PRODUCTION PLURALISTE DU DROIT
et
RECONSTRUCTION DE LÉTAT AFRICAIN ?
(première version dun texte à paraître dans Afrique contemporaine, 2001)
Jacques Vanderlinden
Il est devenu banal de constater les dysfonctionnements, la crise, le dépérissement, voire la disparition de lÉtat en Afrique; ces termes ne font que refléter tantôt la pudeur, tantôt leffroi, tantôt le franc-parler, tantôt le style prudent, en fait, le plus souvent, la personnalité de ceux qui les emploient. Comme souvent, chacun de ces termes -- et bien dautres souhaitant cerner une réalité particulièrement complexe -- sont considérablement réducteurs et il en va sans doute de même en ce qui concerne ceux repris dans lintitulé de ce volume et ceux que je vais employer dans les lignes qui suivent. Cest pourquoi jestime indispensable dessayer den préciser la portée.
1. La production pluraliste du droit dabord. Au contraire de la théorie positiviste classique qui considère que la production du droit se situe entièrement soit au niveau de lÉtat -- il se manifeste alors sous la forme législative, soit sous son contrôle -- même dans les systèmes dont le mode de production dominant ou principal est la jurisprudence, comme ceux dits de common law, les juges ne nient pas la primauté de principe du mode de production législatif, la conception pluraliste considère que lÉtat est loin dassurer, à son bénéfice, une production effective du droit. Elle part du constat que, pour chaque individu, existe un certain nombre de réseaux sociaux normatifs et autonomes qui sefforcent de gouverner son comportement. Ceux-ci sont, potentiellement ou actuellement -- en conflit les uns avec les autres, et, entre eux, lindividu -- considéré désormais comme un sujet de droitS et non plus comme uniquement le sujet de droit de lÉtat -- "magasine", dans toute la mesure du possible, à la recherche aussi bien du for devant lequel porter un éventuel conflit, que du droit quil souhaite voir gouverner la solution de ce conflit.
Chacun des réseaux en cause constitue une société distincte dont la production juridique est autonome, en ce sens quelle nest pas soumise au contrôle de droit dune autre société, sans que, pour autant chacun de ces réseaux fonctionne dans un vide juridique; chacun dentre eux est susceptible dêtre influencé dans les faits par la seule existence de lun ou plusieurs des autres. Leur autonomie nen est pas moins essentielle sur le plan du droit. Sil en allait autrement, on se trouverait dans une situation de pseudo-pluralisme du type des soi-disant pluralismes coloniaux dans lesquels, indépendamment des influences de fait que la présence du système juridique colonial était susceptible davoir sur les réseaux juridiques preé-coloniaux, le pouvoir de production reconnu aux sociétés pré-coloniales ne lest quà la condition quelles ne contredisent pas non seulement la législation introduite par le colonisateur, mais encore un certain ordre public ou une certaine idée de la justice, voire de la morale, qui lui étaient propres. Dans cette situation de pseudo-pluralisme, les droits endogènes étaient juridiquement intégrés aux systèmes coloniaux par le colonisateur et lexogénéité du droit lemportait institutionnellement sur son endogénéité à travers divers mécanismes mis en place par le producteur du droit colonial.
Dans plusieurs cas et le plus souvent dans la première décennie consécutive aux indépendances, lÉtat post-colonial a fait disparaître ce pseudo-pluralisme en élaborant des législations unificatrices qui ne laissaient même plus aux droits pré-coloniaux un espace de semi-autonomie; ce fut lère des "codes" de la famille et des redéfinitions des régimes fonciers rapidement dénoncés comme constituant davantage des législations-programmes que des formes de droit pratiquement applicables aux populations. À ces reproches, provenant en grande partie des anthropologues juridiques, mais aussi de juristes purs qui constataient un divorce croissant entre le droit "dans les livres" -- ce qui est plus convenable que de dire le droit "mort" -- et le droit "vivant", les tenants dune construction juridique inspirée du colonisateur opposaient le "nécessaire progrès" du droit que devait susciter leur ingéniérie juridique. Dans la mesure, cependant où celle-ci se limitait à la formulation dun outil, purement théorique -- la loi -- sans se soucier de lactualisation du prescrit légal dans la vie du droit, elle était, compte tenu de lenvironnement dans lequel elle était censée opérer, vouée à léchec.
Toutefois, passe encore quelle ait été condamnée pour elle-même, si, au moins, elle navait eu, sur lÉtat, à travers ladministration de la justice qui relevait de lui, un effet négatif. Non seulement les solutions préconisées dans les formulations législatives ont été considérées comme totalement étrangères -- ce quelles étaient objectivement -- aux conceptions locales, mais encore ceux qui avaient, dans le système étatique, la responsabilité de les appliquer -- donc les juges -- se sont vus discrédités dabord, ignorés ensuite par les justiciables. Nombre de juristes, dont certains semblaient croire que la seule production dun droit dit du développement
allait transformer la société, portent là une grande responsabilité dans le sous-développement des droits africains et, partant dans les maux qui affectent lÉtat. Ceci indépendamment de divers autres facteurs qui entraînaient la désaffection des justiciables à légard de lappareil judiciaire dÉtat. Celui-ci -- à supposer que les gouvernants africains y aient prêté davantage attention que ne le font les États européens -- était notamment miné de lintérieur par les difficultés que rencontraient les finances publiques de la plupart des États africains. Les dysfonctionnements, la crise, le dépérissement, voire la disparition de ladministration de la justice accompagnaient donc les phénomènes identiques constatés au niveau de lÉtat par les observateurs des mondes africains. Dire le droit a, dans le modèle juridique importé par le colonisateur en Afrique, toujours été tellement associé a la fonction étatique, quil était impossible que le déclin de lun fût sans incidence sur lautre et vice-versa.
Est-ce dire pour autant que lAfrique soit entrée dans un état de non-droit ou quy règne désormais, comme certains le disent -- car ils répugnent souvent à lécrire -- la "loi de la jungle" avec tout ce que le terme implique de péjoratif pour les Africains. À lévidence, non. Sans poser en postulat, comme le font certains, que le droit est la discipline sociale par excellence, je serais cependant tenté daffirmer le constat que les sociétés ont besoin dune certaine mesure fût-elle minime de droit comme de pain. On constate donc et le constat est presque unanime que, dans lAfrique daujourdhui, des réseaux normatifs se sont créés, fondés sur toutes espèces de solidarités personnelles et sur lémergence de personnalités vers lesquelles les individus se sont tournés plus ou moins spontanément pour satisfaire leur besoin de justice dans leur vie quotidienne. Se juxtaposent ainsi un grand nombre de réseaux normatifs, complémentaires ou concurrents (dont celui de lÉtat en certains cas) qui, précisément, contribuent à la constitution, dans le chef des individus, de situations caractéristiques du pluralisme juridique. Sans doute les positivistes mobjecteront-t-ils quil ne sagit pas là de droit -- celui quils écrivent volontiers avec une majuscule -- dans la mesure où lÉtat nest pas partie à ces multiples réseaux normatifs. Le lieu nest pas ici dentamer une discussion, sans doute sans fin possible, relative à cette tarte à la crème du conflit opposant positivistes et pluralistes. Je demande seulement au lecteur daccepter seulement, le temps dun soupir -- même sil est irrité ou apitoyé -- lhypothèse pluraliste.
Jajouterais, pour conclure, que cette hypothèse se rattache directement à sujet par trop négligé en Europe occidentale, celui de la théorie des sources du droit et donc de la production même de celui-ci. Le droit est un produit certains préfèrent dire "une construction", expression en apparence moins matérialiste ou commerciale et supposant davantage de talent de la part du producteur de lesprit humain. Ce produit doit cependant, si on souhaite lui faire jouer un rôle social être communicable et donc passer du for intérieur du producteur sur la place publique. La source du droit celle que lon qualifie le plus souvent et fort justement de source formelle est précisément la forme que prend le produit juridique quand il passe du champ idéel au champ réel. Il se déclare comme le fait la volonté aux yeux des rédacteurs du Code civil allemand lorsquelle devient Willenserklärung après avoir été dabord Willen dans le for intérieur de lindividu. Dans cette perspective, lessentiel est de déterminer qui a vocation à produire le droit et quel produit peut être considéré comme source de droit. Pour le positiviste, seule lÉtat a, pendant longtemps, possédé cette vocation et, en conséquence seule la loi put, pendant aussi longtemps, être considérée comme source de droit. Lapport, capital, de François Gény, fut de lui joindre le peuple en tant que producteur et donc de reconnaître à la coutume la qualité de source, même si ce ne le fut que dans des limites telles que laudace nétait pas aussi grande quon put le croire. Jean Carbonnier consacra, dans la seconde moitié du XXe siècle, la distinction entre sources et autorités. Mais sa construction, fort proche de celle de Gény, a depuis été contestée par certains, dont les pluralistes radicaux, qui considèrent que lindividu, à travers les actes juridiques quil pose dans sa vie quotidienne est également producteur de droit à part entière; comme je lai dit il y a un instant, de sujet de Droit il devient non seulement sujet de droitS, mais encore créateur de droitS. À ce moment nous sommes à linterface de la théorie des sources et de la vision pluraliste.
2. La reconstruction de lÉtat africain ensuite. Face aux spécialistes qui sexpriment dans ces colonnes et à tous ceux qui, orfèvres en la matière, sexpriment, parfois depuis des décennies, sur le sujet, je ne puis avoir la prétention dapporter une contribution qui vaille quon sy attarde, voire même quon la lise. Ceci posé, il serait totalement erroné de croire que lÉtat africain ou son organisation judiciaire ait totalement disparu ou encore que lon puisse sen passer. Dune part certains champs particuliers du droit étatique continuent à exister; tel est le cas, par exemple, de certaines parties du droit administratif et du contentieux qui sy attache. Jai dit, dans La création du droit en Afrique, ce que jen pensais. En quelques mots, je rappelle seulement quil sagit là effectivement dun domaine dans lequel le droit exogène sactualise dans certains pays -- tout le monde pense évidemment au cas du Sénégal -- mais quil faut également admettre que cette partie du droit intéresse fort peu les populations dans leur ensemble. Il en ira vraisemblablement de même en ce qui concerne les mécanismes exogènes mis en place par lOHADA; mais de nouveau ils nintéresseront guère la grande masse des justiciables et il est pour le moins candide -- je nemploie cet adjectif que par souci de ne pas offenser ceux qui avancent cette perception des choses -- dy voir un outil permettant de sortir les populations de létat -- nayons pas peur des mots -- de grande misère matérielle et morale dans lequel elles se débattent à lheure actuelle. Ceci sur le plan interne. Dautre part, on ne saurait se passer de lÉtat africain sur le plan externe. Lexemple de lOHADA est là pour le montrer. Mais, au-delà de ce cas particulier, lÉtat demeure linterlocuteur de la communauté internationale organisée et il serait difficile même dimaginer quil abandonne ce rôle. Sans doute les ambassades et consulats, les sièges dans les organismes internationaux, les participations aux grands forums mondiaux peuvent-ils paraître vains, voire offensants, face à la situation des populations, mais il est, dans létat actuel des choses, impossible de les ignorer. Le faire serait définitivement condamner lAfrique au silence sur une scène où se joue en partie lavenir de ses populations; même si son rôle y est réduit, elle se doit dy être présente pour y faire entendre sa voix. Il ne viendrait donc à lesprit daucun pluraliste de faire disparaître lÉtat. Reste à voir de quel État il pourrait sagir.
Jai le sentiment, au vu de bientôt un demi-siècle dévolution et de létat actuel tant de la conjoncture que des ressources disponibles, que les défis qui lattendent sur le simple plan de la survie matérielle des populations sont tels quil sera difficile à cet État convalescent de consacrer une partie significative de ses ressources à ladministration de la justice. Ce ne sont dailleurs sans doute pas les complexes organigrammes de cours et tribunaux ou les élaborés statuts de la magistrature concoctés par des experts débarquant avec des solutions clefs en main qui permettront de restaurer la confiance perdue des justiciables dans les juridictions dÉtat. On en reviendrait dans ce cas au droit de papier qui a causé tant de dégâts après avoir si bien démontré sa totale inefficacité. Le travail -- pour ne pas dire le véritable labeur -- à accomplir est autrement complexe et de longue haleine.
Oserais-je dire quil faut avoir le courage de demander à la plupart des juristes africains, formés -- si lon peut parler ainsi-- à notre image, de renouveler entièrement la conception que nous leur avons présentée du droit et de sa mise en oeuvre. Nest-il pas temps de les convaincre que notre système, celui dont leur avons vanté les mérites, est lui-même en crise profonde dans de nombreux pays. Lencombrement des rôles, avec son corollaire, lextrême lenteur de la justice civile ou la saturation des établissements pénitentiaires, au sujet desquels on tend de plus en plus à convenir quils contribuent bien peu à une éventuelle réinsertion sociale, quand ils ne sont pas criminogènes, de même que la pauvreté des moyens consentis à la justice avec la conséquence que ses services sont souvent en retard dune guerre par rapport à certaine délinquance dans le champ financier, nen sont que des exemples. Et, face à ces constats déchec, apparaît le recours de plus en plus fréquent à des modes de règlement alternatif des litiges, au premier rang desquels figurent les diverses formes que peut prendre la médiation ou encore le recours à des solutions originales susceptibles de resocialiser le processus pénal. Le rôle de certains piliers traditionnels du système juridique positif tend ainsi à être remis en question ou redéfini. On en trouve un exemple dans la manière dont, par exemple, les notaires en viennent à repenser leur place dans la société. Si les notaires, symboles pendant des siècles dune certaine tradition juridique européenne, en viennent à trouver nécessaire un aggiornamento de leur profession, plus particulièrement en direction de la médiation, nest-il pas temps dencourager les juristes africains à repenser leur rôle social ? Je serais en effet tenté de croire quà linstar de certains notaires français que leurs clients abandonnent pour des interlocuteurs plus proches deux, ils voient une fraction de leurs clients potentiels ne plus les considérer comme leur conseiller privilégié ou le premier juge de leurs procès.
Peut-être aussi, dans cette perspective, faut-il admettre que le modèle professionnel que nous avons présenté aux juristes africains a sérieusement contribué à les détacher en apparence des droits qui étaient ceux de leurs concitoyens, pour ensuite les éloigner de ceux-ci. On nen trouve peut-être pas dexemple plus net que celui des avatars qui ont frappé nombre de membres de la profession ghanéenne suite à larrivée au pouvoir de Jerry Rawlings dans leur pays. Issus de la plus pure tradition de common law -- jusques et y compris le port de la perruque tant au barreau que dans la magistrature -- nombre davocats, souvent de grand talent, ont été contraints à lexil en raison de lopprobre qui sattachait à leur profession perçue par la population comme exploitant un savoir ésotérique à son seul bénéfice personnel; cette situation rappelle, mutatis mutandis, celle de la France et de sa colonie canadienne, dans lesquelles les avocats étaient, pour des raisons identiques, interdits de pratique au cours des Temps modernes. Le parallélisme entre ces deux théâtres de production du droit ne sarrête dailleurs pas là. Les candidats juristes ghanéens étaient formés à un droit exogène -- la common law -- dans une langue qui nétaient pas la leur -- langlais -- par des maîtres étrangers -- issus des facultés du Commonwealth -- à linstar des étudiants tentés par la basoche auxquels dautres étrangers -- pendant longtemps ce furent surtout des Italiens -- enseignaient un droit exogène vieux de cinq siècles -- celui de la Rome impériale -- dans une langue incompréhensible de lensemble de la population -- le latin. Ceci sans parler, dans les deux cas, des années lumière séparant les systèmes exogènes cultivés par les juristes des droits -- au pluriel -- pratiqués par les populations.
Rôle social et formation sont ainsi étroitement liés. Je le clame depuis des décennies : il est grand temps que les juristes africains reconstruisent leur modèle éducatif et leur savoir à leur image et non plus à celle de leurs colonisateurs ou néo-colonisateurs et quainsi ils se réconcilient avec leurs peuples, quitte à ce quils admettent de lui restituer une partie de la production du droit quils ont essayé en vain de lui confisquer -- je lai dit -- au cours de la période postérieure à lindépendance.
Pareille rénovation du rôle du juriste, de sa formation et, bien entendu de lobjet même de son art passe nécessairement par sa prise de conscience de lenvironnement qui lentoure au delà des textes dans lesquels il serait trop heureux de confiner le droit. Celle-ci ne suffit cependant pas si ceux qui sattachent dun autre côté à la reconstruction de lÉtat ne sont pas prêts à une prise de conscience identique. La question leur est ainsi posée de la place quils sont disposés à faire à un véritable pluralisme juridique dans lÉtat africain de demain.
3. La place du pluralisme juridique dans lÉtat africain de demain.
Ceux qui se croient utile, voire nécessaire de reconstruire lÉtat africain se trouvent devant une alternative ; soit le reconstruire, avec certains aménagements à limage de ce quil était le jour où les colonisateurs en ont largué les amarres en le laissant dériver rapidement vers ce quil est aujourdhui, soit le réinventer.
La première branche de lalternative implique presque nécessairement que lÉtat reprenne au peuple, cestdire, concrètement, aux sujets de droitS devenus producteurs par nécessité face à leffacement de lÉtat, la production du droit. Cette solution me semblerait la plus irréaliste et donc la pire des voies à suivre. Je ne pense en effet pas que la reprise en main par lÉtat africain du monopole de la production du droit puisse contribuer à son rétablissement davantage que ce (prétendu) monopole a pu contribuer à son développement depuis bientôt un demi-siècle, cest-à-dire en demeurant un tigre de papier. Je pense au contraire quon ne reconstruira un édifice étatique solide et authentiquement africain quen prenant en compte ce que les populations ont elles-mêmes édifié pendant cette période. Et, peut-être, en y touchant le moins possible. Je conçois immédiatement ce que diront certains et notamment les adversaires dun pluralisme juridique radical; ils invoqueront au mieux labsolue nécessité dun "chef dorchestre" dans limmanquable désordre pluraliste. Jy reviendrai dans un instant. Disons seulement quà supposer que je puisse üêtre tenté de les suivre ce nest pas à lÉtat que je pense, pas plus dailleurs que la grande masse des justiciables africains pour lesquels il est devenu totalement étranger, si ce nest comme mécanisme exogène doppression.
On en arrive ainsi à la seconde branche de lalternative, cest-à-dire réinventer lÉtat africain. Sur le plan de la production du droit le seul dans lequel il ma été demandé de maventurer je pencherais un relatif statu-quo dans la consécration de fait des multiples réseaux normatifs existants. Pareil choix ninterdit par ailleurs aucunement que lÉtat prenne linitiative dune double démarche qui se porterait à la fois sur le plan externe et sur le plan interne. Au plan externe, la démarche sadresserait aux autres réseaux normatifs sous la forme dun aménagement consensuels des rapports entre eux et le réseau étatique. Serait ainsi proposée une structure de cohabitation des réseaux normatifs semblable à celle existant, par exemple, dans le domaine du droit international privé au niveau des États. Ceux-ci, bien quils soient des producteurs autonomes de droit acceptent, bilatéralement ou multilatéralement, certains principes de règlement des litiges quil sagisse de la détermination du for ou de celle du droit applicable destinés à faciliter leur cohabitation. Lessentiel est, dans ce cas, que lÉtat nessaie pas dimposer ces règles aux autres réseaux normatifs, mais se contentent de les proposer, déventuellement les aménager selon les desiderata de ses partenaires en puissance et réalise avec eux ce quon pourrait appeler une forme de consocialisation juridique.
Sans doute mobjectera-t-on que pareille proposition est plus facilement formulée que réalisée. Sans nul doute, serais-je tenté de répondre. Mais encore. Pareille démarche est-elle impossible ? Le plus grand obstacle à sa matérialisation tient sans doute dans la multiplicité des facteurs exogènes à lAfrique qui interviennent quotidiennement dans son devenir. Et ce nest plus tant dinfluences étatiques -- bien quelles soient toujours présentes -- quil est question que de toutes espèces dappétits financiers qui ont un intérêt direct à laffaiblissement de lÉtat africain et à la désintégration des sociétés qui lhabitent. Il est beaucoup question de dialogues en Afrique aujourdhui; trop peut-être dans la mesure où la banalisation du terme a pour effet quil est devenu vide de sens; mais il ny aura pas de consocialisation sans que les intéressés se parlent. Il est cependant peut-être trop tôt pour que ce dialogue là ait lieu. Laissons, une fois encore, le temps au temps. Après quatre décennies de débâcle, il doit être possible den consacrer lune ou lautre à la reconstruction.
Cela ne veut cependant pas dire quil ne faille pas y préparer les esprits. Et notamment ceux des juristes. À moins que lon préfère se passer deux. Je doute cependant que lÉtat le souhaite ... ou quils le lui permettent. Si tel était le cas, leur préparation à la tâche qui les attend et au rôle quils seraient susceptibles de jouer dans le processus doit impérativement être repensée. Jai fait allusion à la perception que sen font, dans nombre de pays, les justiciables. Et je me suis expliqué longuement ailleurs sur ce que pourrait être une nouvelle approche de lenseignement du droit en Afrique -- et dailleurs, pourquoi pas ?, en Europe. Je ne me répéterai donc pas et ne formerai -- sans grandes illusions -- quun voeu : que le dialogue sinstalle ne serait-ce que sur ce seul point. Sans vouloir contester à quiconque -- et surtout pas aux philosophes ou aux politologues -- la paternité de lÉtat ou le privilège de se trouver aujourdhui à son chevet, lhistorien que je suis de temps à autre et lanthropologue que je suis tout aussi occasionnellement, ne peuvent sempêcher davoir limpression quune fraction significative des juristes -- européens au moins, mais aussi africains dans la mesure où nous les avons formés à notre image -- sont enclins à sintéresser, et de manière non négligeable, au phénomène étatique. Limage quils se font de lÉtat et de la production du droit ne manque donc, a priori, pas dintérêt.
Et, dans la mesure où il sagit bien dimages qui se construisent dans leur esprit comme autrefois celle de la France dans celui du général de Gaulle, la manière dont celles-ci se mettent progressivement en place au cours de leurs études est essentielle. Il nest jamais trop tard pour bien faire et mieux vaut sy prendre le plus tôt possible. Une autre conception du droit, une autre façon den envisager la production, une autre formation des juristes telles sont les exigences concomitantes à une reconstruction de lÉtat africain.