normes gnrales et impersonnelles instituant des rgles de fond. CĠet aussi le cas des modles de conduites et de comportements au fondement de la coutume. On retrouve ici incidemment une Ç vieille È question qui partageait jadis les anthropologues du droit nord-amricains propos de la thorie de la double articulation des faits sociaux en normes sociales puis en normes de droit/law (Pospisil, 1971).
- En consquence, on voit mieux apparatre ce que peut
tre le mcanisme de lĠinstitutionnalisation de la juridicit pour produire du
droit.
- On est en face dĠun mouvement quĠon
doit considrer comme incessant, allant dans les deux sens, de la juridicit
vers le droit et inversement. Ç Tout change et la seule chose qui ne
change pas cĠest que tout change È (Debussy cit par Le Roy, 1999). Mais
juridicit et droit ne changent pas de manire synchronique et il nĠy a ni
reflet parfait de lĠune dans lĠautre ni continuits. Et les contradictions sont
dĠautant plus fortes que, comme le remarque R. Macdonald, la formalisation de
la norme implicite en norme de droit provoque des blocages et des contraintes
qui appellent toujours plus dĠintervention, donc dĠinstitutionnalisation.
- Ce passage dĠune sphre dans une autre
repose sur une transposition dĠun registre dans lĠautre, quivalant une
vritable traduction en recourant une terminologie et une grammaire propres
la langue du droit. Seuls les initis peuvent en dcoder les implications
Mais qui dit traduire dit trahire.
Entre dperdition de sens, incomprhensions, disqualification de la
juridicit en raison de choix thiques ou politiques, il y a de nombreuses opportunits
une csure qui peut tre aussi censure. LĠinstitutionnalisation nĠest donc
pas seulement un outil de traduction. Il se rvle un instrument de domination
et dĠexclusion, voire dĠexploitation.
Car, par ailleurs, en raison du lien
entre lĠinstitutionnalisation et la loi, la loi et lĠtat, la souverainet et
les principes dĠautorit, lĠadage de Hobbes se vrifie pleinement : auctoritas
non veritas facit ius
CĠest ce qui augmente (augere) plutt que ce qui exprime le rel qui fait le droit. Mais,
quĠaugmente-t-on dans le processus dĠinstitutionnalisation ? La part de
bonne rgulation des individus, la bonne gouvernance de la socit ou le
monopole du pouvoir tatique ? Entre autresÉ
Enfin, ce processus suppose une Ç perte en ligne È. Comme le souligne R. Macdonald, le passage des Ç normes implicites et infrentielles È des catgories juridiques implique un effet dĠoccultation ou de disqualification des normes et des institutions infrentielles qui y sont associes. La formalisation rigidifie et introduit des contraintes puis des conflits qui appellent toujours plus de droit pour les rsoudre. Paradoxe du mcanisme dĠinstitutionnalisation ; trop de droit tue le droit (Le Roy, 1999). Plus on y recourt, plus il est disqualifi aux yeux des sujets de droit.
La symbolique de
lĠinstitutionnalisation, violence et contestation
Dans sa version moderne, lĠinstitution
est une invention religieuse, chrtienne mme, qui emprunte son contexte
dogmatique ses reprsentations et sa fonction anthropologique. Sa symbolique y
est donc associe, mais moins par ses aspects thologiques que par sa finalit
tlologique, ai-je dj dit. CĠest cela que nous allons nous attacher ici
pour en comprendre les enjeux contemporains, les rejets dont ses excs font
lĠobjet et les solutions qui annonceraient Ç le commencement dĠun
monde È (Guillebaud, 2008).
- LĠorigine religieuse de la
conception moderne de lĠinstitution
Je nĠai ici que peu dĠarguments ajouter
ceux que jĠavais runis dans mon ouvrage sur lĠInstitution de la Justice (Le
Roy, 2004) et que je synthtise lĠattention du lecteur qui nĠa pu consulter
cet opus.
Dans le Dictionnaire encyclopdique de thorie et de sociologie du Droit, Danile Loschack,(1993, 305) crit lĠentre ÔINSTITUTIONĠ ;
Ò DĠun
commun accord, la gense du concept moderne dĠÓinstitution Ó fait remonter
lĠutilisation du terme la tradition juridique canonique mdivale, et plus
prcisment lĠÏuvre du juriste Sinibaldo de Fieschi (devenu pape sous le nom
dĠInnocent IV). En fait, celui-ci recourut le premier au terme latin institutio
pour dsigner un type particulier de persona ficta et repraesantata, diffrente
de la persona ficta de la corporation autant que de la fondation.
LĠlment
caractristique (et nouveau) de lĠinstitutio est la prsence constitutive dĠune
auctoritas suprieure externe qui, par la suite, acquiert le caractre immanent
de la structure organisationnelle et performative de lĠinstitutio elle-mme.
Dans lĠinstitutio, le donn social et matriel se conjugue inextricablement
avec lĠaspect spirituel et symbolique: lĠinstitutio est un corpus mysticum
vritable et particulier (1993-304) Ò.
Rappelons que, selon la dfinition du Droit canon, fictio est figura veritas, la fiction est une configuration de la ralit telle quĠelle est prsente ou reprsente. CĠest un mode juridique de mise en forme qui nous situe au cÏur du Ômystre du DroitĠ.
Deuximement, cette fiction permet de rendre prsent (representare) dans le corps social ce quĠon dsigne ci-dessus comme Ôune auctoritas superioris externeĠ mais quĠil nous faut dcomposer. Par Ôauctoritas superiorisĠ on pourrait entendre Ò une autorit de rang suprieur Ó. Mais auctoritas est un terme dĠune plus grande richesse si on se rfre sa racine, le verbe augere, qui signifie faire crotre ou advenir, donner de la puissance. LĠauctoritas est ainsi ce qui garantit lĠefficacit dĠun dispositif ou dĠun droit en lui donnant une puissance particulire. Auctoritas superioris doit donc tre entendu par Ôune garantie dĠun rang suprieurĠ aux autres fondements de la vie juridique. Quel serait alors ce fondement ?
Le qualificatf Ò externe Ó peut paratre nbuleux, mais il est dterminant car il donne la clef structurale, le mode de lecture Ç symbolique È qui assure la cohrence du dispositif social ne pouvant, dans les socits judo-chrtiennes, que venir de lĠextrieur alors que dans les socits animistes africaines, par exemple, cĠest de lĠintrieur du corps social que viendra ce principe de cohrence, cette symbolique. Dans les socits dĠhritage judo-chrtien, il semble que la Ôgarantie de rang suprieur externeĠ quĠapporte lĠinstitution selon la conceptions des Canonistes ne pouvait tre originellement apporte que par une seule instance : Dieu, lequel pourra ensuite tre remplac par des fictions de porte quivalente, lĠtat ou la Justice comme Institution.
Ceci a au moins deux consquences. DĠune part, cela permet dĠclairer lĠaspect spirituel et symbolique de lĠinstitution comme un corpus mysticum. DĠautre part, cette remarque permet de justifier le lien substantiel entre la conception moderne de lĠtat et de la Justice et la reprsentation de Dieu, depuis le livre de la Gense jusquĠ la Contre-Rforme, en la dotant des quatre attributs divins. Si, en effet, nous reprenons, comme nous lĠavons fait dans Le jeu des lois, (Le Roy, 1999) le livre de la Gense (qui contient le cosmogonie des Juifs et des Chrtiens) dans la version de la Bible de Jrusalem, nous pouvons identifier une reprsentation dĠun Dieu crateur du monde partir du nant, reprsentation qui repose sur quatre attributs : une puissance extrieure ses cratures, suprieure, omnipotente et omnisciente. Ces attributs seront implicitement associs toutes les Ôinstitutions de rang suprieurĠ, dont lĠtat, en inscrivant dans la structure de lĠinstitution non seulement le monopole mais aussi lĠarbitraire,germe des dictatures.
Sur la base de ces observations, on peut voir apparatre un mcanisme de mise en relation du visible et de lĠinvisible,de communication des instances qui les organisent et o lĠinstitution apparat sous des mtaphores qui relvent du paratonnerre, de lĠascenseur ou de lĠitinraire du shaman revisit par le monothisme. Il y a une charge Ç mtaphysique È dans lĠinstitution, ce dont des juristes de droit public comme Maurice Hauriou avaient conscience en se proposant de matriser lĠinstitution pour mieux assurer tant lĠefficacit de lĠadministration que lĠexercice du jeu dmocratique (Sfez, 2003).
Ë ces observations, jĠai ajout rcemment une notation supplmentaire relative ce quĠimplique ce monothisme partir de rflexions de lĠhistorien Paul Veyne sur les origines juives du monothisme et quĠil dsigne comme de la monoltrie.
-
Une symbolique de lĠinstitution reposant sur la monoltrie
Cela faisait de nombreuses annes que
jĠavais repr la prsence, obsdante, dĠune structure unitaire dans les
mcanismes dĠlaboration du droit et des institutions Ç modernes È.
Cette structure me parat ici le vrai symbole de lĠinstitution dans sa
formulation unitariste. Elle assure ainsi la fonction Ç symbolique È
de rduction de la diversit normative selon les canons de la loi.
Paul Veyne dans un addendum Ç Polythisme et monoltrie dans le
judasme ancien È de son histoire de la conversion de lĠEmpire romain au
christianisme (Veyne, 2007, 269 et s.) confirme que le monisme est une trs
lente invention, lie des vises politiques et que la socit juive a
largement compos avec un polythisme modr. La monoltrie est le creuset au sein duquel, et durant
le millnaire prcdant lĠarrive du Christ, on inventera progressivement
lĠuniversalisme de Dieu et le monothisme. Je suis de plus en plus enclin me demander si la vritable
rvolution introduite par les Juifs ne serait pas ce Ç culte du seul È
(monoltrie) plutt que lĠaffirmation dĠun seul Dieu (monothisme). Dans nos
usages contemporains et dans nos rapports lĠtat et au Droit, nous sommes
sans doute plus les hritiers dĠune monoltrie que du monothisme.
Nous sommes en effet non seulement
face un culte de lĠun, mais du culte du seul, le monoV (monos) grec. JĠai tent dans Le
Jeu des Lois (Le
Roy, 1999) de restituer cette opration de rduction de la diversit lĠunit
impose dĠun concept ou dĠune institution sous la qualification dĠunitarisme.
Cet unitarisme, quĠon retrouve au fondement de toutes les grandes inventions de
la modernit juridique, lĠtat, le march, la personne juridique, la
souverainet et la proprit etc. structure donc lĠorganisation de nos
socits, lĠindividualisme, lĠtatisme et le capitalisme en particulier.
Comment oprer cette
Ç rduction È, opration non seulement logique mais pratique, au sens
quasi-culinaire ? Plusieurs formules sont mobilises. JĠen commente ici
seulement deux, essentielles.
Louis Dumont (Dumont, 1983) avait identifi uneÔfigure
discursiveĠ, de porte exceptionnelle et quĠil considrait comme la base de
lĠidologie moderne, lĠenglobement du contraire. Cette opration consiste
ramener la diversit du rel deux ensembles et, par application du principe
aristotlicien du contraire, penser lĠun comme le contraire de lĠautre, lĠun
tant prfr lĠautre et, comme par hasard, lĠun tant celui que nous,
Occidentaux, pratiquons et qui est jug suprieur au nom du progrs ou de la
civilisation. On passe ainsi de la sur-valorisation de lĠun aux dpens des
autres la justification du monopole de lĠUn et le tour est jou,
admirablement il faut bien le reconnatre.
Une autre figure tout aussi
performante est celle de la triangulation institutionnelle issue de la
symbolique du concile chrtien de Nice. On se rappelle que ce concile, lĠun
des plus importants de lĠhistoire des dbuts de lĠglise, en 325, se tint en
prsence de lĠempereur Constantin pour rsoudre les consquences de lĠhrsie arienne.
Selon Arius, le Christ, parce quĠengendr par Dieu ne pouvait tre considr
comme Ç Dieu È mais comme crature, sans doute la plus parfaite, mais
seulement comme crature. Cette doctrine qui divisa la chrtient et la Cour
impriale au dbut du IVĦ sicle fut rsolue par une affirmation dogmatique dite le symbole (ou le
triangle) de Nice, Dieu est Pre, Fils et Esprit . Dans ce montage,
Ç Dieu È est TROIS en Un. Douze sicles plus tard, lors du concile de
Trente, convoqu dans le nord de lĠItalie pour apporter les rponses romaines
la rforme protestante, on assiste une reformulation Ç moderne È du
symbole de Nice o Dieu est UN en trois.
LĠaccentuation change la porte du montage symbolique. L o, Nice et pour
des raisons politiques, on composait avec le pluralisme tout en rappelant le
monothisme, on assiste Trente et pour dĠautres raisons politiques,
lĠaffirmation dĠune glise qui se prsente comme la seule instance
dĠintermdiation entre Dieu et les hommes en se disant catholique (universelle), apostolique (missionnaire) et romaine (dirige par un seul chef, le
souverain pontife, vque de Rome[12]).
Que la lacisation des socits soit intervenue par la suite
nĠy changera rien pour ce qui concerne la prvalence de lĠunitarisme car, sans
considrer la lacit comme une nouvelle religion, elle suppose une non prise
en considration des diffrences. Elle opre la manire et ventuellement
avec les consquences des mcanismes unitaristes qui ont marqu lĠapoge de la
revendication du monopole chrtien la vrit et lĠinstitution de la vie en
socit, lĠinquisition par exemple.
Avec les mcanisme de
triangulation institutionnelle, ou dĠenglobement du contraire, on donne
lĠapparence de respecter la diversit des composantes de lĠorganisation
considres, tout en ramenant ces parties au tout et en passant ensuite, selon
des modalits plus ou moins bien ngocies, du tout au TOUT. Un seul Fhrer
pour le Grand Reich allemand !
- La violence de
lĠunitarisme et sa contestation
Je rappelle ce quĠavait prcdemment
relev Roderick Macdonald propos des sources du droit : . Ç On
tente de les rduire toutes les trois une structure logique commune et de les
conceptualiser suivant cette structure, cĠest--dire sous la forme explicite et
propositionnelle caractristique de la loi È
La recherche de lĠunit, avec son
corollaire Ç politique È lĠgalit, passe par une uniformisation des
catgories constitutives de lĠhumain et, de lĠindiffrence aux diffrences, on
passe facilement au rejet de toute diffrence pour aboutir une
indiffrenciation qui est la fois un enjeu de la post-modernit et un des
rcifs sur lequel viennent sĠchouer des tentatives originales asiatiques ou africaines, de domestication de la
modernit. CĠest aussi un obstacle essentiel la possibilit de penser des
Ç scnarios de sortie de crise È de la socit, la hauteur de la
complexit des enjeux contemporains.
Jean-Claude Guillebaud parle avec raison
de Ç lĠangoisse de lĠindiffrenciation È et, propos de la violence islamique,
remarque que cette violence Ç nat dĠun refus de la ressemblance et
non point dĠune altrit de principe. (É) LĠeffacement angoissant des
<diffrences> conduit mythifier lĠidentit en pril È. Car, lĠexplique
lĠauteur Ç lĠislam contemporain est obsd par le thme de lĠeffacement des
limites, des frontires et des catgories fondatrices, effacement qui leur
semble caractriser la culture occidentale. Les <frontires > en question
sont celles qui sparent nature et culture, vie et mort, parents et enfants,
hommes et femmes, limite et transgression. La modernit est engage dans un
processus dĠindiffrenciation, cens rpondre une exigence de libert
individuelle È
(2008, 245).
largissant son propos au-del de la
problmatique islamique, J.-C. Guillebaud remarque : Ç Ce projet
dĠauto-fondation de lĠhumain peut tre jug menaant en ce quĠil sape les
fondements de lĠordre symbolique. Les musulmans ne sont pas les seuls
raisonner ainsi. Les thologiens chrtiens et juifs, de mme que les humanistes
fidles aux Lumires europennes se montrent tout aussi alarms. Pour Schmuel Trigano,
lĠindiffrenciation est telle Ç que les traits du visage humain sont en
train de sĠeffacer È
(ibidem).
On sait depuis Ren Girard, que cite aussi Guillebaud, combien et comment une violence peut rpondre une autre violence dans un processus dĠanalogie qui sĠauto-reproduit ds lors quĠil est enclench, conduisant au sacrifice du bouc missaire.
Ce quĠon imagine plus difficilement cĠest quĠen raison de
cette relation entre lĠinstitutionnalisation du droit et la violence associe
la symbolique unitariste qui la sous-tend, une dmarche de gnralisation de
lĠtat de droit dans les pays du Sud (ou chez certains de nos concitoyens) peut
tre perue par des Ç honntes gens È soucieux de lĠavenir de leurs
socits comme une agression supposant une rponse approprie.
Cette rponse relve souvent de
lĠvitement, parfois dĠun rel souci de domestication de ces innovations mais
parfois aussi dĠun rejet plus ou moins radical.
On lĠa repr en Afrique lors de formations aux droits de lĠhomme et lĠtat de droit organises dans les annes 1990 la demande de la coopration franaise ou suisse. Il ne sĠagissait nullement de justifier lĠarbitraire ou lĠautoritarisme et lĠhorizon dmocratique tait perceptible dans les positions des acteurs. Ils souhaitaient seulement quĠon prenne conscience de lĠpaisseur historique des expriences du politique, tant ant-coloniales que coloniales et post-coloniales, et quĠon les aide inventer des solutions les situant dans une no-modernit laquelle de solides travaux ont t consacrs (GEMDEV, 1997, Le Roy, 1999)), et non dans le registre de la ngation ou de lĠoccultation.
Et dans ce domaine, je suggre toujours
aux Franais si habitus donner des leons de balayer devant leur porte et de
rflchir au sens de lĠexception franaise quĠils affichent face
lĠamricanisation suppose du monde.
En conclusion, peut-on (et comment) sortir de cette violence et viter quĠelle se gnralise ?
J.-C. Guillebaud ci-dessus voquait un
projet qui Ç sape les fondements de lĠordre symbolique È. En ralit, il sĠagit l dĠun
ordre symbolique original, diffrent de celui de la modernit. Cet ordre
symbolique a t repr et travaill sur les terrains africains et amricains.
Il est fondamentalement pluraliste car Ç tout y est pens en termes
multiples, spcialiss et interdpendants È. Ici, cĠest donc le principe
de la complmentarit des diffrences qui est prfr lĠenglobement du contraire
(Le Roy, paratre) et la triangulation des facteurs constitutifs de
lĠinstitution (avec minuscule) nĠest pas lĠinitiation dĠune rduction
unitariste mais au contraire le moteur dĠune diffrenciation continue selon
lĠarchtype que Michel Alliot dsigne comme Ç animiste È (Alliot,
2003) et Marc Aug (Aug, 1982) comme appartenant au paganisme.
Ce paradigme pluraliste est naturellement au centre des
proccupations de tous ceux qui luttent pour une reconnaissance de
lĠinterculturalit. Il est galement connu en droit pour fonder le pluralisme
juridique, en particulier dans la version radicale quĠillustrent par ailleurs
Roderick Macdonald et Jacques Vanderlinden (CAD, 2003).
Le choix du pluralisme juridique radical conduit rduire considrablement la charge de violence que contient la gnralisation du droit-loi dans les socits du Sud en laissant lĠopportunit aux acteurs de mobiliser celles des normes qui lui paraissent les plus adaptes (conceptuellement, culturellement et techniquement) aux problmes rsoudre, dans un entre-deux plein de crativit. Il peut ainsi puiser dans chacune des quatre catgories de normes distingues supra par Rod. Macdonald (tableau NĦ 1) et passer de la juridicit au droit et du droit la juridicit dans un contexte de systme juridique ouvert et dynamique. Sans doute le pluralisme ne fait-il pas disparatre la violence, quĠelle soit physique ou symbolique, parce que cette violence est consubstantielle notre condition Ç dĠanimal parlant È pour reprendre une expression de Pierre Legendre. Mais ce pluralisme restituant chacun la responsabilit de trouver les solutions qui lui importent et quĠil doit ngocier avec les autres peut tre fondateur dĠune dmocratie plus rellement participative et ainsi mieux garantir notre libert, une libert qui nĠest pas laxisme, mais bien contribution au bien commun et lĠintrt gnral. Il sĠagirait dĠune refondation symbolique renouant avec lĠide originale du sumbolon grec comme Ç un partage des conditions de vie en socit È, une socit trans-moderne dont on pourrait grer les enjeux et la complexit.
La grande rvolution qui sĠannonce, non
sans contradictions, est donc celle du pluralisme. Et les travaux de notre
collgue et ami Trutz von Trotha vont y contribuer puissamment.
- Alliot Michel, 2003, Le droit et le service public au miroir de lĠanthropologie, Paris, Karthala.
- Aug Marc 1982, Le gnie du paganisme, Paris, Gallimard.
- Bailly Anatole,1950, Dictionnaire grec-franais, Paris, Hachette.
- Bourdieu Pierre, 1980, Le sens pratique, Paris, Ed. de Minuit.
- Bourdieu Pierre, 1986, Ç Habitus, code et codification È, Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 64, septembre, p. 40-44.
- Cahiers dĠAnthropologie du Droit 2003, Les pluralismes juridiques, Paris, Karthala, 2003.
- Carbonnier Jean, 1995, Flexible droit, pour une sociologie du droit sans rigueur, Paris, LGDJ.(1Ħ ed. 1969).
- Dumont Louis, 1983, Essais sur lĠindividualisme, une perspective anthropologique sur lĠidologie moderne, Paris, Seuil.
- Evans-Pritchard E.E., 1994[1937], Les Nuer, Paris, Gallimard, col. Tel.
- GEMDEV, 1997, Les avatars de lĠEtat en Afrique, Paris, Karthala, 338 p.
- Guillebaud Jean-Claude, 2008, Le commencement dĠun monde, Paris, Seuil.
- Legendre Pierre, 1999, Sur la question dogmatique en Occident, Paris, Fayard
- Le Roy tienne, 1973, Recherches sur la parent dans la Grce ancienne, mmoire de D.E.S., Histoire des institutions et faits sociaux, Universit de Paris II, 102 p
- Le Roy tienne et von Trotha Trutz, (sous la direction de), 1993, La violence et l'Etat, formes et volution dĠun monopole, introd. de J. Lombard, Paris, L'Harmattan.
-Le Roy tienne , 1999, Le jeu des lois, une anthropologie dynamique du droit, Paris, LGDJ.
- Le Roy tienne,
2004, Les Africains et lĠInstitution de la Justice, entre mimtismes et
mtissages, Paris, Dalloz.
- Le Roy tienne, 2006, Ç In ordinem adduccere, ou comment tenter dĠimposer, par le droit, Ç la È civilisation. La mise en ordre de la Ç justice des indignes È et le discours juridique colonial en Afrique noire franaise" Droits, vol. 43-1, p. 199-219.
- Le Roy tienne, 2007, "Formes et raisons de la place marginale des contrats dans les 'accords juridiquement valids' en Afrique noire", Sandrine Chassagnard-Pinet et David Hiez (eds.), Approche critique de la contractualisation, Paris, LGDJ-MSH, col. Droit et socit recherches et travaux, 16,. p. 49-68
- Le Roy tienne, paratre, ÒAutonomie du droit, htronomie de la
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Ç Les nouvelles frontires du droit È, Rome, Academia
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- Loschack Danile, 1993, Ç Institution (thorie
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- Pospisil Lopold, 1971, Anthropology of Law, New Haven HRAF Press.
- Robert Paul, 1993, Le nouveau Petit Robert, dictionnaire alphabtique et analogique de la langue franaise, Paris, Dictionnaires Le Robert.
- Sfez Lucien, 2003, Ç Institution (doctrine) È, Denis Alland et Stphane Rial (eds.) Dictionnaire de la culture juridique, Paris, PUF-Lamy, p. 835-837.
- Veyne Paul, 2007, Quand notre monde est devenu chrtien (312-394), Paris, Albin Michel, Bibliothque Ides.
- Weber Max, 1995[1956], conomie et socit, 1 les
catgories de la sociologie, Paris
Plon, col. Pocket.
[1] Ç il nĠexiste de
nos jours de violence lgitime que dans la mesure o lĠordre tatique la permet
(É) Cet aspect du monopole de la violence rserv la domination tatique
est une caractristique aussi essentielle de la condition prsente que son
caractre < dĠinstitution rationnelle> ou
<dĠentreprise>continue È (Weber (1995/ [1956], 99).
[2] Cette expression de Pierre Legendre (1999)
Ôinstituer la vieĠ est au centre de cette argumentation et je ne saurai cacher
ma dette lĠgard de cette Ïuvre
exceptionnelle, constamment rfrence depuis vingt ans.
[3] Parce que cette dmarche
sort de lĠpure que propose leur vision du monde et non en raison de quelque
infriorit.
[4] Au nom de la dmocratie, du dveloppement, de
la gouvernance actuellementÉ
[5] Ç Les portes par lesquelles de nouveaux
principes peuvent trouver leur inscription dans le droit È.(ELR)
[6] Les contraintes de place
et le souci de ne pas abuser de la patience du lecteur me conduisent
directement la conclusion de lĠtude, donc ignorent les arguments qui la
justifient et auxquels je renvoie chacun. Logiquement, les quatre
Ç thormes È de Rod. Macdonald seront donc par la suite axiomatiss.
[7] Dans cette citation, la
formule Ç crent des diffrends È pourrait tre associe une autre
dfinition de Michel Alliot pour qui le droit est mise en forme des luttes et
consensus sur le rsultat des luttes. Si le droit cre occasionnellement des
diffrends par les contradictions quĠil introduit, par exemple, entre
catgories de normes juridiques, il est surtout lĠexposant des conflits
traversant la socit, ce dont tmoigne lĠhyper-judiciarisation des nos
socits occidentales.
[8] On ne veut pas dire ici
que la juridicit se rduit ces normes implicites et infrentielles, mais que
ces normes appartiennent la juridicit, ct dĠautres composantes.
[9] Ç Le droit est plus grand que les sources formelles du droit (É) le droit est plus petit que lĠensemble des relations entre les hommes È (Carbonnier, 1995, 20-22)
[10] Il sĠagit, par exemple,
chez les Wolof du Sngal, des commandements du prince.
[11] Le
lecteur constatera quĠi nĠy a pas un recouvrement complet des distinctions de
R. Macdonald et du Jeu des lois, ce qui nĠinvalide pas nos
dmonstrations, mais rend la question de lĠinstitutionnalisation encore plus
mystrieuse.
[12] Et infaillible, le concile de Vatican de 1870 ayant rduit cette infaillibilit aux seuls domaines de la foi !