Melampous N° 8 hiver 98

 

Quelques perspectives

‘transmodernes’ et anthropologiques

du Droit de la transmission

Etienne Le Roy

professeur d’anthropologie du Droit

Université Panthéon-Sorbonne (Paris 1)

leroylaj@univ-paris1.fr

 

Le traitement juridique de la transmission repose sur un paradoxe. Si l’idée de transmission est constamment invoquée tant dans le langage des professionnels que dans les procédures ou dans les rituels judicaires, ni le terme ni ses implications n’étaient pris sérieusement en compte par le Droit comme si un effet de censure frappait le droit de la transmission.

L’objet de cet article est, à partir d’un bref panorama de la littérature, qu’on appelle " état de l’art ", de dévoiler ce que recouvrent ces impensés. Puis dans un contexte contemporain que je qualifierai aussi de " transmoderne " je montrerai, à partir de quelques travaux actuels, vers quels horizons de la transmission conduit la redéfinition du patrimoine.

 

Etat de l’art

Le premier réflexe d’un anthropologue du Droit interrogé sur la place que la science juridique reconnait à la transmission est d’organiser sa réflexion autour de deux entrées : à qui ça sert, à quoi ça sert ? On interrogera successivement le droit positif, puis l’histoire des institution et la théorie du Droit. On terminera cette revue par l’apport de l’anthropologie du Droit.

Du côté du Droit positif

Concernant le droit positif français actuel, l’anthropologue obtient ainsi deux réponses, sous réserve d’approfondissement. La transmission sert, premièrement essentiellement aux privatistes et secondement à assurer la circulation des biens constituant un patrimoine, cette circulation se faisant de personne à personne (physique ou morale). Le fait que la transmission n’implique que des personnes est d’une telle évidence pour le juriste qu’on a rarement la curiosité de regarder plus loin. De constater qu’il y a aussi des choses qui circulent entre des acteurs de la vie sociale mais que le Droit ne s’en saisit pas dès lors que ces acteurs ne sont pas des personnes et que ces choses ne sont pas des biens. De s’étonner par exemple de la grande discrétion des privatistes alors que la transmission est le pain quotidien de certains professionnels, les notaires en particulier. De constater également que la transmission des biens s’insère dans un maillage social, dans un projet de société, dont il est une des conditions de reproduction (autre notion à suivre). Ainsi, de manière progressive, le chercheur devra identifier les relations existant entre les trois " structures "  de la société contemporaine, l’individualisme (à partir de la théorie de la personne), l’étatisme (exceptionnellement développé dans la tradition française) et le capitalisme (dont nous tentons d’accomoder les règles de totale et transparente liberté des transactions/ transmission par le marché). Cherchons à en préciser les raisons dans les ouvrages d’histoire et de théorie du Droit.

Du côté de l’histoire et de la théorie du Droit

Dans ces trois domaines de nos régulations entre les individus, au sein de l’Etat et sur le marché, il est bien évident qu’il y a matière à transmission. Il est non moins évident aussi qu’on ne doit pas en parler et que Pierre Legendre a commis une sorte de péché contre le goût en publiant son " Inestimable objet de la transmission ", à propos du rôle de la structure généalogique qui est censuré.

Pour savoir comment le " Droit savant " traite de la transmission, il est intéressant de consulter les index des manuels, puisque, selon Michel Alliot c’est le " Droit des manuels " qui est présenté comme correspondant seul au " vrai Droit " (comme on parle de la vraie croix).

° Le premier test est appliqué à l’histoire du Droit. Le choix s’est porté sur un classique, L’histoire du Droit privé de Paul Ourliac et Jehan de Malafosse, publié en 1961 et réédité en 1971 donc à une période où l’histoire du Droit était encore valorisée dans les enseignenements des facultés de Droit. Présenté en trois tomes (I Les Obligations, II Les Biens, III Le Droit familial) l’ouvrage comprend près de 1.500 pages. On constate que l’index, assez complet pour un ouvrage de l’époque, ne contient qu’une seule citation de la notion de transmission, dans la volume III et à propos de la transmission pour dettes et avec renvoi au terme dettes. La notion de transfert est généralement préférée dans les deux autres volumes à propos des créances et des dettes. Enfin, la notion romaine de traditio se retrouve dans les trois index comme une forme particulière de transmission où " le transfert de la propriété est est réalisé par la simple remise de la chose ".

Pour éviter de tomber dans le piège de l’unique référence, non généralisable, je me suis intéressé à un ouvrage plus récent et plus " moderne ", l’histoire des institutions, ouvrage piloté pat Jean-Louis Harouel. On ne trouve, dans une indexation plus thématique que conceptuelle, aucune référence aux notions de transmission ou de transfert ! Après avoir exclu d’autres manuels, faute d’indexation, j’en suis arrivé au manuel d’un grand historien, estimé collègue trop tôt disparu, Romuald Szramkiewicz, Histoire du Droit des affaires, confirmant la même absence d’usage de la catégorie de ‘transmission’ dans un domaine, le droit commercial, qui est celui de la circulation et de la transmission des richesses !

La notion de transmission n’est donc pas, nouveau paradoxe, une catégorie analytique des historiens du Droit.

° Qu’en est-il de la théorie du Droit, comme cadre de notre second test ? François Terré, dans son Introduction générale au Droit, use deux fois de l’expression ‘transmission des droits’ dans son indexation. Le premier usage de la notion s’inscrit dans la définition des faits juridiques comme " des événements de la vie sociale emportant des conséquences juridiques, c’est-à-dire influant sur la création, la transmission et l’extinction des droits ". La notion de faits juridiques s’inscrit dans un contexte, nous dit l’auteur, plus général, celui de " situations de fait ". " Leur prise en considération se relie à l’idée même du système juridique et aux structures qui caractérisent celui-ci, en tant qu’il est l’expression d’un ordre confronté aux exigences de l’évolution et du changement " (Ibidem). Le second usage concerne la transmission des droits subjectifs comme un des changements les affectant (pages 376 & 377). Il s’agit là d’une présentation très classique des divers modes de transmission (universel, à titre universel ou à titre particulier), puis de la distinction de la transmission entre vifs et à cause de mort à la quelle le texte n’accorde que trois lignes et sur laquelle nous aurons à revenir d’un point de vue anthropologique. Un paragraphe est consacré aux effets de la transmission et concerne l’application du principe nemo plus juris ad alium transferre postest quam ipse habet (personne ne peut transmettre plus de droits qu’il n’en a), et ses conséquences ainsi que la question de la publicité. A mon avis, François Terré met justement l’accent sur deux dimensions de notre conception du Droit. D’une part, nous reconnaissons qu’il y a une inadéquation entre des situations de fait et leur traitement par le Droit, la transmission étant un des processus de réduction de cette inadéquation. D’autre part, l’individualisme, voulu et organisé par le Code civil, conduit à ne considérer que l’individu comme sujet de droits et à centrer l’intervention du Droit sur la stabilité identitaire et patrimoniale de la fiction par laquelle il est qualifié, sa personnalité juridique. Dans un tel contexte de recherche de stabilité, donc de permanence, la notion de transmission est singulièrement restreinte à constater la circulation de droits dont l’individu dispose, donc qu’il peut aliéner (rendre étranger à soi-même) de manière discrétionnaire (impact du capitalisme) sous le contrôle de l’Etat et de ses lois et règlements dit l’article 544 CC in fine. La dimension de la transmission inter-générationnelle est " abolie " ou, plus exactement, asservie à la conception patrimoniale qu’Aubry et Rau seront amenés à construire doctrinalement pour combler le vide conceptuel du Code civil et dont je reparlerai dans la seconde partie.

Pour rester dans la théorie du Droit, j’ai réalisé enfin une dernière tentative avec le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du Droit. L’outil est remarquablement précis et l’indexation d’une grande richesse. L’item ‘transmission’ est cité quatre fois. Il l’est d’abord à propos " de la transmission d’un savoir et et d’un savoir-faire " des professionnels du Droit (A. Bancaud, p. 478), puis de la " transmission des normes, modèles de comportements et valeurs véhiculés par des normes juridiques " dans la socialisation juridique (Ch. Kourilski, p. 557). Un troisième emploi, très proche de celui-ci, analyse la " transmission des valeurs " dans le contexte de la reproduction que D. Brunelle définit comme " processus par lequel un groupe social ou une société tendent à préserver leur identité, voire leur hégémonie, par l’apprentissage et la transmission des valeurs, y compris par les voies juridiques qui en constituent un instrument privilégié " (p. 529). Un dernier emploi qu’on n’a pas encore eu l’occasion d’identifier est dans le mot-clef tradition. Martin Krygier parle à ce sujet de " la continuité de la transmission : les éléments traditionnesl du passé revêtus d’autorité dans le présent doivent avoir été-ou doivent être pensés comme ayant été- transmis par plusieurs générations intervenant entre le présent dans lequel s’exprime la tradition et le passé, réel ou allégué, dont parle la tradition " (p. 619). Il est fort significatif de constater que c’est sous la plume d’un sociologue australien et non d’un historien du Droit français que cette référence, classique pour un anthropologue, entre transmission et tradition émerge enfin.

Du côté de l’anthropologie du Droit

Avant de préciser nos conceptions d’anthropologues, revenons brièvement sur des travaux qui en sont fort proches. Pierre Legendre, outre la réintroduction de la grille généalogique dans la conception fondant le transmission du Droit, donne de ce dernier une définition qui me paraît bien compléter les analyses que nous avons accumulées à partir des travaux de sociologie juridique. P. Legendre dit du Droit qui est " l’art dogmatique de nouer le social, le biologique et l’inconscient pour assurer la reproduction de l’humanité ". Il y a en effet dans toute l’oeuvre de l’auteur une relation forte entre la transmission et la reproduction, en particulier pour ce qui concerne cette dogmatique (ou corps de croyances) sur laquelle repose la conception occidentale du Droit. Les anthropologues français du Droit, à la suite de Michel Alliot, mettent en effet l’accent sur le fait que les conceptions du Droit expriment des conceptions du monde qui sont saisies soit dans les cosmologies (comme le récit de la Genèse dans la tradition judéo-chrétienne) soit dans dans des épiphanies de la divinité ou du héro civilisateur. " Penser Dieu c’est penser le Droit " répètent certains anthropologues à la suite de Michel Alliot, ce que confirme également Gérard Timsit dans la perspective d’une analyse systémale. Par là, M. Alliot explique que les traditions juridiques sont fondées sur des archétypes, transmis de générations en générations en faisant l’objet d’enrichissements mais évoluant beaucoup plus lentement qu’on ne le pense. De ce fait, notre conception du Droit est toujours très largement déterminée par les représentations religieuses initiales que la modernité n’a pas effacées, tout au plus déguisées dans le contexte de la laïcité. Pour s’en tenir au seul thème de la transmission, on peut relever au moins deux conséquences de la relation que nous faisons entre les manifestations du Droit et les ‘archétypes’ qui les structurent dans l’inconscient de chaque tradition.


Premièrement, l’absence de prise en compte de la notion de transmission dans le contexte de la modernité juridique et de la relecture que réalise par exemple un auteur comme Domat, à la fin du XVII° siècle, de notre structure dogmatique judéo-chrétienne paraît correspondre à un effet de censure. Nous refusons de traiter juridiquement de la permanence de facteurs dont une vision " prométhéenne " moderne, créatrice de devenir et de progrès, croit pouvoir s’évader. Cette occultation est naturellement problématique et produit des contradictions fortes dont nous prenons de plus en plus conscience, trans-modernité oblige !

Deuxièmement, dans d’autres traditions juridiques reposant sur d’autres archétypes et ne dépendant pas des faits de censure (ou d’auto-censure) de la modernité ‘occidentale’, la question de la transmission est, ‘naturellement’ (donc culturellement) au centre de la vie juridique et on en parle constamment. C’est le concept recteur du droit familial africain comme du droit des biens ( si on accepte de transposer nos catégories occidentales dans des domaines qui les ignorent avec raison). Très tôt dans les travaux du Laboratoire d’anthropologie juridique concernant les sociétés africaines, entre 1965 et 1970, la question de la transmission a modifié et remis en question l’universalité de nos catégories juridiques. Là où le droit occidental, en relation avec se conception de la personne juridique et du patrimoine traite d’une " transmission successorale à cause de mort ", le Droit africain organise une " transmission à cause de vie " en assurant la circulation des richesses en relation et en fonction d’une transmission graduelle des statuts juridiques. On sait que la sociologie de Durkheim avait déjà abordé ces questions en opposant le statut au contrat, ou en présentant les formes organiques de solidarité, fondée sur la différenciation des individus dans la société moderne comme un progrès à l’égard de formes mécaniques fondées sur la similitude, caractérisant prétendument les sociétés archaïques. Ce que montraient nos travaux à travers un droit de l’héritage des statuts préféré à une succession aux biens c’est que nos conceptions de l’universalité des droits subjectifs et de la notion de personne juridique ne sont ni universelles ni universalisables facilement. Dans l’Afrique contemporaine et en dépit d’un Droit ‘positif’ très largement occidentalisé, le Droit successoral est toujours contredit par un mode statutaire de dévolution des droits sur les choses qui subordonne ce droit sur les choses à la place de l’individu dans la société. De manière générale, c’est son statut parental qui est pris en considération et qui fournit les informations élémentaires d’identification. Mais, pour les fonctions supérieures qui confèrent ou supposent une " autorité " (au sens étymologique du latin augere, ce qui augmente, ce qui accroît la puissance) on recourt plus particulièrement au critère du degré d’initiation, c’est-à-dire à la capacité à assumer une responsabilité dans le cadre et au nom d’un collectif particulier. C’est là où on voit plus particulièrement à l’oeuvre le principe de la réciprocité des droits et des obligations, réciprocité qui induit la faculté à demander la reconnaissance de ses droits à condition d’avoir d’abord assumé ses obligations correspondantes.

L’accès graduel aux fonctions d’organisation ou de responsabilité par l’expérience ou l’initiation, l’identification des fonctions donc des droits et des obligations par les statuts, la réciprocité des droits et obligations et sa condition suspensive (la supériorité des obligations sur les droits) sont trois principes fondamentaux d’une conception communautaire de la régulation de la transmission. Or, dans le Droit des mineurs en France comme dans la politique de la ville, on est en train de se rendre compte dans les interventions publiques que c’est cette possibilité d’exciper d’une responsabilité et d’en assumer les obligations correspondantes qui est précisément ce qui manque chez les partenaires locaux. On prend conscience également qu’on va être bien péniblement obligé de reconstruire une architecture de relations sociales qu’on avait pris le plus grand soin à effacer au nom de l’individualisme, d’une conception de l’égalité fondée sur l’uniformisation des statuts et dont on retrouve occasionnellement des traces chez les familles africaines résidant en France.

Dans les travaux de ces dernières années, on a tout d’abord orienté nos efforts vers une compréhension plus systématique des rationalités à l’oeuvre dans les pratiques juridiques, en vue de relativiser nos conceptions et, par exemple, comme je tentais de l’expliquer à propos de " l’acte à cause de mort dans les droits originellement africains ", qu’on est en Afrique animiste " dans un système de pensée où ‘les morts ne sont pas morts’ (Birago Diop) ". A partir des données collectées en Casamance sénégalaise en 1979, j’ai pu approfondir cette conception de la transmission qui est en fait, dans une pensée animiste, transmission des énergies cosmiques, divines et humaines que doit accumuler chaque membre de la société, qu’il capitalise et qui le protègent contre les effets néfastes de forces antagonistes. Poussant plus loin les explications de mes interlocuteurs diola du Fogny, je considérais alors que cette transmission est en réalité la régulation d’une circulation ininterrompue de ces énergies et que cette circulation est assimilable à celle des particules dans un cyclotron, l’instance " divine " étant l’animateur-accumulateur du grand cyclotron cosmo-divin et chaque ancêtre étant le garant du fonctionnement des petits cyclotrons de lignages ou de familles qui s’alimentent au grand cyclotron de la vie par la médiation du patriarche, de l’initiation et du bois sacré.

Une autre ligne de lecture, tout aussi prometteuse, s’est développée à partir de travaux sur les politiques foncières en Afrique. L’échec de la diffusion de la propriété privée depuis le début de l’époque coloniale mais la farouche volonté des organismes internationaux et des bailleurs de fonds d’introduire l’Afrique dans le marché mondial et de généraliser cette propriété dans le cadre des conditionalités des politiques d’ajustements structurels sont paradoxaux. Il fallait non seulement expliquer les raisons de la méfiance des Africains à l’égard du droit de propriété mais aussi gérer et dépasser les difficultés à généraliser un régime juridique en l’absence de conditions favorables. Il fallait surtout expliquer par quoi les Africains ont remplacé notre droit de propriété et comment cela fonctionne réellement. C’était conduire à une analyse des modes de transmission des droits dans le contexte d’une gestion patrimoniale donc réouvrir le dossier de ce qu’on dénomme de manière assez simpliste dans le code civil le patrimoine.

De la transmission du patrimoine

L’histoire de cette recherche est trop longue pour être contée, ce qui est bien dommage même s’il n’y a pas , comme dans un conte de Grimm, de méchant ogre, de gentille fée ou de belle-au-bois-dormant à réveiller. Plus simplement, il s’agissait d’illustrer la capacité de la recherche juridique à trouver des réponses adaptées à des questions qui non seulement ne pouvaient pas être posées en 1804 par le Code civil mais qui étaient à l’époque indicibles, voires impensables. Notre ‘belle-au-bois-dormant’ fut la propriété, cette propriété glorifiée par la déclaration des droits de l’homme de 1789 et sacralisée en son article 17. Enfermée dans la définition de l’article 544 CC, entendue comme " le droit de jouir et de disposer des choses de la manière la plus absolue à condition de ... ", la propriété était une belle endormie qui avait oublié que, à supposer que sa définition ait effectivement correspondu aux exigences du XIX° siècle, le monde avait changé. En France, en novembre 1989 et pour fêter à notre façon le bicentenaire de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous avions organisé au sein de l’Association pour le Développement des Etudes Foncières (ADEF), un colloque pour nous interroger sur l’actualité de l’application de l’article 17 précité. La constatation du colloque fut non seulement que la société avait bougé mais que la conception d’un droit exclusif et absolu avait vécu, dans la pratique, parfois dans quelques textes, non dans les représentations de nos concitoyens.

Mais, c’est aussi à cette occasion que j’ai eu l’intuition qu’entre les quatre régimes qu’organise le code civil, la propriété privée, le domaine public, le domaine privé et les communaux il y avait des " vides " que je préfère dénommer des " trous noirs ", ce terme d’astronomie permettant de supposer que ce qui n’est pas visible sous certaines conditions peut l’être sous d’autres. C’était en fait jeter les bases d’une théorie des maîtrises foncières qui, constatant que la codification civiliste avait simplifié des régimes coutumiers a supposé, par un principe de parallélisme des formes, que des besoins néo-coutumiers pouvaient également s’inscrire dans la grille du code civil, dès lors qu’on en retrouverait et respecterait la logique d’organisation.

On trouvera donc le détail de la recherche et de ses implicatiuons dans les publications spécialisées. Le résultat en fut donc une théorie des maîtrises foncières qui, en intégrant les quatre régimes juridiques du Code civil, propose vingt-cinq modes de régulation dans le cadre d’une politique de gestion patrimoniale où le concept de transmission et ses implications procédurales sont centrales. Pour en comprendre les enjeux d’une nouvelle définition du patrimoine, revenons à la doctrine, et à la meilleure même sous la plume pleine d’humour du doyen Carbonnier dressant le catalogue des anthropomorphismes de la vie juridique.

" Longtemps le patrimoine n’a été que cet ensemble des choses, intellectuellement cimenté par des dettes, dont les civilistes ont l’habitude de traiter en exergue de leur exposé du droit des biens. Cependant, depuis une vingtaine d’années, un nouvel emploi a percé, étranger au droit civil mais non à notre enquête, et on est amené à distinguer -paradoxe provisoire- un patrimoine extrapatrimonial au delà du patrimoine patrimonial.

Du patrimoine classique il est la théorie classique, celle d’Aubry et Rau (...où)le patrimoine devait être regardé comme l’expression pécuniaire de la personnalité (... et où)il n’y a pas de place libre pour un patrimoine autonome.

Dans la doctrine allemande, cependant, une théorie avait vu le jour à la fin du siècle dernier, qui professait qu’une masse de biens peut se soutenir, prendre vie par ses propres forces. Bref, qu’un patrimoine sans sujet est concevable. (...) C’est un patrimoine animé par son but. Le but agit en lui comme une dynamo, diront les mécanistes; comme une âme diront les anthropologues, peut-être aussi les spirituels.

Cependant, la notion de but est abstraite. S’il ne s’agit, pour le patrimoine, que de persévérer dans l’être, de se conserver, ce n’est pas très exaltant. (...)

En France, on a moins parlé de but que de patrimoine d’affectation. C’est un coloris différent (...) L’affectation, non sans confusion verbale, a quelque chose d’affectif, de plus souple en tous cas.

(...) Ce que René Savatier reprochait à la théorie d’Aubry et Rau, c’était son individualisme (l’individualisme a pourtant ses mérites) : non, le patrimoine n’est pas l’expression de la personnalité éphémère du titulaire actuel mais la suite des générations, tant qu’elle ne se perd pas dans le gouffre du passé. Ce patrimoine est avant tout l’héritage.

Mais il existe un héritage collectif, que nous tenons de bien d’autres que de nos proches aïeux. Journées du patrimoine, conservateurs du patrimoine, ce sens nouveau paraît avoir acquit droit de cité dans le vocabulaire administratif : il s’agit du patrimoine culturel de la nation. Nous aventurons, plus généralement, l’expression de patrimoine extrapatrimonial ".

Sans avoir à prononcer le terme " transmission ", le doyen Carbonnier a rappelé l’histoire de la notion de patrimoine et illustré l’idée selon laquelle la nouvelle conception du patrimoine qui émerge devant nous, patrimoine d’affectation pour les uns, patrimoine extrapatrimonial pour J. Carbonnier, n’est compréhensible que dans le contexte de la transmission de droits mais aussi de valeurs et de représentations non seulement immatérielles mais aussi insusceptibles d’être évaluées en monnaie.

Pour en préciser la portée et le sens tournons-nous vers un autres texte contemporain où, également, l’ethique le dispute à la science. Parlant à l’UNESCO du patrimoine, François Ost met en évidence des situations d’ "héritage sans testament " en empruntant à Primo Lévi le récit d’une récitation de la divine comédie de Dante dans le contexte da l’abomination absolue d’Auschwitz, en juin 1944. Et F. Ost remarque, commentant le souci de Primo Lévi l’Italien de faire entendre à Jean le Français le mystère de la poésie de l’enfer de Dante dans l’enfer du camp d’extermination : " Car c’est cela aussi le patrimoine : action, événement, chef-d’oeuvre, objet mais surtout mémoire de tout cela -ou plutôt puisque leur sens est en avant plutôt qu’en arrière, reformulation, réécriture d’un héritage toujours en attente d’être signifié- appelant d’autre témoins pour en formuler à nouveau le testament. Dante se doutait-il que sa description de l’enfer trouverait un écho, en plein XX° siècle et dans la lointaine Silésie, et que son exhortation " à ne pas vivre comme des brutes " tirerait deux hommes de l’inhumanité ? "

La suite du texte, qu’on aimerait citer intégralement tant chaque expression nous ouvre sur de nouvelles perspectives conduit à illustrer la percée récente de cette nouvelle acception du patrimoine, à montrer qu’il affecte le plus intime de notre être (le génome humain) aux ressources écologiques comme patrimoine de l’humanité. Il souligne également la fragilité et constate que " quand l’objet patrimonial se réduit à la chose, sa valeur s’altère, son sens se perd, et la destruction menace. Soyons attentifs à l’étymolofie encore : la neg-ligence, c’est précisément l’absence de liens, le relâchement, la transmission rompue. Frappé de négligence, le patrimoine se referme sur la propriété privée (privée d’espace public, arrachée à la chaîne de transmission) et sombre bientôt dans l’oubli et disparaît : il se dilapide de n’être pas partagé " (1998-4).

Il relève alors que pour traiter juridiquement de ces réalités nouvelles il faut dédoubler les implications de l’objet du patrimoine et considérer cet objet à la fois comme une chose ayant une matérialité qui peut être objet de propriété et comme une valeur patrimoniale qui " relève, elle, d’une sphère plus élevée, celle de l’interdit fondateur qui préserve l’essentiel " et pour lequel on parlera de " transpropriété " plutôt que d’expropriation.

Mais ce type de dédoublement doit également s’appliquer du titulaire du patrimoine :" derrière l’usager se profile l’organe de la Communauté, investi de la charge de la conservation du patrimoine; le même homme sans doute, la même institution s’il s’agit d’un pouvoir public, mais dédoublé, transcendé: l’un immanent, qui accepte et jouit, l’autre, transcendant, qui préserve et transmet". (Ibidem)

Le dernier terme de son argumentation tient enfin, comme je l’avais fait dans le contexte de la gestion patrimoniale à Madagascar à réintégrer les générations passées et futures dans le processus de transmission : " c’est précisément par son insertion dans la ligné transhistorique que le sujet est autre chose qu’un individu isolé. Comme si, pour exister vraiment, s’arracher à la précarité du cycle consommation-destruction, il devait se penser relié : porteur du témoin, garant, à son tour, des relais.(...)

Des uns aux autres, ce qui fait lien, c’est le patrimoine. Son registre est celui de la transmission, son domaine est celui que déploie la proposition latine trans (le dia grec) : il est l’horizon de la traversée, le champ de la transformation, la dimension de la transcendance, l’espace du dialogue " (1998-5 & 6)

Citons enfin puisqu’il faut bien donner un terme à cette analyse quelques phrases que nous devrions graver dans nos esprits :

" Le patrimoine est ce qui par nous transite et qui, nous traversant nous transforme : nous portant, au-delà de nous-mêmes , à la rencontre de nous-mêmes. Mais, il faut le reconnaître, cette idée de transmission est aujourd’hui bien difficile à penser dès lors que nous nous représentons la justice que dans les termes du donnant-donnant, et que notre horizon temporel semble s’être rétréci au présent immédiat.  Mettant en cause une ‘pensée unique’ et la double détermination de l’échange équilibré dans le contrat et du modèle du marché, l’auteur souligne que " à l’encontre de ce double obstacle contractualiste et instantanéiste, il faudra donc, pour réhabiliter le souci du patrimoine, rendre vigueur à l’idée même de transmission, aux obligations asymétriques et différées que cela implique (créancier des prédécesseurs, dans un premier temps, je deviens débiteur de mes successeurs ensuite) ainsi qu’au temps long qu’il suppose " (1998-6).

Il ne me semble pas de meilleure conclusion que de proposer d’explorer les pistes que François Ost a dégagé avec tant de brio. De même que l’auteur a suggéré le besoin d’une " transpropriété " et a souligné l’incidence de la transmission, je théorise parallèlement l’entrée de nos sociétés dans une transmodernité où, redécouvrant les apports et les exigences de la prémodernité comme de la modernité et de la période contemporaine nous serions amenés à en conjuguer les implications. La notion de patrimoine nous y invite explicitement en étant à la fois pré-moderne dans la pensée coutumière, moderne (chez Aubry et Rau par exemple) et contemporaine che F. Ost.

Sur ces bases, nous faisons l’hypothèse que notre mobilisation intellectuelle et scientifique pourrait apporter des ouvertures appréciées dans le champ du Droit des mineurs et de la famille.