La contribution des approches
anthropologiques du droit à la problématique de la désobéissance civile dans
les sociétés pluralistes libérales
(texte retravaillé d’un travail
effectué à l’Académie Européenne de
Théorie du Droit à Bruxelles,
septembre 2004)
VALÉRIE COUILLARD
INTRODUCTION
Les pensées de
l’altérité et de la complexité soutiennent substantiellement l’anthropologie du
Droit. Ces deux notions fondamentales et inextricablement liées orientent les
approches diatopiques et dialogales du phénomène juridique. Bien qu’elles
n’aient pas la même signification, le rôle respectif des pensées de l’altérité
et de la complexité pour les démarches diatopiques et dialogales est si complémentaire
qu’il est malaisé d’isoler une notion de l’autre. Elles répondent concurremment
au problème central de l’anthropologie du Droit : la commensurabilité des
cultures juridiques. Leur relation peut également se concevoir sur le mode de
la complémentarité : la compréhension et la rencontre de l’altérité sont
des finalités en anthropologie, alors que la pensée complexe est un moyen d’y
arriver. Dans cette dernière optique, la complexité est inhérente à l’altérité.
La première partie de l’examen explicite le rapport entre les deux concepts.
Les pensées de
l’altérité et de la complexité contribuent ensemble à la réflexion
anthropologique sur le Droit. Elles alimentent la réflexion sur les relations
entre des systèmes juridiques radicalement différents, comme par exemple ceux
des sociétés occidentales et orientales. Cependant, elles servent également à
réfléchir sur le pluralisme de sociétés apparemment homogènes sur le plan
juridique. Chaque communauté juridique est en effet animée par une pluralité de
visions du monde. Les approches anthropologiques s’avèrent pertinentes pour
penser la confrontation des différentes conceptions du droit au sein de ces
communautés. La deuxième partie de l’examen montre en quoi elles peuvent servir
de base réflexive pour la problématique de la désobéissance civile dans les
sociétés libérales pluralistes.
Les pensées de
l’altérité et de la complexité apportent des solutions à deux difficultés
intrinsèques du « problème du comparatisme »[1]
entre les cultures juridiques. Ces deux difficultés s’organisent en une double
polarité, selon laquelle la réflexion est balancée d’un extrême à l’autre. D’un
côté, se présentent des problèmes de l’ordre de l’interprétation. La culture
étrangère est conceptualisée à partir du système de pensée de l’observateur et
ce dernier formule des associations malheureuses entre les deux cultures. La
différence demeure alors inexplorée, parce qu’elle est abordée de manière à
être englobée dans la pensée de l’observateur. De l’autre côté, le constat de
l’incommensurabilité des différentes visions du monde pousse à l’adoption d’une
posture relativiste radicale. Cette dernière attitude réfute la pertinence de
tout rapprochement entre les cultures. Dans les deux cas, l’accès à l’autre
culture est compromis.
La
commensurabilité des cultures juridiques est en effet un problème central pour
l’anthropologie juridique. Aux abords des différentes cultures, s’opèrent
nécessairement des comparaisons en référence aux savoirs du système de
l’observateur. L’être humain aborde la réalité extérieure à partir de lui-même;
à partir de son corps, de ses sens et de ses connaissances. La comparaison
présente alors le risque d’apposer les schèmes juridiques connus sur les
phénomènes observés. Les différences se trouvent uniformisées et dissoutes dans
la pensée juridique de celui qui aborde l’autre système. Il en résulte un
aveuglement des différences fondamentales et une incompréhension. À l’opposé de
cette attitude se trouve la position relativiste radicale. Selon cette posture,
les diverses pensées juridiques ne peuvent communiquer, car chacune possède son
mode d’intelligibilité. Rencontrer l’autre en vertu d’une expérience
authentique de ses croyances s’avère simplement impossible. Louis Assier
Andrieu, lorsqu’il aborde le problème de l’excision à travers la lunette de l’anthropologie
juridique, fait bien ressortir le problème qu’il y a à réfléchir selon deux
pôles extrêmes et aussi problématiques l’un que l’autre : « Réclamer
l’universelle unité est tout aussi arbitraire que de revendiquer l’universelle
relativité des choses juridiques »[2].
Les pensées de
l’altérité et de la complexité s’inscrivent concurremment dans un effort pour
sortir de l’impasse. La pensée de l’altérité autorise la comparaison de
matrices culturelles qui semblent incomparables. La pensée de la complexité
admet qu’il n’existe pas de situation pure et laisse s’entrelacer des réalités
énigmatiques. La logique binaire qui caractérise la présentation même du
problème est prise d’assaut par ces pensées. L’altérité implique la reconnaissance des présupposés qui
influencent la compréhension des autres cultures. Elle implique de laisser
l’Autre comme réalité extérieure et libre. Les approches anthropologiques du
Droit dépendent d’une attitude « non-essentialisante »[3].
C’est dire qu’elles évitent de définir à l’avance la réalité juridique qui est
explorée. En effet, appréhender l’autre juridicité équivaut à appliquer nos
propres schèmes et, par conséquent, à l’emprisonner dans une idée fausse parce
que préconçue. Comme l’explique Norbert Rouland, « On ne peut définir le
droit mais seulement le penser. Autrement dit, il faut d’abord douter du droit
pour mieux y croire ensuite. »[4].
Les approches anthropologiques étudient le Droit selon cette impulsion. La
complexité implique précisément le dépassement d’une logique binaire. La pensée
dualiste produit des pièges pour la réflexion sur le multiculturalisme, comme
la présentation du problème de la commensurabilité des visions du monde selon
deux irréductibles extrémités. Avec les approches anthropologiques, le tiers
est réintroduit dans l’entre deux. De plus, la pensée complexe des
approches anthropologiques multiplie les points de rencontre :
« Notre entre-deux est
d’abord un entre-deux où se rencontrent des matrices culturelles différentes.
[…]Mais fondamentalement, il n’y a pas de relation dialectique car on sort du
cadre d’un seul système cognitif englobant à l’intérieur duquel les deux
polarités pourraient faire sens. Ensuite, en ouvrant notre dialogue à diverses
cultures, notre « entre-deux » se transformera rapidement en
« entre-trois », « entre-quatre », disons en
« entre-multiples »[5].
L’altérité et la complexité
apparaissent comme les moments d’un mouvement d’ouverture. Le moment d’accès à
l’altérité engage un autre moment d’acceptation de l’inconnu au moyen de la pensée
complexe.
Avec les deux
notions, l’échelle de comparaison est prolongée au-delà des obstacles de la
pensée essentialisante et du relativisme. Selon Robert Vachon, les pensées de
l’altérité et de la complexité créent une meilleure ouverture que la notion de
« pluralisme juridique ». La signification de cette notion réfère
parfois simplement à la pluralité du droit qui se présente à l’intérieur d’une
même culture juridique. Elle ne permet pas de sortir des pièges du
« monoculturalisme » ou un « totalitarisme juridique»[6].
Elle ne sort pas en dehors de l’idée du « juridique » qui, à l’égard
de bien des sociétés n’est pas un concept intelligible. Les approches
anthropologiques, quant à elles, intègrent les notions d’altérité et de
complexité et tentent ainsi d’échapper à ces pièges. Par exemple, une approche
inspirée de l’altérité et de la complexité suggère de parler du
« phénomène juridique » ou de la « juridicité» au lieu
d’utiliser le terme « droit », car « la notion elle-même
de droit et de juridique est une notion occidentale »[7]. Il s’agit bien entendu d’une subtilité
du langage, mais elle est révélatrice de l’intention qui anime la relation
altérité et complexité en anthropologie juridique : rencontrer l’autre en
admettant la complexité.
Selon Étienne Le
Roy, l’altérité fonde l’utilité de l’anthropologie juridique : « […]
l’altérité reste un tabou qui, de l’ethnocentrisme au racisme, continue
d’empoisonner nos sociétés à la fin du XX siècle et ainsi fonde l’utilité
sociale et politique de l’anthropologie »[8].
Sans être constitutive de l’utilité de l’anthropologie, la pensée de la
complexité alimente celle de l’altérité. D’une certaine façon, on peut
comprendre l’altérité comme une visée ; le but de la discipline anthropologique
est l’accès à l’Autre. La pensée de la complexité quant à elle se déploie dans
la démarche anthropologique : au moyen de la pensée complexe,
l’anthropologie juridique tente d’approcher l’altérité. Étienne Le Roy explique
que le paradigme de l’altérité est aujourd’hui caractérisé par la complexité[9]. Il propose une signification concrète
de la complexité qui fait ressortir la filiation entre les notions. La
complexité se conçoit comme caractéristique inhérente à la pensée
anthropologique de l’altérité. Comme elle fonde l’utilité de l’anthropologie,
l’altérité apparaît comme une finalité. La complexité exhorte la rencontre de
l’altérité et constitue un fondement de la démarche anthropologique. Ainsi, la
notion de complexité s’allie à celle d’altérité et ne saurait s’en séparer.
Robert Vachon
propose une étude scientifique du pluralisme juridique qui passe par les
pensées de l’altérité et de la complexité. Sa démarche est constituée de
l’interprétation diatopique, et de l’approche dialogale. Mises en pratique par
un effort authentique pour traverser respectivement le topos et le logos d’une
société, elles visent à en comprendre la juridicité et ainsi s’approcher du
phénomène juridique. Le topos représente le lieu où s’implante la vision du
monde propre à une société donnée. Le logos correspond aux modes
d’intelligibilité qui découlent précisément de cette vision du monde. Traverser
le topos demande d’identifier les situations à partir desquelles les
différentes cultures émergent. Traverser le logos exige de reconnaître que la manière de penser dépend de ces
situations.
La combinaison
de ces pensées permet de rencontrer l’Autre société dans les mythes qui lui
sont propres. Chaque société possède en effet ses mythes. Ceux-ci sont
intimement liés à sa vision du monde et à ses modes d’intelligibilité. Selon
Robert Vachon, l’approche dialogale implique :
« une communion
mythique personnelle des mythes profonds qui sous-tendent et nourrissent des
systèmes juridiques des différentes cultures, en se laissant personnellement
interpeller par eux et par ce qui transcende, imprègne, distingue et relie ces
cultures juridiques respectives »[10].
La rencontre de l’altérité n’est
possible que par une expérience personnelle. Pour rencontrer l’autre, il faut
en quelque sorte cohabiter avec lui dans ce qu’il vit : « Il faut
aussi « en être » pour en parler »[11].
La pensée de la complexité favorise la rencontre de l’altérité : traverser
le topos et le logos implique que l’on se trouve en terrain inconnu où l’on
accepte de quitter un instant nos certitudes. En somme, la rencontre de l’Autre culture juridique n’est
possible que par la pensée complexe.
La vision pluraliste qui sous-tend les approches dialogale et diatopique du phénomène juridique permet de penser autrement la problématique de la désobéissance civile. Traditionnellement conceptualisée à partir de ses conditions de justification, la contestation pacifique des lois est soumise à l’idée que le droit est produit par le législateur. Désobéir à une loi pour la faire changer apparaît difficilement comme un mode possible de production du droit. En effet, le principal blocage conceptuel que rencontre la désobéissance civile relève de son enracinement théorique dans la pensée moderne de la souveraineté. En pratique toutefois, le droit ne se forge pas à partir d’un centre unique qui l’appliquerait ensuite à l’ensemble de la société. Plusieurs facteurs sociaux se mêlent au droit et en influence le contenu.
La désobéissance civile est une des manifestations de l’écart entre la théorie et la pratique. En effet, par la désobéissance non-violente à une norme juridique, des citoyens contribuent à la production du droit. Parfois, les changements provoqués sont évidents, comme par exemple le mouvement des femmes qui protestaient contre la loi interdisant l’avortement en France en dans les années 1970[12]. Le 17 janvier 1975, une nouvelle loi légalisait l’avortement. À d’autres occasions, les effets de la contestation pacifique sont plus lents ou plus subtils. Toutefois, il est toujours possible d’affirmer que des actions citoyennes du genre exercent des pressions sociales qui affectent la relation qu’une société entretient avec son droit écrit. Le droit ne se limite pas en réalité aux textes proclamés par le gouvernement. Il émerge des divers esprits qui animent la société.
L’anthropologie juridique définit le droit comme l’ensemble des « expériences juridiques vécues par les sociétés humaines dans leur diversité »[13]. À raison de quoi, « une expérience interculturelle peut nous apprendre sur la notion même de droit »[14]. Elle permet d’intégrer plusieurs acteurs dans le jeu de la production du droit parce qu’elle soutient l’idée qu’il existe une pluralité de sociétés juridiques. Le droit au sein de chacune d’elles se présente aussi de manière plurale[15]. Chacune de ces communautés juridiques produit son propre droit :
« Ce qui est vrai pour
une société l’est tout autant pour les sous-groupes dont elle est constituée.
Car, sous certaines conditions, de tels sous-groupes (sectes, Églises,
Associations sportives, syndicats, minorités ethnique, etc.) produisent leur propre
droit : c’est l’hypothèse du pluralisme juridique, vers laquelle
convergent anthropologues et sociologues du droit. »[16]
À la différence des syndicats, des
minorités ethniques ou encore des associations sportives, la désobéissance
civile ne cherche pas à produire son propre droit mais à produire du droit.
Elle propose la modification d’un état juridique en soulevant l’injustice qu’il
provoque. C’est dire que ses acteurs prennent appui sur une autre vision du
droit que celle qui est illustrée par le droit en vigueur.
Les approches
anthropologiques du droit semblent appropriées pour traiter de la question de
la production du droit par des citoyens. Par extension, elles permettent de
penser non seulement l’existence de plusieurs communautés juridiques, mais
aussi la diversité des comportements à travers un même système juridique. La
vision pluraliste du droit crée une ouverture pour réfléchir sur les
différentes postures que les membres d’une communauté adoptent par rapport au
droit. La désobéissance civile est une posture militante qui sollicite
l’attention de la communauté sur un point de droit. Ses protagonistes
produisent le droit à partir d’en bas, sur un mode horizontal.
Par ailleurs,
l’anthropologie juridique traite le droit comme un phénomène complexe, en
perpétuelle mouvance. Il est par conséquent envisageable que les membres d’une
communauté le conçoivent différemment les uns des autres. Le sens du droit dans
cette perspective se métamorphose continuellement et n’acquiert pas de
caractère fixe : « Nous devons admettre que le droit n’est pas aussi
facilement circonscrit que la chimie ou la médecine et que, malgré les
apparences, il appartient à cet univers subtil peuplé d’autres êtres aussi
fugaces que le Beau le Bien ou le Sacré »[17].
En définitive, la vision pluraliste qui sous-tend les approches
anthropologiques est favorable à une pensée de la production du droit au moyen
de la désobéissance civile dans une société. À la différence de la pensée
moderne qui le représente comme émanant d’une seule source, elle propose une
vision du droit en tant qu’il est intrinsèquement lié à la société dans
laquelle il prend forme. Il est en relation avec les membres qui composent la
communauté juridique. Dans cette optique, les actions de désobéissance civile
sont du droit.
Les approches
diatopiques et dialogales impliquent de prendre conscience de nos présupposés
avant d’aborder l’altérité. Il faut savoir d’où l’on part avant de pouvoir
connaître les lieux de l’autre.
Cet aspect des approches anthropologiques répond à un problème important
de la théorie de la désobéissance civile traditionnelle. John Rawls, penseur
important de la désobéissance civile, imagine la coexistence pacifique des
citoyens dans les sociétés libérales. La pluralité des visions du monde qui
caractérise l’esprit des sociétés multiculturelles d’aujourd’hui admet
difficilement l’uniformité morale. Les difficultés inhérentes au pluralisme
sont surmontées par une conception commune de la justice qui fait abstraction
des différentes conceptions du Bien[18],
car les considérations morales sont nécessairement inconciliables.
Selon la théorie
rawlsienne, la relation à l’Autre se limite à l’entente autour de principes de
justice communs et ne comprend donc pas la tentative de comprendre sa vision du
monde. En effet, exclure de la discussion sur la justice les différentes
conceptions du Bien équivaut à s’aveugler des croyances morales de chacun.
Frank Fleerackers critique l’approche rationnelle de la théorie libérale
rawlsienne :
« Hence,
a legal discourse that predicates its legitimacy and effectiveness on the
rejection of the continuous affective impact of competing comprehensive views is
unable to conceive the underlying cause of civil disobedience and accordingly
cannot conceive of a conveyance of legal awareness that would recognize such
cause. The civil disobedient are subsequently treated as marginal, since they
do not adhere to legal discourse’s dominant narrative. They are exiled to the
margins of society, since legal discourse cannot acknowledge the continuous
affective impact of their competing comprehensive theory of the good, for such
acknowledgment would compromise legal discourse’s rationalizing
analysis. »[19]
Partant du postulat selon lequel il
est nécessaire de s’intéresser aux contenus moraux des revendications de
justice des désobéissants civils, Fleerackers pointe un manque important dans
la théorie libérale de Rawls. Non seulement son appréhension de la
désobéissance pacifique incarne le refus de porter attention aux aspects
affectifs des demandes, pis encore, elle contraint l’individu à adhérer au
modèle institutionnel dominant. Les visions dissidentes sont jugées incohérentes.
Elles apparaissent en compétition avec le discours rationnel dominant. Il est
essentiel de s’intéresser aux contenus moraux des revendications :
“Conversely,
affective analysis acknowledges the relation between civil disobedience, the
conveyance of legal awareness and the affective impact of alternative
institutional views. Civil disobedience is understood as an ultimate expression
of how diverging comprehensive theories of the good affect the institutional
subject, even into the realm of the institution. Civil disobedience is
apprehended as a paradigm of the main argument of affective institutional
analysis: that rationalizing analysis as the institution’s dogmatic rhetoric,
fallaciously upholds the underlying presuppositions of its institution’s dominant
narrative involving the rejection of competing alternatives.”[20]
Le discours institutionnel est
accusé, dans la conception de Fleerackers, de vouloir absorber la dissidence
dans la pensée dominante.
Les approches
diatopiques et dialogales tentent justement d’éviter ce que Fleerackers dénonce
à propos de la théorie rawlsienne. Elles cherchent la « communion
mythique »[21] entre les
cultures juridiques. Pour y arriver, il est bien entendu fondamental de
s’intéresser aux contenus moraux des revendications de justice des
désobéissants civils. Toutefois, ces approches peuvent contribuer plus
profondément encore à la réflexion sur la dissidence politique. En vertu de ces
approches, la compréhension des différentes visions du monde implique un voyage
à travers le topos et le logos. Plus concrètement, pour comprendre les
motivations qui animent les désobéissants pacifiques, les tenants du modèle
dominant doivent d’abord interroger les présupposés qui forment le socle de
leur pensée juridique. Ensuite seulement, il devient possible de comprendre que
les différentes visions du monde dérivent des croyances respectives de chacun.
La pensée de la complexité qui alimente le processus de sortie de son propre
topos permet une ouverture en regard des situations rencontrées lors de ce
voyage vers la différence. L’adoption d’une posture ouverte à l’incertitude et
à l’indéterminé donne accès aux croyances des autres. À cette manière
d’envisager l’altérité correspond vraisemblablement une possibilité de
communion entre les croyances de chacun.
La désobéissance civile
peut effectivement s’expliquer en termes de « conflits affectifs et
cognitifs portant sur la notion même de démocratie»[22].
D’un côté se dresse la croyance des personnages dominants du jeu de l’arène
politique, comme quoi l’espace public est un lieu transparent. Elle incarne la
confiance dans le fonctionnement démocratique des médiations libérales et donc,
la croyance que le recours à la désobéissance civile ne peut être légitime
qu’en période de crise politique[23].
De l’autre côté, s’élève la pensée désobéissante, à travers laquelle est
perceptible :
« la croyance en la possibilité
de relations directes, de type horizontal, relations transversales aux
individus basées sur un principe d’égalité, de respect mutuel. Ces relations
auraient pour vocation, à long terme, de dépasser les médiations
institutionnelles de type vertical. »[24]
Cette analyse de Mario Pedretti
permet de poser concrètement l’utilité des approches anthropologiques du droit.
Pour comprendre le sens de la désobéissance, il faut entrer au cœur des
croyances qui habitent les acteurs en présence.
Les pensées de l’altérité et de la complexité articulées par l’anthropologie juridique plaident pour un regard authentique sur la différence. Initialement pensées pour combler des difficultés culturelles qui se présentent à plus grande échelle, comme par exemple la conciliation entre les mythes africains et les mythes occidentaux, elles apportent toutefois une lumière sur la problématique plus locale de la désobéissance civile. Après tout, elles imaginent la rencontre de l’altérité. L’Autre est parfois éloigné, alors qu’à d’autres occasions il se tient juste à côté.
[1] Eberhard, Christoph, Droits de l’homme et dialogue interculturel , Paris, Éditions des Écrivains, 2002, p.117
[2] Assier-Andrieux, Louis, Le droit dans les sociétés humaines, Paris, Nathan, coll. Essais et recherches, 1996, p.76
[3] Eberhard, Christoph, “Towards an Intercultural Legal Theory – The Dialogical
Challenge” Social and Legal Studies. An International Journal, no 10 (2), pp.171-201 ; p.179.
[4] Rouland, Norbert, Anthropologie
juridique, Paris,
PUF, Col. Droit fondamental Droit politique et théorique, 1988, p77
[5] Eberhard, Christoph, Droits de
l’homme et dialogue interculturel, op. cit., pp.101-102
[6] Vachon, Robert, « L’étude du
pluralisme juridique – une approche diatopique et dialogale », Journal
of Legal Pluralism ans Unofficial Law, no 29, pp163-173; p.164
[7] Ibidem, p. 165
[8] Le Roy, Étienne, Le jeu des lois. Une anthropologie dynamique du Droit, Paris, LGDJ, Col Droit et Société, série anthropologique, 1999, p.383
[9] Ibidem, pp. 385-392
[10] Vachon, Robert, op. cit., p.168
[11] Le Roy, Étienne, op. cit., p.387
[12] Il est ici question du « Manifeste des 343 salopes » initié par Simone De Beauvoir en 1971. 343 femmes ont signé une pétition à l’effet qu’elles ne respecteraient pas ou qu’elles avaient enfreint la loi sur l’avortement de 1920. Le 17 janvier 1975, la loi 75-17 légalisait l’avortement. <http://www.casediscute.com/2001/114_avortement\dossier> accédé le 5 mai 2004.
[13] Rouland, Norbert, op.cit., p.121
[14] Idem
[15] Ibidem, p.133
[16] Ibidem, p.79
[17] Rouland, Norbert, op. cit., p.121
[18] Rawls, John. A Theory of Justice, Cambridge, Harvard University Press, 1999
(revised edition)
[19] Fleerackers, Frank. Affective Legal
Analysis: on the Resolution of Conflict, Berlin, Duncker &Humblot, 2000, p.42
[20] Ibidem, pp.51-52
[21] Vachon, Robert, op cit, p.168
[22] Pedretti, Mario, « La désobéissance civile en démocratie », dans Adam KISS, (Dés)obéissance
et droits humains, De la psychopathologie à l’anthropologie, Paris, l’Harmattan, 2002, p.215
[23] Ibidem., p.233
[24] Ibidem., p.221