Hugues BISSOT                                                                                         sous la direction du    Professeur Camille KUYU

 

 

POUR UNE ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE DU DROIT DES REFUGIES 

Esquisse et détail : les stratégies des avocats

 

 

 

ECOLE DOCTORALE DE DROIT COMPARE

DEA ETUDES AFRICAINES

Option Anthropologie Juridique et Politique

Université PARIS I PANTHEON-SORBONNE

ANNEE 2001-2002

 

 

 

 

INTRODUCTION

 

Les réfugiés constituent, nous le pensons, le défi du XXIème siècle. Prenant une acuité particulière ces dernières années, la gestion des « flux » de demandeurs d’asile est devenue le point focal de toutes les politiques des « pays industrialisés », en particulier dans la nouvelle grande Europe qui voit le jour. Chacun prétend détenir la solution à ce qui est envisagé comme un « problème » et les options retenues sont rarement inspirées par des considérations anthropologiques ; les principaux acteurs concernés n’ont que très peu de droits et en tout cas pas celui à la parole. Cela laisse la porte grand ouverte à toutes les conjectures mais aussi, le flou entretenu autour des demandeurs d’asile, qui sont-ils ?, d’où viennent-ils ?, et pourquoi ?, permet le développement de toutes sortes de craintes et de fantasmes, variations sur le thème de l’invasion, du déferlement que n’hésitent pas à récupérer les politiques. Ils sont, pourrions-nous dire, doublement victimes.

En même temps, ils sont la garantie d’un repère toujours présent qui nous permet de nous définir en creux, par rapport à des valeurs prêchant l’humanisme universel, nous pensons aux droits inaliénables et imprescriptibles de l’Homme. Ils sont nécessaires à la définition de notre identité, nous sommes tout ce qu’ils ne sont pas et tout ce qu’ils n’ont pas.

Nous avons découvert ces hommes et femmes quittant tout ce qu’ils avaient pour chercher refuge dans « nos » pays de par l’exercice d’une profession, celle d’avocat spécialisé en ce domaine. Les incompréhensions que nous rencontrions face à cette « altérité », mais aussi face à des instances étatiques chargées d’examiner les récits de demandeurs d’asile en vue de leur octroyer, le cas échéant, le statut international de réfugié au regard de la Convention de Genève de 1951 tant prisé, sont à la base de notre recherche.

Nous avons donc voulu, en tant qu’anthropologue, nous pencher sur l’Homme ou les hommes, c’est à dire l’ensemble des acteurs de ce que nous pourrions qualifier de « fait social total », comme le voulait Marcel MAUSS à l’égard du don. D’ailleurs, dans le cas d’une personne cherchant un refuge contre la persécution, ne s’agit-il pas d’une forme dérivée de don ? 

Nous avons fait appel à la métaphore picturale pour séparer les deux parties de ce travail. En effet, si nous avons intitulé notre première partie « esquisse », c’est en envisageant ce terme dans sa première acception, artistique,  c’est à dire « (la) première forme d’un dessin (…) qui sert de guide à l’artiste quand il passe à l’exécution de l’ouvrage définitif. » (ROBERT, 1973). On voit donc directement que c’est une ouverture que nous proposons, une ligne de conduite et non une œuvre finie. Nous passerons un certain temps à présenter ce que nous considérons comme un terrain pour l’anthropologue, et à en extraire toutes les idées reçues et préconçues, à regarder au-delà des apparences. Ce terrain s’est construit autour de la notion de réfugié que nous tâcherons de définir avant de voir quelle fut la position retenue par le « législateur international ».

Nous ne pourrons faire l’économie d’un passage par le droit positif, en l’occurrence français. Nous avons choisi la France comme terrain d’enquête pour différentes raisons pratiques parmi lesquelles la publicité des audiences en Commission de recours des réfugiés n’est pas des moindres, nous permettant ainsi de nous rattacher à la réalité sociale à chaque fois que nous avons perdu pied dans des constructions théoriques trop « complexes » et d’observer à loisir des acteurs en situation.

Fort de ce principe que « le Droit n’est pas tant ce qu’en disent les textes que ce qu’en font les citoyens » (LE ROY, 1999 : 33), nous avons recensé l’ensemble des acteurs du droit des réfugiés pour tenter de découvrir dans leurs discours et pratiques les logiques sous-jacentes. Nous commencions ainsi à formuler des hypothèses que nous exposerons en fin de première partie. 

C’est encore des raisons pratiques qui ont guidé notre choix d’approfondir les pratiques d’un acteur en particulier, l’avocat. Ici aussi la métaphore artistique s’applique. Dans cet ensemble dont les contours ont été plus ou moins dessinés, il s’est agi de considérer un élément particulier et dans sa relation au tout. Il ne faut donc pas  entendre ce « détail » comme une chose sans importance. Les avocats et leurs stratégies en droit des réfugiés vont donc constituer notre seconde partie.           

Tout se tient cependant en ce que l’ensemble des éléments définis en première partie rentrent dans les représentations des avocats abordant cette « problématique ». Nous comprendrons mieux que les catégories conceptuelles leur permettant de faire une distinction entre un vrai et un faux réfugié sont directement issues de l’univers normatif dans lequel ils se coulent.

La question a donc été de savoir comment ces derniers traitaient la question de la vérité au cours de leurs entretiens avec des réfugiés, en écoutant leurs récits de vie, mais aussi au moment de plaider devant les membres de la Commission des recours des réfugiés. Il nous a semblé déceler une contradiction entre leurs discours et leurs pratiques, grâce à l’identification d’un procédé, d’une stratégie que nous avons appelée « construction du crédit » et que nous définirons.

L’hypothèse que nous avions formulée au départ de notre recherche et qui nous semblait vraisemblable d’une logique de conjonction guidant les avocats dans le traitement de leurs dossiers de candidats réfugiés, était donc à revoir au regard de cette contradiction et de cette pratique de construction d’un crédit devant les « juges » de la Commission des recours des réfugiés. Alors que le discours de l’avocat quant à la recherche de la vérité des dires de ses clients, requérants d’asile, fait partie de l’impensable de la profession, « obéit à des prescriptions (…) de l’ordre du tabou, de l’interdit » (LE ROY, 1999 : 56), tabou qui répond à une position dans un ordonnancement juridico-social, nous avons posé qu’il disait sa vérité au juge de manière dynamique par un message codé et uniquement compréhensible pour qui en possède la clef. Cette clef doit être un commerce soutenu entre le juge et l’avocat dans le cadre d’une commune référence à la norme. On n’aura donc pas de véritable dialogue à l’occasion d’une plaidoirie.

Toutes les informations obtenues pour la réalisation de ce travail l’ont été au cours de cette année 2001-2002 à l’occasion d’une fréquentation assidue de la Commission des recours des réfugiés. Nous avons également assisté à de nombreuses auditions de demandeurs d’asile à l’Office français de protection des réfugiés et apatrides. Nous avons eu des entretiens avec des membres de la formation de jugement de la Commission, et aussi avec les avocats spécialistes en cette matière que nous avons le plus souvent croisés dans les couloirs de la Commission. Nous en retranscrivons les principaux en annexe.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PARTIE I : ESQUISSE POUR UNE ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE DU DROIT DES REFUGIES

 

« N’utilisez pas l’épigraphe car elle tue le mystère de l’œuvre ! » (ADLI, cité par PAMUK : 13)

 

« Les esquisses ont communément un feu que le tableau n’a pas. C’est le moment de la chaleur de l’artiste… c’est l’âme du peintre qui se répand librement sur la toile.» (DIDEROT, cité par ROBERT : 620)

 

« (…) l’important, ajoutait-il, ce n’est pas de “créer”, mais de pouvoir dire quelque chose d’entièrement nouveau, à partir de chefs-d’œuvre merveilleux créés au cours des siècles par des milliers de cerveaux, en les modifiant légèrement, et il affirmait à nouveau qu’il avait toujours emprunté à d’autres les sujets de ses articles. » (PAMUK : 407)

 

« Ce jour-là, j’ai frôlé ton secret, mon ami. J’ai compris que la vérité n’était pas vraie, que c’était une simple convention. » (KHOURY : 179)

 

« LE PERE

 

Mais puisque le mal est là tout entier ! Dans les mots ! Nous avons tous en nous un monde de choses ; chacun d’entre nous un monde de choses qui lui est propre ! Et comment pouvons-nous nous comprendre, monsieur, si je donne aux mots que je prononce le sens et la valeur de ces choses telles qu’elles sont en moi ; alors que celui qui les écoute les prend inévitablement dans le sens et avec la valeur qu’ils ont pour lui, le sens et la valeur de ce monde qu’il a en lui ? On croit se comprendre ; on ne se comprend jamais ! »  (PIRANDELLO : 58)

 

Baptême du feu, expérience initiatique, experimentum crucis (BONTE, IZARD : 471), … le terrain est ce qui, par hypothèse, ou vocation, fait que l’anthropologue est ce qu’il est, un homme de ou plutôt du terrain. Cette assertion a cependant souvent été comprise dans le sens d’une préexistence du terrain, celui-ci attendant, en quelque sorte, d’être « observé ». Or, il n’en est rien. Au même titre que l’anthropologue est « créé », se définit par rapport à son objet de recherche, celui-ci « crée », construit son terrain, en dessine les contours de façon plus ou moins précise ou floue, lui apporte un éclairage plus ou moins librement choisi. A ce titre, il existe probablement autant de terrains que de sociétés, mais aussi d’ethnologues-anthropologues (Ibid.).

Cela ne signifie pas pour autant que le travail anthropologique soit une illusion, au sens où le terrain serait le plus pur fruit d’une subjectivité et ne correspondrait à rien dans la réalité. C’est à ce moment que se pose la question de l’adéquation ou de la conformité de la connaissance, du savoir au réel, en d’autres termes, c’est aborder le problème de la vérité et de la difficile transcription ou traduction du réel, du « vrai ».

A l’inverse de ce qui semble être actuellement communément admis par le monde qui nous entoure, à savoir que « (…) le Réel s’éloigne toujours plus de ce qui peut être saisi par l’expérience directe. »[1] (ROULAND : 30), l’univers des réfugiés, lui, paraît plutôt  amalgamer, ou en tout cas rapprocher, le Réel et le Sensible. C’est sur base de sa seule intime conviction qu’un juge distinguera le « vrai » du « faux » réfugié lorsqu’il se présentera devant lui pour que lui soit octroyé un droit d’asile.

 

Dans cette première partie, nous traiterons donc, dans un premier temps, de l’émergence d’une notion, de sa conceptualisation, de sa juridicisation ou mise en forme juridique (BOURDIEU), de sa subversion, et des velléités de sa refondation, il s’agit de la notion de réfugié. Nous nous pencherons sur sa pertinence au point de constituer, au-delà de son caractère juridique formel, ou formal pour reprendre les termes de BOURDIEU (1986b : 43), un monde susceptible d’appréhension  par la discipline anthropologique. (chap. I)

 

Ensuite, et c’est un des objectifs du travail de l’anthropologue, nous prendrons nos distances par rapport à cette notion en analysant son traitement par les acteurs. Nous dégagerons ainsi les lignes de force et brosserons les grands traits de cette composition. (chap. II)

 

Notre objectif est surtout de montrer le cadre cognitif des représentations ainsi que le cadre procédural et les ressources, c’est à dire la toile de fond sur laquelle évoluent ces acteurs afin de mieux comprendre les discours et pratiques qu’ils pourront développer en rapport avec elle.

 

 

 

 

CHAPITRE I : LE DROIT DES REFUGIES : CONSTITUTION D’UN MONDE ET CONSTRUCTION D’UN TERRAIN

 

Sur le plan « universel », le droit des réfugiés est aujourd’hui régi par deux instruments juridiques internationaux : la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés, connue également sous la dénomination de Convention de Genève, et le Protocole de 1967 relatif au même statut dont il constitue une extension de l’application dans le temps et dans l’espace. (HCR, 1992 et 2000) Ils sont cependant le fruit d’une longue évolution et portent la marque du temps qui a prévalu à leur adoption. Les définitions de qui (et non ce que) est réfugié se sont succédé et, pourrait-on dire, ne se ressemblent pas, inscrites chacune dans un cadre spatio-temporel et même culturel spécifique.

Ce qui vient d’être dit devrait déjà suffire pour que l’on se rende compte de ce que cette notion a d’arbitraire et pour que l’on se mette à réfléchir à ce à quoi elle correspond dans la réalité. Cela rend aussi envisageable une adaptation de la Convention de Genève dès lors que pour beaucoup d’entre nous, nous vivons dans un autre temps, post-moderne (LE ROY, 1992 : 12), voire trans-moderne ou contemporain (LE ROY, 1999 : 12). Nous sommes pourtant très loin, comme nous le verrons, d’un tel questionnement, faute du recul suffisant.

Si, à l’heure actuelle, les « réfugiés » constituent un « problème », paraissent être une question « irrésoluble », tout le monde semble néanmoins savoir de qui on parle, chacun a son idée plus ou moins claire de qui est réfugié, et surtout qui ne l’est pas.

 

La première étape va logiquement être celle des définitions. Nous pourrons constater le mouvement de balancier au niveau de la notion même de « réfugié » entre la logique du national et de l’international et vice-versa, mouvement duquel nous pourrions dire, si nous étions ironique, qu’il s’apparente à celui que subissent les réfugiés eux-mêmes, ballottés d’un territoire à un autre, enjambant toutes les frontières, et pas seulement au sens territorial du terme. (I)

 

Ensuite, car l’anthropologie est un éclairage du global par le local (KILANI : 33), il nous faudra définir ce lieu spécifique, en expliquer les structures et rendre compte de ses particularités. Il s’agit de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié en France. (II) A titre subsidiaire, nous en profitons pour signaler ici que, le cas échéant, nous mentionnerons en quoi la France se distingue de la Belgique, dont la procédure de reconnaissance nous est familière.

 

 

I/ Des définitions

 

Lorsqu’on se plonge dans le dictionnaire Robert (1973) au V° Réfugié, on y trouve la définition suivante :

 

« Se dit d’une personne qui a dû fuir le lieu qu’elle habitait afin d’échapper à un danger (guerre, persécutions politiques ou religieuses, etc.) (…) V. aussi Emigré, expatrié. »

 

Un lien direct est ainsi tissé avec l’immigration dont on peut se demander, a priori, si c’est pour les rapprocher ou les opposer, disons, distinguer ces termes. Mal nous prendra de vouloir nous en enquérir. En effet, un(e) émigré(e) est :

 

«  (Une) personne qui se réfugia hors de France sous la Révolution. – Par anal. Personne qui s’est expatriée pour des raisons politiques »

 

Et un(e) expatrié(e) est :

 

« (Quelqu’un) qui a quitté sa patrie ou qui en a été chassé »

 

Le dictionnaire n’est évidemment pas une œuvre anhistorique et est, comme la langue qu’il est chargé de recueillir et d’agencer dans un ordre convenu, le fruit d’une culture. C’est dire combien, dans notre esprit, la confusion est grande. C’est voir aussi que ces termes sont frappés du sceau de l’Histoire. On ne pourra donc faire l’économie des circonstances historiques présidant à l’émergence de la notion de réfugié. Cela nous permettra de montrer qu’elle est indissolublement liée à la naissance et à la consolidation de ce qui est aujourd’hui le modèle de la modernité : l’Etat. (B) Cette analyse à la fois diachronique et synchronique (nous tenterons de dégager les éléments constitutifs de la notion de « réfugié ») mettra clairement en évidence, même si elle est faite avant tout de confusions, la représentation actuelle que peuvent en avoir les acteurs et, en particulier, les avocats (Cf. Partie II).

C’est d’ailleurs à l’occasion du rassemblement de tous les Etats, les Nations-Unies, qu’a été adoptée la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, qui constitue une tentative d’appréhension de ce « phénomène » par le droit, international. Pour admirable qu’il soit, cet essai d’agencement du monde n’en est pas moins le fruit d’une idéologie universaliste, ou universalisante, je ne sais, propre à une culture particulière, celle des droits de l’Homme. Probablement parfaitement intégrée comme norme par les agents chargés de reconnaître le statut de réfugié à des demandeurs d’asile dans nos pays occidentaux, elle reste une norme générale et impersonnelle qui, par cette condition même, pose la question de sa validité à l’anthropologue du droit (ALLIOT, 2002).

Après avoir mis en évidence les nombreux paradoxes et contradictions qui entourent la « question » des réfugiés et son traitement, c’est à dire, après avoir « observé » d’un regard critique, le moment sera venu d’examiner plus en détail cette Convention et de voir quelle est l’application qui en est recommandée. (C)

Il ne s’agira pas, vu l’orientation qui est la nôtre, d’une œuvre de juriste, encore moins de juriste comparatiste (TIBERGHIEN, 1988 ; CARLIER) mais, comme nous l’avons déjà dit, de décrire l’univers des représentations, des discours et des pratiques des acteurs pour une anthropologie juridique du droit des réfugiés.

Mais auparavant, aborder une notion aussi vaste que floue implique, en tant qu’anthropologue, la mise en œuvre des conditions d’une extériorité indispensable à une telle approche. C’est par les quelques réflexions qui vont suivre que nous voulons opérer ce décentrement indispensable et présenter notre terrain. (KILANI : 28,34) (A)

 

 

A : Définir, c’est classer

 

Comme nous l’avons signalé, il y a interaction entre l’anthropologue et son terrain, c’est donc un acte décisoire de commencer par définir l’un ou l’autre. Initier et justifier notre démarche au départ d’une confession semble toutefois le chemin le plus emprunté dans notre discipline. (LE ROY, 1999 : 9)

Exerçant la profession d’avocat dans ce domaine spécialisé qu’est le droit des étrangers/droit des réfugiés[2], c’est un sentiment d’impuissance qui nous a d’abord saisi, laissant rapidement place à de l’incompréhension face au refus de comprendre une situation du fait de son caractère impensable, refus opposé par des juges et agents étatiques chargés de protéger le territoire d’une « invasion », pensions-nous.

Face, ou à côté, d’une perspective juridique : « Qu’est-ce qu’un réfugié ? » (CARLIER), nous avons voulu privilégier l’homme : « Qui est, ou qui sont, le(s) réfugié(s) ? », une perspective anthropologique. Ainsi s’est présenté le terrain qui, bien sûr, ne se limite pas à la personne du réfugié lui-même, comme nous aurons l’occasion de le montrer (Cf. infra, chap. II, Partie I). Il inclut aussi toutes ces personnes qui non seulement frustraient l’avocat d’une belle victoire, mais encore le laissaient coi et inquiet. Tel était le questionnement initial. Nous voulions savoir ce qui se cachait derrière la norme et son usage, quelle réalité, quelle vérité.

Cela revenait à définir un terrain en s’appuyant sur la prise de distance comme principe méthodologique universel (KILANI : 47). Et, dans cette occurrence, comme le signale encore KILANI :

 

« [Cette distanciation] est d’autant plus [nécessaire] là où il existe un écart entre le dire et le faire, le discours et la pratique. Cela est particulièrement le cas de la société moderne, où la société « officielle », qui fonctionne de façon majoritaire sur le mode juridique et contractuel et sur la base de structures formelles, ne coïncide pas souvent avec la société « réelle », c’est-à-dire avec les pratiques sociales, les conflits, les réseaux de sociabilité tels que nous pouvons les vivre ou les observer. » (47,48) Nous aurons l’occasion de l’observer (Cf. Partie II).

 

Partir de la société pour arriver à la norme et la questionner, c’est à dire renverser la perspective communément adoptée par les juristes qui partent, eux, en principe, de la norme (LE ROY, 1999 : 178 ; EBERHARD, 2000 : 58), cela revenait aussi à définir, au sens de décrire (ROBERT, 1973),

 

« (…) comme objet d’investigation (une) unité sociale de faible ampleur à partir de (la)quelle (on) tente d’élaborer une analyse de portée plus générale, appréhendant d’un certain point de vue la totalité de la société où (cette) unité s’insère. » (AUGE, cité par KILANI : 33).

 

Ces réfugiés qui arrivent « chez nous », en Europe, en Occident, « dans le monde industrialisé » (HCR, 2000 : 155-183), créent les dynamiques d’une expérience de l’altérité par la rencontre de deux mondes. C’est d’une véritable problématique d’anthropologie juridique dont il s’agit, de cet itinéraire « dont les balises sont l’altérité, la complexité et l’interculturalité » (EBERHARD, 2002 : 1). On pourrait dire, en faisant ainsi référence à cette vision première et désormais dépassée, mais encore tellement répandue et surtout tellement parlante pour le profane, que l’exotisme s’est déplacé. Les demandeurs d’asile sont en effet, pour la plupart, issus de régions fournissant traditionnellement le lieu par excellence de l’ethnographie (Afrique, Asie, Amérique latine, …) et, en outre, pour des raisons faisant elles-mêmes partie du rapport à l’altérité : problèmes ethniques, appartenance à un groupe social particulier, … 

Et ils viennent à la rencontre d’un univers occidental dominé par d’autres logiques, parlons sans ambages, dominé par la norme (ALLIOT, 1983). Ils viennent ainsi dans notre monde propre, loin des guerres et de la violence et créent le leur sous nos yeux, que nous ne voyons pas car en marge, sur les bords, dans des non-lieux (AGIER).

Précisons ici que le temps est un facteur primordial de toute observation. A cet égard, idéalement, l’anthropologie est probablement parmi les derniers « métiers » du monde moderne pour qui le temps est un atout, joue en sa faveur. Ceci pour dire que, question de temps, nous avons délaissé un acteur pour un autre, les réfugiés pour les avocats (Cf. Partie II). Face à un relativement bon accueil de la part des avocats, je n’avais que suspicion et méfiance de la part des demandeurs d’asile, et la confiance ne s’installe que sur une certaine longueur. En outre, en ma qualité d’avocat, je véhiculais une image difficilement dissimulable dans le « milieu des réfugiés » et impossible à déconstruire sur le court terme[3]. Il est important également de connaître les contingences qui ont orienté le terrain dans un sens plutôt qu’un autre.

Partir de la société, c’est aussi refuser la compartimentation qu’elle nous propose (DUMONT, cité par LE ROY, 1999 : 178), ou justement, questionner cette compartimentation, son rapport à une certaine réalité. Et POUILLON nous met en garde contre les risques de réification des résultats de l’activité classificatoire qu’opèrent, entre autres, la norme, mais aussi le langage :

 

« On ne classe pas parce qu’il y a des choses à classer ; c’est parce qu’on classe qu’on en découvre. » [4] (122)

 

« Classer, en effet, consiste à opérer à la fois des regroupements et des distinctions, autrement dit à introduire des différences et des relations au sein d’une totalité confuse qui, autrement, resterait immaîtrisable parce que rien n’y serait discernable. » (112)

 

Partir de la société, c’est enfin chercher dans la totalité sociale la raison de la compartimentation, c’est « considérer la société comme point de départ et (d)’horizon » (LE ROY, 1999 : Id.). Nous entendons cette considération comme une application du « vieux » principe durkheimien appliqué à l’anthropologie juridique : expliquer le social par du social. C’est à dire que la société n’est pas seulement le principe explicatif, elle est encore l’écran sur lequel on projette nos conceptions et qui les réfléchit ou reflète, le reflet étant une réflexion atténuée. 

Mais rechercher les raisons de notre cloisonnement par la norme, c’est, comme nous l’avons dit, poser la question de la vérité, dans son sens originel, c’est à dire la conformité au réel (ROBERT, 1993), l’« adéquation entre le discours et la réalité, entre les mots et les choses » (LECLERC : 206). Car en effet, « (l)’idée du “terrain” anthropologique est indissociable du dévoilement d’une vérité, qu’il s’agisse de la vérité symbolique ou plus modestement de la vérité du contexte de l’observation. » (DAKHLIA).

 

La vérité est donc acquise, elle est là, elle existe et est opératoire. Cela ne veut pas dire qu’il faille rechercher les raisons d’un tel cloisonnement par la norme dans la norme comme le voudrait la théorie des systèmes autopoïétiques (fermés, indépendants) prônée par KELSEN pour le droit. Car la norme est indissociable de la société et le Droit est à envisager «  (…) à la fois comme produit social et producteur de socialité. » (LE ROY, 1999 : 179).

 Il y a donc un travail dialectique. Toute classification est à la fois réelle, ou matérielle (GODELIER), et idéelle. Les « choses » peuvent donc être classées de différentes manières,  selon les « mythes » (PANIKKAR, cité par EBERHARD, 2001 : 183) qui sous-tendent notre pensée et l’organisent en schèmes conceptuels[5], en même temps qu’elles doivent « (…) s’enraciner dans la réalité, correspondre à des écarts objectifs ; autrement dit, le réel doit être lui-même classable. » (POUILLON : 113).

Après nous avoir permis de questionner la norme dans son abstraction, l’inversion de topique doit maintenant nous amener à nous pencher sur le « réfugié » proprement dit, dans sa réalité « tangible » d’abord et sa « vérité » juridique ensuite. C’est l’objet des deux points suivants.[6]

 

B : Le réfugié : un migrant ?

 

En cinq points, nous allons ici tenter de déterminer les principales caractéristiques de ce que représente pour nous un réfugié.

 

1.

Si la notion moderne de « réfugié » est indissociablement liée à l’émergence de l’Etat, l’idée d’un lieu de refuge et/ou d’asile date au moins de l’Antiquité. Les cités grecques antiques offraient un « lieu sacré », inviolable, à une personne venant d’une cité étrangère. En ce lieu, elle se trouvait en sûreté ainsi que ses biens (ROBERT, 1993 : 277, 3139). Il est donc indispensable d’avoir, au départ, pour « créer » un réfugié, un espace déterminé. Un lieu et un hors-lieu. Rappelons que l’étymologie de « sacré » nous renvoie à l’idée de « séparation » et que l’idée d’asile ou de refuge provient « (…) d’une valeur religieuse désignant la sécurité garantie par certains temples. » (Ibid.). La dérive actuelle nous conduit même à avoir, à côté d’un dedans et d’un dehors, relatifs en ce que le lieu d’origine et le lieu d’accueil peuvent être, tour à tour, dedans et dehors, cela dépend du point du vue, nous avons, disions-nous, à côté ou en marge, des non-lieux [7] (AGIER).

On comprend donc que cette conception n’a pu que se renforcer avec la consolidation des frontières de ce qui  allait constituer les Etats modernes, et même d’un modèle particulier d’Etat moderne : l’Etat-Nation. Celui-ci ne s’est pas contenté de tracer des frontières sur un territoire homogène ou voulu tel, il a encore souhaité les faire correspondre avec un peuple souverain, une nation, homogène toujours, et un gouvernement le représentant (HOBSBAWM). Le droit d’asile ou de refuge est donc devenu une question nationale (NOIRIEL : 42). Le sort réservé au demandeur d’asile dépendait[8] d’une décision souveraine de l’Etat-Nation, comme d’une faveur aléatoire.

La logique étant identique à celle de la naturalisation dans ses modalités (DOUKOURE), il en est découlé une assimilation entre étranger et demandeur d’asile. Et l’on sait hélas trop bien aujourd’hui comment se construit une identité « nationale » par un rejet de l’étranger. 

 

« Tous les Etats sont aujourd’hui officiellement des “nations”, toute agitation politique est susceptible de se diriger contre les étrangers que presque tous les Etats harcèlent et tentent de contenir hors de leurs frontières. » (HOBSBAWM : 301)

 

« “Ils” peuvent – doivent – être accusés de toutes les incertitudes, de toutes les désorientations, de tous les maux ressentis par tant de nous après quarante ans des bouleversements les plus rapides et les plus profonds de la vie humaine dans l’histoire connue. Et qui sont ces “ils” ? A l’évidence, et presque par définition, ceux qui “ne sont pas nous” – les étrangers qui, par leur état même d’étrangers, sont des ennemis. Les étrangers présents, les étrangers passés, même les étrangers nés de l’esprit comme en Pologne, où l’antisémitisme continue à expliquer les maux de la Pologne alors que les Juifs en sont totalement absents. Si les étrangers et leurs stratagèmes crapuleux n’existaient pas, il faudrait les inventer. Mais, à la fin de notre millénaire, on a rarement besoin de les inventer : ils sont universellement présents et reconnaissables dans nos villages comme dangers publics et agents de pollution, universellement présents au-delà de nos frontières et de notre contrôle, d’où ils nous haïssent et conspirent contre nous. Dans les pays les plus malheureux ils sont, et ont toujours été, nos voisins, mais notre co-existence même avec “eux” sape maintenant la certitude exclusive d’appartenir à notre peuple, à notre pays. » (HOBSBAWM : 321)

 

La fin du modèle de l’Etat-Nation, puisque c’est la thèse de HOBSBAWM, n’est pas annonciatrice de grands changements dans la considération vis-à-vis de l’étranger et/ou du demandeur d’asile. Ainsi le régionalisme européen transforme l’Union en une forteresse impénétrable[9] (VAN BUUREN : 76 ; LOCHAK ; CHEMILLIER-GENDREAU, 2002a, STROOBANTS) où, nous en avons bien peur, l’identité se construit sur base d’un rejet de l’Autre, stigmatisé par une religion en particulier, l’Islam et la couleur de la peau !!!

Quant à la mondialisation, nous l’avons dit, les réfugiés ont été rejetés du monde, dans des espaces que l’on veut hors de toutes frontières[10], car ils représentent les impensables de la société globale. « Il n’y a plus de dedans ni de dehors des sociétés, il y a une production mondiale de rebuts. » (CHEMILLIER-GENDREAU, 2002b). Le paradoxe, ou peut-être justement la conséquence, est que, du fait qu’ils se trouvent en dehors de tout espace national, ils sont devenus les citoyens du monde par excellence (TURNER : 37).

 

2.

Le deuxième élément constitutif identifié, après un espace borné, est le mouvement. C’est lui qui est à la base de la notion de refuge. Ce n’est que par métonymie que refuge en est venu à signifier le lieu où l’on se réfugie, le lieu où l’on demande l’asile. Ce dernier terme signifiant la stabilité, la sécurité est d’ailleurs devenu synonyme de « séjour, retraite » (ROBERT, 1993 : id.).[11]

Le rapport avec l’immigration est à son comble. Le réfugié est avant tout un migrant, se définit comme quelqu’un « (…) qui a dû franchir les frontières de son territoire d’origine (...) » (ASSEMBLEE PARLEMENTAIRE : 103). Nous reviendrons plus tard sur les raisons de cette obligation. Le mouvement est initial et n’est pas nécessairement concomitant aux causes du départ puisqu’« (il) existe également les réfugiés de facto, qui sont des groupes de personnes non reconnues en tant que réfugiés (par exemple les travailleurs migrants, les étudiants, les étrangers, etc.), mais qui se trouvent dans la même situation dès lors que pour des motifs indépendants de leur volonté ils ne peuvent retourner dans leur pays d’origine. La situation de réfugiés de facto non reconnus est également celle des déboutés. » (Id. : 106).

 Comme toute migration, ce mouvement n’est pas sans susciter certaines craintes. Il  est, à ce titre, l’instrument idéal d’une politique unilatérale[12], comme le signale WA KABWE-SEGATTI à propos du droit international des réfugiés qui « (…) semble avoir été instrumentalisé afin de légitimer une approche coercitive et hégémonique des mouvements de population. » (76)

S’agissant de certains étrangers, le déplacement initial est connoté négativement et c’est là que se situe le paradoxe par rapport à un discours néolibéral qui en fait l’apologie, qui prône la mobilité dans l’économie, un interventionnisme minimal de l’Etat, etc. (VAN BUUREN : 80). En fait, conjugué à l’élément précédent, le caractère national et homogène, le mouvement cristallise toutes ces craintes, devient le point focal de toutes les phobies. L’immigration devient une menace, pire, on la criminalise[13]. Les termes disent bien l’ampleur de ces mouvements, à tout le moins dans notre imaginaire. Le demandeur devient l’envahisseur[14], on tente de recenser des flux, etc. [15]

C’est alors qu’on craint pour soi, son identité, sa culture et que ces peurs, irraisonnées s’il en est, sont, de la manière la plus efficace, récupérées par certain(e)s politiques exploitant ces « fantasmes de déferlement » (WITHOL DE WENDEN : 69). Rappelons le, notre objectif est d’apprécier la toile de fond, l’ensemble des représentations, qui fournit le cadre des acteurs. Et les images de violence, de barbarie et d’intolérance assénées de manière récurrente par les médias nous pénètrent au point que même un président de la Commission des Recours des Réfugiés s’est exprimé en ces termes :                         

 

« On peut être inquiet parce que peu à peu l’Europe voit se déverser chez elle une grande partie de l’Afrique et de l’Asie. Tout de même, c’est un peu inquiétant (…), ils deviennent tellement nombreux qu’ils ne s’assimilent plus. C’est ça qui explique les avatars des dernières élections. (…) Il y a en France actuellement autant de musulmans qu’aux Etats-Unis, alors que la France compte très modestement soixante millions d’habitants et les Etats-Unis, quatre ou cinq fois plus. C’est ça qui est dramatique. Quand je veux faire peur à mes petites filles (…), moi, je leur dis : “Si on ne fait pas attention, dans 30 ans, vous porterez le tchador” (…). Alors on veut bien les recevoir, on est prêt à ouvrir nos portes tant qu’il faudra, mais à condition que peu à peu ils ne bouleversent pas entièrement notre culture, et nos idées… »[16] (Entretien du 10.05.2002).

 

Cette inquiétude s’accentue à l’idée que le réfugié ne vient jamais seul, il traîne derrière lui un lourd capital de guerres, de massacres, de génocides, etc. Cela nous permet d’arriver au troisième élément qui permet de distinguer un réfugié : les forces à la base de son mouvement, c’est à dire les causes.

 

3.

Migrant volontaire, involontaire ou forcé, la typologie des causes, troisième élément dont on se sera rendu compte qu’il est également constitutif de la notion de réfugié, est bien plus complexe qu’on voudrait nous le faire croire.

Si l’on en croit les instances chargées d’examiner les demandes d’asile dans le monde occidental, il existe deux types de migrants : ceux qui fuient des persécutions et ceux poussés par un motif économique. C’est d’une véritable dichotomie dont il s’agit où seuls les premiers seraient des réfugiés, et encore...[17]

La qualification « économique » revient, à elle seule, à disqualifier le réfugié. La rapidité et l’aplomb de la réponse à notre question de savoir ce que représentaient un réfugié et son contraire pour le Secrétaire de la Commission des Recours des Réfugiés[18] en sont la preuve :

 

« Ben, c’est évident, un réfugié, c’est quelqu’un qui rentre dans les conditions de la Convention de Genève alors qu’un demandeur d’asile dont la demande n’aboutit pas – on appelle ça un débouté – c’est un immigrant économique ! » (Entretien du 07.11.2001).

 

Cette (dis)qualification est à la fois trop large et pas assez. En effet, comme l’indique le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, « (lorsque) des mesures économiques compromettent la survie économique d’un groupe particulier au sein de la population (…), les victimes de ces mesures peuvent, compte tenu des circonstances, devenir des réfugiés lorsqu’elles quittent le pays. » (HCR, 1992 : 17).

Et des personnes qui fuient des persécutions, même lorsqu’il n’y a à leur départ aucune motivation économique, peuvent se voir refuser le statut octroyé par la Convention de Genève pour toutes sortes de « bonnes » raisons. Il faut évidemment tempérer la raison économique disqualificatrice. Celle-ci est, fort probablement, toujours présente, quelle que soit la cause du départ, ce que manquent souvent de voir les pays d’accueil. Et il arrive que des « réfugiés » ayant « légitimement » le droit de se voir accorder un statut mettent un point d’honneur à justifier leur demande de protection par le fait qu’ils ne viennent pas, en France par exemple, pour grossir le rang des « assistés sociaux ». Ils viennent donc « d’abord » pour travailler ! Véritable dialogue de sourd entre le requérant du statut et les autorités du pays d’accueil dans lequel les termes utilisés ne font qu’entretenir la plus grande confusion (TIBERGHIEN, 1995).

Aussi le caractère forcé des causes est-il mis en avant, qui va parfois jusqu’à faire considérer par certains que le réfugié n’est pas un migrant (AGIER : 47). Le réfugié est forcé de partir en ce qu’il est victime d’une menace d’un certain type et qu’il se trouve démuni de tout recours. Cela permet ainsi d’opérer une distinction dans les flux qui portent désormais l’étiquette de « mixtes ».

L’aspect pervers de cette vision dualiste du monde (des réfugiés) telle qu’elle est relayée au niveau des politiques actuelles de lutte contre l’immigration clandestine est qu’elles « (…) ont trop souvent eu pour effet de rendre encore plus floue la distinction, déjà problématique, entre réfugiés et migrants économiques. » (HCR, 2000 : 9,183). Cela revient à mettre en péril « (…), en amalgamant réfugié et migrant illégal, le droit d’asile auquel les gouvernements européens avaient généreusement souscrit après la seconde guerre mondiale. » (VAN BUUREN : 78)[19]

Cherchant probablement, à leur tour, à rendre plus nette la distinction entre des migrants économiques et des réfugiés, les médias dont nous parlions tout à l’heure n’ont pas nécessairement rendu service à ces derniers en nous les présentant comme les victimes de ce monde barbare et étranger (JAFE : 145). C’est ainsi qu’est née la peur de la contamination dont nous voulons aujourd’hui nous protéger en reléguant ces populations dans des hors-lieux, ce qui est, de façon de moins en moins déguisée, les mettre en quarantaine (AGIER). A cet égard,

 

« (l)’immigré africain est ainsi un bouc émissaire parfait. Il est souvent le premier à être associé à la barbarie et au crime. » (PEROUSE DE MONTCLOS, 2002 : 24).

 

Le plus triste est que plutôt que de tenter d’agir sur ces causes, d’essayer de freiner la « production » des réfugiés, les pays occidentaux se contentent de canaliser leur diffusion par un blocage en amont à l’aide de mesures telles des « (…) sanctions infligées aux transporteurs, accords de réadmission avec les pays environnants par où transitent les demandeurs d’asile, possibilité pour le ministre de l’intérieur de refuser l’accès au territoire aux demandeurs d’asile, provisoirement maintenus dans des zones d’attente, si leur demande paraît “manifestement infondée”, obligation d’être admis au séjour avant de pouvoir déposer une demande à l’Ofpra, ce qui donne aux préfectures la possibilité de filtrer les demandes. » (LOCHAK : 56).         

Mais toute guerre ou catastrophe naturelle ou autre (POLITIQUE AFRICAINE) n’est pas « bonne », en ce sens qu’elle n’implique pas automatiquement que les gens qui en sont les victimes soient pensés en tant que réfugiés. Souvent parce que les conflits sont ignorés, mais aussi parce qu’il existe de bonnes et de mauvaises causes, car « (le) réfugié se définit d’abord par une situation de fait : est réfugié celui qui a dû franchir les frontières de son territoire d’origine parce qu’il y était pourchassé ou menacé par le pouvoir en place. » (ASSEMBLEE PARLEMENTAIRE : 103)

            La « rhétorique des bonnes et mauvaises causes » (AGIER : 24) nous amène à voir l’argument idéologique au sens de DUMONT, à savoir, « (l)’ensemble social des représentations ; ensemble des idées et valeurs communes dans une société (…) » (304) qui se cache derrière ces discours et pratiques politico-médiatiques.

 

4.

Avant-dernier élément, une idéologie spécifiquement occidentale constitue le réfugié. Il est le fruit de la rencontre de deux logiques, celle, comme nous l’avons vu, de la construction de l’Etat-Nation (HOBSBAWM ; Cf. supra), mais aussi la logique des droits de l’Homme, au premier rang desquels la liberté (NOIRIEL). 

Ce n’est que vers le XVIIème siècle que l’on assiste à une inversion des critères de l’asile légitime. Jadis, prérogative religieuse, le pouvoir d’octroyer le droit d’asile revient à l’Etat dès ce moment et n’est plus destiné aux criminels de droit commun. Il vise à protéger ceux qui s’opposent au tyran et combattent pour la liberté.[20] (NOIRIEL : 31) C’est la période où, en Europe, l’Etat approfondit son emprise, sa légitimation aussi bien face à l’Eglise qu’aux autres Etats.

Alors, accorder un droit d’asile à des réfugiés portant l’épithète de politiques – qui leur est probablement à jamais associée – revenait à renforcer un type de gouvernement et plus tard, une vision du monde, celle « (d’une) société basée sur une loi impersonnelle et un idéal de la liberté contractuelle, (d’un) Etat moderne pour lequel des normes et des devoirs explicitement rationnels sont requis. » (PANIKKAR : 33), la société des droits de l’Homme et de l’individu(alisme) (DUMONT).   

La Convention de Genève en est l’héritière directe en ce que sa vision consacrée du réfugié est celle d’une époque où le demandeur d’asile correspondait « (…) aux critères classiques du “réfugié politique” : une personne du sexe masculin, dissident, intellectuel ou poète, de préférence avec des cicatrices de tortures bien visibles sur le corps, fuyant les terres ensanglantées du communisme pour gagner le “monde libre”. » (VAN BUUREN : 79).

Dans la confrontation d’idéologies que fut la guerre froide, les deux blocs se sont cependant entendus sur un point : le fait que chacun avait intérêt au minimum de circulation possible entre les antagonistes. Et notre société libérale pouvait d’autant plus se vanter d’avoir les bras grand ouverts, d’être disposée à accueillir l’ensemble des victimes malheureuses de ce monde liberticide que constituait le voisin soviétique, qu’elle savait pertinemment les contrôles drastiques effectués par ce dernier vu les risques encourus pour son idéologie, les réfugiés arrivant au compte-gouttes. La belle hypocrisie ! Quant aux tiers pays (du Tiers-Monde, comme l’entendait BALANDIER (382), l’inventeur de ce concept maintenant rentré dans l’usage courant), ils  n’étaient pas concernés, si ce n’est par blocs interposés.

Les réfugiés avaient donc cette « (…) fonction de légitimation des régimes occidentaux (ce qui) leur conférait une valeur idéologique qui, à elle seule, suffisait à rendre quasi-immédiate leur admission sur le territoire de ces derniers. » (CREPEAU : 316) Ce discours  de générosité envers le réfugié « symbolique » contraste aujourd’hui avec le sentiment de méfiance, perplexité face à des réfugiés qu’il faut effectivement accueillir, marque d’un passage du singulier virtuel au réel quantitatif.[21] Car c’est de cette période aussi que date l’idée d’un examen des dossiers des demandeurs d’asile de manière individuelle, au cas par cas.

Avant d’en arriver au dernier élément nous renseignant sur la personnalité du « réfugié », une remarque. Si, pendant un temps, la demande d’asile entraînait automatiquement l’adhésion à l’idéologie que nous avons mentionnée (Cf. supra), elle ne doit pas intervenir dans la détermination de qui est ou n’est pas un réfugié, ou alors seulement de manière secondaire, comme dans le cas d’une guerre par exemple au Sierra-Léone ou en Tchétchénie. Le caractère politique du motif de persécution et ensuite de départ reste cependant encore extrêmement prégnant dans la mentalité de la majorité[22], par opposition au caractère économique, et démontre à suffisance l’ancrage historique de la notion de réfugié. S’est alors posée la question de savoir comment distinguer le réfugié « politique » du « migrant économique » sur base des récits des réfugiés et d’éventuels stigmates.

 

5.

Nous en arrivons donc au dernier élément, la vérité-sincérité. « Car, en matière de droit d’asile, la question-clé est bien de savoir si l’on se trouve en présence d’un “immigré clandestin” ou d’un réfugié “authentique”. » (VAN BUUREN : 76). Et cela, on ne peut le savoir, en principe, qu’à la seule et unique condition que le demandeur d’asile soit sincère.

Nous parlons de « principe » car cette exigence de sincérité peut, de manière tout à fait subjective, ne pas être prise en compte par les personnes chargées d’octroyer le statut de réfugié lorsque celles-ci sont « convaincues » que le requérant a, quoi qu’il dise, subi des persécutions et qu’il peut éprouver des craintes en cas de retour. Toutefois, cette attitude repose sur une certaine objectivité en ce que ce comportement, de la part des « instances d’asile », se fonde la plupart du temps sur des stigmates de tortures et autres mauvais traitements étayés par des certificats médicaux.

A ce propos, écoutons une représentante du Haut Commissariat aux Réfugiés, membre d’une formation de jugement à la Commission de Recours des Réfugiés[23] :

 

« Il y a énormément de cas où, en fait, je suis convaincue que le récit est faux, mais j’en suis absolument convaincue. Mais je suis tout aussi convaincue que la personne a été persécutée. Ca m’arrive très souvent et c’est une grosse difficulté parce que …Les gens sont forcément coincés dans un discours… Par exemple, j’ai eu le cas là,… je vous donne un exemple : c’était une femme, je ne me souviens plus d’où elle venait, j’ai peur de dire une bêtise, un pays africain où elle revendiquait avoir eu une action politique avec son père etc.…Tout ce qu’elle disait de son militantisme était vraiment fade, pas crédible, très stéréotypé, effectivement très stéréotypé. C’était une fille jeune et elle avait avec elle…, en même temps on sentait qu’elle avait une vraie difficulté, elle était en état de souffrance, ça c’était évident. Et elle avait un certificat médical effroyable qui attestait vraiment …, par exemple, elle avait certainement été ligotée plusieurs jours car… elle avait des cicatrices. Elle avait des cicatrices sur tout le corps, brûlures de cigarettes, et c’était vraiment impressionnant. Donc moi j’étais absolument convaincue, je l’étais même avant d’avoir vu le certificat médical. Quand je la voyais euh … bon peut-être qu’elle était impressionnée etc., …mais elle tremblait énormément. Elle était sans avocat d’ailleurs. Et, pour moi, ça ne faisait pas un doute. Et je sais que, après, je me suis vraiment débrouillée pour discuter avec l’assesseur OFPRA à un moment donné pour être sûre que … discuter avec le rapporteur pour être sûre qu’on allait faire passer ce cas. C’était devenu pour moi une situation d’urgence. Alors parfois, bon, je sais pas moi, peut-être que l’histoire de cette femme c’était peut-être plus mariage forcé euh…j’en sais rien moi, mais c’était absolument clair. » (Entretien du 02.04.2002)

 

Mais revenons à la question de la sincérité. Elle est, dans notre culture, indissociable de l’idée de vérité, elle se confond même avec elle et avec « (…) l’absence de fraude ou de duplicité dans les relations personnelles. » (MEHL, cité par VEYNE : 149) et constitue, comme le fait remarquer R. MEHL, un héritage de la pensée judéo-chrétienne (Id.). A condition donc qu’il soit sincère, qu’il dise la vérité, et qu’il rentre dans les conditions mises par une norme à la reconnaissance de la qualité de «  réfugié », le candidat requérant sera considéré comme un vrai réfugié. Dans le cas inverse, il sera taxé de faux réfugié (CREPEAU : 407).

Avant de nous pencher sur la norme proprement dite, voyons ce à quoi nous conduit cette dichotomie dans la vision que nous avons du monde des réfugiés. Nous allons voir que notre façon de penser le monde a des répercussions non seulement sur notre manière de traiter les demandeurs d’asile, mais encore sur la manière dont se pensent ces derniers, par l’image que nous leur renvoyons d’eux-mêmes.

Dès le XIXème siècle, la question des « fraudeurs » se pose avec l’octroi de secours aux réfugiés. Il s’agit, alors, de ne pas les confondre avec « (…) des vagabonds, des repris de justice ou de simples malheureux venant usurper des secours. » (NOIRIEL : 69). Depuis lors, une image de fausseté, d’hypocrisie colle à la peau de toute personne venant réclamer une protection, un refuge contre la persécution. C’en est même devenu une obsession avec « (les) politiques décourageant l’immigration clandestine dans les pays industrialisés (qui) ont eu d’ailleurs pour conséquence de désigner les réfugiés comme des populations tentant de contourner la loi. » (HCR, 2000 : 9,183).

 

« On a d’abord renforcé les contrôles aux frontières en multipliant les conditions à remplir pour entrer sur le territoire, au détriment de la liberté et au risque de compromettre l’exercice du droit d’asile. (…) Parallèlement, on s’est efforcé de colmater toutes les brèches par où les “flux” pourraient encore pénétrer : d’où les entraves mises à l’entrée et au séjour en France de la famille, des étudiants, des demandeurs d’asile, des simples visiteurs, des conjoints de Français, soupçonnés d’être de faux étudiants, de faux réfugiés, de faux touristes, des conjoints de complaisance. L’obsession du verrouillage s’est accompagnée de l’obsession de la fraude et, parallèlement, de l’obsession de la clandestinité. (…) Ce ne sont pas seulement les étrangers qui sont lésés dans leurs droits fondamentaux, mais l’ensemble de la population qui est menacée, et la dérive constatée finit par saper les fondements mêmes de la démocratie. » ( LOCHAK : 54)

 

« (Ces politiques) ont conduit à jeter l’opprobre sur les réfugiés, en les assimilant à des hors-la-loi. » (HCR, 2000 : 183). Cela n’a évidemment pas manqué de créer une assimilation entre demandeur d’asile et clandestin, immigré, pauvre, marginal. (GIANTURCO G. & MACIOTI M.I. : 214) au point que les réfugiés l’ont ressenti comme une humiliation. De fait, « (…) les migrants de retour au pays se montrent généralement très peu loquaces au sujet de leurs déboires et humiliations en Europe. Ensuite, il se trouve que demander l’asile était et est encore ressenti comme une honte par les migrants zaïrois. Depuis ’90, l’avenir du pays étant bouché, le réalisme l’emporte sur l’orgueil et les Zaïrois hésitent de moins en moins à demander l’asile. » (MAYOYO BITUMBA : 95)

 

Nous verrons, dans la deuxième partie, comment cette même image accompagne notre vision du rôle des avocats spécialisés en droit des réfugiés et ayant l’habitude de les défendre en Commission des Recours des Réfugiés.

Quant à la responsabilité qu’a cette image dans notre manière de traiter les réfugiés, remarquons que la tentative de fraude, déjouée bien sûr, disqualifie automatiquement le réfugié quand bien même ses craintes subsisteraient. Un exemple auquel il nous a été donné d’assister sera, nous l’espérons, un peu plus parlant. Il s’agissait d’un cas dans lequel une femme de nationalité somalienne invoquait l’excision de sa fille comme motif de persécution au sens de la Convention de Genève. Des doutes subsistaient toutefois quant à sa nationalité et elle était suspectée d’être une ressortissante de Djibouti.

Les pratiques d’excision (infibulation[24]) sont identiques dans cette aire culturelle qu’est l’aire somali, et, par conséquent, les craintes. Toutefois, peu de femmes invoquant ce motif et, comparativement, le nombre de réfugiés somaliens reconnus dépassant de loin ceux originaires de Djibouti vu la situation « objective » catastrophique de ce premier pays, bon nombre de Djiboutiennes se sont fait passer pour somaliennes, pensant ainsi obtenir plus facilement le statut tant convoité.

Après une audience à la Commission de Recours des Réfugiés à huis-clos « terrifiante », pour reprendre le terme utilisé par l’avocate qui défendait cette femme, au cours de laquelle les membres de la formation de jugement se sont enquis de vérifier son origine exacte, il s’est avéré qu’elle venait bien de Somalie et a obtenu le statut de réfugié. Il eut suffi que les membres de la Commission s’aperçoivent d’une tromperie sur la véritable nationalité de l’intéressée pour qu’elle soit déboutée, alors même que les craintes n’étaient en rien modifiées et qu’elles rentraient parfaitement dans les conditions données par la Convention de Genève.

Vu l’obsession de la fraude et l’importance de l’enjeu politique, les discours officiels restreignent le champ des explications possibles en ce qui concerne l’accroissement, « si caractéristique » de ces dernières années, du nombre de demandeurs d’asile. Nous souhaitons attirer l’attention sur une alternative à l’imposture. Elle a l’énorme avantage de reprendre les mêmes termes, de parler la même langue que l’hypothèse qu’elle démonte. Elle apparaît comme une évidence dans sa simplicité mais n’est cependant jamais évoquée par les autorités qui s’enivrent de statistiques fallacieuses. C’est celle que nous donne RAPOPORT :

 

« Il est vrai que la fermeture des frontières pousse des réfugiés qui, avant 1974, seraient rentrés en France comme immigrants économiques, à déposer désormais des demandes d’asile fondées. » (183).

 

En d’autres termes, il y aurait eu parmi les « migrants économiques », avant le durcissement des politiques européennes sur l’immigration, de faux migrants, lesquels n’étaient autre que des vrais réfugiés. Craignant « avec raison » d’être persécutées dans leur pays d’origine, et, très vraisemblablement, ne connaissant pas la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, ces personnes pouvaient facilement obtenir un visa ainsi qu’un permis de travail dans un pays d’accueil où elles devenaient de facto protégées.

On aura compris l’ambiguïté du projet qui nous anime : en même temps dénoncer l’assimilation fallacieuse dans l’imaginaire de nos sociétés entre réfugié et immigrant économique dans le but d’améliorer la situation des réfugiés et fruit de la croyance dans le bien fondé d’un certain idéal des droits de l’Homme, mais aussi dénoncer la distinction « vrai/faux » réfugié, ou du moins prendre du recul par rapport à elle.

Il semblerait donc qu’on puisse définir la substance du « réfugié » sur base de quelques éléments constitutifs : un espace borné par des frontières précises et fixes, dans la mesure du possible, un mouvement, des causes expliquant ce passage de la fixité à la mobilité et une idéologie. Le tout sous l’idée de vérité-sincérité. Voyons maintenant comment ces éléments ont été repris dans une catégorisation juridique, celle opérée par une norme encore plus générale et impersonnelle qu’elle fait partie de l’arsenal du droit international, il s’agit de la Convention de Genève de 1951.

 

                       

C : La Convention de Genève : cadre juridique

 

Nous commencerons par la définition du réfugié que nous donne l’article premier, A, 2), de la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés. Un réfugié est toute personne

 

« (qui), par suite d’événements survenus avant le 1er janvier 1951 et craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ; ou qui, si elle n’a pas de nationalité et se trouve hors du pays dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne veut y retourner. » (HCR, 1992 : 62)

 

            Avec le Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés, la date limite du 1er janvier 1951 sera supprimée pour que, désormais, les dispositions[25] de la Convention s’appliquent, quelle que soit la date à laquelle les événements servant de base à la demande de reconnaissance du statut se sont produits. Le Protocole constitue cependant un instrument indépendant en ce que les Etats peuvent le ratifier sans pour autant être partie à la Convention. Le Protocole ne contient aucune possibilité de restriction géographique comme c’était le cas de la Convention dans son article premier, B. (HCR, 2000 : 53).

             Cette définition a donc une portée internationale illimitée et l’on voit ce qu’elle doit à l’ancien droit d’asile dont le droit moderne des réfugiés est directement issu. Mais, il ne faut pas s’y tromper. Les Etats sont loin d’avoir perdu toute prérogative en la matière. Au contraire et à commencer par ceci que le statut des réfugiés est une reconnaissance avec effet déclaratoire dont la charge appartient aux autorités désignées à cet effet par les Etats eux-mêmes. Par la Convention et/ou le Protocole, les Etats s’engagent à faire bénéficier d’un statut juridique particulier ceux qu’ils déclarent être des réfugiés. Cela recouvre entre autres leur statut personnel, leurs droits et devoirs en matière sociale, fiscale, etc. ainsi qu’une défense d’expulsion et de refoulement dans le chef des Etats (article 33 de la Convention), mais ni l’un ni l’autre des deux instruments internationaux évoqués n’a trait au droit d’« asile » proprement dit. (HCR, 1992)

Car il dépend de chacun des Etats d’accorder ou non l’asile. En pratique, ils ont cependant accordé l’asile aux personnes reconnues « réfugiées » au sens de la Convention de Genève. Cette souveraineté étatique a aussi permis la mise en place d’autres statuts, souvent dits « Statuts B », sur des bases autres que celles évoquées par la Convention. Nous y reviendrons.

Auparavant, arrêtons-nous sur la Convention de Genève et son application. Les lignes directrices d’une correcte interprétation du texte de la Convention de Genève concernant la « (…) définition générale des personnes qui sont (et de celles qui ne sont pas) réfugiés et des personnes qui, ayant été réfugiés, ont cessé de l’être. » (HCR, 1992 : 5) sont prodiguées par un Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer la statut de réfugié réalisé et édité par le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés (HCR,1992). Mais, vu le nombre et la diversité des situations pouvant amener à demander la reconnaissance du statut de réfugié, une certaine latitude est laissée aux Etats. En outre, il ne pourra leur être reproché de s’écarter de consignes qu’ils n’ont pas ratifiées, à condition bien sûr que l’interprétation étatique présentée soit conciliable avec la définition générale de la Convention. La légitimité du droit international est à ce prix.

 Au sens dudit Guide, l’appréciation de la qualité de réfugié est double, à la fois objective et subjective, et elle doit se baser sur une analyse du récit des événements l’ayant poussé à quitter son pays fait par le requérant. Ces déclarations sont à placer dans un contexte et il convient, pour l’examinateur, de se pencher dans un premier temps sur la réalité d’une situation dans un pays donné. Il s’agira donc d’obtenir le maximum de renseignements disponibles pouvant mener à une information, si possible, objective sur les motifs invoqués (« race », religion, groupe social, …) ainsi que l’agent de persécution. C’est le rôle, dans les différents pays d’accueil, des centres d’information ou de documentation ainsi que des examinateurs qui récoltent des récits et « en tirent les conclusions qui s’imposent ».

Sur ce dernier point, écoutons un Officier de Protection (O.P.) de l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides (O.F.P.R.A.), à propos d’un demandeur d’origine mauritanienne :

 

«  -  C’est un dossier monté. Les esclaves, c’est vrai, ils sont dans des tribus. Jamais les maîtres ne vont envoyer leurs esclaves à l’école. C’est faux tout ce qu’il raconte. On ne change pas de maître comme ça. On reste dans une famille, on est logé, nourri,… On est comme une chose qui appartient à la famille. En plus, les maîtres ne se volent pas entre eux.

-         Comment savez-vous tout cela ?

-         A force de faire des dossiers là-dessus, je connais bien la Mauritanie. » (Entretien du 25.04.2002)

 

Nous reviendrons sur le mode de travail de ces « centres d’information » dans le cas concret de la France dans le point suivant, II/.

Dans un second temps, « (la) notion de crainte étant subjective, la définition implique la présence d’un élément subjectif chez la personne qui demande à être considérée comme réfugié. » (HCR, 1992 : 12) élément qu’il faudra, à son tour, soupeser. Il s’agira de sonder les intentions en étant attentif au fait qu’elles varient en fonction « (…) des antécédents personnels et familiaux du demandeur, de son appartenance à tel ou tel groupe racial, religieux, national, social ou politique, de sa propre interprétation de sa situation et de son expérience personnelle (…) » (Ibid.).

Les faits pertinents une fois établis, il conviendra de leur appliquer la définition de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967, conformément au modèle juridique du syllogisme judiciaire d’où découle idéalement la vérité judiciaire. Cette vérité, si le juge, l’examinateur, sait certes qu’elle provient du rapport de causalité exposé ci-dessus (la règle de droit en majeure, les faits en mineure et la décision comme conclusion), il ne pourra s’empêcher de l’assimiler à la réalité des faits. Le contexte du droit des réfugiés est d’ailleurs probablement encore plus propice que le procès civil à ce qu’on ne puisse se départir « (…) de l’idée qu’est vrai ce qui est prouvé (…) » (LE MASSON : 22).

Ceci posé, nous obtenons donc, au départ d’une norme juridique, la « réalité » du réfugié. Le problème provient alors du fait que, selon la même logique, juridique, les personnes qui ne sont pas reconnues réfugiées ne peuvent l’être en réalité. Or, faiblesse du langage ou illusion normative, ces personnes à qui on n’a pas accordé ledit statut portent pourtant le même nom. Cela est d’autant plus troublant que l’attribution d’un même terme à des « réalités » différentes – mais peut-être n’est-ce là qu’apparence – est imputable à une seule et même « personne », la Conférence des plénipotentiaires qui a adopté la Convention de 1951. En effet,

 

« La Conférence,

Exprime l’espoir que la Convention relative au statut des réfugiés aura valeur d’exemple, en plus de sa portée contractuelle, et qu’elle incitera tous les Etats à accorder dans toute la mesure du possible aux personnes se trouvant sur leur territoire en tant que réfugiés et qui ne seraient pas couvertes par les dispositions de la Convention le traitement prévu par cette convention. » (HCR, 1992 : 7-8) (C’est nous qui soulignons).

 

Il y a donc là une certaine ambiguïté, pour ne pas dire une « réelle » contradiction. Les Etats ont, de leur côté, usé de cette faculté de créer des statuts annexes, comme par exemple, en France, l’asile territorial destiné au départ à résoudre le « problème » algérien (GUIHERY) ou l’asile constitutionnel.[26] Il ne s’en est cependant pas ressenti une différence de conception dans les représentations de l’opinion majoritaire pour qui le « débouté » reste un « faux » réfugié.

Les spécialistes ont, quant à eux, tenu compte de ces représentations et proposé, en conséquence, de repenser la Convention de Genève, de l’adapter aux circonstances actuelles car celle-ci est « (…) dépassée par les faits et par les bricolages rendus nécessaires pour répondre à une situation devenue plus mobile, plus incertaine, moins définitive mais où les flux sont inéluctables. » (WITHOL DE WENDEN : 76).

 

« En somme, (…)le droit international des réfugiés doit être repensé car il ne répond pas aux besoins des individus (et également,) il doit l’être parce qu’il est insuffisamment attentif aux besoins des Etats ! » (CREPEAU : 318)

 

Toutefois, « (pour) d’autres, la réformer serait risquer de donner libre cours à des tendances plus restrictives, compte tenu de la dépendance des Etats des opinions nationales. » (WITHOL DE WENDEN : Id.)

Quoi qu’il en soit, la plupart sont d’accord pour dire que le droit d’asile est en crise (LEGOUX ; SEGUR), que l’interprétation faite par les pays d’accueil de la Convention de 1951 est bien trop restrictive, que le nombre de rejet des demandes de reconnaissance du statut est bien trop élevé, …  Comment expliquer alors la formidable inertie de la définition donnée par ladite  convention ?

Par son « esprit » et les instances chargées d’octroyer le droit d’asile qui en sont les gardiennes. A ce sujet, écoutons les propos d’un rapporteur à la Commission de Recours des Réfugiés :

 

« Accorder l’asile, c’est défendre certaines libertés. On ne peut dénaturer l’asile pour faire passer des réfugiés économiques. L’asile, c’est un certain esprit. La Commission de Recours des Réfugiés et l’Office Français de Protection des Réfugiés et Apatrides sont les défenseurs de cet esprit. Cela n’empêche pas les membres de ces instances de se faire leur propre opinion par rapport aux réfugiés, par exemple de connaître l’Afrique, avoir des amis africains et n’avoir rien contre le fait qu’il y ait beaucoup d’immigrés en France, au contraire. » (Entretien de décembre 2001)

 

Ainsi, les instances chargées d’accorder l’asile, bien plus que défendre le territoire contre une invasion, ont ce sentiment d’être les gardiennes d’un esprit.[27] Ce dernier terme est revenu à de nombreuses reprises au cours de nos entretiens comme un leitmotiv et fait évidemment référence à l’idéologie que nous avons mentionnée plus haut.

Nous pensons néanmoins que la totale adhésion à cet esprit qu’emporte en tout cas et de manière inéluctable l’œuvre desdites instances, empêche de voir cette inadaptation et de prendre du recul par rapport à la définition du réfugié telle qu’elle nous est donnée par la Convention. Il y aura en effet légitimation de cette « norme internationale » tant que certaines personnes seront reconnues comme réfugiées et que d’autres verront leur demande rejetée et la baisse dramatique du nombre de reconnaissance n’a apparemment que peu de prise sur cet esprit. Faudra-t-il attendre qu’il n’y ait plus du tout de reconnaissance pour qu’on s’interroge sur l’éventuelle inadaptation de la Convention de 1951.

La difficulté provient de ce que cet esprit est très difficilement contestable vu l’idéal auquel il renvoie, celui des droits de l’Homme et des individus. Et les partisans d’une refondation de la Convention de 1951 apparaissent souvent comme tendant vers la négation de son idéologie fondatrice. S’il en est ainsi, c’est, pensons-nous, dû au fait que cette idéologie n’est pas explicitement interrogée à la manière dont pourraient le faire les anthropologues du droit. Nous pensons principalement aux travaux de PANIKKAR, d’EBERHARD et du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris (LE ROY, 1999 : 323-339). Si des efforts sont faits en ce sens par des spécialistes pour repenser, « reconcevoir » le  droit international des réfugiés (HATHAWAY), chacun sait qu’« il n’est pas pire sourd que celui qui ne veut pas entendre ».

Maintenant, quoi qu’il en soit de l’inadaptation de ce statut de réfugié défini par la Convention de Genève et accordé par les autorités étatiques, il reste l’instrument fondamental de la politique d’asile dans de nombreux pays et une ressource primordiale des acteurs participant au monde (du droit) des réfugiés. Ceci nous permet de faire la transition avec le point suivant qui va nous montrer quelle est l’application contingente qui en est faite dans le contexte français.

 

 

 

 

 

II/ La procédure française : droit positif

 

Après une approche « détachée », ou plutôt « distanciée » du monde des réfugiés au cours de laquelle nous avons voulu donner le cadre des représentations des acteurs de ce monde, après une présentation des éléments principalement historiques et juridiques à la base de ces représentations, le temps est venu d’éclairer le lecteur sur les conditions d’énonciation du discours des acteurs et sur celles de réalisation de leurs pratiques.

C’est d’un passage obligé par le droit positif dont il va s’agir qui nous permettra de voir quelle application contingente a été réservée par les autorités françaises à la Convention de 1951, après que les recommandations d’interprétation nous aient été données par le Guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés.

Nous ne traiterons pas des « statuts B » évoqués plus haut pour deux raisons principales. La première est terminologique. « Le législateur français, pour définir le réfugié,  s’est exclusivement référé à la Convention de Genève et au mandat du H.C.R. » (TIBERGHIEN, 1988 : 56). La seconde est pragmatique. Des voies nouvelles (l’« asile territorial » et l’« asile constitutionnel ») ont été ouvertes pour permettre l’accès à l’asile en France et pour contrer la jurisprudence de plus en plus restrictive des organes chargés de l’examen des demandes d’asile. Mais elles sont malheureusement très étroites et peu usitées (BERNARD, cité par RAPOPORT : 184-185). 

 

Nous pensons que la meilleure façon de comprendre la procédure est de suivre le parcours d’un réfugié dès son arrivée en France. Le passage par différentes instances sera l’occasion de les présenter et de les commenter. Nous mentionnerons autant que possible les déboires d’un tel parcours sans pour autant en expliciter chaque fois les fondements juridiques, d’autant plus que nombre de ces tracasseries trouvent leur origine dans de la mauvaise volonté administrative ou dans un excès de juridisme, dans le sens négatif qu’attribuait BOURDIEU à ce terme (1986b : 40). (A)

 

Nous nous pencherons ensuite plus particulièrement sur la Commission des Recours des Réfugiés car, vu le caractère public des audiences qui s’y déroulaient, elle a représenté le « camp de base » de notre observation, ce à quoi nous revenions sans cesse lorsque nous avions l’impression de trop nous éloigner de la réalité sociale. (B)

 

 

A : L’odologie du réfugié

 

Selon la formule bien connue, la route est longue et semée d’embûches pour qui souhaite obtenir le statut de réfugié en France. Ces derniers temps, les obstacles ont tendance à se multiplier sur le premier tronçon de la route menant à la protection reconnue. On peut le délimiter par l’arrivée sur le territoire français, réel ou virtuel[28], d’un côté et, de l’autre,  l’introduction effective d’une demande de statut prise en compte par l’Administration.

Il s’agit souvent d’un bras de fer avec les autorités (aéro)portuaires ou autres (les préfectures) qui filtrent les demandes en opposant de nombreux motifs, comme par exemple l’ordre public, un accord de réadmission, une demande « manifestement non fondée », etc. (BRACHET : 11), quand il ne s’agit pas tout simplement d’un pur caprice (JAFE : 57-71). Comme le signale BRACHET,

 

« (la) multiplication des hypothèses développe une atmosphère de soupçons qui elle même réagit sur les tactiques des requérants pris au piège de procédures visant à limiter l’accès à la procédure (de demande d’asile). Les règles construites sur la mauvaise foi éloignent un peu plus l’expression de la bonne. » (Id. : 14)

 

Nous ne mentionnerons, par la suite, que les étapes principales de la procédure qui est organisée par la loi n° 52-803 du 25 juillet 1952 portant création d’un Office français de protection des réfugiés et apatrides(OFPRA) et par le décret n° 53-377 du 2 mai 1953 (CARLIER : 402 ; TIBERGHIEN, 1988 : 56). C’est à la Préfecture que le demandeur d’asile obtient un formulaire de demande de statut de réfugié, lequel rempli est adressé à l’OFPRA. Inutile de dire que peu d’aide lui est fournie à ce moment pour rédiger sa demande qui, en conséquence, est souvent stéréotypée et donc rejetée. Outre le fait qu’un tel formulaire est inadapté pour qui ne sait écrire bien sûr, mais aussi pour s’y épancher sur les souffrances et outrages subis, un très faible nombre de demandeurs a conscience de son importance (MARATRAY : 21-23).

Il existe, pour toute la France, un Office qui se trouve à 94136 Fontenay-sous-Bois, au 45 de la rue Maximilien Robespierre. « Il s’agit d’un établissement public placé sous la tutelle administrative du ministère des Affaires Etrangères[29], doté de la personnalité civile et de l’autonomie financière et administrative » (VIANNA : 176). Il a deux rôles bien différenciés. D’une part, il est chargé de « faire le tri », parmi toutes les personnes qui s’adressent à lui, entre ceux qui sont des réfugiés et à qui donc on octroie le fameux statut générateur de droits et les autres, qui deviendront des déboutés ou des déboutés provisoires le temps de l’examen d’un éventuel recours. D’autre part, l’OFPRA a en quelque sorte pour fonction d’administrer les réfugiés qu’il a reconnus, au même titre qu’un officier d’état civil (BROUSTE). Nous ne nous attacherons qu’à sa première fonction.

La procédure normale (non prioritaire) laisse à l’OFPRA l’initiative de convoquer le demandeur pour qu’il puisse faire son récit et exposer ses craintes devant une personne qualifiée, un agent de l’OFPRA, un Officier de Protection (OP). L’audition, malgré les recommandations du Guide du HCR pour qui elle est indispensable (HCR, 1992 : 52 ; VIANNA : 182), ne constitue donc pas un droit et actuellement, seul un peu plus d’un tiers des demandeurs bénéficie d’un entretien avec un officier de protection et ce chiffre ne fait que diminuer depuis quelques années[30] (ZAPPI). Toutefois, avec l’harmonisation des politiques d’asile au niveau européen, il y a de fortes chances pour que cet entretien devienne obligatoire pour tous les requérants (Id.). On s’en félicitera.

  Les requérants convoqués se rendent à l’OFPRA au jour et à l’heure prévus, sans quoi et sans excuse valable, ils perdent cette chance qui leur était offerte[31]. Faisant partie du quotidien des demandeurs d’asile, la sempiternelle file d’attente est le passage obligé avant de traverser un détecteur de métaux pour enfin avoir l’autorisation de pénétrer dans un bâtiment moderne situé à la périphérie de la capitale. Ni amis, ni famille, uniquement les personnes munies de leur convocation. Dans une salle relativement grande (une quarantaine de places assises) servant d’antichambre, l’angoisse et la nervosité atteignent leur paroxysme jusqu’au moment où un OP vient chercher, un par un, ses interlocuteurs, par leur nom ou leur numéro. Les couples sont entendus séparément.

Les officiers de protection sont spécialisés par aire géographique en fonction de leurs affinités ou des besoins du service. Certains ont déjà une expérience en droit des réfugiés, ils sont par exemple d’anciens rapporteurs à la Commission des recours des réfugiés. Les autres découvrent ce « droit »[32] au sortir d’une formation de politiste, de juriste, d’historien, etc. et sont formés sur le terrain. Comme le précise l’un d’eux, « (o)n accompagne des collègues sur des dossiers et après, on se forme. Au début, on navigue un peu à vue. » (Entretien du 10.04.2002). Ils procèdent à un maximum de deux entretiens par jour dont la durée moyenne varie de une heure et demi à plusieurs heures, surtout lorsqu’il y a un interprète.

Le requérant est emmené via un couloir où il peut observer ses compatriotes d’infortune, mais fortunés tout de même de pouvoir être entendus, à travers les vitres de petites cabines dans l’une desquelles il va, à son tour, bientôt rentrer avec l’OP, le cas échéant, accompagnés d’un interprète. Les avocats ne peuvent assister à cet entretien.

L’explication donnée par les acteurs est que « (cela) prendrait trop de temps si l’avocat intervenait à chaque instant. A la limite, pourquoi pas, si c’était pour contrôler si la procédure est respectée ? Mais il finirait par se lasser. En outre, ici, on n’attaque pas, c’est simplement un entretien. Or, le rôle de l’avocat c’est de défendre. Devant la Commission, là, c’est une décision qui fait grief, il y a eu un “non”, donc là, c’est justifié. En plus, il n’y a pas assez d’avocats pour tous les clients auditionnés ici. On peut faire appel à l’aide juridictionnelle, mais c’est quand même parfois un peu injuste (sous-entendu, tous les demandeurs d’asile n’ont pas droit à l’aide juridictionnelle et un avocat commis à l’aide juridictionnelle ne vaut pas un spécialiste). » (Entretien du 10.04.2002). Comme nous l’avons déjà dit, la deuxième partie fera l’objet d’une analyse approfondie des discours et des pratiques de l’avocat en droit des réfugiés.

Disposés autour d’une table, l’OP écrit ou tape directement à l’ordinateur le récit du requérant, avec ou sans l’aide d’un interprète. L’Officier de Protection va alors passer en revue les éléments pertinents de la vie du requérant. Ce  dernier est, en principe, systématiquement informé sur le caractère strictement confidentiel des données qu’il pourrait fournir. Les premières questions qui sont posées par l’OP portent habituellement sur les données personnelles du requérant et de sa famille. Il arrive aussi, comme nous l’avons expliqué plus haut à propos de l’excision des femmes somaliennes, que le début de l’entretien porte sur des questions de « culture générale » concernant le pays dont le demandeur se prétend originaire[33], ce que ce dernier a parfois du mal à comprendre, s’attendant à raconter les affres de sa vie de persécuté. La discussion s’engage ensuite sur une phrase du genre : « Quels sont vos problèmes ? » ou « Pourquoi avez-vous fui votre pays ? ».

Tout se joue ensuite au niveau de l’intime conviction que va pouvoir se former l’OP sur base du caractère crédible du récit et des informations « objectives » dont il dispose, et pour autant qu’il rentre dans les conditions mises par la Convention de Genève pour l’octroi du statut de réfugié. Ensuite, en moyenne dans le mois qui suit l’audition, « (les) O.P. font une proposition mais la décision est prise par le chef de section, le chef de division, voire le secrétaire général ou le Directeur. Il semble qu’une proposition d’accord doive être davantage justifiée qu’une proposition de rejet. On peut alors penser qu’une proposition de rejet sera en règle générale suivie par le responsable concerné, et qu’au contraire une proposition d’accord fera l’objet d’un examen plus rigoureux de sa part. » (VIANNA : 177).

En cas de rejet de la demande, la Commission des recours des réfugiés (C.R.R.), située à quelques dizaines de mètres de l’OFPRA, au 10 avenue du Val de Fontenay à 94138 Fontenay-sous-Bois, statuera sur un éventuel recours. Ce dernier doit être exercé dans le délai d’un mois et est suspensif (MARATRAY : 28, VIANNA : 184). Ce qui laisse peu de temps au requérant pour comprendre ce qui lui arrive, organiser sa défense et se trouver un avocat s’il le souhaite ou s’il peut se le permettre[34].

Ce recours qui doit être impérativement rédigé en Français est un recours de pleine juridiction (MARATRAY : 29 ; CARLIER : 403 ; VIANNA : 185). Cela signifie que « (…) la Commission se place au moment où elle statue pour apprécier la situation de fait, (et) elle écarte le cas échéant les moyens tirés d’irrégularités dans l’instruction ou la décision de l’OFPRA. » (CARLIER : Id.). A l’instar de l’OFPRA, il n’y a qu’une CRR pour tout le territoire[35] et sa composition est tout a fait particulière.

« Chaque formation de jugement est présidée par un membre, en activité ou honoraire, du Conseil d’Etat ou un magistrat de l’ordre administratif assisté d’un représentant du HCR et d’un représentant du Conseil de l’OFPRA. » (VIANNA : 184) Cette composition est tout à fait originale en ce que la Commission est une des rares instances nationales à intégrer ainsi des représentants d’un organisme international. Car il en sera question dans les pages qui vont suivre, mentionnons ici une composition spéciale de la Commission, il s’agit de ce qu’on appelle les « sections réunies ». Une formation de jugement en sections réunies comprend la section de la Commission saisie du recours plus deux autres, elle comprend donc neuf personnes qui seront amenées à trancher un point de principe et fixer ainsi de manière claire et univoque la jurisprudence de la Commission. Au point suivant, B, nous décrirons une audience à la Commission des recours des réfugiés. 

Sa décision n’est susceptible que d’un recours en cassation devant le Conseil d’Etat vu son caractère de juridiction administrative (TIBERGHIEN, 1988 : 163). Au cours du contrôle de la forme et de la procédure, le Conseil d’Etat est aussi amené à donner sa propre interprétation de la Convention de Genève vu qu’il vérifie également la motivation des décisions de la Commission (CARLIER : 404).

C’est au terme de ce parcours du combattant que le demandeur d’asile peut être définitivement fixé sur son sort, en tout cas par rapport à la France, et de plus en plus par rapport à l’espace qui a été délimité par le Traité de Schengen à travers les mailles du filet duquel il est devenu quasi impossible de se faufiler. Il sera soit réfugié soit clandestin. Dans ce dernier cas, il ne sera pas forcément expulsé et viendra gonfler les rangs de ceux qui font partie de ce qu’on appelle l’« asile au noir » (BRACHET), une « tolérance » sur un territoire mais sans aucun droit ! Et ceux-ci sont nombreux.    

Avant de passer à la description de la procédure devant la Commission et de ses spécificités, une dernière remarque s’impose sur les statistiques des reconnaissances par nationalité, et ce pour deux raisons principales. La première, c’est qu’elle nous concerne directement en tant qu’africanistes, la seconde est que ces statistiques sont constitutives d’un paradoxe qu’on n’ose s’expliquer. En effet, si, dans l’imaginaire des pays d’accueil, l’Afrique occupe une place de choix, sinon la première, parmi les continents stigmatisés par la violence, la sauvagerie, etc., « (elle) est fortement sous-représentée parmi les reconnaissances à l’inverse de l’Asie. » (ANGOUSTURES, LEGOUX, JAGGERS : 113).  Peut-être les images de misère et de pauvreté l’emportent-elles sur celles des conflits et du caractère anti-démocratique des gouvernements qui verrait ainsi dans les demandeurs d’asile d’origine africaine des « réfugiés économiques »…

 

 

B : La Commission des recours des réfugiés

   

La description détaillée du déroulement des audiences devant la Commission des recours des réfugiés sera l’occasion de voir ce qui se joue derrière les apparences. Nous commencerons par le détail de ces audiences en examinant le sort réservé à chaque acteur pour ensuite nous attacher à la spécificité de ce contentieux unique en son genre. Le caractère public des audiences a facilité notre observation en ce que nous avions la possibilité de rentrer et sortir plus ou moins librement. Cela n’a pourtant pas empêché que notre présence soit rapidement remarquée.

L’audience correspond à la phase orale de la procédure devant la Commission qui est, pour le reste, essentiellement écrite, et permet au requérant de faire valoir ses explications, le cas échéant à l’aide d’un avocat, devant trois « juges ». Ce moment n’en est pas moins crucial et déterminant car incarné. En effet, « (les) dossiers des personnes qui ne se sont pas présentées sont examinés (à la fin de l’audience). Celles-ci n’ont quasiment aucune chance de se voir reconnaître le statut,  la Commission n’annulant en général pas une décision de rejet de  l’O.F.P.R.A. sans avoir auditionné le requérant. » (VIANNA : 186).

Vingt-deux affaires sont inscrites au rôle d’une séance de Commission, soit une demi-journée de quatre ou cinq heures. Au moment de l’ouverture d’une séance, le requérant se trouve face aux membres de la formation de jugement telle que décrite plus haut, ainsi qu’au secrétaire et au rapporteur. A ses côtés et le cas échéant, un interprète et un avocat sont présents. La parole est alors donnée par le président au rapporteur qui lit son rapport (une courte présentation du dossier en quelques minutes) sur l’affaire et le conclut soit par un rejet de la demande et confirme la décision prise par l’OFPRA, soit par la recevabilité[36] de la demande. La formule généralement utilisée pour le rejet est la suivante : « En l’état actuel du dossier et sous réserve des observations (des éclaircissements) qui pourront être faites en audience (ou devant vous), je vous propose le rejet du dossier. » Avant cela, il est « proposé » par le rapporteur de « revenir » ou de « s’expliquer » sur les passages du récit du requérant à propos desquels un doute subsiste et qui sont donc susceptibles de fournir des éléments capables de fonder une annulation, par la CRR, de la décision de l’OFPRA. Il arrive également que le rejet soit « proposé avec une certaine hésitation ». Lorsqu’elles le sont, seules les dernières observations du rapporteur sont traduites.

Ce rapport est souvent celui d’une première prise de connaissance des éléments du dossier pour la formation de jugement. Il arrive toutefois que certains présidents « consciencieux » demandent à voir le dossier quelques heures avant. En plus du rapport et de ses conclusions, la formation de jugement dispose, pour se prononcer « en connaissance de cause », de « dossiers-pays » préparés par le service de documentation de la Commission. Notons que chaque élément a ici son importance pour bien comprendre la dynamique des acteurs que nous allons développer dans la deuxième partie. Attardons nous donc un instant sur ce service.

Le service de documentation de la CRR a un double rôle. Il a, comme nous l’avons dit, pour but de constituer des « dossiers-pays » devant éclairer la formation de jugement.

 

Ces dossiers comportent les éléments suivants :

 

·        des cartes générales du pays et des principales villes, des cartes démographiques, etc.,

·        une présentation historique du pays, en général, de l’indépendance à nos jours d’une demi douzaine de pages,[37]

·        une fiche-pays d’une vingtaine de pages reprenant la situation générale d’un pays, la ou les langues qui y sont parlées, les religions pratiquées, la composition « ethnique » de sa population, son économie, ses structures politiques et judiciaires, le système électoral, les partis politiques, la situation des femmes, des enfants et d’autres éventuels groupes vulnérables, le système éducatif,…,

·        une fiche chronologique précise d’une quinzaine de pages,

·        une ou deux fiches thématiques[38] selon les spécificités de chaque pays, comme par exemple le LTTE au Sri-Lanka, le PKK en Turquie, l’excision au Mali, …,

·        et enfin une bibliographie reprenant revues, rapports de presse, sites web, etc. qui renferment d’autres éléments qui pourraient s’avérer pertinents.

 

Ces dossiers se sont constitués au départ d’un fonds documentaire assez pauvre il y a une dizaine d’années. Des sommes de plus en plus importantes ont ensuite été injectées afin de l’augmenter[39]. L’internet est actuellement une des sources principales d’information et a « aussi » constitué une véritable révolution dans ce domaine. Il a facilité les contacts avec de nombreux services sur place, qu’il s’agisse d’ambassades, de consulats ou d’organismes internationaux et non gouvernementaux.    

L’élaboration de ces dossiers doit son orientation aux questions ponctuelles que posent les rapporteurs au moment de l’instruction d’une affaire. C’est là le second rôle du service de documentation. Et les renseignements tirés des recherches effectuées y sont, selon leur caractère généralisable ou non, incorporés.

Il semble donc que les principes de GOODWIN-GILL aient été suivis à la lettre. En effet, celui-ci assure qu’« (u)ne bonne décision dépend d’une bonne information. Les décideurs ont besoin d’accéder aux sources d’information les plus exhaustives, les plus précises et les plus à jour sur les conditions régnant dans le pays d’origine, mais ce type d’information est rarement déterminant pour savoir si le demandeur est bien réfugié. Les données de ce genre ont plutôt pour rôle de constituer la toile de fond dont le décideur a besoin pour appliquer les critères de définition du statut de réfugié à l’affaire concernée. Etant donné les ressources technologiques modernes, il n’existe guère de limites à la quantité d’informations que l’on peut ainsi se procurer ; les problèmes rencontrés tiennent plutôt à la qualité et à l’objectivité des infos, ainsi qu’à leur surabondance, et il convient de présenter données et analyses sous une forme utile, mais condensée. » (26)

 

Nous voici confronté à un délicat problème. Nous verrons que même si la décision appartient, dans les formes, au juge, l’avocat a aussi son rôle à jouer et y prend une part plus importante de ce qu’il laisse entendre dans son discours. Mais alors, si « une bonne décision dépend d’une bonne information », pourquoi cette dernière n’est-elle pas contradictoire ? En effet, la meilleure information, la plus « objective » n’est-elle pas issue de la confrontation des sources, de leur éventuel questionnement comme le veut toute discipline scientifique et moins scientifique prétendant arriver à un savoir objectif, vrai (LECLERC), qu’il s’agisse d’une règle de méthode comme en histoire ou de déontologie comme en journalisme. Et, peut-on encore cacher qu’en droit des réfugiés, c’est quasiment une vérité absolue et objective (LE MASSON : 27) qui est recherchée, celle de la « réalité » du réfugié ?

Réservant le traitement de ces questions pour les chapitres suivants, elles mettent tout de même en exergue le rôle primordial de l’audience où le caractère crédible du récit va être apprécié, l’importance des affects qui doivent donc être basés sur une raison incarnée. L’intime conviction du juge est-elle autre chose que du « feeling », ce terme anglais qui traduit si bien ce que l’on « ressent », ou doit ressentir, face à une personne requérant une protection le plus souvent pour sa vie ou celle de sa famille ? 

Mais revenons à notre audience. Après le rapport, le président, exerçant ainsi tout son pouvoir par la capacité qu’il a de donner, de refuser ou de reprendre la parole, soit laisse la place à la plaidoirie de l’avocat ou commence immédiatement lui-même à poser les questions au client. Ce dernier cas constitue une exception devant la Commission. Il n’existerait qu’un seul président décidant ainsi de précéder les avocats, ce que ceux-ci n’apprécient guère.

 

« Nous, n’aime pas trop que le président intervienne avant. Car après, il ne nous reste plus rien à plaider. » (Entretien du 26.04.2002)

 

« (Me A :) Alors, ici, il y a plusieurs techniques d’investigation pour essayer d’arriver à découvrir la vérité de la part des juges et…

Vous êtes allé dans la salle numéro 3 là, aujourd’hui ? Celle de l’angle.

 

MOI : Non.

 

Me A : Eh bien, vous devriez y aller parce que c’est le seul juge de la Commission, je crois qu’il y en a deux, mais moi, c’est le seul que je connaisse, qui a une technique qui est différente, c’est à dire qu’il va faire euh… lire son résumé par le rapporteur, au terme duquel il va proposer soit le rejet, quasi systématiquement, c’est à dire d’avaliser la décision de l’OFPRA, soit l’annulation, et celui-ci, ce Président, qui s’appelle le Président Paul, il va, à l’issue de ce rapport, interroger directement le requérant, sans que l’avocat n’intervienne. Alors que la typologie classique c’est : rapport, plaidoirie de l’avocat, plus, à l’issue de cette plaidoirie, questions directes, directement posées à l’intéressé par le Président et les assesseurs. Lui, il fait autrement. Et alors, c’est très pervers parce que euh il peut poser pendant 20 minutes des questions au client. Le client répond souvent mal, de manière approximative, et quand l’effet négatif s’est installé dans l’esprit du Président et des assesseurs, il est souvent trop tard au moment où l’avocat prend la parole pour rétablir la barre, parce que s’est ancrée, pendant 20 minutes à l’occasion des réponses du demandeur d’asile, une image très négative de la pertinence de sa demande.

(…) Donc, lui, c’est le Président Paul. Il fait comme ça. Et d’ailleurs, vous allez voir, ils vont finir à 20.30. Parce que ce n’est pas la même manière de procéder, c’est des audiences qui sont extrêmement longues. C’est d’ailleurs un des rares présidents qui a consulté les dossiers avant de venir. » (Entretien du 26.04.2002)

           

Pour reprendre les termes de Me A., dans la typologie classique, vient, après la plaidoirie de l’avocat (que nous tenterons d’analyser en détail dans la deuxième partie), le moment des questions posées directement au demandeur ou via son conseil ou l’interprète : « Qu’a-t-il fait à ce moment-là ? », « Peut-il nous préciser les conditions de détention ? », « Combien de fois a-t-il été arrêté ? », « Peut-il nous expliquer précisément quel était son rôle dans le parti ? », « Pourquoi n’est-il pas parti plus tôt ? », … Le président se tourne ensuite vers les deux autres membres de la formation de jugement : « Avez-vous des questions à poser ? » Il arrive que le rapporteur intervienne également. 

L’affaire est ensuite « prise en délibéré ». A huis clos, en présence du rapporteur qui n’a cependant pas voie délibérative, le président et ses assesseurs se prononcent sur le sort des demandeurs qu’ils ont vu défiler au cours d’une séance. Un très faible pourcentage, de l’ordre de 5 % (VIANNA : 189), des décisions de l’OFPRA sont annulées. « Environ trois semaines après les délibérations, les décisions sont adressées aux intéressés et affichées dans la salle d’attente sous forme d’un tableau mentionnant les identités et les nationalités. » (Ibid.), ainsi que le nom de l’avocat du demandeur. 

Cette présentation nous aura permis de voir quelles sont les spécificités de ce droit et de cette procédure. Pour clore ce chapitre, nous insisterons sur les éléments principaux qui déterminent ce droit ; si besoin en est, en le comparant aux autres modes de règlement des conflits des sociétés modernes analysés par ROULAND (441-448).

Ce droit rentre en effet difficilement dans la typologie des modèle à somme nulle et modèle à somme positive dont fait état ROULAND. Il n’y a en effet qu’une seule partie devant le juge. Les avocats se retrouvent donc tous du même côté et ne sont jamais adversaires. Si la véritable confrontation se trouve entre le demandeur et l’OFPRA qui lui refuse un statut qu’il réclame, la seule observable est celle qui se situe entre le demandeur et éventuellement son avocat, et la formation de jugement. Cet antagonisme est accentué par le fait que l’OFPRA n’est jamais présent en Commission et que celle-ci a un rôle de juge de plein contentieux. Ce dernier élément permet, comme nous l’avons déjà dit, au président et à ses assesseurs de poser des questions et de se fonder sur tous les éléments dont ils disposent au jour de leur jugement.

Là aussi, on voit difficilement comment faire rentrer ce contentieux dans la typologie mentionnée ci-dessus, car la solution imposée ne se base ni sur le passé (pour étayer un jugement), ni sur le futur (pour permettre les relations entre parties), mais bien sur le présent. Il s’agit d’apprécier une crainte subjective trouvant son origine dans des faits objectifs au moment où les membres de la formation de jugement sont appelés à se prononcer. L’aspect déclaratoire de l’octroi du statut renforce encore cette idée.

Ce droit est enfin un tissu de paradoxes. Il échappe à toute tentative de classement parmi d’autres droits plus « traditionnels », mais paraît, premier paradoxe, le plus juridique d’entre tous. En effet, alors que la fin des autres droits, ou ce qu’ils constatent pour paraphraser la formule du doyen Hauriou (cité par LE ROY, 1999 : 35-36), est la paix sociale, le droit des réfugiés n’a pour objet que d’imposer une vision du monde dans laquelle il y aurait des réfugiés et d’autres personnes qui n’en sont pas, même si elles le prétendent. Et la définition du réfugié est donnée par une convention internationale, la norme juridique la plus générale et impersonnelle qui soit. Il n’est plus question de justice, mais de justesse de la qualification.

Proche du droit pénal, par la volonté de rechercher et de trouver la vérité, il s’en éloigne cependant par ses fondements en ce qu’il n’est pas question de protéger la société d’un individu qui la mettrait en péril, qui la menacerait. Même si c’est à l’évidence ce que pensent certains, cette position est absurde en ce qu’elle constitue la négation des valeurs que la société elle-même s’est obligée de défendre. La menace ne vient pas des réfugiés mais de ceux qui refusent de les accueillir. C’est dénaturer l’esprit de Genève, si on veut bien y croire, que de dire : « La France ne peut accueillir toute la misère du monde. » (ROCARD, cité par RIVIERE : 95).

Le deuxième paradoxe découle du premier. Ce droit, le plus juridique, est le moins basé sur du droit, du moins en apparence. Une convention internationale semble constituer tout l’arsenal normatif de cette matière qui, parole d’avocat, se plaide surtout en fait.

Le dernier paradoxe que nous avons recensé a trait à la modernité de ce droit. Face à d’autres droits également modernes comme le droit social, l’Etat y est prépondérant voire exclusif en ne laissant aucune place à des négociations entre acteurs. C’est un mélange de modernité et d’archaïsmes hérités de la conception nationale.

Voici terminée la présentation de notre terrain. Il va donc maintenant être question d’en rendre compte en expliquant comment il rencontre les exigences de l’anthropologie juridique. Ce sera l’objet du chapitre suivant.

 

 

 

 

 

 

 

CHAPITRE II : APPROCHE ANTHROPOLOGIQUE : ETUDE DE LA JURIDICITE

 

Nous avons « observé » et « été observés ». Nous avons carrément participé, en revendiquant un rôle, celui d’avocat, nous l’avons dit, dans cette dynamique sociale ; nous nous sommes inscrits dans ce réseau. Mais qu’y avons-nous vu ? Car, en effet, il ne suffit pas de regarder pour voir. A ce titre, qu’on nous permette d’évoquer ici notre environnement intime. Nous possédons dans notre chambre à coucher une affiche sur laquelle on peut distinguer une lionne allongée mais la tête dressée lançant autour d’elle un regard perçant et scrutateur. La légende indique : « You observe a lot by watching. ». Cet état de veille du fauve observant la savane, que cela soit pour tenter de repérer une éventuelle proie, pour s’assurer que ses petits sont hors de portée d’hypothétiques prédateurs, ou encore pour prévenir son territoire de toute intrusion est rendu en anglais par le gérondif du verbe « to watch », signifiant être en train de garder, veiller, observer, regarder attentivement (HARRAP). Mais cette observation, en français, telle que nous l’entendons habituellement ne suffit pas pour rendre raison de la pratique anthropologique, l’observation, en Anglais. Le premier verbe de la phrase a en effet ici le sens de : apercevoir, remarquer, noter (Ibid.). Et on aperçoit en premier lieu ce qui nous est peu familier ou, comme le prédateur, ce qui nous gêne ou menace un équilibre. C’est bien de cela dont il s’agit, de la découverte d’une « complexité assise dans nos altérités » (EBERHARD, 2002 : 9).

 

Découvrir la complexité, cela peut aussi s’entendre comme la déshabiller, la dévoiler comme on le ferait d’une vérité, montrer le réel qui se cache derrière « ce qui saute aux yeux » et dont on est censé rendre compte. Sans vouloir être grivois, notons qu’il est bien sûr plusieurs façons de déshabiller. La manière de l’anthropologie du droit est dialogique et diatopique, c’est sa méthode. On s’attachera à la définir dans un premier point. (I)

 

Après la méthode vient logiquement l’objet. Dans un second point, nous nous poserons donc la question fondamentale : « à qui ça sert, à quoi ça sert ? » (LE ROY, 1999 : 34). Pour tenter d’y répondre, nous présenterons l’ensemble des acteurs et leurs logiques au départ d’un cas pratique que nous avons déjà évoqué, trois cas dans lesquels l’excision était invoquée comme motif de persécution au sens de la Convention de Genève. (II)

 

 

I/ Les « contraintes » méthodologiques : diatopisme et dialogie.

 

Toute démarche scientifique, ou en tout cas prétendant à la scientificité, nécessite des outils spécifiques. Il n’y a donc pas de raison que l’anthropologie du Droit y échappe. En effet, selon les termes de ALLIOT, il s’agit bien, d’élaborer, de constituer une science du Droit (ALLIOT, 1983 : 84)[40]. Le caractère ethnocentrique en apparence d’une telle définition est, sinon totalement évacué, au moins terriblement réduit[41] par l’appréhension du Droit comme phénomène et non comme un corps de normes liées à l’Etat qui n’en constitue qu’un aspect (EBERHARD, 2002 : 1,6).

 

Et qui veut pouvoir rendre compte du phénomène juridique doit élaborer des modèles représentant le phénomène de manière simplifiée et globale (REGNIER, cité par LE ROY, 1999 : 38). Si l’élaboration de tels modèles n’est pas encore à l’ordre du jour pour ce qui, rappelons-le, n’est qu’une esquisse[42], au moins devons-nous définir nos instruments conceptuels qui seront nécessaires à cette tâche. (A)

 

Ensuite et en clin d’œil à Descartes, nous devrons dire quelle est la méthode sur le discours. Nous nous pencherons donc sur les récits de vie et les récits de pratique. Nous les distinguerons et nous verrons même comment, particularité de notre terrain, les récits de pratique travaillent sur des récits de vie. Nous en profiterons pour reproduire un récit type. (B)

 

 

 

 

 

A : Les outils

 

Comme le faisait remarquer ALLIOT « (…) l’anthropologie juridique ne se définit plus par un domaine, mais par une méthode. » (1985 : IV). La définition des outils de méthode sera donc comme notre premier pas dans notre vie d’anthropologue du Droit.

L’anthropologie du Droit a deux exigences. La première a déjà été évoquée plus haut (Cf. supra, chapitre I), c’est l’exigence de totalité. Nous en avons parlé lorsqu’il a été fait référence à la société comme point de départ et point d’horizon et que nous avons ainsi présenté l’inversion de topiques caractéristique.

La deuxième exigence, nous venons de la mentionner, il s’agit de la construction de modèles diatopiques et dialogaux (LE ROY, 1999 : 33). Le premier de ces adjectifs barbares[43] nous renvoie à notre ancrage dans notre réalité sociale et culturelle, le topos pouvant se définir comme le lieu de l’énonciation du discours et de réalisation des pratiques. Il a ainsi l’énorme avantage de montrer ses limites, honnêteté intellectuelle et scientifique. En même temps, il nous éclaire sur le lieu de l’Autre, d’où il parle.

En référence à notre terrain, la difficulté proviendrait de ce que seul un topos est pris en compte qui n’est pas celui des réfugiés eux-mêmes. En effet, il n’y a apparemment pas, ou très peu, de prise en compte des conditions d’énonciation des récits des réfugiés. Ceux-ci sont jugés par la seule référence à une norme internationale qui, comme nous l’avons dit, pose la question de sa validité à l’anthropologue.

On leur donne rarement l’occasion d’être de véritables interlocuteurs. La meilleure preuve en est que, souvent, seule la logique pure de leur récit est prise en considération. Cela nous donne des motivations de « jugements » de la Commission des recours des réfugiés ou de décisions d’autres instances rejetant la demande d’asile pour des raisons invoquant le caractère peu précis, peu détaillé du récit, des incohérences, contradictions ou autres inconséquences. L’exemple qui suit est tiré d’une décision confirmant le refus d’accès (au territoire) provenant d’une instance belge, le Commissariat Général aux Réfugiés et Apatrides.

 

« Force est de constater que de nombreuses incohérences empêchent d’ajouter foi à ses dires et, par là-même, à la crainte dont il fait état.

Ainsi tout d’abord, il n’avait pas mentionné l’appartenance de son père au RPG (Rassemblement du Peuple de Guinée) ni son arrestation à l’Office des étrangers. Cet élément a clairement été ajouté pour renforcer la crédibilité de son récit et lui donner ainsi une connotation politique afin de rattacher sa demande à l’un des critères de la Convention de Genève.

Ainsi aussi, s’il explique à l’Office des étrangers qu’un Malinké a été accusé d’avoir volé une moto à un Kissy et qu’il aurait été tué, au Commissariat général, par contre, il a expliqué que c’est le Kissy qui avait volé la moto et que les deux hommes s’étaient entretués.

Ainsi encore, il explique à l’Office des étrangers être resté deux-trois jours à Kissidougou alors qu’au Commissariat général, il parle de quatre-cinq jours et prétend que sa tante aurait été arrêtée accusée de nourrir les rebelles, élément important non mentionné auparavant.

En outre, il n’a donné aucune précision à l’Office des étrangers sur son long séjour à Banya.

En ce qui concerne son voyage, celui-ci se révèle également incohérent. Ainsi il ressort du rapport d’audition à l’Office des étrangers (questions 41 et 42) qu’il aurait quitté Conakry le 4 février 2001et qu’il aurait vécu deux à quatre jours dans un aéroport suisse ; or, au Commissariat général, il a expliqué avoir quitté Conakry le 9 février et n’avoir jamais été en Suisse, versions divergentes s’il en est.

Enfin, il ressort du rapport de la police fédérale de l‘aéroport de Bruxelles National (…) que la Sabena a apporté une copie d’un passeport guinéen au nom de (…) avec la photo de l’intéressé. Celui-ci tente donc de tromper les autorités belges quant à son identité.

(…)

De ce qui précède, il ressort que la demande de l’intéressé est manifestement non fondée (…).

Le Commissaire général est d’avis que, dans les circonstances actuelles, l’étranger peut être reconduit à la frontière du pays qu’il a fui et où, selon sa déclaration, sa vie, son intégrité physique ou sa liberté serait menacée. » (Décision du 28.02.2001).       

 

Il est encore plus troublant de voir comment certaines mesures de rapatriement « volontaire » sont prises sans qu’il n’y ait eu aucune consultation des principaux intéressés. Non seulement leur topos n’est pas pris en compte, mais pire, ils sont, sans raison apparente, exclus du dialogue. D’autorité on leur attribue des intentions qui leur sont peut-être tout à fait étrangères. A cet égard, « le retour des Afghans » est symptomatique. Comment conçoit-on que, du jour au lendemain, des gens qui ont fui la persécution désirent « rentrer chez eux », dans un pays où il n’y a probablement plus aucune structure ?

Cela appelle trois commentaires. Le premier est l’évidence même : « Comment le savoir si on ne prend même pas la peine de leur demander ? ». Le deuxième est réaliste : « Pour reconstruire, il faut des fonds. Une diaspora forte n’est-elle pas indispensable pour ce faire ? ». Le troisième nous renvoie à la question de l’identité : « Où est-ce chez eux ? » (MAALOUF). Bien souvent, ce rapatriement ressemble plus à un « refoulement dissimulé » (WA KABWE-SEGATTI).

Nous voyons combien l’ouverture aux différents sites culturels, le dia-topisme, est nécessaire pour une meilleure compréhension du monde et pour nouer le lien social. Cette ouverture est indissociable de la pratique d’un type de dialogue bien précis. Il n’est pas dialectique, mais dialogal.

Ce dialogisme insiste pour que l’on prenne les sujets au sérieux, c’est à dire « (…) comme des sources de savoir et pas seulement comme des objets de savoir (…) » (EBERHARD, 2001 : 183, notre traduction). Cela implique que l’on prenne tout aussi sérieusement en considération leurs représentations, ou mythes, le mythe étant cet « (…) horizon invisible horizon sur lequel nous projetons nos notions du réel (…) » (PANIKKAR, cité par EBERHARD, Id., notre traduction). Tout cela constitue une mise en garde contre la trop grande transparence du monde dont l’englobement du contraire au sens de DUMONT (140-141) en est la meilleure manifestation de réalisation du risque. Ce concept développé par DUMONT revient à construire l’Autre tel qu’il nous apparaît, ou plutôt transparaît, à travers nos schèmes cognitifs, notre mode de penser (qu’il s’agisse de Dieu, du monde ou du Droit), donc, par rapport à soi, comme notre opposé et contraire.

            C’est sur base de ces consignes que nous avons voulu approcher les acteurs du droit des réfugiés. Il nous a semblé qu’un acteur en particulier rassemblait ces exigences de dialogisme et de diatopisme par son travail même, il s’agit de l’avocat. En effet, il donne l’impression de jouer l’interface entre le client et l’institutionnel. Simultanément, il exprime la norme et dialogue avec son client, « modèlise » son discours, le normativise (BELLEY, cité par ROULAND : 445). Il nous a donc paru intéressant de mieux analyser sa position pour voir ce qu’il en était réellement, ce que nous ferons en deuxième partie.

Ce que nous avons imaginé être un dialogue entre le demandeur d’asile et l’avocat, a dû se développer autour d’un récit, celui du réfugié, dont la véracité est l’enjeu de tout « le procès », au sens de processus, de découverte, de dévoilement anthropologique du droit des réfugiés. Ce récit et son appréhension ont fait l’objet d’un second type de récit, un récit de pratiques, celui des avocats eux-mêmes. C’est le moment de la méthode sur les discours.

 

 

B : La méthode sur les discours : récits de vie et récits de pratiques

 

Commençons par distinguer les récits de vie et les récits de pratique.

 

« (L)e récit de vie résulte d’une forme particulière d’entretien, l’entretien narratif, au cours duquel un chercheur (…) demande à une personne ci-après dénommée "sujet" de lui raconter tout ou partie de son expérience vécue. » (BERTAUX : 6) Elle permet d’approcher la compréhension d’une société ou d’un groupe social (BONTE, IZARD : 332), ce qui a valu à la perspective d’une telle démarche le qualificatif d’ethnosociologique donné par certains (BERTAUX).

Quant au récit de pratiques, il constitue simplement un récit de vie orienté. Et le choix d’une orientation dépend de la problématique étudiée par le chercheur. Un tel récit est ainsi, comme l’écrit BERTAUX, « (…) un instrument remarquable d’extraction des savoirs pratiques, à condition de l ‘orienter vers la description d’expériences vécues personnellement et des contextes au sein desquelles elles se sont inscrites. » (17).

Toute l’ambiguïté surgit lorsqu’on sait que l’avocat spécialiste en droit des réfugiés[44], qui n’a pas une vocation de chercheur au sens où BERTAUX l’entend dans la définition donnée ci-dessus, travaille sur des récits de vie. Ceux-ci sont son matériau premier qu’il s’efforce d’orienter dans une direction bien particulière par référence à une norme et de manière totalement consciente, ce qui n’est pas toujours le cas du chercheur en général, a fortiori chez le jeune chercheur inexpérimenté.

Quant aux juges, ou plutôt « examinateurs », pour reprendre le terme utilisé par le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié, leur objectif est de découvrir, derrière ces récits de vie[45] des demandeurs d’asile, une vérité devant correspondre à la réalité, celle de la distinction entre le vrai et le faux demandeur. Nous questionnant sur le « dialogue » entre l’avocat et le demandeur d’asile, nous avons donc choisi de récolter des récits faits par les avocats, portant sur la façon dont ils traitaient la « question de la vérité » et leur façon d’orienter les récits de vie. Notre technique d’enquête a donc consisté à récolter des récits de pratiques d’orientation de récits de vie.

Un mot maintenant sur la récolte de ces récits. Nous devons bien avouer que le fait de porter notre choix sur les avocats n’est pas sans lien avec la difficulté d’obtenir des récits de requérants. La rudesse de l’épreuve de l’exil et, tout aussi éprouvante, de la procédure d’octroi du statut de réfugié dans un pays « industrialisé », a rendu la plupart des demandeurs d’asile méfiants et suspicieux. En outre, s’ajoutait ce que nous pensons être une pré-orientation du récit, c’est à dire que pouvant difficilement cacher la profession que nous exerçons, les demandeurs nous auraient plutôt dit ce que nous voulions entendre que ce qu’ils avaient à dire, un récit destiné aux avocats et non au chercheur. Nous l’avons dit, l’anthropologue a besoin de temps, de beaucoup de temps.

Nos errements initiaux sont aussi à la base de ce choix. En effet, alors que nous nous trouvions, au début de nos recherches, dans la salle d’attente de l’OFPRA, en compagnie de requérants dans l’expectative d’un entretien avec un officier de protection, nous tentions de lier connaissance et d’obtenir des demandeurs qu’ils nous confient l’histoire de leur vie. La seule réponse jamais obtenue fut la suivante : « Nous, on raconte notre histoire, c’est tout ! », suivie d’un mutisme circonspect. Il nous a donc fallu apprendre à poser sinon les bonnes, au moins de meilleures questions (BERTAUX ; ROULAND : 166).

A l’inverse, ma qualité d’avocat m’a ouvert tout grand les portes de la salle des avocats de la Commission des recours des réfugiés, me présentant, et par la suite étant présenté, comme un « confrère ». Ce qui constituait un inconvénient d’un côté devenait un avantage de l’autre. Me trouvant, en quelque sorte, dans le bon camp, être un allié, les langues se sont déliées plus facilement. On n’a peur que de ce qu’on ne connaît pas. Vu mon assiduité aux audiences de la Commission, j’ai rapidement été reconnu au point que je n’avais parfois plus besoin de me présenter, car certaines des personnes auxquelles je m’adressais me disaient avoir entendu parler de moi, confirmation de ce que l’anthropologue est bien le premier observé (ROULAND : 163).

            Dans la mesure du possible, nous avons laissé les gens venir à nous, comme ce président de chambre s’inquiétant de ma présence insistante en salle d’audience : « Que faites-vous ici ? Attendez-vous pour une affaire ? Etes-vous de la famille d’un requérant ? » (Audience du 30.04.2002 devant la CRR). Après avoir expliqué ce que je « faisais » là, ce président m’a accordé un rendez-vous afin de parler un peu plus longuement de « tout cela ». Il n’en reste pas moins que la position de l’anthropologue étonne d’abord, amuse ensuite, enfin gêne. Ainsi un avocat nous demanda un jour pour le compte de qui nous espionnions.

Mais revenons à nos récits de vie constituant la base de travail de l’avocat. D’une part ces récits reflètent la cosmogonie des demandeurs d’asile parce qu’il y a une façon socio-culturelle de raconter sa vie, c’est à dire en fonction de notre topos. Chaque histoire s’inscrira dans une région précise, invoquera un motif spécifique ou un cumul de ces motifs[46], aura pour cadre social (familial, professionnel,…) un environnement particulier, etc.[47] Il existe néanmoins une constante pour  tous ses récits, le fait que nous devons apprendre à « lire entre les lignes » car il a fallu, dans « ces pays » où la liberté d’expression n’existe pas ou si peu, apprendre à maîtriser un art d’écrire (STRAUSS, cité par NOIRIEL : 249).

D’autre part, vu les critères définis par la Convention de Genève, une persécution ne sévit jamais que par référence à un groupe racial, religieux, national, social ou politique. On rencontrera donc, par la force des choses, des récits types. Il y a une façon algérienne de raconter des persécutions infligées par des groupes armés dans laquelle, par exemple, le fait d’être stoppé par un « faux barrage » (sous-entendu de police) revient sans cesse. De même, on retrouve dans la fuite des massacres des camps de réfugiés rwandais en République démocratique du Congo la traversée des forêts équatoriales, le transit par d’autres camps pour se rendre vers Kinshasa ou Brazzaville. Il y a des points de passage obligé.

            Le caractère typique de ces récits a fait qu’une véritable industrie est née autour d’eux, soit vendus par d’anciens migrants avant les entretiens (MAYOYO BITUMBA : 98), soit pour les recours contre des décisions refusant l’octroi du statut de réfugié. Répondant à la question posée par un des membres de la formation de jugement pour savoir si le récit écrit dans le recours l’avait bien été par le requérant, un avocat précisait que : « (…) il y a une officine à Paris qui fait ça, (qui fait traduire les récits et les retranscrit), donc c’est difficile de contrôler, il n’y a aucune traduction après du français vers la langue d’origine pour voir si cela a été bien traduit. » (Audience du 26.04.2002 devant la CRR).

            Pour illustrer le « difficile chemin vers l’exil », nous avons choisi un exemple de récit caractéristique donné par un journaliste africain. Pour ne pas alourdir inutilement le corps du texte du présent travail, la quasi intégralité de ce qui est en réalité une lettre écrite à sa mère par un journaliste sierra-léonais réfugié en France est reproduite en annexe. La principale raison pour laquelle nous avons pris ce texte est qu’il a été publié, nous avons donc ce sentiment de ne pas trahir une confiance. On remarquera le foisonnement de détails et le style « journalistique », la précision des heures et l’enchaînement « cohérent » des événements décrits. C’est ce genre de récit que l’on peut entendre en entretien, même si tous ne sont pas toujours aussi « limpides ».

C’est aussi ce genre de récit que tendent à obtenir les avocats. Mais avant d’analyser plus profondément leurs discours et leurs pratiques, nous présenterons tous les acteurs accompagnant le demandeur d’asile sur son « chemin » et décrirons les logiques qui donnent sens à leurs actions afin d’avoir une vue d’ensemble. Partant d’un cas pratique, ce sera l’objet du point suivant. 

 

 

II/ Une perspective

 

            Comme l’a éprouvé par son observation-participante, le dit et doit le penser LE ROY, « (l)e droit n’est pas tant ce qu’en disent les textes que ce qu’en font les citoyens » (1999 : 33). Par cela même il attire notre attention sur le fait que les expériences d’acteurs sont  essentielles en anthropologie du Droit. Nous commencerons donc par une présentation de l’ensemble des acteurs qui croisent le chemin du demandeur d’asile et lui donnent, à chaque rencontre, une nouvelle direction. (A)

           

Ces acteurs ne sont bien sûr pas isolés, ils sont inscrits dans le monde, et si l’anthropologue choisit comme point de départ une petite unité sociale (Cf. supra), c’est pour finalement toucher l’ensemble de la société dans son rapport local / global  (KILANI) et comprendre les logiques de l’Homme (anthropo-logos) ou comme le dit VANDERLINDEN, « (…) appréhender (le réel ou la réalité sociale) que ce soit directement ou indirectement ; transmettre (ce que l’on a appréhendé en fonction de nos catégories conceptuelles) que ce soit aux intéressés ou à l’Autre ; comparer les notions et mécanismes rencontrés avec ceux qui, soit s’en rapprochent, soit s’en distinguent dans d’autres sociétés et, enfin, expliquer le pourquoi de ces similitudes ou de ces différences. » (61). Ce sont des gens en interaction qu’il nous faut que « étudier » et pour répondre à la question fondamentale « à qui et à quoi ça sert » (Cf. supra), nous privilégierons une perspective pragmatique.

 

Ce pragmatisme est une exigence de l’anthropologie du Droit (LE ROY, 1999 : 33-34,181). Ce terme d’origine grecque dont la racine est pragmatikos (ROBERT, 1973) nous renvoie directement à l’action qui, à son tour, fait intervenir le paradigme du jeu cher à LE ROY en ce qu’il y a action dans le jeu, ce que l’Anglais traduit par play (1999 : 178-184). Nous nous attacherons donc, pour terminer cette première partie, à identifier les logiques sous-jacentes au jeu des acteurs en situation au départ d’un cas pratique, découvrant ainsi des logiques à l’état pratique (BOURDIEU, cité par LE ROY, 1999 : 40). (B)

 

 

A : Les acteurs

 

Si nous pensons que plusieurs logiques sont à l’œuvre en droit des réfugiés, les acteurs dont elles guident les actes et les paroles en leur donnant un sens peuvent être rassemblés sous deux figures emblématiques : le demandeur d’asile et l’Etat, le destinataire de la demande.

Il peut sembler à première vue, par cela même qu’il existe une demande et son destinataire, que l’Etat soit en position de force et qu’il dispose d’une entière liberté pour prendre sa décision. Nous avons cependant vu (Cf. supra) que cette liberté n’est pas totale en ce qu’il y a une obligation de répondre positivement à un minimum de demandes. Sans cela, on assisterait à une remise en question des principes fondateurs de notre société ou, à tout le moins, se poserait un problème de légitimité. En effet, nous l’avons dit, octroyer le statut de réfugié à des demandeurs d’asile permet de voir clairement quelles sont les valeurs que défend notre société. Son défaut empêcherait de les (re)connaître et, en reprenant les définitions données de légitimation et de légitimité données par le Dictionnaire encyclopédique de théorie et de sociologie du droit, on peut en inférer que la légitimité de valeurs et d’un pouvoir reposant sur ces valeurs repose sur la reconnaissance de ceux qui en sont les réceptacles (des valeurs) ou sujets (du pouvoir) (ARNAUD : 342-345).

Avant la taxonomie des acteurs en ces deux catégories que nous avons identifiées, remarquons encore que s’il y a demande, c’est qu’il y a, en quelque sorte, une offre. En matière d’immigration clandestine, dont nous avons vu qu’elle est proche de la question des réfugiés, certains ont montré que cette offre s’assimile parfois presque à une demande, demande de main d’œuvre bon marché, et facilement exploitable car se trouvant dans une situation précaire aussi bien au niveau social et économique que juridique. (SASSEN[48] ; MORICE ; ANGEL LLUCH) Certains pays ont aussi définis leurs besoins en immigrants parmi lesquels les réfugiés ne constituent qu’une catégorie, ces derniers faisant alors l’objet de froids calculs d’intérêt. (HCR, 2000 : 172-173).

Après ces courtes réflexions sur la position des acteurs, attachons-nous à les regrouper sous ces deux figures que sont 1. le demandeur et 2. l’Etat (d’accueil).

 

1.      LE DEMANDEUR

 

Cette catégorie comprend, dans le pays d’origine :

 

-         l’acteur central qui est bien évidemment le demandeur lui-même,

 

-         l’agent de persécution (« On entend normalement par persécution une action qui est le fait des autorités d’un pays. Cette action peut également être le fait de groupes de la population qui ne se conforment pas aux normes établies par les lois du pays. (…) Lorsque des actes ayant un caractère discriminatoire grave ou très offensant sont commis par le peuple, ils peuvent être considérés comme des persécutions s’ils sont sciemment tolérés par les autorités ou si les autorités refusent ou sont incapables d’offrir une protection efficace. » (HCR, 1992 : 18)),

 

-         l’annonciateur (Le demandeur ne prend pas toujours, voire rarement, seul la décision de partir. Ce choix peut être influencé par différentes personnes que nous avons regroupées sous le terme « annonciateur » en référence à la terminologie de FAVRET-SAADA, pour qui ce personnage est celui qui introduit dans une dynamique nouvelle, dans son occurrence, la sorcellerie et pour nous, l’exil. (38) Il peut s’agir de membres de la famille ou de proches renseignés soit sur les intentions des persécuteurs, par exemple par leur profession – en tant qu’agent de l’Etat ils peuvent être mis au courant, pour telle raison, des poursuites qui vont être lancées contre telle personne – soit sur l’identité d’un « passeur »),

 

-         le passeur (Sous ce terme se retrouvent toutes les personnes qui, de près ou de loin, font le pont entre le lieu de départ et le pays d’accueil. Leur nombre peut être élevé. On peut y inclure les compagnies aériennes ou maritimes, d’autant plus que ces transporteurs se voient parfois infliger de sanctions (LOCHAK : 56)),

 

et dans le pays d’accueil :

 

-         d’autres étrangers qui s’y trouvent déjà (Il s’agit souvent de la famille élargie ou d’amis et parfois de membres de la communauté d’origine),

 

-         d’« indigènes » du pays d’accueil (Il existe dans les « pays industrialisés » de plus en plus d’associations de soutien et de défense des intérêts des immigrés en général et des réfugiés en particulier et, bien sûr, des droits de l’Homme. Toujours sous la figure du demandeur et dans ce groupe d’« indigènes », on peut aussi placer le personnel des centres d’accueil pour demandeurs d’asile qui les assistent dans leurs démarches administratives en vue de faire aboutir leur requête.),

 

-         et enfin les avocats  (Ils peuvent intervenir à différents stades de la procédure. Si nous les mentionnons dans ce groupe, c’est parce que leur rôle premier est de les conseiller, assister et représenter. En outre, ils s’identifient très souvent à leur client, les expressions suivantes résonnant régulièrement dans la bouche d’avocats : « On nous a refusé le statut », « On va être expulsé », « J’ai reçu le statut »).

 

 

2.       L’ETAT

 

Cette catégorie comprend, dans le pays d’origine :

 

-         la représentation du pays d’accueil dans le pays d’origine (Dans le cadre de procédures exceptionnelles, le demandeur d’asile peut s’adresser directement à l’ambassade ou aux services consulaires du pays duquel il souhaite recevoir une protection. En France, ce genre de procédures est organisé par le ministère des Affaires Etrangères (BRACHET : 9)),

 

et dans le pays d’accueil :

 

-         les agents de l’Etat chargés du contrôle des frontières du territoire,

 

-         les services administratifs qui ont pour fonction de transmettre la demande d’asile à l’organe compétent (Pour les acteurs de ces deux dernières catégories, nous avons vu (Cf. supra) qu’ils peuvent entraver le requérant dans ses démarches.),

 

-         l’organe qui a pour mission d’octroyer le statut de réfugié sur base d’un examen de la demande (En France, il s’agit de l’Office de protection des réfugiés et apatrides. Il est déplorable que, devant l’OFPRA, toutes les demandes ne fassent pas l’objet d’un entretien, l’Office se prononçant alors uniquement sur base d’un dossier écrit. Il s’agit d’un formulaire rempli dans les services administratifs mentionnés ci-dessus. (WITHOL DE WENDEN : 74 ; RAPOPORT : 186) En effet, comme le mentionne le Guide du HCR, « (si) les renseignements utiles sont en premier lieu donnés sur la base d’un questionnaire standard, (ceux-ci) ne seront pas suffisants pour permettre de prendre une décision, et un ou plusieurs entretiens personnels seront nécessaires. » (HCR, 1992 : 52)),

 

-         le(s) organe(s) chargé(s) de l’examen d’éventuels recours (Exerçant un rôle de juge de plein contentieux, la Commission des recours des réfugiés est, en France, chargée d’examiner les recours contre les décisions de l’OFPRA. La décision qu’elle prendra est, à son tour, susceptible d’une cassation administrative devant le Conseil d’Etat.),

 

-         et enfin les Cours et tribunaux de l’ordre judiciaire (Ils interviennent principalement pour régler des questions de ce que l’on a nommé, par euphémisme, « rétention » illégale. « (D)ans l’esprit des pouvoirs publics, le juge doit désormais être un auxiliaire de la lutte contre l’immigration clandestine et non plus le garant du respect du droit et des formes légales. » (LOCHAK : 57)).

 

 

Il subsiste une dernière personne au rôle extrêmement important que nous ne savons où placer, ne sachant pas si elle oscille d’un registre à l’autre ou si elle est véritablement neutre. Comme l’observe d’ailleurs GOODWIN-GILL à propos de l’évaluation de la crédibilité du demandeur, « (celle-ci) se trouve compliquée par le fait que l’interprète a souvent pour effet de filtrer l’information dans les deux sens, par l’élément subjectif que constitue la peur – dans la définition du statut de réfugié comme dans la procédure elle-même – ainsi que par les facteurs culturels qui influencent la narration des événements, l’énoncé de la vérité, la dissimulation et le fait de s’attribuer une famille ou d’autres relations de plus ou moins grande importance. » (26) (c’est nous qui soulignons).

 

« Nous jouons des rôles différents selon que nous travaillons avec l’avocat ou que nous sommes présents en Commission. » nous précisaient eux-mêmes les interprètes de la Commission des recours des réfugiés. (Audience du 25.04.2002).

 

Cette apparente neutralité porte néanmoins la marque de l’institutionnel. « Je ne sais pas si je ne suis pas tenue au secret… C’est pourquoi je préfère me taire et ne pas répondre à vos questions, désolée ! », nous confiait une interprète en langues russe, ukrainienne et française. (Ibid.)

            Après ce tour d’horizon des acteurs, examinons les logiques qui les gouvernent. C’est l’objet des paragraphes suivants qui closent cette première partie.

 

 

B : Les logiques d’acteurs

 

Ce dernier point va nous permettre de passer en revue les logiques d’acteurs avant de nous pencher sur l’analyse spécifique du rôle des avocats dans le « dialogue » qui se noue entre le demandeur et l’Etat. Nous verrons ce qu’il en est de ce « dialogue » dans la deuxième partie et nous reconsidérerons également la position de l’avocat. En effet, l’anthropologie juridique est un jeu qui se joue à différentes échelles et ce n’est pas pour rien que dans son Jeu des lois, LE ROY avait initialement prévu les échelles comme point d’entrée de son modèle de représentation dynamique du Droit (44). On passe constamment du local au global et inversement. Ainsi des avocats dont une première analyse globalisante de la fonction nous fournira une première logique, laquelle sera infirmée par une prise en considération de leurs stratégies de façon plus ciblée. Cela devrait nous amener à revoir les autres logiques à la lumière de cette analyse. Mais, rappelons-le, ceci n’est qu’une esquisse. Pour percevoir toute la portée de notre réflexion, rien de tel qu’un cas pratique.

L’analyse qui va suivre est le fruit d’une collaboration avec Francine MERCIER alors que l’occasion nous était donnée d’assister, le 16 novembre 2001, à une séance plénière de la Commission des recours des réfugiés (Cf. supra) concernant trois affaires dans lesquelles la pratique de l’excision était invoquée comme persécution au sens de la Convention de Genève.[49] Nous avons voulu décrypter ce que nous considérions être un terrain pertinent pour notre discipline,  l’anthropologie du Droit, et voir quels étaient les questionnements émergents.

La pratique de l’excision, principalement dans les pays africains, est un thème mobilisateur qui intéresse certainement plus les Occidentaux que les principales personnes concernées. Pour cette raison, un public nombreux composé entre autres de journalistes et d’associations (notamment le GAMS, Groupe femmes pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles) était présent. Délicat sujet vu l’« outrance affective » qu’il suscite (DROZ, cité par BISSOT & MERCIER : 36), il nous a néanmoins semblé intéressant à traiter dans le cadre du « droit des réfugiés » car peu abordé sous cet angle et, de toute façon, attrayant par la confrontation des logiques opérée au niveau des acteurs et de leurs représentations[50].

Il s’agissait de prendre une décision génératrice de droits, ou de non-droits, portant sur des pratiques exogènes invoquées dans un cadre bien précis, à l’appui d’une demande d’octroi du statut de réfugié dans le cadre de la Convention de Genève. Face à la formation de jugement composée de neuf membres appelée à en juger et aux rapporteurs et secrétaires de la Commission (en tout, douze personnes), trois affaires ont été évoquées.

La première concernait une femme de nationalité guinéenne excisée contre sa volonté à l’âge adulte. Elle invoque, selon le rapport fait en séance, un mariage forcé avec un Musulman, alors qu’elle était de confession chrétienne. Des mauvais traitements constants lui auraient fait craindre pour sa vie. Elle était assistée d’une avocate commise d’office et non spécialisée en ce domaine.

Dans la deuxième affaire, un couple de Maliens s’étaient opposés à l’excision de leur fille. D’abord menacés de représailles par les autorités traditionnelles et religieuses de leur village, le mari a ensuite été passé à tabac par des membres de sa classe d’âge. Après avoir porté plainte devant un tribunal et ne voyant aucune réaction, ayant appris que leur élimination était programmée, ils ont décidé de fuir avec leur enfant.

Il s’agissait, dans le dernier cas, d’une femme de nationalité somalienne qui, outre la guerre civile dans son pays, justifiait son départ et sa demande d’octroi du statut de réfugié par le fait que sa fille aînée était décédée des suites d’une hémorragie consécutive à son excision (infibulation) et qu’elle ne souhaitait pas que sa cadette subisse le même sort. Cette dernière séance a eu lieu à huis clos, ce qui nous a permis, en dehors de la salle d’audience, de parler avec les associations qui soutenaient cette femme et ainsi de prendre connaissance de leurs motivations.

Familiarisés que nous sommes avec la Convention de Genève, nous comprenons que la difficulté résidait non pas tant dans la nature des persécutions, les « mutilations sexuelles » étant fermement condamnées par un ensemble de textes internationaux, régionaux et nationaux relatifs aux droits de l’Homme, de la femme et de l’enfant, mais surtout dans le(s) motif(s) de persécution et dans l’identification de l’agent de persécution, pour ce qui est de l’élément objectif. Quant à la crainte proprement dite, élément subjectif, elle devait être appréciée par rapport au caractère crédible du récit, la Commission s’assurant de ce que, derrière les apparences, il n’y avait pas qu’« un prétexte pour obtenir un titre de séjour en France ».

Chacun des trois dossiers avait son point faible. Ainsi, pour la Guinéenne, le motif de persécution posait problème avec la crédibilité de ses déclarations. Concernant le couple de Maliens, il a été décidé qu’ils faisaient bien partie d’un certain groupe social, celui des hommes ou des femmes ayant transgressé les normes sociales. La question de l’agent de persécution était, par contre, beaucoup plus délicate, les lois maliennes condamnant la pratique de l’excision. Quant à la ressortissante somalienne, nous l’avons dit, sa nationalité était contestée. Le statut de réfugié a finalement été reconnu dans les deux dernières affaires, pas dans la première. Les décisions de la Commission des recours des réfugiés sont reproduites en annexe.

 

 

 

 

Sur base du schéma suivant, voyons maintenant quelles sont les logiques qui ont été dégagées pour chaque acteur.

 

 

Demandeur d’asile « (Association) « (Avocat) « Etat

 

 

Trois logiques primordiales ont été identifiées : une logique de distinction ou différenciation, une autre de conjonction et enfin une dernière d’identification.

 

1.      DISTINCTION, DIFFERENCIATION

 

Cette logique correspond à celle guidant, dans l’exemple que nous venons de donner, la formation de jugement de la Commission des recours des réfugiés. Même si celle-ci ne représente pas (au sens juridique du terme) l’Etat, elle peut être reprise dans cette figure paradigmatique. Il s’agit, pour ces « examinateurs » de faire un tri, de distinguer le « vrai » du « faux » réfugié pour n’accorder le statut (le reconnaître) qu’au « vrai » réfugié. Et, comme nous l’avons dit, cette opération de distinction se légitime par elle-même en ce sens que si on parvient à distinguer deux choses, c’est qu’il y a entre elles, ou doit y avoir, selon cette logique, une différence.

Cette logique de distinction, de différenciation n’implique bien sûr aucune complémentarité. Il ne s’agit pas d’engager ici une dynamique par la différence où, comme le souligne ROULAND à propos des sociétés traditionnelles, « (…) des processus de conjonction [auraient] pour but de maintenir et perpétuer la cohérence de la société globale. » (403). Non, ici, la différence est astreinte à la logique de soumission pour reprendre un des archétypes dégagés par ALLIOT (1983), d’une soumission à la norme qui a pour unique but de rejeter hors du droit certaines populations : sans papiers, sans droits, hors du monde comme l’indique à si juste titre AGIER. Cela ne conduit qu’à la reproduction d’une société irresponsable et, à terme, globalement ingérable.

 

 

 

 

2.      CONJONCTION

 

D’après notre schéma, cette logique caractérise deux acteurs dont on peut voir qu’ils forment un pont entre le demandeur et ses prétentions et l’Etat, il s’agit de l’avocat et des associations. En effet, ils soutiennent la demande du requérant, tentent d’en comprendre les ressorts et l’adaptent à un cadre juridique donné.

 

Un avocat : « Effectivement, on est les passeurs, un peu. » (Entretien du 26.04.2002).

 

Des membres d’une association : « Ceux qui font ça seuls, en général, échouent. Nous ne sommes pas là pour interpréter leur demande. » (Audience du 16.11.01).

 

Il y a toutefois une différence entre ces deux acteurs au niveau de la représentation qu’ils ont de leur action respective. Ainsi l’avocat soutient une argumentation dans un cadre de référence normatif au regard duquel il interprète la demande qui lui est soumise. Il revendique une certaine neutralité, il est là pour que l’on donne gain de cause à son client. Il n’y a donc en principe, de sa part, aucun jugement de valeur sur les motivations de son client.

Quant aux associations, elles fonctionnent dans une logique de conjonction, mais aussi militante. Elles œuvrent en rapport avec les objectifs de leur création, leur finalité sociale qui est le but fixé au jour de leur création et souvent repris sous la raison sociale. Ainsi le GAMS est-il le Groupe femmes pour l’Abolition des Mutilations Sexuelles. Le jugement de valeur est donné de manière explicite. Une association défend des valeurs, elle a été crée pour ça, pas l’avocat.

 

3.      IDENTIFICATION

 

La dernière logique que nous avons isolée correspond à celle du demandeur d’asile qui doit s’identifier à la « réalité » du réfugié pour obtenir ce statut, les clefs de cette identification lui étant données par les avocats et les associations. S’il ne possède pas les clefs, autrement dit, s’il se présente seul, il y a de fortes chances pour que l’accès au statut de réfugié lui soit définitivement fermé.

Bien sûr, cette identification peut n’être que temporaire et ne préjuge en rien de la socialisation, en particulier juridique, du requérant. Il y a là tout un travail à fournir sur l’identité des demandeurs d’asile et ses modifications. Quel est l’impact de la reconnaissance d’un statut international ? Comment le requérant, le plus souvent issu de sociétés dans lesquelles prime le paradigme communautaire, y compris au niveau du droit (EBERHARD, 2000), se pense-t-il au regard des catégories de la Convention de Genève, qui est le fruit d’une façon de penser le monde privilégiant l’individu ? La demande d’asile consacrerait-elle le triomphe de l’individualisme ? Essayant de nous en tenir à une seule problématique, nous ne pouvons répondre ici à ces questions. Elles se veulent néanmoins une piste pour d’éventuelles recherches ultérieures réfléchissant sur le fait de savoir si l’on demande l’asile au prix de son identité.

La partie suivante va être l’occasion de revenir sur ces acteurs particuliers que sont les avocats, d’analyser plus en profondeur leurs discours et leurs pratiques pour finalement réfléchir sur la logique qui les anime et que nous avons ici identifiée sous le terme de « conjonction ». Nous verrons comment, d’après notre schéma toujours, l’avocat remplit son rôle de passerelle entre un demandeur et le destinataire de cette demande et s’inscrit ainsi dans un ordonnancement juridico-social, tout cela nous menant vers une conception du droit appréhendant le réel en rapport avec la vérité.

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

PARTIE II : DETAIL : LES STRATEGIES DES AVOCATS EN DROIT DES REFUGIES EN FRANCE

 

« Pour bien faire les choses, il faut en savoir le détail. » (LA ROCHEFOUCAULT, cité par ROBERT : 466)

 

« Juger, c’est, de toute évidence, ne pas comprendre, puisque si l’on comprend, on ne pourrait plus juger. » (MALRAUX, cité par WALD : 529)

 

« Point de contrainte en religion, la vérité se distingue elle-même de l’erreur. » (Coran, II, 256, cité par HAMPATE BA : 438)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En tant qu’anthropologue du Droit, la norme nous a servi d’entrée en matière. Nous nous sommes penchés sur celle-ci pour voir ce qu’elle cachait derrière son apparente logique, sa cohérence. Nous avons tenté de définir qui était le réfugié, et nous avons vu le mouvement dialectique existant entre une définition donnée par la Convention de Genève et sa prise en compte par les acteurs. Nous n’avons donc pas négligé la norme, mais cela ne signifie pas qu’il faille s’y arrêter.

En effet, derrière la norme, des logiques sont à l’œuvre car, comme le dit LE ROY, « un droit peut en cacher un autre » (1999 : 245-246 ; 1992) ou plusieurs autres, ce qui a mené à ce que nous pourrions qualifier de fonds de commerce des anthropologues du Droit tant cette problématique est au cœur de notre discipline, il s’agit bien sûr du pluralisme juridique[51] (ROULAND : 74). Nous ne traiterons pas du pluralisme juridique en tant que tel, mais nous mettrons l’accent, dans cette seconde partie, sur un groupe particulier parmi tous les acteurs du Droit ou de la vie, si l’on veut reprendre la métaphore du grand jeu social proposé par LE ROY (1999)., il s’agit des avocats.

Reprenant la métaphore picturale, nous examinerons ici un détail d’une œuvre qu’il faut imaginer finie, imaginer seulement car elle reste pour l’instant à l’état d’esquisse. Ce détail portant sur un personnage précis, nous éviterons, dans la mesure du possible, d’en faire une caricature.

Nous avons dit, dans la première partie, la raison de ce choix, tenant notamment à des contingences pratiques. Il s’agira ici de montrer l’intérêt d’une recherche sur les spécialistes de ce droit qui «  (…) prend une importance toujours plus essentielle. » (LE ROY, 1992 : 17-18), et qui a été qualifié de droit des procédures (Ibid.). Lorsqu’il a été question (Cf. supra) des caractéristiques du droit des réfugiés, nous avons en effet montré combien il était paradoxal par sa composition entre modernité et archaïsmes. Nous avons aussi vu qu’il constituait surtout un droit de terrain, gouverné par une seule norme internationale donnant une définition de qui est un réfugié et offrant un cadre « procédural » à l’expression des dynamiques sociales.

 

« Me M : A mon avis, dans ce type de procédure, le droit, il est dans la forme. Et il est exclusivement dans la forme. Il y a évidemment le cadre qui est très général et qui est la Convention de Genève qui bouge avec des jurisprudences … une est restrictive, il y en a d’autres qui sont une ouverture. Je pense euh, bon… aux restrictions, … il y a moins de 10 ans, quand on était réfugié, on pouvait faire venir son père, on pouvait faire venir… bon, les membres de sa famille, … Maintenant, c’est fini la jurisprudence a… bon, ça c’est la loi, elle bouge en fonction d’éléments qui sont sociaux, qui sont nationaux. En même temps, elle peut évoluer, je ne sais pas, je pense aux décisions sur l’excision récemment, je pense aux décisions algériennes etc… Bon, donc, la loi, c’est le cadre, mais le droit, c’est le respect de la forme et le respect de la procédure, c’est à dire : il faut que les gens aient obligatoirement la possibilité de s’exprimer directement, dans leur langue maternelle, d’être assistés d’un avocat, et que la procédure soit contradictoire. » (Entretien du 04.04.2002) 

 

Ce droit des praticiens du droit est-il cependant identique au « (…) droit de la pratique occup(ant) ou contrui(san)t de nouveaux forums » auquel pense LE ROY et qu’il oppose « (…) au droit des manuels de jurisprudence et au droit des codes, incontournables et occupant les palais de justice ou les facultés de droit (…) » (Id. : 18) ? Nous essayerons, dans cette partie, de répondre à cette question en nous appuyant sur les stratégies de ces professionnels du droit que sont les avocats.

De même que nous remonterons aux logiques qui déterminent leurs discours et leurs pratiques, nous irons voir ce que peuvent nous cacher ces stratégies qui ne sont pas des simples stratégies judiciaires, en tout cas pas au sens où on l’entend habituellement. Mais en quoi ces dernières diffèrent-elles des premières ? Pour apporter un premier élément de réponse, examinons la teneur sémantique de ce terme.

 

La définition figurée que nous donne le Robert de ce terme de facture militaire est la suivante :

 

« Ensemble d’actions coordonnées, de manœuvres en vue d’une victoire » (1973).

 

Mais la victoire n’est pas nécessairement celle que l’on croit. Ainsi, nous verrons que pour l’avocat, il ne s’agit pas toujours de faire obtenir gain de cause à son client, ce que nous entendons habituellement par l’idée de « stratégie judiciaire ». Cela, bien sûr, n’est pas dicible au client lui-même et n’apparaît donc pas explicitement dans le discours des avocats. Après une entrée dans l’univers, physique et mental, des avocats, nous analyserons donc, dans un premier chapitre,  les rapports entretenus entre ceux-ci et leurs clients. Il s’agira d’une analyse de rôle de l’avocat en hors audience. (chap. I)

 

C’est donc qu’il y a un rapport au droit bien particulier qui est entretenu par l’avocat. Ce rapport nous est apparu par l’observation de ses pratiques devant la Commission des recours des réfugiés et, en filigrane, dans ses discours. Nous avons ainsi découvert ce que nous avons appelé la construction du crédit. L’étude de ses stratégies, parmi lesquelles cette dernière, fera l’objet d’un second chapitre. (chap. II) Cette problématique est bien au cœur de l’anthropologie juridique, car elle nous montre ce qu’un acteur donné fait du droit. Cela nous apprendra qu’il n’est pas toujours là pour le contourner ou le détourner. 

 

Pertinente en ce sens pour notre recherche est la définition d’une stratégie donnée par DESJEUX et TAPONIER car elle met en avant les intérêts. En effet,  « elle postule que les comportements humains sont régis par des intérêts, que ceux-ci soient matériels ou symboliques (et) la notion de stratégie postule également que les acteurs sont pris dans un jeu social à la fois indéterminé et structuré par eux. » (cités par LE ROY, 1999 : 82-83), et nous rajoutons que ceux-ci peuvent être plus ou moins conscients. Nous avons donc dû abandonner la définition donnée par LE ROY qui met l‘accent sur l’aspect volontariste et explicite (Id. : 84).

 

 

 

 

 

CHAPITRE I : L’AVOCAT EN DEHORS DE LA SALLE D’AUDIENCE : UN MONTREUR DU DROIT

 

On ne peut s’empêcher, lorsqu’on évoque l’avocat, de penser à un personnage parfois haut en couleurs pérorant sur la bonté de son client et son innocence dans le crime affreux dont il est accablé. Son emphase n’a d’égale que les déplacements d’air provoqués par sa robe lorsqu’il s’emporte dans une ample gestuelle. Son ton subjugue et son regard doit convaincre. C’est l’image classique de l’avocat pénaliste en situation. Pour celui-ci, comme pour l’avocat spécialiste en droit des réfugiés dont nous avons montré comment l’enjeu, la recherche de la vérité, les rapprochait, comme pour tout autre avocat, la phase de l’audience n’est que l’aboutissement d’un long  et difficile travail. Il ne s’agit que de la face cachée de l’iceberg.

Il a fallu préparer minutieusement sa plaidoirie, mais avant cela s’entretenir avec son client, l’écouter, le conseiller et enfin l’assister ou le représenter en justice et devant la Justice. Continuant notre remontée dans le temps depuis la salle des plaidoiries, l’avocat aura aussi dû avoir un premier contact avec son client, contact qui n’est pas « innocent » en ce sens qu’il n’est pas dû au hasard et qu’il est le fruit de représentations. C’est alors qu’intervient l’image de l’avocat et son traitement.

 

Tout cela constitue la partie immergée de l’iceberg que nous avons mentionnée, celle qui va nous occuper dans ce premier chapitre. Dans un premier point, nous traiterons de cette image de l’avocat, laquelle est véhiculée par des discours, des attitudes. (I)

 

Le second point sera consacré à ce que nous avons appelé le « formatage » ou, d’après les termes des acteurs eux-mêmes, le « coaching », mais il y a probablement un peu des deux,  du client. Il s’agit de la préparation du client à l’audience et ce travail est particulièrement important en droit des réfugiés. (II)

 

 

I/ L’avocat et son image

 

Sa clientèle est sa raison d’être, son mode d’être. En effet, l’avocat est au départ « (…) celui qui assiste la personne appelée en justice. C’est un dérivé de advocare (avouer) (…) » (ROBERT, 1993). Il a donc intérêt à se créer une bonne clientèle et à la conserver. Pour cela, il doit apprendre à gérer sa représentation.

 

Une étude récente menée en Belgique sur l’image des avocats nous montrera quel est le « masque » qu’il porte, comment il est « vu » et ce qu’il en fait. Lui-même est d’ailleurs victime du reflet que lui renvoient ses clients et de la représentation que lui s’en fait. (A)

 

Dans l’analyse que nous faisons du rôle des avocats en droit des réfugiés, c’est de « leur » société qu’il nous a fallu partir. Nous nous pencherons donc sur ce terrain en particulier et ce sera l’occasion d’un mot sur les entretiens que nous avons eus avec eux. (B)

 

 

A : L’imaginaire de l’avocat

 

Se pencher sur l’imaginaire de l’avocat, c’est, en définitive, se demander quel est son rôle. En effet, « (l)e rôle n’existe ainsi que comme une certaine représentation des rapports sociaux selon l’interprétation qui en est donnée par l’observateur extérieur et, surtout, par les acteurs.

 

Le rôle est (…) associé à des attentes, celles de l’acteur de référence pour obtenir la reconnaissance de sa position et de la légitimité des actes qui sont induits par le rôle, celles des autres acteurs à l’égard de certains de ses comportements par action ou abstention. » (LE ROY, 1999 : 51).

 

D’après l’étude évoquée ci-dessus concernant l’image de l’avocat, l’échantillon de la population interrogée était composée de personnes intéressées par le sujet ayant directement ou indirectement eu affaire à un avocat. Elles étaient donc toutes des clients potentiels.

 

« (Ces) personnes ont situé la mission de l’avocat à deux niveaux : une mission collective incontestable (l’avocat est perçu comme le garant de la démocratie, de l’ordre, de la liberté d’expression : un interface avec la justice) et une mission individuelle (défense de l’individu) qui est remise en question. Malgré leur expertise spécifique, les avocats sont perçus comme dépourvus de conscientisation professionnelle : manque d’engagement, absence de valeurs morales, absence de véritable prise de position auprès du citoyen et on leur prête une vision mercantile. » (ORDRE FRANÇAIS DES AVOCATS DU BARREAU DE BRUXELLES, 2002b). Il découle de la même étude que ces griefs sont spécifiques à l’avocat et n’entachent pas les professions proches (huissier, notaire et médiateur). 

 

Le manque de transparence est évoqué à de très nombreuses reprises, à propos des honoraires réclamés, des informations fournies quant au déroulement de la procédure, sa durée et son issue, à propos encore des engagements pris par l’avocat (manque de clarté, de rigueur,…). Ce dernier grief concerne tout particulièrement le fait que certains avocats ne plaident pas nécessairement, en personne, les affaires pour lesquelles ils ont été consultés, en laissant le soin à leurs collaborateurs, sans en aviser au préalable leur client. La dernière faiblesse pointée par l’étude en question concerne l’ « image élitiste attribuée à des comportements ritualisés qui renforcent l’idée de caste », vision fort répandue. (Id.)

Que faut-il en tirer comme conclusions par rapport à notre analyse de l’image de l’avocat, si ce n’est qu’il faut tenter de l’améliorer ?

Nous nous poserons d’abord la question de savoir jusqu’à quel degré cette image est conforme à la réalité. En fait, cela dépend énormément des personnalités diverses de chacun et de leurs pratiques respectives et il serait certainement illusoire de vouloir confronter un imaginaire à une réalité statistique, par exemple concernant l’image élitiste de l’avocat, élément tout à fait subjectif et incontrôlable. Quoi qu’il en soit de cette réalité, l’image, elle, existe et est bien réelle. Il faut donc s’intéresser aux raisons qui sont à la base d’une telle vision.

Nous pensons en connaître la cause. Mais avant, insistons encore sur le fait que cette image est un de leurs instruments. Ils en usent face au client, face au juge. Elle rentre dans leurs stratégies. Elle intervient dans la construction de leur crédit, ce « capital » indispensable, comme nous le verrons dans le chapitre suivant. Il est donc extrêmement important qu’ils puissent la connaître, qu’ils puissent voir quel est leur reflet afin ainsi de s’adapter et d’intégrer des modifications de représentations. Ce n’est pas pour rien non plus que cette étude a été commandée par un barreau, en l’espèce, les membres francophones de l’ordre des avocats du barreau de Bruxelles.

 

Cette image des professionnels du droit manquant de transparence, et l’on sait combien dans notre société cette transparence est importante et considérée comme la marque de la démocratie[52], est, à notre avis, due au rôle ambigu que joue les avocats.

En effet, et comme l’a relevé l’étude mentionnée, les avocats ont une double mission, un double rôle. Ils jouent un double jeu en assurant l’interface avec institutionnel. Ils sont à la fois garants de certaines valeurs et en même temps défendent des individus. La duplicité provient du fait que ces individus qu’ils ont pour mission de défendre sont « justement » accusés de menacer les valeurs de la société.

C’est à ce moment qu’intervient la délicate question de la vérité. Elle est polémique en ce qui concerne les avocats et nombre d’idées fausses ou pas d’idées du tout circulent dans le public. C’est, en fait, une certaine image « négative » du client, créée par la vindicte populaire ou, dans notre cas, une représentation duale (travaillée ou récupérée comme nous l’avons vu en première partie) de l’immigré, soit réfugié, soit clandestin, qui se répercute sur l’avocat. Car une atmosphère de mensonge et de fausseté règne en droit des réfugiés, car les immigrés sont vus comme des personnes tentant de contourner ou détourner la loi, leurs avocats y sont assimilés.

On reprochera dès lors à l’avocat, persuadés que nous sommes qu’il connaît la vérité, de détourner des valeurs « centrales » de notre société[53] au profit de personnes dont il assurerait la défense en mettant en péril son univers[54]. L’absence de conscience et l’aspect mercantile de sa profession sont alors mis en avant par les gestionnaires du prêt-à-penser à qui nous abandonnons parfois trop rapidement notre libre arbitre[55].

La question de la vérité laisse l’avocat perplexe. « Il est une difficulté que les avocats rencontrent souvent et que le public méconnaît généralement. On croit communément que l’avocat sait, dès qu’il reçoit un client dans son cabinet, si la cause est bonne ou mauvaise. Certes, parfois l’avocat sent rapidement si son client dit la vérité, s’il a tort ou raison, mais le plus souvent, il n’en prend une conscience nette qu’après plusieurs jours, voire plusieurs mois. » (BOYER CHAMMARD : 70), quand il en prend conscience.

 

Récapitulons. Avant de voir quelle est la solution pratique qu’il a finalement choisie, reprenons le dilemme de l’avocat.

Il est inscrit dans un topos socio-culturel face auquel il ne peut, sans perdre pied, renoncer à certaines valeurs qui sont celles de la société dans laquelle il vit et dont il est le fruit. En même temps, il est pris dans un ordonnancement juridico-social qui met aussi l’accent sur certaines valeurs auxquelles l’avocat croit, comme par exemple le fait que toute personne a droit à un procès équitable, dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, assisté, le cas échéant, d’un avocat et d’un interprète dans sa langue,… (article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales). Selon cet ordonnancement, un rôle bien précis lui est assigné, il est là pour défendre et non pour juger. Le juge, lui, a ce rôle de découvrir la vérité, de se prononcer, de prendre une décision. Il y a eu une répartition des rôles qu’il serait dangereux de modifier.

Quand bien même l’avocat connaîtrait la « vérité », il ne pourrait la dire sous peine de s’exclure du jeu du Droit qui est à la fois jeu social ; ce serait ce condamner à l’ostracisme. On comprend parfaitement qu’un avocat se vantant non de défendre ses clients mais de les juger n’en attirerait plus aucun. Il perdrait son mode d’être et ne serait donc plus.

 

La solution adoptée par les avocats a donc été la suivante : entretenir un certain flou et ne pas découvrir tous les ressorts de son activité, en tout cas, évacuer la question de la vérité.

 

« Me M : C’est un vaste problème qui ne concerne pas seulement le droit des réfugiés, c’est le problème de tout avocat et comment il se situe par rapport à la parole de son client. Je crois qu’il faut d’abord éliminer le problème de la vérité, c’est à dire « est-ce que le client dit la vérité ou pas ? », je ne suis pas sûr que ce soit notre problème à nous autres avocats. Nous, on n’est pas là pour ça. Ce sont les juges qui sont là pour dire si c’est vrai ou c’est pas vrai. Nous, on est là pour donner tous les moyens à notre client de faire aboutir sa parole, que ce soit au pénal, que ce soit au civil, au prud’homme, devant la Commission de recours des réfugiés, … le problème est rigoureusement identique. Avec quand même cette différence qu’en droit des réfugiés, il y a un aspect moral qui est, paradoxalement, encore plus important que dans le procès pénal. Dans le procès pénal, la loi, française en tout cas, reconnaît à la personne qui est mise en examen, le droit de mentir. Ca fait partie des droits de la personne mise en examen, elle ne prête pas serment et elle peut préparer sa défense et exposer sa défense en racontant n’importe quoi. Personne ne pourra jamais lui reprocher. Enfin, la sanction ce sera la condamnation éventuelle pour les faits qui lui sont reprochés. En matière de réfugiés, le problème est beaucoup plus compliqué parce qu’on nous reproche, à nous autres avocats, ce qui me semble un reproche complètement indigne, d’être complices de nos clients sous prétexte qu’on apporte leur parole et qu’on la porte complètement. » (Entretien du 04.04.2002)

 

« Me A : Moi, je dirais qu’à la limite, et ça , je suis sûrement le seul à penser ça ou à l’oraliser, je dirais que nous, à la limite, en tant qu’avocats, on a un relatif beau rôle dans cette affaire. On n’a pas le souci de chercher si ce que disent les mecs c’est vrai ou c’est pas vrai. Et euh, bon, c’est vrai qu’il est souvent de bon ton de la part des avocats de taper sur la …les juges et tout ça euh… » (Entretien du 26.04.2002)

  

Quel que soit le jeu qui se joue entre l’avocat et le juge autour de la question de la vérité, dont nous verrons qu’il ressemble à des confrontations de croyances de vérité dans lesquelles l’avocat en fait beaucoup plus que ce qu’il ne veut bien en dire (Cf. infra), l’apparence, l’image est sauve. On retrouve bien là cet écart entre le dire et le faire, entre le discours et la pratique qui est caractéristique de la société moderne (Cf. supra ; KILANI) où il y a d’une part le discours, le côté officiel et de l’autre, la pratique, les conflits sociaux, les valeurs, etc.

Pour le client, ce jeu restera opaque si l’avocat a bien su gérer son « image » et celui-ci aura l’impression d’avoir été correctement défendu.[56] Le positionnement de l’avocat par rapport à la question de la vérité, s’il peut, s’il doit transparaître pour le juge, comme nous le verrons au moment où nous tacherons de définir ce mécanisme que nous avons identifié comme la construction du crédit, en revanche, il ne peut percer pour le client.[57]

 

« Me B : (I)l faut aussi que la personne ressorte en ayant le sentiment d’avoir été défendue. euh… Donc, il faut ne pas en faire trop, mais en faire suffisamment pour que les gens aient le sentiment… pour que le requérant ait ce sentiment d’avoir été défendu, je pense, malgré tout très important.

 

MOI : Comment voyez-vous le rôle de l’avocat ?

 

Me B : Défendre un dossier où il n’y a rien…, je pense que c’est le rôle de l’avocat de dire à un client personnel : « je ne crois pas votre dossier, je ne le prends pas en charge, il n’y a rien dedans », je pense qu’on peut le dire. De toute façon, il y aura toujours un avocat pour le défendre. En revanche, à l’aide juridictionnelle où on n’a pas cette possibilité, euh…je pense que…en tout cas, en faire le minimum et suffisamment pour que la personne ait le sentiment d’avoir été bien défendue, oui, c’est important. » (Entretien du 26.04.2002)

 

« Me A : Alors, le problème, c’est qu’effectivement, on a à la fois un problème très…on a souvent un problème aussi d’une nature très professionnelle et très bassement de relation d’avocat au client. Souvent, quand le mal est fait, outre euh…la possibilité qu’on a en pratique de rétablir la barre, aussi justifier vis-à-vis du client la pertinence de notre rôle d’avocat et de notre intervention parce que le client ne comprend pas, souvent. « Mais pourquoi… », il se dit finalement… » (Entretien du 26.04.2002)

 

Tout cela nous montre donc que l’avocat doit, pour une bonne gestion de son image, connaître et tenter de maîtriser l’ensemble des paramètres qui entrent en ligne de compte dans sa représentation. Ainsi, il dépend de l’image que l’on se fait de son client, le demandeur d’asile en l’occurrence et des attentes que les acteurs sociaux, son client, le grand public et le juge, se font de son « rôle ». Tous les éléments définis en première partie sont donc importants car ils participent de cette image du réfugié dont l’avocat ne peut se défaire.

Avant d’étudier la matérialité de la relation d’avocat au client, nous ferons une brève mise au point, dans les paragraphes suivants, portant sur les caractéristiques des avocats en droit des réfugiés et ceux avec lesquels nous nous sommes entretenus.

 

 

B : Les avocats en droit des réfugiés

 

Nous retournons donc sur le terrain car c’est là que l’on peut « (…) recueillir sur (la société étudiée) des informations directement fournies par les intéressés eux-mêmes. » (BONTE & IZARD : 470). Nous laisserons donc, dans la mesure du possible, c’est à dire en rapport à la structure que nos avons voulue pour notre travail, la parole aux acteurs. Car c’est en reprenant leurs termes et en les analysant, on peut voir les représentations et le sens qui se cachent derrière eux.

Il nous faut donc dire un mot sur les personnes choisies pour nos entretiens dont nous avons essayé qu’ils soient menés de façon aussi libre que possible au départ, et orientés (semi-dirigés et dirigés) au fur et à mesure que nous avancions dans notre recherche. C’est d’ailleurs probablement autant elles qui nous ont choisis que nous les avons choisies.

Nous l’avons déjà dit, l’accueil réservé par les avocats de la Commission était teint, sinon de complicité, du moins d’un air de confidentialité. Nous ne reviendrons pas là-dessus (Cf. supra ; note 3 partie I).

La Commission des recours des réfugiés nous est apparue comme un microcosme dans lequel tout le monde finit par se connaître très rapidement. Ainsi, après avoir fréquenté la Commission pendant un temps, nous avons repéré les avocats qui revenaient le plus souvent. Certains noms également ont circulé avec l’émission d’avis sur leurs qualités ou défauts. Nous avons retenu ceux qui étaient considérés comme des spécialistes dans cette matière du droit des réfugiés. Tous évidemment n’ont pas montré le même intérêt pour mes recherches, d’autres encore n’ont pu me consacrer que très peu de leur temps, ce dernier leur faisant déjà cruellement défaut, occupés qu’ils étaient à préparer le dossier qui allait passer devant une section de la Commission ou alors, un autre dossier, un recours, …en attendant leur tour. D’eux-mêmes, certains avocats se sont présentés comme non-spécialistes et refusaient dès lors de s’entretenir avec nous.

Nous n’avons pas de statistiques sur le nombre d’avocats qui gravitent autour de la Commission. Notre estimons que leur nombre doit varier autour d’une cinquantaine, sans compter ceux qui, au titre de l’aide juridictionnelle, sont occasionnellement saisis d’un cas de demandeur d’asile.

 

Vu la centralisation des organes chargés de l’examen des demandes d’asile et des recours contre les décisions refusant le statut de réfugié, ils proviennent tous de barreaux franciliens.

 

« Me A : Et, contrairement à ce que ça pourrait donner un peu l’impression de l’extérieur, il n’y a pas de volonté de phagocyter les … de phagocyter le marché, entre guillemets. Simplement, c’est euh…

Souvent, à la Commission, quand on demande des renvois en disant euh… : « on est débordé de travail, on a euh… » (Son portable sonne) Non, je ne réponds pas. « On a euh… 5 dossiers aujourd’hui ». On nous dit : « Vous n’avez qu’à recruter des collaborateurs. Sinon, vous n’avez qu’à refuser les dossiers. »  Il se trouve que c’est un contentieux qui attire peu de gens. Et le fait que ça attire peu de gens, ça a pour conséquence, en pratique, que l’on trouve toujours les mêmes avocats devant cette Commission. Ca peut donner l’impression de l’extérieur qu’il y a des avocats qui ont trouvé un créneau et qui sont là en train de s’agripper …une clientèle et tout ça. Alors, il y a déjà un élément qui peut expliquer que les avocats parisiens ou de la proche banlieue soient beaucoup plus investis ici. Et c’est un élément qui tombe sous le sens, c’est que cette Commission, elle a une compétence nationale. Donc, par voie de conséquence, les avocats qui sont proches de cette Commission, géographiquement parlant, ont beaucoup plus la possibilité, matériellement, de venir ici, qu’un avocat qui est à Nantes, qui est à Lyon et à Marseille. Pourquoi ? Un client qui est à Marseille, qui prend un avocat de Marseille pour l’assister devant la Commission à une audience qui commence à 13 h 45, ça veut dire quoi ? a veut dire que ce client doit payer à l’avocat, outre ses frais de prestation intellectuelle, les frais de déplacement et en plus de ça, il doit payer une quote-part du manque à gagner de la journée. Parce que pour être là à 13 h 45, quand tu viens de Marseille, ça pèse la journée de l’avocat. Donc, ça fait que les honoraires de l’avocat, ils explosent par rapport aux honoraires qui seraient ceux d’un avocat de Paris. Donc, ça, c’est un premier point. » (Entretien du 26.04.2002)

 

D’après les dires des avocats eux-mêmes, il s’agit, en quelque sorte, d’une « grande famille » où tout le monde se connaît. Elle a ses patriarches, les « dinosaures » de la Commission et ses derniers arrivés qui n’ont d’autre choix que de se faire accepter par ceux qui leur prodigueront d’utiles conseils et informations s’ils voient que les jeunes montrent un certain intérêt.

Cela permettra aux plus « jeunes » de gagner de plus en plus d’affaires et de se créer ainsi une véritable clientèle qui ne soit plus seulement constituée de dossiers pour lesquels l’avocat est commis d’office au titre de l’aide juridictionnelle, cette saisine étant la porte d’entrée de la Commission. Mais écoutons-les, plutôt.

 

« Me A :Deuxièmement, tu ne pourras jamais faire autrement que le type qui a été défendu avec succès par tel avocat, il donne le nom de cet avocat à son cousin qui vient d’arriver de son village et qui a besoin, à son tour, d’un avocat pour le défendre, lui aussi devant la Commission de Réfugiés. a  fait que, effectivement, il y a une sorte de prime à ceux qui sont là depuis longtemps. Et puis, il y a aussi le fait qu’il y a quand même très très peu de nouveaux entrants. Alors moi, je parle d’autant plus librement de tout ça que j’ai commencé ici en 1998 uniquement au titre de l’aide juridictionnelle. C’est à dire, c’est … là, aujourd’hui, j’avais deux dossiers, un d’aide juridictionnelle et un hors aide juridictionnelle. Donc, quand j’ai commencé ici, moi, j’avais pas de … j’étais inconnu. J’avais aucune affaire et aucune clientèle et aucune communauté sur un plateau et j’ai bossé tous mes dossiers vraiment avec acharnement, sans faire de différence aucune. De toutes façons au départ, j’aurais pas pu en faire puisque y avait que des dossiers d’aide juridictionnelle. Et, je crois que le sérieux que j’ai montré…j’ai écouté comment ça…bon, ben je veux dire, j’ai écouté les autres, j’ai vu, tout ça, j’ai appris, j’ai bossé et finalement ça a porté ses fruits puisqu’aujourd’hui, c’est un peu l’inverse, j’ai de moins en moins d’aides juridictionnelles et de plus en plus de dossiers dits à honoraires libres. Bon, je veux dire par là que, quand je suis venu ici, la situation était déjà bien campée, il y avait déjà des anciens qui étaient là depuis des années, qui occupaient le terrain. J’ai réussi petit à petit grâce à mon boulot et à mes résultats à me faire une place. Donc, rien n’est jamais acquis, mais rien non plus n’est impossible. Donc euh… Me B (jeune avocat de la Commission avec qui j’ai également eu un entretien), il fait surtout des AJ, des aides juridictionnelles, lui,  devant la Commission. Et s’il s’accroche, eh bien, il en aura sûrement de plus en plus à honoraires libres, c’est à dire hors aide juridictionnelle. Euh, donc euh…. Ça aussi, c’est pour montrer la non pertinence quand on vous dit…  Et puis alors, il y a aussi un truc, c’est que il y en a qui ont des collaborateurs, mais le client quand il a entendu parler de toi, c’est toi qu’il veut, parce que si t’as un rejet, mais que c’est ton collaborateur que t’as envoyé plaider, c’est beaucoup plus difficile à justifier vis à vis du client qui est venu te voir…. C’est des trucs très personnels, quoi, tu vois. Voilà, donc ça ... Enfin, moi, je travaille tout seul, donc, je n’ai pas ce problème-là, c’est un peu artisanal, je fais tout moi-même, donc il y a ça aussi.

L’aide juridictionnelle, il y a peut-être une réforme qui est en cours, mais rien n’est voté. Mais au jour d’aujourd’hui, l’aide juridictionnelle, c’est euh … conditionné, l’obtention de l’aide juridictionnelle, à l’entrée régulière en France, c’est à dire avec un visa. Et donc ça a cet effet pervers que l’OFPRA souvent dit : « Mais euh…si vous étiez véritablement persécuté, vous seriez parti clandestinement, vous n’auriez pas eu le temps de prendre un visa, ceci, cela, euh… tu vois.  Alors que c’est eux qui bénéficient de l’aide juridictionnelle. Euh… Donc l’aide juridictionnelle, c’est les Haïtiens souvent, quantitativement parlant et les Algériens et puis après de temps en temps, t’as un Nigérian, un Turc et tout, mais le gros lot, c’est Haïtiens, Algériens. (Ibid.)

 

« Me M : Bon, euh, oui, j’aurais peut-être dû commencer par là, par me présenter. Je suis avocat depuis très longtemps, je crois que j’ai prêté serment en ’75 ou en ’76, ça fait plus de 25 ans. J’ai commencé par hasard à faire du droit des réfugiés dans les années ’82, ’83, je crois, par hasard, j’étais plutôt spécialiste en droit civil et j’ai défendu, au titre de l’aide juridictionnelle, un président d’une association lambda, d’ailleurs j’ai perdu son procès. Je ne sais pas s’il était gagnable mais enfin j’ai perdu. Et, ce type-là après m’a envoyé des dossiers et bon, ben, ça a fait boule de neige et donc je peux dire que depuis 1986, en gros, j’ai beaucoup de dossiers de réfugiés, avec des hauts et des bas, avec une forte dominante dans les années ’90, l’année dernière aussi, avec une spécialité très, très précise puisque moi, c’est les Kurdes, principalement de Turquie, mais aussi d’Irak, un peu de Syrie, très peu d’Iraniens. Donc euh voilà. Cela dit euh… bon, je traite d’autres dossiers. » (Entretien du 04.04.2002)

 

Les avocats se spécialisent donc par la force des choses. Si cela leur assure une clientèle, c’est parfois, aux yeux des membres de la formation de jugement des sections de la Commission, un inconvénient. Une représentante du Haut Commissariat aux Réfugiés s’exprimait en ces termes :

 

« Représentante HCR : Je crois que une des difficultés aussi à la Commission, même si c’est un atout sous certains aspects, c’est la spécialisation des avocats par aire culturelle aussi. Parce qu’il y a des avocats qui sont spécialisés dans des affaires sri-lankaises par exemple, qui peuvent être de bons avocats, mais malheureusement, ils ne peuvent pas inventer tous les jours de nouveaux arguments. Donc, ils se répètent beaucoup et il y a un effet d’épuisement aussi. Finalement, on finit par plus trop les écouter, ne plus noter ce qu’ils disent, …

 

MOI : C’est le bouche à oreille qui fonctionne. Un cas réussi pour qqn signifie que la communauté va suivre. La spécialisation fait aussi que les membres de la communauté en question auront confiance. Un avocat se crée aussi sa clientèle de cette façon.

 

Représentante HCR :            Les avocats deviennent un peu comme le représentant officiel euh… Ben, c’est sûr qu’on repère des tendances très très fortes dans ce sens-là, hein.» (Entretien du 02.04.2002)

 

Poursuivant dans ce sens notre entretien et tentant de voir quelle était la perception des avocats qu’avaient les membres de la Commission, nous fûmes surpris d’apprendre que très peu d’entre eux étaient considérés comme efficaces.

 

« Représentante HCR :  Mais, pour revenir à la question des avocats, là, je parle vraiment en mon nom propre, moi je dirais qu’il n’y a pas plus de trois, quatre avocats à la Commission qui, pour moi, sont des soutiens importants dans la défense des réfugiés, pas plus. » (Ibid.).

 

Certes, tous les avocats n’ont pas une parfaite maîtrise du jeu qui se joue en Commission, au moment de l’audience proprement dite et nous verrons combien le passage devant la formation de jugement est déterminant. Nous pensons néanmoins que cette appréciation sous-estime la partie immergée de l’iceberg que nous avons évoquée plus haut. S’il se peut, en effet, que seul un petit nombre d’avocats influence, de manière suffisamment significative pour que cela soit reconnu, les opinions des membres de la formation de jugement en audience, il n’en demeure pas moins que sur dix décisions d’annulation, neuf renvoyaient à des cas où le demandeur était accompagné d’un avocat.

C’est donc que le travail fourni en amont n’est certainement pas à dédaigner. C’est sur ce travail que va porter le point suivant, sur ce « formatage », cette préparation du client.

 

 

II/ Le « coaching[58] » ou formatage

 

Dans le rapport entre l’avocat et son client, on peut distinguer plusieurs étapes. Selon le mode de saisine, aide juridictionnelle ou pas, selon la méthode de travail de l’avocat, la prise de connaissance du dossier est soit antérieure, soit concomitante à la rencontre avec le client.

 

Ces premières étapes interviennent plus ou moins longtemps avant l’audience en Commission des recours des réfugiés.[59]

 

« Me M : C’est extrêmement difficile parce qu’on est à la merci de nos clients. C’est à dire que c’est extrêmement rare que les gens viennent nous voir avant le dépôt de la demande à l’OFPRA. Donc, on a aucun contrôle sur la biographie. C’est très rare qu’ils viennent nous voir avant d’être convoqués à l’Office quand ils le sont. Ce qui ne nous permet pas de les préparer avant. C’est très rare qu’ils viennent nous voir pour faire leur recours. Ce qui nous oblige à reconstituer en cours de route. Et c’est très rare qu’ils viennent nous voir avant d’être convoqués à la Commission des recours, ce qui réduit d’autant tous les temps d’intervention. Et euh, généralement, bon, les gens viennent vous voir dès qu’ils reçoivent la convocation, enfin moi en tout cas, ils viennent me voir dès qu’ils reçoivent la convocation. Et euh, bon, ben, ça… finalement euh…

 

MOI : Ca vous laisse combien de temps en moyenne ?

 

Me M : 15 jours. Oui, en gros, dans 40 ou 50 % des cas. Moi, je me contrains à aller voir le dossier avant de recevoir le client, mais c’est pas toujours possible parce que la Commission est assez surchargée. Généralement donc, quand les gens viennent me voir, j’ai déjà en ma possession le dossier de l’OFPRA, j’ai le compte-rendu de l’entretien s’il y a eu convocation. Et, ça me permet d’aller dans le vif du sujet, de voir dans ce que la personne a dit. » (Entretien du 04.04.2002)

 

Le laps de temps dont dispose l’avocat sera utilisé à l’étape suivante, le « formatage » sur base du récit de la personne. Ce récit, nous l’avons évoqué en première partie, nous allons maintenant voir comment l’avocat le suscite, ce qu’il en pense, comment il lui donne une forme, et finalement comment il devient la base de création d’une norme. (A)

 

Avant de nous pencher sur la dynamique d’une audience en CRR (Cf. infra, chapitre II), nous verrons quel est le recul que prennent les avocats par rapport à ce travail de formatage. (B)

 

 

A : « Coaching », préparation, formatage : le moment de la normativisation du récit

 

Ces trois termes, « coaching », « préparation » et « formatage » recouvrent une même réalité, celle du rapport entre l’avocat et son client avant l’audience. Par les distinctions subtiles qui existent entre chacun d’eux, on peut ainsi appréhender ce labeur flou précédant le passage en Commission.

Ainsi, le premier d’entre eux vient de l’anglais to coach, qui signifie entraîner, répéter, donner des leçons particulières (MANSION). Il évoque l’accompagnement dans l’effort et la motivation dans l’action par sa référence première au caractère physico-sportif. Il fait également appel à l’idée d’une technique soumise à un processus d’apprentissage, ce que reprend le deuxième terme, « préparation ».

Ce dernier est probablement le plus fréquemment utilisé par les avocats car il fait « plus sérieux ». Il met l’accent sur l’importance du passage en Commission qui est ce « en vue de quoi » on travaille lorsqu’on prépare. Il nous renvoie aussi à un état, une disposition, voire un pouvoir. Etre préparé, c’est être prêt, capable.

Enfin, parler de « formatage », c’est insister sur le caractère imposé des formes que l’avocat inculque à son client. Il s’agit en effet, pour celui-ci, d’enseigner un type de discours bien particulier et, si possible, une structure de pensée.

Au départ, il n’y a rien d’autre qu’un matériau que les avocats essayent d’obtenir aussi « brut » que possible, le récit de vie de leur client. L’idée sous-jacente nous semble être que plus le récit est brut, plus l’orientation qu’il subira restera ancrée de façon durable. La bonne[60]  manipulation, celle infligée par l’avocat au récit plus ou moins malléable, doit donc idéalement être la première. Le récit de vie est en tout cas un premier contact avec une vérité. Et il peut éventuellement venir de l’OFPRA, comme nous l’avons vu.

 

« Me B : On a tous, de toute façon, en fonction des cultures, un rapport au temps, un rapport à l’espace qui est complètement différent, même un rapport au corps qui est différent. Le problème… alors, là, ça va être une critique sur les avocats qui est que on peut parfois cataloguer les gens en fonction de leur nationalité, c’est à dire… De toute façon, regardez, les décisions de la Commission sont classées dans une armoire en fonction de leur nationalité, ce qui est tout à fait normal. Mais, c’est vrai qu’on va se dire : « Tiens, telle nationalité » Immédiatement, il y a la machine qui se met en marche, qui se dit : « Bon, pour qu’il ait l’asile, il faut au moins qu’il ait obtenu ça, ça, ça, ou qu’il soit…, qu’il ait eu des persécutions de telle et telle personne. » Et là où on peut avoir un travers, c’est que… là, je m’occupe de deux Egyptiens qui sont arrivés en France il y a peu de temps euh … l’histoire du procès des Egyptiens des 6 derniers mois et euh… avec une grande organisation internationale qui les a fait venir, qui était prête à leur formater une forme de récit. Je leur ai dit : « Attendez. La première chose, c’est eux qui racontent leur histoire. On les met devant une feuille blanche et après, on voit ce qu’ils nous donnent. » Mais, la base, c’est toujours leur histoire à eux. Après, sur la compréhension, c’est un travail parfois de très très longue haleine, ça peut parfois être décourageant pour certaines populations parce que au dernier moment, ils vous apportent une information que vous n’aviez pas euh, il faut être patient, très patient. Il y a une barrière de la langue aussi qui est phénoménale. On ne peut même pas dire : « Venez avec quelqu’un qui parle français », parce que là encore, la traduction ne sera pas exacte, approximative (suggéré par moi). Or, je pense que c’est un domaine qui ne tolère pas l’approximation. Donc, je suis entièrement d’accord sur le fait qu’il y a des …, qu’il peut y avoir des problèmes culturels, de compréhension, de …de précision aussi. C’est à l’avocat aussi d’essayer d’aller tirer tout ça. » (Entretien du 26.04.2002)

 

Comme l’a dit Me B., vient ensuite le moment de la compréhension du récit avec, le plus souvent, l’aide d’un interprète. L’avocat spécialiste en droit des réfugiés est pénétré de l’idée que le récit fait sens pour le demandeur et c’est sur ce sens qu’il va s’efforcer d’agir pour réorienter le récit dans un sens ou dans un autre. Si chaque récit contient sa part de vérité, ce n’est pas nécessairement la bonne vérité dont il s’agit !

 

« Me C : Notre psychologie et nos référents ne sont pas universels. Nous sommes toujours amenés à poser des questions selon notre mode de penser. Les questions (c’est à dire la façon de susciter le récit) n’ont pas toujours un écho. Il faut s’adapter et comprendre, voir quelles sont leurs représentations (…)

 

Il faut penser à plein de trucs et comprendre. Par exemple, on parle beaucoup de psychologie, ici, en Europe. Or, dans certains pays, on ne parle pas de psychologie. Le cas d’une éthiopienne… On lui a dit : « Vous devriez aller voir une psychologue. » Elle a répondu : « Mais non, je ne suis pas folle ! ». Elle ne comprenait donc pas de la même manière. J’ai dû lui expliquer ce qu’était la psychologie, que c’était mieux d’aller voir un médecin pour avoir un certificat et ça vous servira. Les Kurdes, idem. Ce n’est pas évident de les faire parler d’eux. Il y avait un type plein de brûlures de cigarettes, il n’en avait pas parlé. A la fin, le juge lui demande si, après avoir parlé de toutes ses tortures, il lui en était resté des séquelles. Là-dessus, il soulève son pantalon… » (Entretien du 16011.2001)

 

Sur base d’une lecture téléologique fonction des représentations que l’avocat a des membres de la Commission, il va sélectionner les éléments du récit qu’il croit pertinents pour qu’il découle du récit une crainte fondée de persécution (vérité-réalité), en même temps qu’un caractère crédible (vérité-sincérité). C’est à ce moment que s’enseigne une façon de raconter. C’est, pourrait-on dire, le processus de normativisation (BELLEY, cité par ROULAND : 445) qui se met en route, c’est à dire une rationalisation de ses prétentions pour l’instant où le demandeur se trouvera face au(x) juge(s). Des règles, des normes sont données pour bien raconter son histoire.

Ce moment est délicat. Avec ou sans l’aide d’un interprète[61], l’avocat dont il n’est pas toujours certain qu’il ait su découvrir le sens des paroles de son client va maintenant tenter de le pénétrer de logiques exogènes (pour le demandeur), celles des membres de la Commission qui seront appelés à prendre une décision sur l’octroi ou non du statut de réfugié.[62] Beaucoup plus qu’il le représente, l’avocat assiste son client devant la Commission. Quand il le peut, et surtout quand il le faut, l’avocat répondra à la place du client. Cela n’est donc pas toujours possible ou souhaitable, et le demandeur d’asile doit être préparé à répondre aux questions des membres de la formation de jugement.

 

« Me A : On doit passer leur histoire au crible et au tamis et la restituer dans une logique qui soit acceptable, compréhensible, acceptable et recevable selon les canons et les critères de la Commission et des juges au niveau de leur formation intellectuelle. Et, euh, donc, on est … Alors, le problème qu’on a, c’est qu’on est… sur cette pente là, … Enregistrez si vous voulez (je fais signe que le magnétophone fonctionne déjà) on est parfois tenté de …quand on voit qu’un dossier pèche par certains aspects qui sont, en quelque sorte, attendus de la part des juges, on est amené à proposer de remplir les blancs d’un dossier pour qu’il soit euh, qu’il rentre dans les canons. Et alors ça c’est euh… c’est assez dangereux parce que si le client ne vous suit absolument pas, il ne maîtrise pas le sens des améliorations, entre guillemets, que vous souhaitez apporter au dossier, et surtout quand il ne maîtrise pas du tout le français, euh… quelques minutes après que vous avez terminé votre plaidoirie, les juges abordant directement des questions sans qu’on puisse répondre à la place du client, le client peut être amené à dire carrément le contraire ou en tout cas, déjuger ce que vous venez de raconter, quoi, et ça, c’est terrible. » (Entretien du 26.04.2002)

 

« (…) une fois que tu as plaidé, on pose des questions à ton client, donc il faut à la fois poser des questions au client pour mettre au point le dossier et puis euh, préparer avec lui des simulations de questions qui vont tomber. Moi, d’ailleurs, c’est comme ça que je reçois mes clients sur le premier entretien, c’est plutôt un entretien qu’ils ont l’impression de passer avec un juge  plutôt qu’un avocat et je leur dis toujours, tout de suite, ne vous offusquez pas,  je suis bien votre avocat, mais pour préparer le dossier, il faut que je vous pose de questions qui vont vous mettre un peu mal à l’aise et donc voilà. » (Ibid.)

 

« Ce sont les dernières questions qui tuent. Pourtant, je l’avais bien préparé à ce qu’il réponde telle et telle chose, qu’il parle de cet élément essentiel de sa crainte. » (Entretien en mai 2002).

 

Il arrive en effet que les stratégies des avocats par rapport à leur client échouent. C’est alors l’occasion d’une réflexion sur les raisons de l’échec, et parfois, plus globalement, c’est le moment d’une prise de recul en ce qui concerne leur rôle « formateur ».

 

 

B : L’assistance éducative

 

Grâce à nos recherches en cette matière, nous avons pu identifier deux types de valeurs auxquelles sont confrontés les demandeurs d’asile dans les « pays industrialisés », en tout cas, aux yeux des avocats. Les premières sont totalement étrangères, ou du moins le paraissent, aux logiques « pratiques » des mondes d’où proviennent les demandeurs d’asile. Il s’agit entre autres de notre chronologie et de la primauté accordée à l’écrit dans notre culture[63], a fortiori dans un cadre juridico-administratif.

 

« Me M : (…) enfin, moi, je suis assez « spécifisé » dans les gens qui viennent de la Turquie et du Kurdistan et ce sont généralement des paysans qui ont été scolarisés jusque dans les classes primaires qui, pour la plupart savent lire et écrire, mais pas tellement plus et qui n’en ont pas une très bonne maîtrise, des gens qui ne savent pas ce que c’est qu’un calendrier, pour lesquels la chronologie est quelque chose de démentiel. Alors, pour quelqu’un qui n’est pas capable de vous dire à quelle date il est né, à quelle date il s’est marié, à quelle date ses enfants sont nés, je ne vois pas comment il peut vous dire à quelle date il a été arrêté. Et, à partir du moment où il bloque sur cette difficulté-là, euh… ça pose un problème dans son dossier. Donc, effectivement, quelque part, on essaye de le préparer à l’audience pour lui faire dire très précisément quand c’était …bon, on le met dans une espèce de moule. Est-ce qu’on lui inculque des valeurs contre son gré ? J’en suis pas sûr. On lui apprend à répondre à des questions et ces questions sont le passage obligé. Libre à lui après d’oublier ce qu’on a demandé. Mais, c’est vrai qu’on est obligé de passer par ce cadre-là. Je parle de la date de naissance qui est quelque chose d’aberrant. Mes clients sont tous nés le 1er janvier. Parce que…ils habitent dans un village reculé …, enfin, vous connaissez l’histoire, ce n’est pas la peine que je vous la raconte. Mais des fois l’inscription à l’état civil se fait plusieurs années après la naissance. Et d’ailleurs, il arrive souvent qu’on ait des dossiers de rectification d’état civil a posteriori lorsqu’ils ont obtenu la carte de réfugié pour des droits de retraite etc…Mais, c’est vrai qu’il y a là un décalage complet entre la structure d’accueil qui attend quelque chose qui est placé dans un cadre très précis avec des dates, des motifs etc… et par ailleurs quelqu’un qui a une histoire dans laquelle il ne va pas cerner quelles sont pour nous les choses importantes. Donc effectivement, la préparation à l’entretien est fondamentale, que ce soit l’entretien à l’Office, mais ça généralement les gens ne le font pas, ou que ce soit l’entretien à la Commission, elle passe par un apprentissage du type de questions qu’on va poser. » (Entretien du 04.04.2002)

 

« Me B : Oui, je pense que ce ne doit pas être évident de demander l’asile en France, de savoir ce qui se passe, on est traîné de guichet en guichet, on se présente à 7 h du matin devant le centre de réception des étrangers …  (Interruption)

Si on est demandeur d’asile et qu’on a été persécuté par la police, même en France, ça peut être gênant. Je pense qu’il y a une incompréhension, tout le monde n’a pas une philosophie de papiers et de tampons dans son pays d’origine. Je pense qu’au départ, ils ne savent pas toutes les démarches qu’ils devront affronter, tant aussi bien les histoires de domiciliation, ils ne connaissent pas les délais,… » (Entretien du 26.04.2002)

 

Les secondes valeurs, plus métaphysiques, nous renvoient à notre vision de l’homme et, en particulier, sa conception en tant qu’individu titulaire de droits inaliénables et imprescriptibles. Ces dernières valeurs nous semblent toutefois relativement moins étrangères aux personnes requérant une protection à « nos gouvernements » pour des motifs de persécution.

A la base de cette conviction, nous avons le sentiment que la difficulté pour les « examinateurs » se trouve plus dans le déchiffrage du mode d’expression que dans le contenu, lequel fait soit explicitement soit de manière implicite référence à nos instruments juridiques exprimant les valeurs en question. Ainsi, illustrant la première option, le caractère explicite, nous nous souvenons avoir entendu des formules du genre : « Ici, on respecte les droits de l’Homme, pas dans mon pays ! » ou « Accueillez-moi dans le pays des droits de l’Homme ! ».

Le caractère implicite découle du fait que ces « droits » dont on demande le respect peuvent trouver leur fondement dans des « équivalents homéomorphes » selon la formule de PANIKKAR, c’est à dire, non des instruments analogues au sens propres à ceux qui défendent les droits de l’Homme, mais qui remplissent une fonction particulière équivalente dans une société donnée (31)[64]. Nous avons d’ailleurs dit comment le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié attire l’attention des examinateurs sur le fait que les craintes peuvent s’exprimer de différentes manières mais être similaires dans leur subjectivité (HCR, 1992 :14).

Que la subjectivité de la crainte fasse, explicitement ou non, référence à une persécution ou à la violation de droits de l’Homme, cela relativise le rôle d’« éducateur » des avocats. Il y certes socialisation, éducation civique, au sens où les avocats montrent les normes qui sont défendues ici, mais cela se joue moins au niveau des valeurs que dans l’apprentissage d’une façon de dire les choses. En effet, il y aurait non-sens à vouloir expliquer des droits au demandeur alors qu’il en demande déjà le respect et qu’il possède, au départ, une conscience politique.

Cela nous ramène à l’idéologie en tant qu’élément constitutif du réfugié dont nous avons parlé en première partie et nous montre que l’avocat ne sort pas, ou très peu, de cette vision « traditionnelle » du réfugié héritée de l’histoire. Renforcés dans leur convictions ou croyances en l’universalité de certaines valeurs ainsi que leur caractère légitime, les avocats vont surtout travailler à aiguiller les demandeurs d’asile dans la procédure – ce que ROULAND traduit, utilisant les termes de BOURDIEU par une « mise en forme des prétentions des parties » (ROULAND : 462 ; BOURDIEU, 1986a ; Id., 1986b) – et leur enseigner les logiques qui sous-tendent les discours et pratiques des juges. Car c’est eux qu’il faudra convaincre.

 

 

 

 

 

CHAPITRE II : L’AVOCAT EN SALLE D’AUDIENCE : UN PRODUCTEUR DE DROIT

 

A cause du fait que « (n)otre culture juridique est depuis plusieurs siècles dominée par l’écrit. » (ROULAND : 167), on a trop souvent tendance à oublier l’importance du langage qui joue un rôle essentiel de relais. Quel est le sens d’un document écrit s’il n’est accompagné d’un discours « probant » ? On peut lui faire dire n’importe quoi ou presque. C’est d’ailleurs ce qui se passe en droit des réfugiés où toutes sortes d’attestations ou de certificats sont produits qui, en soi, ne disent rien des conditions de leur production ni du caractère « autorisé » de leur producteur.

 

Le cadre de la Commission des recours des réfugiés, parce qu’il crée un face-à-face entre des personnes, met en évidence l’oralité dont ROULAND dit qu’elle est le propre de certaines sociétés dont les logiques nous seraient étrnagères (Ibid.). Nous avons privilégié dans cette étude ceux qui sont censés en être les « maîtres », les avocats. Cette maîtrise, que nous étudierons dans un premier point, implique une gestion dans le temps (durée des plaidoiries), dans l’espace (gestes et comportement), le fait de conférer une logique (celle du langage commun combinée à une maîtrise du langage juridique), et aussi de matérialiser la parole par le recours aux écrits. (I)

 

Nous terminerons par une réflexion sur l’incidence d’une situation de communication sur la production du droit, en insistant  particulièrement sur les représentations, les croyances des personnes en communication, lesquelles font sens pour les acteurs mais ne permettent pas toujours la transmission d’un message lorsqu’elles sont trop différentes. Cela nous amènera, pour conclure, à examiner la question de la vérité en droit. (II)

 

Notre objectif est, dans ce dernier chapitre, de montrer l’importance des croyances dans ce domaine et de prendre ainsi nos distances par rapport à la norme. En effet, sur ce terrain de la conviction, on perd toute certitude ou assurance et on ne peut échapper à la question des croyances ou opinions politiques, tels sont les sens qu’a le mot conviction. Nous sommes donc proche des termes utilisés par les acteurs de « feeling » ou « intuition », qui admettent la possibilité d’une démonstration tendant à prouver le contraire, pourvu qu’on le prouve. Cela amène à « dé-croire », à se détacher de ses anciennes croyances.

Notre travail est bien là, comme le reconnaît POUILLON à propos de l’ethnologue qui ne doit pas déconsidérer ces croyances, mais s’interroger sur leur sens, leur logique. « L’indifférence anthropologique est précisément de ne pas estimer pertinente, en ce domaine, la question de vérité, ce qui permet de reconnaître paisiblement la créativité de l’illusion, ici comme ailleurs. » (9-10). 

 

 

I/ Les stratégies de communication

 

En Commission des recours des réfugiés, les avocats qui plaident en robe et, en général, avec de courtes plaidoiries, ont face à eux une formation de jugement qui se prononcera sur l’octroi ou non d’une qualité substantielle à la personne qu’ils sont chargés de défendre, le demandeur d’asile. Les règles du rapport entre eux sont clairement définies : il s’agit pour les avocats de convaincre les membres de la Commission. Dans un premier point, nous aborderons donc les stratégies mises en place pour convaincre, qui visent toutes à la construction d’un crédit face au juge. Nous verrons que pour convaincre, il faut d’abord être convaincu. (A)

 

Nous nous pencherons ensuite sur ce que cela implique comme logiques sous-jacentes dans le chef des avocats. Nous évoquerons encore une fois l’idéologie sous-tendant la conception du réfugié selon la Convention de Genève. (B)

 

 

 

 

A : La construction du crédit

 

L’ensemble des techniques développées par l’avocat en audience, au moment des plaidoiries ont toutes un but unique : faire en sorte que le juge le croie. Il va donc se construire un crédit auprès du juge qu’il va, au fur et à mesure du temps et des passages devant les « juges » de la Commission, travailler à consolider, car celui-ci est en effet extrêmement fragile.

Les conditions qui ont rendu possible une construction du crédit tiennent aux spécificités du droit des réfugiés en France. Dans ce cadre qu’est la Commission des recours des réfugiés, avocats et membres des sections de cette commission se côtoient quotidiennement, et leur petit nombre d’un côté comme de l’autre fait qu’ils finissent par bien se connaître. Il s’agit, comme un avocat l’a indiqué, de relations d’homme à homme, mais elles sont essentielles en ce qu’elles permettent, avec le temps, de se forger une opinion sur une personne et de se créer des représentations des croyances de cette personne que l’on a en face de soi. Cela vaut bien sûr aussi bien pour l’avocat que pour les « juges ».

Ce qui renforce encore cette possibilité de porter une appréciation sur les représentations de son vis-à-vis en audience est le caractère dualiste et relativement simple des enjeux de ce contentieux. En définitive, il s’agit de dire si oui ou non le demandeur d’asile est un réfugié. L’avocat va dire une chose et, fonction de ce qu’ils savent (les informations fournies par le service de documentation), du dossier dont ils ont éventuellement pris connaissance avant l’audience, du rapport fait par le rapporteur en séance et des questions qu’ils poseront à l’avocat et à son client, les membres de la formation de jugement seront d’accord ou pas avec lui, le croiront ou pas.

L’avocat va donc s’efforcer de dire quelque chose de crédible et ne plaidera pas n’importe quoi. Sinon, lors de son prochain passage devant la même formation de jugement, ou même une autre – les bruits circulent vite dans ce petit univers où, comme nous l’avons dit, tout le monde se connaît – il partira avec un a priori négatif dans le chef des membres de la Commission et aura plus de chance d’obtenir une décision défavorable.

On assiste donc, devant la CRR, à une confrontation de représentations de croyances de vérité[65] ou de représentations de représentations à propos du demandeur. S’agit-il d’un vrai ou d’un faux réfugié et qu’est-ce que l’avocat pense que le juge en pense ? De même que qu’est-ce que le juge pense que l’avocat en pense ?

Ainsi, après avoir essayé de pénétrer l’univers de leur client pour normativiser leur récit[66], les avocats vont tenter de plonger dans l’univers des juges pour y instiller leur idée de vérité.

En ce qui concerne la représentation des demandeurs d’asile, elle est probablement identique dans le chef des membres de la Commission et dans celui des avocats, issue des médias[67] et de leur expérience personnelle des cas précédemment traités. Mais, c’est surtout le filtre par lequel passe cette image, cette représentation, qui va être pris en compte par l’avocat. Ce filtre est ce qui fait sens pour les membres de la formation de jugement, c’est à dire, justifie leur rôle à un moment donné, dans une société donnée avec des valeurs données. 

            On pourrait dire de ce filtre qu’il constitue la caractéristique commune des présidents de sections de la CRR. Il sont, nous l’avons dit, conseillers d’Etat faisant fonction ou honoraires. Les avocats les voient donc (se les représentent) comme des personnes d’une grande respectabilité, empruntent d’un très grand souci de cohérence, dont l’univers est dominé par le droit, la règle, la norme.[68]

Nous avons maintenant en main tous les éléments pour comprendre comment l’avocat va  convaincre, c’est à dire, « (…) d’abord persuader qu’(il) est convaincu. » (BENSIMON : 17) et nous verrons que la conviction n’est pas toujours celle que… l’on croit.

En effet, convaincre, persuader que l’on est convaincu, c’est montrer ce que l’on croit. L’avocat a donc un message à faire passer aux membres de la formation de jugement ; ce message, c’est sa croyance de vérité, c’est à dire, s’il croit ou non que son client est un vrai réfugié.

BERTAUX nous faisait remarquer que, « (d)ans une conversation entre deux personnes, la communication passe par trois canaux simultanés : la communication non verbale (gestes, mouvements des yeux, expressions du   visage), les intonations de la voix et les mots eux-mêmes. » (66). C’est donc par l’intermédiaire de ces canaux[69] que l’avocat va montrer à celui ou ceux qu’il a pour mission de convaincre où se trouvent ses convictions à lui.

Il n’y a bien sûr aucune règle d’utilisation de ces canaux de la communication, bien que, si on le souhaitait, on pourrait identifier des constantes. Ce n’est donc qu’à l’occasion d’un commerce soutenu avec son interlocuteur, le destinataire du message que la communication veut transmettre, que ce dernier finira par découvrir les clefs de décryptage d’un message codé. En l’espèce, les membres de la Commission des recours des réfugiés seront capables, à terme[70], de dire si l’avocat croit ou non à son dossier.

Ces clefs étant fonction des représentations idiosyncrasiques qu’ont les avocats des  membres des formations de jugement[71] et chaque avocat ayant son tempérament personnel, il en découle que chaque formation de jugement, mieux, chaque membre de chaque formation de jugement utilisera des clefs différentes en vue de déchiffrer le message donné.

 

« Un membre de la formation de jugement : C’est à dire que selon les stratégies qu’on a pu identifier de chacun des avocats, quand il y en a un par exemple qui, au lieu de parler du cas, se met à parler de la situation générale dans le pays, on se dit, bon ben celui-là il a euh… et d’ailleurs, c’est repris par les présidents souvent en disant « oh, vous avez vu Me machin euh… oui, ben de toutes façons, ça se voyait, il n’avait rien à dire sur ce dossier… » En général, je n’ai rien à ajouter quand on entend ça. Donc, on repère dans la stratégie des avocats où est leur conviction à eux.

 

MOI : On pourrait dire qu’ils sont assez transparents.

 

Un membre de la formation de jugement : Pas tous, mais ceux qui sont vraiment des fidèles de la Commission oui. Et puis un avocat plus il en rajoute pour dire que c’est convaincant, moins il est convaincant. C’est un truc mais alors, c’est caricatural : (imitant les avocats) « Et ceci est d’autant plus vrai que … et… ». En réalité, ce qui marche le mieux, c’est les gens très sobres… qui ne cherchent pas justement à mettre des tartines pour dire : « il pourrait être … à ce titre là, mais il y a aussi ça et puis ça et puis ils sortent cinquante milles détails qui n’ont pas vraiment… ». » (Entretien du 02.04.2002)

 

« Me B : (Q)uand on vérifie la véracité des choses, c’est autant pour se protéger aussi soi-même que aussi pour protéger les clients. Mais euh tous les documents, je pense qu’il faut les traiter avec beaucoup de prudence.

 

MOI : Qu’entendez-vous par « se protéger soi-même » ?

           

Me B : On soutient ou on va soutenir un récit auquel on doit adhérer euh…à 100 % si on veut bien le défendre, mais auquel on doit également… On plaide aussi tous les jours, quotidiennement devant les mêmes personnes qui sont … pour les présidents, donc d’anciens conseillers d’Etat, des personnes qui ont quand même un certain background intellectuel, ce sont quand même des gens sérieux euh… et on a une crédibilité à conserver. On a une réputation qui se fait aussi… qui peut se faire aussi très rapidement. Moi, j’y fais d’autant plus attention que je suis jeune. Et si à chaque fois que j’arrive devant les Commissions et que je me suis défoncé sur un dossier qui euh …n’en valait pas la peine en en faisant trop, dans le mauvais sens du terme, et que, à cause de ça, un bon dossier pourrait subir un a priori… C’est aussi pour ça qu’il faut trouver le juste milieu entre le droit de la défense et … que tout le monde a le droit d’être défendu, même une histoire à laquelle on ne croit pas, et euh…cette forme de crédibilité pour éviter que cela ne nuise à un dossier suivant. C’est comme ça que je le vois. Et après, c’est vrai que les documents, bon, ils n’ont pas tous la même valeur. » (Entretien du 26.04.2002)

 

« Me A :  (L)e crédit de l’avocat qui plaide souvent à la Commission, il est extrêmement fragile, et il faut savoir euh… ne pas euh… le mettre en danger. Alors après, il y a plusieurs écoles, hein. Mais moi, par exemple, quand j’ai des dossiers qui sont absolument nuls, euh… je ne les plaide pas avec la même véhémence qu’un dossier qui est bon, qui tient la route. Parce que les juges ne sont pas complètement cons, donc faut pas leur faire prendre des vessies pour des lanternes, c’est pas la peine de faire une plaidoirie d’une demi-heure pour un dossier qui est, de manière manifeste, hors champ, de la Convention de Genève, ou un dossier dans lequel les documents sont manifestement des faux...

(Interruption)

Le dossier de ce jeune homme par exemple, (il me montre un dossier qui se trouve devant nous, sur la table) c’est un jeune Kurde… Très franchement, moi, je ne comprends même pas pourquoi il est en France ; je l’ai interrogé en large et en travers, ça n’apparaît pas de ses explications qu’il ait véritablement des craintes. Il dit qu’il a des camarades qui ont été arrêtés, il est incapable de fournir le moindre document tendant à prouver que ses camarades sont toujours en prison trois ans après les faits. Euh…je connais la psychologie du Président, je fais mon boulot d’avocat, mais je sais que si je m’investis trop sur un dossier comme ça, si je passe après avec un dossier qui est beaucoup plus nourri que celui-ci, avec le même Président, … les présidents, ils savent quand un avocat s’investit sur un dossier, ils se disent, : « Bon, attends, celui-là euh, s’il s’investit vraiment sur ce dossier, aujourd’hui, c’est que c’est …, bon, il y a quelque chose. »  Donc, voilà, moi, vous l’avez vu, toute la semaine dernière, vous étiez là tous les jours, je crois, presque, vous avez vu que j’étais là tous les jours. Donc, euh… C’est peut-être différent pour les avocats qui sont là moins souvent, euh… Alors, il y a des avocats qui plaideront tous les dossiers comme si c’était le…, comme s’il en allait du sort et de la vie de leur client. Bon, en tout cas…alors c’est aussi peut-être une question de nature et tout ça, mais moi, je …bon, c’est pas ma politique à moi, quoi. Donc euh … Pour autant, des fois on obtient des bons résultats quand même, hein, mais euh… Sur un dossier comme ça, (il ouvre le dossier et commence à le parcourir rapidement, d’un geste désolé) moi je le vois, je reçois le client, je lui pose des questions euh…D’abord, je n’ai même pas matière …et avant toute chose, je n’ai pas matière, au niveau intellectuel, à faire 45 minutes. (Il s’arrête un très bref instant pour jeter un coup d’œil sur les feuilles qu’il a sous la main à ce moment) Je fais…, j’ai deux pages de notes manuscrites, c’est tout. (Il me montre les pages), parce que le type n’a strictement rien à dire, et il n’a rien à dire parce qu’il n’a rien fait. Donc euh… quand bien même j’échafauderais un truc pour faire une plaidoirie de 40 minutes, lui serait incapable de suivre intellectuellement et il n’aurait pas le niveau pour répondre, quoi. Donc, ça sert à rien, ça ne sert strictement à rien Puis alors voilà, donc ça c’est aussi des problèmes qu’on a. Et puis ici, l’aléa c’est que en fonction du président sur lequel on tombe, ou en fonction de la composition, parce qu’il n’y a pas que le président, il y a le rapporteur, mais il y a surtout la…, parce que c’est collégial, donc le rapport entre le président et les assesseurs. C’est plus ou moins facile, en fonction du nombre d’avocats qu’il y a dans la salle, ce jour-là, en fonction des nationalités, … Si tu vas plaider dans une salle où tu as dix affaires de Kurdes, c’est beaucoup plus dur que si tu vas plaider dans une salle où il n’y a que des Africains et toi, tu défends un seul Kurde parmi tous ces Africains. Je veux dire, c’est des conneries, mais c’est des trucs pratiques, c’est hyper important…c’est hyper important. Et puis, on a chacun nos têtes comme les présidents ont chacun leur tête parmi les avocats, ça aussi ce sont des données euh… on ne peut pas dire ça publiquement. Moi, je sais qu’avec tel(s) président(s) j’ai plus d’affinités. Ce sont, avant toute chose, des affinités d’homme à homme, je veux dire par là, c’est des trucs psychologiques, comme dans la vie de tous les jours, on se sent mieux avec telle personne ou avec telle autre. Et je pense que d’une manière tout à fait induite, tout à fait sous-jacente, ça se retrouve dans les résultats. C’est à dire qu’il n’y aucune collusion, il n’y aucune complicité d’aucune sorte, il n’y a aucun coup de fil échangé avant une affaire, ce n’est pas du tout ce que je veux dire,  mais je sais qu’avec un dossier moyen, avec tel président, j’aurai plus de chances d’aboutir qu’avec tel autre. C’est aussi la crédibilité qu’on a pu se forger au fil des dossiers qu’on a défendu devant eux. Donc, c’est tout ça. Et  c’est vrai que, d’une manière générale, je pense que les avocats qui viennent plaider régulièrement ici, ils ont plus de facilité à obtenir des statuts que l’avocat qui vient de province qui, euh, connaît pas comment ça marche, que personne ne connaît, qui ne connaît pas les usages et voilà. Donc euh… ce qui fait qu’en pratique, ben, c’est une maison, il y a … faut connaître, quoi. On dit…, je crois qu’il y a un proverbe qui dit « Connaîs ton juge » ou un truc comme ça, c’est peut-être la moitié du proverbe, mais c’est valable pour tout, quoi, donc euh…Ce n’est pas une question de passe-droit, c’est une question que en pratique euh, c’est comme dans la vie euh… tous les jours euh… si tu vas dans un restaurant souvent, quand t’arrives, le serveur il va te choisir une bonne table, bon, même si c’est complet, il va toujours te trouver un truc. Bon, ben, c’est un peu ça quoi… On n’est pas dans le…on ne viole pas la loi, mais bon euh… Je veux dire, si j’ai une demande de renvoi à faire avec tel président, je sais que ce sera plus facile qu’avec tel autre. Donc ça, ça joue, mais ça joue parce que sur une année, quand tu es là tous les jours, du matin au soir, pratiquement, bon, ben, ça a une incidence importante, quoi. Parce qu’un statut, tu peux le gagner, tu peux le perdre … un rien. » (Entretien du 26.04.2002) (C’est nous qui soulignons).

 

Comme le dit cet avocat que nous venons de citer, certaines choses ne se disent pas publiquement, il faut donc que le message soit « codé ». Nous l’avons vu, tout ne peut transparaître au risque de modifier la distribution des statu(t)s (LE ROY, 1999 : 51-53) et de troubler alors l’ordonnancement socio-juridique de la société. Le client ne doit pas savoir ce que l’avocat transmet.

Et pour que l’autre croie ce que l’on croit, il faut que l’on soit crédible. Tout cela nous montre finalement que plus que le cas particulier, circonstanciel de son client, c’est une  idée générale du réfugié que l’avocat s’efforce de défendre. En vue de défendre ses clients, il mettra en évidence le fait qu’il n’est pas convaincu, qu’il ne croit pas ce que son client lui raconte, qu’il ne croit pas qu’il s’agisse là d’un vrai réfugié.

Il attache donc une certaine importance à la question de la vér(ac)ité substantielle du demandeur d’asile, vrai ou faux réfugié et ne l’évacue pas, comme il le prétend. A quelle(s) logique(s) correspond un tel comportement ? C’est ce que nous allons tenter de découvrir dans le point suivant.

 

 

B : Les logiques

        

A bien les analyser, on constate donc une discordance entre le discours de l’avocat et ses pratiques p armi lesquelles nous incluons la plaidoirie faite en audience. Nous pourrions aussi parler de double discours, d’une part celui fait au client, ou discours public, destiné au grand public, lequel, en définitive, est constitué de clients potentiels et d’autre part, celui tenu aux juges, ses interlocuteurs en audience.[72]

Derrière un dossier de requérant d’asile qu’il s’efforcera de défendre du mieux qu’il peut, mais en ayant soin de laisser « voir », « entendre » aux membres de la Commission des recours des réfugiés que, personnellement, lui, il « n’y croit pas », l’avocat signale son attachement à certaines valeurs.

Et ces valeurs qu’il défend se manifestent dans d’autres dossiers, ceux des « vrais » réfugiés qu’il ne faudrait pas mettre en péril sous prétexte d’un trop grand attachement au cas particulier[73], ou alors en raison d’une méconnaissance des règles du jeu, ceux des réfugiés qui correspondent à la définition normative donnée par la Convention de Genève relative au statut de réfugié. C’est donc la norme et ses valeurs fondatrices (l’idéologie qui est la base de la Convention de Genève) que l’avocat défend.

En dernière analyse, cela n’a finalement, rien d’étonnant puisque, comme le signalait LEGENDRE, « (l)e juriste, c’est bien cela, le spécialiste , à sa place et selon sa part, d’une manipulation universelle pour l’ordre de la loi. Lui même l’ignore (ou feint de l’ignorer)[74] car son savoir est là pour propager la soumission, rien d’autre. » (cité par BISSONNETTE : 102) (C’est nous qui soulignons).

Si nous retournons à la logique que nous avions dégagée préalablement pour l’avocat, nous nous rendons maintenant compte que, bien plus qu’une logique de conjonction, c’est une logique de soumission qui gouverne l’activité, ses discours et ses pratiques, de l’avocat spécialiste en droit des réfugiés. L’avocat a totalement intégré, ingéré la norme sans la discuter.

 

« Me A : Et donc moi, quand je suis amené à défendre des dossiers dont je n’ai aucune conviction personnelle profonde, pour ne pas dire plus, de la réalité des craintes du client et qu’on réussit à obtenir le statut, je n’en tire, en ce qui me concerne, et ça n’engage encore une fois que moi, aucune satisfaction personnelle parce que je sais que, quelque part, des statuts qui sont accordés, ce sont autant de statuts qui ne sont pas accordés à d’autres, parce qu’on a beau dire qu’il n’y a pas de quotas, bon, je veux dire, quand on regarde les rôles, on voit très bien ce qui se passe. Et donc, je sais que quand il y a un statut qui est accordé à un bidon, moi , ce que j’appelle un dossier bidon, quelque part, ça prend la place d’un type qui souffre vraiment. Alors euh… c’est chiant quoi ! » (Entretien du 26.04.2002)

 

Des incompréhensions subsistent cependant, mais, selon toute vraisemblance, elles proviennent plus d’une interprétation différente, extensive en l’occurrence dans le chef des avocats, de la norme qu’est  la Convention de Genève, que d’une « insubordination » à celle-ci. En effet, on est bien loin d’une logique de conjonction qui privilégierait la complémentarité des différences. On se trouve bien plutôt dans cet archétype de la soumission qu’avait identifié ALLIOT comme propre à nos sociétés « occidentales », « monothéistes » (ALLIOT, 1983) où le Droit, comme Dieu, s’impose de l’extérieur de la société, indépendant et objectif, pour régir cette société selon ses décrets. L’avocat transforme une pensée, un récit, une réalité qui lui est transmise en fonction d’une autre logique, pour la faire correspondre à sa vision de la société et du monde, il n’est que le lieu d’une rencontre, d’une jonction, il ne fait pas la conjonction au sens où l’entendent ALLIOT (Ibid.) et LE ROY (1999).

On retrouve, en droit des réfugiés, cette idée d’une appréhension du réel par le droit qui est encore renforcée par le caractère universalisant de la définition donnée par la Convention de Genève. De même que les « juges », dont nous avons montré que, par leur office, ils légitiment cette vision du monde, les avocats véhiculent cette définition et, plus que tout, défendent les valeurs et idéaux auxquelles il adhèrent. Qu’elles qu’aient été les velléités d’adaptation ou de « reconception » de la Convention de 1951, son esprit est encore bien vivant. 

 

 

II/ La production institutionnelle du droit, une production de vérité

 

« (…) le Droit n’est ni les règles ni les institutions mais ce qu’on en fait. Ce n’est pas l’Etat qui produit le Droit, il ne crée que des instruments. Ceux qui, utilisant ces instruments, produisent le Droit, ce sont les acteurs mêmes du droit (…) » (ALLIOT, 2000 : 57). Dans notre cas, devant la Commission des recours des réfugiés, les acteurs sont, au premier coup d’œil, en situation de confrontation, l’avocat et le requérant d’un côté, les membres de la formation de jugement de l’autre. Cette opposition est toutefois fort relative car elle met face-à-face des représentations identiques du monde et du droit, lequel n’est autre qu’un concept (éminemment relatif, comme tout concept) permettant d’appréhender ce monde, ce réel qui nous entoure. Dans un premier point, nous nous pencherons donc sur cette production du droit par les acteurs en situation de communication ou dynamique. (A)

 

Dans un second point, et pour clôturer ce présent travail, nous examinerons les rapports entre la vérité et le Droit. En effet, la question de la vérité peut se lire en filigrane tout au long de notre recherche. C’est probablement parce qu’elle est indissociable de notre façon d’aborder la « question » des réfugiés. (B)

 

 

A : Le droit en situation dynamique

 

Comme l’a dit ALLIOT : « Le Droit, s’il est objet de science et non pas un dogme, doit être saisi (…) à sa naissance et non à sa consécration. » (1983 : 213). Il faut donc remonter aux sources du mouvement qui aboutit à ce que nous appelons le droit, avec une minuscule, qui ne constitue qu’un aspect du phénomène juridique et qui est finalement sa consécration par une autorité. Nous verrons, au long de ce parcours, l’importance de la parole et du « dire », parce qu’il nous semble que le Droit se situe où on le dit.

La première énonciation est dans le récit. Matériau de base, il va être suscité par l’avocat et dit une première fois. Un travail de normativisation (Cf. supra) va alors avoir lieu qui va faire que ce message du réfugié va produire une norme au sens le plus « occidental » du terme, c’est à dire avec une portée « générale et impersonnelle ». En effet, un peu à la manière de la Common Law, chaque cas servira de ligne de conduite pour d’autres cas similaires, ou que l’on tentera de rapprocher. C’est d’ailleurs la philosophie des audiences plénières en « sections réunies » que avons évoquées plus haut. 

Mais cette normativisation, nous ne l’avons considérée jusqu’à présent qu’à un stade de la transformation du récit, lorsqu’il s’est agi de le présenter aux membres de la Commission des recours des réfugiés. Or, comme nous l’avons expliqué, l’avocat, pour convaincre, doit d’abord être convaincu ou se convaincre lui-même. Et quand un demandeur d’asile raconte son histoire à un avocat, essaye de faire passer un message, il ne fait autre chose que rationaliser ses prétentions par rapport à ce que lui demande son conseil, lequel vit, est soumis à un univers normatif.

C’est donc que l’avocat se trouve à ce moment en position de « juge ». On pourrait donc dire qu’il pré-juge. Il ne peut, par ailleurs, faire l’économie de ce pré-jugement sans perdre tout crédit auprès du juge institué, c’est à dire les membres de la formation de jugement de la Commission des recours des réfugiés. C’est à ce moment que l’on passe à une étape ultérieure dans la diction du droit dans un cadre dynamique fonction d’idiosyncrasies particulières. 

Mais, s’il appartient au juge de dire le droit (ROULAND : 462), comment expliquer alors que l’avocat soit juge avant le juge et que son « pré-jugement » soit pris en compte par ce dernier de sorte qu’il ne fasse plus qu’entériner une décision déjà prise, une « croyance de vérité » ? Nous pensons que la raison de cet état de fait tient à ce qu’il existe une intercompréhension entre l’avocat et les membres de la formation de jugement due à leur socle « mythique »[75] commun. Cela laisse entendre que ne s’instaurerait pas un véritable dialogue, au sens où on pourrait observer une confrontation de logiques au départ d’une herméneutique diatopique, mais, bien plus, un monologue tenu sous l’égide de la norme, en l’occurrence, la Convention de 1951 relative au statut de réfugié.

Vu que tout ne peut pas être dit, et notamment ce que l’on vient de dire, qui constitue un peu comme un impensable de la profession d’avocat, le juge reste la seule autorité instituée pour dire le droit, il le consacre, ou met les formes selon la formule de BOURDIEU (1986a. 1986b) après que l’avocat ait mis en forme juridique[76] le discours même du requérant (Ibid). La part prise par l’avocat dans la production du droit est donc loin d’être négligeable. FIGOT ne s’y est pas trompé, qui nous faisait remarquer que, « (…) à bien le prendre, l’avocat a plus de part et de pouvoir dans l’administration de la Justice que le juge même. Car l’avocat est le canal par lequel toutes les raisons (…) passent au juge. De sorte que selon l’application que l’avocat donne à la matière du procès, selon le degré de sa science et de sa pénétration, le juge est plus ou moins capable (…) de rendre justice : n’étant pas si ordinaire (…) que le juge supplée les raisons omises par l’avocat. » (cité par BOYER CHAMMARD : 13)

 

On pourra donc dire des avocats que, sinon qu’ils se trouvent à la base d’un système de production du Droit, du moins ils participent activement à cette production par le « dire » et qu’au fondement de ce « dire » se trouve une idée, une croyance de vérité, le juridique se veut véridique[77].

 

 

B : Droit et vérité : une problématique de l’anthropologie juridique

 

Nous avons tenté, dans notre travail, de montrer combien l’idée de vérité était centrale en droit des réfugiés, que tout tend vers la recherche d’une vérité absolue par rapport à laquelle très peu de recul est pris de la part des acteurs, ceux-ci se coulant dans l’univers de la norme qui impose une vision dichotomique du réel, d’un côté les vrais réfugiés, de l’autre, les faux. Nous avons aussi insisté sur l’importance du « dire » de cette vérité, la véridiction dans un cadre juridique qui est le nôtre, le cadre de cette juridiction[78] qu’est la Commission des recours des réfugiés. Les quelques réflexions qui vont suivre, plutôt que de faire le point et clôturer ainsi la discussion, se veulent une ouverture, une proposition de pistes pour d’éventuelles recherches futures approfondissant le rapport entre le droit et la vérité abordé sous un angle anthropologique.

Pour montrer, finalement, comment l’institutionnel induit et produit de la vérité et non la vérité, nous nous appuierons sur les travaux de LECLERC qui, privilégiant le point de vue du sociologue, étudie les rapports existant entre la vérité, le pouvoir et l’autorité.

Il postule comme donnée anthropologique de départ le fait que tout discours a une « visée de vérité »,  revendique une certaine véridicité qui est le fait du locuteur et, en effet, quand bien même il avouerait mentir, son discours conserve une prétention de vérité. Cette revendication a comme caractéristique principale l’universalité. « Quand je parle, je ne prétends pas seulement dire ma vérité, mais la vérité. » (213) C’est bien le discours que tient l’avocat spécialiste en droit des réfugiés aux membres de la formation de jugement de la Commission des recours des réfugiés, indépendamment même de toute question de crédibilité. Car ce n’est que par une analyse de ses pratiques et au cours d’entretiens faits sur le ton de la confidence que nous avons pu déceler ce qui se cachait derrière son discours.  

En tant que sociologue, LECLERC constate toutefois que « (l)a véridiction (la « volonté de dire le vrai ») est socialement indissociable de la crédibilité. » (Ibid.) et que ce qui fait croire est à rechercher avant tout dans la reconnaissance d’une autorité attribuée par la société, donc dans un produit hautement social, culturel et historique. Il en découle une pluralité d’autorités et donc de vérités. LECLERC s’y réfère en tant que « régimes »[79] (214-215), VEYNE, quant à lui, après avoir établi que la vérité est plurielle et analogique, préfère la notion de « programme » (33, 116).

 

« Ces discours que, de l’extérieur, nous considérons non pas comme vrais en soi, mais seulement comme tenus pour vrais par eux, sont pour eux des discours vrais, purement et simplement. Ce qu’ils prétendent rechercher, ce dont ils revendiquent la possession, ce n’est pas « leur » vérité, mais « la » vérité. On le voit, le concept qui acquiert ainsi la centralité, ce n’est plus la vérité, mais la croyance. » [80] (LECLERC : 215).

 

L’idée de croyance nous ramène à ce que nous disions de l’avocat qui, lorsqu’il doit convaincre, lorsqu’il doit faire croire, ne peut s’empêcher de passer par sa propre croyance qui lui fournit des critères de vérité ou de véridicité. En ce sens, la norme et le droit peuvent être considérés comme un programme ou régime de vérité et fournir des critères spécifiques orientant leur diction. Et la soumission que nous avons évoquée est-elle autre chose qu’une croyance, ce que le terme arabe « musulman » évoque lorsqu’imparfaitement traduit il nous renvoie à « croyant », « fidèle », « soumis » ?

Mais la reconnaissance attribuée par la société ne s’attache à la seule autorité « logique » du discours. Et c’est encore LECLERC qui nous éclaire lorsqu’il nous dit que « (l)a vérité est produite au cours même de son énonciation par les autorités compétentes et légitimes (et) l’autorité, c’est la position sociale, symbolique, institutionnelle légitimant la prétention de proférer la vérité. Dire la vérité, ce n’est pas la “découvrir », la voler à la Nature, aux Dieux. C’est la produire. L’Auteur est le garant de la validité du discours qu’il énonce, de la véracité de la parole qu’il profère. L’Auteur, entendu au sens d’énonciateur autorisé du discours, du détenteur de l’autorité énonciative (…). » (LECLERC : 221)

Se pose alors le problème de comprendre comment, dans notre cas, la véridiction de l’avocat peut être juridiction, ou diction du droit, dès lors que l’autorité institutionnelle reconnue par la société, et donc légitime, pour ce faire est le juge. La réponse à cette question se trouve, nous semble-t-il, dans les stratégies de construction du crédit par les avocats spécialistes en droit des réfugiés face aux membres de la Commission des recours des réfugiés.

En effet, ces stratégies consistent, en définitive, à se construire une position d’autorité énonciative, laquelle a été reconnue par leurs interlocuteurs directs, les « juges », car fonction des idiosyncrasies spécifiques, mais aussi des représentations et des images qui tapissent les univers conceptuels en présence. En effet,

« (c)e qui fait autorité ou plutôt ce qui fait l’autorité tient au fait que ces productions normatives ou institutionnelles sont emboîtées dans un dispositif beaucoup plus complexe fait de mythes de représentations et d’images, dispositif (ou modèle) largement inconscient (…) » (LE ROY, 1999 : 28).

Cette attribution d’autorité, au sens où elle est reconnue par les « juges » aux avocats qui jouent le jeu, c’est à dire ceux qui viennent régulièrement en CRR et ont ainsi eu le temps d’intégrer la dynamique de communication, permet donc de dire le droit en disant le vrai. Le vieil adage Auctoritas non veritas facit ius pourrait, dorénavant, se lire ainsi : Auctoritas facit veritas. Veritas facit ius, c’est l’autorité qui fait la vérité, laquelle, à son tour, fait le droit.

 

 

 

 

***

 

 

 

 

 


CONCLUSION

 

Cette partie finale du discours que nous appelons conclusion est habituellement destinée à en compléter le sens, la portée, pour clore de manière définitive la discussion. Nous nous interrogeons dès lors sur la pertinence de ce terme pour mettre un terme. Nous avons l’impression d’avoir à peine eu le temps de présenter un terrain d’observation et de recherche foisonnant de questions et d’interrogations. N’est-ce pas là d’ailleurs le rôle de l’anthropologue face à la société dans laquelle il habite et qui l’habite, susciter le questionnement favorisant une prise de distance, un recul par rapport à ce que « tout le monde » admet comme naturel ?

 

Dès le départ, alors que cela paraissait évident, nous nous sommes penchés sur une possible définition de qui pouvait bien être cet homme, cette femme que tous nous appelons réfugié ou demandeur d’asile et nous sommes tombés sur une première difficulté, à savoir qu’il n’y a de définition précise que donnée par une norme dont on a montré combien elle est éminemment relative. La tâche fut compliquée par le fait que le caractère général et impersonnel de cette norme est amplifié par sa portée universalisante. Il nous a fallu faire fi des apparences pour regarder ce qui se cachait derrière le droit étatique, ou en l’occurrence inter-étatique gardant présent à l’esprit le précepte de Gaston BACHELARD selon lequel il ne peut y avoir de science que de cachée.

Partant des imaginaires qui lui ont donné naissance, nous avons néanmoins réussi à dégager des éléments constitutifs de qui pouvait bien être le réfugié ; nous avons identifié un espace déterminé, un mouvement en dehors de cet espace pour des causes spécifiques, lesquelles dépendent à leur tour d’une certaine idéologie et enfin une idée de la vérité. Mais à aucun moment nous n’avons pu véritablement découvrir l’Homme « réfugié » ni son identité profonde. Ce n’est pourtant pas un constat d’échec, c’est un aveu, une confession car nous avons le sentiment que nous ne pourrons l’atteindre, ou de manière moins présomptueuse, l’approcher que par des insertions dans le monde qui l’entoure, monde pas moins humain car constitué d’acteurs qui fonctionnent selon leurs logiques propres. Par la même occasion, par le jeu des acteurs, nous abordions le mystère du Droit ou de la juridicité qui est avant tout ce que les acteurs en font.

Nous penchant alors de manière plus insistante sur la norme proprement dite, nous avons observé qu’elle contenait en elle-même ses propres limites, avouant à son tour son incapacité à appréhender de manière satisfaisante le réel. Les rédacteurs de la Convention de 1951 relative au statut de réfugié n’ont-ils pas laissé entendre dans leur discours qu’un réfugié pouvait être autre chose que ce qu’ils disaient ?

Dans ce rapport propre à notre discipline et sans cesse renouvelé entre le local et le global, la France et sa procédure de reconnaissance du statut de réfugié a constitué la brèche par laquelle nous nous sommes infiltrés pour tenter de comprendre les rouages d’un  mécanisme juridique mais aussi socio-culturel. C’était là un passage obligé par le droit positif.

Nous avons dit comment, autour d’un cas particulier, celui de l’invocation de l’excision comme motif de persécution au sens de la Convention de Genève par trois femmes d’origine africaine, nous avons relevé l’identité des intervenants. Perpétuant la dynamique anthropologique, cette tension vers la généralisation au départ du concret, cette première expérience a été l’occasion d’une identification des logiques guidant les acteurs que nous avons rassemblés sous deux figures emblématiques, le demandeur d’asile ou du statut prévu par la convention internationale d’une part, et d’autre part le destinataire de cette demande, les autorités du pays d’accueil représentant l’Etat. Les logiques correspondaient à une opération de différenciation, de distinction dans le chef des autorités étatiques sur base d’une vision dichotomique partageant le monde des réfugiés en vrais et faux, ces derniers étant en « réalité » des migrants économiques et à une nécessaire identification à la norme en ce qui concernait le demandeur d’asile, parfois au prix de son identité. La troisième logique que nous pensions avoir découverte était particulière aux avocats et associations de défense des étrangers, il s’agissait d’une logique de conjonction. En effet, elle s’accordait au rôle que doivent jouer ces acteurs, un rôle de passeur confrontant des univers conceptuels différents.

En ce qui concerne cette dernière logique qui nous semblait vraisemblable, nous avons dû abandonner cette hypothèse car elle a été infirmée au cours de nos recherches, entretiens et observation en situation. Elle a donc été reformulée en une logique de soumission de la part des avocats et sa confirmation a fait l’objet de la deuxième partie de notre travail.

 

Caractéristique en cela des sociétés modernes où bien souvent il existe à côté de la réalité un discours officiel, nous avons constaté qu’il existait une contradiction entre le discours et les pratiques des avocats, et nous avons tenté d’en percer la raison. Ce qui nous a mis sur la voie est ce que nous avons appelé le mécanisme de « construction du crédit » par les avocats devant les « juges » de la Commission des recours des réfugiés. Ce mécanisme pouvait se déduire d’une observation des avocats en situation, d’où il ressortait qu’un avocat ne peut plaider n’importe quoi sous peine de perdre tout crédit devant un juge de la Commission et perdre toutes ses affaires ultérieures. Il y avait donc une différence de traitement entre les dossiers auxquels l’avocat croyait et les autres, étant entendu qu’il s’agit d’une « croyance de vérité » tout entière ancrée dans des valeurs dont la Convention de Genève est la manifestation normative. C’est à dire qu’il « pré-jugeait » du cas que son client, le demandeur d’asile, lui soumettait. Mais cela, vu son positionnement dans un ordonnancement socio-juridique, sa représentation de ce positionnement et la représentation des autres acteurs, ses clients et les juges, il ne peut pas le dire. Cela fait partie de sa stratégie.

La communication du message, c’est à dire le fait de croire ou pas que son client est un vrai réfugié, est possible grâce à deux choses, un accord initial sur les valeurs orientant les croyances des avocats et des juges et une connaissance mutuelle indispensable à l’élaboration de représentations et de représentations de représentations. Plus que la connaissance et reconnaissance de règles juridiques, juges et avocats doivent donc avoir en commun connaissance et reconnaissance de comportements idiosyncrasiques. Cela nous montre qu’on  a quitté le dialogue qui aurait dû être dialogal avec le demandeur d’asile, pour s’engager dans un jeu où seulement deux joueurs sur trois ont connaissance des règles derrière les règles, mais où c’est finalement la norme qui reste centrale car définissant les valeurs.

Malgré cette soumission à la norme, les avocats n’en sont pas moins producteurs de droit lorsqu’ils disent leur vérité qui est une croyance La défense d’un idéal marqué par la norme a donc pris le pas sur une défense de l’individu, à l’inverse de ce que leur discours laissait entendre.  Cela montre une chose, que l’oralité est, dans nos sociétés, encore très importante et que l’écrit est loin d’être le seul mode d’expression du droit, lequel, nous espérons l’avoir démontré, se situe avant tout dans une dynamique d’acteurs en rapport à des valeurs partagées par eux.

Pour clore sur ce que, nous l’avons dit, nous souhaitons surtout comme une ouverture, donnons cette définition qui s’applique si bien ici à notre point de vue d’anthropologue du droit qui est celui que nous avons essayé d’adopter tout au long de notre recherche : « Plaider, c’est accorder le droit, la réalité et l’homme » (BENSIMON : 12)

 

Au surplus et concernant ce que nous avons pu dire du traitement actuellement réservé aux demandeurs d’asile en France mais aussi ailleurs en Europe et dans la plupart, pour ne pas dire tous, des « pays industrialisés », « (j)’avoue que je me suis laissé aller à l’amertume. Mais que penseriez-vous de quelqu’un qui pourrait évoquer de tels faits sans amertume ? » (MULTATULI : 88)

 

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ANNEXES

 

-         1. Récit d’un journaliste sierra léonais ayant obtenu le statut de réfugié en France : pp. 114-121.

 

-         2. Entretiens (Me MALTERRE, Me BERA, Me A., Madame KLEIN-GOUSSEF) : pp. 122-156.

 

-         3. Trois décisions de la CRR du 16.11.2001 : pp. 157-162.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annexe 1.

« Freetown, ville assiégée !

Boom! Boom! Boom ! Mumm... l'assourdissant bruit saccadé de l'artillerie, des bombes explosaient de la ligne de front de Jui, quelque 25 kilomètres (15 miles) à 1'est de Freetown, la capitale de notre pays.

Il était 23h3O ce jeudi 6 février 1998. J'étais à la maison avec ta belle-fille et les autres membres de la famille que j'hébergeais, et nous regardions une émission à la télé consacrée à la destruction des vies et des biens causée par la dernière pluie de bombes lancée par la Force d'Intervention Ouest Africaine (Ecomog) dirigée par le Nigeria depuis sa base de Lungi.

Tu te souviens que les explosions de bombes étaient si fréquentes que les gens les ignoraient. Mais celles de ce soir-là semblaient différentes puisqu'elles continuaient jusqu'à la pointe du jour.

A notre réveil vendredi, nous apprîmes que les troupes de l'Ecomog, épaulées par les milices locales qui se battaient pour le retour au pouvoir du président Ahmed Tejan Kabbah, avaient pris les villes d'Allen et de Calaba sur la route principale menant à la capitale. Elles avaient repoussé les rebelles du Front Révolutionnaire Uni (RUF) appuyés par les soldats de la junte du Conseil Révolutionnaire des Forces Armées (AFRC) qui avaient renversé le chef d'Etat déchu.

            Cette offensive musclée, baptisée opération "Sand Storm" et destinée à renverser la junte et le RUF, avait commencé, selon les rumeurs qui se répandaient dans la ville.

Me rendant à mon bureau en voiture, je vis un flot de personnes, pour la plupart des femmes et des enfants, déplacés fuyant les combats qui se rapprochaient de la banlieue Est de la capitale, et essayaient de se diriger vers le Centre. Pitoyable !me dis-je intérieurement.

Le centre-ville avait des allures de capharnaüm. Les habitants couraient dans tous les sens. L'immeuble de six stages dans lequel se trouvait mon bureau était fermé et un petit groupe de gens attendait pour y accéder.

Je me rendis rapidement chez mon banquier, mais là aussi je trouvai porte close. J'étais assurément dans le pétrin, non seulement en raison des combats qui se rapprochaient de la capitale, mais plus encore parce que j'avais peu d'argent sur moi après 1'énorme investissement que j’avais fait en important du matériel d'imprimerie du Nigeria.

Comment faire pour trouver du liquide ? me demandai-je en rentrant à la maison.

A 1'est de Freetown où je vivais, des groupes de gens faisaient des pronostics sur l'issue des combats. Les rumeurs allaient bon train sur la victoire des uns ou des autres.

- " L'Ecomog contrôle maintenant entre Jui et la ville de Calaba et la ligne de combat est dans la zone de Wellington où les troupes de la junte qui battent en retraite ont dressé des barri-

cades, révéla un quidam qui venait juste de fuir la zone où avaient lieu les affrontements entre les belligérants.

Après avoir emballé quelques affaires utiles, je partis m'installer avec les miens chez Abdu, le cousin qui vit dans le quartier de Brookfields, dans la partie ouest de Freetown qui était alors relativement sûre.

Nous y restâmes sept jours. Les choses empirèrent lorsque les combats atteignirent le Centre de la ville avec la prise par les forces de I'Ecomog du siège des institutions, la State House. La radio privée 98.8 FM des partisans de Tejan Kabbah diffusa ce jeudi soir les noms d'environ 200 prétendus collaborateurs de la junte et le mien figurait parmi les 80 premiers. C'est ton fils Alhadji, mon jeune frère, qui après avoir écouté cette annonce m’a supplié:

- " Tu devrais quitter le pays dès le matin avant que les troupes de I'Ecomog n'envahissent toute la capitale."

Je ne voyais pas trop comment partir car la principale autoroute qui conduit hors de Freetown avait été fermée par les combats de Waterloo.

Mumm, les larmes de Fatu, ta bru, ma femme, m’ont touché quand elle a hurlé en sanglotant:

- " Tu veux perdre du temps, jusqu'à ce que I'Ecomog t'arrête ?

Veux-tu mourir ? "

Pour mettre fin à mes tergiversations, mon hôte, le cousin Abdu, m'a parlé avec autorité en suggérant :

- " Tu dois partir demain par n'importe quel moyen. Le bateau, c'est le seul moyen disponible pour le moment, sinon c'est la mort que tu risques."

 

L'humeur, cette nuit, dans le salon de la résidence de mon cousin à Brookfields, était sombre et tendue, avec des bruits sporadiques de coups de feu venant du centre-ville.

La nuit fut très longue, et le conseil qu'elle me porta fut de céder aux pressions de ma famille qui m'enjoignait d'abandonner la terre de mes ancêtres au lever du jour.

C'est la première fois que je vais fuir mon pays et laisser derrière moi ma famille, mon journal et tout ce que j'ai acquis durant ces dernières années, Mumm ! Je ne suis pourtant pas un novice dans la persécution politique, ayant été à plusieurs reprises en prison depuis 1992 pour avoir publié des articles jugés hostiles aux divers régimes qui se sont succédé à Freetown. Mais cette fois-ci, ma vie était dans la ligne de mire des soldats de l’Ecomog et du gouvernement en exil de Tejan Kabbah.

Etait-ce en raison de la campagne de mon journal en faveur d’une solution négociée pour mettre un terme au conflit sanglant que nous traversions, alors que Tejan Kabbah et les siens avaient opté résolument pour l’option militaire à outrance ? Il est difficile pour moi de savoir avec exactitude l’origine du ressentiment des hommes du pouvoir à mon égard.

Tu as sans doute encore à l’esprit, Mumm, cette affaire d’espionnage, que le gouvernement Kabbah, deux mois avant qu’il ne soit renversé, a voulu nous coller sur le dos, mes deux éditorialistes adjoints et moi-même, et qui attendait d’être examiné par la Cour suprême. Entre autres démêlés avec la justice, tu te souviens Mumm que nous avons été arrêtés et jugés en mars 1997 pour avoir publié un article intitulé " le gangstérisme occidental sauvage d’Abacha ", qui décrivait l’arrestation de Foday Sankoh, leader du RUF au Nigéria (alors qu’il y était allé pour négocier un accord de paix) comme une conspiration diligentée par le Président Tejan Kabbah avec la complicité du dictateur Sani Abacha, alors Président du Nigéria. L’arrestation du leader du RUF avait pour but d’annuler les résolutions de l’accord de paix signé à Abidjan en Côte-d’Ivoire en 1996.

Nous avions passé trois semaines en prison après que la justice nous eut refusé quatre fois de suite la liberté provisoire. Tout cela restait frais dans ma mémoire comme si cela venait juste de se dérouler.

Traversée à  ... Tombo ouvert

Les adieux à Fatu furent pathétiques, et non dénués de ses sempiternels reproches :

" Je t'ai dit d'être prudent en évitant des articles qui pourraient te mettre dans le pétrin, mais tu ne m'as pas écoutée, maintenant regarde de quelle façon tu vas nous quitter !

Subir l'humiliation de fuir mon pays par peur de persécutions politiques était le prix à payer pour avoir été partisan de la paix dans un pays miné par huit ans d'une guerre civile atroce !

Mince consolation !

Dans l’espoir de raffermir des principes d'or : la paix, la démocratie et les droits de l'homme, mon journal "Expo Times" a condamné le coup d'Etat du AFRC de Johnny Paul Koromah, mais a insisté sur le dialogue plutôt que sur l’option militaire pour le rétablissement de la 1’égalité constitutionnelle. En invitant les rebelles du RUF à s'allier à eux, trois jours après avoir perpétré le coup, la junte s'était présentée comme une force avec laquelle on pouvait négocier une issue au conflit en Sierra Leone.

Vendredi aux aurores, Abdu me conduisit, dans ma Mercedes Benz 230 Berline, à Godrich où je devais prendre un pamper (bateau de construction locale) pour la Guinée voisine. Bien que la partie ouest de Freetown fut encore sous le contrôle des troupes de la junte en retraite, les rues étaient pleines de gens, en particulier des femmes, fuyant les combats dans le centre-ville, portant des paquets et des enfants. Des véhicules de la junte roulant à tombeau ouvert faisaient la navette entre les bases militaires encore sous leur contrôle, dans la partie ouest de la ville assiégée, et le front.

Mumm, plusieurs boutiques le long de Congo Cross et Wolkinson road étaient mises à sac, et quelques civils se servaient des produits du pillage qui jonchaient les rues. D'autres, qui ne pouvaient s'aventurer dehors par peur d'être abattus, regardaient la scène à travers des fenêtres entrebâillées. Des barrages de fortune, dressés par les soldats de la junte, coupaient les routes, ralentissant notre voyage vers Godrich.

" J’espère qu'ils ne vont pas nous faire descendre et prendre la voiture ", dit Alhadji, brisant le silence comme nous approchions d'un contrôle près d'une station de police de Lumley.

" Ouvre le coffre arrière ", ordonna un soldat de la junte vêtu d'un blue-jean et d’un T-shirt de combat. Abdu descendit et obéit sans poser de question.

- " Que se passe-t-il au Front ? ", demanda Alhadji.

- " Nous sommes en pleine forme et sur le point de les éjecter du State House ", répondit le soldat mutin en pidgin.

Le quai de Godrich était bondé de gens qui essayaient de partir lorsque nous y arrivâmes, A 10h15. Je vis un ami, Mohamed S., employé d'une agence de transit maritime dont le nom du propriétaire, Y.D. Kamares, figurait aussi sur la liste des soi-disant collaborateurs de la junte diffusée par la radio de Tejan Kabbah... Nous nous saluâmes brièvement.

- " Je ne suis pas seul dans cette fuite désespérée, vers 1'exil ", me suis-je dit.

Mais les civils n'étaient pas isolés dans ce dramatique jamboree de départ ; des soldats de la junte fuyaient en masse par la route de la péninsule de Waterloo. Quelques déserteurs enlevaient leurs treillis de combat avant de prendre la mer ou la route.

            Abdu et Alhadji repartirent avec la voiture juste après m’avoir déposé sur le quai. Je demandai à un batelier s’il lui était possible de me trouver une place sur le prochain pamper disponible pour Kasri, près de la frontière Guinée-Sierra leone.

- " Tous les pampers que vous voyez ici sont complets, mais ce serait mieux de vous associer à d’autres personnes pour en louer un ", dit le batelier en pidgin.

- " Je n’ai personne avec qui je puisse faire équipe, peux-tu m’aider à trouver des gens ? ", demandai-je.

- " Pourquoi pas ? Attends, je m’en occupe ", dit-il.

J’attendis une demi-heure et le batelier ne revint pas. Une camionnette vint tout près et se gara, je vis des gens se ruer vers le chauffeur. Je m’approchai plus près pour voir de quoi il s’agissait.

- " Où allez-vous ? ", demandai-je.

- " Tombo ", cria un jeune homme en haillons derrière le camion.

- " Mais j’ai appris qu’il y a des combats dans cette zone ", dis-je.

- " Tombo est sûre et nos hommes en ont le contrôle, cependant nous nous battons encore pour le contrôle de Waterloo ", dit le soldat rebelle qui ressemblait à un déserteur.

Prenant le risque, je grimpai dans le camion après avoir payé 5 000 Leones (5 dollars). Beaucoup de choses occupaient mon esprit pendant que nous roulions à toute vitesse sur la petite route rocailleuse et pleine de nids-de-poule de la péninsule.

Mon dilemme quant au choix du mode de transport prenait fin. Les nombreux récits relatant des naufrages d'embarcations dans l'Océan Atlantique agité au large de Freetown, ajoutés à la disparition suspecte du batelier m'avaient dissuadé d'aller par bateau. Mais maintenant que je m'étais décidé pour la route, je me demandais ce que le futur me réservait.

Le camion eut un problème mécanique quelque 10 miles avant Tombo et nous nous  attardâmes là pendant plus d'une heure avant qu'un ami, qui passait fortuitement par là et allait

dans la même direction, me prenne dans sa voiture.

Je rencontrai plusieurs "poids lourds" de la junte tel le chef d'Armée, le Colonel S.O. Williams traînant sur le quai de Tombo attendant de prendre le prochain bateau pour Newton.

Certaines personnes affirmaient que le Président de la junte AFRC, le lieutenant-colonel Johnny Paul Koromah, venait de traverser la rivière Tombo, avec une belle brochette de gardes du corps pour accoster à Foughba, près de Newton.

Mumm, plusieurs véhicules militaires et civils abandonnés par des soldats de la junte AFRC/RUF gisaient ça et là, faisant ressembler la ville à un grand marché de voitures d'occasion.

La demande de canots pour traverser la distance d'une heure séparant Tombo et Newton était plus grande que l'offre. Aussi, malgré le risque de naufrage, des bateaux surchargés assuraient la traversée.

"Tombo Jet" était le nom de baptême de 1'embarcation dans laquelle je pris place. Il était archi-plein, les soldats de la junte battant en retraite y étant plus nombreux que les passagers civils.

Le chef d’Etat major de la junte, le Colonel S.O. Williams et son unité de gardes du corps bien armés s'y trouvaient également.

- " Nous allons dans la brousse pour mettre au point un retour en force afin de prendre la capitale des mains de I'Ecomog et renverser Tejan Kabbah une deuxième fois ", dit un des gardes du corps de S.O. Williams, ajoutant : " la guerre va de nouveau reprendre partout et nous n'arrêterons pas tant que nous n'aurons pas ramené la paix totale dans notre pays."

Etant donné que ce n'était pas ma première expérience de voyage en canot, j'étais confiant. Je  pensais que nous allions naviguer en douceur jusqu'à notre destination. Mais j'avais tort.

Peut-être à cause de la surcharge, le bord supérieur du canot touchait constamment 1'eau et en même temps en prenait. La marée  nous balançait d'arrière en avant, nous faisant nourrir la peur d'un naufrage. C'était tout juste une question de temps.

 

Au milieu des mutins en débandade

Mumm, avec l'aide de Dieu, nous nous écrasâmes enfin, et sans grand dommage, sur un petit quai presque oublié, non loin de Newton à 19h40. Alors que nous nous faufilions dans Fonghbo, un petit village voisin, je vis plusieurs rebelles du RUF traînant là, Dieu sait pourquoi. Il commençait à faire sombre. J'étais exténué et je rêvais d'un bain froid pour me garder en forme en vue du long voyage qui m'attendait.

A deux pas de là, quelques personnes prenaient leur bain et lavaient leurs vêtements. Je fis comme eux. Je demandai à l'un d'eux s'il était possible d'avoir un véhicule pour Masiaka, quelque 37 miles plus loin.

- " J'ai bien peur qu'il n’y ait pas de véhicule disponible. Si vous voulez vous y rendre, vous devrez aller à pied ", répondit un enfant-soldat.

Affamé, mais légèrement rafraîchi par le bain froid, je me joignis à un groupe de civils incluant des femmes et des enfants, qui entreprenaient, dans un sentier, une marche de sept miles jusqu'à Newton.

Nous arrivâmes à Newton à 23h25. J’avais terriblement faim et j’étais las. Je vis des douzaines de soldats rebelles qui attendaient des camions militaires de AFRC pour se rendre à

Masiaka. Il y avait aussi beaucoup de civils, entre autres Haroun Sarkoh et Baba Kandeh qui avaient participé à un programme télévisé que j’avais animé et qui avait pour thème la résolution pacifique du conflit sierra-1éonais.

Plusieurs fillettes combattantes du RUF préparaient de la nourriture. Confronté à cette seule possibilité pour la survie, je fus quasiment obligé de mendier pour pouvoir m'alimenter.

Baba et sa femme étaient là également, attendant la nourriture qui était encore sur le feu.

Le ventre plein, je commençai la marche de 37 miles pour Masiaka sur la principale autoroute après avoir attendu en vain un véhicule. Je faisais partie d'un grand groupe composé de soldats mutins et de civils, y compris Haroun, Baba et Johnny Conteh, membre du conseil d'administration des services postaux de Sierra Leone nommé par la junte.

La lune nous donnait de la lumière, nous atteignîmes une base militaire de la junte située à Sumbaya sur la route principale à 15h50. Exténués par les longues heures de marche, certains d'entre nous furent contraints de s'allonger à même le sol pour un peu de sommeil.

 

Ca use les souliers

Après une nuit pénible, je me réveillai à I'aube et je continuai la marche vers Magbontoso, à quelque neuf miles de Masiaka. Des véhicules militaires faisaient la navette sur la route de Masiaka transportant des soldats rebelles et des civils.

J'essayai de trouver une place dans un des véhicules bondés pour le court trajet jusqu'à Masiaka, le principal débouché provincial depuis Freetown.

Les troupes de la junte avaient établi une base provisoire à Masiaka, le temps que j'arrive là-bas samedi A 10h15. Je vis la plupart des "Poids lourds' y compris des ministres AFRC et des commandos d’élite de la rébellion. On murmurait aussi que l'homme fort de I'AFRC, le Lieutenant Colonel Johnny Paul Koromah et ses proches étaient à Masiaka et projetaient une contre-attaque contre la capitale.

Je vis le chef d'Etat-major de la junte le Colonel S.C. Williams, cette fois en pleine situation de guerre donnant des ordres à ses troupes. La ville connaissait certes un boom démographique avec les civils qui s'y étaient réfugiés, et l'afflux des soldats rebelles.

Pour 10 000 Leones (10 dollars), je réussis à faire le trajet de Makeni dans une voiture Toyota Starlet appartenant et conduite par le Caporal J. La voiture cependant connut des problèmes de moteur qui nous forcèrent à dormir sur la route, près de Lunsar.

Le retrait de la junte du siège du pouvoir à Freetown inaugura un complet hiatus des lois et de l'ordre dans les villes de provinces et les villages. Le pillage des centres commerciaux et la réquisition des véhicules devinrent les principales préoccupations des soldats de la junte en fuite.

Ils blâmaient le Président Tejan Kabbah et I'Ecomog pour leur action.

La route de Makeni était ponctuée de barricades dressées par les soldats rebelles, plus pour extorquer de l'argent aux passagers civils que dans le souci de contrôler la circulation des

armes.

Nous arrivâmes à Makeni, quartier général de la province Nord de la junte, tard dimanche après-midi. Le pillage des boutiques autour du centre commercial de la ville battait son plein, mené aussi bien par des soldats rebelles que par des civils. Le conducteur, le Caporal J., son plus jeune frère et une amie se joignirent aux pilleurs excités.

Je restai seul dans la voiture, et les sporadiques coups de feu autour du centre de la ville tirés autant par les pilleurs que par les anti-pilleurs, me rendaient très inquiet.

 

Dans l’intimité d’un pilleur

Pourquoi d'abord avais-je choisi cette voiture ? Je me posais la question. Mais je n'avais pratiquement pas le choix car tous les véhicules qui faisaient la navette sur les routes dans les provinces en ce temps étaient conduits par des soldats rebelles désespérés.

C'était assurément une entreprise risquée, mais il fallait faire un choix entre monter dans ces véhicules militaires pour fuir et sauver sa précieuse vie ou alors renoncer à cet exode à mes risques et périls.

J’attendais dans la voiture parce que j’avais négocié avec le Caporal J. pour qu’il me conduise de cette ville, pleine de tension, à Binkolo, quelque sept milles plus loin, sur l’autoroute principale, vers Kabala, où il devait prendre une route secondaire pour le district diamantifère de Kono.

"Que les propriétaires des boutiques aillent demander au Président Kabbah et aux soldats de l’Ecomog de payer pour tout ce que nous avons pris dans leurs boutiques ", dit le Caporal J. pendant qu’il rangeait son butin dans le coffre de sa voiture, ajoutant : "nous avons besoin de ces choses pour aller dans la jungle pour préparer un retour en force à Freetown."

Le Caporal J. me déposa à Binkolo sur la route principale, à 17h50.

Je respirai un grand coup et remerciai Dieu pour m'avoir mené au moins jusqu'à cette ville, qui était relativement calme et sûre, bien que la Guinée et non Binkolo fût ma destination finale.

Je me débrouillai pour monter dans un camion civil, conduit par un soldat pour Kabala, bourgade sise près de la frontière guinéenne. Le camion était si plein de soldats et de civils que je dus rester debout pendant presque la moitié du trajet, qui était de 50 miles.

Le camion, réquisitionné à partir de Bo, deuxième ville du pays, avait de sérieux ennuis mécaniques qui nous forçaient à nous arrêter à intervalles réguliers pour refroidir le moteur.

La petite route, serpentant à travers les collines qui forment une partie de la montagne Bintumani – la plus haute du pays – rendait les choses encore plus difficiles.

            Nous eûmes une panne près d’un village, à quelque 15 milles de Kabala et nous fûmes forcés d’y passer la nuit.

Je me réveillai très tôt et, en compagnie d’un autre civil voyageant dans le camion, je marchai jusqu’au village le plus proche où nous achetâmes  un bol de bouillie de manioc chacun, pour le petit-déjeuner.

Nous attendîmes pendant plus de deux heures avant d’avoir un autre camion, conduit aussi par un soldat, pour le trajet, jusqu’à Kabala. Lorsque nous arrivâmes là-bas, à 15h38, nous trouvâmes la ville tranquille mais pleine de soldats rebelles et de civils en fuite. Bien que ce soit le quartier général du district de Koinadugu, c’est l’une des villes les plus négligées du pays.

Il me fut difficile de trouver la maison de ton parent oncle K.B., que je n’avais pas vu depuis déjà quelque temps. Je fus cependant ravi de le trouver dans le quartier Yogomaya de la ville, après m’être longuement renseigné.

(…)

 

Miraculeuse fuite en Guinée

J'ai donc passé trois jours à Kabala avant d'être emmené en voiture à Koundu avec mon Tonton K.B. et deux de ses fils, ainsi que par un lieutenant-colonel de la junte en fuite, Cheikh Mamoud Koromah. Tu connais bien O., ce petit village à quelque sept miles près de la frontière guinéenne, puisque c'est dans ce bled qu’est né, ton mari, mon cher père. Papa a ensuite émigré à Kenema à la recherche de verts pâturages. La route menant à ce village respirait la désolation : terriblement négligée avec des ponts cassés et de profonds nids-de-poule. Mais le chauffeur de la Jeep militaire qui nous conduisait ne se gênait pas pour appuyer sur le champignon. Lorsque nous y arrivâmes. Beaucoup de civils déplacés et de soldats de la junte en fuite.

Quatre-vingt-quinze pour cent des habitants de ce village sont de la tribu des Peuls comme nous, chère maman ! C'est d'ailleurs un de tes parents, tonton Alhadji I. B. qui en est le chef traditionnel. Des marabouts peuls qui avaient reconnu K.B. nous saluèrent. On nous conduisit immédiatement chez le chef qui nous offrit l'hospitalité. Tonton I.B. a demandé des nouvelles de papa et d’autres membres de la famille restés A Freetown.

- " Père et certains membres de la famille sont à Kerema, d'autres sont à Freetown, ou à 1'étranger ", répondis-je.

- " Veux-tu traverser la frontière vers la Guinée ? ", demanda le chef.

- " Oui, mais il paraît que c'est risqué, car des agents du Président en exil et les espions guinéens à la solde de Tejan Kabbah sont déployés le long de la frontière pour arrêter les

membres de la junte et leurs complices supposés ", dis-je.

" En tout cas, nous verrons ce que nous pouvons faire pour te sortir de cette situation dès que possible puisque tu n'es pas en sécurité ici non plus ", dit Alhadji I.B..                                                

Nous nous mîmes d'accord pour que K.B. et ses enfants traversent d'abord la frontière et aillent à Faranah pour avoir des documents de voyage pour moi. Je partageais une chambre avec oncle K.B. et ses deux enfants.

En écoutant la radio d'Etat avant de nous coucher, nous apprîmes que les forces de l'Ecomog avaient pris le contrôle total de Freetown et de ses environs et qu’elles progressaient actuellement vers Masiaka pour déloger les forces de la junte qui s'y étaient repliées.                                                                    

Nous apprîmes aussi que plusieurs personnalités accusées de supporter la junte, telles que Alhadji Cheikh Mutshtaba, Alliadji Musa Kabia et Sakoma avaient été brûlées vives par des miliciens fidèles au Président Kabbah sous le regard vigilant des forces de I'Ecomog.                                                                              

K.B. partit le lendemain matin comme prévu. Très tôt le matin, trois jours plus tard, il envoya un guide pour me faire passer la frontière à pieds, à travers la jungle. Ce fut une terrible expérience, mais une fois encore je n'avais pas le choix.

J'essayai de réprimer ma peur pendant que nous marchions à travers la forêt dense.                                                                     

Nous réussîmes à atteindre Herimakono, la ville-frontiére guinéenne après avoir contourné le check-point gardé par l'armée et les services de douane de Guinée. Nous fûmes accueillis par K.B. et un autre homme qui apparemment coordonnait l'opération.                                                                                     

 

Fausse folie, faux papiers                                                        

Je fus avisé de prendre une douche et changer de vêtements, je devais être prêt pour le voyage de Faranah. Nous rencontrâmes deux barrages de police sur notre route vers Faranah                           

que nous traversâmes sans suspicion. C'était aussi une entreprise risquée puisque je n'avais pas de papiers d'identité. Seule 1'explication de mon Oncle selon laquelle j'avais des problèmes psychiatriques et qu'il m'emmenait en traitement à Faranah me sauva…

Ville natale de feu le Président Sékou Touré de Guinée, Faranah est dominée par le groupe ethnique Naodingo, ses agents sont particulièrement vigilants dans la chasse aux collaborateurs présumés de la junte dans la ville et ses environs.

K.B. s'arrangea pour que quelqu'un vienne me photographier à la liaison pour la carte d'identité guinéenne. Muni de ce document, je partis pour Dalaba le lendemain matin avec mon oncle.

A 16 heures 25, nous arrivâmes à Dalaba, distante de Conakry d’environ 250 miles. Mohamed B.S. qui comme tu sais est à la fois mon cousin germain et mon beau-frère n’était pas chez lui à notre arrivée. Il était surpris mais très heureux de me voir après avoir entendu un tas d'histoires sur la manière dont les gens étaient morts lors de la dernière crise.

J'ai séjourné dans cette ville pendant près de huit mois, gardant le profil bas. Je suivais cependant à la radio 1'évolution de la situation au pays. Selon les nouvelles, la guerre avait repris de plus belle, causant des souffrances inestimables et prenant en otage des populations civiles. Comme tu le sais, Fatu et mes deux enfants m'ont rejoint en Guinée au mois de mai de la même année.

J'appris que I'Ecomog, avec l'aide de malandrins à la solde du gouvernement, avait récupéré ma Mercedes Benz 230 immatriculée EK 12462, fait main basse sur les ordinateurs de mon journal, et confisqué le matériel d'imprimerie que j'avais récemment acquis.

J'avais pour toute fortune la somme de 1 200 dollars. J'en ai dépensé une partie pendant mon séjour à Dalaba. De peur d'être remarqué par les agents de la sécurité, je ne quittai pas cette ville jusqu'à ce que je fus prêt à quitter la Guinée. En septembre, j'allai à Conakry, prêt pour mon voyage à l’étranger, puisque la situation au pays était loin de s'améliorer.

Mes frais de voyage allaient être supportés par mes frères et sœurs qui résident à Londres.

 

Détention au Sénégal

            Ma première tentative de quitter Conakry pour Londres, via la France le 26 septembre échoua. Je fus arrêté pendant le transit d'un vol Air Afrique à l'aéroport international de Dakar-Yoff pour avoir voyagé avec un passeport guinéen.                                         

J'avais été remarqué dans I'avion et dénoncé comme rebelle à la police sénégalaise par Olu Gordon un "journaliste'' Sierra Léonais fan de Tejan Kabbah.

- " C'est un rebelle, arrêtez-le et renvoyez-le en Sierra Leone où il est recherché ", dit Gordon à la sécurité militaro-policière de l’aéroport de Yoff.

- " Mais comment ça un rebelle ? Combattait-il avec des armes dans la brousse ? ", demanda un inspecteur de police.

- " Non... Non... pas du tout ! Mais son journal Expo Time a publié des articles en faveur des rebelles ", répondit Gordon doucement.

- " Ce n'est pas vrai que mon journal a écrit en faveur des rebelles. En tant que journal indépendant, j'ai publié des articles prônant un accord négocié entre les belligérants en Sierra Leone sans supporter qui que ce soit, ni le Gouvernement, ni les rebelles ", me défendis-je.

On nous demanda à tous les deux de faire des dépositions de nos revendications. Je fus cependant détenu dans les cellules de la police de l'aéroport alors que Gordon poursuivait son voyage sur New York le dimanche suivant.

Le lundi, le chef de la police de l'aéroport me demanda d'expliquer mon histoire. La chance étant de mon côté, je découvris que le patron de la police était un Peul Sénégalais. Je lui révélai que j’étais Peul moi aussi ! Il me demanda de raconter mon histoire en notre dialecte, Mumm !

J'expliquai entre autres, comment j'en étais arrivé à fuir mon pays, la Sierra Leone en passant par la Guinée-Conakry où j'étais obligé de séjourner avec de faux papiers par peur d'être remarqué par les agents de la sécurité guinéenne travaillant en collaboration avec le gouvernement de mon pays.

Le commissaire de police compatit à ma peine et me dit qu'il ne me renverrait pas en Sierra Leone comme Gordon le demandait. Il m’annonça cependant, qu’il ne me permettait pas de continuer en France et que je devais attendre le prochain vol d’Air Afrique pour Conakry afin de régulariser mes documents de voyage.

            J’acquiesçai d’un signe de tête reconnaissant que c’était là un moindre mal. Trois jours

après, je retournais à Conakry comme prévu avec mon faux passeport et un ticket de retour.

 

Rétention à Roissy

Mumm, ma seconde tentative pour aller en France fut couronnée de succès. Mais cette fois à bord d’un vol Air France direct Conakry-Paris. Mon cauchemar prolongé tirait à sa fin, me dis-je en moi-même.

Mais mon jugement n’était pas entièrement exact puisque j’allais bientôt réaliser que le chemin serait long avant d’atteindre le bout du tunnel et voir enfin la lumière.

(…) » (JAFE : 15-31)

 

 

Annexe 2. a)

 

Me MALTERRE. Avocat. En son cabinet à 75003 Paris, 21 rue des filles du Calvaire. Le 04.04.2002.

 

MOI : Dans le cadre d’un mémoire de DEA en anthropologie juridique, je cherche à étudier le traitement de la question de la vérité, de la sincérité par les avocats en droit des réfugiés, quelles sont également les stratégies qu’ils utilisent, quelle est la pertinence de la distinction « vrai / faux réfugié » ?

 

Me M : C’est un vaste problème qui ne concerne pas seulement le droit des réfugiés, c’est le problème de tout avocat et comment il se situe par rapport à la parole de son client. Je crois qu’il faut d’abord éliminer le problème de la vérité, c’est à dire « est-ce que le client dit la vérité ou pas ? », je ne suis pas sûr que ce soit notre problème à nous autres avocats. Nous, on n’est pas là pour ça. Ce sont les juges qui sont là pour dire si c’est vrai ou c’est pas vrai. Nous, on est là pour donner tous les moyens à notre client de faire aboutir sa parole, que ce soit au pénal, que ce soit au civil, au prud’homme, devant la Commission de recours des réfugiés, … le problème est rigoureusement identique. Avec quand même cette différence qu’en droit des réfugiés, il y a un aspect moral qui est, paradoxalement, encore plus important que dans le procès pénal. Dans le procès pénal, la loi, française en tout cas, reconnaît à la personne qui est mise en examen, le droit de mentir. Ca fait partie des droits de la personne mise en examen, elle ne prête pas serment et elle peut préparer sa défense et exposer sa défense en racontant n’importe quoi. Personne ne pourra jamais le lui reprocher. Enfin, la sanction ce sera la condamnation éventuelle pour les faits qui lui sont reprochés. En matière de réfugiés, le problème est beaucoup plus compliqué parce qu’on nous reproche, à nous autres avocats, ce qui me semble un reproche complètement indigne, d’être complices de nos clients sous prétexte qu’on apporte leur parole et qu’on la porte complètement. Alors, effectivement, pour la crédibilité de nos dossiers, on est obligé de faire une sélection et de faire un tri dans les arguments, dans les documents à dire, à montrer. Et, en ce qui me concerne, il est assez fréquent que j’attire l’attention de mon client sur le caractère peu crédible que peut avoir l’histoire qu’il raconte, sur le caractère peu authentique que peut avoir le document qu’il me montre et je lui mets le marché entre les mains, je lui expose que moi je considère que sa pièce, elle n’a pas l’apparence de la réalité, et libre à lui après de m’imposer de la produire ou pas. Parce que, en dernière analyse, si on est en désaccord, moi je vais lui dire « Je ne la produis pas » et lui va changer d’avocat et va la produire, donc il prend ses responsabilités. Je passe sous silence les documents trop grossiers qui mettent donc bon,… Mais sur des documents à la marge, moi, mon rôle c’est ça, c’est de dire au client « voilà comment ça se présente ». Mais il y a un aspect complètement pervers, c’est à dire que le chemin pour aboutir au sésame de la carte de réfugié est tellement parsemé d’embûches, tellement difficile, que on a beaucoup de nos clients, pas loin de la majorité, qui sont obligés, pour qu’on croie à leur histoire, de l’étayer avec des documents qui sont faux. Et il y a une jurisprudence de la Commission des recours qui n’est pas unanime mais qui est assez dominante, qui est de dire : « A partir du moment où un demandeur d’asile produit des faux documents, produit des documents dont l’authenticité est contestée, est contestable et s’avère contestée à juste titre, eh bien, ça jette un doute sur l’intégralité de sa demande ». Et là dessus, on a un travail extrêmement important. A cet égard, j’ai le souvenir… c’est une histoire que je raconte souvent parce qu’elle m’a beaucoup marqué, beaucoup fait réfléchir sur le problème :

« Je reçois un jour un client avec lequel j’ai des difficultés à m’exprimer parce qu’il n’entend pas ce que je lui dis, j’ai du mal moi-même, surchargé, à entendre sa parole, et le type est passé déjà trois fois devant euh… a fait trois demandes d’asile qui ont toutes les trois été rejetées, il est passé devant la Commission des recours, il a été défendu les trois fois par un avocat, et un bon avocat, et donc euh … il m’apporte sa quatrième demande de réouverture. Et j’explique au type que c’est pas possible. Il me dit « Mais si, j’ai des éléments ». Il me montre des papiers qui sont des faux grossiers manifestes. Je perds mon sang froid, je perds mon calme, je lui dis qu’il jette le discrédit sur les autres demandeurs d’asile en utilisant des arguments comme ça… Et je lui dis « Monsieur, c’est terminé », je le raccompagne à la porte. Et je m’aperçois que j’ai oublié de lui rendre son dossier qu’il avait posé sur le bureau. Je prends le dossier et, au moment où je lui donne, tombe de ce dossier un certificat médical établi par le centre spécialisé qui est le COMEDE, document assez récent qui fait trois ou quatre pages et dans lequel il n’y a aucun doute sur les tortures dont il a été l’objet ,d’une violence extrême quand il est arrivé en France quatre ou cinq ans auparavant ».

Donc, ce type là n’a pas convaincu l’OFPRA à trois reprises, n’a pas convaincu la Commission à trois reprises, n’a pas convaincu son avocat quand il vient le voir comme dernière bouée de secours. Et, il a utilisé manifestement, dans son dossier, des documents qu’il n’aurait pas dû utiliser, qui ont foutu en l’air sa demande. Bon, mais, en même temps, ce type-là était parmi ceux qui doivent mériter cette protection et qui doivent l’obtenir. Bon, et ce truc-là m’a fait beaucoup réfléchir et il m’arrive souvent de plaider sur des faux documents en disant que, bon, le requérant n’est pas forcément maître de l’histoire qui a été racontée à l’Office et qui est racontée à la Commission et que, bon, en même temps, ça ne doit pas jeter le discrédit sur tout son discours. Ca, c’est un élément qui me semble assez important. Je ne vois pas tellement quoi d’autre vous dire par rapport à la vérité si ce n’est que ce n’est pas mon métier de chercher la vérité, mon métier, c’est de présenter un dossier. Etant précisé que je ne vais pas susciter de mon client qu’il raconte telle ou telle chose. Il faut que ce soit clair, ce n’est pas non plus mon rôle de dire ça. Mais, mon rôle, c’est d’attirer l’attention de mon client sur des incohérences, qui peuvent n’être que des incohérences apparentes et ensuite, euh… ben de défendre au mieux ce qu’il m’apporte comme histoire.

 

MOI : Y a-t-il un formatage, une sélection des arguments à présenter, ce qu’il doit dire, ce qu’il ne doit pas dire ? Le travail de l’avocat a-t-il une valeur éducative ? Peut-on dire que l’avocat éduque le demandeur d’asile en lui apprenant des nouvelles valeurs, qui sont celles du pays d’accueil ? J’ai souvent entendu dire ça, qu’en pensez-vous ?

 

Me M : C’est forcément une formation, et puis, je crois qu’il faut faire une distinction en fonction de l’origine des gens, l’origine nationale, l’origine ethnique, l’origine sociale, euh… Le paysan du Kurdistan, le pêcheur Tamoul, il ne percevra pas les choses de la même manière que l’ingénieur de quelque pays qu’il vienne, que l’avocat, de quelque pays qu’il vienne, que l’intellectuel, en gros, donc il y a là un élément important dont on ne mesure pas suffisamment l’incidence sur la demande parce que la plupart des demandes émanent…, enfin, moi, je suis assez « spécifisé » dans les gens qui viennent de la Turquie et du Kurdistan et ce sont généralement des paysans qui ont été scolarisés jusque dans les classes primaires qui, pour la plupart savent lire et écrire, mais pas tellement plus et qui n’en ont pas une très bonne maîtrise, des gens qui ne savent pas ce que c’est qu’un calendrier, pour lesquels la chronologie est quelque chose de démentiel. Alors, pour quelqu’un qui n’est pas capable de vous dire à quelle date il est né, à quelle date il s’est marié, à quelle date ses enfants sont nés, je ne vois pas comment il peut vous dire à quelle date il a été arrêté. Et, à partir du moment où il bloque sur cette difficulté-là, euh… ça pose un problème dans son dossier. Donc, effectivement, quelque part, on essaye de le préparer à l’audience pour lui faire dire très précisément quand c’était …bon, on le met dans une espèce de moule. Est-ce qu’on lui inculque des valeurs contre son gré ? J’en suis pas sûr. On lui apprend à répondre à des questions et ces questions sont le passage obligé. Libre à lui après d’oublier ce qu’on a demandé. Mais, c’est vrai qu’on est obligé de passer par ce cadre-là. Je parle de la date de naissance qui est quelque chose d’aberrant. Mes clients sont tous nés le 1er janvier. Parce que…ils habitent dans un village reculé …, enfin, vous connaissez l’histoire, ce n’est pas la peine que je vous la raconte. Mais des fois l’inscription à l’état civil se fait plusieurs années après la naissance. Et d’ailleurs, il arrive souvent qu’on ait des dossiers de rectification d’état civil a posteriori lorsqu’ils ont obtenu la carte de réfugié pour des droits de retraite etc…Mais, c’est vrai qu’il y a là un décalage complet entre la structure d’accueil qui attend quelque chose qui est placé dans un cadre très précis avec des dates, des motifs etc… et par ailleurs quelqu’un qui a une histoire dans laquelle il ne va pas cerner quelles sont pour nous les choses importantes. Donc effectivement, la préparation à l’entretien est fondamentale, que ce soit l’entretien à l’Office, mais ça généralement les gens ne le font pas, ou que ce soit l’entretien à la Commission, elle passe par un apprentissage du type de questions qu’on va poser.

 

MOI : Pour vous, où se trouve le droit là dedans ? dans les procédures ?

 

Me M : A mon avis, dans ce type de procédure, le droit, il est dans la forme. Et il est exclusivement dans la forme. Il y a évidemment le cadre qui est très général et qui est la Convention de Genève qui bouge avec des jurisprudences … une est restrictive, il y en a d’autres qui sont une ouverture. Je pense euh, bon… aux restrictions, … il y a moins de 10 ans, quand on était réfugié, on pouvait faire venir son père, on pouvait faire venir… bon, les membres de sa famille, … Maintenant, c’est fini la jurisprudence a… bon, ça c’est la loi, elle bouge en fonction d’éléments qui sont sociaux, qui sont nationaux. En même temps, elle peut évoluer, je ne sais pas, je pense aux décisions sur l’excision récemment, je pense aux décisions algériennes etc… Bon, donc, la loi, c’est le cadre, mais le droit, c’est le respect de la forme et le respect de la procédure, c’est à dire : il faut que les gens aient obligatoirement la possibilité de s’exprimer directement, dans leur langue maternelle, d’être assistés d’un avocat, et que la procédure soit contradictoire.

Bon, à mon avis, c’est ça. On ne peut pas…Je pense qu’on ne peut pas éviter l’écueil de la confiance au requérant, de la crédibilité parce que, qu’est-ce que vous avez comme autre élément ? C’est vrai qu’on n’arrête pas de se plaindre du fait qu’on vous reproche de ne pas avoir suffisamment de documents… Donc, ça entraîne les excès dont je parlais tout à l’heure. Et puis, quand on en a, on vous dit qu’il sont faux. Bon, donc, moi, j’essaye de plaider sur  la crédibilité d’un dossier. La crédibilité elle s’établit par rapport aux informations que l’on a sur le pays, soit la Commission ou l’OFPRA les connaît, ……on n’a pas besoin de faire ça, mais simplement à montrer que l’histoire de notre client est en adéquation parfaite avec ce qu’on sait de ce pays. Mais, qu’est-ce qui va faire la différence ? C’est pas la qualité de l’avocat. L’avocat permet de repêcher un dossier, de taper des poings sur la table quand les droits de la défense ne sont pas respectés, de gueuler contre l’OFPRA qui va affirmer des choses dont on sait qu’elles sont fausses. Ca, c’est notre rôle, effectivement. Le requérant ne peut pas le faire parce que c’est toute une partie du débat qui lui échappe. Mais, une fois que tout cela s’est fait, si votre requérant n’est pas en mesure, alors qu’on lui en donne l’occasion avec un interprète, de corroborer tout ce que je viens de dire, eh bien, c’est fini. Et c’est évident que ça joue un rôle essentiel, et c’est évident aussi que c’est pervers pour les raisons que j’abordais au début de notre entretien, à savoir que : il y a des gens qui ne peuvent pas parler et qui sont dans l’incapacité absolue de s’exprimer sur leurs activités parce que les violences et les tortures ont été telles que… Bon, ben ça c’est les médecins qui vous expliquent ça. Mais, comment on les rattrape ces gens-là ? Hier je…ouais, c’était hier, je défends un homme. Je n’ai jamais réussi à parler avec lui. Mais jamais, jamais, jamais. Il a un certificat médical qui démontre qu’il a été maltraité – il peut aussi avoir été maltraité dans le cadre d’une bagarre – et euh… ce type ne parle pas. Quand on lui demande quand est-ce qu’il a été maltraité, ben il répond il y a 20 ans, en 1981. Est-ce qu’il a fait de la politique ? Non. Et tous ses camarades qui sont derrière viennent dire : ce type est complètement sonné. Et euh, bon… on plaide ça, mais en même temps, comment on peut sortir de là ? (Sourire complice)

C’est très difficile. Et ce type là, il peut être un simulateur comme il peut ne pas l’être. Alors, la seule chose qu’on puisse reprocher à la Commission …, c’est l’appréciation du doute.

 

MOI : Vous voulez dire lui accorder le bénéfice du doute ?

 

Me M : Ca n’existe pas. En droit administratif, ça n’existe pas.

 

MOI : C’est pourtant repris dans le Guide du HCR.

 

Me M : Oui, mais ce n’est pas partagé de l’avis de tout le monde, ni par l’Office, ni par la Commission… enfin, ça dépend, il y a des présidents qui sont dubitatifs et euh … Mais, euh… on a, en ce moment, enfin, je sais pas, depuis deux, trois mois, on a des décisions un peu difficiles et dans des dossiers où on aurait, me semble-t-il, il y a quelques mois, obtenu des décisions (d’annulation), notamment des dossiers dans lesquels il y a des certificats médicaux. Avant, il était rare qu’un dossier dans lequel il y avait un certificat médical ne fasse pas l’objet d’une annulation, à condition que le certificat soit… et là, j’ai eu trois décisions de rejet sur des dossiers qui en soi n’étaient pas excellents, mais sur lesquels le certificat médical me semblait devoir instiller un doute important, sérieux.

 

MOI : Le Droit est-il alors un cadre servant à la manifestation de la vérité, de la réalité, permettant au juge de distinguer le vrai réfugié du faux ? Quel est le rôle de l’avocat dans ce cas ?

 

Me M : Je vais vous redire ce que je viens de vous dire. Le droit c’est euh… La question ne se pose pas, c’est ce qui devrait être. L’objectif de la Commission de recours, c’est ça : un contrôle juridictionnel d’une décision administrative. Et d’ailleurs, à mon avis, c’est perçu comme ça par l’OFPRA, parce que, on a, depuis le début de cette année, une attitude un petit peu offensive de l’OFPRA. Jusqu’à l’année dernière, l’OFPRA a toujours été taisant dans les procédures. L’OFPRA, une fois que la décision était rendue, se désintéressait totalement du dossier, ne contestait jamais la décision de la Commission des recours et éventuellement, faisait des observations parce que la Commission des recours, c’est la loi, est tenue de lui demander de faire ses observations … et donc, dans certains dossiers dits sensibles, particuliers, l’Office faisait des observations. L’année dernière, l’Office a fait un pourvoi devant le Conseil d’Etat pour contester une décision de la Commission de recours. Première. Depuis cette année, il arrive, moi, je ne l’ai encore jamais eu à mes audiences, mais c’est arrivé à PIQUOIS, c’est arrivé à MARTINEAU, euh … l’OFPRA vient à l’audience et prend la parole à l’audience. Et euh donc, on a le sentiment … on a dit qu’ils n’avaient pas les moyens matériels de le faire parce qu’ils se plaignent de pas avoir suffisamment de personnel et donc euh… de ne pas passer le temps à l’audience…, mais on sent une volonté d’aller devant la Commission parce que la Commission serait un cadre juridique dans laquelle les avocats se seraient emparés de la parole du requérant, la travestiraient à un point tel qu’il serait nécessaire que l’Office qui est mis en cause puisque c’est ses décisions qui sont jugées, … de venir rétablir la vérité et que ce soit véritablement un débat contradictoire. Moi, je ne suis pas contre ça. Mais euh, effectivement, je pense que ça montre bien que c’est dans ce cadre-là que la vérité se fait jour. Cela dit, la manière dont elle est appréciée, ça, après, c’est euh…C’est plus délicat.

 

MOI : Quelle est votre formation ? Depuis quand faites-vous du droit des réfugiés ? Et comment se passe une préparation d’un de vos clients ?

 

Me M : Bon, euh, oui, j’aurais peut-être dû commencer par là, par me présenter. Je suis avocat depuis très longtemps, je crois que j’ai prêté serment en ’75 ou en ’76, ça fait plus de 25 ans. J’ai commencé par hasard à faire du droit des réfugiés dans les années ’82, ’83, je crois, par hasard, j’étais plutôt spécialiste en droit civil et j’ai défendu, au titre de l’aide juridictionnelle, un président d’une association lambda, d’ailleurs j’ai perdu son procès. Je ne sais pas s’il était gagnable mais enfin j’ai perdu. Et, ce type-là après m’a envoyé des dossiers et bon, ben, ça a fait boule de neige et donc je peux dire que depuis 1986, en gros, j’ai beaucoup de dossiers de réfugiés, avec des hauts et des bas, avec une forte dominante dans les années ’90, l’année dernière aussi, avec une spécialité très, très précise puisque moi, c’est les Kurdes, principalement de Turquie, mais aussi d’Irak, un peu de Syrie, très peu d’Iraniens. Donc euh voilà. Cela dit euh… bon, je traite d’autres dossiers.

(Interruption par un coup de téléphone)

Donc, euh deuxièmement sur comment on procède ? C’est extrêmement difficile parce qu’on est à la merci de nos clients. C’est à dire que c’est extrêmement rare que les gens viennent nous voir avant le dépôt de la demande à l’OFPRA. Donc, on a aucun contrôle sur la biographie. C’est très rare qu’ils viennent nous voir avant d’être convoqués à l’Office quand ils le sont. Ce qui ne nous permet pas de les préparer avant. C’est très rare qu’ils viennent nous voir pour faire leur recours. Ce qui nous oblige à reconstituer en cours de route. Et c’est très rare qu’ils viennent nous voir avant d’être convoqués à la Commission des recours, ce qui réduit d’autant tous les temps d’intervention. Et euh, généralement, bon, les gens viennent vous voir dès qu’ils reçoivent la convocation, enfin moi en tout cas, ils viennent me voir dès qu’ils reçoivent la convocation. Et euh, bon, ben, ça… finalement euh…

 

MOI : Ca vous laisse combien de temps en moyenne ?

 

Me M : 15 jours. Oui, en gros, dans 40 ou 50 % des cas. Moi, je me contrains à aller voir le dossier avant de recevoir le client, mais c’est pas toujours possible parce que la Commission est assez surchargée. Généralement donc, quand les gens viennent me voir, j’ai déjà en ma possession le dossier de l’OFPRA, j’ai le compte-rendu de l’entretien s’il y a eu convocation. Et, ça me permet d’aller dans le vif du sujet, de voir dans ce que la personne a dit. Mais généralement, ça ne permet pas, lorsqu’elle a communiqué des documents dont l’authenticité est remise en cause,… le laps de temps ne me permets pas éventuellement de prendre contact avec l’avocat qui l’a défendue ou qui la défend actuellement pour obtenir des documents complémentaires etc… Généralement, je m’entretiens avec mon client au minimum deux fois. J’ai des entretiens assez variables. C’est rare que ça dure moins d’une heure en tout. C’est à mon avis un minimum. C’est soit des entretiens ici, soit souvent des entretiens à la Commission. Bon, les laps de temps sont trop courts. Et, c’est généralement des entretiens avec interprète car, bon, là, dans la communauté kurde, généralement, il y a une diaspora, il y a des gens qui sont installés depuis longtemps et euh ça pose généralement pas beaucoup de problème.

 

MOI : Vous ne parlez pas turc ?

 

Me M : Pas du tout, je n’ai aucun don pour les langues, malheureusement. Je ne m’exprime pas du tout dans cette langue. Donc, ça dure à peu près… c’est variable. Il y a des dossiers dans lesquels les gens viennent me voir très longtemps avant et dans lesquels on a la possibilité de préparer, d’essayer de constituer un dossier quand il y a des documents judiciaires, éventuellement de prendre les contacts quand il y a des avocats là-bas, euh et d’envoyer les gens dans des structures médicales pour avoir des certificats etc…, d’obtenir des témoignages de compatriotes qui ont vécu en même temps que le requérant sur place, enfin, le B-A-BA de la constitution d’un dossier. Et euh, la dernière question que vous m’aviez posée ? 

 

MOI : C’était ça, je pense, comment se passe la préparation d’un de vos clients. Maintenant, dites moi, que pensez-vous de la procédure en Belgique ? La connaissez-vous ?

 

Me M : J’ai eu l’occasion d’aller à Bruxelles et, on était une petite délégation de confrères, il devait y avoir PIQUOIS, MARTINEAU, CARBEHAN et on avait visité l’Office fédéral, je crois et on avait rencontré le Président de la Commission juridictionnelle. On n’avait pas pu assister aux audiences effectivement parce qu’il y avait un caractère privé et on avait pas pu donc voir comment ça se passait. Mais on avait été très frappé par ce caractère secret de la procédure sur laquelle j’ai deux mots à vous dire et sur le temps qui était consacré par l’équivalent de la Commission de recours à l’examen d’un dossier. C’est à dire, quand nous on en examine 20, il y en a 1 qui est examiné par l’équivalent, quoi.

 

MOI : Effectivement, c’est une procédure différente. L’instance juridictionnelle est rarement atteinte par les réfugiés car il faut avoir passé pas mal d’étapes antérieures, la recevabilité notamment. En Belgique, l’avocat intervient dès le passage devant le CGRA où, à l’équivalent de ce qui se passe devant l’OFPRA, on écoute, dans l’entièreté, le récit du requérant et où, en outre, l’avocat, qui est le garant du bon déroulement de l’entretien, fait une petite plaidoirie après le récit.

 

Me M : Il y a au moins un Président qui fait ça à Paris. Et euh il entend le rapport, il fait traduire le rapport, c’est rare, mais enfin on réussit quand même à l’imposer dans un certain nombre de dossiers, et il pose et il fait poser, tout de suite après le rapport, des questions, un peu comme chez vous, un peu comme au pénal et il cède la parole à l’avocat une fois que les questions ont été posées. Moi, je… les deux me…je ne suis choqué par aucune des deux procédures vraiment. Mais, euh, le caractère secret de la procédure me semble devoir être imposé par la matière qui est traitée. C’est vrai que bon, indépendamment des difficultés personnelles, humaines que chacun peut avoir à raconter et des sévices dont il ait été l’objet, quels qu’ils soient, il y a le problème de sécurité. Je veux dire, l’audience étant publique, n’importe quel espion de n’importe quelle ambassade peut venir pour savoir qu’un tel dit telle et telle chose, connaît telle et telle personne, etc… et là, il y a un sérieux problème, il y a un sérieux problème. Mais, en même temps,  le caractère public est quand même une garantie, c’est quand même une garantie. Moi, je me souviens d’un dossier, j’ai eu un contentieux avec un des Présidents de la Commission, qui est un imbécile, je ne pense même pas que ce soit sur des problèmes de fond, c’est un con, c’est comme ça, il y peut rien. Et, ce type refuse les renvois. Alors, il y a une politique générale de la Commission de refuser les renvois, mais là, dans des  … le renvoi était demandé pour des raisons personnelles, …demande d’un avocat, …je fais l’exposé pour un avocat associé et le type me refuse ça euh…Et, j’ai, quelques jours après, un autre dossier devant lui et il se trouve que dans le dossier que j’avais, il y avait un comité de soutien extraordinaire, avec évidemment Monseigneur Gaillot, un certain nombre d’écrivains, et puis les membres du Comité anti-expulsion, qui ne sont pas des enfants de chœur (rires) et il se trouve que, sachant que c’était lui…, donc, j’allais demander le renvoi, mais parce que c’était lui, ? ? ? quelque chose qui ne devait pas tenir beaucoup la route. Et, quand le Président a vu rentrer dans la salle, Gaillot, qu’il avait tout de suite reconnu et puis un certain nombre de têtes que je suis allé saluer etc et tout… et la salle se remplissait et tout, quand j’ai demandé mon renvoi, aucun problème. Et donc là, le caractère public c’est quand même une pression qui est mise sur les magistrats, c’est dire on ne peut pas faire n’importe quoi, on est là pour vous écouter, la presse vient, on fait venir la presse dans un certain nombre de dossiers. Bon. Mais, c’est vrai que la matière ne s’y prête pas, mais en même temps, c’est l’une des garanties d’un exercice loyal …bon. Mais l’avocat a toujours la possibilité de demander un huis-clos.

 

MOI : J’ai vu un tel cas lors des sections réunies pour l’excision, et dernière, Me PAULHAC a demandé le huis-clos. Demandez-vous souvent le huis-clos ?

 

Me M : Oui, ça m’arrive. Ca m’arrive, bon, les présidents n’aiment pas trop ça parce que ça met un peu de désordre dans l’audience, ça fait une interruption etc…, bon, il y en a qui n’aiment pas ça. Mais, dans des situations où des clients ont subi des graves sévices, je leur demande toujours, enfin, j’essaye de leur demander toujours, s’ils souhaitent ou pas être entendus seuls. Parce qu’il y a un effet pervers, c’est que certains présidents vous disent : bon, vous demandez à être entendu seul et donc tous les soutiens qui arrivent parce que souvent c’est des gens qui arrivent accompagnés et des tas de trucs, et … dit : ben non, huis-clos, c’est huis-clos total et donc tout le monde s’en va. Et ça peut conduire à un isolement, parce que, même si on est l’avocat de ce requérant, euh il ne nous connaît pas forcément, euh, on n’est pas forcément un visage ami euh, bon. Et ça peut déstabiliser. Bon. Donc, je demande pour ça, des fois, les gens me le demandent eux-mêmes et puis aussi pour des raisons de sécurité. Il m’arrive, dans des dossiers trop sensibles de demander le huis-clos, parce que j’ai pas envie que certaines choses soient répétées. Voilà.   

 

Fin de l’entretien.

 

Observations : Trop de questions sont posées en une fois, ce qui a pour inconvénient de déstabiliser l’interlocuteur qui doit réfléchir à plusieurs choses en même temps, de diminuer la durée de l’entretien et d’en atténuer la qualité.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annexe 2. b)

 

Entretien avec Me BERA. Salle des avocats de la Commission de Recours des Réfugiés. Val de Fontenay. Le 26 avril 2002.

 

MOI : Présentation de ma formation et de mon mémoire. Que faites-vous du récit de votre client ? Comment appréhendez-vous la question de la vérité dans le cadre de votre profession d’avocat en droit des réfugiés ?

 

Me B : Déjà, réfugié, vrai / faux, je pense que cela va au-delà du constat réfugié politique / réfugié économique. Moi, je réfute le terme « réfugié économique », parce qu’il y a des gens qui, certes, ne rentrent pas dans le cadre de la Convention de Genève, mais qui viennent en France, mais dans ce cas-là, beaucoup plus pour fuir malgré tout un pays et toute une situation de fait. Je connais bien Haïti qui est un pays, quand même où l’état de paupérisation est catastrophique. On a une population très naïve qui s’adresse ici, et c’est vrai que dans les documents qu’elle donne, euh… Le problème de faire beaucoup et couramment une nationalité, c’est que ce sont toujours les mêmes récits qui reviennent, surtout que les Haïtiens, faut voir que l’année dernière, le nombre de demandeurs d’asile a augmenté de 25 % en France, le nombre de demandeurs d’asile haïtiens a augmenté de 250 % ! Donc, on est noyé sous cette masse d’une population qui revient avec toujours les mêmes histoires, qui souvent ne sont pas admissibles au statut de réfugié, mais il n’en demeure pas moins qu’on a un pays de fous qui est Haïti. Donc, moi, c’est plus dans ce cadre-là…, de dire, vrai / faux, je dis … il y en a qui ne rentrent pas, mais, je pense que… Faux réfugié… C’est mieux que…je pense que… je trouve ça plus juste…faux réfugiés, c’est pas des faux réfugiés. Mais, en tout cas, je trouve le terme asile économique tellement connoté que je préfère ne pas rentrer dans cette distinction. Après, sur les documents produits, c’est certain que, quelles que soient les nationalités, dès qu’on commence à en faire, on voit. On sait très vite, on voit très vite si le document est un vrai ou un faux. De toute façon, les rapporteurs à la Commission connaissent le prix du tampon du GIA, euh… Il y a de quoi sourire aussi parfois des constats qui sont faits. La personne ne doit pas être présente, on se rend compte qu’elle est présente, il y a des concordances de dates qui ne sont pas là, et je pense, quand on vérifie la véracité des choses, c’est autant pour se protéger aussi soi-même que aussi pour protéger les clients. Mais euh tous les documents, je pense qu’il faut les traiter avec beaucoup de prudence.

 

MOI : Qu’entendez-vous par « se protéger soi-même » ?

 

Me B : On soutient ou on va soutenir un récit auquel on doit adhérer euh…à 100 % si on veut bien le défendre, mais auquel on doit également… On plaide aussi tous les jours, quotidiennement devant les mêmes personnes qui sont … pour les présidents, donc d’anciens conseillers d’Etat, des personnes qui ont quand même un certain background intellectuel, ce sont quand même des gens sérieux euh… et on a une crédibilité à conserver. On a une réputation qui se fait aussi… qui peut se faire aussi très rapidement. Moi, j’y fais d’autant plus attention que je suis jeune. Et si à chaque fois que j’arrive devant les Commissions et que je me suis défoncé sur un dossier qui euh …n’en valait pas la peine en en faisant trop, dans le mauvais sens du terme, et que, à cause de ça, un bon dossier pourrait subir un a priori… C’est aussi pour ça qu’il faut trouver le juste milieu entre le droit de la défense et … que tout le monde a le droit d’être défendu, même une histoire à laquelle on ne croit pas, et euh…cette forme de crédibilité pour éviter que cela ne nuise à un dossier suivant. C’est comme ça que je le vois. Et après, c’est vrai que les documents, bon, ils n’ont pas tous la même valeur.

 

MOI : Donc, pour vous, le bon dossier, c’est celui auquel vous croyez ?

 

Me B : Non. Le bon dossier, c’est celui où le requérant y croit et déjà où le récit est très très détaillé, au départ. Je pense que on peut gagner à la Commission des recours sans documents. Donc, … c’est pas celui auquel je crois où je dis la personne doit avoir l’asile. C’est un raisonnement plutôt a contrario où je ne mets pas en doute tout ce qui a été raconté, où je me dis que la personne, dans le rapport que j’ai, personnel avec elle, au stade de l’avocat, d’instruction du dossier, est vraiment un rapport de confiance. Parce que, bien sûr, il y a des choses qui s’échangent et le rôle de l’avocat c’est également aussi d’orienter en disant, à ce moment-là, bon, ben, euh …il y a tel point, tel point où (ou ?) il ne faut pas employer tel mot. On n’emploie pas le mot « mafia » à la Commission, parce que là, tout un dossier peut s’écrouler sur un mot. Dans ce rapport-là, en revanche, il y a aussi des requérants qui viennent vous voir, qui vous racontent n’importe quoi, qui se foutent…(se reprenant) qui se moquent de vous entre guillemets parce qu’ils pensent que vous allez être crédule. Ils oublient parfois qu’on connaît mieux certains pays qu’eux. On connaît mieux leur pays qu’eux, au même titre que je connais mieux Haïti que la France, aujourd’hui… d’un point de vue politique. Et, leurs grands mots, c’est toujours de dire : « Vous ne savez pas comment c’est. » Alors quand on leur dit : « Si », ils disent : « Vous y êtes allé ? » On n’a pas besoin d’aller pour savoir comment ça se passe dans le pays, en tout cas comment ça se passe dans le pays pour être admissible au statut de réfugié. C’est plus dans ce sens-là que je le vois.

 

MOI : Avez-vous des problèmes de compréhension parfois ? Comment se passe une préparation d’un de vos clients, un « coaching » ?

 

Me B : On a tous, de toute façon, en fonction des cultures, un rapport au temps, un rapport à l’espace qui est complètement différent, même un rapport au corps qui est différent. Le problème… alors, là, ça va être une critique sur les avocats qui est que on peut parfois cataloguer les gens en fonction de leur nationalité, c’est à dire… De toute façon, regardez, les décisions de la Commission sont classées dans une armoire en fonction de leur nationalité, ce qui est tout à fait normal. Mais, c’est vrai qu’on va se dire : « Tiens, telle nationalité » Immédiatement, il y a la machine qui se met en marche, qui se dit : « Bon, pour qu’il ait l’asile, il faut au moins qu’il ait obtenu ça, ça, ça, ou qu’il soit…, qu’il ait eu des persécutions de telle et telle personne. » Et là où on peut avoir un travers, c’est que… là, je m’occupe de deux Egyptiens qui sont arrivés en France il y a peu de temps euh … l’histoire du procès des Egyptiens des 6 derniers mois et euh… avec une grande organisation internationale qui les a fait venir, qui était prête à leur formater une forme de récit. Je leur ai dit : « Attendez. La première chose, c’est eux qui racontent leur histoire. On les met devant une feuille blanche et après, on voit ce qu’ils nous donnent. » Mais, la base, c’est toujours leur histoire à eux. Après, sur la compréhension, c’est un travail parfois de très très longue haleine, ça peut parfois être décourageant pour certaines populations parce que au dernier moment, ils vous apportent une information que vous n’aviez pas euh, il faut être patient, très patient. Il y a une barrière de la langue aussi qui est phénoménale. On ne peut même pas dire : « Venez avec quelqu’un qui parle français », parce que là encore, la traduction ne sera pas exacte, approximative (suggéré par moi). Or, je pense que c’est un domaine qui ne tolère pas l’approximation. Donc, je suis entièrement d’accord sur le fait qu’il y a des …, qu’il peut y avoir des problèmes culturels, de compréhension, de …de précision aussi. C’est à l’avocat aussi d’essayer d’aller tirer tout ça.

 

MOI : Quelle est votre formation ?

 

Me B :  Je pense que c’est du droit des réfugiés. Je travaille pour quelqu’un qui fait du droit des étrangers qui venait ici occasionnellement et qui vient encore occasionnellement et moi, c’est une matière qui me fascine, je trouve ça passionnant. C’est un rapport au monde. On ne lit pas le monde de la même manière une fois qu’on a fait du droit des réfugiés. Et c’est une réelle conviction de Droits de l’Homme, de savoir que je suis dans un pays qui se revendique en plus d’être une terre d’asile – il faut savoir que c’est complètement faux – et d’avoir cette carte à jouer. Bon, d’autant plus maintenant, avec toutes les tensions qui arrivent, on ne se rend pas compte que c’est une chance exceptionnelle de vivre dans une démocratie. La démocratie, c’est l’exception. Donc, derrière, il y a une forme d’enthousiasme vis-à-vis de tout ça, puis je considère en plus que c’est de la géopolitique et je trouve ça passionnant.

 

MOI : Vous faites ça depuis longtemps ?

 

Me B : Ca va faire un an que j’en fais. J’en fais relativement beaucoup.

 

MOI : Et depuis combien de temps êtes-vous avocat ?

 

Me B : Depuis un an, un peu plus d’un an. Donc, je suis rentré très rapidement ici et j’y ai trouvé un immense plaisir. Et en plus en tant que jeune avocat… Finalement, il y a très peu d’avocats qui le font en France. Bon, pour une raison géographique. La Commission ne se trouve qu’à Paris, donc, ça ne peut être que des avocats parisiens et périphériques, sauf d’avoir de réelles convictions. Il y en a quelques uns mais, bon, on ne vient pas de Marseille  pour défendre un dossier, sauf si le client est très très riche. Et, donc, on est une forme de petit groupe et donc bien sûr quand on débute, ce groupe que se côtoie en permanence a sûrement tendance à vous observer. Et ce petit groupe d’avocats qui font toujours la même chose passe devant aussi les mêmes magistrats, vu que ce sont toujours les mêmes compositions, les mêmes… (se corrigeant) pas les mêmes compositions, on retrouve toujours les mêmes présidents qui, et comme je l’ai dit tout à l’heure, sont quand même des gens qui, quel que soit ce qu’on en pense personnellement, qui ont un background professionnel et, je pense, intellectuel assez important. Vous avez aussi des assesseurs HCR et OFPRA, vous avez des anciens ambassadeurs. Rien, vis-à-vis de tout cela… il y a aussi une volonté d’apparaître comme étant sérieux. Et, je pense, quand on est jeune avocat, il y a vraiment une forme de stimulation dans tout cela, à la fois de bien préparer le dossier pour le client, mais également de bien préparer le dossier parce qu’on se dit qu’on a peut-être toute une carrière à faire et que, de toute façon, dans des rapports humains, dans des rapports professionnels, avoir une forme de considération mutuelle, c’est relativement agréable, et je pense que ça motive énormément au départ pour s'impliquer dans cette matière.

 

MOI : Comment se passe une préparation d’un dossier et d’un client ?

 

Me B : Moi, j’ai vraiment une distinction entre … Donc, je suis commis d’office à l’aide juridictionnelle pour une partie et pour l’autre, j’ai des clients personnels. A l’aide juridictionnelle, il y a une nationalité qui revient sans cesse, c’est les Haïtiens. Donc, j’en ai énormément. Aujourd’hui, c’est un pays que je connais… enfin, je pense bien connaître. J’apprends encore des choses, même par rapport à ce qu’ils me disent. Il y a un langage… Alors, le problème du Haïtien, on pourrait croire qu’il parle français, alors qu’il ne parle pas le français, il parle créole, qui est un langage très poétique. Et là je pense que justement, sur cette  nationalité, l’interprète est très important. Il y a des faux amis, et surtout ce n’est pas parce qu’ils comprennent la question en français qu’ils savent y répondre également en français, que leur réponse, s’ils pouvaient la faire en créole, est la même. Alors comment faire quand on est à l’aide juridictionnelle et qu’on a un client Haïtien, donc, on ne peut pas payer personnellement l’interprète, euh… alors on peut l’inviter à payer un interprète, c’est possible, moi, ça m’arrive de le faire, mais je leur propose toujours de manière euh…j’explique à la personne que c’est dans son intérêt, ou sinon les interprètes haïtiens qui sont à la Commission sont toujours prêts à vous venir aider et donc, dans ce cas-là, pourquoi pas les convoquer ici pour les écouter sur leur récit en ayant peut-être d’abord consulté leur dossier, lu leur récit, … En revanche, sur cette nationalité-là, bon c’est vrai que plus on en fait, moins on perd de temps dans le… parce qu’on connaît l’histoire, donc on n’a pas de recherches à faire et  il y a aussi une grande part des dossiers…il y a beaucoup de rejets sur les Haïtiens. Donc, …et il y a des dossiers où il n’y a rien, il y a des dossiers où j’ai déjà eu le requérant à qui le Président, gentiment, les interrogeait en leur demandant s’ils avaient été persécutés et la réponse était non. Donc le … Mais, c’est à mettre sur la forme de naïveté, c’est la naïveté du Haïtien.

Alors, quelle attitude avoir dans un dossier dans lequel vous savez qu’il n’y a rien, vous êtes commis d’office, donc vous devez assumer votre mission jusqu’à l’exécution, donc, vous n’allez pas dire au client : « je ne vais rien raconter ». C’est un peu euh… Ben alors, quand il n’y vraiment rien, bon, ben c’est tout, on ne peut plus rien inventer, il n’y a plus rien à ajouter. Et il y a une compréhension de la part du Président, on ne va pas créer une histoire de toutes pièces, et puis de toute façon, ce n’est pas le rôle de l’avocat. En revanche, il y a des dossiers où il y a un petit début, donc on essaye de faire rentrer la personne dans le cadre de la… d’essayer d’expliquer pourquoi les faits invoqués par la personne font qu’elle est admissible au statut de réfugié, avec euh la jurisprudence un peu plus large qui dit qu’elle serait victime de persécutions tolérées, non pas de persécutions directement … émanant directement des autorités étatiques. Mais, c’est vrai que c’est un peu difficile à l’aide juridictionnelle, dans des dossiers euh … creux … de trouver justement ce juste milieu avec euh…. Et surtout, là, c’est l’inverse … toujours dans ce rapport de quotidien où on revoit toujours les mêmes gens, mais il faut aussi que la personne ressorte en ayant le sentiment d’avoir été défendue. euh… Donc, il faut ne pas en faire trop, mais en faire suffisamment pour que les gens aient le sentiment… pour que le requérant ait ce sentiment d’avoir été défendu, je pense, malgré tout très important.

 

MOI : Comment voyez-vous le rôle de l’avocat ?

 

Me B : Défendre un dossier où il n’y a rien…, je pense que c’est le rôle de l’avocat de dire à un client personnel : « je ne crois pas votre dossier, je ne le prends pas en charge, il n’y a rien dedans », je pense qu’on peut le dire. De toute façon, il y aura toujours un avocat pour le défendre. En revanche, à l’aide juridictionnelle où on n’a pas cette possibilité, euh…je pense que…en tout cas, en faire le minimum et suffisamment pour que la personne ait le sentiment d’avoir été bien défendue, oui, c’est important.

 

MOI : Comment préparez-vous votre client à répondre aux questions qui lui seront posées en Commission ?

 

Me B : La première base, c’est la décision d l’OFPRA qu’on compare euh…Moi, je lis la décision de l’OFPRA qui est une forme de résumé, qui est rarement fidèle aux faits. Après, on passe … je passe au récit OFPRA proprement dit, pour voir si la personne a été entendue ensuite sur son récit. Déjà, là j’ai une idée qui se profile, et ensuite je passe devant son récit à la Commission des recours. Et après, quand je reçois la personne, je lui demande qui a fait son récit OFPRA ? qui a fait son recours à la Commission des Recours ? parce qu’il y a des incompréhensions qui émanent aussi du fait que ce n’est pas la personne qui a fait son récit ou, si on lui retraduisait … parce que la personne finalement, elle est dans sa langue originelle, elle le fait traduire en français, mais personne ne lui retraduit dans sa langue originelle ce qui a été marqué. Donc, elle n’a aucun moyen de vérification. Et on a des exemples de … plus ou moins de compatriotes qui, moyennant finance, font cette traduction et il y en a beaucoup. C’est aussi un milieu – là, ce serait peut-être le sujet d’une autre thèse, où les manipulations, tant associatives que même juridiques… Je pense qu’il y a des problèmes de déontologie de l’avocat qui pourraient être soulevés… Donc la base, c’est ça : décision OFPRA, récit OFPRA, récit Commission des recours, savoir qui l’a fait si jamais on voit qu’il y a un problème. Si tout est cohérent, bon, on se dit que tout va bien et ensuite, donc repartir de cette base pour creuser, creuser, creuser, en sachant très bien les questions qui vont être posées. Et, aussi indiquer au …, moi je sais qu’à la fin de chaque entretien, je fais un plan de la Commission pour leur dire telle personne, c’est un tel, telle personne, c’est un tel, nous, on va être là, et leur expliquer l’ordre. Leur dire telle personne va parler en premier, ensuite c’est l’avocat, sauf si…, enfin ça dépend des Présidents, mais la plupart du temps, c’est l’avocat, et ensuite, c’est vous, leur dire…, bien leur dire que ce sont des questions pour comprendre, qu’ils ont le temps d’y répondre, euh leur dire que s’ils comprennent la question en français, ils peuvent répondre dans leur langue, ce n’est pas grave. Oui, des petits détails pratiques aussi.

 

MOI : C’est très important de bien préparer son client à répondre aux questions, surtout dans la procédure belge. Savez-vous comment ça se passe en Belgique ? (Me B fait signe non de la tête) (J’explique)

 

Me B : Est-ce qu’on peut être déclaré irrecevable sur les faits ?

 

MOI : Oui.

 

Me B : D’accord, on peut être donc irrecevable parce qu’on ne rentre pas dans la Convention de Genève.

 

MOI : Oui, soit car le récit ne rentre pas dans la Convention de Genève, soit car il y a fraude, volonté de tromper les autorités sur un élément du récit, son identité, sa nationalité, …

(Je continue à expliquer)

 

Me B : A la Commission, on a quelques présidents, enfin, un surtout qui fonctionne… bon, alors là, c’est un peu différent, mais on a le rapporteur qui parle, qui donne son avis. Il ne faut pas oublier aussi que le rapporteur à la Commission donne des questions à la fin du rapport, en tout cas, s’interroge. Et le rôle de l’avocat va être aussi d’y répondre. Donc, ça, c’est le premier point. Et ensuite, il fait parler le requérant. Moi, je ne suis pas du tout contre ce système, surtout que souvent les rapporteurs, par rapport aux faits, ont une vision juste. Et après l’avocat devra avoir une analyse pour dire en quoi la personne rentre dans les dispositions de la Convention de Genève en étayant par rapport aux jurisprudences françaises qui ne sont pas les mêmes qu’en Belgique, quitte en allant parfois au-delà, en invoquant d’autres jurisprudences euh…canadiennes, américaines euh… L’avocat qui ne serait là que pour reprendre les faits et apporter deux, trois précisions euh…je ne suis pas convaincu que ce soit le rôle le plus important. Le rôle, c’est vraiment de dire : « Pourquoi, Monsieur le Président, Madame, Monsieur de la Commission, si vous accordez le statut à Monsieur ou à Madame, vous rentrez bien dans les dispositions de la Convention de Genève et dans la jurisprudence de la Commission. » C’est aussi ça qui faut leur …Pourquoi aujourd’hui on a des jurisprudences fluctuantes, qui évoluent avec le temps ? Il y a tout un travail de fond qui est de dire : « Tiens, telle persécution, telle chose qui a été vécue, rentre dans la Convention de Genève. » Ce n’est pas sur le fait proprement dit que les choses évoluent.

 

MOI : Où voyez-vous le droit dans tout ça ? Je ne fais que reprendre une interrogation surprise lors de certains de mes entretiens avec d’autres personnes.

 

Me B : Ben, c’est parce que mes confrères ne se rappellent pas l’ordonnancement juridique français qui fait que les conventions internationales sont supérieures à la loi proprement dite, et on est là pour faire quoi, pour faire appliquer une convention internationale. C’est à dire que dans notre ordonnancement juridique, on est là pour faire appliquer le droit, c’est tout, c’est …c’est certain. Non, mais je vois, c’est ce qu’ils disent, ils disent : « on n’est pas là pour dire qu’il n’y a pas d’erreur manifeste d’appréciation, on n’invoque pas les grands principes administratifs,… ». En tout cas, moi, du juridique, moi, ça ne me dérange pas, on est là pour faire appliquer une norme juridiquement. C’est du droit.

 

MOI : Je précise que cette interrogation ne vient pas nécessairement de confrères. Le rôle des avocats n’est cependant pas dénié vu que ces mêmes personnes m’ont dit aussi que, 9 décisions annulées sur 10 l’étaient lorsque le requérant était accompagné d’un avocat.

 

Me B : Oui, c’est certain ! Il y a aussi, enfin, là c’est un peu plus polémique, il y a aussi tout un travail qui est bâclé au niveau de l’OFPRA. Un exemple concret. Aujourd’hui, j’ai un dossier d’un requérant haïtien qui s’est présenté aux élections municipales. C’est incontestable, c’est marqué textuellement dans son recours. Dans la décision de rejet de l’OFPRA, il y a marqué qu’il se présente aux élections législatives. Et des exemples comme ça, j’en aurais plein à raconter. Donc, déjà, là, il y a un problème. Et la personne a été entendue. Car, bon, je pense que vous le savez, il n’y a que 30 % des requérants qui sont entendus par l’OFPRA. Gros scandale, et après l’OFPRA se permet de dire que les déclarations sont sommaires et succinctes, alors qu’on remet un feuillet où ils ont à peine le droit à trois pages pour écrire leur histoire et que personne n’est là pour leur dire que si ça prend 25 pages, ce n’est pas grave. Donc, mais oui, le rôle de l’avocat est essentiel, justement peut-être pour dépasser ce barrage d’incompréhension en les mettant en confiance, en leur disant ce qu’ils peuvent raconter et puis en faisant un travail de fond derrière. Mais, c’est certain qu’à ce moment-là, ce n’est pas du travail juridique, c’est plus de la géopolitique.

 

MOI : Barrage d’incompréhension qui se situe où ? Incompréhension du requérant face à ce qui lui arrive ou plutôt incompréhension de la Commission par rapport à la situation du requérant dans son pays d’origine ?

 

Me B :  Ben euh par rapport à la Commission, par rapport à ce qui se passe. Ils ne mesurent pas toujours bien les enjeux, ils ne savent pas bien ce qu’ils doivent et ce qu’ils ne doivent pas raconter. Donc, il y a… Et puis, parfois, il faut y aller à contre-courant parce que vous arrivez dans un pays que, a priori, vous ne choisissez pas si vous êtes demandeur d’asile, vous l’avez…vous y arrivez plus ou moins par hasard parce que vous avez peut-être un des membres de votre famille, mais demandeur d’asile, c’est surtout quitter son pays, ce n’est pas choisir la France. Si vous avez subi des persécutions, vous pouvez être psychologiquement un peu faible, vous pouvez avoir besoin de suivre des soins médicaux, … Quand vous êtes dans cet état d’esprit-là, heureusement qu’il y a des gens qui vont venir vous aider à … pas monter votre histoire, le terme n’est pas bon, mais à … premièrement à assumer peut-être votre histoire, à l’assumer de manière suffisante devant une Commission pour être admissible au statut de réfugié.

 

MOI : Dans quelle mesure, d’après vous, le requérant est-il conscient, comprend-il ce qui lui arrive devant la Commission ?

 

Me B : Il y a aussi beaucoup de rumeurs qui circulent partout dans le monde. Dans tel village, on vous dit qu’il faut faire ceci, qu’il faut faire cela … Je pense qu’aujourd’hui, la procédure d’asile doit être connue à peu près de tout le monde, même dans les campagnes, et circuler. Parce que ça se sait quand on obtient l’asile en France ou ailleurs. C’est renvoyé dans le village d’origine. Là, je pense aux Africains surtout. Il y a une Africaine, il y a peu de temps, qui a été admise au statut de réfugié sur base d’un refus d’excision de ses enfants, et l’avocat qui l’a défendue a raconté que la requérante était contente parce que ça allait se savoir dans son village. Donc, comme quoi, il y a une forme de communication qui se maintient. Oui, je pense que ce ne doit pas être évident de demander l’asile en France, de savoir ce qui se passe, on est traîné de guichet en guichet, on se présente à 7 h du matin devant le centre de réception des étrangers …  (Interruption)

Si on est demandeur d’asile et qu’on a été persécuté par la police, même en France, ça peut être gênant. Je pense qu’il y a une incompréhension, tout le monde n’a pas une philosophie de papiers et de tampons dans son pays d’origine. Je pense qu’au départ, ils ne savent pas toutes les démarches qu’ils devront affronter, tant aussi bien les histoires de domiciliation, ils ne connaissent pas les délais, …

 

(…)

 

MOI :  Comment leur présentez-vous ce qu’est la Convention de Genève ?

 

Me B : J’en discute beaucoup plus au niveau de l’appartenance sociale. C’est vrai que leur expliquer pourquoi il ne suffit pas de se prévaloir de son homosexualité pour rentrer dans ce groupe social… euh. J’essaie de leur expliquer le texte proprement dit et après, aussi les jurisprudences françaises, parce que le groupe social, c’est une jurisprudence ’99 si je me souviens, peut-être ’97, mais en tout cas, c’est à chaque fois très récent. Et bien leur dire que, à chaque fois ce sont des jurisprudences restrictives. Parce que quand on ouvre la porte, on fait en sorte qu’elle s’ouvre le moins possible et qu’on n’ait pas ensuite un afflux massif. Donc, mais ça va plus être à ce niveau-là. Alors que les victimes actives, politiques, pour celles-là, je ne rentre pas dans ces explications, parce que elles, elles collent vraiment à cette étiquette d’asile politique ; et il y a le mot « politique », alors qu’aujourd’hui ce qu’on sollicite c’est le statut de réfugié, l’asile politique, c’est peut-être pas le mot à utiliser le plus fréquemment. C’est vraiment réfugié qui est important.

 

MOI : Pensez-vous que cela a des conséquences durables ?

 

Me B : Je les préviens que le statut n’a pas vocation à être définitif et il peut leur être retiré en cas de changement, donc, c’est prévu par la Convention de Genève. Il m’arrive, oui, de leur expliquer cela. Leur réaction dans ces cas-là, enfin, je leur explique et en contrebalance que c’est quand même relativement exceptionnel pour les rassurer, sinon ça les ferait paniquer. Mais, j’ai eu le cas d’une personne à qui on l’a retiré qui elle était en revanche paniquée après plus de 20 ans en France, devoir retourner dans son pays vu que, tout d’un coup, elle n’avait plus d’autorisation de séjour. Ca a été régularisé par la suite, mais, il y avait une forme de panique à ce moment-là. Mais ça reste toujours dans un côté exceptionnel. A ce moment-là, je leur explique que, quand bien même on leur retirerait, ils seraient peut-être admissibles à résider en France à un autre titre, bien leur expliquer qu’on peut-être en France au titre de l’asile, mais qu’il y a aussi d’autres possibilités d’admission  au séjour pour les étrangers.  Et, expliquer que l’asile politique n’est pas le moyen de venir séjourner en France, c’est le moyen de pouvoir séjourner ailleurs que dans son pays d’origine. C’est un raisonnement aussi que la Commission parfois même a du mal à suivre. Ou, il arrive que vous ayez des requérants qui se désistent de leur demande parce qu’ils ont obtenu l’autorisation de séjourner en France à un autre titre. Là, il y a un travail de fond, de leur expliquer que ce n’est pas parce qu’on est autorisé à séjourner en France qu’on n’a … on a peut-être envie d’être réfugié, on peut avoir envie d’être reconnu réfugié. Et comme les préfectures ont un effet pervers, elles sollicitent que la personne se désiste de leur demande pour les régulariser à un autre titre, c’est …je n’ai jamais rencontré de cas où quelqu’un  cumulerait les deux.

 

MOI : Qu’y a-t-il en amont et en aval de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié  que vous connaissez en France ? Y a-t-il un travail à fournir ?

 

Me B : En aval, parce que c’est plus facile de répondre d’abord en aval, il faudrait créer des structures peut-être pour suivre les demandeurs d’asile. Il y a aujourd’hui quand même beaucoup d’associations qui jouent ce rôle. Alors, attention, ces associations suppléent le rôle étatique d’assistance. Mais, c’est vrai qu’il y a quand même des gens qui ont obtenu l’asile et qui ont subi des choses atroces dans leur pays. Donc, avant qu’elles ne retrouvent la sérénité, en France, il leur faudra du temps. Mais, après, créer une structure, je pense que l’Etat français proprement dit a quand même suffisamment de structures pour arriver et accéder aux demandes qui peuvent émaner à ce moment-là de gens qui ont le statut. Donc, à ce niveau-là, moi, je fais confiance au rôle de l’Etat-providence qui peut y pourvoir. Puis, il y a d’autres gens pour qui obtenir le statut, c’est enfin la délivrance,  c’est à dire qu’il y a eu deux ans en France où ça a été un stress permanent et qui commencent à se mettre à parler le français uniquement une fois qu’ils ont obtenu le statut, tout d’un coup, ils font des progrès fulgurants alors qu’ils ont passé deux ans ici et c’est assez étonnant. Ils sont complètement épanouis parce que c’est la fin d’un calvaire, c’est la fin de tout. Pour eux, il n’y a plus aucun problème. En amont, il n’y a pas suffisamment de structures d’accueil, enfin je ne sais pas combien il y a de lits dans les centres d’accueil, mais bon, c’est insuffisant, on sait par des familles. Il y eu une Convention de Dublin qui a été réformée puisque si le mari arrive en Allemagne, l’épouse arrive en France, on n’hésitera pas à les séparer, alors qu’il y a quand même des petits problèmes à ce niveau-là. Ensuite, euh, il y a toute une réforme de la demande d’asile en France qui doit être réformée également par rapport à l’OFPRA, bon, c’est en cours, il y  tout un questionnement là-dessus et une unification européenne, je pense, indispensable. Aujourd’hui, on a des pays plus ou moins stricts. Tous les pays n’ont pas la même lecture de la Convention de Genève, tout le monde n’a pas la même jurisprudence et finalement, on se rend compte qu’il y a des pays où il y a certaines jurisprudences qui sont plus favorables au requérant et inversement d’autres pays … Donc, il faudrait peut-être presque avant former les demandeurs d’asile pour leur dire : bon, voici le pays où vous avez le plus de chance d’obtenir le statut. Pourquoi il y a autant de gens qui se rendent à Sangatte, enfin, qui veulent se rendre en Angleterre, euh ? Et aujourd’hui, personne, d’un point de vue juridique, on va faire un peu de droit, n’est capable de justifier pourquoi on a un centre à Sangatte, alors que ces gens-là, on sait qu’ils veulent demander l’asile en Angleterre, alors que la Convention de Dublin viendrait nous dire que c’est en France, voire peut-être même en Italie, en fonction du chemin qu’ils ont pris, qu’ils devraient se trouver. Je pense que Sangatte est une zone de non-droit à ce niveau-là. On a des gens aussi qui veulent demander l’asile, ils vont réussir à aller en Angleterre, mais l’Angleterre ne les renvoie pas en France alors que par rapport à la Convention de Dublin, il y a aussi des formes de tolérance et de traitement de l’ensemble de ces Conventions par la France et par l’ensemble des pays européens qui parfois est un peu particulière. Et, il y a aussi un point qui est important, c’est toute l’histoire des zones d’attente, toutes les personnes qu’on empêche d’accéder à la demande d’asile. Des récits, il y en a plein sur des gens qui restent là, dans cette zone euh, cette zone trans-frontalière. On les laisse rentrer nulle part et surtout on les empêche de  déposer leur demande, qui est un effet pervers de tout ce processus d’asile économique qu’on met en avant, parce qu’on vient vous dire qu’il y a trop de demandeurs d’asile.

 

MOI : Vos trucs pour convaincre, votre stratégie ?

 

Me B : Les jurisprudences, c’est vraiment essentiel de leur dire …et ça voilà, ça c’est du droit, je pense. En tout cas, c’est quelque chose qu’on peut appliquer partout de dire aux gens si … enfin à la Commission : si vous lui donnez le statut, vous ne faites qu’appliquer votre jurisprudence, et bien sûr qui, elle-même applique la Convention de Genève. Et, je pense que dans les plaidoiries, le plus important, c’est ça, c’est de toujours se rappeler qu’on n’est pas là pour re-raconter une histoire. Bon, on est là peut-être pour la compléter, sur certains points, mais surtout pour dire pourquoi Monsieur rentre dans les dispositions de la Convention de Genève. Parce que, quand bien même on aurait l’histoire la plus triste, si on n’arrive pas à convaincre les gens que la personne rentre dans les dispositions de la Convention de Genève,  on ne peut pas reprocher à la Commission de ne pas accorder le statut. Et, c’est là où, peut-être pour compléter l’histoire de savoir si on fait ou non du droit, savoir si les dispositions s’appliquent, c’est du droit. Et, c’est vraiment ça le truc, pour dire, il faut lui donner et voilà pourquoi, pourquoi et pourquoi il rentre... Premièrement parce qu’il a été persécuté, deuxièmement, c’est les autorités étatiques, troisièmement… alors si c’est pas les autorités étatiques, c’est votre jurisprudence disant que c’est toléré, … Il faut même parfois leur rappeler leur  jurisprudence parce que certains viennent vous dire : « Finalement, il n’a eu des problèmes que dans telle ville, dans le village d’à côté, ça va, il n’y aura pas de problèmes ». Leur rappeler que c’est la jurisprudence de la Commission de venir dire que c’est bien quel que soit l’endroit où on a eu des persécutions, on n’a pas à obliger quelqu’un à choisir une autre ville, c’est valable pour tout le pays,… leur dire qu’ils ne font qu’appliquer leur propre jurisprudence. C’est, je pense, la chose la plus essentielle. On ne peut pas aller devant la Commission sans jurisprudence.

 

Fin de l’entretien. Interruption. La greffière d’une chambre de la Commission vient appeler Me BERA pour aller plaider son affaire.

 

Me B : Vous ne faites pas une enquête sur les avocats véreux de la Commission ? (Rires)

 

D’autres propos de Me BERA, non saisis sur magnétophone :

 

Moi, comme un jeune avocat, face à des avocats qui font cela depuis de très nombreuses années, on les appelle les « vieux dinosaures de la Commission ». C’est un milieu agréable si on est bien intégré. Il faut savoir se faire accepter par cette communauté, cette quasi famille, car elle n’est pas très nombreuse. On se retrouve toujours ici, toujours les mêmes.

 

Un autre truc des avocats qui est essentiel : la capacité d’indignation. Il faut savoir s’indigner, gueuler contre l’OFPRA, taper du poing sur la table. Certains font ça très bien, comme, par exemple, Me PIQUOIS.

 

(Parlant à un confrère) Ce matin, je suis allé à Aubervilliers pour y suivre un client, l’assister dans ses démarches.

Réponse du confrère : Ah, c’est bien, figure-toi que je n’y ai jamais mis les pieds !

(Aubervilliers, du nom de la rue où se situe le Centre d’Asile de la Préfecture de Police de Paris, 218, rue d’Aubervilliers à 75019 Paris. Pour retirer le formulaire OFPRA et obtenir un titre provisoire de séjour, c’est la première étape du demandeur d’asile en France).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annexe 2. c)

 

Entretien avec Me A. Salle des avocats de la Commission de Recours des Réfugiés. Val de Fontenay. Le 26 avril 2002.

 

Me A : Le problème, c’est que si vous m’enregistrez, ce ne sera pas aussi libre au niveau des … je ne me sentirai pas aussi libre de dire ce que je veux. Je ne dirai peut-être pas les choses de la même manière, je n’irai peut-être pas aussi loin. Est ce que vous n’allez pas citer entre guillemets ce qu’a dit tel ou tel ?

 

MOI : Je mettrai des guillemets, mais si vous voulez, je ne mentionnerai pas votre nom.

 

Me A : D’accord. (Remarque d’un confrère, assis juste à côté de nous et écoutant : « Mais on te reconnaîtra de toute façon ! ». Rires)

 

MOI : Présentation de ma formation et de mon mémoire. Que faites-vous du récit de votre client ? Comment appréhendez-vous la question de la vérité dans le cadre de votre profession d’avocat en droit des réfugiés ?

 

Me A : Effectivement, on est les passeurs un peu. On doit passer leur histoire au crible et au tamis et la restituer dans une logique qui soit acceptable, compréhensible, acceptable et recevable selon les canons et les critères de la Commission et des juges au niveau de leur formation intellectuelle. Et, euh, donc, on est … Alors, le problème qu’on a, c’est qu’on est… sur cette pente là, … Enregistrez si vous voulez (je fais signe que le magnétophone fonctionne déjà) on est parfois tenté de …quand on voit qu’un dossier pèche par certains aspects qui sont, en quelque sorte, attendus de la part des juges, on est amené à proposer de remplir les blancs d’un dossier pour qu’il soit euh, qu’il rentre dans les canons. Et alors ça c’est euh… c’est assez dangereux parce que si le client ne vous suit absolument pas, il ne maîtrise pas le sens des améliorations, entre guillemets, que vous souhaitez apporter au dossier, et surtout quand il ne maîtrise pas du tout le français, euh… quelques minutes après que vous avez terminé votre plaidoirie, les juges abordant directement des questions sans qu’on puisse répondre à la place du client, le client peut être amené à dire carrément le contraire ou en tout cas, déjuger ce que vous venez de raconter, quoi, et ça, c’est terrible. Alors, ici, il y a plusieurs techniques d’investigation pour essayer d’arriver à découvrir la vérité de la part des juges et…

Vous êtes allé dans la salle numéro 3 là, aujourd’hui ? Celle de l’angle.

 

MOI : Non.

 

Me A : Et bien, vous devriez y aller parce que c’est le seul juge de la Commission, je crois qu’il y en a deux, mais moi, c’est le seul que je connaisse, qui a une technique qui est différente, c’est à dire qu’il va faire euh… lire son résumé par le rapporteur, au terme duquel il va proposer soit le rejet, quasi systématiquement, c’est à dire d’avaliser la décision de l’OFPRA, soit l’annulation, et celui-ci, ce Président, qui s’appelle le Président Paul, il va, à l’issue de ce rapport, interroger directement le requérant, sans que l’avocat n’intervienne. Alors que la typologie classique c’est : rapport, plaidoirie de l’avocat, plus, à l’issue de cette plaidoirie, questions directes, directement posées à l’intéressé par le Président et les assesseurs. Lui, il fait autrement. Et alors, c’est très pervers parce que euh il peut poser pendant 20 minutes des questions au client. Le client répond souvent mal, de manière approximative, et quand l’effet négatif s’est installé dans l’esprit du Président et des assesseurs, il est souvent trop tard au moment où l’avocat prend la parole pour rétablir la barre, parce que s’est ancrée, pendant 20 minutes à l’occasion des réponses du demandeur d’asile, une image très négative de la pertinence de sa demande.

(Remarque du même confrère : « Qu’est ce que tu causes bien ! ») Je parle bien, hein ; eh, en plaidoirie, je suis comme ça aussi, c’est une stratégie aussi. Bon week-end !

On va passer du coq à l’âne, mais on va revenir à ça. Donc, lui, c’est le Président Paul. Il fait comme ça. Et d’ailleurs, vous allez voir, il vont finir à 20.30. Parce que ce n’est pas la même manière de procéder, c’est des audiences qui sont extrêmement longues. C’est d’ailleurs un des rares présidents qui a consulté les dossiers avant de venir. Ca aussi, c’est un vrai problème parce que on a la plupart des formations de jugement qui n’ont aucune connaissance des dossiers avant de rentrer dans la salle et avant même de les entendre, d’en entendre le résumé par le rapporteur et d’entendre les avocats plaider les dossiers. Il y a quelques présidents qui ont ce sérieux de venir la veille, ou le matin quand ils siègent l’après-midi, pour regarder ce qu’il y a dans les dossiers. Mais, c’est pas le lot majoritaire. Ca, c’est un autre problème. On passe un peu du coq à l’âne.

 

MOI : Comment intervenez-vous ensuite ?

 

Me A : Alors, le problème, c’est qu’effectivement, on a à la fois un problème très…on a souvent un problème aussi d’une nature très professionnelle et très bassement de relation d’avocat au client. Souvent, quand le mal est fait, outre euh…la possibilité qu’on a en pratique de rétablir la barre, aussi justifier vis-à-vis du client la pertinence de notre rôle d’avocat et de notre intervention parce que le client ne comprend pas, souvent. « Mais pourquoi… », il se dit finalement… Donc, c’est vraiment une procédure devant la Commission où, quand on gagne un dossier, le plus souvent, il faut que les deux soient bons, l’avocat et le client, enfin, moi je pense… Ca arrive sur certains dossiers qu’on bétonne tellement le dossier, mais il faut qu’il puisse s’y prêter, de telle sorte que la plaidoirie se suffit à elle-même et qu’elle n’appelle aucune question complémentaire de la part des juges vers les demandeurs d’asile. Ca, ça arrive, mais c’est rare. Le cas de figure le plus classique, c’est qu’après la plaidoirie, il y a quand même une batterie de questions qui sont posées. Quand le client ne parle pas la même langue, ne parle pas le français en l’occurrence, on peut à dessein lui poser des questions sur des points qui ont déjà été évoqués par l’avocat pour voir s’il va dire la même chose, parce que le client qui n’est pas francophone ne comprend strictement rien de ce que l’avocat qui est à ses côtés énonce pour sa défense. Et des fois, on essaye de le coincer sur une date d’arrestation, la longueur, la durée, … Et alors quand on est …on essaye d’améliorer un peu le dossier, si on n’est pas suivi par le client, non seulement, c’est mauvais pour le dossier,  c’est rédhibitoire pour le dossier, mais nous, pour notre crédit d’avocat qui plaidons trois jours après ou quinze jours après devant le même juge, c’est extrêmement mauvais. Ce qui fait en pratique que le crédit de l’avocat qui plaide souvent à la Commission, il est extrêmement fragile, et il faut savoir euh… ne pas euh… le mettre en danger. Alors après, il y a plusieurs écoles, hein. Mais moi, par exemple, quand j’ai des dossiers qui sont absolument nuls, euh… je ne les plaide pas avec la même véhémence qu’un dossier qui est bon, qui tient la route. Parce que les juges ne sont pas complètement cons, donc faut pas leur faire prendre des vessies pour des lanternes, c’est pas la peine de faire une plaidoirie d’une demi-heure pour un dossier qui est, de manière manifeste, hors champ, de la Convention de Genève, ou un dossier dans lequel les documents sont manifestement des faux...

(Interruption)

Le dossier de ce jeune homme par exemple, (il me montre un dossier qui se trouve devant nous, sur la table) c’est un jeune Kurde… Très franchement, moi, je ne comprends même pas pourquoi il est en France ; je l’ai interrogé en large et en travers, ça n’apparaît pas de ses explications qu’il ait véritablement des craintes. Il dit qu’il a des camarades qui ont été arrêtés, il est incapable de fournir le moindre document tendant à prouver que ses camarades sont toujours en prison trois ans après les faits. Euh…je connais la psychologie du Président, je fais mon boulot d’avocat, mais je sais que si je m’investis trop sur un dossier comme ça, si je passe après avec un dossier qui est beaucoup plus nourri que celui-ci, avec le même Président, … les présidents, ils savent quand un avocat s’investit sur un dossier, ils se disent, : « Bon, attends, celui-là euh, s’il s’investit vraiment sur ce dossier, aujourd’hui, c’est que c’est …, bon, il y a quelque chose. »  Donc, voilà, moi, vous l’avez vu, toute la semaine dernière, vous étiez là tous les jours, je crois, presque, vous avez vu que j’étais là tous les jours. Donc, euh… C’est peut-être différent pour les avocats qui sont là moins souvent, euh… Alors, il y a des avocats qui plaideront tous les dossiers comme si c’était le…, comme s’il en allait du sort et de la vie de leur client. Bon, en tout cas…alors c’est aussi peut-être une question de nature et tout ça, mais moi, je …bon, c’est pas ma politique à moi, quoi. Donc euh … Pour autant, des fois on obtient des bons résultats quand même, hein, mais euh… Sur un dossier comme ça, (il ouvre le dossier et commence à le parcourir rapidement, d’un geste désolé) moi je le vois, je reçois le client, je lui pose des questions euh…D’abord, je n’ai même pas matière …et avant toute chose, je n’ai pas matière, au niveau intellectuel, à faire 45 minutes. (Il s’arrête un très bref instant pour jeter un coup d’œil sur les feuilles qu’il a sous la main à ce moment) Je fais…, j’ai deux pages de notes manuscrites, c’est tout. (Il me montre les pages), parce que le type n’a strictement rien à dire, et il n’a rien à dire parce qu’il n’a rien fait. Donc euh… quand bien même j’échafauderais un truc pour faire une plaidoirie de 40 minutes, lui serait incapable de suivre intellectuellement et il n’aurait pas le niveau pour répondre, quoi. Donc, ça sert à rien, ça ne sert strictement à rien Puis alors voilà, donc ça c’est aussi des problèmes qu’on a. Et puis ici, l’aléa c’est que en fonction du président sur lequel on tombe, ou en fonction de la composition, parce qu’il n’y a pas que le président, il y a le rapporteur, mais il y a surtout la…, parce que c’est collégial, donc le rapport entre le président et les assesseurs. C’est plus ou moins facile, en fonction du nombre d’avocats qu’il y a dans la salle, ce jour-là, en fonction des nationalités, … Si tu vas plaider dans une salle où tu as dix affaires de Kurdes, c’est beaucoup plus dur que si tu vas plaider dans une salle où il n’y a que des Africains et toi, tu défends un seul Kurde parmi tous ces Africains. Je veux dire, c’est des conneries, mais c’est des trucs pratiques, c’est hyper important…c’est hyper important. Et puis, on a chacun nos têtes comme les présidents ont chacun leur tête parmi les avocats, ça aussi ce sont des données euh… on ne peut pas dire ça publiquement. Moi, je sais qu’avec tel(s) président(s) j’ai plus d’affinités. Ce sont, avant toute chose, des affinités d’homme à homme, je veux dire par là, c’est des trucs psychologiques, comme dans la vie de tous les jours, on se sent mieux avec telle personne ou avec telle autre. Et je pense que d’une manière tout à fait induite, tout à fait sous-jacente, ça se retrouve dans les résultats. C’est à dire qu’il n’y aucune collusion, il n’y aucune complicité d’aucune sorte, il n’y a aucun coup de fil échangé avant une affaire, ce n’est pas du tout ce que je veux dire,  mais je sais qu’avec un dossier moyen, avec tel président, j’aurai plus de chances d’aboutir qu’avec tel autre. C’est aussi la crédibilité qu’on a pu se forger au fil des dossiers qu’on a défendu devant eux. Donc, c’est tout ça. Et  c’est vrai que, d’une manière générale, je pense que les avocats qui viennent plaider régulièrement ici, ils ont plus de facilité à obtenir des statuts que l’avocat qui vient de province qui, euh, connaît pas comment ça marche, que personne ne connaît, qui ne connaît pas les usages et voilà. Donc euh… ce qui fait qu’en pratique, ben, c’est une maison, il y a … faut connaître, quoi. On dit…, je crois qu’il y a un proverbe qui dit « Connais ton juge » ou un truc comme ça, c’est peut-être la moitié du proverbe, mais c’est valable pour tout, quoi, donc euh…Ce n’est pas une question de passe-droit, c’est une question que en pratique euh, c’est comme dans la vie euh… tous les jours euh… si tu vas dans un restaurant souvent, quand t’arrives, le serveur il va te choisir une bonne table, bon, même si c’est complet, il va toujours te trouver un truc. Bon, ben, c’est un peu ça quoi… On n’est pas dans le…on ne viole pas la loi, mais bon euh… Je veux dire, si j’ai une demande de renvoi à faire avec tel président, je sais que ce sera plus facile qu’avec tel autre. Donc ça, ça joue, mais ça joue parce que sur une année, quand tu es là tous les jours, du matin au soir, pratiquement, bon, ben, ça a une incidence importante, quoi. Parce qu’un statut, tu peux le gagner, tu peux le perdre … un rien. Il y a des moments sur des plaidoiries où tu construis des trucs, tu sens que tu captives, qu’ils te suivent, et puis après, dans les questions, en deux questions, en deux mauvaises réponses à des questions, ton client peut détruire l’édifice. Donc, c’est toujours sur le fil du rasoir, quoi. Et donc, la typologie classique, effectivement, c’est les plaidoiries où après ton intervention d’avocat, on te pose …enfin on pose des questions directement à ton client. Bon, alors il y a des présidents qui ne sont pas trop à cheval sur le fait que c’est au client normalement de répondre, donc tu peux répondre à la place du client. Mais il y en a qui disent… qui te remettent en place. Donc, c’est pas la peine, quand tu vas plaider devant un… connais la psychologie du président, tu sais déjà comment il va réagir si tu interviens à la place de ton client, c’est pas la peine de l’énerver, tu vois ? Donc, ce n’est pas mal défendre ton client que de ne pas intervenir à ce moment-là parce que tu sais que si tu énerves le président, c’est le dossier qui va s’en ressentir, c’est le sort du dossier ! Donc, voilà, tout ça c’est extrêmement fin, et tout ça ne peut être apprécié qu’à l’occasion d’une fréquentation soutenue de la Commission. Et alors, l’autre typologie extrême, c’est que tu plaides, qu’on ne pose aucune question à l’issue de ta plaidoirie, non pas parce que tu as été convaincant, mais parce que, disons, la sauce n’a pas pris pendant ta plaidoirie, qu’ils ont  trouvé le dossier absolument nul à chier et ne correspondant à aucune réalité, et à ce moment-là, pour écourter, parce qu’ils ont encore plein d’autres dossiers, ils te disent : « Bon, ben, l’affaire est mise en délibéré ». Alors, donc le type  après, le client, il sort et, dans le couloir, il dit : « Ben, pourquoi ils ne m’ont posé aucune question ». Donc, là tu as des comptes à rendre aussi à ton client. Et l’étape intermédiaire qui est la plus fréquente, c’est que, une fois que tu as plaidé, on pose des questions à ton client, donc il faut à la fois poser des questions au client pour mettre au point le dossier et puis euh, préparer avec lui des simulations de questions qui vont tomber. Moi, d’ailleurs, c’est comme ça que je reçois mes clients sur le premier entretien, c’est plutôt un entretien qu’ils ont l’impression de passer avec un juge qu’un avocat et je leur dis toujours, tout de suite, ne vous offusquez pas,  je suis bien votre avocat, mais pour préparer le dossier, il faut que je vous pose de questions qui vont vous mettre un peu mal à l’aise et donc voilà.

(Il marque un temps)

Alors, sinon, je ne sais pas, quelles sont les questions – on peut se tutoyer d’ailleurs – que tu souhaites aborder, qui ne soient pas des doublons avec ce qu’on … Parce que je l’ai entendu dire … , oui, enfin, juste un mot, moi ce que j’aime ici, ce que j’affectionne, c’est que … il l’a dit aussi, parce que j’ai entendu à un moment qu’il disait ça (il parle de mon entretien avec un autre avocat, Me BERA qui a également eu lieu à la Commission de Recours), c’est le côté tout le monde se connaît, tout le monde se tutoie, cette ambiance, moi je ne la retrouve dans aucun autre tribunal. Ailleurs, c’est anonyme, les autres tribunaux, moi, je n’aime absolument pas. Là, c’est  convivial, tout le monde se connaît, l’ambiance est sympa, euh et c’est un plaisir de venir tous les jours et autant que ça se passe dans une ambiance qui est chaleureuse et appréciable. Ca, ça participe aussi beaucoup du plaisir que j’ai à travailler dans ce domaine-là. Puis voilà quoi. Donc, maintenant, je réponds aux questions que tu aurais à poser.

Moi, je dirais qu’à la limite, et ça , je suis sûrement le seul à penser ça ou à l’oraliser, je dirais que nous, à la limite, en tant qu’avocats, on a un relatif beau rôle dans cette affaire. On n’a pas le souci de chercher si ce que disent les mecs c’est vrai ou c’est pas vrai. Et euh, bon, c’est vrai qu’il est souvent de bon ton de la part des avocats de taper sur la …les juges et tout ça euh… Mais euh, je me mets à leur place et je trouve que c’est vachement difficile de savoir qui dit la vérité, qui ne dit pas la vérité. Parce que quoi qu’on en dise, eu égard aux lois sur l’immigration qui sont en vigueur depuis des années, des années, le statut de réfugié reste encore pratiquement la seule entrée possible légale, la seule voie légale pour …enfin, pour être en France de manière régulière quand on est étranger. Alors, je sais qu’il y a beaucoup de… c’est pas politiquement correct de dire ça, si des confrères, qui sont des amis, m’entendaient dire ça, ils diraient qu’on a l’impression que c’est l’OFPRA qui parle, … Je ne dis pas que c’est une majorité des gens, j’en sais rien, mais je me mets quand même un moment dans un autre habit que le mien, parce que je côtoie ces juges tous les jours et je dis que notre boulot, et c’est un boulot stressant parce qu’on a la responsabilité du sort de quelqu’un sur nos épaules et que c’est… il faut… bon, c’est une tâche qui est importante. Donc, il faut avoir la conscience de la responsabilité qu’on a. Mais je dis aussi, dans le même temps, que ce ne doit pas être évident de savoir, parmi toutes ces histoires qui défilent devant eux, qui dit la vérité, qui ne dit pas la vérité, quels sont les documents qui sont vrais, quels sont les faux documents, quoi…

On sait tous que, parmi ces histoires, il y a des histoires qui tiennent… qui ne correspondent pas à la vérité, même si elles sont bien faites, (et que) elles tiennent la route. Donc, c’est aussi un truc difficile.

 Et donc, du coup, voilà ce qui se passe ici, devant cette Commission, c’est qu’on a des bons dossiers qui correspondent à des vrais persécutions qui sont rejetés, même devant cette Commission, et on a des dossiers qui ne correspondent absolument pas à des persécutions mais qui réussissent à passer la rampe de la Commission.

Et donc moi, quand je suis amener à défendre des dossiers dont je n’ai aucune conviction personnelle profonde, pour ne pas dire plus, de la réalité des craintes du client et que on réussit à obtenir le statut, je n’en tire, en ce qui me concerne, et ça n’engage encore une fois que moi, aucune satisfaction personnelle parce que je sais que, quelque part, des statuts qui sont accordés, ce sont autant de statuts qui ne sont pas accordés à d’autres, parce qu’on a beau dire qu’il n’y a pas de quotas, bon, je veux dire, quand on regarde les rôles, on voit très bien ce qui se passe. Et donc, je sais que quand il y a un statut qui est accordé à un bidon, moi , ce que j’appelle un dossier bidon, quelque part, ça prend la place d’un type qui souffre vraiment.

Alors euh… c’est chiant quoi !   

 

MOI : Comment fais-tu la différence entre un dossier bidon et un autre ?

 

Me A : Tu vois bien, quand tu reçois le type en entretien, tu lui poses des questions sur le parti politique dont il prétend être membre, tu vois bien quoi…ça se sent, quoi, ça se sent, c’est intuitif. Donc, voilà quoi, donc il y a ça.

Euh … tout à l’heure, je disais, avant d’aller chercher les friandises (il fait référence au Snickers qu’il m’a offert avant de commencer l’entretien), il y a un autre problème c’est que, souvent, nous, on est saisi en tant qu’avocat, non seulement après la décision de rejet de l’OFPRA, mais euh… également après que le recours eut été envoyé à la Commission par les demandeurs d’asile. Et donc, on est saisi que pour la plaidoirie. Or, on est quand même devant une juridiction administrative et les juges sont des juges dont j’ai décrit brièvement la formation et surtout l’univers intellectuel. Et on nous ressasse toujours, en audience, que les arguments qu’on développe, les éléments de fait qu’on développe, ne l’ont jamais été auparavant. Avant notre …nos déclarations orales.

Et euh, ce qui est tout à fait dommage, c’est qu’on intervienne aussi tard. Alors, on intervient aussi tard parce que les gens se disent : « aller voir un avocat, ça coûte cher, donc on va tenter notre chance tous seuls devant l’OFPRA ». Alors, ce qu’ils ont écrit et qu’ils ont adressé à l’OFPRA, ça les lie en quelque sorte jusqu’à la fin de la procédure. Parce que s’il y a des omissions ou s’il y a des erreurs, ça va leur être reproché jusqu’à la fin. De la même manière, ils vont rarement voir l’avocat avant d’aller à l’entretien à l’OFPRA pour ceux qui en font le … et ça, un entretien à l’OFPRA, ça se prépare. Et souvent, le recours, c’est un recours d’une page qui est indigent et qui sert uniquement à saisir, quoi, la Commission dans le délai d’un mois. Et donc, ça aussi ce sont des situations inconfortables. Et encore plus inconfortable est la réalité suivante : que les clients nous contactent 10 jours, 7 jours, 3 jours avant de passer devant la Commission alors même qu’ils ont reçu la convocation un mois auparavant. Et donc, on a du mal pour obtenir des renvois, de plus en plus de mal, parce que, sous prétexte que ces renvois paralysent la bonne marche de la Commission, il y a des directives qui ont été données par les présidents de la Commission, mais qui sont des directives qui existaient déjà auparavant, de refuser un maximum de demandes de renvoi. Donc, on se retrouve dans la situation où parfois, on rencontre,  mais, à notre corps défendant, le client pour la première fois, surtout quand il est provincial, le jour de l’audience. Donc, on est là, on a souvent deux, trois dossiers à défendre dans la même demi-journée. Donc, on doit découvrir un dossier et on joue le sort de quelqu’un comme ça. Donc, on nous répond, à nos objections, que dès le stade du rejet qui est, il est vrai, antérieur de plusieurs mois au passage devant la Commission, le client savait qu’un jour ou l’autre il passerait devant la Commission, il aurait dû s’enquérir dès ce stade-là de chercher un conseil. Donc, voilà, ça aussi, ce sont des problèmes au quotidien qui sont très pesants parce que… Là, à la limite, ce jeune homme, je l’ai vu hier pour la première fois, son dossier, véritablement, ne vaut pas tripette, dans le sens où, foncièrement, je ne crois pas qu’il risque quoi que ce soit en cas de retour en Turquie. Ca ne veut pas dire que je le défends mal, mais ça veut dire que s’il passe dans une salle où il y a un type qui a fait cinq ans de prison, je veux dire son dossier… son dossier aussi, tu ne maîtrises pas ça, mais son dossier, il est examiné, le jour « J », dans une salle avec d’autres dossiers. Donc euh… si t’as…avec un dossier moyen dans une salle où tous les dossiers sont nuls, ton dossier moyen passe pour un super dossier. Si t’as un dossier moyen dans une salle où t’as trois super bons dossiers, ton dossier, du coup, de la qualité de moyen, il passe vraiment à la qualité de merdique, quoi. Donc, ça c’est une alchimie sur laquelle on n’a aucune prise. Et, ce qui fait qu’ici, il y a des résultats très surprenants... que, il n’y a finalement pas beaucoup de règles, si ce n’est que nous on essaye de limiter les incertitudes sur les rares paramètres qu’on peut maîtriser, qui sont très peu nombreux. Mais, souvent, on sort en pensant qu’on a convaincu, qu’on va avoir un statut, et, trois semaines après, on a un rejet. Et six mois après, on ne comprend toujours pas pourquoi, dans telle affaire, on a eu un rejet. Et ça, c’est beaucoup plus fréquent que le cas inverse, qui arrive aussi, où, on sort en disant : « c’est troué complètement, c’est nul » et puis, trois semaines après, on reçoit une décision d’annulation.

Alors, c’est un contentieux qui est quand même assez difficile, parce que le taux de réussite, je crois que c’est 10 %, je crois, à la Commission, je crois, à peu près, et alors, les confrères qui viennent, surtout les jeunes, ils plaident une fois, deux fois, trois fois, ils ont des rejets, ils sont dégoûtés quoi. Et donc, ils se … ils abandonnent. Et puis, ça attire pas grand monde, il faut le dire aussi la vérité. Comme contentieux, ils préfèrent, les jeunes avocats, faire du droit fiscal, du droit des affaires, … Parce que c’est pas forcément vu d’une manière très laudative, de faire du droit des étrangers, du droit des réfugiés… Dans certains cercles, ça fait un peu l’avocat qui n’a rien d’autre de mieux à se mettre sous la dent, tu vois. Donc voilà, … ça aussi ça pouvait être dit.     

 

MOI : Quelle est ta formation ?

 

Me A : Moi, je suis fils d’avocat. Mon père, qui est à la retraite maintenant, avant de prendre sa retraite, dans les dernières années de son exercice professionnel, euh… il a été amené à fréquenter cette Commission et à plaider beaucoup beaucoup d’affaires pour des Kurdes de Turquie. Moi, j’ai fait mon mémoire de fin d’année à l’école d’avocat à Paris sur les questions juridiques en matière de droit des réfugiés, mais, c’était pas très… ça ne volait pas très haut hein, ce que j’avais pondu. Et, dans mon histoire personnelle, je suis petit-fils d’apatride. Donc, bon, il y a, à la fois, une histoire familiale, professionnelle et familiale d’origine qui font que j’ai une ouverture par rapport à ça. Et puis, je suis intellectuellement intéressé par tout ce qui se passe à l’étranger. Moi, j’ai travaillé un temps comme journaliste avant d’être avocat. Donc voilà, ce qui m’intéresse ici, c’est qu’il n’y a pas trop trop de droit en fait, parce qu’on plaide en fait, on plaide… ce sont des plaidoiries qui doivent être bien construites, mais au niveau factuel. Donc, c’est ça qui m’intéresse. Malheureusement, vu la charge de travail qu’on a, j’ai trop peu de temps pour travailler à me documenter sur des pays que je ne connais pas, tu vois. J’achète des bouquins, je n’ai même pas le temps de les lire. Donc, c’est aussi un peu un sentiment de bachoter, de passer d’un dossier à l’autre, d’avoir complètement oublié le vendredi le nom du mec qu’on a défendu le lundi parce que voilà… Et ça, c’est dû au fait que peu de …relativement peu d’avocats sont intéressés par ce contentieux. Et, contrairement à ce que ça pourrait donner un peu l’impression de l’extérieur, il n’y a pas de volonté de phagocyter les … de phagocyter le marché, entre guillemets. Simplement, c’est euh…

Souvent, à la Commission, quand on demande des renvois en disant euh… : « on est débordé de travail, on a euh… » (Son portable sonne) Non, je ne réponds pas. « On a euh… 5 dossiers aujourd’hui ». On nous dit : « Vous n’avez qu’à recruter des collaborateurs. Sinon, vous n’avez qu’à refuser les dossiers. »  Il se trouve que c’est un contentieux qui attire peu de gens. Et le fait que ça attire peu de gens, ça a pour conséquence, en pratique, qu’on trouve toujours les mêmes avocats devant cette Commission. Ca peut donner l’impression de l’extérieur qu’il y a des avocats qui ont trouvé un créneau et qui sont là en train de s’agripper …une clientèle et tout ça. Alors, il y a déjà un élément qui peut expliquer que les avocats parisiens ou de la proche banlieue soient beaucoup plus investis ici. Et c’est un élément qui tombe sous le sens, c’est que cette Commission, elle a une compétence nationale. Donc, par voie de conséquence, les avocats qui sont proches de cette Commission, géographiquement parlant, ont beaucoup plus la possibilité, matériellement, de venir ici, qu’un avocat qui est à Nantes, qui est à Lyon et à Marseille. Pourquoi ? Un client qui est à Marseille, qui prend un avocat de Marseille pour l’assister devant la Commission à une audience qui commence à 13 h 45, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que ce client doit payer à l’avocat, outre ses frais de prestation intellectuelle, les frais de déplacement et en plus de ça, il doit payer une quote-part du manque à gagner de la journée. Parce que pour être là à 13 h 45, quand tu viens de Marseille, ça pèse la journée de l’avocat. Donc, ça fait que les honoraires de l’avocat, ils explosent par rapport aux honoraires qui seraient ceux d’un avocat de Paris. Donc, ça, c’est un premier point. Deuxièmement, tu ne pourras jamais faire autrement que le type qui a été défendu avec succès par tel avocat, il donne le nom de cet avocat à son cousin qui vient d’arriver de son village et qui a besoin, à son tour, d’un avocat pour le défendre, lui aussi devant la Commission de Réfugiés. Ca fait que, effectivement, il y a une sorte de prime à ceux qui sont là depuis longtemps. Et puis, il y a aussi le fait qu’il y a quand même très très peu de nouveaux entrants. Alors moi, je parle d’autant plus librement de tout ça que j’ai commencé ici en 1998 uniquement au titre de l’aide juridictionnelle. C’est à dire, c’est … là, aujourd’hui, j’avais deux dossiers, un d’aide juridictionnelle et un hors aide juridictionnelle. Donc, quand j’ai commencé ici, moi, j’avais pas de … j’étais inconnu. J’avais aucune affaire et aucune clientèle et aucune communauté sur un plateau et j’ai bossé tous mes dossiers vraiment avec acharnement, sans faire de différence aucune. De toute façon au départ, j’aurais pas pu en faire puisque y avait que des dossiers d’aide juridictionnelle. Et, je crois que le sérieux que j’ai montré…j’ai écouté comment ça…bon, ben je veux dire, j’ai écouté les autres, j’ai vu, tout ça, j’ai appris, j’ai bossé et finalement ça a porté ses fruits puisqu’aujourd’hui, c’est un peu l’inverse, j’ai de moins en moins d’aides juridictionnelles et de plus en plus de dossiers dits à honoraires libres. Bon, je veux dire par là que, quand je suis venu ici, la situation était déjà bien campée, il y avait déjà des anciens qui étaient là depuis des années, qui occupaient le terrain. J’ai réussi petit à petit grâce à mon boulot et à mes résultats à me faire une place. Donc, rien n’est jamais acquis, mais rien non plus n’est impossible. Donc euh… BERA (jeune avocat de la Commission avec qui j’ai également eu un entretien), il fait surtout des AJ, des aides juridictionnelles, lui,  devant la Commission. Et s’il s’accroche, eh bien, il en aura sûrement de plus en plus à honoraires libres, c’est à dire hors aide juridictionnelle. Euh, donc euh…. Ça aussi, c’est pour montrer la non pertinence quand on vous dit…  Et puis alors, il y a aussi un truc, c’est que il y en a qui ont des collaborateurs, mais le client quand il a entendu parler de toi, c’est toi qu’il veut, parce que si t’as un rejet, mais que c’est ton collaborateur que t’as envoyé plaider, c’est beaucoup plus difficile à justifier vis-à-vis du client qui est venu te voir…. C’est des trucs très personnels, quoi, tu vois. Voilà, donc ça ... Enfin, moi, je travaille tout seul, donc, je n’ai pas ce problème-là, c’est un peu artisanal, je fais tout moi-même, donc il y a ça aussi.

L’aide juridictionnelle, il y a peut-être une réforme qui est en cours, mais rien n’est voté. Mais au jour d’aujourd’hui, l’aide juridictionnelle, c’est euh … conditionné, l’obtention de l’aide juridictionnelle, à l’entrée régulière en France, c’est à dire avec un visa. Et donc ça a cet effet pervers que l’OFPRA souvent dit : « Mais euh…si vous étiez véritablement persécuté, vous seriez parti clandestinement, vous n’auriez pas eu le temps de prendre un visa, ceci, cela, euh… tu vois.  Alors que c’est eux qui bénéficient de l’aide juridictionnelle. Euh… Donc l’aide juridictionnelle, c’est les Haïtiens souvent, quantitativement parlant et les Algériens et puis après de temps en temps, t’as un Nigérian, un Turc et tout, mais le gros lot, c’est Haïtiens, Algériens.

 

MOI : Quels sont tes trucs pour convaincre ?

 

Me A : Ben moi, pour convaincre…enfin, c’est pas pour convaincre, mais moi bon, mais ça c’est une stratégie personnelle, je suis pratiquement le seul à faire ça, je leur parle leur langue à eux. C’est à dire que je parle …

 

MOI : La langue des requérants ?

 

Me A : Non. C’est à dire que je parle un Français qui est extrêmement châtié euh… J’essaie de parler une belle langue française, avec des concordances de temps euh… un vocabulaire assez recherché, assez riche. Enfin, je pense aussi que ça participait de la possibilité qu’a été la mienne, dans un laps de temps relativement court, de réussir à me faire connaître ici et pas forcément en de mauvais termes si tu veux.

Donc, après, il y a différentes qualités orales d’utilisation de la langue. Mais, moi, je sais qui j’ai en face de moi, je pense, et je ne pense pas me tromper en l’occurrence, je crois que ce sont des gens qui apprécient une belle langue. Et euh… Si le cadeau à l’intérieur est pas forcément terrible, au moins que le papier cadeau soit bien, quoi. Donc euh… Bon, ça, c’est un truc à moi, déjà ça c’est un truc que j’utilise pour… Tu ne me verras jamais plaider d’une manière triviale avec des mots de tous les jours. Jamais, jamais. Bon, ben ça, c’est personnel, hein. Ca veut pas dire qu’on n’obtient pas des bons résultats en plaidant de manière plus commune au niveau du vocabulaire choisi. Euh … Enfin, je ne sais pas, là, …sur le coup, euh…Oui, ben si ! C’est souvent évidemment d’anticiper les questions, les points faibles du dossier et quand t’as des documents, pas balancer forcément le document le plus important tout de suite au niveau de la plaidoirie, le garder sous la main, en fonction de ce qui se passe et si t’as besoin de … si t’es en train de perdre pied dans la série des questions, tu sors ton argument massue au dernier moment. Ouais, bon, ça  c’est  des stratégies euh… A brûle-pourpoint, je ne sais pas, comme ça, ça ne me vient pas.  

 

MOI : J’explique la procédure en Belgique.

 

Me A : Ici, le problème, c’est qu’on a des rapporteurs qui sont là pour avaliser les décisions de rejet. Très peu de bons rapporteurs, très peu de rapporteurs qui font un bon travail, très peu de rapporteurs qui connaissent les pays sur lesquels ils font des rapports. Euh… Donc euh… Beaucoup de …enfin, bon, je vais être dur, mais, il y a beaucoup de nuls ici, je trouve vraiment beaucoup de nuls, quoi. C’est … Ils travaillent au kilo, les mecs. Ils ont 22 dossiers par séance, euh… Ils sont là pour euh… Qu’ils fassent bien leur travail ou pas, ils sont payés la même chose à la fin du mois, c’est un peu l’esprit de fonctionnaire, pour la plupart. Heureusement, il y a quelques exceptions, mais c’est vraiment les exceptions.

 

MOI : Comment travailles-tu avec les interprètes ?

 

Me A : Alors, les interprètes, il y en a certains qui sont d’accord pour venir ici (à la salle des avocats à la Commission) nous assister. Et souvent, malheureusement, c’est ici qu’on met au point les dossiers. Puis, il y en a d’autres qui sont beaucoup plus réticents en disant qu’ils sont payés par la Commission pour aller dans la salle (la salle d’audience et pas la salle des avocats) et euh… Puis, il y a des interprètes qui sont plus ou moins bien… (…) Il y en a qui laissent transparaître, devant les juges, leurs sentiments sur le dossier par leurs mimiques. Et c’est pas bien. La aussi ça marche par affinités. Ou alors, des problèmes d’interprétariat. C’est qu’à l’OFPRA, les Arméniens sont interrogés en Russe, que les Kurdes de Turquie sont interrogés en Turc, puis la plupart d’entre eux, quand ils sont d’extraction sociale paysanne, parlent très mal, voire, pas le Turc. Donc, on a des entretiens qui sont tronqués parce que les gens ne comprennent pas le sens des questions qu’on leur pose. Et après, on dit : « Oui, vous n’avez pas répondu à ça et ça ». Ici, on a des trucs pareils avec des problèmes d’interprètes, c’est à dire que le mec, il est convoqué mais l’interprète, c’et pas tout à fait pour les Africains. Un Sierra-Léonais, on va lui mettre un interprète en Anglais, parce que la Sierra-Léone, la langue officielle, c’est l’Anglais. Alors, le mec, il habite au nord de la Sierra-Léone, il est jamais allé à Freetown, il connaît pas l’Anglais, quoi, bon, enfin, bon, il y a des trucs comme ça qui sont un peu … un peu chiant quoi, c’est un peu dur au quotidien.  

 

MOI : Comment préparez-vous votre client à répondre aux questions qui lui seront posées en Commission, le « coaching » ou formatage ?

 

Me A : J’essaie de leur expliquer, je fais un peu de pédagogie en leur expliquant quels sont les cas de figure, tous les cas de figure de persécutions ne sont pas régis par la Convention de Genève. Et puis euh… Je leur dis toujours, quand je les vois suffisamment longtemps avant, de venir à la Commission une après-midi ou une matinée pour voir comment ça se passe, pour qu’ils comprennent, qu’ils ne découvrent pas le jour de l’audience, qu’ils voient la salle, qu’ils voient qu’il y a un rapporteur, qu’ils voient comment ça marche déjà. Puis, je les prépare aux questions qu’on va leur poser, je leur dis de changer de coupe de cheveux, d’enlever la montre en or, de ne pas venir avec des baskets, d’enlever le chewing-gum, enfin, tu vois, ça c’est aussi du coaching. Et puis, à un autre niveau, on a le problème suivant : c’est qu’on est là toute la journée, on peut recevoir matériellement les clients que le soir, après le retour de la Commission qui est souvent concomitant aussi de la fin du travail sur les chantiers de bâtiment qu’ont mes clients à moi, parce qu’ils n’ont légalement pas le droit de travailler, mais, ne nous leurrons pas, il faut bien gagner sa vie, et donc, ils viennent me voir le soir et ils viennent sans interprète, avec un cousin qui est en France depuis 5 ans, pour faire des économies d’argent, et alors, on se comprend tant bien que mal, parce que la qualité de langage qui est nécessaire à un entretien approfondi de ce type, parce qu’il faut qu’on soit le plus précis possible, eh bien, elle est difficilement restituable par un cousin qui est entrepreneur dans le bâtiment et qui a pour seule qualité d’être en France depuis 5 ans, par rapport au demandeur d’asile, je veux dire. Donc, il baragouine un peu le Français, donc, c’est vachement dur quoi. C’est pour ça qu’en fait, quand on peut recadrer ici, moi, je recadre un peu, avec l’interprète. Ce qui fait que moi, je suis un de ceux qui restent le plus longtemps à la Commission le soir (il doit être proche de 20 h 00 ce vendredi soir à la Commission). Parce que même le mec, si je l’ai vu deux, trois fois le soir, à mon bureau, je sais qu’en fait, avec un vrai interprète professionnel, il y a des trucs… il y a des vérités qui vont ressortir au dernier moment, donc euh…Voilà, quoi… Mais on se reverra, quoi.

 

Fin de l’entretien.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Annexe 2. d)

 

Madame KLEIN-GOUSSEF, Représentant du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Déjeuner à Val de Fontenay, le 02.04.2002.

 

MOI : J’explique qui je suis, ce que je fais. Je parle du thème de mes recherches : les avocats en droit des réfugiés (devant la Commission) et la question de la vérité.

 

K-G :  On est quand même constamment flexible. En ce qui concerne les avocats, bien sûr, leur défense, elle se construit toujours par rapport au discours type de rejet. Ce discours type de rejet, vous devez le connaître aussi bien que moi, sinon beaucoup mieux. Je veux dire le caractère stéréotypé des récits, euh… très souvent c’est la cohérence du récit qui est mise en cause parce qu’il y a deux, trois erreurs de date entre les déclarations initiales, l’entretien à l’OFPRA, des choses comme ça. Et puis, euh, donc, ça c’est un aspect évidemment essentiel. Et puis enfin la question de la personnalisation effectivement de la persécution. Donc les avocats ils ont d’abord tendance à s’en prendre à tout ce qui est contesté du point de vue des  cohérences de datation. Très souvent, c’est l’authenticité des papiers qui est …, des certificats qui sont produits qui est mise en doute, enfin, c’est vrai qu’il y a un aspect euh… Il est rare finalement que face à des plaidoiries d’avocats on soit surpris par un argument qu’on peut se réapproprier facilement pour défendre une personne. Parce qu’il y a un jeu qui est déjà tellement rôdé que bon, ça c’est, euh, je dirais un des problèmes majeurs. Là où les avocats sont à mon avis les plus performants dans le discours vérité c’est quand ils arrivent vraiment à se dégager de ce qui a déjà été dit dans le rapport sur les éléments dits en fournissant des informations complémentaires qui sont percutantes ; par exemple, euh, il y a un argument qui joue beaucoup c’est de dire cette personne-là vient d’un milieu très aisé et ça casse le discours réfugié économique, qui vivait très bien dans son pays et puis brusquement, à la suite de telle affaire a été euh… Bon, ça, c’est des arguments qui portent fort quand même. Euh un des éléments qui jouent aussi énormément, c’est la manière dont les certificats médicaux sont costauds, la manière dont l’avocat va s’en servir, pas comme preuve, mais comme confirmation, comme élément vraiment de confirmation d’une configuration générale de crainte de persécution etc… Euh…

 

MOI : Que pensez-vous de la sincérité, par exemple lorsqu’on sait qu’il y a des raisons de craindre l’excision dans tel ou tel pays ? J’ai pu assister à la séance plénière sur l’excision.

 

K-G :  Mais le problème de la sincérité par exemple dans le cas de l’excision que vous avez cité de la famille XXX, je pense qu’il y a un élément qui a joué très fortement en faveur de…, en leur faveur, c’est le fait que lui a beaucoup pris la parole et vraiment on sentait déjà un discours totalement intégré, presque une position politique face à la question de l’excision , et en même temps, ils ont bien rendu compte finalement de leur enfermement dans un réseau familial et économique qui faisait qu’on ne pouvait s’en sortir dans la situation et que ça justifiait leur départ du Mali. Donc, ça c’est vrai que…, je pense que sa prise de position à lui a beaucoup joué dans l’aspect de la perception d’une sincérité, comme vraiment déjà d’un parti-pris très militant, très affirmé etc…  Mais par ailleurs, la perception de la sincérité en général, enfin, moi, je suis frappée de constater à quel point, euh, très souvent dans un délibéré, on se rend compte qu’on pense quasiment le contraire les uns des autres. Oui. Alors après, quand on invoque l’intime conviction, moi je l’invoque quand même très souvent, ben je me trouve aussi très souvent toute seule. C’est quand même de gros gros problèmes. C’est qu’il y a des gens qui peuvent être parfaitement sincères mais généralement, ça s’accroche sur un détail. Un détail qui est dit, ça paraît invraisemblable et alors le Président s’obstine, en général, l’assesseur Ofpra suit. C’est quand même très rare que l’assesseur Ofpra soit bien autonome, ce sont souvent des gens qui suivent, et alors du coup, bon, ben, il n’y a plus rien à défendre. Ou alors revenir une fois, deux fois, trois fois, obtenir dans le meilleur des cas un renvoi du dossier ou des choses comme ça, mais euh … Mais justement, ça c’est très difficile, je trouve, très difficile.

 

Ce qui se passe aussi, c’est que très souvent les présidents ont vu les dossiers auparavant et se sont déjà fait complètement, euh…ils ont déjà leur argumentaire avant que les personnes soient entendues et pour vraiment changer d’opinion…enfin, tout dépend des personnes encore une fois, mais en général, c’est difficile quoi. Et puis ce qu’on voit aussi beaucoup quand même parce que moi, j’avais assisté à un certain nombre d’entretiens, de séances avant de commencer à siéger, c’est vrai que voir des gens de dos, plutôt que de les voir de face, c’est complètement différent. Quand on voit les gens de dos, je ne sais pas si vous avez remarqué, les réfugiés, enfin les requérants, les demandeurs d’asile, on voit très très bien les formes d’angoisse qui se manifestent, par exemple, sur la façon de tenir ses pieds, des formes de tremblement, qui peuvent expliquer aussi une certaine raideur dans les réponses qui sont fournies dans tout ça et finalement on n’en tient jamais compte de cet élément là, que les gens ils ont le sentiment de se trouver face à un tribunal et que c’est effectivement pour certains un facteur d’inhibition très fort qui joue aussi en leur défaveur, bon, …tout s’enchaîne toujours quoi.

 

MOI : J’explique les spécificités de la procédure belge par rapport à la procédure française. Le requérant est toujours le premier à parler, l’avocat intervient ensuite alors qu’en France, en Commission des Recours des Réfugiés, le déroulement typique d’une séance est le suivant : l’avocat fait sa plaidoirie dans un premier temps et ce n’est qu’ensuite que quelques questions sont posées au requérant s’il y a lieu.

 

K-G :  Oui, mais alors parfois, ça joue quand même en défaveur des réfugiés dans la mesure où, en fait, ils se reportent toujours derrière leur avocat, ils n’osent pas parler, ils considèrent que sous prétexte qu’ils ont un avocat, ils n’ont plus rien à dire. Or, c’est extrêmement  important qu’ils s’expriment, extrêmement important. Quelqu’un qui finalement est réfractaire à parler, à développer des détails qu’on lui demande, joue contre lui, systématiquement, donc, il peut y avoir des retournements importants, pour ces situations-là. Maintenant, sur le fond, de toute façon, je dirais que la principale inégalité dans ces histoires de Commission, c’est précisément les gens qui sont avec avocat et ceux qui sont sans avocat. Quand même neuf annulations sur dix, c’est avec avocat. C’est très rare que les gens … en plus les avocats… C’est …, bon, c’est tout le fonctionnement de la Commission qui est à remettre en cause parce que finalement les affaires sont tellement lourdes, il y a de plus en plus d’avocats, plus en plus de plaidoiries, les avocats passent toujours en premier, sauf s’ils ne sont pas prêts et que …bon, et du coup, une fois qu’on a eu toutes les plaidoiries, que tout le monde est vraiment bien fatigué, vraiment saturé, après viennent les autres et leurs cas sont en général examinés au lance-pierre. Ca aussi c’est ..

Un autre problème qui s’avère important, c’est le problème de l’aide juridictionnelle et des avocats, euh… parce que il y a des avocats qui sont commis au titre de l’aide juridictionnelle et qui sont franchement euh… qui font pas leur boulot, qui font pas leur travail quoi. Il y en a même qui desservent considérablement les réfugiés. Donc il y a aussi cet aspect, cette supercherie finalement.

 

MOI : J’ai assisté à un cas comme ça dans les cas d’excision que je vous ai mentionnés. (Je resitue).

 

K-G :  Non, mais franchement, c’était scandaleux. Ceci dit, le cas était pas bon et je pense que de toutes les manières euh…même avec un très bon avocat, elle ne serait pas passée. C’est au moins la maigre consolation qu’on peut avoir. Il y a des avocats qui sont là au titre de l’aide juridictionnelle et qui sont excellents et il y en a d’autres qui sont vraiment difficiles quoi.

Je crois qu’une des difficultés aussi à la Commission, même si c’est un atout sous certains aspects, c’est la spécialisation des avocats par aire culturelle aussi. Parce qu’il y a des avocats qui sont spécialisés dans des affaires sri-lankaises par exemple, qui peuvent être de bons avocats, mais malheureusement, ils ne peuvent pas inventer tous les jours de nouveaux arguments. Donc, ils se répètent beaucoup et il y a un effet d’épuisement aussi. Finalement, on finit par plus trop les écouter, ne plus noter ce qu’ils disent, …

 

MOI : C’est le bouche-à-oreille qui fonctionne. Un cas réussi pour qqn signifie que la communauté va suivre. Spécialisation fait aussi que les membres de la communauté en question auront confiance. Un avocat se crée aussi sa clientèle de cette façon.

 

K-G :  Les avocats deviennent un peu comme le représentant officiel euh… Ben, c’est sûr qu’on repère des tendances très très fortes dans ce sens-là, hein. On pourrait presque dresser une typologie des modes de défense, selon des cas types, par exemple tous les cas de gens  euh… une chose qui est très gênante sur le fond, c’est que aucun demandeur d’asile ne se présente comme un partisan …, un ancien partisan armé, comme un ancien soldat rebelle, que ce soient les Tamouls du Sri-Lanka, les Kurdes de Turquie ou … ce ne sont jamais des gens qui ont fait partie du PKK ou du LTTE, c’est toujours des gens qui ont éventuellement apporté un soutien logistique mais qui ont des cousins qui ont été impliqués, qui se retrouvent na na na… Ben, c’est vraiment … du par cœur, quoi et les avocats rentrent forcément dans ce jeu-là, et  donc ils entretiennent aussi un discours qui n’est peut-être pas le contraire de la vérité, mais qu’en tous les cas, on a du mal à percevoir comme un discours vérité, quoi. Et il y a quand même beaucoup d’aspects comme ça qui, à mon avis, sont totalement viciés. Parce que finalement, on a tellement dit que précisément les gens jouaient contre eux à dire qu’ils étaient vraiment euh… par exemple qu’ils étaient vraiment menacés pour leur militantisme actif, voire justement leur engagement militaire que, du coup, c’est presque devenu interdit de le dire, enfin, de facto, personne ne le dit. Et il devrait y avoir des gens qui sont réellement menacés, mais profondément parce que justement ils sont répertoriés comme de dangereux terroristes dans leur pays et qui vont être rejetés parce que, … voilà.

 

MOI :  Quel est, d’après vous, le rôle spécifique du HCR ? D’abord, en a-t-il un ?

 

K-G :   Le rôle, en tout cas, on nous demande de l’avoir, de soutenir la position du HCR qui est toujours une position d’ouverture par rapport à la compréhension étroite…, encore plus étroite que les cadres de la loi ne le disent… la compréhension étroite des autres personnes de la formation de jugement. Donc, nous, on se fait un devoir de rappeler à chaque fois où sont les droits, de s’opposer à des arguments qui nous semblent totalement infondés, de faire en sorte que ça fonctionne dans les limites extrêmes du possible, quoi. Je pense que de ce point vue-là, on a un rôle. Ce qui est important, je crois, c’est de rester malgré tout assez vigilant, c’est-à-dire de pas apparaître comme laxiste. Parce que bon, c’est évident, on aura de toute façon plus tendance à l’annulation que les autres. Enfin, bon, je sais que, personnellement, il y a des annulations auxquelles je me suis aussi opposée, genre : je trouvais que c’était pas légitime de reconnaître ceux qu’on avait pressentis plutôt que d’autres qui étaient également… qui pouvaient l’être au même titre, en tout cas qui présentaient pas plus d’éléments euh… a nous est,… ça m’est arrivé de m’y opposer.

 

MOI : En se basant sur quel argument ou élément ?

 

K-G :  En se basant sur l’argumentaire qui était déployé par le Président pour défendre telle annulation plutôt que telle autre. Vous savez, par exemple, il y a quand même une tendance assez générale…, parce que tous les Présidents sont d’anciens membres du Conseil d’Etat,  quand les persécutions, elles viennent d’organismes euh…je sais pas, dans le cas par exemple de l’ex-Union Soviétique, finalement les cas de gens qui sont des gens du KGB, ex-KGB, qui se disent persécutés pour le retournement de position qu’ils ont eu au cours des dix dernières années, ont, grosso modo, beaucoup plus de chances de se faire reconnaître comme réfugié que, effectivement un Kurde de Turquie ou …Un exemple frappant, ça a été aussi finalement tous les Mobutistes qui sont arrivés en France, bon, ben il y a quand même une grande partie d’entre eux qui ont été reconnus. Effectivement, ils peuvent craindre avec raison des persécutions en cas de retour dans leur pays et ça ils l’établissent assez clairement. En même temps, beaucoup de ceux qui sont arrivés étaient les grands persécuteurs d’hier, quoi. a, il faut le savoir aussi, qui ont reconnaît et ce que ça veut dire être réfugié, quoi. Sur ces questions spécifiques que je viens de développer, il n’y a pas une position particulière du HCR, mais il y a une philosophie générale que vous connaissez sans doute déjà bien et puis euh… une exploitation assez systématique de tout ce qui a pu être dit, tant du point de vue de la jurisprudence que des déclarations de l’ancien Président de la Commission des Recours en ce qui concerne les agents étatiques de persécution et c’est vrai que, je crois quand même que l’action du HCR dans les sections réunies, dans le travail effectué auprès du Président de la Commission joue un rôle important dans l’élargissement quand même de la prise en compte des cas et de ce fameux problème butoir des agents étatiques, par exemple, la reconnaissance de la vanité de l’action étatique est un élément qui est pris en considération maintenant par certains présidents pour annuler des cas où effectivement, on ne trouve pas l’Etat dans la persécution, quoi. Par exemple dans le cas aussi de la Russie ou des anciens pays de l’Union Soviétique, on accorde malgré tout, dès lors qu’on reconnaît qu’il y a inadéquation entre les lois fédérales ou nationales qui sont passées et leur application à l’échelle régionale, c’est un motif qui est quand même bien intégré pour annuler … Donc, on reconnaît bien cette dichotomie, il y a quand même euh…des avancées quoi.

(Interruption)

Mais, pour revenir à la question des avocats, là, je parle vraiment en mon nom propre, moi je dirais qu’il n’y a pas plus de trois, quatre avocats à la Commission qui, pour moi, sont des soutiens importants dans la défense des réfugiés, pas plus.

 

MOI : Pourriez-vous me dire lesquels et pourquoi ?

 

K-G : Moi, je pense qu’il y a quelqu’un hors du commun, c’est Me MALTERRE. Lui, sa grande particularité, c’est qu’il reprend très rarement le récit et il choisit vraiment d’orienter toute sa défense sur un ou deux éléments. Il dit voilà, il y a deux éléments dans le dossier, premièrement, deuxièmement. Parce que, évidemment, c’est une grande facilité de reprendre le récit et de commenter, les trois quarts font ça et c’est emmerdant parce qu’on l’a déjà entendu, même s’il y a quand même des détails qui sont donnés : « il est allé voir sa cousine », … Sur le fond, on n’en a quand même rien à faire quoi. Enfin, je suis un peu sévère… mais, si je veux être vraiment sincère, je suis obligée de dire ça.

 

MOI : C’est difficile pour les avocats d’être originaux, ils ont quand même beaucoup de dossiers et ils sont loin d’être tous aussi intéressants.

 

K-G : Oui, mais alors justement, certains avocats qui ne font pas toujours ça, lorsqu’ils font ça, on se dit, bon ben il n’y a rien dans le dossier. C’est-à-dire que selon les stratégies qu’on a pu identifier de chacun des avocats, quand il y en a un par exemple qui, au lieu de parler du cas, se met à parler de la situation générale dans le pays, on se dit, bon ben celui-là il a euh… et d’ailleurs, c’est repris par les présidents souvent en disant « oh, vous avez vu Me machin euh… oui, ben de toutes façons, ça se voyait, il n’avait rien à dire sur ce dossier… » En général, je n’ai rien à ajouter quand on entend ça. Donc, on repère dans la stratégie des avocats où est leur conviction à eux.

 

MOI : On pourrait dire qu’ils sont assez transparents.

 

K-G : Pas tous, mais ceux qui sont vraiment des fidèles de la Commission oui. Et puis un avocat plus il en rajoute pour dire que c’est convaincant, moins il est convaincant. C’est un truc mais alors, c’est caricatural : (imitant les avocats) « Et ceci est d’autant plus vrai que … et… ». En réalité, ce qui marche le mieux, c’est les gens très sobres… qui ne cherchent pas justement à mettre des tartines pour dire : « il pourrait être … à ce titre là, mais il y a aussi ça et puis ça et puis ils sortent cinquante milles détails qui n’ont pas vraiment… »

 

MOI : Que pensez-vous du distinguo vrais/faux réfugiés ?

 

K-G : C’est à dire que moi, j’ai une position sur le fond qui est extrêmement souple, parce que donc je considère par exemple qu’il y a énormément de gens qui viennent pour retrouver l’unité de famille où je ne conteste rien, je dis oui, ça devrait être un droit, …même si en tant que tels ils ne sont pas persécutés ni quoi que ce soit.

Il y a énormément de cas où en fait je suis convaincue que le récit est faux, mais j’en suis absolument convaincue, mais je suis tout aussi convaincue que la personne a été persécutée. a m’arrive très souvent et c’est une grosse difficulté parce que …Les gens sont forcément coincés dans un discours… par exemple, j’ai eu le cas là, je vous donne un exemple : c’était une femme, je ne me souviens plus d’où elle venait, j’ai peur de dire une bêtise, un pays africain où elle revendiquait avoir eu une action politique avec son père etc…Tout ce qu’elle disait de son militantisme était vraiment fade, pas crédible, très stéréotypé, effectivement très stéréotypé. C’était une fille jeune et elle avait avec elle…, en même temps on sentait qu’elle avait une vraie difficulté, elle était en état de souffrance, ça c’était évident et elle avait un certificat médical effroyable qui attestait vraiment, par exemple, elle avait certainement été ligotée plusieurs jours car… elle avait des cicatrices, elle avait des cicatrices sur tout le corps, brûlures de cigarettes, et c’était vraiment impressionnant, donc moi j’étais absolument convaincue, je l’étais même avant d’avoir vu le certificat médical. Quand je la voyais euh … bon peut-être qu’elle était impressionnée etc, …mais elle tremblait énormément. Elle était sans avocat d’ailleurs. Et, pour moi, ça ne faisait pas un doute. Et je sais que après, je me suis vraiment débrouillée pour discuter avec l’assesseur OFPRA à un moment donné pour être sûre que …, discuter avec le rapporteur pour être sûre qu’on allait faire passer ce cas. C’était devenu pour moi une situation d’urgence. Alors parfois, bon, je sais pas moi, peut-être que l’histoire de cette femme c’était peut-être plus « mariage forcé » euh…j’en sais rien moi, mais c’était absolument clair. Donc, je peux dire : « je représente le HCR au titre de la Convention de Genève, mais en réalité euh… je sais pas, c’est vraiment le cas humain et d’ailleurs bon, contrairement à tout ce qui peut être dit en ce moment, je pense qu’il serait extrêmement important de penser réellement à l’asile humanitaire parce qu’il n’y a rien, y a rien pour ça, c’est le vacuum total et sous prétexte que l’humanitaire a été, pour différentes raisons finalement contesté, parce que l’humanitaire, c’est une notion floue d’une certaine manière. Tout le monde s’accorde à ce que justement il y ait des critères qui soient beaucoup plus précis et consistants que l’humanitaire, mais en même temps, si l’humanitaire n’existe pas, il y a aussi, je sais pas moi, 30 % des gens qui se présentent à qui on ne peut rien dire d’autre que ben : « retournez chez vous ». Faut savoir qu’ils ont des raisons qui sont tout aussi importantes…

 

MOI : Quid pour un dossier pour lequel la Commission sait que la personne obtiendra par exemple la nationalité ou, à tout le moins un droit de séjour, car elle est mariée ici ou a un enfant né sur le territoire ? N’est-ce pas une sorte d’asile humanitaire ? Que doit en faire la Commission ?

 

K-G : Je dirais que de ce point de vue là, la Commission est très très peu laxiste et c’est vrai que généralement les présidents sont bien contents quand ils savent que, de toutes les manières,  parce qu’un enfant est né en France, le conjoint est Français ou déjà réfugié statutaire, que la personne ne risque rien, ils rejettent avec d’autant plus de facilité que précisément ils sont sûrs qu’il n’y aura pas de retour au pays obligatoire par la suite.

Alors là, le problème de la cohérence, parce que ça arrangerait tout le monde quand même dans l’histoire, l’Administration française, …que ces gens là soient reconnus… n’est absolument pas pris en considération.

Ce n’est pas le rôle de la Commission. Bon, après, comme je vous dis, le problème c’est que les présidents sont tellement différents. Moi je vois, il y a des présidents,… il y a un président, bon, mais c’est vraiment une exception celui-là mais il est le premier à dire : « Bon, écoutez, vous êtes d’accord avec moi, ce réfugié ne rentre absolument pas dans le cadre de la Convention, on est bien d’accord, mais néanmoins, écoutez, on ne peut rien faire d’autre que le reconnaître, vous êtes quand même d’accord,… », donc des gens qui sont complètement francs avec qui on peut discuter. Il y a des gens qui se laissent … attendrir disons, quand ils sentent que les assesseurs sont plutôt favorables à l’annulation. Et puis il y a ceux qui sont là, bon, ça c’est quand même une majorité, qui considèrent que c’est pas leur rôle de régler les problèmes d’harmonisation des papiers français, c’est quand même la majorité. C’est la majorité, sachant qu’implicitement, même s’il n’y a pas forcément de recommandations qui sont faites en haut lieu dans ce sens-là, mais il y a une espèce d’intériorisation d’une forme de censure, de l’idée en tout cas qu’il ne faudrait quand même pas que la Commission de recours reconnaisse plus de gens que l’OFPRA, quoi. Alors, quel que soit le motif, bon, quand on annule une, deux personnes par séance c’est à peu près, quand il y en a 5, 6, ça commence à..

 

MOI : J’ai entendu qu’il y avait aussi l’esprit de la Convention qu’il fallait garder.

 

K-G : Alors après il y a aussi les rapporteurs qui très souvent s’opposent à la reconnaissance de personnes qui effectivement ne rentrent pas vraiment dans le cadre de la Convention parce qu’ils ne savent pas comment argumenter. Ca, c’est quelque chose qui nous est très souvent opposé maintenant. Nous avons des « oui, mais moi, comment je vais justifier ça ? ». C’est là où le problème de la sincérité…, il est très compliqué parce que précisément, on sait très bien qu’il y a des diagnostics qui doivent nécessairement être construits pour rentrer dans le cadre conventionnel. Mais je crois que ça, c’est le point de vue d’énormément d’avocats qui font rentrer des récits dans le cadre conventionnel en mettant du politique, alors que par ailleurs les gens ont toutes les raisons du monde, ont de vrais faits de persécution mais qui n’ont rien à voir avec le politique. Je pense précisément le cas africain, des gens qui sont pris en étau dans des histoires de familles, de clans, etc… pas reconnus comme politiques au sens moderne du terme, mais qui concrètement tuent des gens …

 

MOI : Oui, j’ai eu quelques cas difficiles car véritables persécutions par la mafia, mais pas reconnus comme rentrant dans le cadre conventionnel car l’agent persécuteur n’est pas l’Etat ou toléré par l’Etat.

 

K-G : Oui, alors les gens s’inventent des choses qui ne tiennent pas debout. Moi, j’ai eu comme ça récemment un cas de trois Ukrainiennes qui se disaient persécutées en relation avec des activités du père. En fait, elles avaient monté un dossier qui était pas mal du tout, enfin avec quand même des grosses erreurs, quand on connaît un peu la situation ukrainienne, il y avait vraiment des erreurs. Donc, sur le fond, je n’étais pas convaincue de leur cas, de ce qu’elles racontaient, de leur histoire finalement, parce qu’il y avait vraiment des incohérences, que j’avais vues surtout dans les papiers qu’elles nous ont, .. il y avait une traduction… Mais, néanmoins, j’ai trouvé que ces femmes avaient l’air vraiment de craindre quelque chose. Alors quoi ? J’en sais rien, peut-être des histoires de fric, euh...mais vraiment, elles étaient dans un état euh… et donc j’ai défendu leur cas, j’ai eu gain de cause, alors que j’étais quand même euh… j’étais seule et surtout je pense que j’étais la personne qui aurait pu opposer le plus d’arguments à leur annulation. Mais, j’étais convaincue, j’étais convaincue par leurs craintes et je n’ai pas cherché à savoir d’où elles venaient ces craintes, je savais que je ne le saurais pas. Et moi, en tous les cas, ma position, c’est d’essayer d’écouter la crainte, de dire : «  mais, cette personne qu’est-ce qu’elle dit dans ce qu’elle dit, au-delà de ce qu’elle dit ? » On voit très bien entre le mensonge et le mensonge, il y a des gens qui mentent et on sent que de toutes façons, ils sont tortillards et que …un argument plutôt qu’un autre etc … et puis on sent des gens pour qui c’est vraiment un enjeu vital, et ça euh… quand même souvent ça se sent. On peut se tromper, hein, on peut se tromper …  

La question qu’on peut se poser quand même, enfin que moi je me pose à chaque séance, c’est, finalement : « Et le droit dans tout ça ? ». Parce que effectivement, comme je vous le disais au début, le facteur humain est tellement décisif dans tous les cas de figure, à commencer par la formation elle-même, que,… bon il y a des gens par exemple qui sont très juridiques, on sera très juridiques, mais ils sont rares ceux-là. Tout le reste, c’est plutôt arriver à convaincre sur les périphéries, quoi, sur les faiblesse de chacun.

 

MOI : Quelle est votre formation ?

 

K-G : J’ai une formation d’historienne, mais j’ai fait ma thèse sur l’histoire des réfugiés russes et notamment sur l’élaboration de la première Convention, donc, en tous les cas, j’ai touché un peu au droit des réfugiés. Non, moi ce qui m’intéressait le plus dans ce travail de thèse, c’était justement de montrer le rôle des réfugiés en tant que tels et de toute l’histoire de ce partenariat avec Genève, qui est quand même aussi grand qu’inédit dans l’histoire des réfugiés et qu’on s’est vite empressé d’oublier d’ailleurs. Je suis toujours étonnée, à chaque fois que j’en parle de voir que peu de gens connaissent ça, peu de gens savent, alors que ça devrait, il me semble comme ça, d’évidence, que justement tous les gens qui travaillent sur les réfugiés ont quand même une espèce de fond historique, ils savent d’où on est parti et où on en est donc euh… Je suis toujours très étonnée de ça. Et très étonnée de voir que mêmes les gens qui eux le savent ne pensent pas à le rappeler. Parce que le problème c’est qu’on est tout le temps dans des actions de tutelle, les gens en eux-mêmes, ils n’ont pas de représentation, pas de …

 

Fin de l’entretien.

Annexe 3.

 

Séance du 16 novembre 2001                                                                            mce

Lecture du 7 décembre 2001

 

REPUBLIQUE FRANÇAISE

_______________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LA COMMISSION DES RECOURS DES REFUGIES

(sections réunies)

 

 

Vu le recours n° 368138, enregistré le 3 novembre 2000 au secrétariat de la Commission des recours des réfugiés, présenté par Mlle Marie SOUMAH demeurant chez Mme Kamara Ramatu 20, avenue Paul Valéry 95200 Sarcelles ; ledit recours tendant à ce que la Commission annule la décision du directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en date du 6 octobre 2000 refusant de lui reconnaître la qualité de réfugiée, par les moyens suivants :

 

après la mort de ses parents, elle a été élevée avec sa sœur en Sierra Leone par leur demi- sœur et s'est convertie au christianisme pendant cette période ; à la suite du décès accidentel de sa tutrice en décembre 1990, elle et sa sœur sont revenues en Guinée et ont été prises en charge par une tante de confession musulmane résidant à Conakry ; cette dernière les a soumises à des mauvais traitements et les a menacées de mort afin de les contraindre à abjurer leur religion ; en février 1998, toutes deux ont été conduites dans le village d'origine de leur famille où sa sœur a été excisée contre son gré ; cette dernière, refusant toujours de se convertir, est décédée à Conakry le 14 avril 1998 probablement à la suite d'un empoisonnement de sa tante ; elle a renoncé à porter plainte faute de preuves ; en février 1999, elle a été de nouveau envoyée dans son village d'origine où elle a été à son tour victime d'une excision forcée qui a été à l'origine de complications infectieuses ; de retour à Conakry, sa tante l'a de nouveau maltraitée parce qu'elle refusait toujours la religion musulmane ainsi qu'un mariage avec un Musulman ; sur les conseils d'une amie, couturière avec elle, elle est retournée en juillet 1999 dans son village où elle a consenti à épouser un Musulman dont elle est devenue la cinquième femme ; deux mois plus tard, elle a dérobé les économies de son époux et est retournée à Conakry ; après l'obtention d'un visa, elle a quitté son pays par les voies régulières en laissant sa fille, née en 1990 en Sierra Leone, à la garde de son amie ; s'estimant persécutée pour des motifs religieux, elle invoque également à son profit les stipulations de l'article 3 de la convention européenne des droits de I'homme et des libertés fondamentales ;

 

Vu la décision attaquée ;

 

Vu, enregistré comme ci-dessus le 6 décembre 2000 le dossier de la demande d'admission au statut de réfugié présentée par l'intéressé au directeur de l'O.F.P.R.A., communiqué par celui-ci sans observations ;

 

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

 

Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et le protocole de New York du 31 janvier 1967 relatif au statut des réfugiés ;

 

Vu la loi n° 52-983 du 25 juillet 1952 modifiée relative au droit d'asile ;

 

Vu le décret n° 53-377 du 2 mai 1953 modifié relatif à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et à la Commission des recours ;

 

Vu I'avis d'audience adressé au directeur de I'OFPRA après avoir entendu à la séance publique du 16 novembre 2001 Mme Le Bourhis, rapporteur de I'affaire, les observations de Maitre Malaisy de Mally, conseil de la requérante, et les explications de cette dernière ;

 

Après en avoir délibéré ;

 

Considérant qu’en vertu du paragraphe A, 2° de l’article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ;

 

Considérant que, pour demander la reconnaissance de la qualité de réfugiée, Mlle Marie SOUMAH, qui est de nationalité guinéenne, soutient que membre de 1'ethnie soussou, elle a, après la mort de ses parents, été élevée avec sa sœur en Sierra Leone par leur demi-sœur et qu'elle s'est convertie au christianisme pendant cette période ; qu’à la suite du décès accidentel de sa tutrice en décembre 1990, elle est revenue avec sa sœur en Guinée et a été prise en charge par une tante de confession musulmane résidant à Conakry ; que cette dernière les a soumises à des mauvais traitements et les a menacées de mort afin de les contraindre à abjurer leur religion ; qu'en février 1998, toutes deux ont été conduites dans le village d'origine de leur famille où sa sœur a été excisée contre son gré ; que cette dernière, refusant toujours de se convertir, est décédée à Conakry le 14 avril 1998, probablement à la suite d'un empoisonnement de sa tante ; qu'en février 1999, elle a été de nouveau envoyée dans son village d'origine où elle a été à son tour victime d'une excision forcée ; que de retour à Conakry, sa tante l’a de nouveau maltraitée parce qu'elle refusait toujours la religion musulmane ainsi qu'un mariage forcé avec un Musulman ; qu'elle s'est finalement résolue à retourner, en juillet 1999, dans son village où elle a consenti à épouser un Musulman ; que deux mois plus tard, elle a dérobé les économies de son époux et est retournée à Conakry ; qu'elle a par la suite quitté la Guinée en laissant sa fille, née en 1990 en Sierra Leone, à la garde d'une amie ; qu'elle ne peut retourner dans son pays sans crainte ; que sa situation doit être appréciée au regard des stipulations de ['article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de I'homme et des libertés fondamentales ;

 

Considérant, d'une part, qu'il résulte de l'instruction que Mlle SOUMAH a quitté son pays d'origine pour échapper à un conflit l'opposant à sa tante et à une partie de sa famille ; que ni les pièces du dossier ni les déclarations faites en séance publique ne permettent de tenir pour établi que le départ de l'intéressée aurait eu pour origine une crainte fondée de persécutions pour un motif religieux ; que par ailleurs, sa situation de femme excisée ne permet pas à elle seule, à supposer même qu'elle ait été soumise à cette pratique contre son gré, de regarder Mlle SOUMAH comme pouvant craindre avec raison d’être persécutée pour l'un des motifs énoncés par les dispositions de l’article 1er , A, 2 de la convention de Genève ;

 

Considérant, d'autre part, que les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peuvent être utilement invoquées à l’appui de conclusions tendant à la reconnaissance du statut de réfugié dont les conditions d'octroi sont déterminées par les seules stipulations de la convention de Genève ;

 

Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le recours ne peut être accueilli ;

 

DECIDE

 

article 1er - Le recours de Mlle Marie SOUMAH est rejeté.

 

article 2 - La présente décision sera notifiée à Mlle Marie SOUMAH et au directeur de I'OFPRA.

 

Dé1ibéré dans la séance du 16 novembre 2001 où siégeaient : M. Combarnous, président de section (h.) au Conseil d'Etat, Président, M. Faure, Conseiller d'Etat, M. Schmeltz, Conseiller d'Etat (h) ; M. Créach, Mme Teitgen-Colly, Mme Balleix-Banerjee, représentants du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés ; M. Lefeuvre, M. Lary de Latour, M. Gendreau, représentants du Conseil de l’O. F. P. R.A. ;

 

Lu en séance publique le 7 décembre 2001

 

Le Président: Michel Combarnous

 

Le secrétaire général de la Commission des recours des réfugiés: Ch. Huon

 

POUR EXPEDITION CONFORME : Ch. Huon

 

La présente décision est susceptible d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat qui, pour être recevable, doit être présenté par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation. Il doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Aucune autre voie de recours n'est ouverte contre les décisions de la Commission des recours des réfugiés devant d'autres juridictions.

 


Séance du 16 novembre 2001                                                                           mce

Lecture du 7 décembre 2001

 

REPUBLIQUE FRANÇAISE

_______________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LA COMMISSION DES RECOURS DES REFUGIES

(sections réunies)

 

 

Vu le recours n° 361050, enregistré le 4 juillet 2000 au secrétariat de la Commission des recours des réfugiés, présenté par M. Moussa SISSOKO demeurant CADA A.T.E 45, rue Smolet 06300 Nice ; ledit recours tendant à ce que la Commission annule la décision du directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en date du 30 mai 2000 refusant de lui reconnaître la qualité de réfugié, par les moyens suivants :

 

refusant, d'un commun accord avec son épouse, de soumettre sa fille née le 2 septembre 1999 à la pratique de 1'excision, il a été convoqué le 26 décembre 1999 par les autorités traditionnelles et religieuses de son village qui lui ont reproché son opposition aux coutumes et l'ont menacé de représailles ; le 15 janvier 2000, un groupe de villageois, qui avait vainement tenté de le convaincre de changer d'attitude, l’a violemment battu devant sa femme et ses enfants , le 5 février 2000, rétabli après quinze jours d'hospitalisation, il a déposé une plainte, qui est restée sans suite, au tribunal de Kayes à 1'encontre tant de ses agresseurs que des chefs traditionnels et religieux de son village ; à son retour, ayant appris qu'il était menacé de mort, il a quitté son village avec sa famille pour venir se réfugier en France ;

 

Vu la décision attaquée ;

 

Vu, enregistré comme ci-dessus le 20 juillet 2000 le dossier de la demande d'admission au statut de réfugié présentée par l'intéressé au directeur de l'O.F.P.R.A., communiqué par celui-ci sans observations ;

 

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

 

Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et le protocole de New York du 31 janvier 1967 relatif au statut des réfugiés ;

 

Vu la loi n° 52-983 du 25 juillet 1952 modifiée relative au droit d'asile ;

 

Vu le décret n° 53-377 du 2 mai 1953 modifié relatif A l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et à la Commission des recours ;

 

Vu l’avis d'audience adressé au directeur de I'OFPRA ;

 

Après avoir entendu à la séance publique du 16 novembre 2001 Mlle Berger, rapporteur de l'affaire, les observations de Maitre Weissman-Ponton, conseil du requérant, et les explications de ce dernier assisté de M. Tandia, interprète assermenté ;

 

Après en avoir délibéré ;

 

Considérant qu’en vertu du paragraphe A, 2° de l’article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ;

 

Considérant que les pièces du dossier et les déclarations faites en séance publique devant la Commission permettent de tenir pour établi que M. Moussa SISSOKO, qui est de nationalité malienne et d'origine khassongué, s'est marié en 1995 sous le régime de la monogamie et a refusé, d'un commun accord avec son épouse, de soumettre leur fille, née le 2 septembre 1999, à la pratique de 1'excision ; que de ce fait, il a été convoqué le 26 décembre 1999 par les autorités traditionnelles et religieuses de son village qui lui ont reproché son opposition aux coutumes et l'ont menacé de représailles s'il n'acceptait pas de faire exciser leur fille ; qu'il a porté plainte à deux reprises à la gendarmerie de Kayes qui, après avoir vainement transmis une convocation aux chefs coutumiers de son village, lui a fait savoir qu'elle n'entendait pas intervenir dans un conflit de cette nature ; que le 15 janvier 2000, il a été victime d'une agression de la part d'un groupe de villageois qui avait tenté de le convaincre de changer d'attitude et a subi des violences qui ont entraîné une hospitalisation de quinze jours à l’issue de laquelle il a déposé une plainte auprès du tribunal de Kayes à 1'encontre tant de ses agresseurs que des chefs traditionnels et religieux de son village ; qu'aucune suite n'a été donnée à cette plainte et qu'il a reçu de nouvelles menaces qui l'ont conduit à quitter son pays ; que, dans ces conditions, M. et Mme SISSOKO se trouvent exposés, en raison de leur refus de soumettre leur fille à la pratique de 1'excision, tant à des violences dirigées contre leurs personnes qu'au risque que leur enfant soit excisée contre leur volonté ; qu'ainsi M. SISSOKO, dont, comme il a été dit ci- dessus, les plaintes n'ont jamais donné lieu à des poursuites effectives à 1'encontre des responsables coutumiers qui le menaçaient lui-même et sa famille doit être regardé comme pouvant craindre avec raison, du fait de son appartenance à un groupe social au sens des stipulations de l’article 1er , A, 2 de la convention de Genève, des persécutions volontairement tolérées par les autorités publiques de son pays d'origine, en cas de retour dans ce pays ; que M. SISSOKO est dès lors fondé à se prévaloir de la qualité de réfugié ;

 

DECIDE

 

article 1er - La décision du directeur de I'OFPRA en date du 30 mai 2000 est annulée.

 

article 2 - La qualité de réfugié est reconnue à M. Moussa SISSOKO

 

article 3 - La présente décision sera notifiée à M. Moussa SISSOKO et au directeur de I'OFPRA.

 

Dé1ibéré dans la séance du 16 novembre 2001 où siégeaient : M. Combarnous, président de section (h.) au Conseil d'Etat, Président, M. Faure, Conseiller d'Etat, M. Poignant, Conseiller d'Etat (h) ; M. Créach, Mme Teitgen-Colly, Mme Klein-Goussef, représentants du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés ; M. Lefeuvre, M. Gendreau, M. Lary de Latour, représentants du Conseil de l’O. F. P. R.A. ;

 

Lu en séance publique le 7 décembre 2001

 

Le Président: Michel Combarnous

 

Le secrétaire général de la Commission des recours des réfugiés: Ch. Huon

 

POUR EXPEDITION CONFORME : Ch. Huon

 

La présente décision est susceptible d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat qui, pour être recevable, doit être présenté par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation. Il doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Aucune autre voie de recours n'est ouverte contre les décisions de la Commission des recours des réfugiés devant d'autres juridictions.

 

 

 

 

 

 


 

Séance du 16 novembre 2001                                                                            mce

Lecture du 7 décembre 2001

 

REPUBLIQUE FRANÇAISE

_______________

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS

LA COMMISSION DES RECOURS DES REFUGIES

(sections réunies)

 

 

Vu le recours n° 369776 et les mémoires, enregistrés les 27 novembre 2000 et 15 novembre 2001 au secrétariat de la Commission des recours des réfugiés, présentés par Mme --------------------demeurant Chez ----------- ; ledit recours et ledit mémoire tendant à ce que la Commission annule la décision du directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en date du 7 novembre 2000 refusant de lui reconnaître la qualité de réfugié, par les moyens suivants :

 

de nationalité somalienne et membre du clan Midgan, elle a subi à un très jeune âge la pratique de l'infibulation dont elle garde un très douloureux souvenir ; ayant pris conscience du caractère uniquement coutumier de cette pratique, elle a pris position contre ce qu'elle considère comme une mutilation du corps de la femme en décidant qu'elle n'y soumettrait pas ses filles, ce qui lui a valu d’être considérée comme "anormale" par son entourage ; en décembre 1998, sa belle-mère a profité de son absence momentanée pour faire pratiquer l'infibulation sur sa fille aînée, née en 1991 ; cette dernière est décédée peu de temps après des suites de cette pratique ; pour éviter le même sort promis par sa belle-mère à sa fille cadette née en 1994, elle a préféré prendre la fuite accompagnée de celle-ci ; elle ne peut rentrer sans crainte en Somalie où sa fille cadette ne manquera pas se subir une infibulation ; par ailleurs, son appartenance à la minorité Midgan lui fait craindre d’être persécutée en cas de retour dans son pays d'origine, sans pouvoir se réclamer de la protection d'une autorité publique ;

 

Vu la décision attaquée ;

 

Vu, enregistré comme ci-dessus le 6 décembre 2000 le dossier de la demande d'admission au statut de réfugié présentée par l'intéressée au directeur de l'O.F.P.R.A., communiqué par celui-ci sans observations ;

 

Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;

 

Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et le protocole de New York du 31 janvier 1967 relatif au statut des réfugiés ;

 

Vu la loi n° 52-983 du 25 juillet 1952 modifiée relative au droit d'asile ;

 

Vu le décret n° 53-377 du 2 mai 1953 modifié relatif A l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et à la Commission des recours ;

 

Vu l’avis d'audience adressé au directeur de I'OFPRA ;

 

Après avoir entendu à la séance publique du 16 novembre 2001, qui s’est tenue à huis clos, M. Lenoir, rapporteur de I'affaire, les observations de Me Paulhac, conseil de la requérante, et les explications de cette  dernière assisté de M. Herci, interprète assermenté ;

 

Après en avoir délibéré ;

 

Considérant qu’en vertu du paragraphe A, 2° de l’article 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui, craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ;

 

Considérant que les pièces du dossier et les déclarations faites en séance publique devant la Commission permettent de tenir pour établi que Mme --------------------, qui est de nationalité somalienne et déclare appartenir au clan Midgan, ayant été elle-même soumise dans son enfance à la pratique de 1'excision avec infibulation, entendait soustraire ses propres filles à cette coutume ; qu'après le décès de son mari, sa fille aînée, âgée de sept ans y a été soumise contre sa volonté et à son insu, par des membres de sa belle-famille ; que la fillette est décédée des suites de cette mutilation ; que Mme -------------------- a décidé de fuir son pays pour soustraire sa fille cadette, née en 1994 à cette même pratique ;

 

Considérant qu'il résulte de l'instruction que, dans les conditions qui prévalent actuellement en Somalie, les femmes qui refusent de soumettre leurs enfants à la pratique rituelle de l'infibulation sont exposées de ce fait tant à la mutilation forcée de leurs filles qu'à des persécutions pratiquées avec l'assentiment général de la population et de 1'ensemble des factions qui dominent la vie du pays sans pouvoir se réclamer de la protection d'une autorité publique légalement constituée ; que, dans les circonstances particulières de 1'espèce, compte tenu notamment de la situation de femme isolée de Mme -------------------- et des circonstances de ['excision et du décès de sa fille aînée, les craintes de persécutions au sens des dispositions précitées de la convention de Genève, exprimées par l'intéressée en cas de retour en Somalie doivent être regardées comme fondées ; que la requérante peut dès lors se prévaloir de la qualité de réfugiée ;

 

 

DECIDE

 

article 1er - La décision du directeur de I'OFPRA en date du 7 novembre 2000 est annulée.

 

article 2 - La qualité de réfugié est reconnue à Mme --------------------

 

article 3 - La présente décision sera notifiée à Mme -------------------- et au directeur de I'OFPRA.

 

Dé1ibéré dans la séance du 16 novembre 2001 où siégeaient : M. Combarnous, président de section (h.) au Conseil d'Etat, Président, M. Faure, Conseiller d'Etat, M. Motchane, Conseiller Maître (h.) à la Cour des Comptes ; M. Créach, Mme Teitgen-Colly, Mlle Thirode, représentants du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés ; M. Lefeuvre, M. Gendreau, M. Guihard, représentants du Conseil de l’O. F. P. R.A. ;

 

Lu en séance publique le 7 décembre 2001

 

Le Président: Michel Combarnous

 

Le secrétaire général de la Commission des recours des réfugiés: Ch. Huon

 

POUR EXPEDITION CONFORME : Ch. Huon

 

La présente décision est susceptible d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat qui, pour être recevable, doit être présenté par le ministère d’un avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation. Il doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Aucune autre voie de recours n'est ouverte contre les décisions de la Commission des recours des réfugiés devant d'autres juridictions.

 

 

 

 

 

 



[1] ROULAND définit le Réel comme « ce qui existe véritablement », le Sensible étant « ce qui peut être perçu par nos sens ». (25) On aura remarqué le rapport immédiat effectué par l’auteur entre réalité et vérité, ce qui ne va pas sans poser question. En effet, cela laisse entendre plusieurs modalités d’existence, au moins deux : une « pour de vrai », véritable et une autre « pour de faux ». Or, que signifie exister « pour de faux », hormis que c’est ce qui n’est pas le Réel ? Est-ce le Sensible ? Enfin, admet-on facilement que ce qui est perçu par nos sens n’existe pas véritablement ?

[2] Nous reviendrons (Cf. infra Partie I, chap. I, II/) sur la spécificité du droit des réfugiés. Notons dès à présent que le droit des étrangers englobe le droit des réfugiés en ce que celui-ci porte sur le contentieux du regroupement familial, de la nationalité, de la régularisation, etc. Mais ce dernier s’en distingue par les instances spécifiques qui fournissent le cadre de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié. Les avocats usent de ce vocable pour désigner leur spécialité, mais celui-ci n’est pas toujours reconnu. Ainsi, par exemple, il existe, en Belgique, au Barreau de Bruxelles, un classement des avocats par matière dans lequel apparaît le « droit des étrangers », pas au Barreau de Paris.

[3] Cette image, je la véhiculais aussi bien sûr à l’égard des avocats, je ne pouvais rêver cette position d’observateur extérieur. Mais, même si elle était tout aussi prégnante et forte de représentations, elle suscitait, cette fois, la confidence, étant donné l’esprit de corps qui joue encore en plein dans le « milieu des avocats » (Cf. Partie II ; ORDRE FRANÇAIS DES AVOCATS DU BARREAU DE BRUXELLES, 2002b).

[4] Une sorte d’hypothèse Sapir-Whorf (BONTE & IZARD : 797) dans laquelle on substituerait le droit au langage.

[5] « Car nous ne pensons pas forcément le monde tel qu’il est … » (ROULAND : 439)

[6] La classification dont il est question ici s’entend d’une classification exogène, même si elle est réappropriée dans un second temps par les « réfugiés » eux-mêmes. Cela s’explique par le choix de l’unité sociale de départ : les avocats. MERCIER nous donne un exemple de cette réappropriation par le réfugié dans le discours de Karafa qui nous explique pourquoi, étant d’origine gambienne, il a choisi la France comme pays d’immigration :

 

« -    (Karafa) : Donc, j’ai quitté chez moi, je viens, je viens en Allemagne, oh la la, c’était très dur là-bas. Parce que, comment j’ai trouvé les gens là-bas, qu’est-ce qu’ils ont fait là-bas, moi, ça m’intéresse pas, je veux pas faire.

-          Tu veux parler du trafic ?

-          Vendre la drogue, comme ça, là… beaucoup de trafic…moi je regarde comme ça… je veux pas le faire !

-          Hm hm, hm hm.

-          Donc j’ai fait le réfugié (c’est nous qui soulignons), il m’a rejeté, j’ai demandé encore une, il m’a rejeté, j’ai demandé encore une, il m’a rejeté… Jusqu’à il m’a attrapé pour m’envoyer en Afrique. J’ai fait deux mois en prison.

-          En Allemagne ?

-          Allemagne.

(…)

-          Donc, les gens.. il y avait un copain là-bas, lui il et marié là-bas, il m’a dit que toi maintenant qu’est-ce que tu vas faire ? Il faut sortir d’Allemagne, parce que tu fais tous les moyens, t’as pas la chance ici, il faut sortir. Tu peux aller en France…pour voir la chance aussi là-bas. J’ai dit oui, tu as raison. Donc, j’ai acheté le billet, le truc-là, le car.

-          Ah oui, tu m’avais dit que tu es venu en car. Mais tu avais un visa pour l’Allemagne ?

-          Non. Je suis rentré comme ça. Je viens du Danemark. Avant il n’y a pas besoin de visa entre Gambie et Copenhagen. Je suis parti là-bas, j’ai fait là-bas aussi… parce que je peux pas rester là-bas, il faut que je fasse quelque chose. J’ai demandé réfugié. » (15, 16). Voir aussi HENRY (60).

[7] Ni dedans, ni dehors, ils sont aux bords du monde où on les maintient dans des camps (AGIER ; POLITIQUE AFRICAINE ; NABESHIMA), dans des centres ouverts ou fermés (VANPAESCHEN), en rade dans des files d’attente devant les administrations (JAFE), … par peur, par incompréhension, par mépris parfois ou par haine…

[8] … et dépend, en grande partie, toujours, …

[9] Le récent sommet de Séville, sous la présidence espagnole de l’Union, avec son cortège de mesures policières et sécuritaires en est un bon exemple.

[10] A cet égard, les zones d’attente dans les aéroports où sont stoppés les demandeurs d’asile pour être, souvent, refoulés (VAN BUUREN), sont le meilleur exemple de non-lieux, de frontières modernes.

[11] Le mouvement est à ce point essentiel parmi les éléments constitutifs d’une « définition » du réfugié qu’il en est venu à désigner une catégorie de personnes sur cette seule base : les personnes déplacées internes (IDP, pour Internally Displaced Persons).  Cette distinction a été rendue nécessaire par le dépassement du modèle national-territorial. Le déplacement à l’intérieur d’un Etat est devenu constitutif d’un nouveau type de « réfugié » même si, comme on le verra, les IDP’s ne rentrent pas dans la définition que donne la Convention de Genève.

[12] « (…)  alors que tout pousse au multilatéralisme. » (SASSEN : 13).

[13] « Actuellement, on criminalise l’immigration en tant que telle, ce qu’on n’avait jamais connu auparavant. Dans d’autres pays aussi, sous la pression de l’Europe, émigrer est même devenu un délit » (PALIDDA)

[14] Les statistiques nous permettent toutefois de relativiser quand on sait que « (…) on estime que la planète compte entre 40 et 45 millions de réfugiés, demandeurs d’asile, personnes déplacées ou rapatriées… Or, les demandeurs d’asile et les réfugiés qui tentent leur chance en Europe occidentale représentent à peine 5 % de ce total. » (RIVIERE : 95). Quant à VAN BUUREN, elle fait très justement remarquer que la politique actuelle de l’UE « (…) revient à considérer que les flux actuels d’immigrés et de réfugiés sont structurels, permanents et de grande envergure. » (79)

[15] Remarquons que c’est aussi, par ironie sans doute, en termes de mouvement migratoire que l’on parle des expulsions qualifiées de « migrations forcées à rebours » (WA KABWE-SEGATTI : id.).

[16] Tentant (car la tentation est grande) de rester fidèle au principe de l’économie de l’argumentation, nous n’aborderons pas, dans ce travail, l’examen de l’acculturation, qu’il s’agisse d’une assimilation, comme certains le voudraient, d’une intégration, comme tous le souhaitent, ou d’autres formes de cohabitation naissant du contact entre différentes cultures. Ce thème est bien trop vaste pour être traité ici. Nous nous permettons néanmoins de montrer quel peut être le sentiment des migrants réfugiés face à la culture du pays d’accueil par les propos suivants : « Les membres d’un groupe ne comprennent pas le refus d’un étranger d’accepter le modèle de vie qu’ils considèrent comme unique et le meilleur car ils ne comprennent pas que l’étranger, en transaction, ne considère pas ce modèle comme un refuge, mais comme un labyrinthe où il a perdu tout sens de l’orientation. » (GIANTURCO G. & MACIOTI M.I. : 219, notre traduction). Dans l’argot des migrants « lingalo-phone », demandeur d’asile se dit d’ailleurs [ngunda], ce qui signifie : « jungle, perdition » (MAYOYO BITUMBA : 96).

[17] Nous verrons au point suivant qu’il ne suffit pas de fuir des persécutions pour bénéficier du statut prévu par la Convention de Genève.

[18] Au point II, nous reviendrons sur la procédure française et ses organes.

[19] Un autre effet pervers de cette vision dualiste est qu’elle tend à considérer la substance des « clandestins », comme s’ils existaient en soi, et ne prend aucun recul par rapport au fait que ce sont d’abord et avant tout les lois qui font les clandestins.

[20] On retrouve cette vision dans l’asile constitutionnel encore octroyé en France à l’heure actuelle, héritier de la Révolution et de son idéologie.

[21] Je dois aux professeurs ALLIOT et ROCHEGUDE d’avoir attiré mon attention sur ce point. Qu’ils en soient ici remerciés.

[22] Nous reviendrons sur ce point dans la deuxième partie, dans le cadre de ce que nous avons appelé l’assistance éducative des avocats.

[23] Cf. note 18.

[24] « (…) forme la plus sévère, qui se caractérise par une clitoridectomie complétée par l’avivement de l’intérieur des grandes lèvres qui sont ensuite rapprochées et cousues (…) la cicatrice est forcée ou coupée (…) pour le mariage ou d’autres circonstances. » (PORGES, cité par BISSOT & MERCIER : 35)

[25] Il s’agit des articles 2 à 34, sans modification, de la Convention ainsi que le précise l’article premier du Protocole, c’est à dire l’ensemble de la Convention, les derniers articles de cette dernière, les articles 35 à 46, portant sur les dispositions exécutoires et transitoires.

[26] RAPOPORT appelle les bénéficiaires de ces « nouveaux » statuts des « néo-réfugiés » (189), à côté desquels existent aussi « (des) personnes qui ne sont pas admises sur le territoire officiellement mais y restent tolérées de fait. » (BRACHET : 7). Ces dernières situations sont qualifiées d’asile au noir (Ibid.).

[27] Il arrive que la priorité s’inverse et qu’en conséquence, l’«esprit » passe à la trappe. Les mesures prises alors n’ont d’autre fondement que des angoisses, des craintes qui en sont elles-mêmes dépourvues. A propos de la reconnaissance de l’infibulation (Cf. supra, note 24) comme motif de persécution au sens de la Convention de Genève, on constatera l’ineptie de la remarque suivante : « Imaginez !, Il faudrait accepter alors toutes les femmes somaliennes ! » (Entretien de janvier 2002).

[28] Nous parlions tout à l’heure de non-lieux et de hors-lieux (Cf. supra et aussi note 7). Il est fait allusion ici aux zones dans lesquelles les étrangers désirant rentrer en France sont réputés ne pas se trouver sur le territoire national, c’est à dire, au premier chef, les aérogares et les ports maritimes (BRACHET : 9). Nous laissons tomber, pour ne pas surcharger le présent travail, les situations exceptionnelles telles les demandes aux ambassades.  

[29] En Belgique, l’Office des Etrangers (O.E.) est, lui, sous l’autorité du Ministre de l’Intérieur.

[30] 55 % en 1995 (ZAPPI).

[31] Inutile de dire que les problèmes de courrier constituent une bonne partie du contentieux des réfugiés.

[32] Ce « droit » des étrangers/réfugiés est, à l’instar de l’anthropologie juridique, peu enseigné en France.

[33] Le cas d’un demandeur tchétchène que nous avons assisté en tant qu’avocat en Belgique en fournira une bonne illustration. Ainsi lui furent posées des questions du style de celles-ci : « Pouvez-vous me dessiner le drapeau tchétchène et m’en définir la symbolique ? », « Comment dit-on en langue tchétchène ‘‘rivière’’, ‘‘montagne’’, ‘‘arbre’’ ? », « Pouvez-vous m’expliquer comment se déroule un mariage traditionnel coutumier ? ». Un tel questionnaire est établi par un centre de documentation. En Belgique, il s’agit du CEDOCA. Nous y reviendrons dans le corps du texte lorsqu’il sera question de la Commission des recours des réfugiés. Notons pour le moment que l’OFPRA possède son propre centre.

[34] « Environ un demandeur d’asile sur quatre seulement est accompagné d’un avocat. Bien sûr, les prestations des avocats sont variables selon qu’ils sont ou non familiarisés avec la procédure devant la Commission. » (VIANNA : 187).

[35] Nous ne traitons pas ici le cas particulier des DOM-TOM.

[36] La procédure belge est caractéristique à ce point de vue car elle distingue deux phases dans la procédure : la recevabilité de la demande et l’examen au fond. (CARLIER : 75-76) En France, la recevabilité d’une demande s’entend de la satisfaction à l’ensemble des conditions que la Convention de Genève met à la reconnaissance du statut. (CARLIER : 402-404 ; TIBERGHIEN, 1988)

[37] On retrouve le caractère profondément national mentionné au point précédent. L’explication donnée par les rédacteurs de ces dossiers est aussi que si la présentation historique commence à l’indépendance, c’est parce que la plupart des pays d’origine des demandeurs sont d’anciennes colonies. On pourra évidemment craindre que soit ainsi annihilé toute possibilité de compréhension d’une situation de conflit actuel, le sens des actes étant ainsi quasiment totalement évacué au profit du simple référent normatif fondant le jugement de ces actes. Cela contribue à stigmatiser des sociétés et leur culture lorsque des jugements qui deviennent des jugements de valeur se fondent sur un idéal qui nous est propre. Le cas du Rwanda est éclairant tant la situation est incompréhensible à débuter son étude à l’indépendance.

[38] Les fiches thématiques peuvent être élaborées en liaison avec les « sections réunies » qui sont destinées à faire le point sur une question de droit ou de fait. Cela a été le cas de l’excision dans certains pays d’Afrique, des Kurdes Yezidi en Géorgie, …

[39] De nombreux problèmes se posent néanmoins et notamment en raison de la dépendance budgétaire de la CRR à l’égard de l’OFPRA.

[40] Nous aurions tout aussi bien pu retenir la formule de VANDERLINDEN qui conçoit l’anthropologie juridique comme « science de la coutume » (47-59), cette dernière devant s’entendre « (…) au sens juridique du terme, donc du geste à connotation juridique (…) » (1996 : 61).  

[41] Concernant cette réduction de l’ethnocentrisme, remarquons que celui-ci existera probablement toujours, mais le fait d’en repousser chaque fois les limites un peu plus loin est ce à quoi doit œuvrer l’anthropologue. Il doit passer sa vie à en dénicher la moindre trace. (Nous hésitons, pour la métaphore, entre Tantale et les Danaïdes.) Un bon exemple de limites chaque fois plus loin repoussées nous est fourni par les travaux de EBERHARD, préconisant non plus une théorie interculturelle du Droit, mais une « (…) approche interculturelle du Droit au cours de laquelle on pourra en fin de compte parler d’autre chose que de Droit. » (2002 : 13).

[42] Nous nous attacherons, dans la deuxième partie, à trouver les logiques qui motivent un acteur en particulier, les avocats. Pour mener à bien une anthropologie du droit des réfugiés, il nous faudrait faire de même pour tous les acteurs ou catégories d’acteurs que nous identifierons dans le point II de ce chapitre pour ensuite réfléchir sur la conjonction de toutes ces logiques simultanément pour découvrir, en fin de compte, les règles du jeu (LE ROY, 1999).  Cela n’est pas envisageable dans le cadre du présent travail.

[43] Nous utilisons « barbare » pour désigner des termes qui nous sont étrangers et dont nous ne comprenons pas immédiatement le sens comme le faisaient les Grecs à propos des langues différentes de la leur. L’ironie veut qu’ici nous parlions justement de mots construits sur des racines grecques.

[44] …probablement aussi dans d’autres spécialités, mais de manière certainement moins marquante…

[45] …et souvent derrière des récits de récits, car bon nombre de requérants perdent la maîtrise de leur récit en cours de procédure, celui-ci étant récupéré par les instances elles-mêmes, par les avocats, mis sous forme écrite, bref altérés…

[46] « Généralement, un réfugié ne dira pas expressément qu’il ‘‘craint d’être persécuté’’ et même il n’emploiera pas le mot ‘‘persécution’’, mais, sans qu’il l’exprime ainsi, cette crainte transparaîtra souvent à travers tout son récit. De même, bien qu’un réfugié puisse avoir des opinions très arrêtées pour lesquelles il a eu à souffrir, il peut ne pas être capable, pour des raisons psychologiques, d’exposer son expérience vécue, sa situation, en termes politiques. » (HCR, 1992 : 14).

[47] Remarquons que ces récits ne consistent pas seulement en un message oral, ils peuvent s’inscrire sur le corps comme par exemple des blessures, des traces de coups, de tortures,… ou encore un marquage déterminant l’appartenance à un groupe ethnique ou autre, que l’on songe aux tatouages et aux piercings chez certains groupes sociaux,...

[48] Car nous nous cantonnons au droit des réfugiés, nous ne pouvons aborder ici la problématique des migrations internationales. Nous renvoyons, sur ce point, le lecteur aux excellents travaux de la sociologue SASSEN qui identifie parmi les acteurs majeurs de ces phénomènes qui, pour elles, ne sont pas autonomes, «  certaines sociétés multinationales (…) – les mesures d’austérité imposées par le Fonds monétaire international (…) – enfin, les accords de libre-échange (…) » (SASSEN : 11).

[49] On trouvera une analyse plus complète des rapports entretenus entre l’excision, pratique spécifiquement culturelle en ce qu’elle ne trouve son sens que dans une société donnée, à un moment donné, et qu’il serait abusif de généraliser, et le droit d’asile, cadre juridique propre au lieu d’où l’on est appelé à considérer une pratique exogène, dans BISSOT & MERCIER.  

[50] … étant entendu que « (l)es représentations, ou croyances et constructions symboliques (…) donnent leur sens aux actes et aux discours auxquels les associent ceux qui les accomplissent ou les prononcent, ainsi qu’aux entreprises de ceux qui les invoquent ou les critiquent. » (ROULAND : 150).

[51] Voir le prochain Bulletin de Liaison du Laboratoire d’Anthropologie Juridique de Paris sur ce thème. (A paraître).

[52] …bien souvent à tort… Voir, sur ce point BISSOT.

[53] Parmi ces valeurs, on retrouve notamment la sainte horreur du mensonge et l’exaltation de la sincérité, participant de cette transparence dont nous sommes de plus en plus persuadés qu’elle constitue le mythe au sens de PANIKKAR (EBERHARD, 2001 : 182-184) de notre société occidentale, à rapprocher de l’égalité dont parle DUMONT.

[54] EBERHARD, reprenant la métaphore d’ESTEVA et de SURYA PRAKASH pour l’appliquer à une approche interculturelle du Droit, nous indique ce que ce terme, univers, a de non dialogique ou dialogal, par opposition au plurivers (EBERHARD, 2001 : 185).

[55] Même si de tels avocats « véreux » existent, il est certain que, plutôt que le parangon, ils sont la honte de la profession.

[56] Cela pourrait correspondre à l’idée que se fait LE ROY d’une tactique, laquelle suppose « (…) la connaissance d’opportunités à saisir, un sens du jeu social au risque de la marginalisation ou de l’exclusion. » (1999 : 84) et est, en fait une question d’adaptation, comme une stratégie défensive. (Ibid.) Nous pouvons citer, à titre d’exemple de la réalisation de ce risque, un cas où un avocat, non spécialiste en droit des réfugiés et intervenant au titre de l’aide juridictionnelle, a été rappelé à l’ordre par la remarque suivante d’un président de section de la CRR : « Maître, vous savez, je l’espère, que vous êtes ici devant la Commission des recours des réfugiés ! ? », montrant par là que l’avocat en question n’avait pas connaissance des opportunités à saisir, qu’il « ne jouait pas le jeu ».

[57] Sur ce point et nous mettant en garde contre les risques d’une trop grande transparence que nous avons déjà dénoncée, ECHEGOYEN nous rappelle que : « (l)a question de la vérité doit demeurer une question judiciaire (…). Il importe de bien distinguer la vérité de la transparence car la promotion absurde et très « tendance » de cette dernière constitue une authentique menace pour les libertés (…). Quand nous serons tous transparents, de bon ou de mauvais gré, il suffira d’appuyer sur un bouton et de croiser des informations non pas pour instruire, mais pour détruire. On cachera au cachot ceux qui ne peuvent plus rien cacher. » (cité par ORDRE FRANÇAIS DES AVOCATS DU BARREAU DE BRUXELLES, 2002a).

[58] Terme que nous avons entendu la première fois dans la bouche d’un interprète.

[59] En général, plutôt moins que plus.

[60] … pour l’avocat…

[61] Si l’avocat ne connaît pas la langue parlée par son client, il travaillera avec un interprète. Outre le travail qui précède de plusieurs jours l’audience, certains interprètes de la Commission mettent leur office au service des avocats dans la salle réservée à ces derniers à la Commission.

[62] Certains avocats, maladroits, ne savent pas toujours bien faire comprendre à leurs clients ce qu’ils attendent d’eux. La phrase suivante montre bien l’importance de pénétrer l’univers mental, des représentations du client : « Je ne veux pas mentir si on me pose une question, je ne suis pas un menteur ni un criminel ; je n’ai rien fait de mal ! » (Propos recueillis dans un centre fermé en Belgique). On constate qu’une pression trop forte a été exercée sur les formes du récit du requérant, à un point tel qu’il aurait l’impression de mentir. Ce n’est pas ce que cherche l’avocat bien entendu, celui-ci ne demande qu’une chose, c’est que son client raconte son récit d’une certaine manière.

 

[63] Un officier de protection (Cf. supra) nous précisait d’ailleurs que « (s)ouvent, quand il y a un avocat en CRR, il y a annulation. Les faits sont présentés de manière plus européenne du point de vue de la chronologie, de la culture, … Cela pose des problèmes de crédibilité artificielle, on en arrive à des choses vraies, mais incompréhensibles. C’est un problème de culture, on projette notre culture. L’avocat sert à ça, à remettre en ordre culturel et à expliquer la procédure. » (Entretien du 11.04.2002)

[64] Selon l’auteur de cette formule, « (h)omeomorphism is not the same as analogy ; it represents a peculiar funcional equivalence discovered through a topological transformation. It is a kind  of existencial functional analogy ».

[65] Nous utilisons l’expression « croyance de vérité » car nous avons l’impression qu’elle reflète parfaitement, non seulement l’état d’esprit des acteurs de ce contentieux, mais aussi la réalité d’une certaine pratique. En effet, à la différence d’autres droits où la croyance est niée – on ne dit pas en droit civil ou en droit pénal : « je crois que vous avez raison et vous, tort », on l’affirme – ici,  la croyance est explicite, on parle de récit « crédible », « vraisemblable », on y croit, ou alors de récit dans lequel « (…) on n’aperçoit pas de motifs sérieux et avérés faisant croire à un risque de violation de la Convention de Genève (…) » (Formule utilisée dans les décisions de rejet émanant du Commissariat général aux réfugiés et apatrides belge). A l’inverse, dans un litige classique, le juge et le droit, grâce au principe de l’autorité de chose jugée (MASSON : 22), se soutiennent pour nier toute croyance.

Il s’agit d’une croyance en une vérité absolue. S’il y a donc une seule vérité, il peut y avoir une bonne façon de croire et une mauvaise. Cela réintroduit la possibilité d’un recours sans toucher à la cohérence de l’édifice. Ainsi, on dira dans son recours : « l’OFPRA a cru que … , mais il a mal cru car il n’avait pas connaissance de tous les éléments importants. En effet, l’OFPRA ne savait pas que, par exemple, le père du requérant a un passé politique et syndicaliste, et c’est la raison pour laquelle le requérant a reçu une éducation emprunte d’idées de gauche et révolutionnaires. En outre, son nom était connu, vu les antécédents familiaux. Il a donc des raisons de craindre d’être persécuté et peut, à ce titre, réclamer la protection de notre pays et se voir reconnaître le statut de réfugié. » (Exemple tiré d’une plaidoirie en audience devant la CRR en mai 2002).

[66] Par rapport au demandeur lui-même, ni l’avocat ni le juge ne cherche à se représenter la représentation qu’il pourrait avoir de lui-même comme réfugié. Cette problématique anthropologique que nous avons évoquée en première partie autour de la question de l’identité est absente devant la CRR où l’on reste au niveau de la seule représentation. C’est à dire que, pour le juge aussi bien que l’avocat, le demandeur est censé détenir la vérité sur son identité, il est censé savoir s’il est un vrai réfugié ou un fraudeur ; il n’y a donc pas confrontation de représentations de croyances, la croyance n’est, en principe, que d’un seul côté, celui du juge et des avocats.  On voit que s’amorce ici un rapprochement entre l’avocat et le juge alors qu’ils ont, au départ, été distingués, l’avocat se trouvant sous la figure emblématique du demandeur et le juge, sous celle de l’Etat.  

[67] Nous avons dit en première partie la part de responsabilité qu’avaient les médias dans une représentation en particulier de l’Afrique comme un continent « sauvage » et « barbare ». A cet égard, on peut se demander dans quelle mesure le renforcement de certains stéréotypes par les avocats en vue de faire reconnaître leur client comme victimes de ce monde violent et cruel ne dessert pas la cause des réfugiés dans le long terme. Rappelons-le, plus ce monde d’où viennent les réfugiés est présenté de façon négative, plus les réfugiés eux-mêmes deviennent suspects (AGIER).

[68] L’incident que nous allons ici relater montre quelle peut-être cette représentation. « La vérité juridique est enfin rétablie ! » s’est exclamé un avocat après avoir entendu le rapport du rapporteur qui va dans le sens d’une annulation de la décision de l’OFPRA. Ce rapport se basait sur un arrêt du Conseil d’Etat qui dit en substance que les motivations, politiques ou autres, ayant inspiré un acte du demandeur d’asile importent peu, pourvu que cet acte soit vu par les autorités comme une manifestation des opinions politiques du requérant. Dans sa plaidoirie, l’avocat a donc fustigé l’OFPRA, l’accusant de prendre des libertés par rapport au droit. « Vous n’aurez donc, Monsieur le Président, Madame et Monsieur les membres de la Commission, aucune hésitation à suivre l’avis de votre rapporteur. », termina l’avocat. « En effet, les motivations ne me regardent pas, le droit est ce qu’il est ! », répondit le Président. On voit donc ici comment l’avocat met en avant le droit comme système cohérent, une jurisprudence, une hiérarchie des normes en vue d’emporter la conviction de la formation de jugement. Il parle la même langue, la langue du droit.

[69] Nous avons pu identifier, au cours de séances à la CRR, des regards d’avocats qui « en disaient long » et différents comportements, certains s’apparentant à des emportements, … A ce propos, un rapporteur nous confiait que « (…) tel autre (avocat) a plus de 50 % des dossiers à la Commission. Quand il n’a pas de bons dossiers, il fait du bruit. Ca ne marche pas toujours. »

[70] … c’est à dire, au terme d’une fréquentation assidue de la CRR par l’avocat en question…

[71] Il s’agit surtout ici des présidents de section dont « (l)e comportement et la personnalité (…) peut influer sur le sort des requérants : certains sont très respectueux et prennent le temps de fournir des explications, ils affichent une solide volonté de comprendre la situation qui leur est exposée, alors que d’autres sont expéditifs, irrespectueux et donnent l’impression que la décision est déjà prise. » (VIANNA : 185-186)

[72] A cet égard, nous avons vu quelle incidence avait cette contradiction sur l’image des avocats, qui nous les faisait apparaître comme opaques, peu transparents,…

[73] De façon subsidiaire, le cas particulier a pour lui l’avantage de pouvoir, dans certains cas, « attendrir » un président de section de la CRR. (Entretien du 10.05.2002) Pour cette raison, les avocats veillent aussi à travailler l’image de leurs clients.  « Me A : Puis, je les prépare aux questions qu’on va leur poser, je leur dis de changer de coupe de cheveux, d’enlever la montre en or, de ne pas venir avec des baskets, d’enlever le chewing-gum, enfin, tu vois, ça c’est aussi du coaching. » (Entretien du 26.04.2002).

[74] Cette ignorance, feinte ou non, de totale soumission à un ordre normatif issu d’une cosmogonie où, comme des électrons, flottent des valeurs, est probablement la raison de notre aveuglement initial. Nous avons dit (Cf. supra, partie I) que l’avocat, à l’inverse des associations de défense des réfugiés en particulier et des étrangers en général, ne portait aucun jugement de valeur sur le cas qu’il était chargé de défendre devant la CRR. Or, nous voyons bien ici que la croyance qu’il va vouloir transmettre au juge est elle-même ancrée dans des valeurs, les valeurs fondatrices de son univers normatif dont l’instrument principal est la Convention de Genève. Le  fait que ce jugement de valeur est implicite, caché ou tu, de manière volontaire pour certains et moins volontaire pour d’autres, explique ce pourquoi, dans une première analyse, il ne nous était pas apparu.

[75] … au sens de PANIKKAR… (EBERHARD, 2001 : 183)

[76] Si l’on se analyse d’ailleurs l’étymologie du terme juridique, on voit qu’il est construit à partir d’une conjonction de deux termes latins signifiant l’un droit (ius, iuris) et l’autre dire (dicere) (ROBERT, 1993 : 1937). Le rapport existant entre l’un et l’autre ne peut plus nous échapper. Et la mise en forme juridique est celle qui est faite en vue de dire le droit.

[77] On remarquera combien ces termes sont proches par leur construction (Voir la note ci-dessus). En effet, véridique conjugue, lui aussi, un élément, vrai (verus) avec dire (dicere) et signifie : « qui dit la vérité » et « conforme à la vérité » (ROBERT, 1993 : 4033). Au sens de « véritablement dit », un autre terme, issu de la même conjonction entre vrai et dire, est celui de verdict qui nous rapproche encore plus du monde du droit, ou à proprement parler, du jugement.

[78] Par un mécanisme métonymique, le terme juridiction signifiant, si l’on suit la logique de sa construction, la diction du droit, le fait de le dire en est venu à désigner l’organe ayant le pouvoir de dire le droit ainsi que l’étendue de ce pouvoir. (ROBERT, 1973 ; 1993)

[79] Les régimes de vérité sont « (…) les procédures sociales, symboliques, institutionnalisées, ritualisées, par lesquelles la vérité est établie : les modes variés à travers lesquels le discours (considéré comme) vrai est produit, diffusé, utilisé dans et par une société. » (LECLERC : 216).

[80] Dans le même ordre d’idées, VEYNE parle de « (l)a pluralité de modalités de croyance (qui) est en réalité pluralité de critères de vérité(, laquelle) est fille de l’imagination. » (123). Il semble que l’on pourrait rapprocher ces conceptions de l’application faite par LE ROY de la pluralité de mondes au sens de Boltanski et Thévenot (1999 : 54-61).