Les droits africains entre positivisme et pluralisme
(article paru dansBulletin des séances de lAcadémie royale des sciences doutre-mer, 46 (2000) 279-292)
Jacques Vanderlinden
Introduction - À propos de positivisme et pluralisme
Depuis un peu plus dun quart de siècle le pluralisme juridique est revenu à la mode et le positivisme, qui a dominé les études juridiques pendant la plus grande partie du siècle précédent, est sur la défensive encore quil présente sur son rival un avantage certain : il fournit une définition du droit sur laquelle existe un consensus dans la plus grande partie du monde juridique et particulièrement dans les pays de tradition romaniste . Pour faire simple -- certains diront simpliste et ils nauront sans doute pas tort -- mais surtout pour faire bref, je poserai que cette définition comprend huit éléments : le Droit positif est unique (il ny en a quun dans le ressort qui est le sien), étatique (ce ressort est celui de lÉtat, seul producteur de droit), formé de règles (dispositions caractérisées par leur généralité et leur permanence) abstraites (elles sont souvent formulées au départ de concepts construits dans le cerveau des juristes) tendant à lobjectivité (ce qui découle en partie du caractère précédent) dans une hiérarchie (dont le respect est garanti par divers mécanismes de contrôle) dominée par la loi (à lorigine elle seule est source de droit et si un rôle est reconnu à la coutume il est quantitativement et qualitativement réduit) dont des procédés déductifs (on part du général pour aller au particulier) permettent de dégager la manière de résoudre des cas concrets. Le pluralisme par contre peut se caractériser par un ensemble dantonymes des termes précédents. Au droit unique sopposent des droitS multiples; à lÉtat, les collectivités, voire lindividu; à la règle, le processus; à labstraction, le cas concret; à lobjectivité, la subjectivité; à la hiérarchie des sources et des ordres juridiques, leur égalité; à la loi, la coutume ou lacte juridique; à la déduction, linduction qui remonte du cas concret vers la solution. Ce qui donne le tableau suivant :
Positivisme |
Pluralisme |
Le Droit |
Les droitS |
unique |
multiples |
étatique |
collectifs ou individuels |
somme de règles |
somme de solutions |
abstraites |
concrètes |
objectives |
subjectives |
hiérarchisées |
égales |
issues exclusivement de la loi |
issues aussi bien de la coutume et lacte |
base de la déduction |
au départ de linduction |
Ajoutons que, pour être fidèles à leur logique, les pluralistes ont considérablement évolué depuis que leur perception du droit est revenue à la mode, de même dailleurs que certains positivistes, mais ils sont infiniment moins nombreux ont, eux aussi, parfois assoupli leur position . Il nen demeure pas moins quil y a sans doute aujourdhui autant de conceptions du pluralisme quil y a de personnes qui sy intéressent. Il est cependant possible de suggérer quil existe en leur sein deux grandes catégories : celle de ceux qui estiment que, quelque soit lautonomie acquise ou reçue par divers ordres normatifs non étatiques, lordre normatif étatique, donc, en fait, le droit des positivistes, doit continuer à jouir dun statut prééminent qui lui confère ce que certains appellent un rôle de chef dorchestre parmi les différents ordres normatifs existant dans lespace contrôlé par lÉtat. Si on admet ce point de vue, les ordres normatifs non-étatiques, aussi importants et effectifs soient-ils, ne jouissent pas de lautonomie; ils sont semi-autonomes. Par contraste, dautres théoriciens estiment que sil est exact que certains ordres normatifs sont éventuellement contrôlés par lÉtat, il en existe nombre dautres qui ne le sont pas, tout en jouant un rôle capital dans les rapports entre individus, et quil est donc essentiel de les prendre en compte, quon les appelle ou non droits. Ces pluralistes, parmi lesquels je me range, sont parfois appelés radicaux par leurs collègues .
Ceci posé mon propos est de minterroger sur la place du pluralisme dans la longue durée de lhistoire des droits africains. En effet, maintenant que la parenthèse coloniale (au sens de la production du droit et dun point de vue formel, sentend) est fermée depuis presquun demi-siècle, on peut considérer que -- comme dans le cas de la Russie et de la parenthèse communiste -- le cours de lhistoire africaine reprend un cours, certes profondément modifié par lirruption des Européens, mais, sans doute aussi, plus authentiquement africain, au niveau des valeurs qui sous-tendent la production du droit. Est-il besoin en effet dinsister longuement sur le caractère profondément différent du mode africain de production du droit lorsquon le compare à celui quont importé sur le continent les puissances coloniales ? Est-il besoin de souligner également le fait que la réception des droits européens et des principes les sous-tendant na jamais été complète et que les valeurs des droits originellement africains nont jamais entièrement disparu pendant la colonisation ? Est-il enfin besoin de rappeler que des fractions non négligeables des populations africaines, particulièrement en milieu urbain, ont vu leur mode de vie considérablement transformé par le seul jeu du fait colonial et que le droit a suivi ces transformations culturelles, économiques et sociales pour aboutir à lexistence de situations particulièrement complexes à cheval sur deux, voire plus de deux mondes.? Je ne le crois pas, du moins au sein de notre assemblée. Abordons donc la longue durée de lhistoire des droits africains.
I. Avant la colonisation
Lorsquon parle de colonisation en Afrique, on pense le plus souvent à la colonisation européenne.On oublie toujours que les premier colonisateurs en furent les Arabes au cours du premier millénaire de lère chrétienne. Leur domination, qui sétendit jusquen Espagne et sy maintint bien plus longtemps que la colonisation européenne en Afrique, fut, semble-t-il , marquée, sur le plan juridique, par un pluralisme radical en ce qui concerne le statut personnel des peuples soumis. Ce pluralisme ne concernera pas que les peuples originellement africains -- ces Berbères qui aujourdhui encore affirment, au-delà de leur conversion à lIslam, certains aspects de leurs traditions juridiques précoloniales et qui occupaient les rives de la Méditerranée avant leur arrivée. Il sappliquera aussi aux enfants dIsraël lorsque lInquisition et la reconquista les chasseront dEspagne; au nom dun catholicisme plus "positiviste" et "étatique" -- donc plus totalitaire -- que lislam. Ainsi sétablira, en Afrique du Nord, pendant des siècles, un pluralisme de statuts personnels que lon retrouve dans tout le bassin méditerranéen musulman en passant par lÉgypte, le Liban ou la Grèce, sans oublier lactuelle Bosnie. Bien entendu lautonomie complète ainsi accordée, dans ce domaine précis, aux réseaux normatifs des peuples conquis nempêche pas que la Sublime Porte entende exercer sur eux un pouvoir constitutionnel sans partage tout au long de cet arc immense. Le pluralisme est donc limité par la matière juridique à laquelle il sapplique. Mais, dans le cadre de celle-ci, il est radical, puisque les statuts personnels sont laissés entièrement à la discrétion des détenteurs du pouvoir dans les communautés religieuses en cause, quelles soient juives ou chrétiennes.
Mais en va-t-il autrement dans lancien Empire éthiopien ? Sans doute la documentation nous fait-elle défaut. Mais, à en juger par la situation telle quelle se présentait au cours de la première moitié du XXe siècle, elle ne semble pas avoir été tellement différente. Certes lÉglise copte dAlexandrie jouissait du privilège considérable de religion dÉtat. Certes, elle ne manquait aucune occasion dencourager les peuples de lempire à rejoindre la "vraie foi". Mais lÉtat ne se souciait pas plus dintervenir dans le droit des communautés islamisées constituant un tiers au moins de la population du pays que dans celui de minorités aussi réduites que celle des "Juifs dÉthiopie", ces Falachas qui ont longtemps constitué lune des curiosités du "musée de populations" éthiopien, ou encore dans celui des catholiques sur lesquels régnait larchevêque dAddis Abeba.
Plus au Sud, dans lAfrique que daucuns sobstinent à appeler noire, les indications manquent quand à ce que pouvait être une éventuelle cohabitation de réseaux normatifs de nature juridique. Je souhaiterais cependant hasarder une hypothèse dont je ne dissimule pas quelle est évidemment le reflet de mes convictions pluralistes. Jinsiste toutefois sur le fait que jai le sentiment de peut-être vouloir trop prouver. Et quà trop vouloir prouver ... Faites comme je dis, mais ne faites pas comme je fais. Jai souligné de nombreuses fois quel choc avait constitué pour le jeune positiviste que jétais, découvrant le droit africain auprès des Zande, le "çà dépend" qui accueillait certaines de mes interrogations quant à la règle qui devait être suivie dans telle ou telle situation. Or quindiquait pareille réponse, si ce nest que la solution au problème que je posais nallait pas venir dune règle unique préétablie, imposée du sommet vers la base, formulée de manière abstraite et prétendant à lobjectivité pour simposer face à toute autre manifestation dun sentiment quelconque quant au droit à appliquer. La parole serait dabord au fait et du fait on remonterait inductivement vers une solution. Nest-ce pas là du pluralisme si je me réfère à ce que jen ai dit dans mon introduction ? Je nirai pas plus loin, car si errer est humain, persévérer nest pas ... libre-exaministe.
II. Pendant la colonisation
Pendant la période coloniale, qui débute, à proprement parler, avec le partage de lAfrique à Berlin en 1885, et même si certaines puissances coloniales nourrissent, un fugitif instant, lillusion de la possibilité dune assimilation juridique complète de leurs nouveaux sujets avec la métropole au nom dun égalitarisme, louable peut-être, mais utopique -- toutes introduisent dans leurs colonies un régime de pseudo-pluralisme, en ce sens que les droits locaux, voire les droits religieux importés, sont reconnus sous certaines conditions dont la principale est, sans doute, pour les droits originellement africains, quils soient conformes aux principes de la "civilisation" (que de crimes on commet en ton nom !) importée. Les ordres juridiques "reconnus" sont, en fait comme en droit, incorporés à lordre juridique colonial dont ils constituent autant de variantes ratione personae. Et cet ordre juridique est lui-même positiviste. Il lest dautant plus quil ne laisse quune place réduite, sinon nulle au pluralisme politique et que le pouvoir étatique colonial est, le plus souvent, un pouvoir "fort". Cette incorporation est telle que les droits laissés en place lors de larrivée des Européens vont perdre leur caractère originel, situation que ne manqueront pas de dénoncer ceux qui perçoivent que ce quon appelle les droits "indigènes" nauront bientôt plus dindigènes que le nom. Ainsi naît en Afrique du Nord française, sous limpulsion de la Deuxième chambre de la Cour dappel dAlger ce droit franco-musulman que les experts de lislam se refusent à considérer comme musulman ; de même les droits dont le mode de production dominant est la coutume deviennent un droit euro-coutumier . Les plus grands et les plus respectables des juristes sy laissent prendre. Ainsi dAntoine Sohier qui ne craint pas décrire quavant larrivée des Européens les sociétés africaines étaient, comme celles dEurope, constituées dÉtats . Mais peut-on reprocher à un juriste, que ses qualités exceptionnelles conduiront successivement du poste de Procureur général dans la Colonie à celui de Premier Président de la Cour de Cassation de Belgique, de penser le droit en positiviste, donc à travers lÉtat ? Aussi serais-je le dernier à le reprocher à ce maître de toute une génération qui a tant fait pour approcher les droits africains et auquel je dois tant dans mon parcours personnel. Noublions pas quà ce moment lunanimité des juristes et même une grande partie des anthropologues navaient pas encore complètement perçu limportance de lacéphalisme quallaient mettre en lumière Middleton et Tait dans leur Tribes without Rulers .
La vision positiviste et pseudo-pluraliste du colonisateur ne peut par ailleurs empêcher, dans les faits, lexistence dun pluralisme radical dans la mesure où dune part les droits originellement africains se défendent face au contrôle que prétend leur imposer lordre colonial et que, dautre part, celui-ci voit apparaître en son sein une concurrence non conforme aux principes qui sont les siens. Je précise en deux temps en citant deux exemples empruntés à mon expérience personnelle en payx zande.
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La résistance des droits originellement africains dabord. Lune des douze circonscriptions indigènes et donc lun des douze tribunaux indigènes sur lesquels ont porté mes recherches dans le pays zande était celle des Avuru Bakengai . Lexamen systématique, portant sur trois années, de la jurisprudence des tribunaux, puis les entretiens avec la population révélèrent une apparente absence de polygamie dans cette circonscription. Mais, par contre, les litiges portant sur divers aspects de lunion libre -- appelée dans le langage du lieu et de lépoque, concubinage -- abondaient. Lexplication, qui apparut rapidement, lorsque les entretiens se firent plus détendus, était évidemment quabsolument toutes les concubines en cause étaient en fait des épouses polygyniques. Mais comme "le Blanc" (et aussi les missions) avaient interdit que lon ait désormais plusieurs femmes, on se satisfaisait dune femme et dun nombre indéterminé de concubines à lintention desquelles fonctionnait une adaptation souple des coutumes relatives à la polygynie, tandis quétait respectée, en façade, la volonté du colonisateur selon laquelle il nétait permis de navoir quune femme. Et le plus étonnant était sans doute que ladministration chargée du contrôle des juridictions indigènes ny trouvait rien à redire. Ainsi coexistaient dans le pays zande, en matière de mariage, un mariage monogamique dÉtat, des unions religieuses, une coutume zande originelle sous contrôle de ladministration et ... la pratique des Avuru Bakengai. Mais il y avait aussi la pratique de certains administrateurs de territoire et procureurs du roi.
Il sagit alors de concurrence au sein de lordre colonial. Je viens de mentionner le mariage religieux. Dans lordre positif du colonisateur belge, il na aucune valeur. Cérémonie purement privée, il doit nécessairement (sauf cas exceptionnel et funeste) suivre le mariage civil. En outre, si, selon lordre juridique qui lui est propre, il ne peut être dissout, dans lordre juridique colonial belge, il peut lêtre selon les règles de ce que nous appelons le divorce. Transposés en Afrique, ces principes subissent des mutations et aboutissent à la création dunions gouvernées à lévidence par un autre droit que les deux qui viennent dêtre mentionnés. Ainsi, en pays zande, du cas où des Africains se marient selon leur droit et doublent ce mariage dun mariage religieux. Dune part, la mission va exercer tout son poids moral et matériel auprès des juridictions indigènes pour que le mariage dit coutumier devienne indissoluble; combien de fois nai-je pas rencontré dans la motivation de certains jugements des phrases comme : "Autrefois, la femme qui ne voulait plus vivre chez son mari pouvait retourner chez ses parents. Aujourdhui les missionnaires ne veulent plus cela" comme fondement à un refus de divorce. Mais il y a plus sophistiqué. Certains administrateurs et procureurs du roi aux convictions chrétiennes (on devrait dire catholiques) fort affirmées ont ressuscité (ou créé de toutes pièces) en pays zande un mariage pré-colonial dit "par le sang", lequel aurait été indissoluble. Puis ils ont décidé que le mariage religieux en était léquivalent actuel et ont donc, dans leur activité de contrôle des juridictions indigènes, refusé tout divorce aux couples mariés religieusement ! Il sagit à lévidence dune forme inédite de régime matrimonial qui ne doit pas plus aux droits originellement africains quau positivisme colonial, mais qui introduit le pluralisme dans le système global gouvernant les relations personnelles de certains Zande en fonction de leur choix personnel pour une forme particulière de mariage.
Nous trouvions donc aux côtés du pluralisme hiérarchisé consacré par le législateur colonial et correctement appliqué par la majorité de ceux qui avaient pour responsabilité ladministration de la justice (ce nest, selon moi, quun pseudo-pluralisme), la pratique des Avuru Bakengai et celle de certains administrateurs et procureurs du roi plus catholiques que le pape; les deux derniers simposaient aux populations en dehors et même en sens contraire du droit positif colonial, et représentaient à ce titre une forme de pluralisme radical puisquils constituaient, lun comme lautre, des réseaux normatifs autonomes qui sopposaient à celui de lÉtat.
Enfin, je serais tenté de représenter les différents ordres juridiques en cause dans le cas des Avuru Balkengai, selon le schéma suivant qui les situe dans un processus dynamique.
Ordre juridique précolonial <---- droit coutumier - droit religieux > ordre juridique européen polygynique monogamique
En effet la rencontre du droit coutumier et du droit religieux provoque chez lindividu une tension résultant de lincompatibilité des deux ordres en ce qui concerne la possibilité du divorce. Dans leur réaction à cette tension, les autorités issues du système pré-colonial et fidèles à celui-ci tendent à ramener les individus vers lui, tandis que les missionnaires et les autorités européennes dont les convictions religieuses sont fortes tendent à len arracher pour entraîner le Zande christianisé vers le modèle européen monogamique. Quant au justiciable cest en partie lui qui, en définitive, définit lordre auquel il adhère. Ainsi les individus en présence, autorités indigènes, missionnaires et étatiques, aussi bien que les parties en présence, contribuent toutes de manière variable à la production du réseau normatif dans lequel sinscrit lunion de ces dernières en dehors du cadre formel voulu par lÉtat. Ce me paraît bien être là une forme de pluralisme radical.
III. Après la colonisation
Moins dun demi-siècle après la décolonisation il apparaît de plus en plus que les droits africains, au sens positif du terme, tels quils ont été hérités de la colonisation, sont de moins en moins capables de satisfaire laspiration des multiples sociétés africaines contemporaines à un minimum de normativisation de leurs relations sociales. Cette carence sexplique en grande partie par la crise aiguë -- pour ne pas dire la disparition -- de lÉtat africain qui se constate en de nombreux endroits du continent.
Sur le plan de la production du droit, les vingt premières années qui ont suivi la plupart des indépendances africaines (grosso modo entre 1960 et 1980) ont été caractérisées par une accentuation du monisme colonial. Ce renforcement de la centralisation étatique était, entre autres, dû dune part à divers dysfonctionnements du régime constitutionnel hérité de la colonisation, souvent liés entre eux, ayant caractérisé la période (sécessions, mauvais fonctionnement des institutions importées, rivalités personnelles, coups détat militaire, etc), dautre part à la volonté des élites locales à conforter leur pouvoir, acquis souvent sans trop de difficultés du pouvoir colonial, à travers le symbole juridique de celui-ci, la loi. Il en résulta une accentuation du monisme colonial à travers la suppression du pseudo-pluralisme et la codification de nombreux domaines du droit (notamment droit de la famille, des biens et des successions) qui avaient été abandonnés par le colonisateur au droit dit coutumier. Certes la législation nouvelle reproduisait souvent le contenu de certaines règles de ce droit, mais le faisait le plus souvent en les orientant vers le modèle européen. Les dispositions en matière de polygamie du code de la famille sénégalais qui permet de passer aisément du statut polygynique le plus étendu à la monogamie, tandis quil est impossible deffectuer le chemin inverse de la monogamie à la polygynie la plus étendue est impossible, sont exemplaires à cet égard . Il faut remarque dailleurs que la Cour dappel de lEst africain britannique a suivi le même principe dans sa jurisprudence . À ce moment il existait certes déjà des signes de délitescence de lÉtat africain, mais limage de régimes satisfaisant le plus souvent les tendances néocolonialistes en matière économique et les impératifs géopolitiques découlant de la guerre froide, avaient pour effet que lattention du plus grand nombre des observateurs se concentrait au sommet de lÉtat sans mesurer toujours exactement son affaiblissement en profondeur. À moins dailleurs, comme le pensent certains, que cet affaiblissement en profondeur de lÉtat ait été voulu par certains, en ce compris la grande "bourgeoisie" prédatrice locale, dont les intérêts personnels et familiaux coïncidaient avec ceux de ses corrupteurs et des gouvernements "amis".
Au cours des vingt années suivantes, la situation sest considérablement aggravée. De nouveau les facteurs en cause furent multiples. Citons, à titre dexemples toujours, la mise en accusation croissante des prédateurs, linsistance des bailleurs de fonds sur la "bonne gouvernance", la misère croissante des populations, les guerres civiles tendant à se généraliser, et les interventions extérieures (est-il plus bel exemple de ces dernières que laffrontement récent des troupes rwandaises et ugandaises pour le contrôle de Kisangani, sans que le gouvernement du Congo, où est située cette ville, soit directement partie à ce conflit qui se situe à des centaines de kilomètres des territoires des États qui saffrontent). Ceci sans oublier les maux antérieurs qui loin dêtre guéris prennent des formes exacerbées. Certes, "ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés", comme aurait le fabuliste. Que reste-t-il dans ces conditions de létat de droit ? Invité par lEncyclopaedia of Africa à préparer la notice relative aux droits du Burundi, du Congo et du Rwanda, je lai ouverte par cette phrase, peut-être hors de propos dans une encyclopédie, mais qui simposait à moi comme un cri compte tenu des événements du temps : "Une présentation des droits du Congo, du Rwanda et du Burundi peut apparaître, au mieux, comme un exercice futile, au pire, comme une insulte aux habitants de ces pays, compte tenu de létat complet de non-droit qui y prévalut au milieu des années 1990 ".
Cependant la faillite de lÉtat et donc du droit positif -- dont il est question dans ce texte --
ne sont pas synonymes danarchie. En effet on constate quils sont remplacés, partout en Afrique, lorsque le besoin sen fait sentir, par des réseaux normatifs autonomes de substitution, soit pré-existants, quils soient actifs ou dormants, soit créées pour la circonstance. Ainsi en va-t-il des bandes denfants des rues de Kinshasa étudiées par Kuyu-Mwissa , de la justice de quartier étudiée par Rodriguez-Torres à Nairobi ou des décisions de tribunaux à Kinshasa , des groupements divers, souvent religieux, ou encore des missions établies depuis longtemps dans les campagnes et devenues, comme au moyen-âge les abbayes, des points de ralliement culturels, économiques, "politiques" et sociaux pour des populations en désarroi; tout ceci, sans oublier des formes plus ou moins traditionnelles dautorité, maintenues ou non par lÉtat indépendant et retrouvant éventuellement une autonomie quil ne leur avait pas, du moins sur le papier, conservée. Sans dire que les hommes et les femmes ont besoin dordres normatifs comme de pain, je voudrais seulement insister sur le fait que les sociétés quon appelle souvent "civiles" (serait-ce parce quelles sont formées de citoyens, ladjectif retrouvant ainsi son sens original latin ?) sont aussi -- et parfois mieux -- capables de générer ces ordres normatifs que lÉtat et quelles ont horreur de lanarchie comme la nature du vide.
Cest donc peut-être au départ de tout ce qui existe dans son immense diversité quil conviendra, demain, de repartir, en ce compris dailleurs au départ de ce qui, au plan de lÉtat, demeure susceptible de contribuer à lentreprise. Je lai écrit en diverses circonstances : il ne peut être question de rejeter lÉtat. Lessentiel est de le rénover , de lafricaniser en intégrant dans une nouvelle perspective tout ce que la longue durée africaine est susceptible dy apporter, mais aussi de le doter de tous les mécanismes indispensables pour permettre à lAfrique de mieux se défendre dans le monde impitoyable de la mondialisation . Le projet ne peut être passéiste, même sil emprunte au passé; il doit être daujourdhui sans être néo-colonial sur quelque plan -- culturel, économique, politique ou social -- que ce soit, même si cette ambition, compte tenu des rapports de force existant dans le monde, peut -- je dirais même doit -- à lheure actuelle sembler utopique.
Conclusion - À propos des droits africains du deuxième millénaire
Si on admet ce constat, le problème demeure de le transférer demain dans la structure rénovée de lÉtat africain. Car il serait utopique de croire que lAfrique pourrait devenir un conglomérat de sociétés civiles sans États. Le tout sera de déterminer la nature et les pouvoirs de ce dernier. Cest là lunb des multiples défis qui attendent les Africains du XXIe siècle. Mais pas eux seulement. LAmérique, qui peut, quelle soit du Sud, du Nord ou centrale, de moins en moins ignorer ses "autochtones", lAsie au sein de laquelle les zones de tension sont loin dêtre absentes, le Pacifique dont lactualité récente a montré à quelles difficultés étaient soumis les héritages coloniaux en des lieux qui sont trop souvent perçus comme des paradis touristiques, se trouvent confrontés à des problèmes de réinvention de leurs États, dont lécrasante majorité est issue de la colonisation européenne. Et, bien entendu, cest aux principaux intéressés eux-mêmes quil appartiendra de déterminer quel(s) ordre(s) normatif(s) leur conviennent le mieux. Ceci ne veut pas dire pour autant quils ne puissent entendre le sentiment de tous ceux qui, au-delà de leurs appartenances culturelles, économiques, politiques et sociales, portent un intérêt à leurs problèmes et surtout à leurs populations dans un simple esprit de fraternité humaine.
Lessentiel est toutefois que toutes ces bonnes volontés acceptent une perceptive pluraliste davantage que positiviste des choses. Le positivisme a, tous comptes faits, conduit les sociétés africaines a trop dimpasses les éloignant de leur nature profonde pour quil faille en conserver les paradigmes. Le plus grave est dailleurs que les Européens ont réussi, au fil de la colonisation, à convaincre un certain nombre de ces Africains "formés à leur image" de lexcellence, voire de la nécessité daccepter ces paradigmes. La décolonisation des mentalités et particulièrement de celles des juristes est plus que jamais à lordre du jour pour tous ceux qui approchent les ordres normatifs africains. De nouvelles formes denseignement de ces ordres doivent être trouvées. Les projets récents de lAcadémie africaine de théorie du droit douvrir prochainement un mastère de théorie africaine du droit à Kinshasa vont dans ce sens. Mais le chemin à parcourir est semé dembûches, lentreprise de longue haleine et le défi formidable (dans son sens vieilli, mais combien dactualité de "qui est susceptible dinspirer une grande crainte") .
Sur ce long chemin de leur devenir, oserais-je proclamer ma conviction que les droits africains du deuxième millénaire seront pluralistes ou ne seront pas ? Assurément oui. Mais jirais plus loin.
On a souvent reproché aux juristes pluralistes le caractère sans issue de leur démarche dès quils sengageaient sur la pente savonneuse de la définition du droit. Un peu plus dun an après mêtre livré une nième fois à cet acrobatique exercice pour lequel le passage du temps naméliore sans doute pas mes dons , je crois avoir enfin bouclé la boucle. Ne serait-il pas temps pour les juristes dadmettre que leur discipline nest, tous comptes faits, que ce que certains anthropologues ou sociologues leur disent depuis longtemps : une espèce au sein dun genre, celui des réseaux sociaux normatifs. Dans cette perspective le droit serait le réseau social normatif contrôlé par lÉtat aux côtés duquel cohabiteraient, sur un pied dautonomie complète, une multitude dautres, placés sous le contrôle de collectivités extrêmement diverses utilisant à cette fin des modalités extrêmement variables. Quant à la production des normes constitutives de ces réseaux, jadmettrais également quelles puissent être le produit aussi bien des membres du réseau chargés de son contrôle que dautres organes ad hoc, voire -- en premier lieu -- des individus membres du réseau. Je rejoindrais ainsi, sur ce point, le pluralisme critique de Rod Macdonald.
Pareille démarche suppose évidemment au-delà de sa simple affirmation sur le plan de la théorie, que lensemble des producteurs de réseaux normatifs et lÉtat, en premier lieu, renoncent à toute ambition totalitaire. Le droit ne peut continuer à se prétendre ce quil est aujourdhui, cest-à-dire source supérieure et, à la limite, unique de régulation des rapports sociaux.. Il doit accepter de sinsérer dans une pluralité au sein de laquelle sa présence se justifie dans la mesure où des individus y adhèrent parce quils y trouvent un intérêt. Personne ne nie en effet que la variante étatique de la normativisation des rapports sociaux présente un intérêt. Si elle nexistait pas, il faudrait linventer. Lessentiel est quelle occupe la place qui lui revient et celle-ci seulement. Remarquons dailleurs que, dans les pays européens, lÉtat perd progressivement de son importance au bénéfice soit dorganes supra-nationaux, soit dinstitutions infra-nationales quelle sinscrive dans un contexte confédéral, fédéral , dautonomie ou de décentralisation. Nest-il pas temps, devant la faillite quasi-totale des formules étatiques préconisées en Afrique il y a près dun demi-siècle -- que les Belges se rappellent quà ce moment lÉtat national commençait à être ébranlé dans cette nation dont nous avions essayé de convaincre les Congolais quelle vivrait "toujours grande et belle" et que son "invincible unité" aurait pour devise éternelle "lUnion fait la Force". Entre lEurope et OTAN dune part, entre les communautés et les régions de lautre quen reste-t-il au moment où nous nous convainquons quil est temps de réparer le gâchis que nous avons laissé derrière nous sur le plan constitutionnel et juridique en Afrique.
De plus lÉtat (ou les parties elles-mêmes) ne tend-il pas, même dans les pays européens et dans certains pays dAmérique du nord, à libérer les tribunaux surchargés et devant lesquels une fixation dinstance ne peut plus se faire quà plusieurs mois ou plusieurs années, voire même plus du tout , au bénéfice de procédures alternatives (arbitrage, conciliations, médiation, etc) dans toutes espèces de domaines. Et, dans ces procédures, ne voit-on pas également les parties contribuer activement à lélaboration de solutions originales adaptées à chaque cas despèce. Dams ces cas, ne voit-on pas la règle seffacer au bénéfice de solutions dans lesquelles le droit est davantage une construction subjective des sujets de droitS bien davantage que de lÉtat. Nest-ce pas là, une ébauche de pluralisme ? Dès lors pourquoi ne pas revenir à une tradition originellement africaine plutôt que de mener le dernier combat en faveur de solutions que même ceux qui les ont imposées à lAfrique et aux Africains pendant la colonisation abandonnent eux-mêmes ?
À lheure où nous nous interrogeons sur lavenir des systèmes normatifs africains, méditons un instant la pensée de ce grand positiviste, lun des co-auteurs, mais sans doute le principal dentre eux, du Code civil des Français , ce "bon génie de Napoléon" , Jean Étienne Marie Portalis. Il y a un siècle, conscient de limportance de la longue durée et de laisser faire le temps au temps, il écrivait, parlant des codes, quà proprement parler, on ne les faisait pas; quils se faisaient avec le temps .
Je forme, aujourdhui, le voeu que vive la longue durée africaine.