Le douzième chameau, ou l'économie de la justice

François OST

Facultés universitaires Saint-Louis (Bruxelles)

Prologue

Une ancienne tradition bédouine rapporte ce récit :

Un père (certains soutiennent qu'il s'agissait d'un cheikh fort riche), sentant sa fin prochaine, prit ses dispositions pour régler sa succession. Son troupeau de chameaux devait être réparti entre ses trois fils (Ahmed, Ali et Benjamin, mais les noms varient d'une version à l'autre) selon l'ordre suivant : le premier, en vertu du droit d'aînesse, recevrait la moitié, le second hériterait du quart, quant au cadet, il se contenterait du sixième. Lorsqu'il mourut peu après, ses fils furent bien embarrassés : le partage se révélait en effet impossible, dès lors que le troupeau s'élevait à onze chameaux très exactement. Alors qu'ils en étaient déjà venus aux mains à propos de ce partage impossible, ils convinrent de soumettre l'affaire au khadi. Celui-ci, après avoir entendu les parties, réfléchit, traça quelques signes dans le sable, et finalement déclara : « Prenez un de mes chameaux, faites votre partage, et, si Allah le veut, vous me le rendrez ». Interloqués, mais peu désireux de contredire cet homme sage, les fils s'en allèrent avec le chameau du juge. Ils ne tardèrent pas cependant à réaliser l'ingéniosité du khadi : avec douze chameaux, le partage devenait fort aisé — chacun reçut sa part et le douzième chameau ne manqua pas d'être aussitôt restitué.

Qui était ce khadi, et quelle était sa justice, l'histoire ne le dit pas. A vrai dire, nous avons tout oublié de lui, sauf le court récit qu'on vient de rapporter[1]. Quant à nous, nous voudrions prendre cette histoire au sérieux, animés du pressentiment que son énigme pourrait nous apprendre quelque chose d'essentiel quant à l'économie de la justice. Que signifie en effet ce douzième chameau? En quoi le prêt de ce chameau symbolique est-il révélateur de l'œuvre de justice?

Pour aborder ces questions, les formuler de façon plus précise, et tenter d'y apporter l'une ou l'autre réponse, nous nous proposons de multiplier les angles d'approche; nous développerons douze lectures de l'histoire, qui sont autant de courtes méditations, entre lesquelles le lecteur choisira celle qui aura ses faveurs. Adoptant un mode de réflexion circulaire, il se pourra que nous passions plusieurs fois au même endroit, comme il arrive au désert; le lecteur indulgent voudra bien y voir, plutôt qu'un piétinement sur place, une progression en spirale qui enrichira notre intuition de départ de résonances multiples. Peut-être l'approche de la justice nécessite-t-elle cette sorte d'errance : la découverte de la loi n'a-t-elle pas exigé, elle aussi, la traversée du désert?

Première lecture. Approche mathématique : les virtualités de i, nombre imaginaire

Sans doute les signes tracés par le khadi dans le sable étaient-ils des chiffres; il importe donc, en première analyse, de tirer l'histoire au clair du point de vue mathématique. Partager onze chameaux selon les proportions du testament paternel s'avère effectivement très peu satisfaisant : le premier fils reçoit 11/2, soit 5,5 chameaux; le second hérite de 11/4 soit 2,75 chameaux; quant au troisième, il aura le plaisir amer de se voir gratifier de 11/6, soit 1,8333 chameaux. Une chose saute aux yeux : la dévolution implique un découpage de trois chameaux, opération fort malvenue dans une économie de subsistance, comme celle des tribus du désert. Par ailleurs, la mise à plat du calcul fait apparaître un reste important : une part non négligeable de l'héritage n'est pas attribuée (la somme des trois fractions s'élevant à 10,0833, le solde non attribué s'élève à 11 - 10,0833, soit 0,9167 chameaux).

En revanche, l'ajout d'un douzième chameau fait du partage un jeu d'enfant : l'aîné reçoit 12/2, soit 6 chameaux; le second hérite de 12/4, soit 3 chameaux et le troisième bénéficie maintenant de 2 chameaux (12/6). Par ailleurs, aussitôt a-t-il rempli son office, le chameau de justice peut être restitué à son savant propriétaire, la somme des chameaux distribués s'élevant cette fois très exactement à onze (6 + 3 + 2). Tout le monde s'en retourne satisfait : les frères, le juge et, on peut le gager, les trois chameaux qui ont échappé au découpage.

On commencera à s'approcher de l'intelligence du plan du khadi en notant que le douzième chameau (soit 1/12e) comble très exactement le déficit révélé dans le testament paternel : le père en effet attribuait respectivement la moitié, le quart et le sixième de son héritage, soit 11/12e de celui-ci. Le prêt du chameau de justice reconstitue l'unité; l'astuce du juge déjoue le « piège » contenu dans le testament. Cette astuce du juge a-t-elle pour effet, demandera-t-on, de léser un des fils ou de modifier les proportions successorales? Nullement : le premier reçoit en effet 6 chameaux (au lieu de 5,5), le second en reçoit 3 (au lieu de 2,75) et le troisième hérite de 2 chameaux (au lieu de 1,83333) : soit un avantage pour chacun, correspondant à leur part respective d'héritage (un demi, un quart, un sixième).

A ce stade, le mystère semble s'éclaircir et s'épaissir tout à la fois : on entend bien le rôle joué dans la distribution par ce providentiel douzième chameau, mais en même temps, comme dans un tour de magie démystifié, on reste perplexe devant l'exploit : comment ce truchement peut-il à la fois satisfaire tout le monde et s'évanouir en même temps dans les profondeurs du désert? Il se peut d'ailleurs que les amateurs d'arithmétique pure n'aiment pas trop cette histoire : loin de fournir une solution exacte, conforme aux données du problème, le plan du khadi en transforme discrètement les termes — ce sont en effet onze chameaux qui sont partagés, et non pas 10,0833. Une histoire de juge, en somme, plutôt que de mathématicien; une parabole de justice approchée plutôt qu'un exercice de rigueur formelle. Sans doute n'est-ce pas un hasard si le souvenir s'en est transmis dans les Ecoles de droit plutôt que dans les académies de mathématiques.

Et pourtant… Il se pourrait cependant que les mathématiciens, à leur tour, fassent parfois usage de la ruse théorique et ne dédaignent pas un petit détour par l'imaginaire. Un ouvrage très stimulant de Luc De Brabandère[2] évoque à cet égard l'exemple du nombre i qu'on peut qualifier tout à la fois de nombre premier « complexe » (c'est son nom officiel), imaginaire, et même impossible, dès lors qu'il se définit comme un nombre qui, multiplié par lui-même, donne néanmoins un résultat négatif (i2 = -1, ou encore i = √-1). En dépit de cette impossibilité, ou plutôt grâce à ce statut imaginaire, le nombre i fait aujourd'hui l'objet d'un usage très intensif et se révèle même un « des outils les plus forts des mathématiques, un de ceux qui ont permis par exemple la naissance de la physique théorique »[3].

Restons encore un instant au pays des mathématiques. Une histoire comme celle du khadi et des trois frères incite à imaginer toutes sortes de variantes, question d'en éprouver la fécondité et peut-être les limites. Il nous en est revenu une qui pourrait illustrer non plus l'éthique du juge, mais plutôt l'économie du consultant[4]. Il s'agit cette fois de partager 35 chameaux; il y a toujours trois frères, mais les proportions sont différentes : un demi, un tiers, un neuvième. Même embarras des fils et même proposition du consultant : il prêtera un trente-sixième chameau afin de faciliter le partage. Mais cette fois le partage porte sur une somme inférieure d'une unité aux trente-cinq chameaux de l'héritage (le premier reçoit en effet 36/2, soit 18 chameaux, le second hérite de 36/3, soit 12 chameaux, tandis que le troisième se contente de 36/9, soit 4 chameaux — soit, en tout, trente-quatre chameaux). Que faire des deux chameaux restants? Le consultant a, bien entendu, prévu cette question : le trente-sixième chameau, qui n'était que prêté, lui revient de droit; quant au trente-cinquième, il lui revient aussi, cette fois pour prix de son intervention. Vénalité de la justice ou juste rémunération du travail? Nous ne nous appesantirons pas sur cette question et nous nous en tiendrons désormais au khadi et à son douzième chameau.

Deuxième lecture. Approche psychologique. Les arcanes d'un testament

Envisagée du point de vue de la psychologie du testateur, le vieux bédouin du désert, cette succession un peu perverse suscite l'embarras, voire un certain malaise. On pourrait évidemment dissiper celui-ci en invoquant une erreur matérielle : on parlerait aujourd'hui d'erreur de frappe dans le testament; de même, on pourrait imaginer hier que, à l'article de la mort, le père n'ait pas exprimé très clairement ses dernières volontés. Il suffirait en effet que le deuxième fils soit doté d'un tiers, plutôt que d'un quart de la succession, pour que le partage se réalise sans encombres.

On pourrait aussi songer à la survenance d'un événement étranger et postérieur à la volonté du testateur : par exemple, une maladie qui aurait décimé le troupeau entre l'expression de la volonté du père et le moment de son décès, ramenant celui-ci de quarante-huit chameaux par exemple aux onze malheureux survivants. Dans la ligne de cette suggestion, on aurait pu également imaginer des solutions alternatives à celle du khadi : attendre par exemple le croît naturel du troupeau et opérer le partage lorsqu'un nombre adéquat d'animaux seraient disponibles. Mais cette alternative naturaliste nous égarerait dans des considérations contingentes (le troupeau comporte-t-il des mâles et des femelles? sont-ils en âge de procréer?, etc…) et nous priverait, de surcroît, d'une réflexion sur la portée proprement symbolique de l'intervention du juge, qui est notre sujet.

Du reste, il faut toujours prendre les histoires au sérieux et ne pas prétendre les résoudre en imaginant des circonstances qui leur sont étrangères. Nous voici donc, cette fois, au pied du mur. Comment interpréter cette énigmatique dernière volonté du bédouin? On ne s'étonnera pas, tout d'abord, de constater l'inégalité des parts attribuées respectivement aux trois fils. Sauf à succomber à un anachronisme aggravé d'ethnocentrisme, on conviendra que le droit d'aînesse a représenté une des plus anciennes et des plus constantes caractéristiques du droit successoral. En revanche, on ne peut pas manquer de constater, comme on l'a déjà fait, un double piège dans le testament : il implique la mise à mort de plusieurs chameaux et, par ailleurs, ne porte pas sur la totalité de l'héritage.

On pourrait en déduire, ce serait une première interprétation plausible, qu'il s'agissait d'un père pervers utilisant son patrimoine comme un moyen post-mortem de semer la zizanie parmi ses fils. Peut-être, comme Oedipe maudissant Etéocle et Polynice, voulait-il se venger d'eux et régler ainsi les comptes de quelque ancien affront. On ne peut certainement pas écarter cette hypothèse — il y a incontestablement, dans cette affaire, une violence larvée qu'il appartiendra précisément au juge de désamorcer. Qu'il s'agisse ici de liens de sang et d'affaires de famille n'est certainement pas, au contraire, de nature à infirmer cette conclusion, comme la psychanalyse nous le rappelle. Le juge aussi le sait bien, qui a vu s'accumuler devant lui les infanticides plus ou moins euphémisés et les querelles de frères ennemis. De là, à repérer dans cette histoire un écho du meurtre du père, suivi du recours déférent à son totem (le juge, substitut de la figure paternelle) et du respect scrupuleux de son tabou (le douzième chameau qu'on restitue et qui est comme le symbole de la loi qui fait lien social), il y a un pas qu'on hésite cependant à franchir.

Du reste, rien n'interdit de formuler une hypothèse plus optimiste : peut-être, après tout, le père était-il lui-même un sage qui, ayant parfaitement anticipé la suite des événements, voulait transmettre un message crypté à ses enfants. Comme le laboureur de la fable de La Fontaine qui, par testament interposé, apprenait à ses fils que le véritable trésor enfoui dans le champ familial n'était autre que le travail qu'on y déployait pour le faire fructifier, le bédouin du désert désirait-il partager autre chose que des chameaux. Mais précisément, partager quoi? Nous revoici confrontés à notre énigme.

Troisième lecture. Approche juridique. Le droit successoral contemporain

Réfléchissant au XXIe siècle, il peut être tentant de s'interroger sur la manière dont le testament serait exécuté aujourd'hui. En droit belge[5] se poserait d'abord la question de savoir si la réserve n'est pas atteinte (article 913 du Code civil) : ce qui est le cas en effet, chacun des trois enfants étant en droit d'obtenir un quart au moins de la succession. De sorte que le cadet, qui ne reçoit qu'un sixième, pourrait demander la réduction de la part de l'aîné. On se demandera ensuite comment partager la portion de l'héritage non comprise dans le testament, c'est-à-dire 1/12e ou 33/36e. On remarquera d'abord que, contrairement à l'ancien adage nemo pro parte testatus pro parte intestatus decedere potest, cette possibilité est expressément visée à l'article 895 du Code civil (« tout ou partie de ses biens »). En droit allemand, le choix est ouvert entre deux modes de règlement : soit le reliquat est partagé en proportion de la part d'héritage de chacun des bénéficiaires (art. 2089 du BGB) — ce qui est la traduction abstraite de la solution du khadi, le douzième chameau étant alors transformé en règle générale —, soit le solde est partagé suivant les règles générales de la dévolution successorale (art. 2088 du BGB). Le choix de la solution s'inspirera de l'interprétation de la volonté du testateur[6]. En Belgique, la question est réglée par l'article 745 du Code civil : les enfants « succèdent par égales portions et par tête ». Il en résulte que chacun des trois fils voit s'ajouter 1/36e à sa part. Suite à cet ajustement, la part de chacun s'élève respectivement à 19/36e, 10/36e, 7/36e. Comme l'héritage continue néanmoins de porter sur onze chameaux, et que les fractions ne sont pas réductibles à des unités entières, le découpage d'animaux paraît s'imposer. On évitera cette solution en procédant en deux temps : d'abord, le partage en nature d'un maximum d'animaux : le premier en recevra 5 sur sa part de 5,8 (11 x 19/36), le deuxième héritera de 3 chameaux sur sa part qui s'élève à 3,05 (11 x 10/36), quant au troisième, il en recevra 2 sur une part de 2,13 (11 x 7/36). Le solde, soit un chameau restant, sera vendu, dans un deuxième temps, et son prix réparti à due proportion entre les trois frères.

Cette solution contemporaine inspire deux commentaires. Le premier vise à souligner, comme on pouvait s'y attendre, le progrès et même le triomphe de l'idée d'égalité, dans des sociétés à fondement individualiste où le droit d'aînesse a perdu toute justification. La seconde observation tient dans le rôle de médium joué par l'argent, comme « équivalent universel », qui permet de fluidifier les choses et de les remettre ainsi en circulation. Le rôle d'entre-deux, de relation médiatrice représenté par le chameau du khadi est ici relayé par l'équivalent monétaire[7].

Quatrième lecture. Approche biblique. Le jugement de Salomon

On se rapprochera à nouveau de notre sujet, de l'univers antique et sémitique, en évoquant le jugement de Salomon, rapporté au Livre des Rois (Premier livre, II, 16-28), dont la logique interne, de montée en intelligibilité par pari sur la vie, n'est pas sans accointances avec la décision du khadi. L'histoire, bien connue, est d'une simplicité désarmante : deux prostituées, qui partagent la même maison, viennent à accoucher à quelques jours d'intervalle. L'enfant de l'une d'entre elles décède au cours d'une nuit; aussitôt, sa mère opère la substitution d'enfant et met le fils vivant, celui de l'autre femme, à son sein. Au matin, la mère de l'enfant vivant s'aperçoit de la supercherie et réclame son enfant. Chacune des deux mères n'en démord plus — et voilà l'affaire portée devant le Roi-juge Salomon. Comment départager ces deux prostituées, dont la parole est frappée de suspicion, et dont le litige est dépourvu de tout témoin? Comment dire le droit dans une querelle qui présente si peu de prise juridique? Divine inspiration de Salomon : jouer le droit contre le droit, pousser le juridisme jusqu'à l'absurde pour en faire sortir autre chose[8]. Puisque ces deux femmes réclament justice, chacune exigeant que le sien lui soit rendu (suum cuique tribuere), et bien que l'on tranche l'enfant en deux (le texte hébreu dit : « guizro », ce qui signifie littéralement « trancher », terme dont les connotations juridiques redoublent ici le sens matériel)[9], et qu'on donne une moitié à chacune! ». Ce faisant, Salomon provoque, en marge du procès juridique, un psychodrame dont l'issue sera décisive : faute de preuve juridique, faute de titre de filiation, on en suscitera un du plus profond des entrailles de chacune des deux mères. La première, en effet, (celle que la mort a marquée) acquiesce résolument au jugement : « il ne sera ni à moi, ni à toi, tranchez » — révélant ainsi que c'est une loi de mort qui l'anime, sombre talion qui exige une implacable égalité arithmétique. L'autre au contraire se récrie : « De grâce, mon Seigneur, donnez lui l'enfant né. De mort vous ne le ferez pas mourir ». Celle-là, animée d'une logique de vie (« ses entrailles », dit le texte, « s'étaient émues »), ne peut se résigner à cette équité mortifère : puisque l'un des deux enfants est mort, que l'égalité soit rétablie par la vie plutôt que par la mort — dusse-t-elle elle-même se déposséder de son titre légitime de maternité. Elle ne se résout pas à ce que l'enfant né, un être vivant, soit confondu avec une chose ou une carcasse d'animaux, que l'on devait effectivement partager en deux en cas de contestation indécidable, selon le droit hébraïque de l'époque. Dans un sursaut d'amour maternel, cette femme a su s'élever à une logique supérieure : se désister de son droit pour que la vie triomphe. Or c'est exactement l'attitude que Salomon avait anticipée dans le chef de la vraie mère. Revenant sur sa décision, il s'écrie aussitôt : « Donnez-lui l'enfant vivant, ne le tuez pas. C'est elle la mère! »

Ainsi Salomon, par la mise en scène de ce psychodrame et un jugement en deux temps, a-t-il pu restaurer le droit contesté. Mais lui aussi est passé par un moment de non-droit : rien ne l'autorisait en effet, en droit hébraïque, à ordonner l'exécution d'un enfant innocent. Tout comme la vraie mère était prête à renoncer à son droit et à faire consacrer une filiation erronée, Salomon, « pour la bonne cause », allait faire exécuter l'enfant. Mais de ce non-droit surgit un droit supérieur à la pauvre rigueur égalitaire du talion. Ainsi s'opère un changement de niveau (de l'apparence à la réalité, de la jalousie au don, de la mort à la vie) qui tout à la fois débloque une situation indécidable et connecte la règle juridique à des sources plus positives (confiance dans l'avenir plutôt que rumination du talion). De même, on le verra, la décision du khadi, outre qu'elle évite la mise à mort de quelques chameaux, procède également en deux temps, en ajoutant d'abord un douzième chameau non compris dans le partage, afin d'en assurer l'exécution satisfaisante, en le rétrocédant ensuite à son propriétaire — comme si le droit ne trouvait à se réaliser que moyennant ce détour par l'imaginaire, une erreur, ou une anomalie au strict plan de la justice distributive.

La vraie justice prendrait-elle donc ses distances à l'égard de l'égalité stricte? L'exemple du « vote d'Athena », autre illustration tirée du droit pré-moderne, devrait nous en persuader. Inspiré par le légendaire acquittement d'Oreste raconté par Eschyle dans Les Euménides, le droit athénien de la procédure criminelle du Ve siècle avant Jésus-Christ connaissait la règle selon laquelle, en cas de partage des voix au sein du jury, l'accusé devait être acquitté[10]. Ainsi donc, s'il fallait une majorité à l'accusateur pour triompher, l'accusé l'emportait, quant à lui, à la faveur d'une simple égalité[11]. Etrange arithmétique, et pourtant bonne justice : on comprenait déjà, à l'époque, que la situation d'infériorité de l'accusé justifiait qu'un avantage lui soit accordé lors du décompte des voix — le partage des suffrages exprimait, à tout le moins, qu'il avait réussi à remonter son handicap de départ.

Par son vote, et surtout par la règle qu'elle instaure, Athena rompt la logique, cyclique et mortifère, de la vengeance en miroir. Sur la balance de la justice, d'autres poids s'imposent désormais que le strict « donnant-donnant » du talion.

Cinquième lecture. Approche anthropologique. La ruse avec la réalité

On se rapprochera encore un peu plus de notre sujet en évoquant, mais en quelques mots seulement, faute de compétence, les fondements anthropologiques de la justice rendue dans des sociétés non-occidentales. Un collègue anthropologue, consulté à ce sujet, évoquait « la ruse caractéristique du droit musulman »[12]. Il s'agirait moins, dans ce cas, de maîtriser la réalité dans toutes ses dimensions, que de l'accepter dans sa complexité et son imprévisibilité, et de ruser avec elle. Le juge se présente dès lors moins comme l'expert qui élabore une réponse rationnelle, abstraite et générale, que comme le sage qui, par une petite note originale, restaure l'harmonie troublée. A la limite, la vie est perçue comme un jeu, non dépourvu de mystère et de malice, dans lequel il s'agit de rentrer avec souplesse, comme on « rentre dans la danse ». On a déjà souligné à cet égard l'« astuce » du khadi qui, en prêtant son chameau, s'y entendait à « déjouer » le piège que recelait le testament.

Sixième lecture. Approche autopoïétique. Les paradoxes du droit et le chameau de Gödel

Décidément, nos chameaux voyagent beaucoup dans le temps et l'espace. On les croyait oubliés aux confins du désert, et les voilà qui font un retour remarqué dans la sociologie du droit la plus récente. Niklas Luhmann, chef de file de la sociologie du droit contemporaine en Allemagne, leur consacre un important article posthume publié en septembre 2000 dans le Zeitschrift für Rechtssoziologie, tandis que le numéro 47 de la revue Droit et Société rassemble quatre études autour de la traduction de ce texte[13].

Pour la théorie autopoïétique - il faut faire ce rappel -, le droit s'analyse comme un système autoréférentiel clos qui se développe « autopoïétiquement », c'est-à-dire qu'il reproduit, au moyen de la différence du droit et du non-droit, le droit à partir du droit en attribuant aux communications concernées une qualité normative. Une telle approche systémique fait immédiatement surgir un paradoxe dont le droit ne sort pas : le droit, pour être opérationnel et autonome, définit ce qui est juridique à partir de lui-même (généralement par référence à une règle supérieure, ou la décision d'une autorité juridiquement instituée), mais est dans l'incapacité de « sauter par dessus ses propres épaules » pour fonder juridiquement le partage qu'il opère ainsi entre le droit et le non-droit. Toutes les grandes théories du droit butent sur ce type de paradoxe constitutif : les théoriciens du contrat social ont rencontré ces difficultés, mais aussi, plus récemment, Kelsen avec sa norme fondamentale et Hart avec sa règle ultime de reconnaissance.

La sociologie autopoïétique de Luhmann n'a cessé de se débattre avec ces paradoxes et, dans l'étude importante qu'il y consacre, l'auteur fait du douzième chameau le symbole de ces débats paradoxaux. C'est que, reconnaît Luhmann, le douzième chameau était, et n'était pas nécessaire. Le système juridique l'utilise sans le posséder; cela conduit à reconnaître que le douzième chameau est un paradoxe et que le système ne fonctionne (n'est capable de décision) que s'il se laisse fonder sur ce paradoxe[14]. Le système juridique affronte ici des difficultés dont Gödel a livré, en 1931, avec son célèbre théorème relatif à l'autolimitation des systèmes formalisés, une expression mathématique. On résumera d'un mot en disant que les systèmes formels qui contiennent des propositions autoréférentielles produisent des propositions indécidables, et qu'ils ne peuvent, par conséquent, se clore ou se fonder qu'ab extra[15].

On pourrait ainsi multiplier à l'infini les niveaux juridiques, imaginer par exemple « un droit supérieur pour chameaux, tel un droit constitutionnel »[16], en définitive viendra toujours un moment où l'ambivalence (l'indécidabilité) de la proposition autoréférentielle fondatrice (« tout ceci est du droit ») apparaîtra dans sa nudité : pour le système cela sera du droit assurément, mais pour l'observateur externe (le sociologue) rien n'autorise à le soutenir (pas plus du reste que la proposition opposée : « ceci n'est pas du droit »). Sauf bien entendu à faire appel, en ultime insistance, au douzième chameau.

Se pose alors cette question (mais dans un sens très particulier qu'il importe de ne pas trivialiser) : faut-il restituer le douzième chameau? A ce niveau, on s'en doute, Luhmann ne songe plus directement aux trois frères, mais bien au raisonnement qui a conduit à les départager, et qui pourrait, soit reconnaître sa dette à l'égard de ce supplément externe, qui opère comme un fondement divin venant à la rescousse du déficit de rationalité interne au système, soit, au contraire, occulter ce fondement, l'internaliser, le positiver, et finalement l'utiliser sans plus y réfléchir. La première attitude (qui consiste à « rendre » le chameau) est celle du droit naturel, qui paye son dû à la transcendance qui assure l'opérationnalité du droit. Le fait que le chameau soit à la fois nécessaire et non nécessaire renverrait à son origine religieuse[17]. La seconde attitude (qui consiste à « conserver » le chameau), immanentise le paradoxe — c'est le point de vue du positivisme juridique qui prétend rompre avec toute transcendance et qui entend fonder le droit sur l'efficace de ses propres opérations de validation (ce qui, en dernier ressort, revient à consacrer la violence — gewald, « coup de droit », écrit Derrida — constitutive de l'acte juridique qui, le premier, a réussi à s'imposer)[18]. La théorie positiviste accompagne ce mouvement en s'efforçant de déparadoxifier le droit. Quant à la sociologie systémiste (autopoïétique), qui observe le système de l'extérieur, elle constate que le chameau n'a cessé d'aller et de venir, et que, en dépit de tous ses efforts pour garder le chameau, le droit positif (théorie et pratique) ne parvient pas à liquider son paradoxe, même au prix de la mise en œuvre de son codage systématique droit/non-droit. C'est que chacune de ses décisions (censées garantir la clôture et l'opérativité du système) est, en même temps et inévitablement, reconduction de l'ambivalence et de l’indécidabilité constitutive du système (qu'est-ce qui garantit en effet que cette décision n’est pas, par exemple, arbitraire?).

Cette grille d'analyse permet à Luhmann d'aborder un nombre impressionnant de questions de théorie juridique : validité, argumentation, rapports droit-politique, droit-sociologie : autant d'occasions d'établir des « camélogrammes »[19], chaque fois qu'un paradoxe est identifié et que la théorie systémique préserve son ambivalence à l'encontre du droit positif qui tente de le déparadoxifier en le réduisant à un codage binaire et un jeu de notions contradictoires[20]. On l'aura compris : sous la plume de Luhmann, le mystérieux douzième chameau est pensé comme un opérateur de complexité, qui ne cesse de réintroduire de l'autre dans le jeu de l'autoréférence; comme le « parasite » de Michel Serres, il signale le retour épisodique du tiers refoulé[21]. Quant à savoir si, en définitive, il faut rendre le douzième chameau, c'est là une question qu'il se gardera bien de trancher[22].

Septième lecture. Approche sociologique. De l'utilité de la fiction en droit

Disciple de Luhmann et théoricien du droit, G. Teubner se sert, quant à lui, de la théorie autopoïétique pour étudier non pas les phénomènes de clôture et d'autoréférence du droit, mais plutôt les relations du droit à son environnement. Dès lors sa question devient : quelle est la plus-value sociale du douzième chameau[23]? En termes imagés, la question peut se formuler comme ceci : le douzième chameau du khadi est-il un mirage ou un oasis dans le désert[24]? La réponse tient dans le paradoxe selon lequel le chameau juridique est évidemment une fiction, mais en l'occurrence une fiction utile, dont les effets sociaux sont suffisamment réels pour résoudre le litige qui restait indécidable. En cela, Teubner s'inscrit en faux contre les analyses dominantes en sociologie du droit qui n'ont de cesse que de dénoncer l'aliénation des conflits sociaux par le droit. On connaît ces reproches : formalisme abusif, conceptualisation excessive, dépossession des justiciables de leur dossier, chicanes procédurales… tout conspirerait à ce travestissement illégitime du contentieux par la technique juridique. Or, l'exemple du douzième chameau montre que c'est tout le contraire qui s'observe : c'est précisément parce que le droit retraduit le litige dans son langage propre qu'il peut le résoudre; c'est parce qu'il le transforme qu'il lui ouvre des issues insoupçonnables : en montant en intelligibilité (en introduisant un douzième chameau, juridique, dans le troupeau), il dégage des pistes de solution.

On peut voir dans cette opération l'effet de cette « artificial reason of law » que Sir Edward Coke valorisait pour préserver l'autonomie du droit à l'encontre de ses tentatives de manipulation par le souverain. Cette « raison artificielle » est productrice de fictions dont le rôle est de reconstruire l'environnement externe du droit, mais cette fois à la manière du droit : le douzième chameau est évidemment une fiction de ce type, mais le khadi doit maintenir l'illusion que son chameau est bien réel. Comme le dit joliment Teubner : « l'oasis où broute le douzième chameau est seulement un mirage du droit, et pourtant le juge peut expédier les frères en litige dans l'oasis pour l'emprunt du chameau »[25]. On l'aura compris : sans cette reconstruction artificielle du différend (l'augmentation fictive du nombre de chameaux à partager), la répartition resterait insatisfaisante, voire impossible. Tout comme l'art, le droit produit une réalité seconde, quelque chose comme une surréalité (« ceci n'est pas un chameau ») dans laquelle évoluent des chameaux artificiels, grâce auxquels cependant les chameaux réels peuvent croître et se multiplier.

La parabole du khadi est, en ce sens, illustrative de la fonction du droit tout entier : instituer un monde artificiel de procédures, de règles, de représentations qui donnent sens et forme au monde empirique. Et, dans cette voie, rien n'arrête l'imagination du droit, qui n'a pas hésité, par exemple, à accorder la personnalité juridique à un patrimoine, une collectivité politique, une société commerciale… et pourquoi pas aux chameaux eux-mêmes? « Should camels have standing? ». En écho au célébrissime article de Chr. Stone, « Should trees have standing? Toward legal rights for natural objects »[26], Teubner évoque avec humour cette éventualité que de multiples signes rendent aujourd'hui plausible : ainsi la constitutionnalisation de la protection de l'environnement, la reconnaissance progressive des droits des animaux, la prise en compte d'un préjudice proprement écologique… Dans la « septième cité », dont parle B. Latour — la cité écologique[27] — il se trouvera bien un juge pour accueillir, dans le procès des trois frères, l'intervention volontaire des chameaux qui auraient beau jeu de faire valoir le « préjudice grave et difficilement réparable » qu'ils ne manqueraient pas d'encourir en cas de partage en nature.

Huitième lecture. Approche philosophique. Plus est en vous

Il est temps de marquer une pause. La lecture précédente, en pointant le « comme si » à la racine du discours juridique, nous a en effet fait toucher du doigt un de ses traits essentiels. Comment dès lors relancer la réflexion, l'approfondir encore? En invitant cette fois le philosophe à joindre sa voix à cette méditation[28]. Pour le philosophe, la nature symbolique du douzième chameau ne fait pas de doute : il est à la fois présent et absent[29]. Présent puisqu'il s'avère parfaitement opérationnel; sa mise en circulation produit des effets de réalité hautement bénéfiques : la bonne fin du partage et le reflux de la violence qui menaçait. Mais absent aussi, et ce en de multiples sens. On dira d'abord que ce chameau échappe à toute saisie; nul ne peut se l'approprier, ni les héritiers (on devine le scandale si l'un des frères se l'adjugeait), ni le juge (il serait incongru d'imaginer que celui-ci entretienne un élevage de chameaux — et pourquoi pas de chèvres et de poules, en vue d'autres litiges. — dans l'arrière-cour de son tribunal), ni même le père mort (la psychologie des profondeurs et l'anthropologie du sacrifice nous rappellent que ce fantasme délirant fait cependant bien des ravages). Mais il est absent aussi au second degré, théorique, au sens où la parabole elle-même résiste à toute explication définitive. Comme une énigme à fonction initiative, l'histoire recèle un excédent de sens qu'on se gardera bien d'épuiser — l'aporie mathématique ouvre la voie à l'imaginaire interprétatif.

Précisément, une interprétation possible de ce symbolisme consiste à relever qu'il s'inscrit — comme on l'avait suggéré à propos du jugement de Salomon — dans une logique positive du « plus est en vous ». En lançant son chameau imaginaire dans les circuits du partage, le khadi élargit contrefactuellement la base partageable (on travaille en base « 12 » et non plus en base « 11 », pour arriver à distribuer 11 chameaux réels, et non 10,0833 comme dans le testament du père) … et cela marche! Le pari sur le sens, pont lancé dans l'inconnu, a trouvé une issue et forcé le passage. Le « comme si » du performatif juridique provoque des effets bénéfiques, alors même que l'option inverse était tout aussi plausible. Comme la seconde prostituée dans le jugement de Salomon, on aurait pu s'engager dans une politique du pire, s'en tenir aux prévisions négatives et s'enfermer dans un scénario violent, et finalement mortifère. En s'en tenant à la « lettre » du testament, le khadi n'en aurait pas moins agi en homme de droit, mais cette maximisation du droit n'eut pas manqué de provoquer un maximum de dommages (summun ius, summa iuiria). Comme c'est le cas dans le domaine de l'éducation et de la pédagogie, le juge n'a peut-être pas d'autre choix que de prêter à ceux qu'on appelle les « sujets de droit » une grandeur supérieure à celle qui est la leur — à tout le moins, celle qui se devine au premier examen. Seule manière pour lui de les amener à la « hauteur » de la position nécessaire pour « dépasser » le conflit qui les retenait prisonniers.

Ce pari positif qui, en anticipant l'avenir, le fait advenir, est aux antipodes de la logique frileuse du « un tien vaut mieux que deux tu l'auras ». Au lieu de s'accrocher à ses morceaux de chameaux, on accepte de jouer le jeu de l'intervention du tiers-arbitre et on prend le risque d'un scénario inédit (emprunter le chameau du juge) — avec, à la clé, un résultat qui s'avère bénéfique pour chacun[30].

Neuvième lecture. Approche herméneutique. L'anticipation de la perfection

Revenons une fois encore à nos chameaux, ou plus précisément au testament répartiteur de chameaux, et interrogeons-nous sur la plus juridique des activités : l'interprétation — en l'occurrence l'interprétation des volontés du testateur[31]. Celles-ci, on l'a vu, soulèvent plusieurs difficultés : elles ne concernent qu'une partie seulement de la succession, et elles entraînent la mise à mort de plusieurs chameaux. Dans ces conditions, la décision du khadi repose sur une lecture « optimalisante » du testament : elle consiste à lui donner effet utile en l'exécutant de la manière la plus raisonnable possible. Ce faisant, le juge réalise la meilleure convergence possible entre la volonté du testateur et certains principes rationnels admis dans la communauté, tels que le principe de respect de la vie, le principe de prohibition du gaspillage et le principe d'affectation de tous les biens.

On peut voir dans cette lecture optimalisante du texte quelque chose comme la « règle d'or » de l'interprétation. Le théoricien du droit américain Lon Fuller l'illustre précisément par un exemple tiré de l'interprétation des volontés d'un père décédé[32]. Il s'agit en l'occurrence d'un inventeur qui, au moment de mettre la dernière main à sa plus récente invention, sent ses forces le quitter et appelle son fils à son chevet. Il décède cependant avant d'avoir pu lui expliquer la destination de l'invention et sans en avoir achevé les plans. Reste donc au fils à rentrer le mieux possible dans les vues du père pour donner « effet utile » aux maquettes en construction et aux plans qui l'accompagnent. Sans le préjugé favorable selon lequel tout cela « devait bien servir à quelque chose », « voulait dire quelque chose », sans cette anticipation coopérative à propos d'un sens utile et rationnel de l'invention, le fils n'aurait bien entendu aucune chance d'en tirer un profit quelconque.

Tout se passe donc comme si (encore un « comme si ») le texte demandait à être interprété et reconstruit à partir de ce préjugé favorable. Umberto Eco exprime bien cette idée en disant que le texte est une machine à fabriquer son lecteur modèle et son auteur modèle[33]. Le lecteur modèle c'est l'interprète coopératif, tel le khadi de notre histoire, qui sait lire entre les lignes, remplir les blancs de l'écriture, et rapporter le texte à un auteur modèle qui a voulu dire quelque chose de rationnel, d'utile, de juste, ou de beau, selon le contexte interprétatif dans lequel on se situe. Ce « vouloir dire », quelque peu objectivé et idéalisé, Eco l'appelle l'intentio operis, l'intention de l'œuvre (ici un texte à vocation juridique), à distinguer de l'intentio auctoris (la volonté subjective de l'auteur qui peut être en deçà de cet idéal pour des raisons contingentes : erreur ou perversité, comme on en a fait l'hypothèse dans notre cas)[34]. C'est cette intentio operis qui oriente le processus interprétatif et qui, comme un sésame, donne accès au texte et vient à bout de ses principales difficultés.

Dans son vocabulaire propre, H.-G. Gadamer, autre représentant important du courant herméneutique, parle de Vorverständnis, de pré-interprétation, ou de préjugé fécond que l'interprète doit accepter (en fait, comme juriste, il n'a pas le choix, c'est là le point de vue interne qui lui est désigné) pour être « le bon entendeur qu'on salue »[35]. Mais l'interprète n'est pas aliéné par cette pré-interprétation qui postule la plénitude du texte (Gadamer parle d'« anticipation de la perfection »)[36]; dans un second temps, il ne manque pas de l'enrichir par la prise en considération des particularités du cas d'espèce et du contexte[37]. Ainsi se boucle le fameux « cercle herméneutique » : la pré-interprétation permet la saisie du cas (son encodage, sa qualification) dans une perspective reconstructrice, mais, en retour, les particularités de la situation ne manquent pas d'enrichir le texte et de relancer son processus d'interprétation.

Entre le mouvement d'aller-retour du douzième chameau (à la fois nécessaire et superfétatoire) et la situation apparemment (mais seulement apparemment) tautologique du cercle herméneutique, il y a plus qu'une coïncidence fortuite : dans les deux cas, c'est bien d'un mouvement en spirale, ouvert et fécond, qu'il s'agit. Le douzième chameau est comme le coup de force du juge, le déclic qui fait rentrer les frères dans la ronde du cercle herméneutique; il suffit alors d'anticiper la perfection du texte pour que celui-ci sorte effectivement des effets aussi bénéfiques qu'inattendus.

Il n'y a, dans cette opération, ni tour de passe-passe, ni magie exceptionnelle; il y va, au contraire, de la pratique quotidienne du métier de juge qui, en prêtant l'ouïe aux parties, se met en mesure de rendre la justice. R. Dworkin a pu montrer que c'était l'ordinaire du juge-interprète que de s'efforcer de reconstruire le système juridique et les principes de la communauté politique « sous leur meilleur jour »[38]; nous avons nous-mêmes souligné la récurrence de l'argument tiré du « postulat de rationalité du législateur » dans la pratique interprétative des cours et tribunaux[39].

Dixième lecture. Approche symbolique. Le tiers et le bandeau

L'allégorie de la justice (le glaive, la balance et le bandeau), ainsi que la position tierce du juge vont nous permettre, en cette dixième station, de poursuivre notre méditation. A-t-on assez souligné l'originalité de la position du khadi? Dans cette affaire de chameaux en nombre insuffisant, de père pervers et de frères querelleurs, qu'a-t-il à voir, en vérité? Il leur est parfaitement extérieur, complètement étranger. Et pourtant voilà qu'on lui confie le règlement de ce différend. Progrès considérable. En d'autres temps, l'affaire se serait réglée au coin d'une dune; Caïn n'avait pas eu autant de scrupules à l'égard d'Abel. Sans doute le véritable acte de naissance du droit se trouve-t-il dans ce geste par lequel les hommes cessent de se faire justice à eux-mêmes et conviennent, de commun accord, de confier le règlement du litige à un tiers[40]. Un tiers… « ce personnage qui n'en est pas tout à fait un », écrit très justement A. Garapon[41]. A la fois dans l'action et hors l'action, n'est-il pas, lui aussi, à l'instar du douzième chameau, présent et absent, nécessaire et superfétatoire? Impartial, comme lui — littéralement hors part, et pourtant condition de possibilité du partage. A égale distance des parties, le tiers rend l'échange possible car il égalise les protagonistes; il peut désormais « trianguler » leurs rapports grâce à sa position d'extériorité incluse. Alors que la querelle des frères les enfermait dans un plan à deux dimensions (que la malignité du père avait sans doute contribué à refermer), le juge rouvre le jeu en y introduisant la troisième dimension de la loi (ici celle du juste partage, de la violence écartée, de la vie respectée). Là où menaçait la fusion mortifère, le juge réintroduit de l'« autre », et ainsi du langage et du lien social[42].

On sait l'utilité du rituel judiciaire pour créer les conditions de cette impartialité du tiers : un espace en rupture avec le monde quotidien (l'arbre de justice, l'enclos sacré, le palais de justice), un temps procédural en rupture avec la durée habituelle, un renoncement à soi du juge, qui, en revêtant la robe, endosse la personne allégorique du tiers impartial qu'il s'efforce d'être, comme si, lui aussi, avait à devenir tiers lui-même. Comme écrit H. Arendt, juger implique de se retrancher du monde, car c'est « en fermant les yeux qu'on devient spectateur impartial »[43].

Où nous retrouvons l'allégorie de la justice au bandeau — le bandeau, ce symbole sans doute le plus important et pourtant le moins bien compris de la justice[44]. Sans lui pourtant le glaive ne produirait qu'une justice brutale, peu différente du talion, et la balance n'offrirait qu'une pesée tatillonne, sans véritable mesure. Dans notre affaire de chameaux, on voit bien que c'est précisément pour échapper au glaive que les frères saisissent le juge : le glaive qui aurait découpé les chameaux en morceaux et peut-être demain armé la main des frères eux-mêmes. Et pourtant le glaive est aussi nécessaire à la justice : celle de Salomon qui, pour produire une justice supérieure, faisait mine de trancher l'enfant; et la décision du khadi finit elle-même par trancher, mais en douceur, par le dénouement de l'intrigue, après l'intervention du douzième chameau.

La justice du khadi serait-elle donc celle de la balance? On pourrait le penser, lui qui apparaît comme l'expert en calcul, le magicien des justes proportions. Et pourtant, on l'a vu, la stricte pesée des parts conduit à un résultat très peu satisfaisant. La simple logique de la balance ne nous arrache pas encore à la comptabilité égalitaire du talion (« œil pour œil, dent pour dent ». Tout au plus produira-t-elle un jeu à somme nulle, où ce que l'on gagne est nécessairement prélevé sur la part de l'autre[45]. Mais la justice du khadi n'est pas de cette espèce : sans doute manie-t-il avec art la balance, mais il lui imprime aussi une autre mesure — non plus celle du « donnant-donnant », toujours trop courte en regard de l'enjeu réel du litige (la paix sociale, la reconnaissance des joueurs), mais plutôt celle du pari sur le plus, qui caractérise les jeux coopératifs à somme positive. Mais il y faut le bandeau pour anticiper sur cette donne inédite où ce que chacun gagne n'est pas obtenu au détriment de la part des autres. Le khadi a dû oublier les troubles motivations qui ont présidé à l'acte manqué du père (la fraction des chameaux manquante dans le testament), de même a-t-il dû faire abstraction des invectives des frères (l'arrogance de l'aîné, les récriminations du cadet,…) pour imaginer une balance qui comblerait tous ces manques à gagner.

Onzième lecture. Approche philosophique 2. Juger : départager et faire prendre part

Pour cette onzième lecture, nous laisserons l'(avant)-dernier mot à nouveau au philosophe. Dans un texte aussi court que profond, qu'on dirait avoir été écrit pour notre histoire, Paul Ricoeur s'interroge sur la finalité de l'acte de juger[46]. Au terme d'une sorte de phénoménologie du jugement, il en distingue une finalité courte « en vertu de laquelle juger signifie trancher, en vue de mettre un terme à l'incertitude », à quoi il oppose une finalité longue « à savoir la contribution du jugement à la paix publique »[47]. Dans le premier sens, l'« arrêt » met un terme à un débat, virtuellement interminable, par une décision qui deviendra définitive par l'écoulement des délais de recours et à l'exécution de laquelle la force publique prêtera son concours. Ce faisant, le juge aura rempli une première fonction : il aura attribué la part qui revient à chacun, en application du vieil adage par lequel les Romains désignaient le rôle du droit : suum cuique tribuere. Le juge aura attribué des parts ou rectifié les parts indûment accaparées par l'un ou l'autre — en un mot : il aura dé-partagé les parties. Il opère ainsi comme une institution essentielle de la société que J. Rawls présente précisément comme un vaste système de distribution de parts. En ce premier sens, juger c'est donc l'acte qui sépare, qui départage (en allemand, Urteil, jugement, est explicitement formé à partir de Teil, qui signifie la part).

Mais l'acte de juger ne s'épuise pas dans cette fonction séparatrice. S'il est vrai que, plus fondamentalement, il se produit sur un arrière-plan de conflit social et de violence larvée, il faut bien que le procès, et le jugement qui le clôture, poursuivent une fonction plus large, d'alternative institutionnelle à la violence, à commencer par la violence de la justice qu'on se fait à soi-même. Dans ces conditions, poursuit P. Ricoeur, « il apparaît que l'horizon de l'acte de juger, c'est finalement plus que la sécurité, la paix sociale »[48]. Pas seulement la pacification provisoire qui résulte d'un arrangement imposé par la loi du plus fort, mais une harmonie rétablie du fait qu'une reconnaissance mutuelle s'est produite : chacun des protagonistes, quel que soit le sort de son action, doit pouvoir admettre que la sentence n'est pas un acte de violence mais de reconnaissance des points de vue respectifs. A ce niveau, on s'est élevé à une conception supérieure de la société : non plus seulement un schème de distribution de parts synonyme de justice distributive, mais la société comme schème de coopération : par la distribution, mais au-delà de celle-ci, par la procédure, mais au-delà de celle-ci, se laisser alors viser quelque chose comme un « bien commun », qui précisément fait lien social. Un bien, paradoxalement, fait de valeurs éminemment partageables. En ce point, la dimension communautaire a pris le relais de la dimension procédurale, incapable, à elle seule, de conjurer la violence.

En résumé, le partage judiciaire, c'est tout à la fois l'attribution de parts (qui séparent) et ce qui nous fait prendre part à la même société, c'est-à-dire ce qui nous rapproche[49]. De la répartition surgit une propriété émergente, plus importante que la part qui échoit à chacun : la concorde rétablie, la coopération relancée. A cela s'ajoute encore que la décision n'a pas exclusivement vocation à dire le droit dans le cas particulier; à elle s'attache aussi, peu ou prou, une valeur de précédent pour les cas à venir… Le douzième chameau aurait-il fait des petits?

Douzième lecture

Nous voici arrivés, avec la douzième lecture, au terme de notre périple.

Douzième lecture? La vôtre, évidemment, cher lecteur; la meilleure assurément. Et d'abord celle du collègue que ces lignes souhaitent honorer. On peut gager que, fin juriste, bon connaisseur des affaires humaines, avocat et professeur un peu prestidigitateur, Guy Horsmans n'aura guère de peine à sortir des plis de sa toge la douzième version du douzième chameau…

*

* *

… et pour terminer, cette histoire que rapportait Edmond Jabès.

« Combien de sens peut avoir un verset de l'Ecriture? », demande un disciple au rabbin.

« Chaque verset du livre, répond le rabbin, peut avoir jusqu'à soixante sens ».

« Et quel est le vrai? », s'enquiert le disciple.

« Le soixante et unième », répond le rabbin[50].

Post-scriptum méthodologique

Le propos de cette courte réflexion, le lecteur s'en est rendu compte, est le produit d'un travail résolument interdisciplinaire. Il résulte aussi, outre de lectures académiques classiques, de nombreuses discussions informelles dont l'auteur a pu bénéficier avec des collègues et amis, grâce notamment au courrier électronique. Au cours des mois qui ont précédé la rédaction de ce texte, le douzième chameau a beaucoup voyagé sur les pistes de l'Internet et dans les no man's land entre les disciplines. Ce type d'échange me paraît très exactement le meilleur de ce que peut offrir la recherche scientifique. Peut-être celle-ci, toujours menacée d'enfermement dans ses partages disciplinaires, a-t-elle besoin, elle aussi, d'un douzième chameau pour progresser?

---

([1])  L'origine des bonnes histoires est toujours inassignable : nous la tenons de N. Luhmann (La restitution du douzième chameau : du sens d'une analyse sociologique du droit, in Droit et société, n° 47, 2001, p. 15 s.) qui lui-même la tenait de J.-P. Dupuy (Science et pratique de la complexité, Actes du colloque de Montpellier, mai 1984, p. 303). Mais lui-même d'où la tenait-il?

([2])  L. De Brabandère, Il était une fois la multiplication. Ou (re)découvrir le plaisir des mathématiques, Bruxelles, De Boeck, 1992, p. 40-42.

([3])  Ibidem, p. 41.

([4])  Je remercie Madame Myriam Bayet de m'avoir signalé cette variante.

([5])  Je remercie Géraldine Hollanders pour ces précisions sur le droit belge.

([6])  G. Teubner, Les multiples aliénations du droit : sur la plus-value sociale du douzième chameau, in Droit et société, n° 47, 2001, p. 76, n. 1.

([7])  Sur le rôle de l'argent, cf. J. Clam, Monnaie et circulation. Contribution à une analyse structurelle du medium monétaire, in Archives de philosophie du droit, t. 42, 1988, p. 153 s. Cf. aussi du même auteur, Monétarisation, généralisation de l'envie et paradoxe du droit, in Droit et Société, ibidem, p. 155-182.

([8])  Shakespeare saura se souvenir de cette leçon dans la célèbre médiation par laquelle Portia ordonne que soit prélevée une livre de chair d'Antonio, mais une livre de chair seulement, au profit du créancier Shylock dans le Marchand de Venise (cf. F. Ost, Temps et contrat. Critique du pacte faustien, in Annales de droit de Louvain, 1999, p. 17 s.).

([9])  Nous suivons ici la précieuse lecture du récit par R. Draï, Le mythe du talion. Une introduction au droit hébraïque, Aix-en-Provence, Ed. Alinea, 1991, p. 166.

([10])  Aristote, Constitution d'Athènes, 63, 1 : « Celui pour qui il y a une majorité, celui-là a la victoire; si les votes sont égaux, c'est le défendeur ». Dans Les Euménides, Eschyle fait dire à Athena, qui du reste vote elle-même en faveur d'Oreste : « La victoire est à Oreste, si la décision est prise à égalité des voix » (v. 741).

([11])  N. Loraux, La majorité, le tout et la moitié? Sur l'arithmétique athénienne du vote, in Le consensus, nouvel opium?, Le genre humain, n° 22, automne 1990, p. 1021.

([12])  Chr. Eberhard, courriel adressé à l'auteur en date du 17 novembre 2002.

([13])  N. Luhmann, La restitution du douzième chameau…, op. cit., p. 15-73.

([14])  Ibidem, p. 17.

([15])  Ibidem, p. 70, note 125.

([16])  Ibidem, p. 17.

([17])  Ibidem, p. 19.

([18])  Ibidem, p. 19-20.

([19])  Ibidem, p. 42.

([20])  A ce jeu, le douzième chameau est mis, si l'on ose dire, « à toutes les sauces » : qu'on en juge : « le douzième chameau apparaît comme un paradoxe » (p. 12), « la positivité du droit, c'est le douzième chameau, mais uniquement quand il n'est pas restitué » (p. 19), « Kelsen a identifié le douzième chameau comme norme fondamentale » (p. 23), « nous avons cherché le chameau comme unité, peut-être est-ce une différence ou encore l'unité d'une différence » (p. 24), « le douzième chameau qui néanmoins garantit la décidabilité, c'est la violence » (p. 29), « à cela correspond une variante du chameau symbolique : un rapport circulaire entre intérêt et valuation » (p. 41), « un nouveau nom du vieux chameau est donc : la redondance » (p. 51), « ce parasite est le douzième chameau » (p. 64), « le douzième chameau, est-il le tiers exclu qui revient dans le système? » (p. 71), « il faudrait peut-être concevoir le douzième chameau comme un observateur » (p. 73). … cela fait beaucoup effectivement, pour un seul chameau. Assez en tout cas, pour faire perdre la tête au vieux bédouin… et l'omettre dans son testament!

([21])  Ibidem, p. 58; M. Serres, Le parasite, Paris, 1980.

([22])  Ibidem, p. 70. On lira, dans la même revue (Droit et Société, op. cit.) un commentaire critique de cet article par M. Neves (Et si le douzième chameau venait à manquer? Du droit expropriateur au droit envahi, p. 101-121) qui, analysant la situation des pays périphériques de la société capitaliste contemporaine (ici le Brésil), estime que le douzième chameau n'y exerce pas son rôle symbolique (il est « usurpé ») dès lors que le droit est directement et brutalement instrumentalisé par les intérêts socio-économiques dominants. Dans ces conditions, « les chameaux réels, en tant qu'expression des droits élémentaires, sont dérobés par la société » (p. 120).

([23])  G. Teubner, Les multiples aliénations du droit…, op. cit.

([24])  Ibidem, p. 76.

([25])  Ibidem, p. 80.

([26])  Sur cet article (qui faillit bien convaincre la Cour Suprême des Etats-Unis) et les discussions qu'il a suscitées, cf. F. Ost, La nature hors la loi. L'écologie à l'épreuve du droit, Paris, La Découverte, 1995, p. 172 s.

([27])  B. Latour, Moderniser ou écologiser? A la recherche de la Septième Cité, in Ecologie politique, 13, 1995, p. 5 s.

([28])  Je remercie mon collègue Guillaume de Stexhe de m'avoir inspiré les réflexions qui suivent.

([29])  Cf. D. Sibony, Entre-deux. L'origine en partage, Paris, Seuil, 1991, p. 57 : « le symbolique appelle l'entre-deux, il est le déclenchement d'entre-deux ».

([30])  Il faudrait évoquer ici la parabole des talents, autre texte à logique paradoxale : à celui qui a peu, on retire, et à celui qui a plus, on donne plus encore (Matthieu, 25, 14-30). Le mauvais serviteur, qui n'avait pas confiance dans le maître, a finalement enfoui le talent qu'il avait reçu, au lieu de le faire fructifier comme le firent les deux bons serviteurs. Les talents (à comprendre comme symboles de la loi) demandent à circuler et être mis en œuvre; on pourrait dire « risqués » dans l'échange social — seul ce risque assure leur multiplication. Une multiplication nécessaire car c'est toujours un peu au-delà que se fait la récolte (« le maître moissonne là où il n'a pas semé »).

([31])  Je remercie Maris Köpcke de m'avoir suggéré les réflexions qui suivent.

([32])  L. Fuller, The morality of law, New Haven and London, Yale University Press, 1978, p. 85 s.

([33])  U. Eco, Les limites de l'interprétation, trad. par M. Bouzaher, Paris, Grasset, 1992, p. 41.

([34])  Ibidem.

([35])  H.-G. Gadamer, Vérité et méthode, trad. par E. Sacré, Paris, Seuil, 1976, p. 69.

([36])  Ibidem, p. 133.

([37])  Ibidem, p. 172.

([38])  R. Dworkin, Law's Empire, London, Fontana Press, 1986, chapitre VII.

([39])  F. Ost et M. van de Kerchove, De la pyramide au réseau? Pour une théorie dialectique du droit, Bruxelles, Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, 2002, p. 411 s.

([40])  C'est la thèse du philosophe A. Kojève (Esquisse d'une phénoménologie du droit, Paris, Gallimard, 1982, p. 191) : « Une situation quelconque devient une situation juridique uniquement parce qu'elle provoque l'intervention d'un tiers. Aussi pour comprendre le phénomène juridique, il faut analyser la personne de ce tiers ».

([41])  A. Garapon, Bien juger. Essai sur le rituel judiciaire, Paris, O. Jacob, 1997, p. 100.

([42])  A juste titre, A. Garapon fait le parallèle entre cette interdiction de se faire justice à soi-même et l'interdit de l'inceste : dans les deux cas, il s'agit d'introduire de l'autre dans « l'entre soi ≥» (op. cit., p. 100).

([43])  H. Arendt, Juger. Sur la philosophie politique de Kant, Paris, Seuil, 1991, p. 105.

([44])  Cf. F. Ost, Justice aveugle, médias voyeurs, in Juger, 1996, p. 24 et s.

([45])  Je remercie Massimo Vogliotti de m'avoir suggéré cette idée.

([46])  P. Ricoeur, L'acte de juger, in Le juste, Paris, Ed. Esprit, 1995, p. 185-192.

([47])  Ibidem, p. 185.

([48])  Ibidem, p. 190.

([49])  Ibidem, p. 191.

([50])  A rebours de cette histoire qui rouvre le jeu des interprétations, on pourrait être tenté, au moment de conclure cette brève étude, d'en rassembler les intuitions principales, au risque d'en raplatir l'inspiration et de laisser filer l'essentiel. On se contentera ici de quelques mots. Rappelons d'abord les acquis : pour qualifier la décision du khadi, nous avons notamment utilisé les expressions suivantes : montée en intelligibilité par pari sur la vie, changement de niveau par rapport à la simple égalité du talion, paradoxe, tiers exclu-inclus, ruse, fiction utile, « comme si » performatif, « plus est en vous », pari sur le sens, cercle herméneutique, anticipation de la perfection, tiers comme personnage qui n'en est pas tout à fait un, regard intérieur du bandeau, condition de possibilité du partage, jeu coopératif à somme positive, concorde comme propriété émergente du partage… Peut-être est-il possible de dégager deux lignes de force de ce matériau. D'une part, l'idée de douzième chameau comme condition de possibilité : fondement présent/absent, il serait à la fois dans et hors le système, comme la tache aveugle (le bandeau encore) qui permet de voir, la case vide qui assure le mouvement du jeu. D'autre part, se dégage l'idée de pari, de postulat, de prétention à la base de l'acte performatif : c'est l'idée de jump, de saut dans le vide, de premier pas (celui qui coûte, mais aussi celui qui prouve le mouvement en marchant; cela n'est pas établi… et pourtant « ça marche »).

Evidemment, on pourra se demander comment différencier ce pari positif (qui se décline en termes de vie, de concorde, de justice) du pari négatif : le coup de bluff, l'imposture, le mensonge. Comment départager le jeu à somme positive, qui ajoute un chameau, de la tricherie qui en dérobe un? Voilà la question relancée, au méta-niveau éthique. Pour affronter cette interrogation au carré, aurons-nous besoin d'un cent quarante-quatrième chameau?