Hugues BISSOT sous la direction du Professeur Camille KUYU
POUR
UNE ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE DU DROIT DES REFUGIES
Esquisse
et détail : les stratégies des avocats
ECOLE DOCTORALE DE DROIT COMPARE
DEA ETUDES
AFRICAINES
Option Anthropologie Juridique et
Politique
Université
PARIS I
PANTHEON-SORBONNE
ANNEE
2001-2002
Les réfugiés constituent,
nous le pensons, le défi du XXIème siècle.
Prenant une acuité particulière ces dernières années,
la gestion des « flux » de demandeurs dasile est
devenue le point focal de toutes les politiques des « pays
industrialisés », en particulier dans la nouvelle grande
Europe qui voit le jour. Chacun prétend détenir la solution
à ce qui est envisagé comme un
« problème » et les options retenues sont rarement
inspirées par des considérations anthropologiques ; les
principaux acteurs concernés nont que très peu de droits
et en tout cas pas celui à la parole. Cela laisse la porte grand ouverte
à toutes les conjectures mais aussi, le flou entretenu autour des
demandeurs dasile, qui sont-ils ?, doù
viennent-ils ?, et pourquoi ?, permet le développement de
toutes sortes de craintes et de fantasmes, variations sur le thème
de linvasion, du déferlement que nhésitent pas
à récupérer les politiques. Ils sont, pourrions-nous
dire, doublement victimes.
En même temps, ils sont la garantie
dun repère toujours présent qui nous permet de nous
définir en creux, par rapport à des valeurs prêchant
lhumanisme universel, nous pensons aux droits inaliénables et
imprescriptibles de lHomme. Ils sont nécessaires à la
définition de notre identité, nous sommes tout ce quils
ne sont pas et tout ce quils nont pas.
Nous avons découvert ces hommes et
femmes quittant tout ce quils avaient pour chercher refuge dans
« nos » pays de par lexercice dune profession,
celle davocat spécialisé en ce domaine. Les
incompréhensions que nous rencontrions face à cette
« altérité », mais aussi face à
des instances étatiques chargées dexaminer les récits
de demandeurs dasile en vue de leur octroyer, le cas échéant,
le statut international de réfugié au regard de la Convention
de Genève de 1951 tant prisé, sont à la base de notre
recherche.
Nous avons donc voulu, en tant
quanthropologue, nous pencher sur lHomme ou les hommes, cest
à dire lensemble des acteurs de ce que nous pourrions qualifier
de « fait social total », comme le voulait Marcel MAUSS
à légard du don. Dailleurs, dans le cas dune
personne cherchant un refuge contre la persécution, ne sagit-il
pas dune forme dérivée de
don ?
Nous avons fait appel à la
métaphore picturale pour séparer les deux parties de ce travail.
En effet, si nous avons intitulé notre première partie
« esquisse », cest en envisageant ce terme dans
sa première acception,
artistique, cest à
dire « (la) première
forme dun dessin (
) qui sert de guide à lartiste
quand il passe à lexécution de louvrage
définitif. » (ROBERT, 1973). On voit donc directement
que cest une ouverture que nous proposons, une ligne de conduite et
non une uvre finie. Nous passerons un certain temps à
présenter ce que nous considérons comme un terrain pour
lanthropologue, et à en extraire toutes les idées
reçues et préconçues, à regarder au-delà
des apparences. Ce terrain sest construit autour de la notion de
réfugié que nous tâcherons de définir avant de
voir quelle fut la position retenue par le « législateur
international ».
Nous ne pourrons faire léconomie
dun passage par le droit positif, en loccurrence français.
Nous avons choisi la France comme terrain denquête pour
différentes raisons pratiques parmi lesquelles la publicité
des audiences en Commission de recours des réfugiés nest
pas des moindres, nous permettant ainsi de nous rattacher à la
réalité sociale à chaque fois que nous avons perdu pied
dans des constructions théoriques trop
« complexes » et dobserver à loisir des
acteurs en situation.
Fort de ce principe que
« le Droit nest pas
tant ce quen disent les textes que ce quen font les
citoyens » (LE ROY, 1999 : 33), nous avons recensé
lensemble des acteurs du droit des réfugiés pour tenter
de découvrir dans leurs discours et pratiques les logiques sous-jacentes.
Nous commencions ainsi à formuler des hypothèses que nous
exposerons en fin de première
partie.
Cest encore des raisons pratiques
qui ont guidé notre choix dapprofondir les pratiques dun
acteur en particulier, lavocat. Ici aussi la métaphore artistique
sapplique. Dans cet ensemble dont les contours ont été
plus ou moins dessinés, il sest agi de considérer un
élément particulier et dans sa relation au tout. Il ne faut
donc pas entendre ce
« détail » comme une chose sans importance. Les
avocats et leurs stratégies en droit des réfugiés vont
donc constituer notre seconde partie.
Tout se tient cependant en ce que
lensemble des éléments définis en première
partie rentrent dans les représentations des avocats abordant cette
« problématique ». Nous comprendrons mieux que
les catégories conceptuelles leur permettant de faire une distinction
entre un vrai et un faux réfugié sont directement issues de
lunivers normatif dans lequel ils se coulent.
La question a donc été de
savoir comment ces derniers traitaient la question de la vérité
au cours de leurs entretiens avec des réfugiés, en écoutant
leurs récits de vie, mais aussi au moment de plaider devant les membres
de la Commission des recours des réfugiés. Il nous a semblé
déceler une contradiction entre leurs discours et leurs pratiques,
grâce à lidentification dun procédé,
dune stratégie que nous avons appelée
« construction du crédit » et que nous
définirons.
Lhypothèse que nous avions
formulée au départ de notre recherche et qui nous semblait
vraisemblable dune logique de conjonction guidant les avocats dans
le traitement de leurs dossiers de candidats réfugiés, était
donc à revoir au regard de cette contradiction et de cette pratique
de construction dun crédit devant les
« juges » de la Commission des recours des
réfugiés. Alors que le discours de lavocat quant à
la recherche de la vérité des dires de ses clients,
requérants dasile, fait partie de limpensable de la
profession, « obéit
à des prescriptions (
) de lordre du tabou, de
linterdit » (LE ROY, 1999 : 56), tabou qui répond
à une position dans un ordonnancement juridico-social, nous avons
posé quil disait sa vérité au juge de manière
dynamique par un message codé et uniquement compréhensible
pour qui en possède la clef. Cette clef doit être un commerce
soutenu entre le juge et lavocat dans le cadre dune commune
référence à la norme. On naura donc pas de
véritable dialogue à loccasion dune
plaidoirie.
Toutes les informations obtenues pour la
réalisation de ce travail lont été au cours de
cette année 2001-2002 à loccasion dune
fréquentation assidue de la Commission des recours des
réfugiés. Nous avons également assisté à
de nombreuses auditions de demandeurs dasile à lOffice
français de protection des réfugiés et apatrides. Nous
avons eu des entretiens avec des membres de la formation de jugement de la
Commission, et aussi avec les avocats spécialistes en cette matière
que nous avons le plus souvent croisés dans les couloirs de la Commission.
Nous en retranscrivons les principaux en annexe.
« Nutilisez pas lépigraphe car elle tue le mystère
de luvre ! » (ADLI, cité par PAMUK :
13)
« Les
esquisses ont communément un feu que le tableau na pas. Cest
le moment de la chaleur de lartiste
cest lâme
du peintre qui se répand librement sur la toile.» (DIDEROT,
cité par ROBERT : 620)
« (
) limportant, ajoutait-il, ce nest pas de
créer, mais de pouvoir dire quelque chose
dentièrement nouveau, à partir de chefs-duvre
merveilleux créés au cours des siècles par des milliers
de cerveaux, en les modifiant légèrement, et il affirmait à
nouveau quil avait toujours emprunté à dautres
les sujets de ses articles. » (PAMUK :
407)
« Ce jour-là, jai frôlé ton secret, mon ami.
Jai compris que la vérité nétait pas vraie,
que cétait une simple convention. » (KHOURY :
179)
« LE PERE
Mais puisque le mal est là tout entier ! Dans les
mots ! Nous avons tous en nous un monde de choses ; chacun
dentre nous un monde de choses qui lui est propre ! Et comment
pouvons-nous nous comprendre, monsieur, si je donne aux mots que je prononce
le sens et la valeur de ces choses telles quelles sont en moi ;
alors que celui qui les écoute les prend inévitablement dans
le sens et avec la valeur quils ont pour lui, le sens et la valeur
de ce monde quil a en lui ? On croit se comprendre ; on ne
se comprend
jamais ! » (PIRANDELLO : 58)
Baptême du feu, expérience
initiatique, experimentum crucis
(BONTE, IZARD : 471),
le terrain est ce qui, par hypothèse,
ou vocation, fait que lanthropologue est ce quil est, un homme
de ou plutôt du terrain. Cette assertion a cependant souvent été
comprise dans le sens dune préexistence du terrain, celui-ci
attendant, en quelque sorte, dêtre
« observé ». Or, il nen est rien. Au même
titre que lanthropologue est « créé »,
se définit par rapport à son objet de recherche, celui-ci
« crée », construit son terrain, en dessine les
contours de façon plus ou moins précise ou floue, lui apporte
un éclairage plus ou moins librement choisi. A ce titre, il existe
probablement autant de terrains que de sociétés, mais aussi
dethnologues-anthropologues (Ibid.).
Cela ne signifie pas pour autant que le
travail anthropologique soit une illusion, au sens où le terrain serait
le plus pur fruit dune subjectivité et ne correspondrait à
rien dans la réalité. Cest à ce moment que se
pose la question de ladéquation ou de la conformité de
la connaissance, du savoir au réel, en dautres termes, cest
aborder le problème de la vérité et de la difficile
transcription ou traduction du réel, du « vrai ».
A linverse de ce qui semble être
actuellement communément admis par le monde qui nous entoure, à
savoir que « (
) le
Réel séloigne toujours plus de ce qui peut être
saisi par lexpérience
directe. »[1]
(ROULAND : 30), lunivers des réfugiés, lui, paraît
plutôt amalgamer, ou en
tout cas rapprocher, le Réel et le Sensible. Cest sur base de
sa seule intime conviction quun juge distinguera le
« vrai » du « faux » réfugié
lorsquil se présentera devant lui pour que lui soit octroyé
un droit dasile.
Dans cette première partie, nous
traiterons donc, dans un premier temps, de lémergence dune
notion, de sa conceptualisation, de sa juridicisation ou mise en forme juridique
(BOURDIEU), de sa subversion, et des velléités de sa refondation,
il sagit de la notion de réfugié. Nous nous pencherons
sur sa pertinence au point de constituer, au-delà de son caractère
juridique formel, ou formal pour reprendre les termes de BOURDIEU (1986b :
43), un monde susceptible
dappréhension par
la discipline anthropologique. (chap.
I)
Ensuite, et cest un des objectifs
du travail de lanthropologue, nous prendrons nos distances par rapport
à cette notion en analysant son traitement par les acteurs. Nous
dégagerons ainsi les lignes de force et brosserons les grands traits
de cette composition. (chap. II)
Notre objectif est surtout de montrer le
cadre cognitif des représentations ainsi que le cadre procédural
et les ressources, cest à dire la toile de fond sur laquelle
évoluent ces acteurs afin de mieux comprendre les discours et pratiques
quils pourront développer en rapport avec elle.
Sur le plan
« universel », le droit des réfugiés est
aujourdhui régi par deux instruments juridiques
internationaux : la Convention des Nations Unies de 1951 relative au
statut des réfugiés, connue également sous la
dénomination de Convention de Genève, et le Protocole de 1967
relatif au même statut dont il constitue une extension de
lapplication dans le temps et dans lespace. (HCR, 1992 et 2000)
Ils sont cependant le fruit dune longue évolution et portent
la marque du temps qui a prévalu à leur adoption. Les
définitions de qui (et non ce que) est réfugié se sont
succédé et, pourrait-on dire, ne se ressemblent pas, inscrites
chacune dans un cadre spatio-temporel et même culturel spécifique.
Ce qui vient dêtre dit devrait
déjà suffire pour que lon se rende compte de ce que cette
notion a darbitraire et pour que lon se mette à
réfléchir à ce à quoi elle correspond dans la
réalité. Cela rend aussi envisageable une adaptation de la
Convention de Genève dès lors que pour beaucoup dentre
nous, nous vivons dans un autre temps, post-moderne (LE ROY, 1992 :
12), voire trans-moderne ou contemporain (LE ROY, 1999 : 12). Nous sommes
pourtant très loin, comme nous le verrons, dun tel questionnement,
faute du recul suffisant.
Si, à lheure actuelle, les
« réfugiés » constituent un
« problème », paraissent être une question
« irrésoluble »,
tout le monde semble néanmoins savoir de qui on parle, chacun a son
idée plus ou moins claire de qui est réfugié, et surtout
qui ne lest pas.
La première étape va logiquement
être celle des définitions. Nous pourrons constater le mouvement
de balancier au niveau de la notion même de
« réfugié » entre la logique du national
et de linternational et vice-versa, mouvement duquel nous pourrions
dire, si nous étions ironique, quil sapparente à
celui que subissent les réfugiés eux-mêmes, ballottés
dun territoire à un autre, enjambant toutes les frontières,
et pas seulement au sens territorial du terme.
(I)
Ensuite, car lanthropologie est un
éclairage du global par le local (KILANI : 33), il nous faudra
définir ce lieu spécifique, en expliquer les structures et
rendre compte de ses particularités. Il sagit de la procédure
de reconnaissance du statut de réfugié en France.
(II) A titre subsidiaire, nous en
profitons pour signaler ici que, le cas échéant, nous mentionnerons
en quoi la France se distingue de la Belgique, dont la procédure de
reconnaissance nous est familière.
Lorsquon se plonge dans le dictionnaire
Robert (1973) au V° Réfugié, on y trouve la définition
suivante :
« Se dit dune personne qui a dû fuir le lieu quelle
habitait afin déchapper à un danger (guerre,
persécutions politiques ou religieuses, etc.) (
) V.
aussi Emigré, expatrié.
»
Un lien direct est ainsi tissé avec
limmigration dont on peut se demander, a priori, si cest pour
les rapprocher ou les opposer, disons, distinguer ces termes. Mal nous prendra
de vouloir nous en enquérir. En effet, un(e) émigré(e)
est :
« (Une) personne qui se réfugia hors de France sous la
Révolution. Par anal. Personne qui sest expatriée
pour des raisons politiques »
Et un(e) expatrié(e)
est :
« (Quelquun) qui a quitté sa patrie ou qui en a
été chassé »
Le dictionnaire nest évidemment
pas une uvre anhistorique et est, comme la langue quil est
chargé de recueillir et dagencer dans un ordre convenu, le fruit
dune culture. Cest dire combien, dans notre esprit, la confusion
est grande. Cest voir aussi que ces termes sont frappés du sceau
de lHistoire. On ne pourra donc faire léconomie des
circonstances historiques présidant à lémergence
de la notion de réfugié. Cela nous permettra de montrer
quelle est indissolublement liée à la naissance et à
la consolidation de ce qui est aujourdhui le modèle de la
modernité : lEtat.
(B) Cette analyse à la fois
diachronique et synchronique (nous tenterons de dégager les
éléments constitutifs de la notion de
« réfugié ») mettra clairement en
évidence, même si elle est faite avant tout de confusions, la
représentation actuelle que peuvent en avoir les acteurs et, en
particulier, les avocats (Cf. Partie II).
Cest dailleurs à
loccasion du rassemblement de tous les Etats, les Nations-Unies, qua
été adoptée la Convention de 1951 relative au statut
des réfugiés, qui constitue une tentative
dappréhension de ce
« phénomène » par le droit, international.
Pour admirable quil soit, cet essai dagencement du monde nen
est pas moins le fruit dune idéologie universaliste, ou
universalisante, je ne sais, propre à une culture particulière,
celle des droits de lHomme. Probablement parfaitement intégrée
comme norme par les agents chargés de reconnaître le statut
de réfugié à des demandeurs dasile dans nos pays
occidentaux, elle reste une norme générale et impersonnelle
qui, par cette condition même, pose la question de sa validité
à lanthropologue du droit (ALLIOT, 2002).
Après avoir mis en évidence
les nombreux paradoxes et contradictions qui entourent la
« question » des réfugiés et son traitement,
cest à dire, après avoir
« observé » dun regard critique, le moment
sera venu dexaminer plus en détail cette Convention et de voir
quelle est lapplication qui en est recommandée.
(C)
Il ne sagira pas, vu lorientation
qui est la nôtre, dune uvre de juriste, encore moins de
juriste comparatiste
(TIBERGHIEN,
1988 ; CARLIER) mais, comme
nous lavons déjà dit, de décrire lunivers
des représentations, des discours et des pratiques des acteurs pour
une anthropologie juridique du droit des réfugiés.
Mais auparavant, aborder une notion aussi
vaste que floue implique, en tant quanthropologue, la mise en uvre
des conditions dune extériorité indispensable à
une telle approche. Cest par les quelques réflexions qui vont
suivre que nous voulons opérer ce décentrement indispensable
et présenter notre terrain. (KILANI : 28,34)
(A)
Comme nous lavons signalé,
il y a interaction entre lanthropologue et son terrain, cest
donc un acte décisoire de commencer par définir lun ou
lautre. Initier et justifier notre démarche au départ
dune confession semble toutefois le chemin le plus emprunté
dans notre discipline. (LE ROY, 1999 : 9)
Exerçant la profession davocat
dans ce domaine spécialisé quest le droit des
étrangers/droit des
réfugiés[2], cest un sentiment
dimpuissance qui nous a dabord saisi, laissant rapidement place
à de lincompréhension face au refus de comprendre une
situation du fait de son caractère impensable, refus opposé
par des juges et agents étatiques chargés de protéger
le territoire dune « invasion », pensions-nous.
Face, ou à côté, dune
perspective juridique : « Quest-ce quun
réfugié ? » (CARLIER), nous avons voulu
privilégier lhomme : « Qui est, ou qui sont,
le(s) réfugié(s) ? », une perspective
anthropologique. Ainsi sest présenté le terrain qui,
bien sûr, ne se limite pas à la personne du réfugié
lui-même, comme nous aurons loccasion de le montrer (Cf. infra,
chap.
II,
Partie I). Il inclut aussi toutes
ces personnes qui non seulement frustraient lavocat dune belle
victoire, mais encore le laissaient coi et inquiet. Tel était le
questionnement initial. Nous voulions savoir ce qui se cachait derrière
la norme et son usage, quelle réalité, quelle vérité.
Cela revenait à définir un
terrain en sappuyant sur la prise de distance comme principe
méthodologique universel (KILANI : 47). Et, dans cette occurrence,
comme le signale encore KILANI :
« [Cette distanciation] est dautant plus [nécessaire]
là où il existe un écart entre le dire
et le
faire, le
discours et la pratique. Cela est
particulièrement le cas de la société moderne, où
la société « officielle », qui fonctionne
de façon majoritaire sur le mode juridique et contractuel et sur la
base de structures formelles, ne coïncide pas souvent avec la
société « réelle »,
cest-à-dire avec les pratiques sociales, les conflits, les
réseaux de sociabilité tels que nous pouvons les vivre ou les
observer. » (47,48) Nous aurons loccasion de lobserver
(Cf. Partie II).
Partir de la société pour
arriver à la norme et la questionner, cest à dire renverser
la perspective communément adoptée par les juristes qui partent,
eux, en principe, de la norme (LE ROY, 1999 : 178 ; EBERHARD,
2000 : 58), cela revenait aussi à définir, au sens de
décrire (ROBERT, 1973),
« (
) comme objet dinvestigation (une) unité sociale
de faible ampleur à partir de (la)quelle (on) tente délaborer
une analyse de portée plus générale, appréhendant
dun certain point de vue la totalité de la société
où (cette) unité sinsère. » (AUGE,
cité par KILANI : 33).
Ces réfugiés qui arrivent
« chez nous », en Europe, en Occident, « dans
le monde industrialisé » (HCR, 2000 : 155-183),
créent les dynamiques dune expérience de
laltérité par la rencontre de deux mondes. Cest
dune véritable problématique danthropologie juridique
dont il sagit, de cet itinéraire
« dont les balises sont
laltérité, la complexité et
linterculturalité » (EBERHARD, 2002 : 1).
On pourrait dire, en faisant ainsi référence à cette
vision première et désormais dépassée, mais encore
tellement répandue et surtout tellement parlante pour le profane,
que lexotisme sest déplacé. Les demandeurs
dasile sont en effet, pour la plupart, issus de régions fournissant
traditionnellement le lieu par excellence de lethnographie (Afrique,
Asie, Amérique latine,
) et, en outre, pour des raisons faisant
elles-mêmes partie du rapport à laltérité :
problèmes ethniques, appartenance à un groupe social particulier,
Et ils viennent à la rencontre dun
univers occidental dominé par dautres logiques, parlons sans
ambages, dominé par la norme (ALLIOT, 1983). Ils viennent ainsi dans
notre monde propre, loin des guerres et de la violence et créent le
leur sous nos yeux, que nous ne voyons pas car en marge, sur les bords, dans
des non-lieux (AGIER).
Précisons ici que le temps est un
facteur primordial de toute observation. A cet égard, idéalement,
lanthropologie est probablement parmi les derniers
« métiers » du monde moderne pour qui le temps
est un atout, joue en sa faveur. Ceci pour dire que, question de temps, nous
avons délaissé un acteur pour un autre, les réfugiés
pour les avocats (Cf. Partie II). Face à un relativement bon accueil
de la part des avocats, je navais que suspicion et méfiance
de la part des demandeurs dasile, et la confiance ne sinstalle
que sur une certaine longueur. En outre, en ma qualité davocat,
je véhiculais une image difficilement dissimulable dans le
« milieu des réfugiés » et impossible à
déconstruire sur le court
terme[3]. Il est important
également de connaître les contingences qui ont orienté
le terrain dans un sens plutôt quun autre.
Partir de la société, cest
aussi refuser la compartimentation quelle nous propose (DUMONT, cité
par LE ROY, 1999 : 178), ou justement, questionner cette compartimentation,
son rapport à une certaine réalité. Et POUILLON nous
met en garde contre les risques de réification des résultats
de lactivité classificatoire quopèrent, entre autres,
la norme, mais aussi le langage :
« On ne classe pas parce quil y a des choses à classer ;
cest parce quon classe quon en
découvre. »
[4]
(122)
« Classer, en effet, consiste à opérer à la fois
des regroupements et des distinctions, autrement dit à introduire
des différences et des relations au sein dune totalité
confuse qui, autrement, resterait immaîtrisable parce que rien ny
serait discernable. » (112)
Partir de la société, cest
enfin chercher dans la totalité sociale la raison de la compartimentation,
cest « considérer
la société comme point de départ et
(d)horizon » (LE ROY, 1999 : Id.). Nous entendons
cette considération comme une application du
« vieux » principe durkheimien appliqué à
lanthropologie juridique : expliquer le social par du social.
Cest à dire que la société nest pas seulement
le principe explicatif, elle est encore lécran sur lequel on
projette nos conceptions et qui les réfléchit ou reflète,
le reflet étant une réflexion
atténuée.
Mais rechercher les raisons de notre
cloisonnement par la norme, cest, comme nous lavons dit, poser
la question de la vérité, dans son sens originel, cest
à dire la conformité au réel (ROBERT, 1993),
l« adéquation
entre le discours et la réalité, entre les mots et les
choses » (LECLERC : 206). Car en effet,
« (l)idée du
terrain anthropologique est indissociable du dévoilement
dune vérité, quil sagisse de la
vérité symbolique ou plus modestement de la vérité
du contexte de lobservation. »
(DAKHLIA).
La vérité est donc acquise,
elle est là, elle existe et est opératoire. Cela ne veut pas
dire quil faille rechercher les raisons dun tel cloisonnement
par la norme dans la norme comme le voudrait la théorie des systèmes
autopoïétiques (fermés, indépendants)
prônée par KELSEN pour le droit. Car la norme est indissociable
de la société et le Droit est à envisager «
(
) à la fois comme produit
social et producteur de socialité. » (LE ROY, 1999 :
179).
Il y a donc un travail dialectique. Toute classification
est à la fois réelle, ou matérielle (GODELIER), et
idéelle. Les « choses » peuvent donc être
classées de différentes
manières, selon les « mythes » (PANIKKAR, cité
par EBERHARD, 2001 : 183) qui sous-tendent notre pensée et
lorganisent en schèmes
conceptuels[5], en même
temps quelles doivent
« (
) senraciner
dans la réalité, correspondre à des écarts
objectifs ; autrement dit, le réel doit être lui-même
classable. » (POUILLON : 113).
Après nous avoir permis de questionner
la norme dans son abstraction, linversion de topique doit maintenant
nous amener à nous pencher sur le
« réfugié » proprement dit, dans sa
réalité « tangible » dabord et sa
« vérité » juridique ensuite. Cest
lobjet des deux points
suivants.[6]
En cinq points, nous allons ici tenter de
déterminer les principales caractéristiques de ce que
représente pour nous un réfugié.
1.
Si la notion moderne de
« réfugié » est indissociablement liée
à lémergence de lEtat, lidée dun
lieu de refuge et/ou dasile date au moins de lAntiquité.
Les cités grecques antiques offraient un « lieu
sacré », inviolable, à une personne venant dune
cité étrangère. En ce lieu, elle se trouvait en
sûreté ainsi que ses biens (ROBERT, 1993 : 277, 3139).
Il est donc indispensable davoir, au départ, pour
« créer » un réfugié, un
espace déterminé. Un
lieu et un hors-lieu.
Rappelons que létymologie de « sacré »
nous renvoie à lidée de
« séparation » et que lidée dasile
ou de refuge provient
« (
) dune valeur
religieuse désignant la sécurité garantie par certains
temples. » (Ibid.). La dérive actuelle nous conduit
même à avoir, à côté dun dedans et
dun dehors, relatifs en ce que le lieu dorigine et le lieu
daccueil peuvent être, tour à tour, dedans et dehors,
cela dépend du point du vue, nous avons, disions-nous, à
côté ou en marge, des
non-lieux
[7] (AGIER).
On comprend donc que cette conception na
pu que se renforcer avec la consolidation des frontières de ce
qui allait constituer les Etats
modernes, et même dun modèle particulier
dEtat moderne : lEtat-Nation. Celui-ci ne sest pas
contenté de tracer des frontières sur un territoire homogène
ou voulu tel, il a encore souhaité les faire correspondre avec un
peuple souverain, une nation, homogène toujours, et un gouvernement
le représentant (HOBSBAWM). Le droit dasile ou de refuge est
donc devenu une question nationale (NOIRIEL : 42). Le sort
réservé au demandeur dasile
dépendait[8] dune décision
souveraine de lEtat-Nation, comme dune faveur aléatoire.
La logique étant identique à
celle de la naturalisation dans ses modalités (DOUKOURE), il en est
découlé une assimilation entre étranger et demandeur
dasile. Et lon sait hélas trop bien aujourdhui comment
se construit une identité « nationale » par un
rejet de létranger.
« Tous les Etats sont aujourdhui
officiellement des nations, toute agitation politique est susceptible
de se diriger contre les étrangers que presque tous les Etats
harcèlent et tentent de contenir hors de leurs
frontières. » (HOBSBAWM : 301)
« Ils peuvent doivent
être accusés de toutes les incertitudes, de toutes les
désorientations, de tous les maux ressentis par tant de nous après
quarante ans des bouleversements les plus rapides et les plus profonds de
la vie humaine dans lhistoire connue. Et qui sont ces
ils ? A lévidence, et presque par définition,
ceux qui ne sont pas nous les étrangers qui, par
leur état même détrangers, sont des ennemis. Les
étrangers présents, les étrangers passés, même
les étrangers nés de lesprit comme en Pologne, où
lantisémitisme continue à expliquer les maux de la Pologne
alors que les Juifs en sont totalement absents. Si les étrangers et
leurs stratagèmes crapuleux nexistaient pas, il faudrait les
inventer. Mais, à la fin de notre millénaire, on a rarement
besoin de les inventer : ils sont universellement présents et
reconnaissables dans nos villages comme dangers publics et agents de pollution,
universellement présents au-delà de nos frontières et
de notre contrôle, doù ils nous haïssent et conspirent
contre nous. Dans les pays les plus malheureux ils sont, et ont toujours
été, nos voisins, mais notre co-existence même avec
eux sape maintenant la certitude exclusive dappartenir
à notre peuple, à
notre pays. »
(HOBSBAWM : 321)
La fin du modèle de lEtat-Nation,
puisque cest la thèse de HOBSBAWM, nest pas annonciatrice
de grands changements dans la considération vis-à-vis de
létranger et/ou du demandeur dasile. Ainsi le
régionalisme européen transforme lUnion en une forteresse
impénétrable[9] (VAN
BUUREN : 76 ; LOCHAK ; CHEMILLIER-GENDREAU, 2002a, STROOBANTS)
où, nous en avons bien peur, lidentité se construit sur
base dun rejet de lAutre, stigmatisé par une religion
en particulier, lIslam et la couleur de la peau !!!
Quant à la mondialisation, nous
lavons dit, les réfugiés ont été rejetés
du monde, dans des espaces que lon veut hors de toutes
frontières[10], car ils représentent
les impensables de la société globale.
« Il ny a plus de dedans
ni de dehors des sociétés, il y a une production mondiale de
rebuts. » (CHEMILLIER-GENDREAU, 2002b). Le paradoxe, ou
peut-être justement la conséquence, est que, du fait quils
se trouvent en dehors de tout espace national, ils sont devenus les citoyens
du monde par excellence (TURNER : 37).
2.
Le
deuxième élément constitutif identifié, après
un espace borné, est
le
mouvement.
Cest lui qui est à la base de la notion de refuge. Ce nest
que par métonymie que refuge en est venu à signifier le lieu
où lon se réfugie, le lieu où lon demande
lasile. Ce dernier terme signifiant la stabilité, la
sécurité est dailleurs devenu synonyme de
« séjour, retraite » (ROBERT, 1993 :
id.).[11]
Le rapport avec limmigration est à
son comble. Le réfugié est avant tout un migrant, se définit
comme quelquun
« (
) qui a dû
franchir les frontières de son territoire dorigine
(...) » (ASSEMBLEE PARLEMENTAIRE : 103). Nous reviendrons
plus tard sur les raisons de cette obligation. Le mouvement est initial et
nest pas nécessairement concomitant aux causes du départ
puisqu« (il) existe
également les réfugiés de
facto, qui sont des groupes de personnes
non reconnues en tant que réfugiés (par exemple les travailleurs
migrants, les étudiants, les étrangers, etc.), mais qui se
trouvent dans la même situation dès lors que pour des motifs
indépendants de leur volonté ils ne peuvent retourner dans
leur pays dorigine. La situation de réfugiés de
facto non reconnus est également
celle des déboutés. » (Id. :
106).
Comme toute migration, ce mouvement
nest pas sans susciter certaines craintes.
Il est, à ce titre,
linstrument idéal dune politique
unilatérale[12], comme le signale WA
KABWE-SEGATTI à propos du droit international des
réfugiés qui
« (
) semble avoir
été instrumentalisé afin de légitimer une approche
coercitive et hégémonique des mouvements de
population. » (76)
Sagissant
de certains étrangers, le déplacement initial est connoté
négativement et cest là que se situe le paradoxe par
rapport à un discours néolibéral qui en fait
lapologie, qui prône la mobilité dans léconomie,
un interventionnisme minimal de lEtat, etc. (VAN BUUREN : 80).
En fait, conjugué à lélément
précédent, le caractère national et homogène,
le mouvement cristallise toutes ces craintes, devient le point focal de toutes
les phobies. Limmigration devient une menace, pire, on la
criminalise[13]. Les termes disent bien
lampleur de ces mouvements, à tout le moins dans notre imaginaire.
Le demandeur devient
lenvahisseur[14], on tente de recenser
des flux, etc.
[15]
Cest
alors quon craint pour soi, son identité, sa culture et que
ces peurs, irraisonnées sil en est, sont, de la manière
la plus efficace, récupérées par certain(e)s politiques
exploitant ces « fantasmes de déferlement » (WITHOL DE WENDEN :
69). Rappelons le, notre objectif est dapprécier la toile de
fond, lensemble des représentations, qui fournit le cadre des
acteurs. Et les images de violence, de barbarie et dintolérance
assénées de manière récurrente par les médias
nous pénètrent au point que même un président
de la Commission des Recours des Réfugiés sest exprimé
en ces
termes :
« On peut être inquiet parce que peu
à peu lEurope voit se déverser chez elle une grande partie
de lAfrique et de lAsie. Tout de même, cest un peu
inquiétant (
), ils deviennent tellement nombreux quils
ne sassimilent plus. Cest ça qui explique les avatars
des dernières élections. (
) Il y a en France actuellement
autant de musulmans quaux Etats-Unis, alors que la France compte très
modestement soixante millions dhabitants et les Etats-Unis, quatre
ou cinq fois plus. Cest ça qui est dramatique. Quand je veux
faire peur à mes petites filles (
), moi, je leur dis :
Si on ne fait pas attention, dans 30 ans, vous porterez le tchador
(
). Alors on veut bien les recevoir, on est prêt à ouvrir
nos portes tant quil faudra, mais à condition que peu à
peu ils ne bouleversent pas entièrement notre culture, et nos
idées
»[16]
(Entretien du 10.05.2002).
Cette
inquiétude saccentue à lidée que le
réfugié ne vient jamais seul, il traîne derrière
lui un lourd capital de guerres, de massacres, de génocides, etc.
Cela nous permet darriver au troisième élément
qui permet de distinguer un réfugié : les forces à
la base de son mouvement, cest à dire les
causes.
3.
Migrant
volontaire, involontaire ou forcé, la typologie des
causes,
troisième élément dont on se sera rendu compte quil
est également constitutif de la notion de réfugié, est
bien plus complexe quon voudrait nous le faire croire.
Si
lon en croit les instances chargées dexaminer les demandes
dasile dans le monde occidental, il existe deux types de migrants :
ceux qui fuient des persécutions et ceux poussés par un motif
économique. Cest dune véritable dichotomie dont
il sagit où seuls les premiers seraient des réfugiés,
et
encore...[17]
La
qualification « économique » revient, à elle
seule, à disqualifier le réfugié. La rapidité
et laplomb de la réponse à notre question de savoir ce
que représentaient un réfugié et son contraire pour
le Secrétaire de la Commission des Recours des
Réfugiés[18] en sont la preuve :
« Ben, cest évident, un
réfugié, cest quelquun qui rentre dans les conditions
de la Convention de Genève alors quun demandeur dasile
dont la demande naboutit pas on appelle ça un
débouté
cest un immigrant économique ! » (Entretien
du 07.11.2001).
Cette
(dis)qualification est à la fois trop large et pas assez. En effet,
comme lindique le Guide des
procédures et critères à appliquer pour déterminer
le statut de réfugié,
« (lorsque) des mesures
économiques compromettent la survie économique dun groupe
particulier au sein de la population (
), les victimes de ces mesures
peuvent, compte tenu des circonstances, devenir des réfugiés
lorsquelles quittent le pays. » (HCR, 1992 :
17).
Et
des personnes qui fuient des persécutions, même lorsquil
ny a à leur départ aucune motivation économique,
peuvent se voir refuser le statut octroyé par la Convention de
Genève pour toutes sortes de « bonnes » raisons.
Il faut évidemment tempérer la raison économique
disqualificatrice. Celle-ci est, fort probablement, toujours présente,
quelle que soit la cause du départ, ce que manquent souvent de voir
les pays daccueil. Et il arrive que des
« réfugiés » ayant
« légitimement » le droit de se voir accorder
un statut mettent un point dhonneur à justifier leur demande
de protection par le fait quils ne viennent pas, en France par exemple,
pour grossir le rang des « assistés sociaux ».
Ils viennent donc « dabord » pour travailler !
Véritable dialogue de sourd entre le requérant du statut et
les autorités du pays daccueil dans lequel les termes utilisés
ne font quentretenir la plus grande confusion (TIBERGHIEN,
1995).
Aussi
le caractère forcé des causes est-il mis en avant, qui va parfois
jusquà faire considérer par certains que le
réfugié nest pas un migrant (AGIER : 47). Le
réfugié est forcé de partir en ce quil est victime
dune menace dun certain type et quil se trouve démuni
de tout recours. Cela permet ainsi dopérer une distinction dans
les flux qui portent désormais létiquette de
« mixtes ».
Laspect
pervers de cette vision dualiste du monde (des réfugiés) telle
quelle est relayée au niveau des politiques actuelles de lutte
contre limmigration clandestine est quelles
« (
) ont trop souvent
eu pour effet de rendre encore plus floue la distinction, déjà
problématique, entre réfugiés et migrants
économiques. » (HCR, 2000 : 9,183). Cela revient
à mettre en péril
« (
), en amalgamant réfugié et migrant illégal,
le droit dasile auquel les gouvernements européens avaient
généreusement souscrit après la seconde guerre
mondiale. » (VAN BUUREN :
78)[19]
Cherchant
probablement, à leur tour, à rendre plus nette la distinction
entre des migrants économiques et des réfugiés, les
médias dont nous parlions tout à lheure nont pas
nécessairement rendu service à ces derniers en nous les
présentant comme les victimes de ce monde barbare et étranger
(JAFE : 145). Cest ainsi quest née la peur de la
contamination dont nous voulons aujourdhui nous protéger en
reléguant ces populations dans des hors-lieux, ce qui est, de façon
de moins en moins déguisée, les mettre en quarantaine (AGIER).
A cet égard,
« (l)immigré africain est ainsi
un bouc émissaire parfait. Il est souvent le premier à être
associé à la barbarie et au crime. » (PEROUSE
DE MONTCLOS, 2002 : 24).
Le
plus triste est que plutôt que de tenter dagir sur ces causes,
dessayer de freiner la « production » des
réfugiés, les pays occidentaux se contentent de canaliser leur
diffusion par un blocage en amont à laide de mesures telles
des « (
) sanctions
infligées aux transporteurs, accords de réadmission avec les
pays environnants par où transitent les demandeurs dasile,
possibilité pour le ministre de lintérieur de refuser
laccès au territoire aux demandeurs dasile, provisoirement
maintenus dans des zones dattente, si leur demande paraît
manifestement infondée, obligation dêtre admis
au séjour avant de pouvoir déposer une demande à
lOfpra, ce qui donne aux préfectures la possibilité de
filtrer les demandes. » (LOCHAK : 56).
Mais
toute guerre ou catastrophe naturelle ou autre (POLITIQUE AFRICAINE) nest
pas « bonne », en ce sens quelle nimplique
pas automatiquement que les gens qui en sont les victimes soient pensés
en tant que réfugiés. Souvent parce que les conflits sont
ignorés, mais aussi parce quil existe de bonnes et de mauvaises
causes, car « (le)
réfugié se définit dabord par une situation de
fait : est réfugié celui qui a dû franchir les
frontières de son territoire dorigine parce quil y était
pourchassé ou menacé par le pouvoir en place. »
(ASSEMBLEE PARLEMENTAIRE : 103)
La « rhétorique des bonnes et mauvaises causes » (AGIER : 24) nous amène à voir largument idéologique au sens de DUMONT, à savoir, « (l)ensemble social des représentations ; ensemble des idées et valeurs communes dans une société ( ) » (304) qui se cache derrière ces discours et pratiques politico-médiatiques.
4.
Avant-dernier élément, une
idéologie spécifiquement
occidentale constitue le réfugié. Il est le fruit de la rencontre
de deux logiques, celle, comme nous lavons vu, de la construction de
lEtat-Nation (HOBSBAWM ; Cf. supra), mais aussi la logique des
droits de lHomme, au premier rang desquels la liberté
(NOIRIEL).
Ce nest que vers le
XVIIème siècle que lon assiste à une
inversion des critères de lasile légitime. Jadis,
prérogative religieuse, le pouvoir doctroyer le droit dasile
revient à lEtat dès ce moment et nest plus
destiné aux criminels de droit commun. Il vise à protéger
ceux qui sopposent au tyran et combattent pour la
liberté.[20] (NOIRIEL : 31)
Cest la période où, en Europe, lEtat approfondit
son emprise, sa légitimation aussi bien face à lEglise
quaux autres Etats.
Alors, accorder un droit dasile à
des réfugiés portant lépithète de politiques
qui leur est probablement à jamais associée revenait
à renforcer un type de gouvernement et plus tard, une vision du monde,
celle « (dune)
société basée sur une loi impersonnelle et un idéal
de la liberté contractuelle, (dun) Etat moderne pour lequel
des normes et des devoirs explicitement rationnels sont
requis. » (PANIKKAR : 33), la société des
droits de lHomme et de lindividu(alisme)
(DUMONT).
La Convention de Genève en est
lhéritière directe en ce que sa vision consacrée
du réfugié est celle dune époque où le
demandeur dasile correspondait
« (
) aux critères classiques du réfugié
politique : une personne du sexe masculin, dissident, intellectuel
ou poète, de préférence avec des cicatrices de tortures
bien visibles sur le corps, fuyant les terres ensanglantées du communisme
pour gagner le monde libre. » (VAN BUUREN :
79).
Dans la confrontation didéologies
que fut la guerre froide, les deux blocs se sont cependant entendus sur un
point : le fait que chacun avait intérêt au minimum de
circulation possible entre les antagonistes. Et notre société
libérale pouvait dautant plus se vanter davoir les bras
grand ouverts, dêtre disposée à accueillir
lensemble des victimes malheureuses de ce monde liberticide que constituait
le voisin soviétique, quelle savait pertinemment les contrôles
drastiques effectués par ce dernier vu les risques encourus pour son
idéologie, les réfugiés arrivant au compte-gouttes.
La belle hypocrisie ! Quant aux tiers pays (du Tiers-Monde, comme
lentendait BALANDIER (382), linventeur de ce concept maintenant
rentré dans lusage courant),
ils nétaient pas concernés, si ce nest
par blocs interposés.
Les réfugiés avaient donc
cette « (
) fonction
de légitimation des régimes occidentaux (ce qui) leur
conférait une valeur idéologique qui, à elle seule,
suffisait à rendre quasi-immédiate leur admission sur le territoire
de ces derniers. » (CREPEAU : 316) Ce
discours de générosité envers
le réfugié
« symbolique » contraste aujourdhui avec le sentiment
de méfiance, perplexité face à
des réfugiés quil
faut effectivement accueillir, marque dun passage du singulier virtuel
au réel
quantitatif.[21] Car cest de cette
période aussi que date lidée dun examen des dossiers
des demandeurs dasile de manière individuelle, au cas par
cas.
Avant den arriver au dernier
élément nous renseignant sur la personnalité
du « réfugié », une remarque. Si,
pendant un temps, la demande dasile entraînait automatiquement
ladhésion à lidéologie que nous avons
mentionnée (Cf. supra), elle ne doit pas intervenir dans la
détermination de qui est ou nest pas un réfugié,
ou alors seulement de manière secondaire, comme dans le cas dune
guerre par exemple au Sierra-Léone ou en Tchétchénie.
Le caractère politique du motif de persécution et ensuite de
départ reste cependant encore extrêmement prégnant dans
la mentalité de la
majorité[22], par opposition au
caractère économique, et démontre à suffisance
lancrage historique de la notion de réfugié. Sest
alors posée la question de savoir comment distinguer le
réfugié « politique » du « migrant
économique » sur base des récits des réfugiés
et déventuels stigmates.
5.
Nous en arrivons donc au dernier
élément, la
vérité-sincérité.
« Car, en matière
de droit dasile, la question-clé est bien de savoir si
lon se trouve en présence dun immigré
clandestin ou dun réfugié
authentique. » (VAN BUUREN : 76). Et cela,
on ne peut le savoir, en principe, quà la seule et unique condition que
le demandeur dasile soit sincère.
Nous parlons de
« principe » car cette exigence de sincérité
peut, de manière tout à
fait subjective, ne pas être prise en compte par les personnes
chargées doctroyer le statut de réfugié lorsque
celles-ci sont « convaincues » que le requérant
a, quoi quil dise, subi des persécutions et quil peut
éprouver des craintes en cas de retour. Toutefois, cette attitude
repose sur une certaine objectivité en ce que ce comportement, de
la part des « instances dasile », se fonde la plupart
du temps sur des stigmates de tortures et autres mauvais traitements
étayés par des certificats médicaux.
A ce propos, écoutons une
représentante du Haut Commissariat aux Réfugiés, membre
dune formation de jugement à la Commission de Recours des
Réfugiés[23] :
« Il y a énormément de cas où, en fait, je suis
convaincue que le récit est faux, mais jen suis absolument
convaincue. Mais je suis tout aussi convaincue que la personne a été
persécutée. Ca marrive très souvent et cest
une grosse difficulté parce que
Les gens sont forcément
coincés dans un discours
Par exemple, jai eu le cas
là,
je vous donne un exemple : cétait une
femme, je ne me souviens plus doù elle venait, jai peur
de dire une bêtise, un pays africain où elle revendiquait avoir
eu une action politique avec son père etc.
Tout ce quelle
disait de son militantisme était vraiment fade, pas crédible,
très stéréotypé, effectivement très
stéréotypé. Cétait une fille jeune et elle
avait avec elle
, en même temps on sentait quelle avait
une vraie difficulté, elle était en état de souffrance,
ça cétait évident. Et elle avait un certificat
médical effroyable qui attestait vraiment
, par exemple,
elle avait certainement été ligotée plusieurs jours
car
elle avait des cicatrices. Elle avait des cicatrices sur tout le
corps, brûlures de cigarettes, et cétait vraiment
impressionnant. Donc moi jétais absolument convaincue, je
létais même avant davoir vu le certificat médical.
Quand je la voyais euh
bon peut-être quelle était
impressionnée etc.,
mais elle tremblait énormément.
Elle était sans avocat dailleurs. Et, pour moi, ça ne
faisait pas un doute. Et je sais que, après, je me suis vraiment
débrouillée pour discuter avec lassesseur OFPRA à
un moment donné pour être sûre que
discuter avec
le rapporteur pour être sûre quon allait faire passer ce
cas. Cétait devenu pour moi une situation durgence. Alors
parfois, bon, je sais pas moi, peut-être que lhistoire de cette
femme cétait peut-être plus mariage forcé
euh
jen sais rien moi, mais cétait absolument
clair. » (Entretien du
02.04.2002)
Mais revenons à la question de la
sincérité. Elle est, dans notre culture, indissociable de
lidée de vérité, elle se confond même avec
elle et avec « (
)
labsence de fraude ou de duplicité dans les relations
personnelles. » (MEHL, cité par VEYNE : 149) et
constitue, comme le fait remarquer R. MEHL, un héritage de la pensée
judéo-chrétienne (Id.). A condition donc quil soit
sincère, quil dise la vérité, et quil rentre
dans les conditions mises par une norme à la reconnaissance de la
qualité de « réfugié », le
candidat requérant sera considéré comme un
vrai réfugié. Dans le cas inverse, il sera taxé
de faux réfugié
(CREPEAU : 407).
Avant de nous pencher sur la norme proprement
dite, voyons ce à quoi nous conduit cette dichotomie dans la vision
que nous avons du monde des réfugiés. Nous allons voir que
notre façon de penser le monde a des répercussions non seulement
sur notre manière de traiter les demandeurs dasile, mais encore
sur la manière dont se pensent ces derniers, par limage que
nous leur renvoyons deux-mêmes.
Dès
le XIXème siècle, la question des
« fraudeurs » se pose avec loctroi de secours aux
réfugiés. Il sagit, alors, de ne pas les confondre avec
« (
) des vagabonds,
des repris de justice ou de simples malheureux venant usurper des
secours. » (NOIRIEL : 69). Depuis lors, une image de
fausseté, dhypocrisie colle à la peau de toute personne
venant réclamer une protection, un refuge contre la persécution.
Cen est même devenu une obsession avec
« (les) politiques
décourageant limmigration clandestine dans les pays
industrialisés (qui) ont eu dailleurs pour conséquence
de désigner les réfugiés comme des populations tentant
de contourner la loi. » (HCR, 2000 :
9,183).
« On a dabord renforcé les contrôles aux
frontières en multipliant les conditions à remplir pour entrer
sur le territoire, au détriment de la liberté et au risque
de compromettre lexercice du droit dasile. (
)
Parallèlement, on sest efforcé de colmater toutes les
brèches par où les flux pourraient encore
pénétrer : doù les entraves mises à
lentrée et au séjour en France de la famille, des
étudiants, des demandeurs dasile, des simples visiteurs, des
conjoints de Français, soupçonnés dêtre
de faux étudiants, de faux réfugiés, de faux touristes,
des conjoints de complaisance. Lobsession du verrouillage sest
accompagnée de lobsession de la fraude et, parallèlement,
de lobsession de la clandestinité. (
) Ce ne sont
pas seulement les étrangers qui sont lésés dans leurs
droits fondamentaux, mais lensemble de la population qui est menacée,
et la dérive constatée finit par saper les fondements mêmes
de la démocratie. » ( LOCHAK : 54)
« (Ces politiques) ont conduit à
jeter lopprobre sur les réfugiés, en les assimilant à
des hors-la-loi. » (HCR, 2000 : 183). Cela na
évidemment pas manqué de créer une assimilation entre
demandeur dasile et clandestin, immigré, pauvre, marginal.
(GIANTURCO G. & MACIOTI M.I. : 214) au point que les réfugiés
lont ressenti comme une humiliation. De fait,
« (
) les migrants de retour au pays se montrent
généralement très peu loquaces au sujet de leurs
déboires et humiliations en Europe. Ensuite, il se trouve que demander
lasile était et est encore ressenti comme une honte par les
migrants zaïrois. Depuis 90, lavenir du pays étant
bouché, le réalisme lemporte sur lorgueil et les
Zaïrois hésitent de moins en moins à demander
lasile. » (MAYOYO BITUMBA : 95)
Nous
verrons, dans la deuxième partie, comment cette même image
accompagne notre vision du rôle des avocats spécialisés
en droit des réfugiés et ayant lhabitude de les
défendre en Commission des Recours des Réfugiés.
Quant à la responsabilité
qua cette image dans notre manière de traiter les
réfugiés, remarquons que la tentative de fraude,
déjouée bien sûr, disqualifie automatiquement le
réfugié quand bien même ses craintes subsisteraient.
Un exemple auquel il nous a été donné dassister
sera, nous lespérons, un peu plus parlant. Il sagissait
dun cas dans lequel une femme de nationalité somalienne invoquait
lexcision de sa fille comme motif de persécution au sens de
la Convention de Genève. Des doutes subsistaient toutefois quant
à sa nationalité et elle était suspectée
dêtre une ressortissante de Djibouti.
Les pratiques dexcision
(infibulation[24]) sont identiques dans
cette aire culturelle quest laire
somali, et, par conséquent, les craintes. Toutefois, peu
de femmes invoquant ce motif et, comparativement, le nombre de
réfugiés somaliens reconnus dépassant de loin ceux
originaires de Djibouti vu la situation « objective »
catastrophique de ce premier pays, bon nombre de Djiboutiennes se sont fait
passer pour somaliennes, pensant ainsi obtenir plus facilement le statut
tant convoité.
Après une audience à la Commission
de Recours des Réfugiés à huis-clos
« terrifiante », pour reprendre le terme utilisé
par lavocate qui défendait cette femme, au cours de laquelle
les membres de la formation de jugement se sont enquis de vérifier
son origine exacte, il sest avéré quelle venait
bien de Somalie et a obtenu le statut de réfugié. Il eut suffi
que les membres de la Commission saperçoivent dune tromperie
sur la véritable nationalité de lintéressée
pour quelle soit déboutée, alors même que les craintes
nétaient en rien modifiées et quelles rentraient
parfaitement dans les conditions données par la Convention de
Genève.
Vu lobsession de la fraude et
limportance de lenjeu politique, les discours officiels restreignent
le champ des explications possibles en ce qui concerne laccroissement,
« si caractéristique » de ces dernières
années, du nombre de demandeurs dasile. Nous souhaitons attirer
lattention sur une alternative à limposture. Elle a
lénorme avantage de reprendre les mêmes termes, de parler
la même langue que lhypothèse quelle démonte.
Elle apparaît comme une évidence dans sa simplicité mais
nest cependant jamais évoquée par les autorités
qui senivrent de statistiques fallacieuses. Cest celle que nous
donne RAPOPORT :
« Il est vrai que la fermeture des frontières pousse des
réfugiés qui, avant 1974, seraient rentrés en France
comme immigrants économiques, à déposer désormais
des demandes dasile fondées. »
(183).
En dautres termes, il y aurait eu parmi les « migrants économiques », avant le durcissement des politiques européennes sur limmigration, de faux migrants, lesquels nétaient autre que des vrais réfugiés. Craignant « avec raison » dêtre persécutées dans leur pays dorigine, et, très vraisemblablement, ne connaissant pas la Convention de 1951 relative au statut des réfugiés, ces personnes pouvaient facilement obtenir un visa ainsi quun permis de travail dans un pays daccueil où elles devenaient de facto protégées.
On aura compris lambiguïté
du projet qui nous anime : en même temps dénoncer
lassimilation fallacieuse dans limaginaire de nos
sociétés entre réfugié et immigrant économique
dans le but daméliorer la situation des réfugiés
et fruit de la croyance dans le bien fondé dun certain idéal
des droits de lHomme, mais aussi dénoncer la distinction
« vrai/faux » réfugié, ou du moins prendre
du recul par rapport à elle.
Il
semblerait donc quon puisse définir la substance du
« réfugié » sur base de quelques
éléments constitutifs : un espace borné par des
frontières précises et fixes, dans la mesure du possible, un
mouvement, des causes expliquant ce passage de la fixité à
la mobilité et une idéologie. Le tout sous lidée
de vérité-sincérité. Voyons maintenant comment
ces éléments ont été repris dans une
catégorisation juridique, celle opérée par une norme
encore plus générale et impersonnelle quelle fait partie
de larsenal du droit international, il sagit de la Convention
de Genève de 1951.
Nous
commencerons par la définition du réfugié que nous donne
larticle premier, A, 2), de la Convention de 1951 relative au statut
des réfugiés. Un réfugié est toute
personne
« (qui), par suite
dévénements survenus avant le 1er janvier
1951 et craignant avec raison dêtre persécutée
du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance
à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve
hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait
de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ;
ou qui, si elle na pas de nationalité et se trouve hors du pays
dans lequel elle avait sa résidence habituelle à la suite de
tels événements, ne peut ou, en raison de ladite crainte, ne
veut y retourner. » (HCR,
1992 : 62)
Avec le Protocole de 1967 relatif au statut des réfugiés,
la date limite du 1er janvier 1951 sera supprimée pour
que, désormais, les
dispositions[25] de la Convention
sappliquent, quelle que soit la date à laquelle les
événements servant de base à la demande de reconnaissance
du statut se sont produits. Le Protocole constitue cependant un instrument
indépendant en ce que les Etats peuvent le ratifier sans pour autant
être partie à la Convention. Le Protocole ne contient aucune
possibilité de restriction géographique comme cétait
le cas de la Convention dans son article premier, B. (HCR, 2000 :
53).
Cette définition a donc une portée internationale
illimitée et lon voit ce quelle doit à lancien
droit dasile dont le droit moderne des réfugiés est
directement issu. Mais, il ne faut pas sy tromper. Les Etats sont loin
davoir perdu toute prérogative en la matière. Au contraire
et à commencer par ceci que le statut des réfugiés est
une reconnaissance avec effet déclaratoire dont la charge appartient
aux autorités désignées à cet effet par les Etats
eux-mêmes. Par la Convention et/ou le Protocole, les Etats sengagent
à faire bénéficier dun statut juridique particulier
ceux quils déclarent être des réfugiés.
Cela recouvre entre autres leur statut personnel, leurs droits et devoirs
en matière sociale, fiscale, etc. ainsi quune défense
dexpulsion et de refoulement dans le chef des Etats (article 33 de
la Convention), mais ni lun ni lautre des deux instruments
internationaux évoqués na trait au droit
d« asile » proprement dit. (HCR, 1992)
Car
il dépend de chacun des Etats daccorder ou non lasile.
En pratique, ils ont cependant accordé lasile aux personnes
reconnues « réfugiées » au sens de la
Convention de Genève. Cette souveraineté étatique a
aussi permis la mise en place dautres statuts, souvent dits
« Statuts B », sur des bases autres que celles
évoquées par la Convention. Nous y
reviendrons.
Auparavant,
arrêtons-nous sur la Convention de Genève et son application.
Les lignes directrices dune correcte interprétation du texte
de la Convention de Genève concernant la
« (
) définition
générale des personnes
qui sont (et de celles qui ne sont pas) réfugiés et des personnes
qui, ayant été réfugiés, ont cessé de
lêtre. » (HCR, 1992 : 5) sont prodiguées
par un Guide des procédures
et critères à appliquer pour déterminer la statut de
réfugié réalisé et édité par
le Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés
(HCR,1992). Mais, vu le nombre et la diversité des situations pouvant
amener à demander la reconnaissance du statut de réfugié,
une certaine latitude est laissée aux Etats. En outre, il ne pourra
leur être reproché de sécarter de consignes
quils nont pas ratifiées, à condition bien sûr
que linterprétation étatique présentée
soit conciliable avec la définition générale de la
Convention. La légitimité du droit international est à
ce prix.
Au sens dudit Guide,
lappréciation de la qualité de réfugié
est double, à la fois objective et subjective, et elle doit se baser
sur une analyse du récit des événements layant
poussé à quitter son pays fait par le requérant. Ces
déclarations sont à placer dans un contexte et il convient,
pour lexaminateur, de se pencher dans un premier temps sur la
réalité dune situation dans un pays donné. Il
sagira donc dobtenir le maximum de renseignements disponibles
pouvant mener à une information, si possible, objective sur les motifs
invoqués (« race », religion, groupe social,
)
ainsi que lagent de persécution. Cest le rôle, dans
les différents pays daccueil, des centres dinformation
ou de documentation ainsi que des examinateurs qui récoltent des
récits et « en tirent les conclusions qui
simposent ».
Sur
ce dernier point, écoutons un Officier de Protection (O.P.) de
lOffice Français de Protection des Réfugiés et
Apatrides (O.F.P.R.A.), à propos dun demandeur dorigine
mauritanienne :
« -
Cest un dossier monté. Les esclaves, cest vrai,
ils sont dans des tribus. Jamais les maîtres ne vont envoyer leurs
esclaves à lécole. Cest faux tout ce quil
raconte. On ne change pas de maître comme ça. On reste dans
une famille, on est logé, nourri,
On est comme une chose qui
appartient à la famille. En plus, les maîtres ne se volent pas
entre eux.
-
Comment
savez-vous tout cela ?
-
A
force de faire des dossiers là-dessus, je connais bien la
Mauritanie. »
(Entretien du
25.04.2002)
Nous
reviendrons sur le mode de travail de ces « centres
dinformation » dans le cas concret de la France dans le point
suivant, II/.
Dans
un second temps, « (la) notion
de crainte étant subjective, la définition implique la
présence dun élément subjectif chez la personne
qui demande à être considérée comme
réfugié. » (HCR, 1992 : 12)
élément quil faudra, à son tour, soupeser.
Il sagira de sonder les intentions en étant attentif au fait
quelles varient en fonction
« (
) des
antécédents personnels et familiaux du demandeur, de son
appartenance à tel ou tel groupe racial, religieux, national, social
ou politique, de sa propre interprétation de sa situation et de son
expérience personnelle (
) »
(Ibid.).
Les
faits pertinents une fois établis, il conviendra de leur appliquer
la définition de la Convention de 1951 et/ou du Protocole de 1967,
conformément au modèle juridique du syllogisme judiciaire
doù découle idéalement la vérité
judiciaire. Cette vérité, si le juge, lexaminateur, sait
certes quelle provient du rapport de causalité exposé
ci-dessus (la règle de droit en majeure, les faits en mineure et la
décision comme conclusion), il ne pourra sempêcher de
lassimiler à la réalité des faits. Le contexte
du droit des réfugiés est dailleurs probablement encore
plus propice que le procès civil à ce quon ne puisse
se départir « (
) de lidée quest
vrai ce qui est prouvé (
) » (LE MASSON :
22).
Ceci
posé, nous obtenons donc, au départ dune norme juridique,
la « réalité » du réfugié.
Le problème provient alors du fait que, selon la même logique,
juridique, les personnes qui ne sont pas reconnues réfugiées
ne peuvent lêtre en réalité. Or, faiblesse du langage
ou illusion normative, ces personnes à qui on na pas accordé
ledit statut portent pourtant le même nom. Cela est dautant plus
troublant que lattribution dun même terme à des
« réalités » différentes
mais peut-être nest-ce là quapparence est
imputable à une seule et même « personne »,
la Conférence des plénipotentiaires qui a adopté la
Convention de 1951. En effet,
« La Conférence,
Exprime lespoir que la
Convention relative au statut des réfugiés aura valeur
dexemple, en plus de sa portée contractuelle, et quelle
incitera tous les Etats à accorder dans toute la mesure du possible
aux personnes se trouvant sur leur territoire
en
tant que réfugiés et
qui ne seraient pas couvertes par les dispositions de la Convention le traitement
prévu par cette convention. » (HCR, 1992 : 7-8)
(Cest nous qui soulignons).
Il
y a donc là une certaine ambiguïté, pour ne pas dire une
« réelle » contradiction. Les Etats ont, de leur
côté, usé de cette faculté de créer des
statuts annexes, comme par exemple, en France, lasile territorial
destiné au départ à résoudre le
« problème » algérien (GUIHERY) ou
lasile
constitutionnel.[26] Il ne
sen est cependant pas ressenti une différence de conception
dans les représentations de lopinion majoritaire pour qui le
« débouté » reste un
« faux » réfugié.
Les
spécialistes ont, quant à eux, tenu compte de ces
représentations et proposé, en conséquence, de repenser
la Convention de Genève, de ladapter aux circonstances actuelles
car celle-ci est
« (
) dépassée par les faits et par les bricolages
rendus nécessaires pour répondre à une situation devenue
plus mobile, plus incertaine, moins définitive mais où les
flux sont inéluctables. »
(WITHOL DE WENDEN : 76).
« En somme, (
)le droit international
des réfugiés doit être repensé car il ne répond
pas aux besoins des individus (et également,) il doit lêtre
parce quil est insuffisamment attentif aux besoins des
Etats ! » (CREPEAU : 318)
Toutefois,
« (pour) dautres, la
réformer serait risquer de donner libre cours à des tendances
plus restrictives, compte tenu de la dépendance des Etats des opinions
nationales. »
(WITHOL DE WENDEN : Id.)
Quoi
quil en soit, la plupart sont daccord pour dire que le droit
dasile est en crise (LEGOUX ; SEGUR), que linterprétation
faite par les pays daccueil de la Convention de 1951 est bien trop
restrictive, que le nombre de rejet des demandes de reconnaissance du statut
est bien trop élevé,
Comment expliquer alors
la formidable inertie de la définition donnée par
ladite
convention ?
Par
son « esprit » et les instances chargées
doctroyer le droit dasile qui en sont les gardiennes. A ce sujet,
écoutons les propos dun rapporteur à la Commission de
Recours des Réfugiés :
«
Accorder lasile, cest
défendre certaines libertés. On ne peut dénaturer
lasile pour faire passer des réfugiés économiques.
Lasile, cest un certain
esprit. La Commission de Recours des Réfugiés et lOffice
Français de Protection des Réfugiés et Apatrides sont
les défenseurs de cet esprit. Cela nempêche pas les membres
de ces instances de se faire leur propre opinion par rapport aux
réfugiés, par exemple de connaître lAfrique, avoir
des amis africains et navoir rien contre le fait quil y ait beaucoup
dimmigrés en France, au contraire. » (Entretien
de décembre 2001)
Ainsi,
les instances chargées daccorder lasile, bien plus que
défendre le territoire contre une invasion, ont ce sentiment
dêtre les gardiennes dun
esprit.[27] Ce dernier terme est
revenu à de nombreuses reprises au cours de nos entretiens comme un
leitmotiv et fait évidemment référence à
lidéologie que nous avons mentionnée plus haut.
Nous
pensons néanmoins que la totale adhésion à cet esprit
quemporte en tout cas et de manière inéluctable
luvre desdites instances, empêche de voir cette inadaptation
et de prendre du recul par rapport à la définition du
réfugié telle quelle nous est donnée par la
Convention. Il y aura en effet légitimation de cette « norme
internationale » tant que certaines personnes seront reconnues
comme réfugiées et que dautres verront leur demande
rejetée et la baisse dramatique du nombre de reconnaissance na
apparemment que peu de prise sur cet esprit. Faudra-t-il attendre quil
ny ait plus du tout de reconnaissance pour quon sinterroge
sur léventuelle inadaptation de la Convention de
1951.
La
difficulté provient de ce que cet esprit est très difficilement
contestable vu lidéal auquel il renvoie, celui des droits de
lHomme et des individus. Et les partisans dune refondation de
la Convention de 1951 apparaissent souvent comme tendant vers la négation
de son idéologie fondatrice. Sil en est ainsi, cest,
pensons-nous, dû au fait que cette idéologie nest pas
explicitement interrogée à la manière dont pourraient
le faire les anthropologues du droit. Nous pensons principalement aux travaux
de PANIKKAR, dEBERHARD et du Laboratoire dAnthropologie Juridique
de Paris (LE ROY, 1999 : 323-339). Si des efforts sont faits en ce sens
par des spécialistes pour repenser,
« reconcevoir » le
droit international des réfugiés (HATHAWAY), chacun
sait qu« il nest pas pire sourd que celui qui ne veut pas
entendre ».
Maintenant,
quoi quil en soit de linadaptation de ce statut de
réfugié défini par la Convention de Genève et
accordé par les autorités étatiques, il reste
linstrument fondamental de la politique dasile dans de nombreux
pays et une ressource primordiale des acteurs participant au monde (du droit)
des réfugiés. Ceci nous permet de faire la transition avec
le point suivant qui va nous montrer quelle est lapplication contingente
qui en est faite dans le contexte français.
Après
une approche « détachée », ou plutôt
« distanciée » du monde des réfugiés
au cours de laquelle nous avons voulu donner le cadre des représentations
des acteurs de ce monde, après une présentation des
éléments principalement historiques et juridiques à
la base de ces représentations, le temps est venu déclairer
le lecteur sur les conditions dénonciation du discours des acteurs
et sur celles de réalisation de leurs pratiques.
Cest
dun passage obligé par le droit positif dont il va sagir
qui nous permettra de voir quelle application contingente a été
réservée par les autorités françaises à
la Convention de 1951, après que les recommandations
dinterprétation nous aient été données
par le Guide du Haut Commissariat des Nations Unies pour les
réfugiés.
Nous
ne traiterons pas des « statuts B » évoqués
plus haut pour deux raisons principales. La première est terminologique.
« Le législateur
français, pour définir le
réfugié, sest
exclusivement référé à la Convention de Genève
et au mandat du H.C.R. » (TIBERGHIEN, 1988 : 56). La seconde
est pragmatique. Des voies nouvelles (l« asile
territorial » et l« asile
constitutionnel ») ont été ouvertes pour permettre
laccès à lasile en France et pour contrer la
jurisprudence de plus en plus restrictive des organes chargés de
lexamen des demandes dasile. Mais elles sont malheureusement
très étroites et peu usitées (BERNARD, cité par
RAPOPORT : 184-185).
Nous
pensons que la meilleure façon de comprendre la procédure est
de suivre le parcours dun réfugié dès son
arrivée en France. Le passage par différentes instances sera
loccasion de les présenter et de les commenter. Nous mentionnerons
autant que possible les déboires dun tel parcours sans pour
autant en expliciter chaque fois les fondements juridiques, dautant
plus que nombre de ces tracasseries trouvent leur origine dans de la mauvaise
volonté administrative ou dans un excès de juridisme, dans
le sens négatif quattribuait BOURDIEU à ce terme
(1986b : 40).
(A)
Nous
nous pencherons ensuite plus particulièrement sur la Commission des
Recours des Réfugiés car, vu le caractère public des
audiences qui sy déroulaient, elle a représenté
le « camp de base » de notre observation, ce à
quoi nous revenions sans cesse lorsque nous avions limpression de trop
nous éloigner de la réalité sociale.
(B)
Selon
la formule bien connue, la route est longue et semée
dembûches pour qui souhaite obtenir le statut de réfugié
en France. Ces derniers temps, les obstacles ont tendance à se multiplier
sur le premier tronçon de la route menant à la protection reconnue.
On peut le délimiter par larrivée sur le territoire
français, réel ou
virtuel[28], dun côté
et, de lautre,
lintroduction effective dune demande de statut prise en
compte par lAdministration.
Il
sagit souvent dun bras de fer avec les autorités
(aéro)portuaires ou autres (les préfectures) qui filtrent les
demandes en opposant de nombreux motifs, comme par exemple lordre public,
un accord de réadmission, une demande « manifestement non
fondée », etc. (BRACHET : 11), quand il ne sagit
pas tout simplement dun pur caprice (JAFE : 57-71). Comme le signale
BRACHET,
« (la) multiplication des hypothèses
développe une atmosphère de soupçons qui elle même
réagit sur les tactiques des requérants pris au piège
de procédures visant à limiter laccès à
la procédure (de demande dasile). Les règles construites
sur la mauvaise foi éloignent un peu plus lexpression de la
bonne. » (Id. : 14)
Nous
ne mentionnerons, par la suite, que les étapes principales de la
procédure qui est organisée par la loi n° 52-803 du 25
juillet 1952 portant création dun Office français de
protection des réfugiés et apatrides(OFPRA) et par le décret
n° 53-377 du 2 mai 1953 (CARLIER : 402 ; TIBERGHIEN, 1988 :
56). Cest à la Préfecture que le demandeur dasile
obtient un formulaire de demande de statut de réfugié, lequel
rempli est adressé à lOFPRA. Inutile de dire que peu
daide lui est fournie à ce moment pour rédiger sa demande
qui, en conséquence, est souvent stéréotypée
et donc rejetée. Outre le fait quun tel formulaire est
inadapté pour qui ne sait écrire bien sûr, mais aussi
pour sy épancher sur les souffrances et outrages subis, un
très faible nombre de demandeurs a conscience de son importance
(MARATRAY : 21-23).
Il
existe, pour toute la France, un Office qui se trouve à 94136
Fontenay-sous-Bois, au 45 de la rue Maximilien Robespierre.
« Il sagit dun
établissement public placé sous la tutelle administrative du
ministère des Affaires
Etrangères[29], doté de la
personnalité civile et de lautonomie financière et
administrative » (VIANNA :
176). Il a deux rôles bien
différenciés. Dune part, il est chargé de
« faire le tri », parmi toutes les personnes qui
sadressent à lui, entre ceux qui sont des réfugiés
et à qui donc on octroie le fameux statut générateur
de droits et les autres, qui deviendront des déboutés ou des
déboutés provisoires le temps de lexamen dun
éventuel recours. Dautre part, lOFPRA a en quelque sorte
pour fonction dadministrer les réfugiés quil a
reconnus, au même titre quun officier détat civil
(BROUSTE). Nous ne nous attacherons quà sa première fonction.
La
procédure normale (non prioritaire) laisse à lOFPRA
linitiative de convoquer le demandeur pour quil puisse faire
son récit et exposer ses craintes devant une personne qualifiée,
un agent de lOFPRA, un Officier de Protection (OP). Laudition,
malgré les recommandations du Guide du HCR pour qui elle est indispensable
(HCR, 1992 : 52 ; VIANNA : 182), ne constitue donc pas un
droit et actuellement, seul un peu plus dun tiers des demandeurs
bénéficie dun entretien avec un officier de protection
et ce chiffre ne fait que diminuer depuis quelques
années[30] (ZAPPI). Toutefois, avec
lharmonisation des politiques dasile au niveau européen,
il y a de fortes chances pour que cet entretien devienne obligatoire pour
tous les requérants (Id.). On sen
félicitera.
Les requérants convoqués
se rendent à lOFPRA au jour et à lheure prévus,
sans quoi et sans excuse valable, ils perdent cette chance qui leur était
offerte[31]. Faisant partie du quotidien
des demandeurs dasile, la sempiternelle file dattente est le
passage obligé avant de traverser un détecteur de métaux
pour enfin avoir lautorisation de pénétrer dans un
bâtiment moderne situé à la périphérie
de la capitale. Ni amis, ni famille, uniquement les personnes munies de leur
convocation. Dans une salle relativement grande (une quarantaine de places
assises) servant dantichambre, langoisse et la nervosité
atteignent leur paroxysme jusquau moment où un OP vient chercher,
un par un, ses interlocuteurs, par leur nom ou leur numéro. Les couples
sont entendus séparément.
Les
officiers de protection sont spécialisés par aire
géographique en fonction de leurs affinités ou des besoins
du service. Certains ont déjà une expérience en droit
des réfugiés, ils sont par exemple danciens rapporteurs
à la Commission des recours des réfugiés. Les autres
découvrent ce
« droit »[32] au sortir dune
formation de politiste, de juriste, dhistorien, etc. et sont formés
sur le terrain. Comme le précise lun deux,
« (o)n accompagne des
collègues sur des dossiers et après, on se forme. Au début,
on navigue un peu à vue. » (Entretien du 10.04.2002).
Ils procèdent à un maximum de deux entretiens par jour dont
la durée moyenne varie de une heure et demi à plusieurs heures,
surtout lorsquil y a un interprète.
Le
requérant est emmené via un couloir où il peut observer
ses compatriotes dinfortune, mais fortunés tout de même
de pouvoir être entendus, à travers les vitres de petites cabines
dans lune desquelles il va, à son tour, bientôt rentrer
avec lOP, le cas échéant, accompagnés dun
interprète. Les avocats ne peuvent assister à cet entretien.
Lexplication
donnée par les acteurs est que
« (cela) prendrait trop de
temps si lavocat intervenait à chaque instant. A la limite,
pourquoi pas, si cétait pour contrôler si la
procédure est respectée ? Mais il finirait par se lasser.
En outre, ici, on nattaque pas, cest simplement un entretien.
Or, le rôle de lavocat cest de défendre. Devant
la Commission, là, cest une décision qui fait grief,
il y a eu un non, donc là, cest justifié.
En plus, il ny a pas assez davocats pour tous les clients
auditionnés ici. On peut faire appel à laide
juridictionnelle, mais cest quand même parfois un peu injuste
(sous-entendu, tous les demandeurs dasile nont pas droit à
laide juridictionnelle et un avocat commis à laide
juridictionnelle ne vaut pas un spécialiste). » (Entretien
du 10.04.2002). Comme nous lavons déjà dit, la deuxième
partie fera lobjet dune analyse approfondie des discours et des
pratiques de lavocat en droit des
réfugiés.
Disposés
autour dune table, lOP écrit ou tape directement à
lordinateur le récit du requérant, avec ou sans laide
dun interprète. LOfficier de Protection va alors passer
en revue les éléments pertinents de la vie du requérant.
Ce dernier est, en principe,
systématiquement informé sur le caractère strictement
confidentiel des données quil pourrait fournir. Les premières
questions qui sont posées par lOP portent habituellement sur
les données personnelles du requérant et de sa famille. Il
arrive aussi, comme nous lavons expliqué plus haut à
propos de lexcision des femmes somaliennes, que le début de
lentretien porte sur des questions de « culture
générale » concernant le pays dont le demandeur se
prétend
originaire[33], ce que
ce dernier a parfois du mal à comprendre, sattendant à
raconter les affres de sa vie de persécuté. La discussion
sengage ensuite sur une phrase du genre : « Quels sont
vos problèmes ? » ou « Pourquoi avez-vous
fui votre pays ? ».
Tout
se joue ensuite au niveau de lintime conviction que va pouvoir se former
lOP sur base du caractère crédible du récit et
des informations « objectives » dont il dispose, et pour
autant quil rentre dans les conditions mises par la Convention de
Genève pour loctroi du statut de réfugié. Ensuite,
en moyenne dans le mois qui suit laudition,
« (les) O.P. font une proposition
mais la décision est prise par le chef de section, le chef de division,
voire le secrétaire général ou le Directeur. Il semble
quune proposition daccord doive être davantage justifiée
quune proposition de rejet. On peut alors penser quune proposition
de rejet sera en règle générale suivie par le responsable
concerné, et quau contraire une proposition daccord fera
lobjet dun examen plus rigoureux de sa part. »
(VIANNA : 177).
En
cas de rejet de la demande, la Commission des recours des réfugiés
(C.R.R.), située à quelques dizaines de mètres de
lOFPRA, au 10 avenue du Val de Fontenay à 94138 Fontenay-sous-Bois,
statuera sur un éventuel recours. Ce dernier doit être exercé
dans le délai dun mois et est suspensif (MARATRAY : 28,
VIANNA : 184). Ce qui laisse peu de temps au requérant pour
comprendre ce qui lui arrive, organiser sa défense et se trouver un
avocat sil le souhaite ou sil peut se le
permettre[34].
Ce
recours qui doit être impérativement rédigé en
Français est un recours de pleine juridiction (MARATRAY : 29 ;
CARLIER : 403 ; VIANNA : 185). Cela signifie que
« (
) la Commission se place au moment où elle statue pour
apprécier la situation de fait, (et) elle écarte le cas
échéant les moyens tirés dirrégularités
dans linstruction ou la décision de
lOFPRA. » (CARLIER : Id.). A linstar de
lOFPRA, il ny a quune CRR pour tout le
territoire[35] et sa
composition est tout a fait particulière.
« Chaque formation de jugement est
présidée par un membre, en activité ou honoraire, du
Conseil dEtat ou un magistrat de lordre administratif assisté
dun représentant du HCR et dun représentant du
Conseil de lOFPRA. » (VIANNA : 184) Cette composition
est tout à fait originale en ce que la Commission est une des rares
instances nationales à intégrer ainsi des représentants
dun organisme international. Car il en sera question dans les pages
qui vont suivre, mentionnons ici une composition spéciale de la
Commission, il sagit de ce quon appelle les « sections
réunies ». Une formation de jugement en sections réunies
comprend la section de la Commission saisie du recours plus deux autres,
elle comprend donc neuf personnes qui seront amenées à trancher
un point de principe et fixer ainsi de manière claire et univoque
la jurisprudence de la Commission. Au point suivant, B, nous décrirons
une audience à la Commission des recours des
réfugiés.
Sa
décision nest susceptible que dun recours en cassation
devant le Conseil dEtat vu son caractère de juridiction
administrative (TIBERGHIEN, 1988 : 163). Au cours du contrôle
de la forme et de la procédure, le Conseil dEtat est aussi
amené à donner sa propre interprétation de la Convention
de Genève vu quil vérifie également la motivation
des décisions de la Commission (CARLIER :
404).
Cest
au terme de ce parcours du combattant que le demandeur dasile peut
être définitivement fixé sur son sort, en tout cas par
rapport à la France, et de plus en plus par rapport à
lespace qui a été délimité par le Traité
de Schengen à travers les mailles du filet duquel il est devenu quasi
impossible de se faufiler. Il sera soit réfugié soit clandestin.
Dans ce dernier cas, il ne sera pas forcément expulsé et viendra
gonfler les rangs de ceux qui font partie de ce quon appelle
l« asile au noir » (BRACHET), une
« tolérance » sur un territoire mais sans aucun
droit ! Et ceux-ci sont
nombreux.
Avant
de passer à la description de la procédure devant la Commission
et de ses spécificités, une dernière remarque simpose
sur les statistiques des reconnaissances par nationalité, et ce pour
deux raisons principales. La première, cest quelle nous
concerne directement en tant quafricanistes, la seconde est que ces
statistiques sont constitutives dun paradoxe quon nose
sexpliquer. En effet, si, dans limaginaire des pays daccueil,
lAfrique occupe une place de choix, sinon la première, parmi
les continents stigmatisés par la violence, la sauvagerie, etc.,
« (elle) est fortement
sous-représentée parmi les reconnaissances à linverse
de lAsie. » (ANGOUSTURES, LEGOUX, JAGGERS :
113). Peut-être les images
de misère et de pauvreté lemportent-elles sur celles
des conflits et du caractère anti-démocratique des gouvernements
qui verrait ainsi dans les demandeurs dasile dorigine africaine
des « réfugiés économiques »
La
description détaillée du déroulement des audiences devant
la Commission des recours des réfugiés sera loccasion
de voir ce qui se joue derrière les apparences. Nous commencerons
par le détail de ces audiences en examinant le sort réservé
à chaque acteur pour ensuite nous attacher à la
spécificité de ce contentieux unique en son genre. Le
caractère public des audiences a facilité notre observation
en ce que nous avions la possibilité de rentrer et sortir plus ou
moins librement. Cela na pourtant pas empêché que notre
présence soit rapidement remarquée.
Laudience
correspond à la phase orale de la procédure devant la Commission
qui est, pour le reste, essentiellement écrite, et permet au
requérant de faire valoir ses explications, le cas échéant
à laide dun avocat, devant trois
« juges ». Ce moment nen est pas moins crucial
et déterminant car incarné. En effet,
« (les) dossiers des personnes
qui ne se sont pas présentées sont examinés (à
la fin de laudience). Celles-ci nont quasiment aucune chance
de se voir reconnaître le statut,
la Commission nannulant en général pas une
décision de rejet de
lO.F.P.R.A. sans avoir auditionné le
requérant. » (VIANNA : 186).
Vingt-deux
affaires sont inscrites au rôle dune séance de Commission,
soit une demi-journée de quatre ou cinq heures. Au moment de
louverture dune séance, le requérant se trouve
face aux membres de la formation de jugement telle que décrite plus
haut, ainsi quau secrétaire et au rapporteur. A ses
côtés et le cas échéant, un interprète
et un avocat sont présents. La parole est alors donnée par
le président au rapporteur qui lit son rapport (une courte
présentation du dossier en quelques minutes) sur laffaire et
le conclut soit par un rejet de la demande et confirme la décision
prise par lOFPRA, soit par la
recevabilité[36] de la
demande. La formule généralement utilisée pour le rejet
est la suivante : « En
létat actuel du dossier et sous réserve des observations
(des éclaircissements) qui pourront être faites en audience
(ou devant vous), je vous propose le rejet du dossier. » Avant
cela, il est « proposé » par le rapporteur de
« revenir » ou de
« sexpliquer » sur les passages du récit
du requérant à propos desquels un doute subsiste et qui sont
donc susceptibles de fournir des éléments capables de fonder
une annulation, par la CRR, de la décision de lOFPRA. Il arrive
également que le rejet soit « proposé avec une certaine
hésitation ». Lorsquelles le sont, seules les
dernières observations du rapporteur sont traduites.
Ce
rapport est souvent celui dune première prise de connaissance
des éléments du dossier pour la formation de jugement. Il arrive
toutefois que certains présidents
« consciencieux » demandent à voir le dossier
quelques heures avant. En plus du rapport et de ses conclusions, la formation
de jugement dispose, pour se prononcer « en connaissance de
cause », de « dossiers-pays » préparés
par le service de documentation de la Commission. Notons que chaque
élément a ici son importance pour bien comprendre la dynamique
des acteurs que nous allons développer dans la deuxième partie.
Attardons nous donc un instant sur ce service.
Le
service de documentation de la CRR a un double rôle. Il a, comme nous
lavons dit, pour but de constituer des
« dossiers-pays » devant éclairer la formation
de jugement.
Ces
dossiers comportent les éléments
suivants :
·
des cartes générales du pays et des principales
villes, des cartes démographiques, etc.,
·
une présentation historique du pays, en
général, de lindépendance à nos jours
dune demi douzaine de
pages,[37]
·
une fiche-pays dune vingtaine de pages reprenant
la situation générale dun pays, la ou les langues qui
y sont parlées, les religions pratiquées, la composition
« ethnique » de sa population, son économie, ses
structures politiques et judiciaires, le système électoral,
les partis politiques, la situation des femmes, des enfants et dautres
éventuels groupes vulnérables, le système
éducatif,
,
·
une fiche chronologique précise dune quinzaine
de pages,
·
une ou deux fiches
thématiques[38]
selon les spécificités de chaque pays, comme par exemple le
LTTE au Sri-Lanka, le PKK en Turquie, lexcision au Mali,
,
·
et enfin une bibliographie reprenant revues, rapports
de presse, sites web, etc. qui renferment dautres éléments
qui pourraient savérer pertinents.
Ces
dossiers se sont constitués au départ dun fonds documentaire
assez pauvre il y a une dizaine dannées. Des sommes de plus
en plus importantes ont ensuite été injectées afin de
laugmenter[39]. Linternet est
actuellement une des sources principales dinformation et a
« aussi » constitué une véritable
révolution dans ce domaine. Il a facilité les contacts avec
de nombreux services sur place, quil sagisse dambassades,
de consulats ou dorganismes internationaux et non
gouvernementaux.
Lélaboration
de ces dossiers doit son orientation aux questions ponctuelles que posent
les rapporteurs au moment de linstruction dune affaire. Cest
là le second rôle du service de documentation. Et les renseignements
tirés des recherches effectuées y sont, selon leur caractère
généralisable ou non, incorporés.
Il
semble donc que les principes de GOODWIN-GILL aient été suivis
à la lettre. En effet, celui-ci assure
qu« (u)ne bonne
décision dépend dune bonne information. Les décideurs
ont besoin daccéder aux sources dinformation les plus
exhaustives, les plus précises et les plus à jour sur les
conditions régnant dans le pays dorigine, mais ce type
dinformation est rarement déterminant pour savoir si le demandeur
est bien réfugié. Les données de ce genre ont plutôt
pour rôle de constituer la toile de fond dont le décideur a
besoin pour appliquer les critères de définition du statut
de réfugié à laffaire concernée. Etant
donné les ressources technologiques modernes, il nexiste guère
de limites à la quantité dinformations que lon
peut ainsi se procurer ; les problèmes rencontrés tiennent
plutôt à la qualité et à lobjectivité
des infos, ainsi quà leur surabondance, et il convient de
présenter données et analyses sous une forme utile, mais
condensée. » (26)
Nous
voici confronté à un délicat problème. Nous verrons
que même si la décision appartient, dans les formes, au juge,
lavocat a aussi son rôle à jouer et y prend une part plus
importante de ce quil laisse entendre dans son discours. Mais alors,
si « une bonne décision dépend dune bonne
information », pourquoi cette dernière nest-elle pas
contradictoire ? En effet, la meilleure information, la plus
« objective » nest-elle pas issue de la confrontation
des sources, de leur éventuel questionnement comme le veut toute
discipline scientifique et moins scientifique prétendant arriver à
un savoir objectif, vrai (LECLERC), quil sagisse dune
règle de méthode comme en histoire ou de déontologie
comme en journalisme. Et, peut-on encore cacher quen droit des
réfugiés, cest quasiment une vérité absolue
et objective (LE MASSON : 27) qui est recherchée, celle de la
« réalité » du réfugié ?
Réservant
le traitement de ces questions pour les chapitres suivants, elles mettent
tout de même en exergue le rôle primordial de laudience
où le caractère crédible du récit va être
apprécié, limportance des affects qui doivent donc être
basés sur une raison incarnée. Lintime conviction du
juge est-elle autre chose que du « feeling », ce terme
anglais qui traduit si bien ce que lon
« ressent », ou doit ressentir, face à une
personne requérant une protection le plus souvent pour sa vie ou celle
de sa famille ?
Mais
revenons à notre audience. Après le rapport, le président,
exerçant ainsi tout son pouvoir par la capacité quil
a de donner, de refuser ou de reprendre la parole, soit laisse la place à
la plaidoirie de lavocat ou commence immédiatement lui-même
à poser les questions au client. Ce dernier cas constitue une exception
devant la Commission. Il nexisterait quun seul président
décidant ainsi de précéder les avocats, ce que ceux-ci
napprécient guère.
« Nous, naime pas trop que le
président intervienne avant. Car après, il ne nous reste plus
rien à plaider. » (Entretien du
26.04.2002)
« (Me
A :) Alors, ici, il y a plusieurs techniques dinvestigation
pour essayer darriver à découvrir la vérité
de la part des juges et
Vous êtes allé
dans la salle numéro 3 là, aujourdhui ? Celle de
langle.
MOI :
Non.
Me A : Eh bien,
vous devriez y aller parce que cest le seul juge de la Commission,
je crois quil y en a deux, mais moi, cest le seul que je connaisse,
qui a une technique qui est différente, cest à dire
quil va faire euh
lire son résumé par le rapporteur,
au terme duquel il va proposer soit le rejet, quasi systématiquement,
cest à dire davaliser la décision de lOFPRA,
soit lannulation, et celui-ci, ce Président, qui sappelle
le Président Paul, il va, à lissue de ce rapport, interroger
directement le requérant, sans que lavocat nintervienne.
Alors que la typologie classique cest : rapport, plaidoirie
de lavocat, plus, à lissue de cette plaidoirie, questions
directes, directement posées à lintéressé
par le Président et les assesseurs. Lui, il fait autrement. Et alors,
cest très pervers parce que euh il peut poser pendant 20 minutes
des questions au client. Le client répond souvent mal, de manière
approximative, et quand leffet négatif sest installé
dans lesprit du Président et des assesseurs, il est souvent
trop tard au moment où lavocat prend la parole pour rétablir
la barre, parce que sest ancrée, pendant 20 minutes à
loccasion des réponses du demandeur dasile, une image
très négative de la pertinence de sa demande.
(
) Donc, lui, cest
le Président Paul. Il fait comme ça. Et dailleurs, vous
allez voir, ils vont finir à 20.30. Parce que ce nest pas la
même manière de procéder, cest des audiences qui
sont extrêmement longues. Cest dailleurs un des rares
présidents qui a consulté les dossiers avant de
venir. » (Entretien du
26.04.2002)
Pour
reprendre les termes de Me A., dans la typologie classique, vient, après
la plaidoirie de lavocat (que nous tenterons danalyser en
détail dans la deuxième partie), le moment des questions
posées directement au demandeur ou via son conseil ou
linterprète : « Qua-t-il fait à
ce moment-là ? », « Peut-il nous préciser
les conditions de détention ? », « Combien
de fois a-t-il été arrêté ? »,
« Peut-il nous expliquer précisément quel était
son rôle dans le parti ? », « Pourquoi
nest-il pas parti plus tôt ? »,
Le
président se tourne ensuite vers les deux autres membres de la formation
de jugement : « Avez-vous des questions à
poser ? » Il arrive que le rapporteur intervienne
également.
Laffaire
est ensuite « prise en délibéré ».
A huis clos, en présence du rapporteur qui na cependant pas
voie délibérative, le président et ses assesseurs se
prononcent sur le sort des demandeurs quils ont vu défiler au
cours dune séance. Un très faible pourcentage, de
lordre de 5 % (VIANNA : 189), des décisions de lOFPRA
sont annulées. « Environ trois semaines après les
délibérations, les décisions sont adressées aux
intéressés et affichées dans la salle dattente
sous forme dun tableau mentionnant les identités et les
nationalités. » (Ibid.), ainsi que le nom de lavocat
du demandeur.
Cette présentation nous aura permis de voir quelles sont les spécificités de ce droit et de cette procédure. Pour clore ce chapitre, nous insisterons sur les éléments principaux qui déterminent ce droit ; si besoin en est, en le comparant aux autres modes de règlement des conflits des sociétés modernes analysés par ROULAND (441-448).
Ce
droit rentre en effet difficilement dans la typologie des
modèle à somme nulle et
modèle à somme positive
dont fait état ROULAND. Il ny a en effet quune seule partie
devant le juge. Les avocats se retrouvent donc tous du même
côté et ne sont jamais adversaires. Si la véritable
confrontation se trouve entre le demandeur et lOFPRA qui lui refuse
un statut quil réclame, la seule observable est celle qui se
situe entre le demandeur et éventuellement son avocat, et la formation
de jugement. Cet antagonisme est accentué par le fait que lOFPRA
nest jamais présent en Commission et que celle-ci a un rôle
de juge de plein contentieux. Ce dernier élément permet, comme
nous lavons déjà dit, au président et à
ses assesseurs de poser des questions et de se fonder sur tous les
éléments dont ils disposent au jour de leur jugement.
Là
aussi, on voit difficilement comment faire rentrer ce contentieux dans la
typologie mentionnée ci-dessus, car la solution imposée ne
se base ni sur le passé (pour étayer un jugement), ni sur le
futur (pour permettre les relations entre parties), mais bien sur le
présent. Il sagit dapprécier une crainte subjective
trouvant son origine dans des faits objectifs au moment où les membres
de la formation de jugement sont appelés à se prononcer.
Laspect déclaratoire de loctroi du statut renforce encore
cette idée.
Ce
droit est enfin un tissu de paradoxes. Il échappe à toute tentative
de classement parmi dautres droits plus
« traditionnels », mais paraît, premier paradoxe,
le plus juridique dentre tous. En effet, alors que la fin des autres
droits, ou ce quils constatent pour paraphraser la formule du doyen
Hauriou (cité par LE ROY, 1999 : 35-36), est la paix sociale,
le droit des réfugiés na pour objet que dimposer
une vision du monde dans laquelle il y aurait des réfugiés
et dautres personnes qui nen sont pas, même si elles le
prétendent. Et la définition du réfugié est
donnée par une convention internationale, la norme juridique la plus
générale et impersonnelle qui soit. Il nest plus question
de justice, mais de justesse de la qualification.
Proche
du droit pénal, par la volonté de rechercher et de trouver
la vérité, il sen éloigne cependant
par ses fondements en ce quil nest pas question de protéger
la société dun individu qui la mettrait en péril,
qui la menacerait. Même si cest à lévidence
ce que pensent certains, cette position est absurde en ce quelle constitue
la négation des valeurs que la société elle-même
sest obligée de défendre. La menace ne vient pas des
réfugiés mais de ceux qui refusent de les accueillir. Cest
dénaturer lesprit de Genève, si on veut bien y croire,
que de dire : « La France ne peut accueillir toute la
misère du monde. » (ROCARD, cité par RIVIERE :
95).
Le
deuxième paradoxe découle du premier. Ce droit, le plus juridique,
est le moins basé sur du
droit, du moins en apparence. Une convention internationale semble constituer
tout larsenal normatif de cette matière qui, parole davocat,
se plaide surtout en fait.
Le
dernier paradoxe que nous avons recensé a trait à la
modernité de ce droit. Face à dautres droits également
modernes comme le droit social, lEtat y est prépondérant
voire exclusif en ne laissant aucune place à des négociations
entre acteurs. Cest un mélange de modernité et
darchaïsmes hérités de la conception nationale.
Voici
terminée la présentation de notre terrain. Il va donc maintenant
être question den rendre compte en expliquant comment il rencontre
les exigences de lanthropologie juridique. Ce sera lobjet du
chapitre suivant.
Nous
avons « observé » et « été
observés ». Nous avons
carrément participé, en revendiquant un rôle, celui
davocat, nous lavons dit, dans cette dynamique sociale ;
nous nous sommes inscrits dans ce réseau. Mais quy avons-nous
vu ? Car, en effet, il ne suffit pas de regarder pour voir. A ce titre,
quon nous permette dévoquer ici notre environnement intime.
Nous possédons dans notre chambre à coucher une affiche sur
laquelle on peut distinguer une lionne allongée mais la tête
dressée lançant autour delle un regard perçant
et scrutateur.
La
légende indique :
« You observe a lot by
watching. ».
Cet état de veille du fauve observant la
savane, que cela soit pour tenter de repérer une éventuelle
proie, pour sassurer que ses petits sont hors de portée
dhypothétiques prédateurs, ou encore pour prévenir
son territoire de toute intrusion est rendu en anglais par le gérondif
du verbe « to watch », signifiant être en train
de garder, veiller, observer, regarder attentivement (HARRAP). Mais cette
observation, en français,
telle que nous lentendons habituellement ne suffit pas pour rendre
raison de la pratique anthropologique,
lobservation, en Anglais. Le premier verbe de la phrase a en effet
ici le sens de : apercevoir, remarquer, noter (Ibid.). Et on aperçoit
en premier lieu ce qui nous est peu familier ou, comme le prédateur,
ce qui nous gêne ou menace un équilibre. Cest bien de
cela dont il sagit, de la découverte dune
« complexité assise dans nos altérités »
(EBERHARD, 2002 : 9).
Découvrir
la complexité, cela peut aussi sentendre comme la déshabiller,
la dévoiler comme on le ferait dune vérité, montrer
le réel qui se cache derrière « ce qui saute aux
yeux » et dont on est censé rendre compte. Sans vouloir
être grivois, notons quil est bien sûr plusieurs façons
de déshabiller. La manière de lanthropologie du droit
est dialogique et diatopique, cest sa méthode. On sattachera
à la définir dans un premier point.
(I)
Après
la méthode vient logiquement lobjet. Dans un second point, nous
nous poserons donc la question fondamentale : « à qui
ça sert, à quoi ça sert ? » (LE ROY,
1999 : 34). Pour tenter dy répondre, nous présenterons
lensemble des acteurs et leurs logiques au départ dun
cas pratique que nous avons déjà évoqué, trois
cas dans lesquels lexcision était invoquée comme motif
de persécution au sens de la Convention de Genève.
(II)
Toute
démarche scientifique, ou en tout cas prétendant à la
scientificité, nécessite des outils spécifiques. Il
ny a donc pas de raison que lanthropologie du Droit y échappe.
En effet, selon les termes de ALLIOT, il sagit bien,
délaborer, de constituer une
science du Droit (ALLIOT, 1983 :
84)[40]. Le caractère
ethnocentrique en apparence dune telle définition est, sinon
totalement évacué, au moins terriblement
réduit[41] par
lappréhension du Droit comme phénomène et non
comme un corps de normes liées à lEtat qui nen
constitue quun aspect (EBERHARD, 2002 : 1,6).
Et
qui veut pouvoir rendre compte du phénomène juridique doit
élaborer des modèles représentant le phénomène
de manière simplifiée et globale (REGNIER, cité par
LE ROY, 1999 : 38). Si lélaboration de tels modèles
nest pas encore à lordre du jour pour ce qui, rappelons-le,
nest quune
esquisse[42], au moins devons-nous
définir nos instruments conceptuels qui seront nécessaires
à cette tâche.
(A)
Ensuite
et en clin dil à Descartes, nous devrons dire quelle est
la méthode sur le discours. Nous nous pencherons donc sur les récits
de vie et les récits de pratique. Nous les distinguerons et nous verrons
même comment, particularité de notre terrain, les récits
de pratique travaillent sur des récits de vie. Nous en profiterons
pour reproduire un récit type.
(B)
Comme
le faisait remarquer ALLIOT « (
) lanthropologie juridique
ne se définit plus par un domaine, mais par une
méthode. » (1985 : IV). La définition des outils
de méthode sera donc comme notre premier pas dans notre vie
danthropologue du Droit.
Lanthropologie
du Droit a deux exigences. La première a déjà
été évoquée plus haut (Cf. supra, chapitre I),
cest lexigence de totalité. Nous en avons parlé
lorsquil a été fait référence à
la société comme point de départ et point dhorizon
et que nous avons ainsi présenté linversion de topiques
caractéristique.
La
deuxième exigence, nous venons de la mentionner, il sagit de
la construction de modèles diatopiques et dialogaux (LE ROY, 1999 :
33). Le premier de ces adjectifs
barbares[43] nous renvoie à
notre ancrage dans notre réalité sociale et culturelle, le
topos pouvant se définir comme le
lieu de lénonciation du discours et de réalisation des
pratiques. Il a ainsi lénorme avantage de montrer ses limites,
honnêteté intellectuelle et scientifique. En même temps,
il nous éclaire sur le lieu de lAutre, doù il parle.
En
référence à notre terrain, la difficulté proviendrait
de ce que seul un topos est pris en compte qui nest pas celui des
réfugiés eux-mêmes. En effet, il ny a apparemment
pas, ou très peu, de prise en compte des conditions
dénonciation des récits des réfugiés. Ceux-ci
sont jugés par la seule référence à une norme
internationale qui, comme nous lavons dit, pose la question de sa
validité à lanthropologue.
On
leur donne rarement loccasion dêtre de véritables
interlocuteurs. La meilleure preuve en est que, souvent, seule la logique
pure de leur récit est prise en considération. Cela nous donne
des motivations de « jugements » de la Commission des
recours des réfugiés ou de décisions dautres instances
rejetant la demande dasile pour des raisons invoquant le caractère
peu précis, peu détaillé du récit, des
incohérences, contradictions ou autres inconséquences.
Lexemple qui suit est tiré dune
décision confirmant le refus
daccès (au territoire) provenant dune instance belge,
le Commissariat Général aux Réfugiés et Apatrides.
« Force est de constater que de nombreuses
incohérences empêchent dajouter foi à ses dires
et, par là-même, à la crainte dont il fait
état.
Ainsi tout dabord, il
navait pas mentionné lappartenance de son père
au RPG (Rassemblement du Peuple de Guinée) ni son arrestation à
lOffice des étrangers. Cet élément a clairement
été ajouté pour renforcer la crédibilité
de son récit et lui donner ainsi une connotation politique afin de
rattacher sa demande à lun des critères de la Convention
de Genève.
Ainsi aussi, sil explique
à lOffice des étrangers quun Malinké a
été accusé davoir volé une moto à
un Kissy et quil aurait été tué, au Commissariat
général, par contre, il a expliqué que cest le
Kissy qui avait volé la moto et que les deux hommes sétaient
entretués.
Ainsi encore, il explique à
lOffice des étrangers être resté deux-trois jours
à Kissidougou alors quau Commissariat général,
il parle de quatre-cinq jours et prétend que sa tante aurait
été arrêtée accusée de nourrir les rebelles,
élément important non mentionné
auparavant.
En outre, il na donné
aucune précision à lOffice des étrangers sur son
long séjour à Banya.
En ce qui concerne son voyage,
celui-ci se révèle également incohérent. Ainsi
il ressort du rapport daudition à lOffice des étrangers
(questions 41 et 42) quil aurait quitté Conakry le 4 février
2001et quil aurait vécu deux à quatre jours dans un
aéroport suisse ; or, au Commissariat général,
il a expliqué avoir quitté Conakry le 9 février et
navoir jamais été en Suisse, versions divergentes sil
en est.
Enfin, il ressort du rapport
de la police fédérale de laéroport de Bruxelles
National (
) que la Sabena a apporté une copie dun passeport
guinéen au nom de (
) avec la photo de lintéressé.
Celui-ci tente donc de tromper les autorités belges quant à
son identité.
(
)
De ce qui précède,
il ressort que la demande de lintéressé est manifestement
non fondée (
).
Le Commissaire général
est davis que, dans les circonstances actuelles, létranger
peut être reconduit à la frontière du pays quil
a fui et où, selon sa déclaration, sa vie, son
intégrité physique ou sa liberté serait
menacée. »
(Décision du
28.02.2001).
Il
est encore plus troublant de voir comment certaines mesures de rapatriement
« volontaire » sont prises sans quil ny ait
eu aucune consultation des principaux intéressés. Non seulement
leur topos nest pas pris en compte, mais pire, ils sont, sans raison
apparente, exclus du dialogue. Dautorité on leur attribue des
intentions qui leur sont peut-être tout à fait
étrangères. A cet égard, « le retour des
Afghans » est symptomatique. Comment conçoit-on que, du
jour au lendemain, des gens qui ont fui la persécution désirent
« rentrer chez eux », dans un pays où il ny
a probablement plus aucune structure ?
Cela
appelle trois commentaires. Le premier est lévidence
même : « Comment le savoir si on ne prend même
pas la peine de leur demander ? ». Le deuxième est
réaliste : « Pour reconstruire, il faut des fonds.
Une diaspora forte nest-elle pas indispensable pour ce
faire ? ». Le troisième nous renvoie à la question
de lidentité : « Où est-ce chez
eux ? » (MAALOUF). Bien souvent, ce rapatriement ressemble
plus à un « refoulement dissimulé » (WA
KABWE-SEGATTI).
Nous
voyons combien louverture aux différents sites culturels, le
dia-topisme, est nécessaire pour une meilleure compréhension
du monde et pour nouer le lien social. Cette ouverture est indissociable
de la pratique dun type de dialogue bien précis. Il nest
pas dialectique, mais dialogal.
Ce
dialogisme insiste pour que lon prenne les sujets au sérieux,
cest à dire
« (
) comme des sources
de savoir et pas seulement comme des objets de savoir
(
) » (EBERHARD, 2001 : 183, notre traduction). Cela
implique que lon prenne tout aussi sérieusement en
considération leurs représentations, ou mythes, le mythe
étant cet « (
)
horizon invisible horizon sur lequel nous projetons nos notions du réel
(
) » (PANIKKAR, cité par EBERHARD, Id., notre traduction).
Tout cela constitue une mise en garde contre la trop grande transparence
du monde dont lenglobement du contraire au sens de DUMONT (140-141)
en est la meilleure manifestation de réalisation du risque. Ce concept
développé par DUMONT revient à construire lAutre
tel quil nous apparaît, ou plutôt transparaît, à
travers nos schèmes cognitifs, notre mode de penser (quil
sagisse de Dieu, du monde ou du Droit), donc, par rapport à
soi, comme notre opposé et contraire.
Cest sur base de ces consignes que nous avons voulu approcher
les acteurs du droit des réfugiés. Il nous a semblé
quun acteur en particulier rassemblait ces exigences de dialogisme
et de diatopisme par son travail même, il sagit de lavocat.
En effet, il donne limpression de jouer linterface entre le client
et linstitutionnel. Simultanément, il exprime la norme et dialogue
avec son client, « modèlise » son discours, le
normativise (BELLEY, cité par ROULAND : 445). Il nous a donc
paru intéressant de mieux analyser sa position pour voir ce quil
en était réellement, ce que nous ferons en deuxième
partie.
Ce
que nous avons imaginé être un dialogue entre le demandeur
dasile et lavocat, a dû se développer autour dun
récit, celui du réfugié, dont la véracité
est lenjeu de tout « le procès », au sens
de processus, de découverte, de dévoilement anthropologique
du droit des réfugiés. Ce récit et son appréhension
ont fait lobjet dun second type de récit, un récit
de pratiques, celui des avocats eux-mêmes. Cest le moment de
la méthode sur les discours.
Commençons
par distinguer les récits de vie et les récits de pratique.
« (L)e récit de vie résulte
dune forme particulière dentretien, lentretien narratif,
au cours duquel un chercheur (
) demande à une personne
ci-après dénommée
"sujet" de lui raconter tout ou partie de son expérience
vécue. »
(BERTAUX : 6) Elle permet dapprocher la compréhension
dune société ou dun groupe social (BONTE, IZARD :
332), ce qui a valu à la perspective dune telle démarche
le qualificatif
dethnosociologique donné
par certains (BERTAUX).
Quant
au récit de pratiques, il constitue simplement un récit de
vie orienté. Et le choix dune orientation dépend de la
problématique étudiée par le chercheur. Un tel récit
est ainsi, comme lécrit BERTAUX,
« (
) un instrument remarquable dextraction des savoirs
pratiques, à condition de l orienter vers la description
dexpériences vécues personnellement et des contextes
au sein desquelles elles se sont inscrites. » (17).
Toute
lambiguïté surgit lorsquon sait que lavocat
spécialiste en droit des
réfugiés[44], qui
na pas une vocation de chercheur au sens où BERTAUX lentend
dans la définition donnée ci-dessus, travaille sur des récits
de vie. Ceux-ci sont son matériau premier quil sefforce
dorienter dans une direction bien particulière par
référence à une norme et de manière totalement
consciente, ce qui nest pas toujours le cas du chercheur en
général, a fortiori chez le jeune chercheur
inexpérimenté.
Quant
aux juges, ou plutôt « examinateurs », pour reprendre
le terme utilisé par le Guide
des procédures et critères à appliquer pour déterminer
le statut de réfugié, leur objectif est de découvrir,
derrière ces récits de
vie[45] des demandeurs dasile,
une vérité devant correspondre à la réalité,
celle de la distinction entre le vrai et le faux demandeur. Nous questionnant
sur le « dialogue » entre lavocat et le demandeur
dasile, nous avons donc choisi de récolter des récits
faits par les avocats, portant sur la façon dont ils traitaient la
« question de la vérité » et leur façon
dorienter les récits de vie. Notre technique denquête
a donc consisté à récolter des récits de pratiques
dorientation de récits de vie.
Un
mot maintenant sur la récolte de ces récits. Nous devons bien
avouer que le fait de porter notre choix sur les avocats nest pas sans
lien avec la difficulté dobtenir des récits de
requérants. La rudesse de lépreuve de lexil et,
tout aussi éprouvante, de la procédure doctroi du statut
de réfugié dans un pays
« industrialisé », a rendu la plupart des demandeurs
dasile méfiants et suspicieux. En outre, sajoutait ce
que nous pensons être une pré-orientation du récit,
cest à dire que pouvant difficilement cacher la profession que
nous exerçons, les demandeurs nous auraient plutôt dit ce que
nous voulions entendre que ce quils avaient à dire, un récit
destiné aux avocats et non au chercheur. Nous lavons dit,
lanthropologue a besoin de temps, de beaucoup de temps.
Nos
errements initiaux sont aussi à la base de ce choix. En effet, alors
que nous nous trouvions, au début de nos recherches, dans la salle
dattente de lOFPRA, en compagnie de requérants dans
lexpectative dun entretien avec un officier de protection, nous
tentions de lier connaissance et dobtenir des demandeurs quils
nous confient lhistoire de leur vie. La seule réponse jamais
obtenue fut la suivante :
« Nous, on raconte notre
histoire, cest tout ! », suivie dun mutisme
circonspect. Il nous a donc fallu apprendre à poser sinon les bonnes,
au moins de meilleures questions (BERTAUX ; ROULAND : 166).
A
linverse, ma qualité davocat ma ouvert tout grand
les portes de la salle des avocats de la Commission des recours des
réfugiés, me présentant, et par la suite étant
présenté, comme un « confrère ».
Ce qui constituait un inconvénient dun côté devenait
un avantage de lautre. Me trouvant, en quelque sorte, dans le bon camp,
être un allié, les langues se sont déliées plus
facilement. On na peur que de ce quon ne connaît pas. Vu
mon assiduité aux audiences de la Commission, jai rapidement
été reconnu au point que je navais parfois plus besoin
de me présenter, car certaines des personnes auxquelles je
madressais me disaient avoir entendu parler de moi, confirmation de
ce que lanthropologue est bien le premier observé (ROULAND :
163).
Dans la mesure du possible, nous avons laissé les gens venir
à nous, comme ce président de chambre sinquiétant
de ma présence insistante en salle daudience :
« Que faites-vous ici ?
Attendez-vous pour une affaire ? Etes-vous de la famille dun
requérant ? » (Audience du 30.04.2002 devant la
CRR). Après avoir expliqué ce que je
« faisais » là, ce président ma
accordé un rendez-vous afin de parler un peu plus longuement de
« tout cela ». Il nen reste pas moins que la position
de lanthropologue étonne dabord, amuse ensuite, enfin
gêne. Ainsi un avocat nous demanda un jour pour le compte de qui nous
espionnions.
Mais
revenons à nos récits de vie constituant la base de travail
de lavocat. Dune part ces récits reflètent la
cosmogonie des demandeurs dasile parce quil y a une façon
socio-culturelle de raconter sa vie, cest à dire en fonction
de notre topos. Chaque histoire sinscrira dans une région
précise, invoquera un motif spécifique ou un cumul de ces
motifs[46], aura pour cadre social
(familial, professionnel,
) un environnement particulier,
etc.[47] Il existe néanmoins
une constante pour tous ses
récits, le fait que nous devons apprendre à « lire
entre les lignes » car il a fallu, dans « ces
pays » où la liberté dexpression nexiste
pas ou si peu, apprendre à maîtriser un art décrire
(STRAUSS, cité par NOIRIEL : 249).
Dautre
part, vu les critères définis par la Convention de Genève,
une persécution ne sévit jamais que par référence
à un groupe racial, religieux, national, social ou politique. On
rencontrera donc, par la force des choses, des récits types. Il y
a une façon algérienne de raconter des persécutions
infligées par des groupes armés dans laquelle, par exemple,
le fait dêtre stoppé par un « faux
barrage » (sous-entendu de police) revient sans cesse. De même,
on retrouve dans la fuite des massacres des camps de réfugiés
rwandais en République démocratique du Congo la traversée
des forêts équatoriales, le transit par dautres camps
pour se rendre vers Kinshasa ou Brazzaville. Il y a des points de passage
obligé.
Le caractère typique de ces récits a fait quune
véritable industrie est née autour deux, soit vendus
par danciens migrants avant les entretiens (MAYOYO BITUMBA : 98),
soit pour les recours contre des décisions refusant loctroi
du statut de réfugié. Répondant à la question
posée par un des membres de la formation de jugement pour savoir si
le récit écrit dans le recours lavait bien été
par le requérant, un avocat précisait que :
« (
) il y a une officine
à Paris qui fait ça, (qui fait traduire les récits et
les retranscrit), donc cest difficile de contrôler, il ny
a aucune traduction après du français vers la langue
dorigine pour voir si cela a été bien
traduit. » (Audience du 26.04.2002 devant la
CRR).
Pour illustrer le « difficile chemin vers
lexil », nous avons choisi un exemple de récit
caractéristique donné par un journaliste africain. Pour ne
pas alourdir inutilement le corps du texte du présent travail, la
quasi intégralité de ce qui est en réalité une
lettre écrite à sa mère par un journaliste
sierra-léonais réfugié en France est reproduite en annexe.
La principale raison pour laquelle nous avons pris ce texte est quil
a été publié, nous avons donc ce sentiment de ne pas
trahir une confiance. On remarquera le foisonnement de détails et
le style « journalistique », la précision des
heures et lenchaînement « cohérent »
des événements décrits. Cest ce genre de récit
que lon peut entendre en entretien, même si tous ne sont pas
toujours aussi « limpides ».
Cest
aussi ce genre de récit que tendent à obtenir les avocats.
Mais avant danalyser plus profondément leurs discours et leurs
pratiques, nous présenterons tous les acteurs accompagnant le demandeur
dasile sur son « chemin » et décrirons les
logiques qui donnent sens à leurs actions afin davoir une vue
densemble. Partant dun cas pratique, ce sera lobjet du
point suivant.
Comme la éprouvé par son observation-participante,
le dit et doit le penser LE ROY,
« (l)e droit nest pas
tant ce quen disent les textes que ce quen font les
citoyens » (1999 : 33). Par cela même il attire
notre attention sur le fait que les expériences dacteurs
sont essentielles en anthropologie
du Droit. Nous commencerons donc par une présentation de lensemble
des acteurs qui croisent le chemin du demandeur dasile et lui donnent,
à chaque rencontre, une nouvelle direction.
(A)
Ces
acteurs ne sont bien sûr pas isolés, ils sont inscrits dans
le monde, et si lanthropologue choisit comme point de départ
une petite unité sociale (Cf. supra), cest pour finalement toucher
lensemble de la société dans son rapport local /
global (KILANI) et comprendre
les logiques de lHomme (anthropo-logos) ou comme le dit VANDERLINDEN,
« (
)
appréhender
(le réel ou la
réalité sociale) que
ce soit directement ou indirectement ;
transmettre
(ce que lon a
appréhendé en fonction de nos catégories
conceptuelles) que ce soit aux
intéressés ou à lAutre ;
comparer les notions et mécanismes rencontrés
avec ceux qui, soit sen rapprochent, soit sen distinguent dans
dautres sociétés et, enfin,
expliquer
le pourquoi de ces similitudes ou de ces
différences. »
(61). Ce sont des gens en interaction quil nous faut que
« étudier » et pour répondre à la
question fondamentale « à qui et à quoi ça
sert » (Cf. supra), nous privilégierons une perspective
pragmatique.
Ce
pragmatisme est une exigence de lanthropologie du Droit (LE ROY,
1999 : 33-34,181). Ce terme dorigine grecque dont la racine est
pragmatikos (ROBERT, 1973) nous renvoie directement à
laction qui, à son tour, fait intervenir le paradigme du jeu
cher à LE ROY en ce quil y a action dans le jeu, ce que
lAnglais traduit par play (1999 : 178-184). Nous nous attacherons donc, pour
terminer cette première partie, à identifier les logiques
sous-jacentes au jeu des acteurs en situation au départ dun
cas pratique, découvrant ainsi des logiques à létat
pratique (BOURDIEU, cité par LE ROY, 1999 : 40).
(B)
Si
nous pensons que plusieurs logiques sont à luvre en droit
des réfugiés, les acteurs dont elles guident les actes et les
paroles en leur donnant un sens peuvent être rassemblés sous
deux figures emblématiques : le demandeur dasile et
lEtat, le destinataire de la demande.
Il
peut sembler à première vue, par cela même quil
existe une demande et son destinataire, que lEtat soit en position
de force et quil dispose dune entière liberté pour
prendre sa décision. Nous avons cependant vu (Cf. supra) que cette
liberté nest pas totale en ce quil y a une obligation
de répondre positivement à un minimum de demandes. Sans cela,
on assisterait à une remise en question des principes fondateurs de
notre société ou, à tout le moins, se poserait un
problème de légitimité. En effet, nous lavons
dit, octroyer le statut de réfugié à des demandeurs
dasile permet de voir clairement quelles sont les valeurs que défend
notre société. Son défaut empêcherait de les
(re)connaître et, en reprenant les définitions données
de légitimation et de légitimité données par
le Dictionnaire encyclopédique
de théorie et de sociologie du droit, on peut en inférer
que la légitimité de valeurs et dun pouvoir reposant
sur ces valeurs repose sur la
reconnaissance de ceux qui en sont
les réceptacles (des valeurs) ou sujets (du pouvoir) (ARNAUD :
342-345).
Avant
la taxonomie des acteurs en ces deux catégories que nous avons
identifiées, remarquons encore que sil y a demande, cest
quil y a, en quelque sorte, une offre. En matière
dimmigration clandestine, dont nous avons vu quelle est proche
de la question des réfugiés, certains ont montré que
cette offre sassimile parfois presque à une demande, demande
de main duvre bon marché, et facilement exploitable car
se trouvant dans une situation précaire aussi bien au niveau social
et économique que juridique.
(SASSEN[48] ;
MORICE ; ANGEL LLUCH) Certains pays ont aussi définis leurs besoins
en immigrants parmi lesquels les réfugiés ne constituent
quune catégorie, ces derniers faisant alors lobjet de
froids calculs dintérêt. (HCR, 2000 :
172-173).
Après
ces courtes réflexions sur la position des acteurs, attachons-nous
à les regrouper sous ces deux figures que sont 1. le demandeur et
2. lEtat (daccueil).
1.
LE
DEMANDEUR
Cette
catégorie comprend, dans le pays
dorigine :
-
lacteur central qui est bien évidemment
le demandeur lui-même,
-
lagent de persécution
(« On entend normalement par persécution une action qui est le
fait des autorités dun pays. Cette action peut également
être le fait de groupes de la population qui ne se conforment pas aux
normes établies par les lois du pays. (
) Lorsque des actes ayant
un caractère discriminatoire grave ou très offensant sont commis
par le peuple, ils peuvent être considérés comme des
persécutions sils sont sciemment tolérés par les
autorités ou si les autorités refusent ou sont incapables
doffrir une protection efficace. » (HCR, 1992 :
18)),
-
lannonciateur (Le demandeur ne prend pas toujours,
voire rarement, seul la décision de partir. Ce choix peut être
influencé par différentes personnes que nous avons regroupées
sous le terme « annonciateur » en référence
à la terminologie de FAVRET-SAADA, pour qui ce personnage est celui
qui introduit dans une dynamique nouvelle, dans son occurrence, la sorcellerie
et pour nous, lexil. (38) Il peut sagir de membres de la famille
ou de proches renseignés soit sur les intentions des persécuteurs,
par exemple par leur profession en tant quagent de lEtat
ils peuvent être mis au courant, pour telle raison, des poursuites
qui vont être lancées contre telle personne soit sur
lidentité dun
« passeur »),
-
le passeur (Sous ce terme se retrouvent toutes les personnes
qui, de près ou de loin, font le pont entre le lieu de départ
et le pays daccueil. Leur nombre peut être élevé.
On peut y inclure les compagnies aériennes ou maritimes, dautant
plus que ces transporteurs se voient parfois infliger de sanctions
(LOCHAK : 56)),
et
dans le pays daccueil :
-
dautres étrangers qui sy trouvent
déjà (Il sagit souvent de la famille élargie ou
damis et parfois de membres de la communauté
dorigine),
-
d« indigènes » du pays
daccueil (Il existe dans les « pays
industrialisés » de plus en plus dassociations de
soutien et de défense des intérêts des immigrés
en général et des réfugiés en particulier et,
bien sûr, des droits de lHomme. Toujours sous la figure du demandeur
et dans ce groupe d« indigènes », on peut
aussi placer le personnel des centres daccueil pour demandeurs
dasile qui les assistent dans leurs démarches administratives
en vue de faire aboutir leur requête.),
-
et enfin les avocats
(Ils peuvent intervenir à différents stades de la
procédure. Si nous les mentionnons dans ce groupe, cest parce
que leur rôle premier est de les conseiller, assister et représenter.
En outre, ils sidentifient très souvent à leur client,
les expressions suivantes résonnant régulièrement dans
la bouche davocats :
« On nous a refusé
le statut »,
« On va être
expulsé »,
« Jai reçu le
statut »).
2.
LETAT
Cette
catégorie comprend, dans le pays
dorigine :
-
la représentation du pays daccueil dans
le pays dorigine (Dans le cadre de procédures exceptionnelles,
le demandeur dasile peut sadresser directement à
lambassade ou aux services consulaires du pays duquel il souhaite recevoir
une protection. En France, ce genre de procédures est organisé
par le ministère des Affaires Etrangères (BRACHET :
9)),
et
dans le pays daccueil :
-
les agents de lEtat chargés du contrôle
des frontières du territoire,
-
les services administratifs qui ont pour fonction de
transmettre la demande dasile à lorgane compétent
(Pour les acteurs de ces deux dernières catégories, nous avons
vu (Cf. supra) quils peuvent entraver le requérant dans ses
démarches.),
-
lorgane qui a pour mission doctroyer le statut
de réfugié sur base dun examen de la demande (En France,
il sagit de lOffice de protection des réfugiés
et apatrides. Il est déplorable que, devant lOFPRA, toutes les
demandes ne fassent pas lobjet dun entretien, lOffice se
prononçant alors uniquement sur base dun dossier écrit.
Il sagit dun formulaire rempli dans les services administratifs
mentionnés ci-dessus. (WITHOL DE WENDEN : 74 ; RAPOPORT :
186) En effet, comme le mentionne le
Guide du HCR,
« (si) les renseignements
utiles sont en premier lieu donnés sur la base dun questionnaire
standard, (ceux-ci) ne seront pas suffisants pour permettre de prendre une
décision, et un ou plusieurs entretiens personnels seront
nécessaires. » (HCR, 1992 : 52)),
-
le(s) organe(s) chargé(s) de lexamen
déventuels recours (Exerçant un rôle de juge de
plein contentieux, la Commission des recours des réfugiés est,
en France, chargée dexaminer les recours contre les décisions
de lOFPRA. La décision quelle prendra est, à son
tour, susceptible dune cassation administrative devant le Conseil
dEtat.),
-
et enfin les Cours et tribunaux de lordre judiciaire
(Ils interviennent principalement pour régler des questions de ce
que lon a nommé, par euphémisme,
« rétention » illégale.
« (D)ans lesprit des pouvoirs publics, le juge doit désormais
être un auxiliaire de la lutte contre limmigration clandestine
et non plus le garant du respect du droit et des formes
légales. » (LOCHAK : 57)).
Il
subsiste une dernière personne au rôle extrêmement important
que nous ne savons où placer, ne sachant pas si elle oscille dun
registre à lautre ou si elle est véritablement neutre.
Comme lobserve dailleurs GOODWIN-GILL à propos de
lévaluation de la crédibilité du demandeur,
« (celle-ci) se trouve compliquée par le fait que
linterprète a souvent pour effet de filtrer linformation
dans les deux sens, par lélément subjectif que constitue
la peur dans la définition du statut de réfugié
comme dans la procédure elle-même ainsi que par les facteurs
culturels qui influencent la narration des événements,
lénoncé de la
vérité, la dissimulation et le fait de sattribuer une famille ou
dautres relations de plus ou moins grande importance. »
(26) (cest nous qui soulignons).
« Nous jouons des rôles différents
selon que nous travaillons avec lavocat ou que nous sommes présents
en Commission. » nous précisaient eux-mêmes les
interprètes de la Commission des recours des réfugiés.
(Audience du 25.04.2002).
Cette
apparente neutralité porte néanmoins la marque de
linstitutionnel. « Je ne sais pas si je ne suis pas tenue
au secret
Cest pourquoi je préfère me taire et
ne pas répondre à vos questions,
désolée ! », nous confiait une interprète
en langues russe, ukrainienne et française.
(Ibid.)
Après ce tour dhorizon des acteurs, examinons les logiques
qui les gouvernent. Cest lobjet des paragraphes suivants qui
closent cette première partie.
Ce
dernier point va nous permettre de passer en revue les logiques dacteurs
avant de nous pencher sur lanalyse spécifique du rôle
des avocats dans le « dialogue » qui se noue entre le
demandeur et lEtat. Nous verrons ce quil en est de ce
« dialogue » dans la deuxième partie et nous
reconsidérerons également la position de lavocat. En
effet, lanthropologie juridique est un jeu qui se joue à
différentes échelles et ce nest pas pour rien que dans
son Jeu des lois, LE ROY avait
initialement prévu les
échelles comme point dentrée de son modèle
de représentation dynamique du Droit (44). On passe constamment du
local au global et inversement. Ainsi des avocats dont une première
analyse globalisante de la fonction nous fournira une première logique,
laquelle sera infirmée par une prise en considération de leurs
stratégies de façon plus ciblée. Cela devrait nous amener
à revoir les autres logiques à la lumière de cette analyse.
Mais, rappelons-le, ceci nest quune esquisse. Pour percevoir
toute la portée de notre réflexion, rien de tel quun
cas pratique.
Lanalyse
qui va suivre est le fruit dune collaboration avec Francine MERCIER
alors que loccasion nous était donnée dassister,
le 16 novembre 2001, à une séance plénière de
la Commission des recours des réfugiés (Cf. supra) concernant
trois affaires dans lesquelles la pratique de lexcision était
invoquée comme persécution au sens de la Convention de
Genève.[49] Nous avons voulu
décrypter ce que nous considérions être un terrain pertinent
pour notre discipline,
lanthropologie du Droit, et voir quels étaient les
questionnements émergents.
La
pratique de lexcision, principalement dans les pays africains, est
un thème mobilisateur qui intéresse certainement plus les
Occidentaux que les principales personnes concernées. Pour cette raison,
un public nombreux composé entre autres de journalistes et
dassociations (notamment le GAMS, Groupe femmes pour lAbolition
des Mutilations Sexuelles) était présent. Délicat sujet
vu l« outrance affective » quil suscite (DROZ,
cité par BISSOT & MERCIER : 36), il nous a néanmoins
semblé intéressant à traiter dans le cadre du
« droit des réfugiés » car peu abordé
sous cet angle et, de toute façon, attrayant par la confrontation
des logiques opérée au niveau des acteurs et de leurs
représentations[50].
Il
sagissait de prendre une décision génératrice
de droits, ou de non-droits, portant sur des pratiques exogènes
invoquées dans un cadre bien précis, à lappui
dune demande doctroi du statut de réfugié dans
le cadre de la Convention de Genève. Face à la formation de
jugement composée de neuf membres appelée à en juger
et aux rapporteurs et secrétaires de la Commission (en tout, douze
personnes), trois affaires ont été évoquées.
La
première concernait une femme de nationalité guinéenne
excisée contre sa volonté à lâge adulte.
Elle invoque, selon le rapport fait en séance, un mariage forcé
avec un Musulman, alors quelle était de confession chrétienne.
Des mauvais traitements constants lui auraient fait craindre pour sa vie.
Elle était assistée dune avocate commise doffice
et non spécialisée en ce domaine.
Dans
la deuxième affaire, un couple de Maliens sétaient
opposés à lexcision de leur fille. Dabord menacés
de représailles par les autorités traditionnelles et religieuses
de leur village, le mari a ensuite été passé à
tabac par des membres de sa classe dâge. Après avoir
porté plainte devant un tribunal et ne voyant aucune réaction,
ayant appris que leur élimination était programmée,
ils ont décidé de fuir avec leur enfant.
Il
sagissait, dans le dernier cas, dune femme de nationalité
somalienne qui, outre la guerre civile dans son pays, justifiait son départ
et sa demande doctroi du statut de réfugié par le fait
que sa fille aînée était décédée
des suites dune hémorragie consécutive à son excision
(infibulation) et quelle ne souhaitait pas que sa cadette subisse le
même sort. Cette dernière séance a eu lieu à huis
clos, ce qui nous a permis, en dehors de la salle daudience, de parler
avec les associations qui soutenaient cette femme et ainsi de prendre
connaissance de leurs motivations.
Familiarisés
que nous sommes avec la Convention de Genève, nous comprenons que
la difficulté résidait non pas tant dans la nature des
persécutions, les « mutilations sexuelles »
étant fermement condamnées par un ensemble de textes
internationaux, régionaux et nationaux relatifs aux droits de
lHomme, de la femme et de lenfant, mais surtout dans le(s) motif(s)
de persécution et dans lidentification de lagent de
persécution, pour ce qui est de lélément objectif.
Quant à la crainte proprement dite, élément subjectif,
elle devait être appréciée par rapport au caractère
crédible du récit, la Commission sassurant de ce que,
derrière les apparences, il ny avait pas qu« un
prétexte pour obtenir un titre de séjour en
France ».
Chacun
des trois dossiers avait son point faible. Ainsi, pour la Guinéenne,
le motif de persécution posait problème avec la
crédibilité de ses déclarations. Concernant le couple
de Maliens, il a été décidé quils faisaient
bien partie dun certain groupe social, celui des hommes ou des femmes
ayant transgressé les normes sociales. La question de lagent
de persécution était, par contre, beaucoup plus délicate,
les lois maliennes condamnant la pratique de lexcision. Quant à
la ressortissante somalienne, nous lavons dit, sa nationalité
était contestée. Le statut de réfugié a finalement
été reconnu dans les deux dernières affaires, pas dans
la première. Les décisions de la Commission des recours des
réfugiés sont reproduites en annexe.
Sur base du schéma suivant, voyons
maintenant quelles sont les logiques qui ont été
dégagées pour chaque acteur.
Demandeur dasile
« (Association)
« (Avocat)
« Etat
Trois
logiques primordiales ont été identifiées :
une logique de distinction ou différenciation, une autre de conjonction
et enfin une dernière didentification.
1.
DISTINCTION, DIFFERENCIATION
Cette
logique correspond à celle guidant, dans lexemple que nous venons
de donner, la formation de jugement de la Commission des recours des
réfugiés. Même si celle-ci ne représente pas (au
sens juridique du terme) lEtat, elle peut être reprise dans cette
figure paradigmatique. Il sagit, pour ces
« examinateurs » de faire un tri, de distinguer le
« vrai » du « faux » réfugié
pour naccorder le statut (le reconnaître) quau
« vrai » réfugié. Et, comme nous lavons
dit, cette opération de distinction se légitime par
elle-même en ce sens que si on parvient à distinguer deux
choses, cest quil y a entre elles, ou doit y avoir, selon cette
logique, une différence.
Cette
logique de distinction, de différenciation nimplique bien sûr
aucune complémentarité. Il ne sagit pas dengager
ici une dynamique par la différence où, comme le souligne ROULAND
à propos des sociétés traditionnelles,
« (
) des processus
de conjonction [auraient] pour but de maintenir et perpétuer la
cohérence de la société globale. » (403).
Non, ici, la différence est astreinte à la logique de soumission
pour reprendre un des archétypes dégagés par ALLIOT
(1983), dune soumission à la norme qui a pour unique but de
rejeter hors du droit certaines populations : sans papiers, sans droits,
hors du monde comme lindique à si juste titre AGIER. Cela ne
conduit quà la reproduction dune société
irresponsable et, à terme, globalement
ingérable.
2.
CONJONCTION
Daprès
notre schéma, cette logique caractérise deux acteurs dont on
peut voir quils forment un pont entre le demandeur et ses prétentions
et lEtat, il sagit de lavocat et des associations. En effet,
ils soutiennent la demande du requérant, tentent den comprendre
les ressorts et ladaptent à un cadre juridique donné.
Un
avocat :
« Effectivement, on est les
passeurs, un peu. » (Entretien du
26.04.2002).
Des
membres dune association :
« Ceux qui font ça
seuls, en général, échouent. Nous ne sommes pas là
pour
interpréter leur
demande. » (Audience du 16.11.01).
Il
y a toutefois une différence entre ces deux acteurs au niveau de la
représentation quils ont de leur action respective. Ainsi
lavocat soutient une argumentation dans un cadre de référence
normatif au regard duquel il interprète la demande qui lui est soumise.
Il revendique une certaine neutralité, il est là pour que
lon donne gain de cause à son client. Il ny a donc en
principe, de sa part, aucun jugement de valeur sur les motivations de son
client.
Quant
aux associations, elles fonctionnent dans une logique de conjonction, mais
aussi militante. Elles uvrent en rapport avec les objectifs de leur
création, leur finalité sociale qui est le but fixé
au jour de leur création et souvent repris sous la raison sociale.
Ainsi le GAMS est-il le Groupe femmes pour lAbolition des Mutilations
Sexuelles. Le jugement de valeur est donné de manière explicite.
Une association défend des valeurs, elle a été crée
pour ça, pas lavocat.
3.
IDENTIFICATION
La
dernière logique que nous avons isolée correspond à
celle du demandeur dasile qui doit sidentifier à la
« réalité » du réfugié pour
obtenir ce statut, les clefs de cette identification lui étant
données par les avocats et les associations. Sil ne possède
pas les clefs, autrement dit, sil se présente seul, il y a de
fortes chances pour que laccès au statut de réfugié
lui soit définitivement fermé.
Bien sûr, cette identification peut
nêtre que temporaire et ne préjuge en rien de la
socialisation, en particulier juridique, du requérant. Il y a là
tout un travail à fournir sur lidentité des demandeurs
dasile et ses modifications. Quel est limpact de la reconnaissance
dun statut international ? Comment le requérant, le plus
souvent issu de sociétés dans lesquelles prime le paradigme
communautaire, y compris au niveau du droit (EBERHARD, 2000), se pense-t-il
au regard des catégories de la Convention de Genève, qui est
le fruit dune façon de penser le monde privilégiant
lindividu ? La demande dasile consacrerait-elle le triomphe de
lindividualisme ? Essayant de nous en tenir à une seule
problématique, nous ne pouvons répondre ici à ces questions.
Elles se veulent néanmoins une piste pour déventuelles
recherches ultérieures réfléchissant sur le fait de
savoir si lon demande lasile au prix de son identité.
La
partie suivante va être loccasion de revenir sur ces acteurs
particuliers que sont les avocats, danalyser plus en profondeur leurs
discours et leurs pratiques pour finalement réfléchir sur la
logique qui les anime et que nous avons ici identifiée sous le terme
de « conjonction ». Nous verrons comment, daprès
notre schéma toujours, lavocat remplit son rôle de passerelle
entre un demandeur et le destinataire de cette demande et sinscrit
ainsi dans un ordonnancement juridico-social, tout cela nous menant vers
une conception du droit appréhendant le réel en rapport avec
la vérité.
« Pour
bien faire les choses, il faut en savoir le détail. »
(LA ROCHEFOUCAULT, cité par ROBERT : 466)
« Juger,
cest, de toute évidence, ne pas comprendre, puisque si lon
comprend, on ne pourrait plus juger. » (MALRAUX, cité
par WALD : 529)
« Point de contrainte en religion, la vérité se distingue
elle-même de lerreur. » (Coran, II, 256, cité
par HAMPATE BA : 438)
En
tant quanthropologue du Droit, la norme nous a servi dentrée
en matière. Nous nous sommes penchés sur celle-ci pour voir
ce quelle cachait derrière son apparente logique, sa
cohérence. Nous avons tenté de définir qui était
le réfugié, et nous avons vu le mouvement dialectique existant
entre une définition donnée par la Convention de Genève
et sa prise en compte par les acteurs. Nous navons donc pas
négligé la norme, mais cela ne signifie pas quil faille
sy arrêter.
En
effet, derrière la norme, des logiques sont à luvre
car, comme le dit LE ROY, « un droit peut en cacher un
autre » (1999 : 245-246 ; 1992) ou plusieurs autres,
ce qui a mené à ce que nous pourrions qualifier de fonds de
commerce des anthropologues du Droit tant cette problématique est
au cur de notre discipline, il sagit bien sûr du pluralisme
juridique[51] (ROULAND : 74).
Nous ne traiterons pas du pluralisme juridique en tant que tel, mais nous
mettrons laccent, dans cette seconde partie, sur un groupe particulier
parmi tous les acteurs du Droit ou de la vie, si lon veut reprendre
la métaphore du grand jeu social proposé par LE ROY (1999).,
il sagit des avocats.
Reprenant
la métaphore picturale, nous examinerons ici un détail dune
uvre quil faut imaginer finie, imaginer seulement car elle reste
pour linstant à létat desquisse. Ce détail
portant sur un personnage précis, nous éviterons, dans la mesure
du possible, den faire une caricature.
Nous
avons dit, dans la première partie, la raison de ce choix, tenant
notamment à des contingences pratiques. Il sagira ici de montrer
lintérêt dune recherche sur les spécialistes
de ce droit qui « (
) prend une importance toujours plus
essentielle. » (LE ROY, 1992 : 17-18), et qui a
été qualifié de
droit des procédures (Ibid.). Lorsquil a été
question (Cf. supra) des caractéristiques du droit des
réfugiés, nous avons en effet montré combien il était
paradoxal par sa composition entre modernité et archaïsmes. Nous
avons aussi vu quil constituait surtout un droit de terrain, gouverné
par une seule norme internationale donnant une définition de qui est
un réfugié et offrant un cadre
« procédural » à lexpression des
dynamiques sociales.
« Me
M : A mon avis, dans ce
type de procédure, le droit, il est dans la forme. Et il est exclusivement
dans la forme. Il y a évidemment le cadre qui est très
général et qui est la Convention de Genève qui bouge
avec des jurisprudences
une est restrictive, il y en a dautres
qui sont une ouverture. Je pense euh, bon
aux restrictions,
il y a moins de 10 ans, quand on était réfugié, on pouvait
faire venir son père, on pouvait faire venir
bon, les membres
de sa famille,
Maintenant, cest fini la jurisprudence a
bon, ça cest la loi, elle bouge en fonction
déléments qui sont sociaux, qui sont nationaux. En même
temps, elle peut évoluer, je ne sais pas, je pense aux décisions
sur lexcision récemment, je pense aux décisions
algériennes etc
Bon, donc, la loi, cest le cadre, mais
le droit, cest le respect de la forme et le respect de la procédure,
cest à dire : il faut que les gens aient obligatoirement
la possibilité de sexprimer directement, dans leur langue
maternelle, dêtre assistés dun avocat, et que la
procédure soit contradictoire. » (Entretien du
04.04.2002)
Ce
droit des praticiens du droit est-il cependant identique au
« (
) droit de la pratique
occup(ant) ou contrui(san)t de nouveaux forums » auquel pense
LE ROY et quil oppose
« (
) au droit des manuels
de jurisprudence et au droit des codes, incontournables et occupant les palais
de justice ou les facultés de droit (
) » (Id. :
18) ? Nous essayerons, dans cette partie, de répondre à
cette question en nous appuyant sur les stratégies de ces professionnels
du droit que sont les avocats.
De
même que nous remonterons aux logiques qui déterminent leurs
discours et leurs pratiques, nous irons voir ce que peuvent nous cacher ces
stratégies qui ne sont pas des simples stratégies judiciaires,
en tout cas pas au sens où on lentend habituellement. Mais en
quoi ces dernières diffèrent-elles des premières ?
Pour apporter un premier élément de réponse, examinons
la teneur sémantique de ce terme.
La
définition figurée que nous donne le Robert de ce terme de
facture militaire est la suivante :
« Ensemble dactions coordonnées,
de manuvres en vue dune victoire »
(1973).
Mais
la victoire nest pas nécessairement celle que lon croit.
Ainsi, nous verrons que pour lavocat, il ne sagit pas toujours
de faire obtenir gain de cause à son client, ce que nous entendons
habituellement par lidée de « stratégie
judiciaire ». Cela, bien sûr, nest pas dicible au client
lui-même et napparaît donc pas explicitement dans le discours
des avocats. Après une entrée dans lunivers, physique
et mental, des avocats, nous analyserons donc, dans un premier
chapitre, les rapports entretenus
entre ceux-ci et leurs clients. Il sagira dune analyse de rôle
de lavocat en hors audience.
(chap.
I)
Cest
donc quil y a un rapport au droit bien particulier qui est entretenu
par lavocat. Ce rapport nous est apparu par lobservation de ses
pratiques devant la Commission des recours des réfugiés et,
en filigrane, dans ses discours. Nous avons ainsi découvert ce que
nous avons appelé la construction du crédit. Létude de ses
stratégies, parmi lesquelles cette dernière, fera lobjet
dun second chapitre.
(chap.
II)
Cette problématique est bien au cur de lanthropologie
juridique, car elle nous montre ce quun acteur donné fait du
droit. Cela nous apprendra quil nest pas toujours là pour
le contourner ou le détourner.
Pertinente
en ce sens pour notre recherche est la définition dune
stratégie donnée par DESJEUX et TAPONIER car elle met en avant
les intérêts. En effet,
« elle postule que
les comportements humains sont régis par des intérêts,
que ceux-ci soient matériels ou symboliques (et) la notion de
stratégie postule également que les acteurs sont pris dans
un jeu social à la fois indéterminé et structuré
par eux. » (cités par LE ROY, 1999 : 82-83), et
nous rajoutons que ceux-ci peuvent être plus ou moins conscients. Nous
avons donc dû abandonner la définition donnée par LE
ROY qui met laccent sur laspect volontariste et explicite
(Id. : 84).
On
ne peut sempêcher, lorsquon évoque lavocat,
de penser à un personnage parfois haut en couleurs pérorant
sur la bonté de son client et son innocence dans le crime affreux
dont il est accablé. Son emphase na dégale que
les déplacements dair provoqués par sa robe lorsquil
semporte dans une ample gestuelle. Son ton subjugue et son regard doit
convaincre. Cest limage classique de lavocat pénaliste
en situation. Pour celui-ci, comme pour lavocat spécialiste
en droit des réfugiés dont nous avons montré comment
lenjeu, la recherche de la vérité, les rapprochait, comme
pour tout autre avocat, la phase de laudience nest que
laboutissement dun long
et difficile travail. Il ne sagit que de la face cachée
de liceberg.
Il
a fallu préparer minutieusement sa plaidoirie, mais avant cela
sentretenir avec son client, lécouter, le conseiller et
enfin lassister ou le représenter en justice et devant la Justice.
Continuant notre remontée dans le temps depuis la salle des plaidoiries,
lavocat aura aussi dû avoir un premier contact avec son client,
contact qui nest pas « innocent » en ce sens
quil nest pas dû au hasard et quil est le fruit de
représentations. Cest alors quintervient limage
de lavocat et son traitement.
Tout
cela constitue la partie immergée de liceberg que nous avons
mentionnée, celle qui va nous occuper dans ce premier chapitre. Dans
un premier point, nous traiterons de cette image de lavocat, laquelle
est véhiculée par des discours, des attitudes.
(I)
Le
second point sera consacré à ce que nous avons appelé
le « formatage » ou, daprès les termes des
acteurs eux-mêmes, le « coaching », mais il y a
probablement un peu des deux, du
client. Il sagit de la préparation du client à
laudience et ce travail est particulièrement important en droit
des réfugiés.
(II)
Sa
clientèle est sa raison dêtre, son mode dêtre.
En effet, lavocat est au départ
« (
) celui qui assiste
la personne appelée en justice. Cest un dérivé
de advocare (avouer) (
) » (ROBERT, 1993). Il a donc
intérêt à se créer une bonne clientèle
et à la conserver. Pour cela, il doit apprendre à gérer
sa représentation.
Une
étude récente menée en Belgique sur limage des
avocats nous montrera quel est le « masque » quil porte,
comment il est « vu » et ce quil en fait.
Lui-même est dailleurs victime du reflet que lui renvoient ses
clients et de la représentation que lui sen fait.
(A)
Dans
lanalyse que nous faisons du rôle des avocats en droit des
réfugiés, cest de « leur »
société quil nous a fallu partir. Nous nous pencherons
donc sur ce terrain en particulier et ce sera loccasion dun mot
sur les entretiens que nous avons eus avec eux.
(B)
Se pencher sur limaginaire de
lavocat, cest, en définitive, se demander quel est son
rôle. En effet, « (l)e
rôle nexiste ainsi que comme une certaine représentation
des rapports sociaux selon linterprétation qui en est donnée
par lobservateur extérieur et, surtout, par les
acteurs.
Le
rôle est (
) associé à des attentes, celles de
lacteur de référence pour obtenir la reconnaissance de
sa position et de la légitimité des actes qui sont induits
par le rôle, celles des autres acteurs à légard
de certains de ses comportements par action ou
abstention. » (LE ROY, 1999 : 51).
Daprès létude
évoquée ci-dessus concernant limage de lavocat,
léchantillon de la population interrogée était
composée de personnes intéressées par le sujet ayant
directement ou indirectement eu affaire à un avocat. Elles étaient
donc toutes des clients potentiels.
« (Ces) personnes ont situé la mission de lavocat à
deux niveaux : une mission collective incontestable (lavocat est
perçu comme le garant de la démocratie, de lordre, de
la liberté dexpression : un interface avec la justice)
et une mission individuelle (défense de lindividu) qui est remise
en question. Malgré leur expertise spécifique, les avocats
sont perçus comme dépourvus de conscientisation
professionnelle : manque dengagement, absence de valeurs morales,
absence de véritable prise de position auprès du citoyen et
on leur prête une vision mercantile. » (ORDRE FRANÇAIS
DES AVOCATS DU BARREAU DE BRUXELLES, 2002b). Il découle de la même
étude que ces griefs sont spécifiques à lavocat
et nentachent pas les professions proches (huissier, notaire et
médiateur).
Le manque de transparence est évoqué
à de très nombreuses reprises, à propos des honoraires
réclamés, des informations fournies quant au déroulement
de la procédure, sa durée et son issue, à propos encore
des engagements pris par lavocat (manque de clarté, de
rigueur,
). Ce dernier grief concerne tout particulièrement le
fait que certains avocats ne plaident pas nécessairement, en personne,
les affaires pour lesquelles ils ont été consultés,
en laissant le soin à leurs collaborateurs, sans en aviser au
préalable leur client. La dernière faiblesse pointée
par létude en question concerne l « image
élitiste attribuée à des comportements ritualisés
qui renforcent lidée de caste », vision fort
répandue. (Id.)
Que faut-il en tirer comme conclusions par
rapport à notre analyse de limage de lavocat, si ce
nest quil faut tenter de laméliorer ?
Nous nous poserons dabord la question
de savoir jusquà quel degré cette image est conforme
à la réalité. En fait, cela dépend
énormément des personnalités diverses de chacun et de
leurs pratiques respectives et il serait certainement illusoire de vouloir
confronter un imaginaire à une réalité statistique,
par exemple concernant limage élitiste de lavocat,
élément tout à fait subjectif et incontrôlable.
Quoi quil en soit de cette réalité, limage, elle,
existe et est bien réelle. Il faut donc sintéresser aux
raisons qui sont à la base dune telle
vision.
Nous pensons en connaître la cause.
Mais avant, insistons encore sur le fait que cette image est un de leurs
instruments. Ils en usent face au client, face au juge. Elle rentre dans
leurs stratégies. Elle intervient dans la construction de leur
crédit, ce « capital » indispensable, comme nous
le verrons dans le chapitre suivant. Il est donc extrêmement important
quils puissent la connaître, quils puissent voir quel est
leur reflet afin ainsi de sadapter et dintégrer des
modifications de représentations. Ce nest pas pour rien non
plus que cette étude a été commandée par un barreau,
en lespèce, les membres francophones de lordre des avocats
du barreau de Bruxelles.
Cette image des professionnels du droit
manquant de transparence, et lon sait combien dans notre
société cette transparence est importante et considérée
comme la marque de la
démocratie[52], est, à notre
avis, due au rôle ambigu que joue les avocats.
En effet, et comme la relevé
létude mentionnée, les avocats ont une double mission,
un double rôle. Ils jouent un double jeu en assurant linterface
avec institutionnel. Ils sont à la fois garants de certaines valeurs
et en même temps défendent des individus. La duplicité
provient du fait que ces individus quils ont pour mission de défendre
sont « justement » accusés de menacer les valeurs
de la société.
Cest à ce moment
quintervient la délicate question de la vérité.
Elle est polémique en ce qui concerne les avocats et nombre
didées fausses ou pas didées du tout circulent
dans le public. Cest, en fait, une certaine image
« négative » du client, créée par
la vindicte populaire ou, dans notre cas, une représentation duale
(travaillée ou récupérée comme nous lavons
vu en première partie) de limmigré, soit réfugié,
soit clandestin, qui se répercute sur lavocat. Car une
atmosphère de mensonge et de fausseté règne en droit
des réfugiés, car les immigrés sont vus comme des personnes
tentant de contourner ou détourner la loi, leurs avocats y sont
assimilés.
On reprochera dès lors à
lavocat, persuadés que nous sommes quil connaît
la vérité, de détourner des valeurs
« centrales » de notre
société[53] au profit de personnes
dont il assurerait la défense en mettant en péril son
univers[54].
Labsence de conscience et laspect mercantile de sa profession
sont alors mis en avant par les gestionnaires du prêt-à-penser
à qui nous abandonnons parfois trop rapidement notre libre
arbitre[55].
La question de la vérité laisse
lavocat perplexe. « Il
est une difficulté que les avocats rencontrent souvent et que le public
méconnaît généralement. On croit communément
que lavocat sait, dès quil reçoit un client dans
son cabinet, si la cause est bonne ou mauvaise. Certes, parfois lavocat
sent rapidement si son client dit la vérité, sil a tort
ou raison, mais le plus souvent, il nen prend une conscience nette
quaprès plusieurs jours, voire plusieurs mois. »
(BOYER CHAMMARD : 70), quand il en prend conscience.
Récapitulons. Avant de voir quelle
est la solution pratique quil a finalement choisie, reprenons le dilemme
de lavocat.
Il est inscrit dans un topos socio-culturel
face auquel il ne peut, sans perdre pied, renoncer à certaines valeurs
qui sont celles de la société dans laquelle il vit et dont
il est le fruit. En même temps, il est pris dans un ordonnancement
juridico-social qui met aussi laccent sur certaines valeurs auxquelles
lavocat croit, comme par exemple le fait que toute personne a droit
à un procès équitable, dans un délai raisonnable,
par un tribunal indépendant et impartial, assisté, le cas
échéant, dun avocat et dun interprète dans
sa langue,
(article 6 de la Convention européenne de sauvegarde
des droits de lHomme et des libertés fondamentales). Selon cet
ordonnancement, un rôle bien précis lui est assigné,
il est là pour défendre et non pour juger. Le juge, lui, a
ce rôle de découvrir la vérité, de se prononcer,
de prendre une décision. Il y a eu une répartition des rôles
quil serait dangereux de modifier.
Quand bien même lavocat
connaîtrait la « vérité », il ne
pourrait la dire sous peine de sexclure du jeu du Droit qui est à
la fois jeu social ; ce serait ce condamner à lostracisme.
On comprend parfaitement quun avocat se vantant non de défendre
ses clients mais de les juger nen attirerait plus aucun. Il perdrait
son mode dêtre et ne serait donc plus.
La solution adoptée par les avocats
a donc été la suivante : entretenir un certain flou et
ne pas découvrir tous les ressorts de son activité, en tout
cas, évacuer la question de la vérité.
« Me
M : Cest un vaste problème qui ne concerne pas seulement
le droit des réfugiés, cest le problème de tout
avocat et comment il se situe par rapport à la parole de son client.
Je crois quil faut dabord éliminer le problème
de la vérité, cest à dire « est-ce que
le client dit la vérité ou pas ? », je ne suis
pas sûr que ce soit notre problème à nous autres avocats.
Nous, on nest pas là pour ça. Ce sont les juges qui sont
là pour dire si cest vrai ou cest pas vrai. Nous, on est
là pour donner tous les moyens à notre client de faire aboutir
sa parole, que ce soit au pénal, que ce soit au civil, au
prudhomme, devant la Commission de recours des réfugiés,
le problème est rigoureusement identique. Avec quand même
cette différence quen droit des réfugiés, il y
a un aspect moral qui est, paradoxalement, encore plus important que dans
le procès pénal. Dans le procès pénal, la loi,
française en tout cas, reconnaît à la personne qui est
mise en examen, le droit de mentir. Ca fait partie des droits de la personne
mise en examen, elle ne prête pas serment et elle peut préparer
sa défense et exposer sa défense en racontant nimporte
quoi. Personne ne pourra jamais lui reprocher. Enfin, la sanction ce sera
la condamnation éventuelle pour les faits qui lui sont reprochés.
En matière de réfugiés, le problème est beaucoup
plus compliqué parce quon nous reproche, à nous autres
avocats, ce qui me semble un reproche complètement indigne,
dêtre complices de nos clients sous prétexte quon
apporte leur parole et quon la porte
complètement. »
(Entretien du 04.04.2002)
« Me
A :
Moi, je dirais quà la limite, et ça , je suis sûrement
le seul à penser ça ou à loraliser, je dirais
que nous, à la limite, en tant quavocats, on a un relatif beau
rôle dans cette affaire. On na pas le souci de chercher si ce
que disent les mecs cest vrai ou cest pas vrai. Et euh, bon,
cest vrai quil est souvent de bon ton de la part des avocats
de taper sur la
les juges et tout ça
euh
» (Entretien du 26.04.2002)
Quel que soit le jeu qui se joue entre
lavocat et le juge autour de la question de la vérité,
dont nous verrons quil ressemble à des confrontations de croyances
de vérité dans lesquelles lavocat en fait beaucoup plus
que ce quil ne veut bien en dire (Cf. infra), lapparence,
limage est sauve. On retrouve bien là cet écart entre
le dire et le faire, entre le discours et la pratique qui est
caractéristique de la société moderne (Cf.
supra ; KILANI) où il y a dune part le discours, le
côté officiel et de lautre, la pratique, les conflits
sociaux, les valeurs, etc.
Pour le client, ce jeu restera opaque si
lavocat a bien su gérer son « image » et
celui-ci aura limpression davoir été correctement
défendu.[56] Le positionnement de
lavocat par rapport à la question de la vérité,
sil peut, sil doit transparaître pour le juge, comme nous
le verrons au moment où nous tacherons de définir ce
mécanisme que nous avons identifié comme
la construction du crédit,
en revanche, il ne peut percer pour le
client.[57]
«
Me
B : (I)l faut aussi que la personne ressorte en ayant le sentiment
davoir été défendue. euh
Donc, il faut ne
pas en faire trop, mais en faire suffisamment pour que les gens aient le
sentiment
pour que le requérant ait ce sentiment davoir
été défendu, je pense, malgré tout très
important.
MOI : Comment
voyez-vous le rôle de lavocat ?
Me
B : Défendre un dossier
où il ny a rien
, je pense que cest le rôle
de lavocat de dire à un client personnel : « je
ne crois pas votre dossier, je ne le prends pas en charge, il ny a
rien dedans », je pense quon peut le dire. De toute façon,
il y aura toujours un avocat pour le défendre. En revanche, à
laide juridictionnelle où on na pas cette possibilité,
euh
je pense que
en tout cas, en faire le minimum et suffisamment
pour que la personne ait le sentiment davoir été bien
défendue, oui, cest
important. » (Entretien
du 26.04.2002)
« Me
A :
Alors, le problème, cest queffectivement, on a à
la fois un problème très
on a souvent un problème
aussi dune nature très professionnelle et très bassement
de relation davocat au client. Souvent, quand le mal est fait, outre
euh
la possibilité quon a en pratique de rétablir
la barre, aussi justifier vis-à-vis du client la pertinence de notre
rôle davocat et de notre intervention parce que le client ne
comprend pas, souvent. « Mais pourquoi
», il se
dit
finalement
»
(Entretien du 26.04.2002)
Tout cela nous montre donc que lavocat
doit, pour une bonne gestion de son image, connaître et tenter de
maîtriser lensemble des paramètres qui entrent en ligne
de compte dans sa représentation. Ainsi, il dépend de limage
que lon se fait de son client, le demandeur dasile en
loccurrence et des attentes que les acteurs sociaux, son client, le
grand public et le juge, se font de son « rôle ».
Tous les éléments définis en première partie
sont donc importants car ils participent de cette image du réfugié
dont lavocat ne peut se défaire.
Avant détudier
la matérialité de la relation davocat au
client, nous ferons une brève mise au point, dans les paragraphes
suivants, portant sur les caractéristiques des avocats en droit des
réfugiés et ceux avec lesquels nous nous sommes entretenus.
Nous retournons donc sur le terrain car
cest là que lon peut
« (
) recueillir sur
(la société étudiée) des informations directement
fournies par les intéressés eux-mêmes. »
(BONTE & IZARD : 470). Nous laisserons donc, dans la mesure du possible,
cest à dire en rapport à la structure que nos avons voulue
pour notre travail, la parole aux acteurs. Car cest en reprenant leurs
termes et en les analysant, on peut voir les représentations et le
sens qui se cachent derrière eux.
Il nous faut donc dire un mot sur les personnes
choisies pour nos entretiens dont nous avons essayé quils soient
menés de façon aussi libre que possible au départ, et
orientés (semi-dirigés et dirigés) au fur et à
mesure que nous avancions dans notre recherche. Cest dailleurs
probablement autant elles qui nous ont choisis que nous les avons choisies.
Nous lavons déjà dit,
laccueil réservé par les avocats de la Commission était
teint, sinon de complicité, du moins dun air de
confidentialité. Nous ne reviendrons pas là-dessus (Cf.
supra ; note 3 partie I).
La Commission des recours des
réfugiés nous est apparue comme un microcosme dans lequel tout
le monde finit par se connaître très rapidement. Ainsi, après
avoir fréquenté la Commission pendant un temps, nous avons
repéré les avocats qui revenaient le plus souvent. Certains
noms également ont circulé avec lémission davis
sur leurs qualités ou défauts. Nous avons retenu ceux
qui étaient considérés comme des spécialistes
dans cette matière du droit des réfugiés. Tous
évidemment nont pas montré le même intérêt
pour mes recherches, dautres encore nont pu me consacrer que
très peu de leur temps, ce dernier leur faisant déjà
cruellement défaut, occupés quils étaient à
préparer le dossier qui allait passer devant une section de la Commission
ou alors, un autre dossier, un recours,
en attendant leur tour.
Deux-mêmes, certains avocats se sont présentés
comme non-spécialistes et refusaient dès lors de sentretenir
avec nous.
Nous navons pas de statistiques sur
le nombre davocats qui gravitent autour de la Commission. Notre estimons
que leur nombre doit varier autour dune cinquantaine, sans compter
ceux qui, au titre de laide juridictionnelle, sont occasionnellement
saisis dun cas de demandeur dasile.
Vu la centralisation des organes chargés
de lexamen des demandes dasile et des recours contre les
décisions refusant le statut de réfugié, ils proviennent
tous de barreaux franciliens.
« Me
A : Et, contrairement à ce que ça pourrait donner un peu
limpression de lextérieur, il ny a pas de volonté
de phagocyter les
de phagocyter le marché, entre guillemets.
Simplement, cest euh
Souvent,
à la Commission, quand on demande des renvois en disant euh
:
« on est débordé de travail, on a
euh
» (Son portable sonne) Non, je ne réponds pas.
« On a euh
5 dossiers aujourdhui ». On nous
dit : « Vous navez quà recruter des
collaborateurs. Sinon, vous navez quà refuser les
dossiers. » Il se
trouve que cest un contentieux qui attire peu de gens. Et le fait que
ça attire peu de gens, ça a pour conséquence, en pratique,
que lon trouve toujours les mêmes avocats devant cette Commission.
Ca peut donner limpression de lextérieur quil y
a des avocats qui ont trouvé un créneau et qui sont là
en train de sagripper
une clientèle et tout ça.
Alors, il y a déjà un élément qui peut expliquer
que les avocats parisiens ou de la proche banlieue soient beaucoup plus investis
ici. Et cest un élément qui tombe sous le sens, cest
que cette Commission, elle a une compétence nationale. Donc, par voie
de conséquence, les avocats qui sont proches de cette Commission,
géographiquement parlant, ont beaucoup plus la possibilité,
matériellement, de venir ici, quun avocat qui est à Nantes,
qui est à Lyon et à Marseille. Pourquoi ? Un client qui
est à Marseille, qui prend un avocat de Marseille pour lassister
devant la Commission à une audience qui commence à 13 h 45,
ça veut dire quoi ?
a veut
dire que ce client doit payer à lavocat, outre ses frais de
prestation intellectuelle, les frais de déplacement et en plus de
ça, il doit payer une quote-part du manque à gagner de la
journée. Parce que pour être là à 13 h 45, quand
tu viens de Marseille, ça pèse la journée de lavocat.
Donc, ça fait que les honoraires de lavocat, ils explosent par
rapport aux honoraires qui seraient ceux dun avocat de Paris. Donc,
ça, cest un premier
point. » (Entretien
du 26.04.2002)
Daprès les dires des avocats
eux-mêmes, il sagit, en quelque sorte, dune
« grande famille » où tout le monde se connaît.
Elle a ses patriarches, les « dinosaures » de la Commission
et ses derniers arrivés qui nont dautre choix que de se
faire accepter par ceux qui leur prodigueront dutiles conseils et
informations sils voient que les jeunes montrent un certain
intérêt.
Cela permettra aux plus
« jeunes » de gagner de plus en plus daffaires
et de se créer ainsi une véritable clientèle qui ne
soit plus seulement constituée de dossiers pour lesquels lavocat
est commis doffice au titre de laide juridictionnelle, cette
saisine étant la porte dentrée de la Commission. Mais
écoutons-les, plutôt.
« Me
A :Deuxièmement, tu ne pourras jamais faire autrement que le
type qui a été défendu avec succès par tel avocat,
il donne le nom de cet avocat à son cousin qui vient darriver
de son village et qui a besoin, à son tour, dun avocat pour
le défendre, lui aussi devant la Commission de Réfugiés.
a fait que, effectivement, il y a une sorte de prime à
ceux qui sont là depuis longtemps. Et puis, il y a aussi le fait
quil y a quand même très très peu de nouveaux entrants.
Alors moi, je parle dautant plus librement de tout ça que jai
commencé ici en 1998 uniquement au titre de laide juridictionnelle.
Cest à dire, cest
là, aujourdhui,
javais deux dossiers, un daide juridictionnelle et un hors aide
juridictionnelle. Donc, quand jai commencé ici, moi, javais
pas de
jétais inconnu. Javais aucune affaire et
aucune clientèle et aucune communauté sur un plateau et jai
bossé tous mes dossiers vraiment avec acharnement, sans faire de
différence aucune. De toutes façons au départ,
jaurais pas pu en faire puisque y avait que des dossiers daide
juridictionnelle. Et, je crois que le sérieux que jai
montré
jai écouté comment ça
bon,
ben je veux dire, jai écouté les autres, jai vu,
tout ça, jai appris, jai bossé et finalement ça
a porté ses fruits puisquaujourdhui, cest un peu
linverse, jai de moins en moins daides juridictionnelles
et de plus en plus de dossiers dits à honoraires libres. Bon, je veux
dire par là que, quand je suis venu ici, la situation était
déjà bien campée, il y avait déjà des
anciens qui étaient là depuis des années, qui occupaient
le terrain. Jai réussi petit à petit grâce à
mon boulot et à mes résultats à me faire une place.
Donc, rien nest jamais acquis, mais rien non plus nest impossible.
Donc euh
Me B (jeune avocat de la Commission avec qui jai
également eu un entretien), il fait surtout des AJ, des aides
juridictionnelles, lui, devant
la Commission. Et sil saccroche, eh bien, il en aura sûrement
de plus en plus à honoraires libres, cest à dire hors
aide juridictionnelle. Euh, donc euh
. Ça aussi, cest pour
montrer la non pertinence quand on vous
dit
Et puis alors, il
y a aussi un truc, cest que il y en a qui ont des collaborateurs, mais
le client quand il a entendu parler de toi, cest toi quil veut,
parce que si tas un rejet, mais que cest ton collaborateur que
tas envoyé plaider, cest beaucoup plus difficile à
justifier vis à vis du client qui est venu te voir
. Cest
des trucs très personnels, quoi, tu vois. Voilà, donc ça
... Enfin, moi, je travaille tout seul, donc, je nai pas ce
problème-là, cest un peu artisanal, je fais tout
moi-même, donc il y a ça aussi.
Laide
juridictionnelle, il y a peut-être une réforme qui est en cours,
mais rien nest voté. Mais au jour daujourdhui,
laide juridictionnelle, cest euh
conditionné,
lobtention de laide juridictionnelle, à lentrée
régulière en France, cest à dire avec un visa.
Et donc ça a cet effet pervers que lOFPRA souvent dit :
« Mais euh
si vous étiez véritablement
persécuté, vous seriez parti clandestinement, vous nauriez
pas eu le temps de prendre un visa, ceci, cela, euh
tu
vois. Alors que cest eux
qui bénéficient de laide juridictionnelle. Euh
Donc laide juridictionnelle, cest les Haïtiens souvent,
quantitativement parlant et les Algériens et puis après de
temps en temps, tas un Nigérian, un Turc et tout, mais le gros
lot, cest Haïtiens,
Algériens. (Ibid.)
« Me
M : Bon, euh, oui,
jaurais peut-être dû commencer par là, par me
présenter. Je suis avocat depuis très longtemps, je crois que
jai prêté serment en 75 ou en 76, ça
fait plus de 25 ans. Jai commencé par hasard à faire
du droit des réfugiés dans les années 82, 83,
je crois, par hasard, jétais plutôt spécialiste
en droit civil et jai défendu, au titre de laide
juridictionnelle, un président dune association lambda,
dailleurs jai perdu son procès. Je ne sais pas sil
était gagnable mais enfin jai perdu. Et, ce type-là
après ma envoyé des dossiers et bon, ben, ça a
fait boule de neige et donc je peux dire que depuis 1986, en gros, jai
beaucoup de dossiers de réfugiés, avec des hauts et des bas,
avec une forte dominante dans les années 90, lannée
dernière aussi, avec une spécialité très, très
précise puisque moi, cest les Kurdes, principalement de Turquie,
mais aussi dIrak, un peu de Syrie, très peu dIraniens.
Donc euh voilà. Cela dit euh
bon, je traite dautres
dossiers. » (Entretien du 04.04.2002)
Les avocats se spécialisent donc
par la force des choses. Si cela leur assure une clientèle, cest
parfois, aux yeux des membres de la formation de jugement des sections de
la Commission, un inconvénient. Une représentante du Haut
Commissariat aux Réfugiés sexprimait en ces termes
:
« Représentante HCR :
Je crois que une des difficultés
aussi à la Commission, même si cest un atout sous certains
aspects, cest la spécialisation des avocats par aire culturelle
aussi. Parce quil y a des avocats qui sont spécialisés
dans des affaires sri-lankaises par exemple, qui peuvent être de bons
avocats, mais malheureusement, ils ne peuvent pas inventer tous les jours
de nouveaux arguments. Donc, ils se répètent beaucoup et il
y a un effet dépuisement aussi. Finalement, on finit par plus
trop les écouter, ne plus noter ce quils disent,
MOI : Cest le bouche
à oreille qui fonctionne. Un cas réussi pour qqn signifie que
la communauté va suivre. La spécialisation fait aussi que les
membres de la communauté en question auront confiance. Un avocat se
crée aussi sa clientèle de cette
façon.
Représentante
HCR :
Les avocats deviennent un peu comme
le représentant officiel euh
Ben, cest sûr quon
repère des tendances très très fortes dans ce sens-là,
hein.» (Entretien du
02.04.2002)
Poursuivant dans ce sens notre entretien
et tentant de voir quelle était la perception des avocats quavaient
les membres de la Commission, nous fûmes surpris dapprendre que
très peu dentre eux étaient considérés
comme efficaces.
« Représentante
HCR : Mais, pour revenir à la question
des avocats, là, je parle vraiment en mon nom propre, moi je dirais
quil ny a pas plus de trois, quatre avocats à la Commission
qui, pour moi, sont des soutiens importants dans la défense des
réfugiés, pas
plus. »
(Ibid.).
Certes, tous les avocats nont pas
une parfaite maîtrise du jeu qui se joue en Commission, au moment de
laudience proprement dite et nous verrons combien le passage devant
la formation de jugement est déterminant. Nous pensons néanmoins
que cette appréciation sous-estime la partie immergée de
liceberg que nous avons évoquée plus haut. Sil
se peut, en effet, que seul un petit nombre davocats influence, de
manière suffisamment significative pour que cela soit reconnu, les
opinions des membres de la formation de jugement en audience, il nen
demeure pas moins que sur dix décisions dannulation, neuf
renvoyaient à des cas où le demandeur était accompagné
dun avocat.
Cest donc que le travail fourni en
amont nest certainement pas à dédaigner. Cest sur
ce travail que va porter le point suivant, sur ce
« formatage », cette préparation du client.
Dans le rapport entre lavocat et son
client, on peut distinguer plusieurs étapes. Selon le mode de saisine,
aide juridictionnelle ou pas, selon la méthode de travail de
lavocat, la prise de connaissance du dossier est soit antérieure,
soit concomitante à la rencontre avec le client.
Ces premières étapes interviennent
plus ou moins longtemps avant laudience en Commission des recours des
réfugiés.[59]
« Me
M : Cest
extrêmement difficile parce quon est à la merci de nos
clients. Cest à dire que cest extrêmement rare que
les gens viennent nous voir avant le dépôt de la demande à
lOFPRA. Donc, on a aucun contrôle sur la biographie. Cest
très rare quils viennent nous voir avant dêtre
convoqués à lOffice quand ils le sont. Ce qui ne nous
permet pas de les préparer avant. Cest très rare quils
viennent nous voir pour faire leur recours. Ce qui nous oblige à
reconstituer en cours de route. Et cest très rare quils
viennent nous voir avant dêtre convoqués à la
Commission des recours, ce qui réduit dautant tous les temps
dintervention. Et euh, généralement, bon, les gens viennent
vous voir dès quils reçoivent la convocation, enfin moi
en tout cas, ils viennent me voir dès quils reçoivent
la convocation. Et euh, bon, ben, ça
finalement
euh
MOI : Ca vous laisse combien de temps en
moyenne ?
Me
M : 15 jours. Oui, en gros,
dans 40 ou 50 % des cas. Moi, je me contrains à aller voir le dossier
avant de recevoir le client, mais cest pas toujours possible parce
que la Commission est assez surchargée. Généralement
donc, quand les gens viennent me voir, jai déjà en ma
possession le dossier de lOFPRA, jai le compte-rendu de
lentretien sil y a eu convocation. Et, ça me permet
daller dans le vif du sujet, de voir dans ce que la personne a
dit. » (Entretien du 04.04.2002)
Le laps de temps dont dispose lavocat
sera utilisé à létape suivante, le
« formatage » sur base du récit de la personne.
Ce récit, nous lavons évoqué en première
partie, nous allons maintenant voir comment lavocat le suscite, ce
quil en pense, comment il lui donne une forme, et finalement comment
il devient la base de création dune norme.
(A)
Avant de nous pencher sur la dynamique
dune audience en CRR (Cf. infra, chapitre II), nous verrons quel est
le recul que prennent les avocats par rapport à ce travail de formatage.
(B)
Ces trois termes,
« coaching », « préparation »
et « formatage » recouvrent une même
réalité, celle du rapport entre lavocat et son client
avant laudience. Par les distinctions subtiles qui existent entre chacun
deux, on peut ainsi appréhender ce labeur flou précédant
le passage en Commission.
Ainsi, le premier dentre eux vient
de langlais to coach, qui
signifie entraîner, répéter, donner des leçons
particulières (MANSION). Il évoque laccompagnement dans
leffort et la motivation dans laction par sa référence
première au caractère physico-sportif. Il fait également
appel à lidée dune technique soumise à un
processus dapprentissage, ce que reprend le deuxième terme,
« préparation ».
Ce dernier est probablement le plus
fréquemment utilisé par les avocats car il fait « plus
sérieux ». Il met laccent sur limportance du
passage en Commission qui est ce « en vue de quoi » on
travaille lorsquon prépare. Il nous renvoie aussi à un
état, une disposition, voire un pouvoir. Etre préparé,
cest être prêt, capable.
Enfin, parler de
« formatage », cest insister sur le caractère
imposé des formes que lavocat inculque à son client.
Il sagit en effet, pour celui-ci, denseigner un type de discours
bien particulier et, si possible, une structure de
pensée.
Au départ, il ny a rien
dautre quun matériau que les avocats essayent dobtenir
aussi « brut » que possible, le récit de vie de
leur client. Lidée sous-jacente nous semble être que plus
le récit est brut, plus lorientation quil subira restera
ancrée de façon durable. La
bonne[60]
manipulation, celle infligée par lavocat au récit
plus ou moins malléable, doit donc idéalement être la
première. Le récit de vie est en tout cas un premier contact
avec une vérité. Et il peut éventuellement venir de
lOFPRA, comme nous lavons vu.
« Me B : On a tous, de toute façon, en fonction des cultures, un rapport au temps, un rapport à lespace qui est complètement différent, même un rapport au corps qui est différent. Le problème alors, là, ça va être une critique sur les avocats qui est que on peut parfois cataloguer les gens en fonction de leur nationalité, cest à dire De toute façon, regardez, les décisions de la Commission sont classées dans une armoire en fonction de leur nationalité, ce qui est tout à fait normal. Mais, cest vrai quon va se dire : « Tiens, telle nationalité » Immédiatement, il y a la machine qui se met en marche, qui se dit : « Bon, pour quil ait lasile, il faut au moins quil ait obtenu ça, ça, ça, ou quil soit , quil ait eu des persécutions de telle et telle personne. » Et là où on peut avoir un travers, cest que là, je moccupe de deux Egyptiens qui sont arrivés en France il y a peu de temps euh lhistoire du procès des Egyptiens des 6 derniers mois et euh avec une grande organisation internationale qui les a fait venir, qui était prête à leur formater une forme de récit. Je leur ai dit : « Attendez. La première chose, cest eux qui racontent leur histoire. On les met devant une feuille blanche et après, on voit ce quils nous donnent. » Mais, la base, cest toujours leur histoire à eux. Après, sur la compréhension, cest un travail parfois de très très longue haleine, ça peut parfois être décourageant pour certaines populations parce que au dernier moment, ils vous apportent une information que vous naviez pas euh, il faut être patient, très patient. Il y a une barrière de la langue aussi qui est phénoménale. On ne peut même pas dire : « Venez avec quelquun qui parle français », parce que là encore, la traduction ne sera pas exacte, approximative (suggéré par moi). Or, je pense que cest un domaine qui ne tolère pas lapproximation. Donc, je suis entièrement daccord sur le fait quil y a des , quil peut y avoir des problèmes culturels, de compréhension, de de précision aussi. Cest à lavocat aussi dessayer daller tirer tout ça. » (Entretien du 26.04.2002)
Comme
la dit Me B., vient ensuite le moment de la compréhension du
récit avec, le plus souvent, laide dun interprète.
Lavocat spécialiste en droit des réfugiés est
pénétré de lidée que le récit fait
sens pour le demandeur et cest sur ce sens quil va sefforcer
dagir pour réorienter le récit dans un sens ou dans un
autre. Si chaque récit contient sa part de vérité, ce
nest pas nécessairement la bonne vérité dont
il sagit !
« Me
C : Notre psychologie et nos référents ne sont pas
universels. Nous sommes toujours amenés à poser des questions
selon notre mode de penser. Les questions (cest à dire la
façon de susciter le récit) nont pas toujours un écho.
Il faut sadapter et comprendre, voir quelles sont leurs
représentations (
)
Il
faut penser à plein de trucs et comprendre. Par exemple, on parle
beaucoup de psychologie, ici, en Europe. Or, dans certains pays, on ne parle
pas de psychologie. Le cas dune éthiopienne
On lui a
dit : « Vous devriez aller voir une
psychologue. » Elle a répondu : « Mais non,
je ne suis pas folle ! ». Elle ne comprenait donc pas de la
même manière. Jai dû lui expliquer ce
quétait la psychologie, que cétait mieux daller
voir un médecin pour avoir un certificat et ça vous servira.
Les Kurdes, idem. Ce nest pas évident de les faire parler
deux. Il y avait un type plein de brûlures de cigarettes, il
nen avait pas parlé. A la fin, le juge lui demande si, après
avoir parlé de toutes ses tortures, il lui en était resté
des séquelles. Là-dessus, il soulève son
pantalon
» (Entretien
du 16011.2001)
Sur base dune lecture
téléologique fonction des représentations que lavocat
a des membres de la Commission, il va sélectionner les
éléments du récit quil croit pertinents pour
quil découle du récit une crainte fondée de
persécution (vérité-réalité), en même
temps quun caractère crédible
(vérité-sincérité). Cest à ce moment
que senseigne une façon de raconter. Cest, pourrait-on
dire, le processus de
normativisation (BELLEY, cité
par ROULAND : 445) qui se met en route, cest à dire une
rationalisation de ses prétentions pour linstant où le
demandeur se trouvera face au(x) juge(s). Des règles, des normes sont
données pour bien raconter son histoire.
Ce moment est délicat. Avec ou sans
laide dun
interprète[61], lavocat dont il
nest pas toujours certain quil ait su découvrir le sens
des paroles de son client va maintenant tenter de le pénétrer
de logiques exogènes (pour le demandeur), celles des membres de la
Commission qui seront appelés à prendre une décision
sur loctroi ou non du statut de
réfugié.[62] Beaucoup plus quil
le représente, lavocat assiste son client devant la Commission.
Quand il le peut, et surtout quand il le faut, lavocat répondra
à la place du client. Cela nest donc pas toujours possible ou
souhaitable, et le demandeur dasile doit être préparé
à répondre aux questions des membres de la formation de jugement.
« Me
A :
On doit passer leur histoire au crible et au tamis et la restituer dans une
logique qui soit acceptable, compréhensible, acceptable et recevable
selon les canons et les critères de la Commission et des juges au
niveau de leur formation intellectuelle. Et, euh, donc, on est
Alors,
le problème quon a, cest quon est
sur cette
pente là,
Enregistrez si vous voulez (je fais signe que le
magnétophone fonctionne déjà) on est parfois tenté
de
quand on voit quun dossier pèche par certains aspects
qui sont, en quelque sorte, attendus de la part des juges, on est amené
à proposer de remplir les blancs dun dossier pour quil
soit euh, quil rentre dans les canons. Et alors ça cest
euh
cest assez dangereux parce que si le client ne vous suit
absolument pas, il ne maîtrise pas le sens des améliorations,
entre guillemets, que vous souhaitez apporter au dossier, et surtout quand
il ne maîtrise pas du tout le français, euh
quelques minutes
après que vous avez terminé votre plaidoirie, les juges abordant
directement des questions sans quon puisse répondre à
la place du client, le client peut être amené à dire
carrément le contraire ou en tout cas, déjuger ce que vous
venez de raconter, quoi, et ça, cest
terrible. » (Entretien
du 26.04.2002)
« (
) une fois que tu as plaidé, on pose des questions
à ton client, donc il faut à la fois poser des questions au
client pour mettre au point le dossier et puis euh, préparer avec
lui des simulations de questions qui vont tomber. Moi, dailleurs,
cest comme ça que je reçois mes clients sur le premier
entretien, cest plutôt un entretien quils ont
limpression de passer avec un juge
plutôt quun avocat et je leur dis toujours, tout de suite,
ne vous offusquez pas, je suis bien votre avocat, mais pour préparer le
dossier, il faut que je vous pose de questions qui vont vous mettre un peu
mal à laise et donc voilà. »
(Ibid.)
« Ce sont les dernières questions qui tuent. Pourtant, je
lavais bien préparé à ce quil réponde
telle et telle chose, quil parle de cet élément essentiel
de sa crainte. » (Entretien en mai 2002).
Il arrive en effet que les stratégies
des avocats par rapport à leur client échouent. Cest
alors loccasion dune réflexion sur les raisons de
léchec, et parfois, plus globalement, cest le moment
dune prise de recul en ce qui concerne leur rôle
« formateur ».
Grâce à nos recherches en cette
matière, nous avons pu identifier deux types de valeurs auxquelles
sont confrontés les demandeurs dasile dans les « pays
industrialisés », en tout cas, aux yeux des avocats. Les
premières sont totalement étrangères, ou du moins le
paraissent, aux logiques « pratiques » des mondes
doù proviennent les demandeurs dasile. Il sagit
entre autres de notre chronologie et de la primauté accordée
à lécrit dans notre
culture[63], a fortiori dans un cadre
juridico-administratif.
« Me
M : (
) enfin, moi, je suis assez
« spécifisé » dans les gens qui viennent
de la Turquie et du Kurdistan et ce sont généralement des paysans
qui ont été scolarisés jusque dans les classes primaires
qui, pour la plupart savent lire et écrire, mais pas tellement plus
et qui nen ont pas une très bonne maîtrise, des gens qui
ne savent pas ce que cest quun calendrier, pour lesquels la
chronologie est quelque chose de démentiel. Alors, pour quelquun
qui nest pas capable de vous dire à quelle date il est né,
à quelle date il sest marié, à quelle date ses
enfants sont nés, je ne vois pas comment il peut vous dire à
quelle date il a été arrêté. Et, à partir
du moment où il bloque sur cette difficulté-là, euh
ça pose un problème dans son dossier. Donc, effectivement,
quelque part, on essaye de le préparer à laudience pour
lui faire dire très précisément quand cétait
bon, on le met dans une espèce de moule. Est-ce quon lui
inculque des valeurs contre son gré ? Jen suis pas sûr.
On lui apprend à répondre à des questions et ces questions
sont le passage obligé. Libre à lui après doublier
ce quon a demandé. Mais, cest vrai quon est obligé
de passer par ce cadre-là. Je parle de la date de naissance qui est
quelque chose daberrant. Mes clients sont tous nés le
1er janvier. Parce que
ils habitent dans un village reculé
, enfin, vous connaissez lhistoire, ce nest pas la peine
que je vous la raconte. Mais des fois linscription à
létat civil se fait plusieurs années après la
naissance. Et dailleurs, il arrive souvent quon ait des dossiers
de rectification détat civil a posteriori lorsquils ont
obtenu la carte de réfugié pour des droits de retraite
etc
Mais, cest vrai quil y a là un décalage
complet entre la structure daccueil qui attend quelque chose qui est
placé dans un cadre très précis avec des dates, des
motifs etc
et par ailleurs quelquun qui a une histoire dans laquelle
il ne va pas cerner quelles sont pour nous les choses importantes. Donc
effectivement, la préparation à lentretien est fondamentale,
que ce soit lentretien à lOffice, mais ça
généralement les gens ne le font pas, ou que ce soit
lentretien à la Commission, elle passe par un apprentissage
du type de questions quon va poser. » (Entretien du
04.04.2002)
« Me
B : Oui, je pense que ce ne doit pas être évident de demander
lasile en France, de savoir ce qui se passe, on est traîné
de guichet en guichet, on se présente à 7 h du matin devant
le centre de réception des étrangers
(Interruption)
Si on est demandeur dasile et quon a été persécuté par la police, même en France, ça peut être gênant. Je pense quil y a une incompréhension, tout le monde na pas une philosophie de papiers et de tampons dans son pays dorigine. Je pense quau départ, ils ne savent pas toutes les démarches quils devront affronter, tant aussi bien les histoires de domiciliation, ils ne connaissent pas les délais, » (Entretien du 26.04.2002)
Les secondes valeurs, plus métaphysiques,
nous renvoient à notre vision de lhomme et, en particulier,
sa conception en tant quindividu titulaire de droits inaliénables
et imprescriptibles. Ces dernières valeurs nous semblent toutefois
relativement moins étrangères aux personnes requérant
une protection à « nos gouvernements » pour
des motifs de persécution.
A la base de cette conviction, nous avons
le sentiment que la difficulté pour les
« examinateurs » se trouve plus dans le déchiffrage
du mode dexpression que dans le contenu, lequel fait soit explicitement
soit de manière implicite référence à nos instruments
juridiques exprimant les valeurs en question. Ainsi, illustrant la première
option, le caractère explicite, nous nous souvenons avoir entendu
des formules du genre : « Ici, on respecte les droits de
lHomme, pas dans mon pays ! » ou
« Accueillez-moi dans le pays des droits de
lHomme ! ».
Le caractère implicite découle
du fait que ces « droits » dont on demande le respect
peuvent trouver leur fondement dans des « équivalents
homéomorphes » selon la formule de PANIKKAR, cest
à dire, non des instruments analogues au sens propres à ceux
qui défendent les droits de lHomme, mais qui remplissent une
fonction particulière équivalente dans une société
donnée
(31)[64].
Nous avons dailleurs dit comment le
Guide des procédures et
critères à appliquer pour déterminer le statut de
réfugié attire lattention des examinateurs sur le
fait que les craintes peuvent sexprimer de différentes
manières mais être similaires dans leur subjectivité
(HCR, 1992 :14).
Que la subjectivité de la crainte
fasse, explicitement ou non, référence à une
persécution ou à la violation de droits de lHomme, cela
relativise le rôle d« éducateur »
des avocats. Il y certes socialisation, éducation civique, au sens
où les avocats montrent les normes qui sont défendues ici,
mais cela se joue moins au niveau des valeurs que dans lapprentissage
dune façon de dire les choses. En effet, il y aurait non-sens
à vouloir expliquer des droits au demandeur alors quil en demande
déjà le respect et quil possède, au départ,
une conscience politique.
Cela nous ramène à
lidéologie en tant quélément constitutif
du réfugié dont nous avons parlé en première
partie et nous montre que lavocat ne sort pas, ou très peu,
de cette vision « traditionnelle » du réfugié
héritée de lhistoire. Renforcés dans leur convictions
ou croyances en luniversalité de certaines valeurs ainsi que
leur caractère légitime, les avocats vont surtout travailler
à aiguiller les demandeurs dasile dans la procédure
ce que ROULAND traduit, utilisant les termes de BOURDIEU par une
« mise en forme des prétentions des parties »
(ROULAND : 462 ; BOURDIEU, 1986a ; Id., 1986b) et leur
enseigner les logiques qui sous-tendent les discours et pratiques des juges.
Car cest eux quil faudra convaincre.
A cause du fait que
« (n)otre culture juridique
est depuis plusieurs siècles dominée par
lécrit. » (ROULAND : 167), on a trop souvent
tendance à oublier limportance du langage qui joue un rôle
essentiel de relais. Quel est le sens dun document écrit sil
nest accompagné dun discours
« probant » ? On peut lui faire dire nimporte
quoi ou presque. Cest dailleurs ce qui se passe en droit des
réfugiés où toutes sortes dattestations ou de
certificats sont produits qui, en soi, ne disent rien des conditions de leur
production ni du caractère « autorisé »
de leur producteur.
Le cadre de la Commission des recours des
réfugiés, parce quil crée un face-à-face
entre des personnes, met en évidence loralité dont ROULAND
dit quelle est le propre de certaines sociétés dont les
logiques nous seraient étrnagères (Ibid.). Nous avons
privilégié dans cette étude ceux qui sont censés
en être les « maîtres », les avocats. Cette
maîtrise, que nous étudierons dans un premier point, implique
une gestion dans le temps (durée des plaidoiries), dans lespace
(gestes et comportement), le fait de conférer une logique (celle du
langage commun combinée à une maîtrise du langage juridique),
et aussi de matérialiser la parole par le recours aux écrits.
(I)
Nous terminerons par une réflexion
sur lincidence dune situation de communication sur la production
du droit, en insistant
particulièrement sur les représentations, les croyances
des personnes en communication, lesquelles font sens pour les acteurs mais
ne permettent pas toujours la transmission dun message lorsquelles
sont trop différentes. Cela nous amènera, pour conclure, à
examiner la question de la vérité en droit.
(II)
Notre objectif est, dans ce dernier chapitre,
de montrer limportance des croyances dans ce domaine et de prendre
ainsi nos distances par rapport à la norme. En effet, sur ce terrain
de la conviction, on perd toute certitude ou assurance et on ne peut
échapper à la question des croyances ou opinions politiques,
tels sont les sens qua le mot
conviction. Nous sommes donc proche
des termes utilisés par les acteurs de « feeling »
ou « intuition », qui admettent la possibilité
dune démonstration tendant à prouver le contraire, pourvu
quon le prouve. Cela amène à
« dé-croire », à se détacher de
ses anciennes croyances.
Notre travail est bien là, comme
le reconnaît POUILLON à propos de lethnologue qui ne doit
pas déconsidérer ces croyances, mais sinterroger sur
leur sens, leur logique.
« Lindifférence
anthropologique est précisément de ne pas estimer pertinente,
en ce domaine, la question de vérité, ce qui permet de
reconnaître paisiblement la créativité de lillusion,
ici comme ailleurs. »
(9-10).
En Commission des recours des
réfugiés, les avocats qui plaident en robe et, en
général, avec de courtes plaidoiries, ont face à eux
une formation de jugement qui se prononcera sur loctroi ou non dune
qualité substantielle à la personne quils sont chargés
de défendre, le demandeur dasile. Les règles du rapport
entre eux sont clairement définies : il sagit pour les
avocats de convaincre les membres de la Commission. Dans un premier point,
nous aborderons donc les
stratégies mises en place
pour convaincre, qui visent toutes à la construction dun
crédit face au juge. Nous verrons que pour convaincre, il faut
dabord être convaincu.
(A)
Nous nous pencherons ensuite sur ce que
cela implique comme logiques sous-jacentes dans le chef des avocats. Nous
évoquerons encore une fois lidéologie sous-tendant la
conception du réfugié selon la Convention de Genève.
(B)
Lensemble des techniques
développées par lavocat en audience, au moment des
plaidoiries ont toutes un but unique : faire en sorte que le juge le
croie. Il va donc se construire un crédit auprès du juge
quil va, au fur et à mesure du temps et des passages devant
les « juges » de la Commission, travailler à
consolider, car celui-ci est en effet extrêmement
fragile.
Les conditions qui ont rendu possible une
construction du crédit tiennent aux spécificités du
droit des réfugiés en France. Dans ce cadre quest la
Commission des recours des réfugiés, avocats et membres des
sections de cette commission se côtoient quotidiennement, et leur petit
nombre dun côté comme de lautre fait quils
finissent par bien se connaître. Il sagit, comme un avocat la
indiqué, de relations dhomme à homme, mais elles sont
essentielles en ce quelles permettent, avec le temps, de se forger
une opinion sur une personne et de se créer des représentations
des croyances de cette personne que lon a en face de soi. Cela vaut
bien sûr aussi bien pour lavocat que pour les
« juges ».
Ce qui renforce encore cette possibilité
de porter une appréciation sur les représentations de son
vis-à-vis en audience est le caractère dualiste et relativement
simple des enjeux de ce contentieux. En définitive, il sagit
de dire si oui ou non le demandeur dasile est un réfugié.
Lavocat va dire une chose et, fonction de ce quils savent (les
informations fournies par le service de documentation), du dossier dont ils
ont éventuellement pris connaissance avant laudience, du rapport
fait par le rapporteur en séance et des questions quils poseront
à lavocat et à son client, les membres de la formation
de jugement seront daccord ou pas avec lui, le croiront ou pas.
Lavocat va donc sefforcer de
dire quelque chose de crédible et ne plaidera pas nimporte quoi.
Sinon, lors de son prochain passage devant la même formation de jugement,
ou même une autre les bruits circulent vite dans ce petit univers
où, comme nous lavons dit, tout le monde se connaît
il partira avec un a priori négatif dans le chef des membres de la
Commission et aura plus de chance dobtenir une décision
défavorable.
On assiste donc, devant la CRR, à
une confrontation de représentations de croyances de
vérité[65]
ou de représentations de
représentations à propos du
demandeur. Sagit-il dun vrai ou dun faux
réfugié et quest-ce que lavocat pense que
le juge en pense ? De même que quest-ce que le juge pense
que lavocat en pense ?
Ainsi, après avoir essayé
de pénétrer lunivers de leur client pour
normativiser leur
récit[66], les
avocats vont tenter de plonger dans lunivers des juges pour y instiller
leur idée de vérité.
En ce qui concerne la représentation
des demandeurs dasile, elle est probablement identique dans le chef
des membres de la Commission et dans celui des avocats, issue des
médias[67]
et de leur expérience personnelle des cas précédemment
traités. Mais, cest surtout le filtre par lequel passe cette
image, cette représentation, qui va être pris en compte par
lavocat. Ce filtre est ce qui fait sens pour les membres de la formation
de jugement, cest à dire, justifie leur rôle à
un moment donné, dans une société donnée avec
des valeurs données.
On pourrait dire de ce filtre quil constitue la
caractéristique commune des présidents de sections de la CRR.
Il sont, nous lavons dit, conseillers dEtat faisant fonction
ou honoraires. Les avocats les voient donc (se les représentent) comme
des personnes dune grande respectabilité, empruntent dun
très grand souci de cohérence, dont lunivers est dominé
par le droit, la règle, la
norme.[68]
Nous avons maintenant en main tous les
éléments pour comprendre comment lavocat va
convaincre, cest
à dire, « (
)
dabord persuader qu(il) est convaincu. »
(BENSIMON : 17) et nous verrons que la conviction nest pas toujours
celle que
lon croit.
En effet, convaincre, persuader que lon
est convaincu, cest montrer ce que lon croit. Lavocat a
donc un message à faire passer aux membres de la formation de
jugement ; ce message, cest sa croyance de vérité,
cest à dire, sil croit ou non que son client est un vrai
réfugié.
BERTAUX nous faisait remarquer que,
« (d)ans une conversation entre deux personnes, la communication
passe par trois canaux simultanés : la communication non verbale
(gestes, mouvements des yeux, expressions
du visage), les intonations
de la voix et les mots eux-mêmes. » (66). Cest donc
par lintermédiaire de ces
canaux[69] que lavocat va
montrer à celui ou ceux quil a pour mission de convaincre où
se trouvent ses convictions à lui.
Il ny a bien sûr aucune règle
dutilisation de ces canaux de la communication, bien que, si on le
souhaitait, on pourrait identifier des constantes. Ce nest donc
quà loccasion dun commerce soutenu avec son
interlocuteur, le destinataire du message que la communication veut transmettre,
que ce dernier finira par découvrir les clefs de décryptage
dun message codé. En lespèce, les membres de la
Commission des recours des réfugiés seront capables, à
terme[70], de dire si lavocat
croit ou non à son dossier.
Ces clefs étant fonction des
représentations idiosyncrasiques quont les avocats
des membres des formations de
jugement[71] et chaque avocat ayant
son tempérament personnel, il en découle que chaque formation
de jugement, mieux, chaque membre de chaque formation de jugement utilisera
des clefs différentes en vue de déchiffrer le message donné.
« Un
membre de la formation de
jugement :
Cest à dire que selon les stratégies quon a
pu identifier de chacun des avocats, quand il y en a un par exemple qui,
au lieu de parler du cas, se met à parler de la situation
générale dans le pays, on se dit, bon ben celui-là il
a euh
et dailleurs, cest repris par les présidents
souvent en disant « oh, vous avez vu Me machin euh
oui, ben
de toutes façons, ça se voyait, il navait rien à
dire sur ce dossier
» En général, je nai
rien à ajouter quand on entend ça. Donc, on repère dans
la stratégie des avocats où est leur conviction à
eux.
MOI : On pourrait dire quils sont assez
transparents.
Un membre de la formation de
jugement :
Pas
tous, mais ceux qui sont vraiment des fidèles de la Commission oui.
Et puis un avocat plus il en rajoute pour dire que cest convaincant,
moins il est convaincant. Cest un truc mais alors, cest
caricatural : (imitant les avocats) « Et ceci est
dautant plus vrai que
et
». En réalité,
ce qui marche le mieux, cest les gens très sobres
qui
ne cherchent pas justement à mettre des tartines pour
dire : « il pourrait être
à ce titre
là, mais il y a aussi ça et puis ça et puis ils sortent
cinquante milles détails qui nont pas
vraiment
». »
(Entretien du 02.04.2002)
« Me
B : (Q)uand on vérifie la véracité des choses,
cest autant pour se protéger aussi soi-même que aussi
pour protéger les clients. Mais euh tous les documents, je pense
quil faut les traiter avec beaucoup de prudence.
MOI :
Quentendez-vous par « se protéger
soi-même » ?
Me B : On soutient ou on va soutenir un récit auquel on doit adhérer euh à 100 % si on veut bien le défendre, mais auquel on doit également On plaide aussi tous les jours, quotidiennement devant les mêmes personnes qui sont pour les présidents, donc danciens conseillers dEtat, des personnes qui ont quand même un certain background intellectuel, ce sont quand même des gens sérieux euh et on a une crédibilité à conserver. On a une réputation qui se fait aussi qui peut se faire aussi très rapidement. Moi, jy fais dautant plus attention que je suis jeune. Et si à chaque fois que jarrive devant les Commissions et que je me suis défoncé sur un dossier qui euh nen valait pas la peine en en faisant trop, dans le mauvais sens du terme, et que, à cause de ça, un bon dossier pourrait subir un a priori Cest aussi pour ça quil faut trouver le juste milieu entre le droit de la défense et que tout le monde a le droit dêtre défendu, même une histoire à laquelle on ne croit pas, et euh cette forme de crédibilité pour éviter que cela ne nuise à un dossier suivant. Cest comme ça que je le vois. Et après, cest vrai que les documents, bon, ils nont pas tous la même valeur. » (Entretien du 26.04.2002)
« Me
A :
(L)e crédit de lavocat qui plaide souvent à la
Commission, il est extrêmement fragile, et il faut savoir euh
ne pas euh
le mettre en danger. Alors après, il y a plusieurs
écoles, hein. Mais moi, par exemple, quand jai des dossiers
qui sont absolument nuls, euh
je ne les plaide pas avec la même
véhémence quun dossier qui est bon, qui tient la route.
Parce que les juges ne sont pas complètement cons, donc faut pas leur
faire prendre des vessies pour des lanternes, cest pas la peine de
faire une plaidoirie dune demi-heure pour un dossier qui est, de
manière manifeste, hors champ, de la Convention de Genève,
ou un dossier dans lequel les documents sont manifestement des faux...
(Interruption)
Le
dossier de ce jeune homme par exemple, (il me montre un dossier qui se trouve
devant nous, sur la table) cest un jeune Kurde
Très
franchement, moi, je ne comprends même pas pourquoi il est en
France ; je lai interrogé en large et en travers, ça
napparaît pas de ses explications quil ait véritablement
des craintes. Il dit quil a des camarades qui ont été
arrêtés, il est incapable de fournir le moindre document tendant
à prouver que ses camarades sont toujours en prison trois ans après
les faits. Euh
je connais la psychologie du
Président,
je fais mon boulot davocat, mais je sais que si je minvestis
trop sur un dossier comme ça, si je passe après avec un dossier
qui est beaucoup plus nourri que celui-ci, avec le même Président,
les présidents, ils savent quand un avocat sinvestit
sur un dossier, ils se disent, : « Bon, attends,
celui-là euh, sil sinvestit vraiment sur ce dossier,
aujourdhui, cest que cest
, bon, il y a quelque
chose. » Donc,
voilà, moi, vous lavez vu, toute la semaine dernière,
vous étiez là tous les jours, je crois, presque, vous avez
vu que jétais là tous les jours. Donc, euh
Cest peut-être différent pour les avocats qui sont
là moins souvent,
euh
Alors, il y a des avocats qui plaideront tous les dossiers comme si
cétait le
, comme sil en allait du sort et de la
vie de leur client. Bon, en tout cas
alors cest aussi peut-être
une question de nature et tout ça, mais moi, je
bon, cest
pas ma politique à moi, quoi. Donc euh
Pour autant, des
fois on obtient des bons résultats quand même, hein, mais euh
Sur un dossier comme ça, (il ouvre le dossier et commence à
le parcourir rapidement, dun geste désolé) moi je le
vois, je reçois le client, je lui pose des questions
euh
Dabord, je nai même pas matière
et
avant toute chose, je nai pas matière, au niveau intellectuel,
à faire 45 minutes. (Il sarrête un très bref instant
pour jeter un coup dil sur les feuilles quil a sous la
main à ce moment) Je fais
, jai deux pages de notes
manuscrites, cest tout. (Il me montre les pages), parce que le type
na strictement rien à dire, et il na rien à dire
parce quil na rien fait. Donc euh
quand bien même
jéchafauderais un truc pour faire une plaidoirie de 40 minutes,
lui serait incapable de suivre intellectuellement et il naurait pas
le niveau pour répondre, quoi. Donc, ça sert à rien,
ça ne sert strictement à rien Puis alors voilà, donc
ça cest aussi des problèmes quon a. Et puis ici,
laléa cest que en fonction du président sur
lequel on tombe, ou en fonction de la composition, parce quil ny
a pas que le président, il y a le rapporteur, mais il y a surtout
la
, parce que cest collégial, donc le rapport entre le
président et les assesseurs. Cest plus ou moins facile, en fonction
du nombre davocats quil y a dans la salle, ce jour-là,
en fonction des nationalités,
Si tu vas plaider dans une salle
où tu as dix affaires de Kurdes, cest beaucoup plus dur que
si tu vas plaider dans une salle où il ny a que des Africains
et toi, tu défends un seul Kurde parmi tous ces Africains. Je veux
dire, cest des conneries, mais cest des trucs pratiques, cest
hyper important
cest hyper important. Et puis, on a chacun
nos têtes comme les présidents ont chacun leur tête parmi
les avocats, ça aussi ce sont des données euh
on ne peut
pas dire ça
publiquement.
Moi, je sais quavec tel(s) président(s) jai plus
daffinités. Ce sont, avant toute chose, des affinités
dhomme à homme, je veux dire par là, cest des trucs
psychologiques, comme dans la vie de tous les jours, on se sent mieux avec
telle personne ou avec telle autre. Et je pense que dune manière
tout à fait induite, tout à fait sous-jacente, ça se
retrouve dans les résultats. Cest à dire quil ny
aucune collusion, il ny aucune complicité daucune sorte,
il ny a aucun coup de fil échangé avant une affaire,
ce nest pas du tout ce que je veux
dire, mais je sais quavec
un dossier moyen, avec tel président, jaurai plus de chances
daboutir quavec tel autre. Cest aussi la
crédibilité quon a pu se forger au fil des dossiers
quon a défendu devant
eux.
Donc, cest tout ça. Et cest vrai que, dune manière
générale, je pense que les avocats qui viennent plaider
régulièrement ici, ils ont plus de facilité à
obtenir des statuts que lavocat qui vient de province qui, euh,
connaît pas comment ça marche, que personne ne connaît,
qui ne connaît pas les usages et voilà. Donc euh
ce qui
fait quen pratique, ben, cest une maison, il y a
faut
connaître, quoi. On dit
, je crois quil y a un proverbe
qui dit « Connaîs ton juge » ou un truc comme ça,
cest peut-être la moitié du proverbe, mais cest
valable pour tout, quoi, donc euh
Ce nest pas une question de
passe-droit, cest une question que en pratique euh, cest comme
dans la vie euh
tous les jours euh
si tu vas dans un restaurant
souvent, quand tarrives, le serveur il va te choisir une bonne table,
bon, même si cest complet, il va toujours te trouver un truc.
Bon, ben, cest un peu ça quoi
On nest pas dans
le
on ne viole pas la loi, mais bon euh
Je veux dire, si jai
une demande de renvoi à faire avec tel président, je sais que
ce sera plus facile quavec tel autre. Donc ça, ça joue,
mais ça joue parce que sur une année, quand tu es là
tous les jours, du matin au soir, pratiquement, bon, ben, ça a une
incidence
importante,
quoi. Parce quun statut, tu peux le gagner, tu peux le perdre
un rien. » (Entretien
du 26.04.2002) (Cest nous qui soulignons).
Comme le dit cet avocat que nous venons
de citer, certaines choses ne se disent pas publiquement, il faut donc que
le message soit « codé ». Nous lavons vu,
tout ne peut transparaître au risque de modifier la distribution des
statu(t)s (LE ROY, 1999 : 51-53) et de troubler alors lordonnancement
socio-juridique de la société. Le client ne doit pas savoir
ce que lavocat transmet.
Et pour que lautre croie ce que lon
croit, il faut que lon soit crédible. Tout cela nous montre
finalement que plus que le cas particulier, circonstanciel de son client,
cest une idée
générale du réfugié que lavocat sefforce
de défendre. En vue de défendre
ses clients, il mettra en
évidence le fait quil nest pas convaincu, quil ne
croit pas ce que son client lui raconte,
quil ne croit pas quil sagisse là dun vrai
réfugié.
Il attache donc une certaine importance
à la question de la vér(ac)ité substantielle du demandeur
dasile, vrai ou faux réfugié et ne lévacue
pas, comme il le prétend. A quelle(s) logique(s) correspond un tel
comportement ? Cest ce que nous allons tenter de découvrir
dans le point suivant.
A bien les analyser, on constate donc une
discordance entre le discours de lavocat et ses
pratiques p armi lesquelles nous
incluons la plaidoirie faite en audience. Nous pourrions aussi parler de
double discours, dune part celui fait au client, ou discours public,
destiné au grand public, lequel, en définitive, est constitué
de clients potentiels et dautre part, celui tenu aux juges, ses
interlocuteurs en
audience.[72]
Derrière un dossier de requérant
dasile quil sefforcera de défendre du mieux quil
peut, mais en ayant soin de laisser « voir »,
« entendre » aux membres de la Commission des recours
des réfugiés que, personnellement, lui, il « ny
croit pas », lavocat signale son attachement à certaines
valeurs.
Et ces valeurs quil défend
se manifestent dans dautres dossiers, ceux des
« vrais » réfugiés quil ne faudrait
pas mettre en péril sous prétexte dun trop grand attachement
au cas
particulier[73], ou alors
en raison dune méconnaissance des règles du jeu, ceux
des réfugiés qui correspondent à la définition
normative donnée par la Convention de Genève relative au statut
de réfugié. Cest donc la norme et ses valeurs fondatrices
(lidéologie qui est la base de la Convention de Genève)
que lavocat défend.
En dernière analyse, cela na
finalement, rien détonnant puisque, comme le signalait LEGENDRE,
« (l)e juriste, cest
bien cela, le spécialiste , à sa place et selon sa part,
dune manipulation universelle pour lordre de la loi. Lui même
lignore (ou feint de
lignorer)[74]
car son savoir est là pour propager la soumission, rien
dautre. » (cité par BISSONNETTE : 102)
(Cest nous qui soulignons).
Si nous retournons à la logique que
nous avions dégagée préalablement pour lavocat,
nous nous rendons maintenant compte que, bien plus quune logique de
conjonction, cest une logique de soumission qui gouverne
lactivité, ses discours et ses pratiques, de lavocat
spécialiste en droit des réfugiés. Lavocat a
totalement intégré, ingéré la norme sans la discuter.
« Me
A : Et donc moi, quand je suis amené à défendre
des dossiers dont je nai aucune conviction personnelle profonde, pour
ne pas dire plus, de la réalité des craintes du client et
quon réussit à obtenir le statut, je nen tire,
en ce qui me concerne, et ça nengage encore une fois que moi,
aucune satisfaction personnelle parce que je sais que, quelque part, des
statuts qui sont accordés, ce sont autant de statuts qui ne sont pas
accordés à dautres, parce quon a beau dire quil
ny a pas de quotas, bon, je veux dire, quand on regarde les rôles,
on voit très bien ce qui se passe. Et donc, je sais que quand il y
a un statut qui est accordé à un bidon, moi , ce que
jappelle un dossier bidon, quelque part, ça prend la place
dun type qui souffre vraiment. Alors euh
cest chiant
quoi ! » (Entretien du
26.04.2002)
Des incompréhensions subsistent
cependant, mais, selon toute vraisemblance, elles proviennent plus dune
interprétation différente, extensive en loccurrence dans
le chef des avocats, de la norme
quest la Convention de
Genève, que dune « insubordination » à
celle-ci. En effet, on est bien loin dune logique de conjonction qui
privilégierait la complémentarité des différences.
On se trouve bien plutôt dans cet archétype de la soumission
quavait identifié ALLIOT comme propre à nos
sociétés « occidentales »,
« monothéistes » (ALLIOT, 1983) où le Droit,
comme Dieu, simpose de lextérieur de la société,
indépendant et objectif, pour régir cette société
selon ses décrets. Lavocat transforme une pensée, un
récit, une réalité qui lui est transmise en fonction
dune autre logique, pour la faire correspondre à sa vision de
la société et du monde, il nest que le lieu dune
rencontre, dune jonction, il ne fait pas la conjonction au sens où
lentendent ALLIOT (Ibid.) et LE ROY (1999).
On retrouve, en droit des réfugiés,
cette idée dune appréhension du réel par le droit
qui est encore renforcée par le caractère universalisant de
la définition donnée par la Convention de Genève. De
même que les « juges », dont nous avons montré
que, par leur office, ils légitiment cette vision du monde, les avocats
véhiculent cette définition et, plus que tout, défendent
les valeurs et idéaux auxquelles il adhèrent. Quelles
quaient été les velléités dadaptation
ou de « reconception » de la Convention de 1951, son
esprit est encore bien vivant.
« (
) le Droit nest
ni les règles ni les institutions mais ce quon en fait. Ce
nest pas lEtat qui produit le Droit, il ne crée que des
instruments. Ceux qui, utilisant ces instruments, produisent le Droit, ce
sont les acteurs mêmes du droit (
) » (ALLIOT, 2000 :
57). Dans notre cas, devant la Commission des recours des réfugiés,
les acteurs sont, au premier coup dil, en situation de confrontation,
lavocat et le requérant dun côté, les membres
de la formation de jugement de lautre. Cette opposition est toutefois
fort relative car elle met face-à-face des représentations
identiques du monde et du droit, lequel nest autre quun concept
(éminemment relatif, comme tout concept) permettant
dappréhender ce monde, ce réel qui nous entoure. Dans
un premier point, nous nous pencherons donc sur cette production du droit
par les acteurs en situation de communication ou dynamique.
(A)
Dans un second point, et pour clôturer
ce présent travail, nous examinerons les rapports entre la
vérité et le Droit. En effet, la question de la vérité
peut se lire en filigrane tout au long de notre recherche. Cest
probablement parce quelle est indissociable de notre façon
daborder la « question » des réfugiés.
(B)
Comme la dit ALLIOT :
« Le Droit, sil est objet de science et non pas un dogme,
doit être saisi (
) à sa naissance et non à sa
consécration. » (1983 : 213). Il faut donc remonter
aux sources du mouvement qui aboutit à ce que nous appelons le droit,
avec une minuscule, qui ne constitue quun aspect du phénomène
juridique et qui est finalement sa consécration par une autorité.
Nous verrons, au long de ce parcours, limportance de la parole et du
« dire », parce quil nous semble que le Droit se
situe où on le dit.
La première énonciation est
dans le récit. Matériau de base, il va être suscité
par lavocat et dit une première fois. Un travail de normativisation
(Cf. supra) va alors avoir lieu qui va faire que ce message du
réfugié va produire une norme au sens le plus
« occidental » du terme, cest à dire avec
une portée « générale et
impersonnelle ». En effet, un peu à la manière de
la Common Law, chaque cas servira de ligne de conduite pour dautres
cas similaires, ou que lon tentera de rapprocher. Cest
dailleurs la philosophie des audiences plénières en
« sections réunies » que avons évoquées
plus haut.
Mais cette normativisation, nous ne
lavons considérée jusquà présent
quà un stade de la transformation du récit, lorsquil
sest agi de le présenter aux membres de la Commission des recours
des réfugiés. Or, comme nous lavons expliqué,
lavocat, pour convaincre, doit dabord être convaincu ou
se convaincre lui-même. Et quand un demandeur dasile raconte
son histoire à un avocat, essaye de faire passer un message, il ne
fait autre chose que rationaliser ses prétentions par rapport à
ce que lui demande son conseil, lequel vit, est soumis à un univers
normatif.
Cest donc que lavocat se trouve
à ce moment en position de « juge ». On pourrait
donc dire quil pré-juge. Il ne peut, par ailleurs, faire
léconomie de ce pré-jugement sans perdre tout crédit
auprès du juge institué, cest à dire les membres
de la formation de jugement de la Commission des recours des
réfugiés. Cest à ce moment que lon passe
à une étape ultérieure dans la diction du droit dans
un cadre dynamique fonction didiosyncrasies
particulières.
Mais, sil appartient au juge de dire
le droit (ROULAND : 462), comment expliquer alors que lavocat
soit juge avant le juge et que son « pré-jugement »
soit pris en compte par ce dernier de sorte quil ne fasse plus
quentériner une décision déjà prise, une
« croyance de vérité » ? Nous pensons
que la raison de cet état de fait tient à ce quil existe
une intercompréhension entre lavocat et les membres de la formation
de jugement due à leur socle
« mythique »[75] commun. Cela laisse entendre
que ne sinstaurerait pas un véritable dialogue, au sens où
on pourrait observer une confrontation de logiques au départ dune
herméneutique diatopique, mais, bien plus, un monologue tenu sous
légide de la norme, en loccurrence, la Convention de 1951
relative au statut de réfugié.
Vu que tout ne peut pas être dit,
et notamment ce que lon vient de dire, qui constitue un peu comme un
impensable de la profession davocat, le juge reste la seule autorité
instituée pour dire le droit, il le consacre, ou met les formes selon
la formule de BOURDIEU (1986a. 1986b) après que lavocat ait
mis en forme
juridique[76] le discours même
du requérant (Ibid). La part prise par lavocat dans la production
du droit est donc loin dêtre négligeable. FIGOT ne sy
est pas trompé, qui nous faisait remarquer que,
« (
) à bien
le prendre, lavocat a plus de part et de pouvoir dans
ladministration de la Justice que le juge même. Car lavocat
est le canal par lequel toutes les raisons (
) passent au juge. De sorte
que selon lapplication que lavocat donne à la matière
du procès, selon le degré de sa science et de sa
pénétration, le juge est plus ou moins capable (
) de
rendre justice : nétant pas si ordinaire (
) que le
juge supplée les raisons omises par lavocat. »
(cité par BOYER CHAMMARD : 13)
On pourra donc dire des avocats que, sinon
quils se trouvent à la base dun système de production
du Droit, du moins ils participent activement à cette production par
le « dire » et quau fondement de ce
« dire » se trouve une idée, une croyance de
vérité, le juridique se veut
véridique[77].
Nous avons tenté, dans notre travail,
de montrer combien lidée de vérité était
centrale en droit des réfugiés, que tout tend vers la recherche
dune vérité absolue par rapport à laquelle très
peu de recul est pris de la part des acteurs, ceux-ci se coulant dans
lunivers de la norme qui impose une vision dichotomique du réel,
dun côté les vrais réfugiés, de lautre,
les faux. Nous avons aussi insisté sur limportance du
« dire » de cette vérité, la
véridiction dans un cadre
juridique qui est le nôtre, le cadre de cette
juridiction[78]
quest la Commission des recours des réfugiés. Les quelques
réflexions qui vont suivre, plutôt que de faire le point et
clôturer ainsi la discussion, se veulent une ouverture, une proposition
de pistes pour déventuelles recherches futures approfondissant
le rapport entre le droit et la vérité abordé sous un
angle anthropologique.
Pour montrer, finalement, comment
linstitutionnel induit et produit de la vérité et non
la vérité, nous nous appuierons sur les travaux de LECLERC
qui, privilégiant le point de vue du sociologue, étudie les
rapports existant entre la vérité, le pouvoir et
lautorité.
Il postule comme donnée anthropologique
de départ le fait que tout discours a une « visée
de vérité »,
revendique une certaine véridicité qui est le fait du
locuteur et, en effet, quand bien même il avouerait mentir, son discours
conserve une prétention de vérité. Cette revendication
a comme caractéristique principale luniversalité.
« Quand je parle, je ne prétends pas seulement dire ma
vérité, mais la vérité. » (213)
Cest bien le discours que tient lavocat spécialiste en
droit des réfugiés aux membres de la formation de jugement
de la Commission des recours des réfugiés, indépendamment
même de toute question de crédibilité. Car ce nest
que par une analyse de ses pratiques et au cours dentretiens faits
sur le ton de la confidence que nous avons pu déceler ce qui se cachait
derrière son discours.
En tant que sociologue, LECLERC constate
toutefois que « (l)a
véridiction (la « volonté de dire le
vrai ») est socialement
indissociable de la crédibilité. » (Ibid.) et
que ce qui fait croire est à rechercher avant tout dans la reconnaissance
dune autorité attribuée par la société,
donc dans un produit hautement social, culturel et historique. Il en
découle une pluralité dautorités et donc de
vérités. LECLERC sy réfère en tant que
« régimes »[79] (214-215), VEYNE, quant
à lui, après avoir établi que la vérité
est plurielle et analogique, préfère la notion de
« programme » (33, 116).
« Ces discours que, de lextérieur, nous considérons
non pas comme vrais en soi, mais
seulement comme tenus pour vrais
par eux, sont pour eux des discours
vrais, purement et simplement.
Ce quils prétendent rechercher, ce dont ils revendiquent la
possession, ce nest pas « leur » vérité,
mais « la » vérité. On le voit, le concept
qui acquiert ainsi la centralité, ce nest plus la
vérité, mais la
croyance. »
[80]
(LECLERC : 215).
Lidée de croyance nous ramène
à ce que nous disions de lavocat qui, lorsquil doit
convaincre, lorsquil doit faire croire, ne peut sempêcher
de passer par sa propre croyance qui lui fournit des critères de
vérité ou de véridicité. En ce sens, la norme
et le droit peuvent être considérés comme un programme
ou régime de vérité et fournir des critères
spécifiques orientant leur diction. Et la soumission que nous avons
évoquée est-elle autre chose quune croyance, ce que le
terme arabe « musulman » évoque
lorsquimparfaitement traduit il nous renvoie à
« croyant », « fidèle »,
« soumis » ?
Mais la reconnaissance attribuée
par la société ne sattache à la seule autorité
« logique » du discours. Et cest encore LECLERC
qui nous éclaire lorsquil nous dit que
« (l)a vérité
est produite au cours même de son énonciation par les
autorités compétentes et légitimes (et)
lautorité, cest la position sociale, symbolique,
institutionnelle légitimant la prétention de proférer
la vérité. Dire la vérité, ce nest
pas la découvrir », la voler à la Nature, aux
Dieux. Cest la produire. LAuteur est le garant de la validité
du discours quil énonce, de la véracité de la
parole quil profère. LAuteur, entendu au sens
dénonciateur autorisé du discours, du détenteur
de lautorité énonciative (
). »
(LECLERC : 221)
Se pose alors le problème de comprendre
comment, dans notre cas, la véridiction de lavocat peut être
juridiction, ou diction du droit, dès lors que lautorité
institutionnelle reconnue par la société, et donc légitime,
pour ce faire est le juge. La réponse à cette question se trouve,
nous semble-t-il, dans les stratégies de construction du crédit
par les avocats spécialistes en droit des réfugiés face
aux membres de la Commission des recours des réfugiés.
En effet, ces stratégies consistent,
en définitive, à se construire une position dautorité
énonciative, laquelle a été reconnue par leurs
interlocuteurs directs, les « juges », car fonction des
idiosyncrasies spécifiques, mais aussi des représentations
et des images qui tapissent les univers conceptuels en présence. En
effet,
« (c)e qui fait autorité ou plutôt
ce qui fait
lautorité
tient au fait que ces productions normatives ou institutionnelles sont
emboîtées dans un dispositif beaucoup plus complexe fait de
mythes de représentations et dimages, dispositif (ou modèle)
largement inconscient
(
) » (LE ROY,
1999 : 28).
Cette attribution dautorité,
au sens où elle est reconnue par les « juges »
aux avocats qui jouent le jeu, cest à dire ceux qui viennent
régulièrement en CRR et ont ainsi eu le temps
dintégrer la dynamique de communication, permet donc de dire
le droit en disant le vrai. Le vieil adage Auctoritas non veritas
facit ius pourrait, dorénavant, se
lire ainsi : Auctoritas facit veritas. Veritas facit
ius, cest lautorité qui
fait la vérité, laquelle, à son tour, fait le droit.
***
Cette partie finale du discours que nous
appelons conclusion est habituellement destinée à en
compléter le sens, la portée, pour clore de manière
définitive la discussion. Nous nous interrogeons dès lors sur
la pertinence de ce terme pour mettre un terme. Nous avons limpression
davoir à peine eu le temps de présenter un terrain
dobservation et de recherche foisonnant de questions et
dinterrogations. Nest-ce pas là dailleurs le rôle
de lanthropologue face à la société dans laquelle
il habite et qui lhabite, susciter le questionnement favorisant une
prise de distance, un recul par rapport à ce que « tout
le monde » admet comme naturel ?
Dès le départ, alors que cela
paraissait évident, nous nous sommes penchés sur une possible
définition de qui pouvait bien être cet homme, cette femme que
tous nous appelons réfugié ou demandeur dasile et nous
sommes tombés sur une première difficulté, à
savoir quil ny a de définition précise que donnée
par une norme dont on a montré combien elle est éminemment
relative. La tâche fut compliquée par le fait que le caractère
général et impersonnel de cette norme est amplifié par
sa portée universalisante. Il nous a fallu faire fi des apparences
pour regarder ce qui se cachait derrière le droit étatique,
ou en loccurrence inter-étatique gardant présent à
lesprit le précepte de Gaston BACHELARD selon lequel il ne peut
y avoir de science que de cachée.
Partant des imaginaires qui lui ont donné
naissance, nous avons néanmoins réussi à dégager
des éléments constitutifs de qui pouvait bien être le
réfugié ; nous avons identifié un espace
déterminé, un mouvement en dehors de cet espace pour des causes
spécifiques, lesquelles dépendent à leur tour dune
certaine idéologie et enfin une idée de la vérité.
Mais à aucun moment nous navons pu véritablement
découvrir lHomme « réfugié »
ni son identité profonde. Ce nest pourtant pas un constat
déchec, cest un aveu, une confession car nous avons le
sentiment que nous ne pourrons latteindre, ou de manière moins
présomptueuse, lapprocher que par des insertions dans le monde
qui lentoure, monde pas moins humain car constitué dacteurs
qui fonctionnent selon leurs logiques propres. Par la même occasion,
par le jeu des acteurs, nous abordions le mystère du Droit ou de la
juridicité qui est avant tout ce que les acteurs en font.
Nous penchant alors de manière plus
insistante sur la norme proprement dite, nous avons observé quelle
contenait en elle-même ses propres limites, avouant à son tour
son incapacité à appréhender de manière satisfaisante
le réel. Les rédacteurs de la Convention de 1951 relative au
statut de réfugié nont-ils pas laissé entendre
dans leur discours quun réfugié pouvait être autre
chose que ce quils disaient ?
Dans ce rapport propre à notre discipline
et sans cesse renouvelé entre le local et le global, la France et
sa procédure de reconnaissance du statut de réfugié
a constitué la brèche par laquelle nous nous sommes infiltrés
pour tenter de comprendre les rouages
dun mécanisme juridique
mais aussi socio-culturel. Cétait là un passage obligé
par le droit positif.
Nous avons dit comment, autour dun
cas particulier, celui de linvocation de lexcision comme motif
de persécution au sens de la Convention de Genève par trois
femmes dorigine africaine, nous avons relevé lidentité
des intervenants. Perpétuant la dynamique anthropologique, cette tension
vers la généralisation au départ du concret, cette
première expérience a été loccasion dune
identification des logiques guidant les acteurs que nous avons rassemblés
sous deux figures emblématiques, le demandeur dasile ou du statut
prévu par la convention internationale dune part, et dautre
part le destinataire de cette demande, les autorités du pays
daccueil représentant lEtat. Les logiques correspondaient
à une opération de différenciation, de distinction dans
le chef des autorités étatiques sur base dune vision
dichotomique partageant le monde des réfugiés en vrais et faux,
ces derniers étant en « réalité »
des migrants économiques et à une nécessaire identification
à la norme en ce qui concernait le demandeur dasile, parfois
au prix de son identité. La troisième logique que nous pensions
avoir découverte était particulière aux avocats et
associations de défense des étrangers, il sagissait
dune logique de conjonction. En effet, elle saccordait au rôle
que doivent jouer ces acteurs, un rôle de passeur confrontant des univers
conceptuels différents.
En ce qui concerne cette dernière
logique qui nous semblait vraisemblable, nous avons dû abandonner cette
hypothèse car elle a été infirmée au cours de
nos recherches, entretiens et observation en situation. Elle a donc
été reformulée en une logique de soumission de la part
des avocats et sa confirmation a fait lobjet de la deuxième
partie de notre travail.
Caractéristique en cela des
sociétés modernes où bien souvent il existe à
côté de la réalité un discours officiel, nous
avons constaté quil existait une contradiction entre le discours
et les pratiques des avocats, et nous avons tenté den percer
la raison. Ce qui nous a mis sur la voie est ce que nous avons appelé
le mécanisme de « construction du crédit »
par les avocats devant les « juges » de la Commission
des recours des réfugiés. Ce mécanisme pouvait se
déduire dune observation des avocats en situation, doù
il ressortait quun avocat ne peut plaider nimporte quoi sous
peine de perdre tout crédit devant un juge de la Commission et perdre
toutes ses affaires ultérieures. Il y avait donc une différence
de traitement entre les dossiers auxquels lavocat croyait et les autres,
étant entendu quil sagit dune « croyance
de vérité »
tout entière ancrée dans des valeurs
dont la Convention de Genève est la manifestation
normative. Cest à dire
quil « pré-jugeait » du cas que son client,
le demandeur dasile, lui soumettait. Mais cela, vu son positionnement
dans un ordonnancement socio-juridique, sa représentation de ce
positionnement et la représentation des autres acteurs, ses clients
et les juges, il ne peut pas le dire. Cela fait partie de sa stratégie.
La
communication du message, cest à dire le fait de croire ou pas
que son client est un vrai réfugié, est possible grâce
à deux choses, un accord initial sur les valeurs orientant les croyances
des avocats et des juges et une connaissance mutuelle indispensable à
lélaboration de représentations et de représentations
de représentations. Plus que la connaissance et reconnaissance de
règles juridiques, juges et avocats doivent donc avoir en commun
connaissance et reconnaissance de comportements idiosyncrasiques. Cela nous
montre quon a quitté
le dialogue qui aurait dû être dialogal avec le demandeur
dasile, pour sengager dans un jeu où seulement deux joueurs
sur trois ont connaissance des règles derrière les règles,
mais où cest finalement la norme qui reste centrale car
définissant les valeurs.
Malgré
cette soumission à la norme, les avocats nen sont pas moins
producteurs de droit lorsquils disent leur vérité qui
est une croyance La défense dun idéal marqué par
la norme a donc pris le pas sur une défense de lindividu, à
linverse de ce que leur discours laissait
entendre. Cela montre une chose, que loralité est,
dans nos sociétés, encore très importante et que
lécrit est loin dêtre le seul mode dexpression
du droit, lequel, nous espérons lavoir démontré,
se situe avant tout dans une dynamique dacteurs en rapport à
des valeurs partagées par eux.
Pour
clore sur ce que, nous lavons dit, nous souhaitons surtout comme une
ouverture, donnons cette définition qui sapplique si bien ici
à notre point de vue danthropologue du droit qui est celui que
nous avons essayé dadopter tout au long de notre recherche :
« Plaider, cest accorder
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(BENSIMON : 12)
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- 3. Trois décisions de la CRR du 16.11.2001 : pp. 157-162.
Annexe 1.
« Freetown, ville
assiégée !
Boom! Boom! Boom !
Mumm... l'assourdissant bruit saccadé de l'artillerie, des bombes
explosaient de la ligne de front de Jui, quelque 25 kilomètres (15
miles) à 1'est de Freetown, la capitale de notre
pays.
Il était 23h3O ce jeudi 6 février
1998. J'étais à la maison avec ta belle-fille et les autres
membres de la famille que j'hébergeais, et nous regardions une
émission à la télé consacrée à
la destruction des vies et des biens causée par la dernière
pluie de bombes lancée par la Force d'Intervention Ouest Africaine
(Ecomog) dirigée par le Nigeria depuis sa base de
Lungi.
Tu te souviens que les explosions de bombes
étaient si fréquentes que les gens les ignoraient. Mais celles
de ce soir-là semblaient différentes puisqu'elles continuaient
jusqu'à la pointe du jour.
A notre réveil vendredi, nous
apprîmes que les troupes de l'Ecomog, épaulées par les
milices locales qui se battaient pour le retour au pouvoir du président
Ahmed Tejan Kabbah, avaient pris les villes d'Allen et de Calaba sur la route
principale menant à la capitale. Elles avaient repoussé les
rebelles du Front Révolutionnaire Uni (RUF) appuyés par les
soldats de la junte du Conseil Révolutionnaire des Forces Armées
(AFRC) qui avaient renversé le chef d'Etat
déchu.
Cette offensive musclée, baptisée opération "Sand
Storm" et destinée à renverser la junte et le RUF, avait
commencé, selon les rumeurs qui se répandaient dans la
ville.
Me rendant à mon bureau en voiture,
je vis un flot de personnes, pour la plupart des femmes et des enfants,
déplacés fuyant les combats qui se rapprochaient de la banlieue
Est de la capitale, et essayaient de se diriger vers le Centre. Pitoyable
!me dis-je intérieurement.
Le centre-ville avait des allures de
capharnaüm. Les habitants couraient dans tous les sens. L'immeuble de
six stages dans lequel se trouvait mon bureau était fermé et
un petit groupe de gens attendait pour y accéder.
Je me rendis rapidement chez mon banquier,
mais là aussi je trouvai porte close. J'étais assurément
dans le pétrin, non seulement en raison des combats qui se rapprochaient
de la capitale, mais plus encore parce que j'avais peu d'argent sur moi
après 1'énorme investissement que javais fait en important
du matériel d'imprimerie du Nigeria.
Comment faire pour trouver du liquide
? me demandai-je en rentrant à la maison.
A 1'est de Freetown où je vivais,
des groupes de gens faisaient des pronostics sur l'issue des combats. Les
rumeurs allaient bon train sur la victoire des uns ou des
autres.
- " L'Ecomog contrôle maintenant entre Jui et la ville de Calaba
et la ligne de combat est dans la zone de Wellington où les troupes
de la junte qui battent en retraite ont dressé des
barri-
cades, révéla un quidam qui venait juste de fuir la zone
où avaient lieu les affrontements entre les
belligérants.
Après avoir emballé quelques
affaires utiles, je partis m'installer avec les miens chez Abdu, le cousin
qui vit dans le quartier de Brookfields, dans la partie ouest de Freetown
qui était alors relativement sûre.
Nous y restâmes sept jours. Les
choses empirèrent lorsque les combats atteignirent le Centre de la
ville avec la prise par les forces de I'Ecomog du siège des institutions,
la State House. La radio privée 98.8 FM des partisans de Tejan Kabbah
diffusa ce jeudi soir les noms d'environ 200 prétendus collaborateurs
de la junte et le mien figurait parmi les 80 premiers. C'est ton fils Alhadji,
mon jeune frère, qui après avoir écouté cette
annonce ma supplié:
- " Tu devrais quitter le pays dès le matin avant que les troupes
de I'Ecomog n'envahissent toute la capitale."
Je ne voyais pas trop comment partir car la principale autoroute qui
conduit hors de Freetown avait été fermée par les combats
de Waterloo.
Mumm, les larmes de Fatu, ta bru, ma femme,
mont touché quand elle a hurlé en
sanglotant:
- " Tu veux perdre du temps, jusqu'à ce que I'Ecomog
t'arrête ?
Veux-tu mourir ? "
Pour mettre fin à mes tergiversations, mon hôte, le cousin
Abdu, m'a parlé avec autorité en suggérant
:
- " Tu dois partir demain par n'importe quel moyen. Le bateau, c'est
le seul moyen disponible pour le moment, sinon c'est la mort que tu
risques."
L'humeur, cette nuit, dans le salon de
la résidence de mon cousin à Brookfields, était sombre
et tendue, avec des bruits sporadiques de coups de feu venant du
centre-ville.
La nuit fut très longue, et le conseil qu'elle me porta fut de
céder aux pressions de ma famille qui m'enjoignait d'abandonner la
terre de mes ancêtres au lever du jour.
C'est la première fois que je vais
fuir mon pays et laisser derrière moi ma famille, mon journal et tout
ce que j'ai acquis durant ces dernières années, Mumm ! Je ne
suis pourtant pas un novice dans la persécution politique, ayant
été à plusieurs reprises en prison depuis 1992 pour
avoir publié des articles jugés hostiles aux divers régimes
qui se sont succédé à Freetown. Mais cette fois-ci,
ma vie était dans la ligne de mire des soldats de lEcomog et
du gouvernement en exil de Tejan Kabbah.
Etait-ce en raison de la campagne de mon
journal en faveur dune solution négociée pour mettre
un terme au conflit sanglant que nous traversions, alors que Tejan Kabbah
et les siens avaient opté résolument pour loption militaire
à outrance ? Il est difficile pour moi de savoir avec exactitude
lorigine du ressentiment des hommes du pouvoir à mon égard.
Tu as sans doute encore à
lesprit, Mumm, cette affaire despionnage, que le gouvernement
Kabbah, deux mois avant quil ne soit renversé, a voulu nous
coller sur le dos, mes deux éditorialistes adjoints et moi-même,
et qui attendait dêtre examiné par la Cour suprême.
Entre autres démêlés avec la justice, tu te souviens
Mumm que nous avons été arrêtés et jugés
en mars 1997 pour avoir publié un article intitulé " le
gangstérisme occidental sauvage dAbacha ", qui décrivait
larrestation de Foday Sankoh, leader du RUF au Nigéria (alors
quil y était allé pour négocier un accord de paix)
comme une conspiration diligentée par le Président Tejan Kabbah
avec la complicité du dictateur Sani Abacha, alors Président
du Nigéria. Larrestation du leader du RUF avait pour but
dannuler les résolutions de laccord de paix signé
à Abidjan en Côte-dIvoire en 1996.
Nous avions passé trois semaines
en prison après que la justice nous eut refusé quatre fois
de suite la liberté provisoire. Tout cela restait frais dans ma
mémoire comme si cela venait juste de se
dérouler.
Traversée à ...
Tombo ouvert
Les adieux à Fatu furent
pathétiques, et non dénués de ses sempiternels reproches
:
" Je t'ai dit d'être prudent en
évitant des articles qui pourraient te mettre dans le pétrin,
mais tu ne m'as pas écoutée, maintenant regarde de quelle
façon tu vas nous quitter !
Subir l'humiliation de fuir mon pays par
peur de persécutions politiques était le prix à payer
pour avoir été partisan de la paix dans un pays miné
par huit ans d'une guerre civile atroce !
Mince consolation !
Dans lespoir de raffermir des principes
d'or : la paix, la démocratie et les droits de l'homme, mon journal
"Expo Times" a condamné le coup d'Etat du AFRC de Johnny Paul Koromah,
mais a insisté sur le dialogue plutôt que sur loption
militaire pour le rétablissement de la 1égalité
constitutionnelle. En invitant les rebelles du RUF à s'allier à
eux, trois jours après avoir perpétré le coup, la junte
s'était présentée comme une force avec laquelle on pouvait
négocier une issue au conflit en Sierra Leone.
Vendredi aux aurores, Abdu me conduisit,
dans ma Mercedes Benz 230 Berline, à Godrich où je devais prendre
un pamper (bateau de construction locale) pour la Guinée voisine.
Bien que la partie ouest de Freetown fut encore sous le contrôle des
troupes de la junte en retraite, les rues étaient pleines de gens,
en particulier des femmes, fuyant les combats dans le centre-ville, portant
des paquets et des enfants. Des véhicules de la junte roulant à
tombeau ouvert faisaient la navette entre les bases militaires encore sous
leur contrôle, dans la partie ouest de la ville assiégée,
et le front.
Mumm, plusieurs boutiques le long de Congo
Cross et Wolkinson road étaient mises à sac, et quelques civils
se servaient des produits du pillage qui jonchaient les rues. D'autres, qui
ne pouvaient s'aventurer dehors par peur d'être abattus, regardaient
la scène à travers des fenêtres entrebâillées.
Des barrages de fortune, dressés par les soldats de la junte, coupaient
les routes, ralentissant notre voyage vers Godrich.
" Jespère qu'ils ne vont
pas nous faire descendre et prendre la voiture ", dit Alhadji, brisant le
silence comme nous approchions d'un contrôle près d'une station
de police de Lumley.
" Ouvre le coffre arrière ", ordonna
un soldat de la junte vêtu d'un blue-jean et dun T-shirt de combat.
Abdu descendit et obéit sans poser de question.
- " Que se passe-t-il au Front ? ", demanda Alhadji.
- " Nous sommes en pleine forme et sur le point de les éjecter
du State House ", répondit le soldat mutin en
pidgin.
Le quai de Godrich était bondé
de gens qui essayaient de partir lorsque nous y arrivâmes, A 10h15.
Je vis un ami, Mohamed S., employé d'une agence de transit maritime
dont le nom du propriétaire, Y.D. Kamares, figurait aussi sur la liste
des soi-disant collaborateurs de la junte diffusée par la radio de
Tejan Kabbah... Nous nous saluâmes
brièvement.
- " Je ne suis pas seul dans cette fuite désespérée,
vers 1'exil ", me suis-je dit.
Mais les civils n'étaient pas
isolés dans ce dramatique jamboree de départ ; des soldats
de la junte fuyaient en masse par la route de la péninsule de Waterloo.
Quelques déserteurs enlevaient leurs treillis de combat avant de prendre
la mer ou la route.
Abdu et Alhadji repartirent avec la voiture juste après
mavoir déposé sur le quai. Je demandai à un batelier
sil lui était possible de me trouver une place sur le prochain
pamper disponible pour Kasri, près de la frontière
Guinée-Sierra leone.
- " Tous les pampers que vous voyez ici sont complets, mais ce serait
mieux de vous associer à dautres personnes pour en louer un
", dit le batelier en pidgin.
- " Je nai personne avec qui je puisse faire équipe, peux-tu
maider à trouver des gens ? ",
demandai-je.
- " Pourquoi pas ? Attends, je men occupe ",
dit-il.
Jattendis une demi-heure et le batelier
ne revint pas. Une camionnette vint tout près et se gara, je vis des
gens se ruer vers le chauffeur. Je mapprochai plus près pour
voir de quoi il sagissait.
- " Où allez-vous ? ", demandai-je.
- " Tombo ", cria un jeune homme en haillons derrière le
camion.
- " Mais jai appris quil y a des combats dans cette zone
", dis-je.
- " Tombo est sûre et nos hommes en ont le contrôle, cependant
nous nous battons encore pour le contrôle de Waterloo ", dit le soldat
rebelle qui ressemblait à un déserteur.
Prenant le risque, je grimpai dans le
camion après avoir payé 5 000 Leones (5 dollars). Beaucoup
de choses occupaient mon esprit pendant que nous roulions à toute
vitesse sur la petite route rocailleuse et pleine de nids-de-poule de la
péninsule.
Mon dilemme quant au choix du mode de
transport prenait fin. Les nombreux récits relatant des naufrages
d'embarcations dans l'Océan Atlantique agité au large de Freetown,
ajoutés à la disparition suspecte du batelier m'avaient
dissuadé d'aller par bateau. Mais maintenant que je m'étais
décidé pour la route, je me demandais ce que le futur me
réservait.
Le camion eut un problème
mécanique quelque 10 miles avant Tombo et nous
nous attardâmes là
pendant plus d'une heure avant qu'un ami, qui passait fortuitement par là
et allait
dans la même direction, me prenne dans sa
voiture.
Je rencontrai plusieurs "poids lourds" de la junte tel le chef d'Armée,
le Colonel S.O. Williams traînant sur le quai de Tombo attendant de
prendre le prochain bateau pour Newton.
Certaines personnes affirmaient que le
Président de la junte AFRC, le lieutenant-colonel Johnny Paul Koromah,
venait de traverser la rivière Tombo, avec une belle brochette de
gardes du corps pour accoster à Foughba, près de
Newton.
Mumm, plusieurs véhicules militaires
et civils abandonnés par des soldats de la junte AFRC/RUF gisaient
ça et là, faisant ressembler la ville à un grand
marché de voitures d'occasion.
La demande de canots pour traverser la
distance d'une heure séparant Tombo et Newton était plus grande
que l'offre. Aussi, malgré le risque de naufrage, des bateaux
surchargés assuraient la traversée.
"Tombo Jet" était le nom de
baptême de 1'embarcation dans laquelle je pris place. Il était
archi-plein, les soldats de la junte battant en retraite y étant plus
nombreux que les passagers civils.
Le chef dEtat major de la junte, le Colonel S.O. Williams et son
unité de gardes du corps bien armés s'y trouvaient
également.
- " Nous allons dans la brousse pour mettre au point un retour en force
afin de prendre la capitale des mains de I'Ecomog et renverser Tejan Kabbah
une deuxième fois ", dit un des gardes du corps de S.O. Williams,
ajoutant : " la guerre va de nouveau reprendre partout et nous n'arrêterons
pas tant que nous n'aurons pas ramené la paix totale dans notre
pays."
Etant donné que ce n'était pas ma première
expérience de voyage en canot, j'étais confiant.
Je pensais que nous allions
naviguer en douceur jusqu'à notre destination. Mais j'avais
tort.
Peut-être à cause de la surcharge, le bord supérieur
du canot touchait constamment 1'eau et en même temps en prenait. La
marée nous balançait
d'arrière en avant, nous faisant nourrir la peur d'un naufrage.
C'était tout juste une question de temps.
Au milieu des mutins en débandade
Mumm, avec l'aide de Dieu, nous nous
écrasâmes enfin, et sans grand dommage, sur un petit quai presque
oublié, non loin de Newton à 19h40. Alors que nous nous faufilions
dans Fonghbo, un petit village voisin, je vis plusieurs rebelles du RUF
traînant là, Dieu sait pourquoi. Il commençait à
faire sombre. J'étais exténué et je rêvais d'un
bain froid pour me garder en forme en vue du long voyage qui
m'attendait.
A deux pas de là, quelques personnes
prenaient leur bain et lavaient leurs vêtements. Je fis comme eux.
Je demandai à l'un d'eux s'il était possible d'avoir un
véhicule pour Masiaka, quelque 37 miles plus loin.
- " J'ai bien peur qu'il ny ait pas de véhicule disponible.
Si vous voulez vous y rendre, vous devrez aller à pied ", répondit
un enfant-soldat.
Affamé, mais légèrement
rafraîchi par le bain froid, je me joignis à un groupe de civils
incluant des femmes et des enfants, qui entreprenaient, dans un sentier,
une marche de sept miles jusqu'à Newton.
Nous arrivâmes à Newton à
23h25. Javais terriblement faim et jétais las. Je vis
des douzaines de soldats rebelles qui attendaient des camions militaires
de AFRC pour se rendre à
Masiaka. Il y avait aussi beaucoup de civils, entre autres Haroun Sarkoh
et Baba Kandeh qui avaient participé à un programme
télévisé que javais animé et qui avait
pour thème la résolution pacifique du conflit
sierra-1éonais.
Plusieurs fillettes combattantes du RUF
préparaient de la nourriture. Confronté à cette seule
possibilité pour la survie, je fus quasiment obligé de mendier
pour pouvoir m'alimenter.
Baba et sa femme étaient là également, attendant
la nourriture qui était encore sur le feu.
Le ventre plein, je commençai la
marche de 37 miles pour Masiaka sur la principale autoroute après
avoir attendu en vain un véhicule. Je faisais partie d'un grand groupe
composé de soldats mutins et de civils, y compris Haroun, Baba et
Johnny Conteh, membre du conseil d'administration des services postaux de
Sierra Leone nommé par la junte.
La lune nous donnait de la lumière,
nous atteignîmes une base militaire de la junte située à
Sumbaya sur la route principale à 15h50. Exténués par
les longues heures de marche, certains d'entre nous furent contraints de
s'allonger à même le sol pour un peu de
sommeil.
Ca use les souliers
Après une nuit pénible,
je me réveillai à I'aube et je continuai la marche vers Magbontoso,
à quelque neuf miles de Masiaka. Des véhicules militaires faisaient
la navette sur la route de Masiaka transportant des soldats rebelles et des
civils.
J'essayai de trouver une place dans un des véhicules bondés
pour le court trajet jusqu'à Masiaka, le principal débouché
provincial depuis Freetown.
Les troupes de la junte avaient établi
une base provisoire à Masiaka, le temps que j'arrive là-bas
samedi A 10h15. Je vis la plupart des "Poids lourds' y compris des ministres
AFRC et des commandos délite de la rébellion. On murmurait
aussi que l'homme fort de I'AFRC, le Lieutenant Colonel Johnny Paul Koromah
et ses proches étaient à Masiaka et projetaient une contre-attaque
contre la capitale.
Je vis le chef d'Etat-major de la junte
le Colonel S.C. Williams, cette fois en pleine situation de guerre donnant
des ordres à ses troupes. La ville connaissait certes un boom
démographique avec les civils qui s'y étaient réfugiés,
et l'afflux des soldats rebelles.
Pour 10 000 Leones (10 dollars), je
réussis à faire le trajet de Makeni dans une voiture Toyota
Starlet appartenant et conduite par le Caporal J. La voiture cependant connut
des problèmes de moteur qui nous forcèrent à dormir
sur la route, près de Lunsar.
Le retrait de la junte du siège
du pouvoir à Freetown inaugura un complet hiatus des lois et de l'ordre
dans les villes de provinces et les villages. Le pillage des centres commerciaux
et la réquisition des véhicules devinrent les principales
préoccupations des soldats de la junte en fuite.
Ils blâmaient le Président
Tejan Kabbah et I'Ecomog pour leur action.
La route de Makeni était ponctuée
de barricades dressées par les soldats rebelles, plus pour extorquer
de l'argent aux passagers civils que dans le souci de contrôler la
circulation des
armes.
Nous arrivâmes à Makeni,
quartier général de la province Nord de la junte, tard dimanche
après-midi. Le pillage des boutiques autour du centre commercial de
la ville battait son plein, mené aussi bien par des soldats rebelles
que par des civils. Le conducteur, le Caporal J., son plus jeune frère
et une amie se joignirent aux pilleurs excités.
Je restai seul dans la voiture, et les
sporadiques coups de feu autour du centre de la ville tirés autant
par les pilleurs que par les anti-pilleurs, me rendaient très
inquiet.
Dans lintimité dun pilleur
Pourquoi d'abord avais-je choisi cette voiture ? Je me posais
la question. Mais je n'avais pratiquement pas le choix car tous les
véhicules qui faisaient la navette sur les routes dans les provinces
en ce temps étaient conduits par des soldats rebelles
désespérés.
C'était assurément une
entreprise risquée, mais il fallait faire un choix entre monter dans
ces véhicules militaires pour fuir et sauver sa précieuse vie
ou alors renoncer à cet exode à mes risques et
périls.
Jattendais dans la voiture parce
que javais négocié avec le Caporal J. pour quil
me conduise de cette ville, pleine de tension, à Binkolo, quelque
sept milles plus loin, sur lautoroute principale, vers Kabala, où
il devait prendre une route secondaire pour le district diamantifère
de Kono.
"Que les propriétaires des boutiques
aillent demander au Président Kabbah et aux soldats de lEcomog
de payer pour tout ce que nous avons pris dans leurs boutiques ", dit le
Caporal J. pendant quil rangeait son butin dans le coffre de sa voiture,
ajoutant : "nous avons besoin de ces choses pour aller dans la jungle
pour préparer un retour en force à
Freetown."
Le Caporal J. me déposa à
Binkolo sur la route principale, à 17h50.
Je respirai un grand coup et remerciai
Dieu pour m'avoir mené au moins jusqu'à cette ville, qui
était relativement calme et sûre, bien que la Guinée
et non Binkolo fût ma destination finale.
Je me débrouillai pour monter dans
un camion civil, conduit par un soldat pour Kabala, bourgade sise près
de la frontière guinéenne. Le camion était si plein
de soldats et de civils que je dus rester debout pendant presque la moitié
du trajet, qui était de 50 miles.
Le camion, réquisitionné
à partir de Bo, deuxième ville du pays, avait de sérieux
ennuis mécaniques qui nous forçaient à nous arrêter
à intervalles réguliers pour refroidir le moteur.
La petite route, serpentant à travers
les collines qui forment une partie de la montagne Bintumani la plus
haute du pays rendait les choses encore plus
difficiles.
Nous eûmes une panne près dun village, à
quelque 15 milles de Kabala et nous fûmes forcés dy passer
la nuit.
Je me réveillai très tôt
et, en compagnie dun autre civil voyageant dans le camion, je marchai
jusquau village le plus proche où nous
achetâmes un bol de bouillie
de manioc chacun, pour le petit-déjeuner.
Nous attendîmes pendant plus de
deux heures avant davoir un autre camion, conduit aussi par un soldat,
pour le trajet, jusquà Kabala. Lorsque nous arrivâmes
là-bas, à 15h38, nous trouvâmes la ville tranquille mais
pleine de soldats rebelles et de civils en fuite. Bien que ce soit le quartier
général du district de Koinadugu, cest lune des
villes les plus négligées du pays.
Il me fut difficile de trouver la maison
de ton parent oncle K.B., que je navais pas vu depuis déjà
quelque temps. Je fus cependant ravi de le trouver dans le quartier Yogomaya
de la ville, après mêtre longuement
renseigné.
(
)
Miraculeuse fuite en Guinée
J'ai donc passé trois jours à
Kabala avant d'être emmené en voiture à Koundu avec mon
Tonton K.B. et deux de ses fils, ainsi que par un lieutenant-colonel de la
junte en fuite, Cheikh Mamoud Koromah. Tu connais bien O., ce petit village
à quelque sept miles près de la frontière guinéenne,
puisque c'est dans ce bled quest né, ton mari, mon cher père.
Papa a ensuite émigré à Kenema à la recherche
de verts pâturages. La route menant à ce village respirait la
désolation : terriblement négligée avec des ponts
cassés et de profonds nids-de-poule. Mais le chauffeur de la Jeep
militaire qui nous conduisait ne se gênait pas pour appuyer sur le
champignon. Lorsque nous y arrivâmes. Beaucoup de civils
déplacés et de soldats de la junte en
fuite.
Quatre-vingt-quinze pour cent des habitants
de ce village sont de la tribu des Peuls comme nous, chère maman !
C'est d'ailleurs un de tes parents, tonton Alhadji I. B. qui en est le chef
traditionnel. Des marabouts peuls qui avaient reconnu K.B. nous saluèrent.
On nous conduisit immédiatement chez le chef qui nous offrit
l'hospitalité. Tonton I.B. a demandé des nouvelles de papa
et dautres membres de la famille restés A
Freetown.
- " Père et certains membres de la famille sont à Kerema,
d'autres sont à Freetown, ou à 1'étranger ",
répondis-je.
- " Veux-tu traverser la frontière vers la Guinée ? ",
demanda le chef.
- " Oui, mais il paraît que c'est risqué, car des agents
du Président en exil et les espions guinéens à la solde
de Tejan Kabbah sont déployés le long de la frontière
pour arrêter les
membres de la junte et leurs complices supposés ", dis-je.
" En tout cas, nous verrons ce que nous pouvons faire pour te sortir
de cette situation dès que possible puisque tu n'es pas en
sécurité ici non plus ", dit Alhadji
I.B..
Nous nous mîmes d'accord pour que
K.B. et ses enfants traversent d'abord la frontière et aillent à
Faranah pour avoir des documents de voyage pour moi. Je partageais une chambre
avec oncle K.B. et ses deux enfants.
En écoutant la radio d'Etat avant
de nous coucher, nous apprîmes que les forces de l'Ecomog avaient pris
le contrôle total de Freetown et de ses environs et quelles
progressaient actuellement vers Masiaka pour déloger les forces de
la junte qui s'y étaient
repliées.
Nous apprîmes aussi que plusieurs
personnalités accusées de supporter la junte, telles que Alhadji
Cheikh Mutshtaba, Alliadji Musa Kabia et Sakoma avaient été
brûlées vives par des miliciens fidèles au Président
Kabbah sous le regard vigilant des forces de
I'Ecomog.
K.B. partit le lendemain matin comme
prévu. Très tôt le matin, trois jours plus tard, il envoya
un guide pour me faire passer la frontière à pieds, à
travers la jungle. Ce fut une terrible expérience, mais une fois encore
je n'avais pas le choix.
J'essayai de réprimer ma peur pendant que nous marchions à
travers la forêt
dense.
Nous réussîmes à atteindre
Herimakono, la ville-frontiére guinéenne après avoir
contourné le check-point gardé par l'armée et les services
de douane de Guinée. Nous fûmes accueillis par K.B. et un autre
homme qui apparemment coordonnait
l'opération.
Fausse folie, faux
papiers
Je fus avisé de prendre une douche
et changer de vêtements, je devais être prêt pour le voyage
de Faranah. Nous rencontrâmes deux barrages de police sur notre route
vers
Faranah
que nous traversâmes sans suspicion. C'était aussi une
entreprise risquée puisque je n'avais pas de papiers d'identité.
Seule 1'explication de mon Oncle selon laquelle j'avais des problèmes
psychiatriques et qu'il m'emmenait en traitement à Faranah me
sauva
Ville natale de feu le Président
Sékou Touré de Guinée, Faranah est dominée par
le groupe ethnique Naodingo, ses agents sont particulièrement vigilants
dans la chasse aux collaborateurs présumés de la junte dans
la ville et ses environs.
K.B. s'arrangea pour que quelqu'un vienne
me photographier à la liaison pour la carte d'identité
guinéenne. Muni de ce document, je partis pour Dalaba le lendemain
matin avec mon oncle.
A 16 heures 25, nous arrivâmes à
Dalaba, distante de Conakry denviron 250 miles. Mohamed B.S. qui comme
tu sais est à la fois mon cousin germain et mon beau-frère
nétait pas chez lui à notre arrivée. Il était
surpris mais très heureux de me voir après avoir entendu un
tas d'histoires sur la manière dont les gens étaient morts
lors de la dernière crise.
J'ai séjourné dans cette
ville pendant près de huit mois, gardant le profil bas. Je suivais
cependant à la radio 1'évolution de la situation au pays. Selon
les nouvelles, la guerre avait repris de plus belle, causant des souffrances
inestimables et prenant en otage des populations civiles. Comme tu le sais,
Fatu et mes deux enfants m'ont rejoint en Guinée au mois de mai de
la même année.
J'appris que I'Ecomog, avec l'aide de
malandrins à la solde du gouvernement, avait récupéré
ma Mercedes Benz 230 immatriculée EK 12462, fait main basse sur les
ordinateurs de mon journal, et confisqué le matériel d'imprimerie
que j'avais récemment acquis.
J'avais pour toute fortune la somme de
1 200 dollars. J'en ai dépensé une partie pendant mon séjour
à Dalaba. De peur d'être remarqué par les agents de la
sécurité, je ne quittai pas cette ville jusqu'à ce que
je fus prêt à quitter la Guinée. En septembre, j'allai
à Conakry, prêt pour mon voyage à létranger,
puisque la situation au pays était loin de
s'améliorer.
Mes frais de voyage allaient être
supportés par mes frères et surs qui résident
à Londres.
Détention au Sénégal
Ma première tentative de quitter Conakry pour Londres, via
la France le 26 septembre échoua. Je fus arrêté pendant
le transit d'un vol Air Afrique à l'aéroport international
de Dakar-Yoff pour avoir voyagé avec un passeport
guinéen.
J'avais été remarqué
dans I'avion et dénoncé comme rebelle à la police
sénégalaise par Olu Gordon un "journaliste'' Sierra Léonais
fan de Tejan Kabbah.
- " C'est un rebelle, arrêtez-le et renvoyez-le en Sierra Leone
où il est recherché ", dit Gordon à la sécurité
militaro-policière de laéroport de Yoff.
- " Mais comment ça un rebelle ? Combattait-il avec des armes
dans la brousse ? ", demanda un inspecteur de police.
- " Non... Non... pas du tout ! Mais son journal Expo Time a
publié des articles en faveur des rebelles ", répondit Gordon
doucement.
- " Ce n'est pas vrai que mon journal a écrit en faveur des rebelles.
En tant que journal indépendant, j'ai publié des articles
prônant un accord négocié entre les belligérants
en Sierra Leone sans supporter qui que ce soit, ni le Gouvernement, ni les
rebelles ", me défendis-je.
On nous demanda à tous les deux
de faire des dépositions de nos revendications. Je fus cependant
détenu dans les cellules de la police de l'aéroport alors que
Gordon poursuivait son voyage sur New York le dimanche
suivant.
Le lundi, le chef de la police de
l'aéroport me demanda d'expliquer mon histoire. La chance étant
de mon côté, je découvris que le patron de la police
était un Peul Sénégalais. Je lui révélai
que jétais Peul moi aussi ! Il me demanda de raconter mon histoire
en notre dialecte, Mumm !
J'expliquai entre autres, comment j'en
étais arrivé à fuir mon pays, la Sierra Leone en passant
par la Guinée-Conakry où j'étais obligé de
séjourner avec de faux papiers par peur d'être remarqué
par les agents de la sécurité guinéenne travaillant
en collaboration avec le gouvernement de mon pays.
Le commissaire de police compatit à ma peine et me dit qu'il ne
me renverrait pas en Sierra Leone comme Gordon le demandait. Il
mannonça cependant, quil ne me permettait pas de continuer
en France et que je devais attendre le prochain vol dAir Afrique pour
Conakry afin de régulariser mes documents de
voyage.
Jacquiesçai dun signe de tête reconnaissant
que cétait là un moindre mal. Trois jours
après, je retournais à Conakry comme prévu avec
mon faux passeport et un ticket de retour.
Rétention à Roissy
Mumm, ma seconde tentative pour aller
en France fut couronnée de succès. Mais cette fois à
bord dun vol Air France direct Conakry-Paris. Mon cauchemar prolongé
tirait à sa fin, me dis-je en moi-même.
Mais mon jugement nétait pas entièrement exact puisque
jallais bientôt réaliser que le chemin serait long avant
datteindre le bout du tunnel et voir enfin la
lumière.
(
) » (JAFE : 15-31)
Annexe 2. a)
Me MALTERRE. Avocat. En son cabinet à 75003 Paris, 21 rue des filles du Calvaire. Le 04.04.2002.
MOI : Dans le cadre dun
mémoire de DEA en anthropologie juridique, je cherche à
étudier le traitement de la question de la vérité, de
la sincérité par les avocats en droit des réfugiés,
quelles sont également les stratégies quils utilisent,
quelle est la pertinence de la distinction « vrai / faux
réfugié » ?
Me
M : Cest un vaste
problème qui ne concerne pas seulement le droit des réfugiés,
cest le problème de tout avocat et comment il se situe par rapport
à la parole de son client. Je crois quil faut dabord
éliminer le problème de la vérité, cest
à dire « est-ce que le client dit la vérité
ou pas ? », je ne suis pas sûr que ce soit notre
problème à nous autres avocats. Nous, on nest pas là
pour ça. Ce sont les juges qui sont là pour dire si cest
vrai ou cest pas vrai. Nous, on est là pour donner tous les
moyens à notre client de faire aboutir sa parole, que ce soit au
pénal, que ce soit au civil, au prudhomme, devant la Commission
de recours des réfugiés,
le problème est
rigoureusement identique. Avec quand même cette différence
quen droit des réfugiés, il y a un aspect moral qui est,
paradoxalement, encore plus important que dans le procès pénal.
Dans le procès pénal, la loi, française en tout cas,
reconnaît à la personne qui est mise en examen, le droit de
mentir. Ca fait partie des droits de la personne mise en examen, elle ne
prête pas serment et elle peut préparer sa défense et
exposer sa défense en racontant nimporte quoi. Personne ne pourra
jamais le lui reprocher. Enfin, la sanction ce sera la condamnation
éventuelle pour les faits qui lui sont reprochés. En matière
de réfugiés, le problème est beaucoup plus compliqué
parce quon nous reproche, à nous autres avocats, ce qui me semble
un reproche complètement indigne, dêtre complices de nos
clients sous prétexte quon apporte leur parole et quon
la porte complètement. Alors, effectivement, pour la
crédibilité de nos dossiers, on est obligé de faire
une sélection et de faire un tri dans les arguments, dans les documents
à dire, à montrer. Et, en ce qui me concerne, il est assez
fréquent que jattire lattention de mon client sur le
caractère peu crédible que peut avoir lhistoire quil
raconte, sur le caractère peu authentique que peut avoir le document
quil me montre et je lui mets le marché entre les mains, je
lui expose que moi je considère que sa pièce, elle na
pas lapparence de la réalité, et libre à lui
après de mimposer de la produire ou pas. Parce que, en
dernière analyse, si on est en désaccord, moi je vais lui dire
« Je ne la produis pas » et lui va changer davocat
et va la produire, donc il prend ses responsabilités. Je passe sous
silence les documents trop grossiers qui mettent donc bon,
Mais sur
des documents à la marge, moi, mon rôle cest ça,
cest de dire au client « voilà comment ça se
présente ». Mais il y a un aspect complètement pervers,
cest à dire que le chemin pour aboutir au sésame de la
carte de réfugié est tellement parsemé
dembûches, tellement difficile, que on a beaucoup de nos clients,
pas loin de la majorité, qui sont obligés, pour quon
croie à leur histoire, de létayer avec des documents
qui sont faux. Et il y a une jurisprudence de la Commission des recours qui
nest pas unanime mais qui est assez dominante, qui est de dire :
« A partir du moment où un demandeur dasile produit
des faux documents, produit des documents dont lauthenticité
est contestée, est contestable et savère contestée
à juste titre, eh bien, ça jette un doute sur
lintégralité de sa demande ». Et là
dessus, on a un travail extrêmement important. A cet égard,
jai le souvenir
cest une histoire que je raconte souvent
parce quelle ma beaucoup marqué, beaucoup fait
réfléchir sur le problème :
« Je reçois un jour un client avec lequel jai
des difficultés à mexprimer parce quil nentend
pas ce que je lui dis, jai du mal moi-même, surchargé,
à entendre sa parole, et le type est passé déjà
trois fois devant euh
a fait trois demandes dasile qui ont toutes
les trois été rejetées, il est passé devant la
Commission des recours, il a été défendu les trois fois
par un avocat, et un bon avocat, et donc euh
il mapporte
sa quatrième demande de réouverture. Et jexplique au
type que cest pas possible. Il me dit « Mais si, jai
des éléments ». Il me montre des papiers qui sont
des faux grossiers manifestes. Je perds mon sang froid, je perds mon calme,
je lui dis quil jette le discrédit sur les autres demandeurs
dasile en utilisant des arguments comme ça
Et je lui dis
« Monsieur, cest terminé », je le raccompagne
à la porte. Et je maperçois que jai oublié
de lui rendre son dossier quil avait posé sur le bureau. Je
prends le dossier et, au moment où je lui donne, tombe de ce dossier
un certificat médical établi par le centre spécialisé
qui est le COMEDE, document assez récent qui fait trois ou quatre
pages et dans lequel il ny a aucun doute sur les tortures dont il a
été lobjet ,dune violence extrême quand il
est arrivé en France quatre ou cinq ans
auparavant ».
Donc, ce type là na pas convaincu lOFPRA à
trois reprises, na pas convaincu la Commission à trois reprises,
na pas convaincu son avocat quand il vient le voir comme dernière
bouée de secours. Et, il a utilisé manifestement, dans son
dossier, des documents quil naurait pas dû utiliser, qui
ont foutu en lair sa demande. Bon, mais, en même temps, ce
type-là était parmi ceux qui doivent mériter cette
protection et qui doivent lobtenir. Bon, et ce truc-là ma
fait beaucoup réfléchir et il marrive souvent de plaider
sur des faux documents en disant que, bon, le requérant nest
pas forcément maître de lhistoire qui a été
racontée à lOffice et qui est racontée à
la Commission et que, bon, en même temps, ça ne doit pas jeter
le discrédit sur tout son discours. Ca, cest un élément
qui me semble assez important. Je ne vois pas tellement quoi dautre
vous dire par rapport à la vérité si ce nest que
ce nest pas mon métier de chercher la vérité,
mon métier, cest de présenter un dossier. Etant
précisé que je ne vais pas susciter de mon client quil
raconte telle ou telle chose. Il faut que ce soit clair, ce nest pas
non plus mon rôle de dire ça. Mais, mon rôle, cest
dattirer lattention de mon client sur des incohérences,
qui peuvent nêtre que des incohérences apparentes et ensuite,
euh
ben de défendre au mieux ce quil mapporte comme
histoire.
MOI : Y a-t-il un formatage, une sélection des arguments
à présenter, ce quil doit dire, ce quil ne doit
pas dire ? Le travail de lavocat a-t-il une valeur
éducative ? Peut-on dire que lavocat éduque le demandeur
dasile en lui apprenant des nouvelles valeurs, qui sont celles du pays
daccueil ? Jai souvent entendu dire ça, quen
pensez-vous ?
Me
M : Cest forcément
une formation, et puis, je crois quil faut faire une distinction en
fonction de lorigine des gens, lorigine nationale, lorigine
ethnique, lorigine sociale, euh
Le paysan du Kurdistan, le
pêcheur Tamoul, il ne percevra pas les choses de la même
manière que lingénieur de quelque pays quil vienne,
que lavocat, de quelque pays quil vienne, que lintellectuel,
en gros, donc il y a là un élément important dont on
ne mesure pas suffisamment lincidence sur la demande parce que la plupart
des demandes émanent
, enfin, moi, je suis assez
« spécifisé » dans les gens qui viennent
de la Turquie et du Kurdistan et ce sont généralement des paysans
qui ont été scolarisés jusque dans les classes primaires
qui, pour la plupart savent lire et écrire, mais pas tellement plus
et qui nen ont pas une très bonne maîtrise, des gens qui
ne savent pas ce que cest quun calendrier, pour lesquels la
chronologie est quelque chose de démentiel. Alors, pour quelquun
qui nest pas capable de vous dire à quelle date il est né,
à quelle date il sest marié, à quelle date ses
enfants sont nés, je ne vois pas comment il peut vous dire à
quelle date il a été arrêté. Et, à partir
du moment où il bloque sur cette difficulté-là, euh
ça pose un problème dans son dossier. Donc, effectivement,
quelque part, on essaye de le préparer à laudience pour
lui faire dire très précisément quand cétait
bon, on le met dans une espèce de moule. Est-ce quon lui
inculque des valeurs contre son gré ? Jen suis pas sûr.
On lui apprend à répondre à des questions et ces questions
sont le passage obligé. Libre à lui après doublier
ce quon a demandé. Mais, cest vrai quon est obligé
de passer par ce cadre-là. Je parle de la date de naissance qui est
quelque chose daberrant. Mes clients sont tous nés le
1er janvier. Parce que
ils habitent dans un village reculé
, enfin, vous connaissez lhistoire, ce nest pas la peine
que je vous la raconte. Mais des fois linscription à
létat civil se fait plusieurs années après la
naissance. Et dailleurs, il arrive souvent quon ait des dossiers
de rectification détat civil a posteriori lorsquils ont
obtenu la carte de réfugié pour des droits de retraite
etc
Mais, cest vrai quil y a là un décalage
complet entre la structure daccueil qui attend quelque chose qui est
placé dans un cadre très précis avec des dates, des
motifs etc
et par ailleurs quelquun qui a une histoire dans laquelle
il ne va pas cerner quelles sont pour nous les choses importantes. Donc
effectivement, la préparation à lentretien est fondamentale,
que ce soit lentretien à lOffice, mais ça
généralement les gens ne le font pas, ou que ce soit
lentretien à la Commission, elle passe par un apprentissage
du type de questions quon va poser.
MOI : Pour vous, où se trouve le droit là dedans ?
dans les procédures ?
Me
M : A mon avis, dans ce
type de procédure, le droit, il est dans la forme. Et il est exclusivement
dans la forme. Il y a évidemment le cadre qui est très
général et qui est la Convention de Genève qui bouge
avec des jurisprudences
une est restrictive, il y en a dautres
qui sont une ouverture. Je pense euh, bon
aux restrictions,
il y a moins de 10 ans, quand on était réfugié, on pouvait
faire venir son père, on pouvait faire venir
bon, les membres
de sa famille,
Maintenant, cest fini la jurisprudence a
bon, ça cest la loi, elle bouge en fonction
déléments qui sont sociaux, qui sont nationaux. En même
temps, elle peut évoluer, je ne sais pas, je pense aux décisions
sur lexcision récemment, je pense aux décisions
algériennes etc
Bon, donc, la loi, cest le cadre, mais
le droit, cest le respect de la forme et le respect de la procédure,
cest à dire : il faut que les gens aient obligatoirement
la possibilité de sexprimer directement, dans leur langue
maternelle, dêtre assistés dun avocat, et que la
procédure soit contradictoire.
Bon, à mon avis, cest ça. On ne peut pas
Je
pense quon ne peut pas éviter lécueil de la confiance
au requérant, de la crédibilité parce que, quest-ce
que vous avez comme autre élément ? Cest vrai
quon narrête pas de se plaindre du fait quon vous
reproche de ne pas avoir suffisamment de documents
Donc, ça
entraîne les excès dont je parlais tout à lheure.
Et puis, quand on en a, on vous dit quil sont faux. Bon, donc, moi,
jessaye de plaider sur la
crédibilité dun dossier. La crédibilité
elle sétablit par rapport aux informations que lon a sur
le pays, soit la Commission ou lOFPRA les connaît,
on
na pas besoin de faire ça, mais simplement à montrer
que lhistoire de notre client est en adéquation parfaite avec
ce quon sait de ce pays. Mais, quest-ce qui va faire la
différence ? Cest pas la qualité de lavocat.
Lavocat permet de repêcher un dossier, de taper des poings sur
la table quand les droits de la défense ne sont pas respectés,
de gueuler contre lOFPRA qui va affirmer des choses dont on sait
quelles sont fausses. Ca, cest notre rôle, effectivement.
Le requérant ne peut pas le faire parce que cest toute une partie
du débat qui lui échappe. Mais, une fois que tout cela sest
fait, si votre requérant nest pas en mesure, alors quon
lui en donne loccasion avec un interprète, de corroborer tout
ce que je viens de dire, eh bien, cest fini. Et cest évident
que ça joue un rôle essentiel, et cest évident
aussi que cest pervers pour les raisons que jabordais au début
de notre entretien, à savoir que : il y a des gens qui ne peuvent
pas parler et qui sont dans lincapacité absolue de sexprimer
sur leurs activités parce que les violences et les tortures ont
été telles que
Bon, ben ça cest les
médecins qui vous expliquent ça. Mais, comment on les rattrape
ces gens-là ? Hier je
ouais, cétait hier, je
défends un homme. Je nai jamais réussi à parler
avec lui. Mais jamais, jamais, jamais. Il a un certificat médical
qui démontre quil a été maltraité
il peut aussi avoir été maltraité dans le cadre dune
bagarre et euh
ce type ne parle pas. Quand on lui demande quand
est-ce quil a été maltraité, ben il répond
il y a 20 ans, en 1981. Est-ce quil a fait de la politique ? Non.
Et tous ses camarades qui sont derrière viennent dire :
ce type est complètement sonné. Et euh, bon
on plaide
ça, mais en même temps, comment on peut sortir de là ?
(Sourire complice)
Cest très difficile. Et ce type là, il peut être
un simulateur comme il peut ne pas lêtre. Alors, la seule chose
quon puisse reprocher à la Commission
, cest
lappréciation du doute.
MOI : Vous voulez dire lui accorder le bénéfice du
doute ?
Me
M : Ca nexiste pas.
En droit administratif, ça nexiste pas.
MOI : Cest pourtant repris dans le Guide du
HCR.
Me
M : Oui, mais ce nest
pas partagé de lavis de tout le monde, ni par lOffice,
ni par la Commission
enfin, ça dépend, il y a des
présidents qui sont dubitatifs et euh
Mais, euh
on a, en ce moment, enfin, je sais pas, depuis deux, trois mois, on a des
décisions un peu difficiles et dans des dossiers où on aurait,
me semble-t-il, il y a quelques mois, obtenu des décisions
(dannulation), notamment des dossiers dans lesquels il y a des certificats
médicaux. Avant, il était rare quun dossier dans lequel
il y avait un certificat médical ne fasse pas lobjet dune
annulation, à condition que le certificat soit
et là,
jai eu trois décisions de rejet sur des dossiers qui en soi
nétaient pas excellents, mais sur lesquels le certificat
médical me semblait devoir instiller un doute important,
sérieux.
MOI : Le Droit est-il alors un cadre servant à la manifestation
de la vérité, de la réalité, permettant au juge
de distinguer le vrai réfugié du faux ? Quel est le rôle
de lavocat dans ce cas ?
Me
M : Je vais vous redire
ce que je viens de vous dire. Le droit cest euh
La question ne
se pose pas, cest ce qui devrait être. Lobjectif de la
Commission de recours, cest ça : un contrôle
juridictionnel dune décision administrative. Et dailleurs,
à mon avis, cest perçu comme ça par lOFPRA,
parce que, on a, depuis le début de cette année, une attitude
un petit peu offensive de lOFPRA. Jusquà lannée
dernière, lOFPRA a toujours été taisant dans les
procédures. LOFPRA, une fois que la décision était
rendue, se désintéressait totalement du dossier, ne contestait
jamais la décision de la Commission des recours et éventuellement,
faisait des observations parce que la Commission des recours, cest
la loi, est tenue de lui demander de faire ses observations
et donc,
dans certains dossiers dits sensibles, particuliers, lOffice faisait
des observations. Lannée dernière, lOffice a fait
un pourvoi devant le Conseil dEtat pour contester une décision
de la Commission de recours. Première. Depuis cette année,
il arrive, moi, je ne lai encore jamais eu à mes audiences,
mais cest arrivé à PIQUOIS, cest arrivé
à MARTINEAU, euh
lOFPRA vient à laudience
et prend la parole à laudience. Et euh donc, on a le sentiment
on a dit quils navaient pas les moyens matériels
de le faire parce quils se plaignent de pas avoir suffisamment de personnel
et donc euh
de ne pas passer le temps à laudience
,
mais on sent une volonté daller devant la Commission parce que
la Commission serait un cadre juridique dans laquelle les avocats se seraient
emparés de la parole du requérant, la travestiraient à
un point tel quil serait nécessaire que lOffice qui est
mis en cause puisque cest ses décisions qui sont jugées,
de venir rétablir la vérité et que ce soit
véritablement un débat contradictoire. Moi, je ne suis pas
contre ça. Mais euh, effectivement, je pense que ça montre
bien que cest dans ce cadre-là que la vérité se
fait jour. Cela dit, la manière dont elle est appréciée,
ça, après, cest euh
Cest plus
délicat.
MOI : Quelle est votre formation ? Depuis quand faites-vous
du droit des réfugiés ? Et comment se passe une
préparation dun de vos clients ?
Me
M : Bon, euh, oui,
jaurais peut-être dû commencer par là, par me
présenter. Je suis avocat depuis très longtemps, je crois que
jai prêté serment en 75 ou en 76, ça
fait plus de 25 ans. Jai commencé par hasard à faire
du droit des réfugiés dans les années 82, 83,
je crois, par hasard, jétais plutôt spécialiste
en droit civil et jai défendu, au titre de laide
juridictionnelle, un président dune association lambda,
dailleurs jai perdu son procès. Je ne sais pas sil
était gagnable mais enfin jai perdu. Et, ce type-là
après ma envoyé des dossiers et bon, ben, ça a
fait boule de neige et donc je peux dire que depuis 1986, en gros, jai
beaucoup de dossiers de réfugiés, avec des hauts et des bas,
avec une forte dominante dans les années 90, lannée
dernière aussi, avec une spécialité très, très
précise puisque moi, cest les Kurdes, principalement de Turquie,
mais aussi dIrak, un peu de Syrie, très peu dIraniens.
Donc euh voilà. Cela dit euh
bon, je traite dautres dossiers.
(Interruption par un coup de téléphone)
Donc, euh deuxièmement sur comment on procède ?
Cest extrêmement difficile parce quon est à la merci
de nos clients. Cest à dire que cest extrêmement
rare que les gens viennent nous voir avant le dépôt de la demande
à lOFPRA. Donc, on a aucun contrôle sur la biographie.
Cest très rare quils viennent nous voir avant
dêtre convoqués à lOffice quand ils le sont.
Ce qui ne nous permet pas de les préparer avant. Cest très
rare quils viennent nous voir pour faire leur recours. Ce qui nous
oblige à reconstituer en cours de route. Et cest très
rare quils viennent nous voir avant dêtre convoqués
à la Commission des recours, ce qui réduit dautant tous
les temps dintervention. Et euh, généralement, bon, les
gens viennent vous voir dès quils reçoivent la convocation,
enfin moi en tout cas, ils viennent me voir dès quils
reçoivent la convocation. Et euh, bon, ben, ça
finalement
euh
MOI : Ca vous laisse combien de temps en
moyenne ?
Me
M : 15 jours. Oui, en
gros, dans 40 ou 50 % des cas. Moi, je me contrains à aller voir le
dossier avant de recevoir le client, mais cest pas toujours possible
parce que la Commission est assez surchargée. Généralement
donc, quand les gens viennent me voir, jai déjà en ma
possession le dossier de lOFPRA, jai le compte-rendu de
lentretien sil y a eu convocation. Et, ça me permet
daller dans le vif du sujet, de voir dans ce que la personne a dit.
Mais généralement, ça ne permet pas, lorsquelle
a communiqué des documents dont lauthenticité est remise
en cause,
le laps de temps ne me permets pas éventuellement
de prendre contact avec lavocat qui la défendue ou qui
la défend actuellement pour obtenir des documents complémentaires
etc
Généralement, je mentretiens avec mon client
au minimum deux fois. Jai des entretiens assez variables. Cest
rare que ça dure moins dune heure en tout. Cest à
mon avis un minimum. Cest soit des entretiens ici, soit souvent des
entretiens à la Commission. Bon, les laps de temps sont trop courts.
Et, cest généralement des entretiens avec interprète
car, bon, là, dans la communauté kurde, généralement,
il y a une diaspora, il y a des gens qui sont installés depuis longtemps
et euh ça pose généralement pas beaucoup de
problème.
MOI : Vous ne parlez pas turc ?
Me
M : Pas du tout, je nai
aucun don pour les langues, malheureusement. Je ne mexprime pas du
tout dans cette langue. Donc, ça dure à peu près
cest variable. Il y a des dossiers dans lesquels les gens viennent
me voir très longtemps avant et dans lesquels on a la possibilité
de préparer, dessayer de constituer un dossier quand il y a
des documents judiciaires, éventuellement de prendre les contacts
quand il y a des avocats là-bas, euh et denvoyer les gens dans
des structures médicales pour avoir des certificats etc
,
dobtenir des témoignages de compatriotes qui ont vécu
en même temps que le requérant sur place, enfin, le B-A-BA de
la constitution dun dossier. Et euh, la dernière question que
vous maviez posée ?
MOI : Cétait ça, je pense, comment se passe
la préparation dun de vos clients. Maintenant, dites moi, que
pensez-vous de la procédure en Belgique ? La
connaissez-vous ?
Me
M : Jai eu
loccasion daller à Bruxelles et, on était une petite
délégation de confrères, il devait y avoir PIQUOIS,
MARTINEAU, CARBEHAN et on avait visité lOffice fédéral,
je crois et on avait rencontré le Président de la Commission
juridictionnelle. On navait pas pu assister aux audiences effectivement
parce quil y avait un caractère privé et on avait pas
pu donc voir comment ça se passait. Mais on avait été
très frappé par ce caractère secret de la procédure
sur laquelle jai deux mots à vous dire et sur le temps qui
était consacré par léquivalent de la Commission
de recours à lexamen dun dossier. Cest à
dire, quand nous on en examine 20, il y en a 1 qui est examiné par
léquivalent, quoi.
MOI : Effectivement, cest une procédure différente.
Linstance juridictionnelle est rarement atteinte par les
réfugiés car il faut avoir passé pas mal
détapes antérieures, la recevabilité notamment.
En Belgique, lavocat intervient dès le passage devant le CGRA
où, à léquivalent de ce qui se passe devant
lOFPRA, on écoute, dans lentièreté, le
récit du requérant et où, en outre, lavocat, qui
est le garant du bon déroulement de lentretien, fait une petite
plaidoirie après le récit.
Me
M : Il y a au moins un
Président qui fait ça à Paris. Et euh il entend le rapport,
il fait traduire le rapport, cest rare, mais enfin on réussit
quand même à limposer dans un certain nombre de dossiers,
et il pose et il fait poser, tout de suite après le rapport, des
questions, un peu comme chez vous, un peu comme au pénal et il cède
la parole à lavocat une fois que les questions ont été
posées. Moi, je
les deux me
je ne suis choqué par
aucune des deux procédures vraiment. Mais, euh, le caractère
secret de la procédure me semble devoir être imposé par
la matière qui est traitée. Cest vrai que bon,
indépendamment des difficultés personnelles, humaines que chacun
peut avoir à raconter et des sévices dont il ait été
lobjet, quels quils soient, il y a le problème de
sécurité. Je veux dire, laudience étant publique,
nimporte quel espion de nimporte quelle ambassade peut venir
pour savoir quun tel dit telle et telle chose, connaît telle
et telle personne, etc
et là, il y a un sérieux
problème, il y a un sérieux problème. Mais, en même
temps, le caractère public
est quand même une garantie, cest quand même une garantie.
Moi, je me souviens dun dossier, jai eu un contentieux avec un
des Présidents de la Commission, qui est un imbécile, je ne
pense même pas que ce soit sur des problèmes de fond, cest
un con, cest comme ça, il y peut rien. Et, ce type refuse les
renvois. Alors, il y a une politique générale de la Commission
de refuser les renvois, mais là, dans
des
le renvoi était
demandé pour des raisons personnelles,
demande dun avocat,
je fais lexposé pour un avocat associé et le type
me refuse ça euh
Et, jai, quelques jours après,
un autre dossier devant lui et il se trouve que dans le dossier que
javais, il y avait un comité de soutien extraordinaire, avec
évidemment Monseigneur Gaillot, un certain nombre décrivains,
et puis les membres du Comité anti-expulsion, qui ne sont pas des
enfants de chur (rires) et il se trouve que, sachant que
cétait lui
, donc, jallais demander le renvoi, mais
parce que cétait lui, ? ? ? quelque chose qui
ne devait pas tenir beaucoup la route. Et, quand le Président a vu
rentrer dans la salle, Gaillot, quil avait tout de suite reconnu et
puis un certain nombre de têtes que je suis allé saluer etc
et tout
et la salle se remplissait et tout, quand jai demandé
mon renvoi, aucun problème. Et donc là, le caractère
public cest quand même une pression qui est mise sur les magistrats,
cest dire on ne peut pas faire nimporte quoi, on est là
pour vous écouter, la presse vient, on fait venir la presse dans un
certain nombre de dossiers. Bon. Mais, cest vrai que la matière
ne sy prête pas, mais en même temps, cest lune
des garanties dun exercice loyal
bon. Mais lavocat a toujours
la possibilité de demander un huis-clos.
MOI : Jai vu un tel cas lors des sections réunies pour
lexcision, et dernière, Me PAULHAC a demandé le huis-clos.
Demandez-vous souvent le huis-clos ?
Me
M : Oui, ça
marrive. Ca marrive, bon, les présidents naiment
pas trop ça parce que ça met un peu de désordre dans
laudience, ça fait une interruption etc
, bon, il y en
a qui naiment pas ça. Mais, dans des situations où des
clients ont subi des graves sévices, je leur demande toujours, enfin,
jessaye de leur demander toujours, sils souhaitent ou pas être
entendus seuls. Parce quil y a un effet pervers, cest que certains
présidents vous disent : bon, vous demandez à être
entendu seul et donc tous les soutiens qui arrivent parce que souvent cest
des gens qui arrivent accompagnés et des tas de trucs, et
dit : ben non, huis-clos, cest huis-clos total et donc tout le
monde sen va. Et ça peut conduire à un isolement, parce
que, même si on est lavocat de ce requérant, euh il ne
nous connaît pas forcément, euh, on nest pas forcément
un visage ami euh, bon. Et ça peut déstabiliser. Bon. Donc,
je demande pour ça, des fois, les gens me le demandent eux-mêmes
et puis aussi pour des raisons de sécurité. Il marrive,
dans des dossiers trop sensibles de demander le huis-clos, parce que jai
pas envie que certaines choses soient répétées.
Voilà.
Fin de lentretien.
Observations : Trop de questions sont posées en une fois,
ce qui a pour inconvénient de déstabiliser linterlocuteur
qui doit réfléchir à plusieurs choses en même
temps, de diminuer la durée de lentretien et den
atténuer la qualité.
Annexe 2. b)
Entretien avec Me BERA. Salle des avocats de la Commission de Recours des Réfugiés. Val de Fontenay. Le 26 avril 2002.
MOI : Présentation de ma formation
et de mon mémoire. Que faites-vous du récit de votre client ?
Comment appréhendez-vous la question de la vérité dans
le cadre de votre profession davocat en droit des réfugiés
?
Me B : Déjà, réfugié, vrai / faux, je pense que cela va au-delà du constat réfugié politique / réfugié économique. Moi, je réfute le terme « réfugié économique », parce quil y a des gens qui, certes, ne rentrent pas dans le cadre de la Convention de Genève, mais qui viennent en France, mais dans ce cas-là, beaucoup plus pour fuir malgré tout un pays et toute une situation de fait. Je connais bien Haïti qui est un pays, quand même où létat de paupérisation est catastrophique. On a une population très naïve qui sadresse ici, et cest vrai que dans les documents quelle donne, euh Le problème de faire beaucoup et couramment une nationalité, cest que ce sont toujours les mêmes récits qui reviennent, surtout que les Haïtiens, faut voir que lannée dernière, le nombre de demandeurs dasile a augmenté de 25 % en France, le nombre de demandeurs dasile haïtiens a augmenté de 250 % ! Donc, on est noyé sous cette masse dune population qui revient avec toujours les mêmes histoires, qui souvent ne sont pas admissibles au statut de réfugié, mais il nen demeure pas moins quon a un pays de fous qui est Haïti. Donc, moi, cest plus dans ce cadre-là , de dire, vrai / faux, je dis il y en a qui ne rentrent pas, mais, je pense que Faux réfugié Cest mieux que je pense que je trouve ça plus juste faux réfugiés, cest pas des faux réfugiés. Mais, en tout cas, je trouve le terme asile économique tellement connoté que je préfère ne pas rentrer dans cette distinction. Après, sur les documents produits, cest certain que, quelles que soient les nationalités, dès quon commence à en faire, on voit. On sait très vite, on voit très vite si le document est un vrai ou un faux. De toute façon, les rapporteurs à la Commission connaissent le prix du tampon du GIA, euh Il y a de quoi sourire aussi parfois des constats qui sont faits. La personne ne doit pas être présente, on se rend compte quelle est présente, il y a des concordances de dates qui ne sont pas là, et je pense, quand on vérifie la véracité des choses, cest autant pour se protéger aussi soi-même que aussi pour protéger les clients. Mais euh tous les documents, je pense quil faut les traiter avec beaucoup de prudence.
MOI : Quentendez-vous par « se protéger soi-même » ?
Me B : On soutient ou on va soutenir un récit auquel on doit adhérer euh à 100 % si on veut bien le défendre, mais auquel on doit également On plaide aussi tous les jours, quotidiennement devant les mêmes personnes qui sont pour les présidents, donc danciens conseillers dEtat, des personnes qui ont quand même un certain background intellectuel, ce sont quand même des gens sérieux euh et on a une crédibilité à conserver. On a une réputation qui se fait aussi qui peut se faire aussi très rapidement. Moi, jy fais dautant plus attention que je suis jeune. Et si à chaque fois que jarrive devant les Commissions et que je me suis défoncé sur un dossier qui euh nen valait pas la peine en en faisant trop, dans le mauvais sens du terme, et que, à cause de ça, un bon dossier pourrait subir un a priori Cest aussi pour ça quil faut trouver le juste milieu entre le droit de la défense et que tout le monde a le droit dêtre défendu, même une histoire à laquelle on ne croit pas, et euh cette forme de crédibilité pour éviter que cela ne nuise à un dossier suivant. Cest comme ça que je le vois. Et après, cest vrai que les documents, bon, ils nont pas tous la même valeur.
MOI : Donc, pour vous, le bon dossier, cest celui auquel vous croyez ?
Me B : Non. Le bon dossier, cest celui où le requérant y croit et déjà où le récit est très très détaillé, au départ. Je pense que on peut gagner à la Commission des recours sans documents. Donc, cest pas celui auquel je crois où je dis la personne doit avoir lasile. Cest un raisonnement plutôt a contrario où je ne mets pas en doute tout ce qui a été raconté, où je me dis que la personne, dans le rapport que jai, personnel avec elle, au stade de lavocat, dinstruction du dossier, est vraiment un rapport de confiance. Parce que, bien sûr, il y a des choses qui séchangent et le rôle de lavocat cest également aussi dorienter en disant, à ce moment-là, bon, ben, euh il y a tel point, tel point où (ou ?) il ne faut pas employer tel mot. On nemploie pas le mot « mafia » à la Commission, parce que là, tout un dossier peut sécrouler sur un mot. Dans ce rapport-là, en revanche, il y a aussi des requérants qui viennent vous voir, qui vous racontent nimporte quoi, qui se foutent (se reprenant) qui se moquent de vous entre guillemets parce quils pensent que vous allez être crédule. Ils oublient parfois quon connaît mieux certains pays queux. On connaît mieux leur pays queux, au même titre que je connais mieux Haïti que la France, aujourdhui dun point de vue politique. Et, leurs grands mots, cest toujours de dire : « Vous ne savez pas comment cest. » Alors quand on leur dit : « Si », ils disent : « Vous y êtes allé ? » On na pas besoin daller pour savoir comment ça se passe dans le pays, en tout cas comment ça se passe dans le pays pour être admissible au statut de réfugié. Cest plus dans ce sens-là que je le vois.
MOI : Avez-vous des problèmes de compréhension parfois ? Comment se passe une préparation dun de vos clients, un « coaching » ?
Me B : On a tous, de toute façon, en fonction des cultures, un rapport au temps, un rapport à lespace qui est complètement différent, même un rapport au corps qui est différent. Le problème alors, là, ça va être une critique sur les avocats qui est que on peut parfois cataloguer les gens en fonction de leur nationalité, cest à dire De toute façon, regardez, les décisions de la Commission sont classées dans une armoire en fonction de leur nationalité, ce qui est tout à fait normal. Mais, cest vrai quon va se dire : « Tiens, telle nationalité » Immédiatement, il y a la machine qui se met en marche, qui se dit : « Bon, pour quil ait lasile, il faut au moins quil ait obtenu ça, ça, ça, ou quil soit , quil ait eu des persécutions de telle et telle personne. » Et là où on peut avoir un travers, cest que là, je moccupe de deux Egyptiens qui sont arrivés en France il y a peu de temps euh lhistoire du procès des Egyptiens des 6 derniers mois et euh avec une grande organisation internationale qui les a fait venir, qui était prête à leur formater une forme de récit. Je leur ai dit : « Attendez. La première chose, cest eux qui racontent leur histoire. On les met devant une feuille blanche et après, on voit ce quils nous donnent. » Mais, la base, cest toujours leur histoire à eux. Après, sur la compréhension, cest un travail parfois de très très longue haleine, ça peut parfois être décourageant pour certaines populations parce que au dernier moment, ils vous apportent une information que vous naviez pas euh, il faut être patient, très patient. Il y a une barrière de la langue aussi qui est phénoménale. On ne peut même pas dire : « Venez avec quelquun qui parle français », parce que là encore, la traduction ne sera pas exacte, approximative (suggéré par moi). Or, je pense que cest un domaine qui ne tolère pas lapproximation. Donc, je suis entièrement daccord sur le fait quil y a des , quil peut y avoir des problèmes culturels, de compréhension, de de précision aussi. Cest à lavocat aussi dessayer daller tirer tout ça.
MOI : Quelle est votre formation ?
Me B : Je pense que cest du droit des réfugiés. Je travaille pour quelquun qui fait du droit des étrangers qui venait ici occasionnellement et qui vient encore occasionnellement et moi, cest une matière qui me fascine, je trouve ça passionnant. Cest un rapport au monde. On ne lit pas le monde de la même manière une fois quon a fait du droit des réfugiés. Et cest une réelle conviction de Droits de lHomme, de savoir que je suis dans un pays qui se revendique en plus dêtre une terre dasile il faut savoir que cest complètement faux et davoir cette carte à jouer. Bon, dautant plus maintenant, avec toutes les tensions qui arrivent, on ne se rend pas compte que cest une chance exceptionnelle de vivre dans une démocratie. La démocratie, cest lexception. Donc, derrière, il y a une forme denthousiasme vis-à-vis de tout ça, puis je considère en plus que cest de la géopolitique et je trouve ça passionnant.
MOI : Vous faites ça depuis longtemps ?
Me B : Ca va faire un an que jen fais. Jen fais relativement beaucoup.
MOI : Et depuis combien de temps êtes-vous avocat ?
Me B : Depuis un an, un peu plus dun an. Donc, je suis rentré très rapidement ici et jy ai trouvé un immense plaisir. Et en plus en tant que jeune avocat Finalement, il y a très peu davocats qui le font en France. Bon, pour une raison géographique. La Commission ne se trouve quà Paris, donc, ça ne peut être que des avocats parisiens et périphériques, sauf davoir de réelles convictions. Il y en a quelques uns mais, bon, on ne vient pas de Marseille pour défendre un dossier, sauf si le client est très très riche. Et, donc, on est une forme de petit groupe et donc bien sûr quand on débute, ce groupe que se côtoie en permanence a sûrement tendance à vous observer. Et ce petit groupe davocats qui font toujours la même chose passe devant aussi les mêmes magistrats, vu que ce sont toujours les mêmes compositions, les mêmes (se corrigeant) pas les mêmes compositions, on retrouve toujours les mêmes présidents qui, et comme je lai dit tout à lheure, sont quand même des gens qui, quel que soit ce quon en pense personnellement, qui ont un background professionnel et, je pense, intellectuel assez important. Vous avez aussi des assesseurs HCR et OFPRA, vous avez des anciens ambassadeurs. Rien, vis-à-vis de tout cela il y a aussi une volonté dapparaître comme étant sérieux. Et, je pense, quand on est jeune avocat, il y a vraiment une forme de stimulation dans tout cela, à la fois de bien préparer le dossier pour le client, mais également de bien préparer le dossier parce quon se dit quon a peut-être toute une carrière à faire et que, de toute façon, dans des rapports humains, dans des rapports professionnels, avoir une forme de considération mutuelle, cest relativement agréable, et je pense que ça motive énormément au départ pour s'impliquer dans cette matière.
MOI : Comment se passe une préparation dun dossier et dun client ?
Me B : Moi, jai vraiment une distinction entre Donc, je suis commis doffice à laide juridictionnelle pour une partie et pour lautre, jai des clients personnels. A laide juridictionnelle, il y a une nationalité qui revient sans cesse, cest les Haïtiens. Donc, jen ai énormément. Aujourdhui, cest un pays que je connais enfin, je pense bien connaître. Japprends encore des choses, même par rapport à ce quils me disent. Il y a un langage Alors, le problème du Haïtien, on pourrait croire quil parle français, alors quil ne parle pas le français, il parle créole, qui est un langage très poétique. Et là je pense que justement, sur cette nationalité, linterprète est très important. Il y a des faux amis, et surtout ce nest pas parce quils comprennent la question en français quils savent y répondre également en français, que leur réponse, sils pouvaient la faire en créole, est la même. Alors comment faire quand on est à laide juridictionnelle et quon a un client Haïtien, donc, on ne peut pas payer personnellement linterprète, euh alors on peut linviter à payer un interprète, cest possible, moi, ça marrive de le faire, mais je leur propose toujours de manière euh jexplique à la personne que cest dans son intérêt, ou sinon les interprètes haïtiens qui sont à la Commission sont toujours prêts à vous venir aider et donc, dans ce cas-là, pourquoi pas les convoquer ici pour les écouter sur leur récit en ayant peut-être dabord consulté leur dossier, lu leur récit, En revanche, sur cette nationalité-là, bon cest vrai que plus on en fait, moins on perd de temps dans le parce quon connaît lhistoire, donc on na pas de recherches à faire et il y a aussi une grande part des dossiers il y a beaucoup de rejets sur les Haïtiens. Donc, et il y a des dossiers où il ny a rien, il y a des dossiers où jai déjà eu le requérant à qui le Président, gentiment, les interrogeait en leur demandant sils avaient été persécutés et la réponse était non. Donc le Mais, cest à mettre sur la forme de naïveté, cest la naïveté du Haïtien.
Alors, quelle attitude avoir dans un dossier dans lequel vous savez quil ny a rien, vous êtes commis doffice, donc vous devez assumer votre mission jusquà lexécution, donc, vous nallez pas dire au client : « je ne vais rien raconter ». Cest un peu euh Ben alors, quand il ny vraiment rien, bon, ben cest tout, on ne peut plus rien inventer, il ny a plus rien à ajouter. Et il y a une compréhension de la part du Président, on ne va pas créer une histoire de toutes pièces, et puis de toute façon, ce nest pas le rôle de lavocat. En revanche, il y a des dossiers où il y a un petit début, donc on essaye de faire rentrer la personne dans le cadre de la dessayer dexpliquer pourquoi les faits invoqués par la personne font quelle est admissible au statut de réfugié, avec euh la jurisprudence un peu plus large qui dit quelle serait victime de persécutions tolérées, non pas de persécutions directement émanant directement des autorités étatiques. Mais, cest vrai que cest un peu difficile à laide juridictionnelle, dans des dossiers euh creux de trouver justement ce juste milieu avec euh . Et surtout, là, cest linverse toujours dans ce rapport de quotidien où on revoit toujours les mêmes gens, mais il faut aussi que la personne ressorte en ayant le sentiment davoir été défendue. euh Donc, il faut ne pas en faire trop, mais en faire suffisamment pour que les gens aient le sentiment pour que le requérant ait ce sentiment davoir été défendu, je pense, malgré tout très important.
MOI : Comment voyez-vous le rôle de lavocat ?
Me B : Défendre un dossier où il ny a rien , je pense que cest le rôle de lavocat de dire à un client personnel : « je ne crois pas votre dossier, je ne le prends pas en charge, il ny a rien dedans », je pense quon peut le dire. De toute façon, il y aura toujours un avocat pour le défendre. En revanche, à laide juridictionnelle où on na pas cette possibilité, euh je pense que en tout cas, en faire le minimum et suffisamment pour que la personne ait le sentiment davoir été bien défendue, oui, cest important.
MOI : Comment préparez-vous votre client à répondre aux questions qui lui seront posées en Commission ?
Me B : La première base, cest la décision d lOFPRA quon compare euh Moi, je lis la décision de lOFPRA qui est une forme de résumé, qui est rarement fidèle aux faits. Après, on passe je passe au récit OFPRA proprement dit, pour voir si la personne a été entendue ensuite sur son récit. Déjà, là jai une idée qui se profile, et ensuite je passe devant son récit à la Commission des recours. Et après, quand je reçois la personne, je lui demande qui a fait son récit OFPRA ? qui a fait son recours à la Commission des Recours ? parce quil y a des incompréhensions qui émanent aussi du fait que ce nest pas la personne qui a fait son récit ou, si on lui retraduisait parce que la personne finalement, elle est dans sa langue originelle, elle le fait traduire en français, mais personne ne lui retraduit dans sa langue originelle ce qui a été marqué. Donc, elle na aucun moyen de vérification. Et on a des exemples de plus ou moins de compatriotes qui, moyennant finance, font cette traduction et il y en a beaucoup. Cest aussi un milieu là, ce serait peut-être le sujet dune autre thèse, où les manipulations, tant associatives que même juridiques Je pense quil y a des problèmes de déontologie de lavocat qui pourraient être soulevés Donc la base, cest ça : décision OFPRA, récit OFPRA, récit Commission des recours, savoir qui la fait si jamais on voit quil y a un problème. Si tout est cohérent, bon, on se dit que tout va bien et ensuite, donc repartir de cette base pour creuser, creuser, creuser, en sachant très bien les questions qui vont être posées. Et, aussi indiquer au , moi je sais quà la fin de chaque entretien, je fais un plan de la Commission pour leur dire telle personne, cest un tel, telle personne, cest un tel, nous, on va être là, et leur expliquer lordre. Leur dire telle personne va parler en premier, ensuite cest lavocat, sauf si , enfin ça dépend des Présidents, mais la plupart du temps, cest lavocat, et ensuite, cest vous, leur dire , bien leur dire que ce sont des questions pour comprendre, quils ont le temps dy répondre, euh leur dire que sils comprennent la question en français, ils peuvent répondre dans leur langue, ce nest pas grave. Oui, des petits détails pratiques aussi.
MOI : Cest très important de bien préparer son client à répondre aux questions, surtout dans la procédure belge. Savez-vous comment ça se passe en Belgique ? (Me B fait signe non de la tête) (Jexplique)
Me B : Est-ce quon peut être déclaré irrecevable sur les faits ?
MOI : Oui.
Me B : Daccord, on peut être donc irrecevable parce quon ne rentre pas dans la Convention de Genève.
MOI : Oui, soit car le récit ne rentre pas dans la Convention de Genève, soit car il y a fraude, volonté de tromper les autorités sur un élément du récit, son identité, sa nationalité,
(Je continue à expliquer)
Me B : A la Commission, on a quelques présidents, enfin, un surtout qui fonctionne bon, alors là, cest un peu différent, mais on a le rapporteur qui parle, qui donne son avis. Il ne faut pas oublier aussi que le rapporteur à la Commission donne des questions à la fin du rapport, en tout cas, sinterroge. Et le rôle de lavocat va être aussi dy répondre. Donc, ça, cest le premier point. Et ensuite, il fait parler le requérant. Moi, je ne suis pas du tout contre ce système, surtout que souvent les rapporteurs, par rapport aux faits, ont une vision juste. Et après lavocat devra avoir une analyse pour dire en quoi la personne rentre dans les dispositions de la Convention de Genève en étayant par rapport aux jurisprudences françaises qui ne sont pas les mêmes quen Belgique, quitte en allant parfois au-delà, en invoquant dautres jurisprudences euh canadiennes, américaines euh Lavocat qui ne serait là que pour reprendre les faits et apporter deux, trois précisions euh je ne suis pas convaincu que ce soit le rôle le plus important. Le rôle, cest vraiment de dire : « Pourquoi, Monsieur le Président, Madame, Monsieur de la Commission, si vous accordez le statut à Monsieur ou à Madame, vous rentrez bien dans les dispositions de la Convention de Genève et dans la jurisprudence de la Commission. » Cest aussi ça qui faut leur Pourquoi aujourdhui on a des jurisprudences fluctuantes, qui évoluent avec le temps ? Il y a tout un travail de fond qui est de dire : « Tiens, telle persécution, telle chose qui a été vécue, rentre dans la Convention de Genève. » Ce nest pas sur le fait proprement dit que les choses évoluent.
MOI : Où voyez-vous le droit dans tout ça ? Je ne fais que reprendre une interrogation surprise lors de certains de mes entretiens avec dautres personnes.
Me B : Ben, cest parce que mes confrères ne se rappellent pas lordonnancement juridique français qui fait que les conventions internationales sont supérieures à la loi proprement dite, et on est là pour faire quoi, pour faire appliquer une convention internationale. Cest à dire que dans notre ordonnancement juridique, on est là pour faire appliquer le droit, cest tout, cest cest certain. Non, mais je vois, cest ce quils disent, ils disent : « on nest pas là pour dire quil ny a pas derreur manifeste dappréciation, on ninvoque pas les grands principes administratifs, ». En tout cas, moi, du juridique, moi, ça ne me dérange pas, on est là pour faire appliquer une norme juridiquement. Cest du droit.
MOI : Je précise que cette interrogation ne vient pas nécessairement de confrères. Le rôle des avocats nest cependant pas dénié vu que ces mêmes personnes mont dit aussi que, 9 décisions annulées sur 10 létaient lorsque le requérant était accompagné dun avocat.
Me B : Oui, cest certain ! Il y a aussi, enfin, là cest un peu plus polémique, il y a aussi tout un travail qui est bâclé au niveau de lOFPRA. Un exemple concret. Aujourdhui, jai un dossier dun requérant haïtien qui sest présenté aux élections municipales. Cest incontestable, cest marqué textuellement dans son recours. Dans la décision de rejet de lOFPRA, il y a marqué quil se présente aux élections législatives. Et des exemples comme ça, jen aurais plein à raconter. Donc, déjà, là, il y a un problème. Et la personne a été entendue. Car, bon, je pense que vous le savez, il ny a que 30 % des requérants qui sont entendus par lOFPRA. Gros scandale, et après lOFPRA se permet de dire que les déclarations sont sommaires et succinctes, alors quon remet un feuillet où ils ont à peine le droit à trois pages pour écrire leur histoire et que personne nest là pour leur dire que si ça prend 25 pages, ce nest pas grave. Donc, mais oui, le rôle de lavocat est essentiel, justement peut-être pour dépasser ce barrage dincompréhension en les mettant en confiance, en leur disant ce quils peuvent raconter et puis en faisant un travail de fond derrière. Mais, cest certain quà ce moment-là, ce nest pas du travail juridique, cest plus de la géopolitique.
MOI : Barrage dincompréhension qui se situe où ? Incompréhension du requérant face à ce qui lui arrive ou plutôt incompréhension de la Commission par rapport à la situation du requérant dans son pays dorigine ?
Me B : Ben euh par rapport à la Commission, par rapport à ce qui se passe. Ils ne mesurent pas toujours bien les enjeux, ils ne savent pas bien ce quils doivent et ce quils ne doivent pas raconter. Donc, il y a Et puis, parfois, il faut y aller à contre-courant parce que vous arrivez dans un pays que, a priori, vous ne choisissez pas si vous êtes demandeur dasile, vous lavez vous y arrivez plus ou moins par hasard parce que vous avez peut-être un des membres de votre famille, mais demandeur dasile, cest surtout quitter son pays, ce nest pas choisir la France. Si vous avez subi des persécutions, vous pouvez être psychologiquement un peu faible, vous pouvez avoir besoin de suivre des soins médicaux, Quand vous êtes dans cet état desprit-là, heureusement quil y a des gens qui vont venir vous aider à pas monter votre histoire, le terme nest pas bon, mais à premièrement à assumer peut-être votre histoire, à lassumer de manière suffisante devant une Commission pour être admissible au statut de réfugié.
MOI : Dans quelle mesure, daprès vous, le requérant est-il conscient, comprend-il ce qui lui arrive devant la Commission ?
Me B : Il y a aussi beaucoup de rumeurs qui circulent partout dans le monde. Dans tel village, on vous dit quil faut faire ceci, quil faut faire cela Je pense quaujourdhui, la procédure dasile doit être connue à peu près de tout le monde, même dans les campagnes, et circuler. Parce que ça se sait quand on obtient lasile en France ou ailleurs. Cest renvoyé dans le village dorigine. Là, je pense aux Africains surtout. Il y a une Africaine, il y a peu de temps, qui a été admise au statut de réfugié sur base dun refus dexcision de ses enfants, et lavocat qui la défendue a raconté que la requérante était contente parce que ça allait se savoir dans son village. Donc, comme quoi, il y a une forme de communication qui se maintient. Oui, je pense que ce ne doit pas être évident de demander lasile en France, de savoir ce qui se passe, on est traîné de guichet en guichet, on se présente à 7 h du matin devant le centre de réception des étrangers (Interruption)
Si on est demandeur dasile et quon a été persécuté par la police, même en France, ça peut être gênant. Je pense quil y a une incompréhension, tout le monde na pas une philosophie de papiers et de tampons dans son pays dorigine. Je pense quau départ, ils ne savent pas toutes les démarches quils devront affronter, tant aussi bien les histoires de domiciliation, ils ne connaissent pas les délais,
( )
MOI : Comment leur présentez-vous ce quest la Convention de Genève ?
Me B : Jen discute beaucoup plus au niveau de lappartenance sociale. Cest vrai que leur expliquer pourquoi il ne suffit pas de se prévaloir de son homosexualité pour rentrer dans ce groupe social euh. Jessaie de leur expliquer le texte proprement dit et après, aussi les jurisprudences françaises, parce que le groupe social, cest une jurisprudence 99 si je me souviens, peut-être 97, mais en tout cas, cest à chaque fois très récent. Et bien leur dire que, à chaque fois ce sont des jurisprudences restrictives. Parce que quand on ouvre la porte, on fait en sorte quelle souvre le moins possible et quon nait pas ensuite un afflux massif. Donc, mais ça va plus être à ce niveau-là. Alors que les victimes actives, politiques, pour celles-là, je ne rentre pas dans ces explications, parce que elles, elles collent vraiment à cette étiquette dasile politique ; et il y a le mot « politique », alors quaujourdhui ce quon sollicite cest le statut de réfugié, lasile politique, cest peut-être pas le mot à utiliser le plus fréquemment. Cest vraiment réfugié qui est important.
MOI : Pensez-vous que cela a des conséquences durables ?
Me B : Je les préviens que le statut na pas vocation à être définitif et il peut leur être retiré en cas de changement, donc, cest prévu par la Convention de Genève. Il marrive, oui, de leur expliquer cela. Leur réaction dans ces cas-là, enfin, je leur explique et en contrebalance que cest quand même relativement exceptionnel pour les rassurer, sinon ça les ferait paniquer. Mais, jai eu le cas dune personne à qui on la retiré qui elle était en revanche paniquée après plus de 20 ans en France, devoir retourner dans son pays vu que, tout dun coup, elle navait plus dautorisation de séjour. Ca a été régularisé par la suite, mais, il y avait une forme de panique à ce moment-là. Mais ça reste toujours dans un côté exceptionnel. A ce moment-là, je leur explique que, quand bien même on leur retirerait, ils seraient peut-être admissibles à résider en France à un autre titre, bien leur expliquer quon peut-être en France au titre de lasile, mais quil y a aussi dautres possibilités dadmission au séjour pour les étrangers. Et, expliquer que lasile politique nest pas le moyen de venir séjourner en France, cest le moyen de pouvoir séjourner ailleurs que dans son pays dorigine. Cest un raisonnement aussi que la Commission parfois même a du mal à suivre. Ou, il arrive que vous ayez des requérants qui se désistent de leur demande parce quils ont obtenu lautorisation de séjourner en France à un autre titre. Là, il y a un travail de fond, de leur expliquer que ce nest pas parce quon est autorisé à séjourner en France quon na on a peut-être envie dêtre réfugié, on peut avoir envie dêtre reconnu réfugié. Et comme les préfectures ont un effet pervers, elles sollicitent que la personne se désiste de leur demande pour les régulariser à un autre titre, cest je nai jamais rencontré de cas où quelquun cumulerait les deux.
MOI : Quy a-t-il en amont et en aval de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié que vous connaissez en France ? Y a-t-il un travail à fournir ?
Me B : En aval, parce que cest plus facile de répondre dabord en aval, il faudrait créer des structures peut-être pour suivre les demandeurs dasile. Il y a aujourdhui quand même beaucoup dassociations qui jouent ce rôle. Alors, attention, ces associations suppléent le rôle étatique dassistance. Mais, cest vrai quil y a quand même des gens qui ont obtenu lasile et qui ont subi des choses atroces dans leur pays. Donc, avant quelles ne retrouvent la sérénité, en France, il leur faudra du temps. Mais, après, créer une structure, je pense que lEtat français proprement dit a quand même suffisamment de structures pour arriver et accéder aux demandes qui peuvent émaner à ce moment-là de gens qui ont le statut. Donc, à ce niveau-là, moi, je fais confiance au rôle de lEtat-providence qui peut y pourvoir. Puis, il y a dautres gens pour qui obtenir le statut, cest enfin la délivrance, cest à dire quil y a eu deux ans en France où ça a été un stress permanent et qui commencent à se mettre à parler le français uniquement une fois quils ont obtenu le statut, tout dun coup, ils font des progrès fulgurants alors quils ont passé deux ans ici et cest assez étonnant. Ils sont complètement épanouis parce que cest la fin dun calvaire, cest la fin de tout. Pour eux, il ny a plus aucun problème. En amont, il ny a pas suffisamment de structures daccueil, enfin je ne sais pas combien il y a de lits dans les centres daccueil, mais bon, cest insuffisant, on sait par des familles. Il y eu une Convention de Dublin qui a été réformée puisque si le mari arrive en Allemagne, lépouse arrive en France, on nhésitera pas à les séparer, alors quil y a quand même des petits problèmes à ce niveau-là. Ensuite, euh, il y a toute une réforme de la demande dasile en France qui doit être réformée également par rapport à lOFPRA, bon, cest en cours, il y tout un questionnement là-dessus et une unification européenne, je pense, indispensable. Aujourdhui, on a des pays plus ou moins stricts. Tous les pays nont pas la même lecture de la Convention de Genève, tout le monde na pas la même jurisprudence et finalement, on se rend compte quil y a des pays où il y a certaines jurisprudences qui sont plus favorables au requérant et inversement dautres pays Donc, il faudrait peut-être presque avant former les demandeurs dasile pour leur dire : bon, voici le pays où vous avez le plus de chance dobtenir le statut. Pourquoi il y a autant de gens qui se rendent à Sangatte, enfin, qui veulent se rendre en Angleterre, euh ? Et aujourdhui, personne, dun point de vue juridique, on va faire un peu de droit, nest capable de justifier pourquoi on a un centre à Sangatte, alors que ces gens-là, on sait quils veulent demander lasile en Angleterre, alors que la Convention de Dublin viendrait nous dire que cest en France, voire peut-être même en Italie, en fonction du chemin quils ont pris, quils devraient se trouver. Je pense que Sangatte est une zone de non-droit à ce niveau-là. On a des gens aussi qui veulent demander lasile, ils vont réussir à aller en Angleterre, mais lAngleterre ne les renvoie pas en France alors que par rapport à la Convention de Dublin, il y a aussi des formes de tolérance et de traitement de lensemble de ces Conventions par la France et par lensemble des pays européens qui parfois est un peu particulière. Et, il y a aussi un point qui est important, cest toute lhistoire des zones dattente, toutes les personnes quon empêche daccéder à la demande dasile. Des récits, il y en a plein sur des gens qui restent là, dans cette zone euh, cette zone trans-frontalière. On les laisse rentrer nulle part et surtout on les empêche de déposer leur demande, qui est un effet pervers de tout ce processus dasile économique quon met en avant, parce quon vient vous dire quil y a trop de demandeurs dasile.
MOI : Vos trucs pour convaincre, votre stratégie ?
Me B : Les jurisprudences, cest vraiment essentiel de leur dire et ça voilà, ça cest du droit, je pense. En tout cas, cest quelque chose quon peut appliquer partout de dire aux gens si enfin à la Commission : si vous lui donnez le statut, vous ne faites quappliquer votre jurisprudence, et bien sûr qui, elle-même applique la Convention de Genève. Et, je pense que dans les plaidoiries, le plus important, cest ça, cest de toujours se rappeler quon nest pas là pour re-raconter une histoire. Bon, on est là peut-être pour la compléter, sur certains points, mais surtout pour dire pourquoi Monsieur rentre dans les dispositions de la Convention de Genève. Parce que, quand bien même on aurait lhistoire la plus triste, si on narrive pas à convaincre les gens que la personne rentre dans les dispositions de la Convention de Genève, on ne peut pas reprocher à la Commission de ne pas accorder le statut. Et, cest là où, peut-être pour compléter lhistoire de savoir si on fait ou non du droit, savoir si les dispositions sappliquent, cest du droit. Et, cest vraiment ça le truc, pour dire, il faut lui donner et voilà pourquoi, pourquoi et pourquoi il rentre... Premièrement parce quil a été persécuté, deuxièmement, cest les autorités étatiques, troisièmement alors si cest pas les autorités étatiques, cest votre jurisprudence disant que cest toléré, Il faut même parfois leur rappeler leur jurisprudence parce que certains viennent vous dire : « Finalement, il na eu des problèmes que dans telle ville, dans le village dà côté, ça va, il ny aura pas de problèmes ». Leur rappeler que cest la jurisprudence de la Commission de venir dire que cest bien quel que soit lendroit où on a eu des persécutions, on na pas à obliger quelquun à choisir une autre ville, cest valable pour tout le pays, leur dire quils ne font quappliquer leur propre jurisprudence. Cest, je pense, la chose la plus essentielle. On ne peut pas aller devant la Commission sans jurisprudence.
Fin de lentretien. Interruption. La greffière dune chambre de la Commission vient appeler Me BERA pour aller plaider son affaire.
Me B : Vous ne faites pas une enquête sur les avocats véreux de la Commission ? (Rires)
Dautres propos de Me BERA, non saisis sur magnétophone :
Moi, comme un jeune avocat, face à des avocats qui font cela depuis de très nombreuses années, on les appelle les « vieux dinosaures de la Commission ». Cest un milieu agréable si on est bien intégré. Il faut savoir se faire accepter par cette communauté, cette quasi famille, car elle nest pas très nombreuse. On se retrouve toujours ici, toujours les mêmes.
Un autre truc des avocats qui est essentiel : la capacité dindignation. Il faut savoir sindigner, gueuler contre lOFPRA, taper du poing sur la table. Certains font ça très bien, comme, par exemple, Me PIQUOIS.
(Parlant à un confrère) Ce matin, je suis allé à Aubervilliers pour y suivre un client, lassister dans ses démarches.
Réponse du confrère : Ah, cest bien, figure-toi que je ny ai jamais mis les pieds !
(Aubervilliers, du nom de la rue où se situe le Centre dAsile de la Préfecture de Police de Paris, 218, rue dAubervilliers à 75019 Paris. Pour retirer le formulaire OFPRA et obtenir un titre provisoire de séjour, cest la première étape du demandeur dasile en France).
Annexe 2. c)
Entretien avec Me A. Salle des avocats de la Commission de Recours des Réfugiés. Val de Fontenay. Le 26 avril 2002.
Me A : Le problème, cest que si vous menregistrez, ce ne sera pas aussi libre au niveau des je ne me sentirai pas aussi libre de dire ce que je veux. Je ne dirai peut-être pas les choses de la même manière, je nirai peut-être pas aussi loin. Est ce que vous nallez pas citer entre guillemets ce qua dit tel ou tel ?
MOI : Je mettrai des guillemets, mais
si vous voulez, je ne mentionnerai pas votre nom.
Me A : Daccord. (Remarque dun
confrère, assis juste à côté de nous et
écoutant : « Mais on te reconnaîtra de toute
façon ! ». Rires)
MOI : Présentation de ma formation
et de mon mémoire. Que faites-vous du récit de votre client ?
Comment appréhendez-vous la question de la vérité dans
le cadre de votre profession davocat en droit des réfugiés
?
Me A : Effectivement, on est les passeurs un peu. On doit passer leur histoire au crible et au tamis et la restituer dans une logique qui soit acceptable, compréhensible, acceptable et recevable selon les canons et les critères de la Commission et des juges au niveau de leur formation intellectuelle. Et, euh, donc, on est Alors, le problème quon a, cest quon est sur cette pente là, Enregistrez si vous voulez (je fais signe que le magnétophone fonctionne déjà) on est parfois tenté de quand on voit quun dossier pèche par certains aspects qui sont, en quelque sorte, attendus de la part des juges, on est amené à proposer de remplir les blancs dun dossier pour quil soit euh, quil rentre dans les canons. Et alors ça cest euh cest assez dangereux parce que si le client ne vous suit absolument pas, il ne maîtrise pas le sens des améliorations, entre guillemets, que vous souhaitez apporter au dossier, et surtout quand il ne maîtrise pas du tout le français, euh quelques minutes après que vous avez terminé votre plaidoirie, les juges abordant directement des questions sans quon puisse répondre à la place du client, le client peut être amené à dire carrément le contraire ou en tout cas, déjuger ce que vous venez de raconter, quoi, et ça, cest terrible. Alors, ici, il y a plusieurs techniques dinvestigation pour essayer darriver à découvrir la vérité de la part des juges et
Vous êtes allé dans la salle numéro 3 là, aujourdhui ? Celle de langle.
MOI : Non.
Me A : Et bien, vous devriez y aller parce que cest le seul juge de la Commission, je crois quil y en a deux, mais moi, cest le seul que je connaisse, qui a une technique qui est différente, cest à dire quil va faire euh lire son résumé par le rapporteur, au terme duquel il va proposer soit le rejet, quasi systématiquement, cest à dire davaliser la décision de lOFPRA, soit lannulation, et celui-ci, ce Président, qui sappelle le Président Paul, il va, à lissue de ce rapport, interroger directement le requérant, sans que lavocat nintervienne. Alors que la typologie classique cest : rapport, plaidoirie de lavocat, plus, à lissue de cette plaidoirie, questions directes, directement posées à lintéressé par le Président et les assesseurs. Lui, il fait autrement. Et alors, cest très pervers parce que euh il peut poser pendant 20 minutes des questions au client. Le client répond souvent mal, de manière approximative, et quand leffet négatif sest installé dans lesprit du Président et des assesseurs, il est souvent trop tard au moment où lavocat prend la parole pour rétablir la barre, parce que sest ancrée, pendant 20 minutes à loccasion des réponses du demandeur dasile, une image très négative de la pertinence de sa demande.
(Remarque du même confrère :
« Quest ce que tu causes bien ! ») Je parle
bien, hein ; eh, en plaidoirie, je suis comme ça aussi, cest
une stratégie aussi.
Bon week-end !
On va passer du coq à lâne, mais on va revenir à ça. Donc, lui, cest le Président Paul. Il fait comme ça. Et dailleurs, vous allez voir, il vont finir à 20.30. Parce que ce nest pas la même manière de procéder, cest des audiences qui sont extrêmement longues. Cest dailleurs un des rares présidents qui a consulté les dossiers avant de venir. Ca aussi, cest un vrai problème parce que on a la plupart des formations de jugement qui nont aucune connaissance des dossiers avant de rentrer dans la salle et avant même de les entendre, den entendre le résumé par le rapporteur et dentendre les avocats plaider les dossiers. Il y a quelques présidents qui ont ce sérieux de venir la veille, ou le matin quand ils siègent laprès-midi, pour regarder ce quil y a dans les dossiers. Mais, cest pas le lot majoritaire. Ca, cest un autre problème. On passe un peu du coq à lâne.
MOI : Comment intervenez-vous ensuite ?
Me A : Alors, le problème, cest queffectivement, on a à la fois un problème très on a souvent un problème aussi dune nature très professionnelle et très bassement de relation davocat au client. Souvent, quand le mal est fait, outre euh la possibilité quon a en pratique de rétablir la barre, aussi justifier vis-à-vis du client la pertinence de notre rôle davocat et de notre intervention parce que le client ne comprend pas, souvent. « Mais pourquoi », il se dit finalement Donc, cest vraiment une procédure devant la Commission où, quand on gagne un dossier, le plus souvent, il faut que les deux soient bons, lavocat et le client, enfin, moi je pense Ca arrive sur certains dossiers quon bétonne tellement le dossier, mais il faut quil puisse sy prêter, de telle sorte que la plaidoirie se suffit à elle-même et quelle nappelle aucune question complémentaire de la part des juges vers les demandeurs dasile. Ca, ça arrive, mais cest rare. Le cas de figure le plus classique, cest quaprès la plaidoirie, il y a quand même une batterie de questions qui sont posées. Quand le client ne parle pas la même langue, ne parle pas le français en loccurrence, on peut à dessein lui poser des questions sur des points qui ont déjà été évoqués par lavocat pour voir sil va dire la même chose, parce que le client qui nest pas francophone ne comprend strictement rien de ce que lavocat qui est à ses côtés énonce pour sa défense. Et des fois, on essaye de le coincer sur une date darrestation, la longueur, la durée, Et alors quand on est on essaye daméliorer un peu le dossier, si on nest pas suivi par le client, non seulement, cest mauvais pour le dossier, cest rédhibitoire pour le dossier, mais nous, pour notre crédit davocat qui plaidons trois jours après ou quinze jours après devant le même juge, cest extrêmement mauvais. Ce qui fait en pratique que le crédit de lavocat qui plaide souvent à la Commission, il est extrêmement fragile, et il faut savoir euh ne pas euh le mettre en danger. Alors après, il y a plusieurs écoles, hein. Mais moi, par exemple, quand jai des dossiers qui sont absolument nuls, euh je ne les plaide pas avec la même véhémence quun dossier qui est bon, qui tient la route. Parce que les juges ne sont pas complètement cons, donc faut pas leur faire prendre des vessies pour des lanternes, cest pas la peine de faire une plaidoirie dune demi-heure pour un dossier qui est, de manière manifeste, hors champ, de la Convention de Genève, ou un dossier dans lequel les documents sont manifestement des faux...
(Interruption)
Le dossier de ce jeune homme par exemple, (il me montre un dossier qui se trouve devant nous, sur la table) cest un jeune Kurde Très franchement, moi, je ne comprends même pas pourquoi il est en France ; je lai interrogé en large et en travers, ça napparaît pas de ses explications quil ait véritablement des craintes. Il dit quil a des camarades qui ont été arrêtés, il est incapable de fournir le moindre document tendant à prouver que ses camarades sont toujours en prison trois ans après les faits. Euh je connais la psychologie du Président, je fais mon boulot davocat, mais je sais que si je minvestis trop sur un dossier comme ça, si je passe après avec un dossier qui est beaucoup plus nourri que celui-ci, avec le même Président, les présidents, ils savent quand un avocat sinvestit sur un dossier, ils se disent, : « Bon, attends, celui-là euh, sil sinvestit vraiment sur ce dossier, aujourdhui, cest que cest , bon, il y a quelque chose. » Donc, voilà, moi, vous lavez vu, toute la semaine dernière, vous étiez là tous les jours, je crois, presque, vous avez vu que jétais là tous les jours. Donc, euh Cest peut-être différent pour les avocats qui sont là moins souvent, euh Alors, il y a des avocats qui plaideront tous les dossiers comme si cétait le , comme sil en allait du sort et de la vie de leur client. Bon, en tout cas alors cest aussi peut-être une question de nature et tout ça, mais moi, je bon, cest pas ma politique à moi, quoi. Donc euh Pour autant, des fois on obtient des bons résultats quand même, hein, mais euh Sur un dossier comme ça, (il ouvre le dossier et commence à le parcourir rapidement, dun geste désolé) moi je le vois, je reçois le client, je lui pose des questions euh Dabord, je nai même pas matière et avant toute chose, je nai pas matière, au niveau intellectuel, à faire 45 minutes. (Il sarrête un très bref instant pour jeter un coup dil sur les feuilles quil a sous la main à ce moment) Je fais , jai deux pages de notes manuscrites, cest tout. (Il me montre les pages), parce que le type na strictement rien à dire, et il na rien à dire parce quil na rien fait. Donc euh quand bien même jéchafauderais un truc pour faire une plaidoirie de 40 minutes, lui serait incapable de suivre intellectuellement et il naurait pas le niveau pour répondre, quoi. Donc, ça sert à rien, ça ne sert strictement à rien Puis alors voilà, donc ça cest aussi des problèmes quon a. Et puis ici, laléa cest que en fonction du président sur lequel on tombe, ou en fonction de la composition, parce quil ny a pas que le président, il y a le rapporteur, mais il y a surtout la , parce que cest collégial, donc le rapport entre le président et les assesseurs. Cest plus ou moins facile, en fonction du nombre davocats quil y a dans la salle, ce jour-là, en fonction des nationalités, Si tu vas plaider dans une salle où tu as dix affaires de Kurdes, cest beaucoup plus dur que si tu vas plaider dans une salle où il ny a que des Africains et toi, tu défends un seul Kurde parmi tous ces Africains. Je veux dire, cest des conneries, mais cest des trucs pratiques, cest hyper important cest hyper important. Et puis, on a chacun nos têtes comme les présidents ont chacun leur tête parmi les avocats, ça aussi ce sont des données euh on ne peut pas dire ça publiquement. Moi, je sais quavec tel(s) président(s) jai plus daffinités. Ce sont, avant toute chose, des affinités dhomme à homme, je veux dire par là, cest des trucs psychologiques, comme dans la vie de tous les jours, on se sent mieux avec telle personne ou avec telle autre. Et je pense que dune manière tout à fait induite, tout à fait sous-jacente, ça se retrouve dans les résultats. Cest à dire quil ny aucune collusion, il ny aucune complicité daucune sorte, il ny a aucun coup de fil échangé avant une affaire, ce nest pas du tout ce que je veux dire, mais je sais quavec un dossier moyen, avec tel président, jaurai plus de chances daboutir quavec tel autre. Cest aussi la crédibilité quon a pu se forger au fil des dossiers quon a défendu devant eux. Donc, cest tout ça. Et cest vrai que, dune manière générale, je pense que les avocats qui viennent plaider régulièrement ici, ils ont plus de facilité à obtenir des statuts que lavocat qui vient de province qui, euh, connaît pas comment ça marche, que personne ne connaît, qui ne connaît pas les usages et voilà. Donc euh ce qui fait quen pratique, ben, cest une maison, il y a faut connaître, quoi. On dit , je crois quil y a un proverbe qui dit « Connais ton juge » ou un truc comme ça, cest peut-être la moitié du proverbe, mais cest valable pour tout, quoi, donc euh Ce nest pas une question de passe-droit, cest une question que en pratique euh, cest comme dans la vie euh tous les jours euh si tu vas dans un restaurant souvent, quand tarrives, le serveur il va te choisir une bonne table, bon, même si cest complet, il va toujours te trouver un truc. Bon, ben, cest un peu ça quoi On nest pas dans le on ne viole pas la loi, mais bon euh Je veux dire, si jai une demande de renvoi à faire avec tel président, je sais que ce sera plus facile quavec tel autre. Donc ça, ça joue, mais ça joue parce que sur une année, quand tu es là tous les jours, du matin au soir, pratiquement, bon, ben, ça a une incidence importante, quoi. Parce quun statut, tu peux le gagner, tu peux le perdre un rien. Il y a des moments sur des plaidoiries où tu construis des trucs, tu sens que tu captives, quils te suivent, et puis après, dans les questions, en deux questions, en deux mauvaises réponses à des questions, ton client peut détruire lédifice. Donc, cest toujours sur le fil du rasoir, quoi. Et donc, la typologie classique, effectivement, cest les plaidoiries où après ton intervention davocat, on te pose enfin on pose des questions directement à ton client. Bon, alors il y a des présidents qui ne sont pas trop à cheval sur le fait que cest au client normalement de répondre, donc tu peux répondre à la place du client. Mais il y en a qui disent qui te remettent en place. Donc, cest pas la peine, quand tu vas plaider devant un connais la psychologie du président, tu sais déjà comment il va réagir si tu interviens à la place de ton client, cest pas la peine de lénerver, tu vois ? Donc, ce nest pas mal défendre ton client que de ne pas intervenir à ce moment-là parce que tu sais que si tu énerves le président, cest le dossier qui va sen ressentir, cest le sort du dossier ! Donc, voilà, tout ça cest extrêmement fin, et tout ça ne peut être apprécié quà loccasion dune fréquentation soutenue de la Commission. Et alors, lautre typologie extrême, cest que tu plaides, quon ne pose aucune question à lissue de ta plaidoirie, non pas parce que tu as été convaincant, mais parce que, disons, la sauce na pas pris pendant ta plaidoirie, quils ont trouvé le dossier absolument nul à chier et ne correspondant à aucune réalité, et à ce moment-là, pour écourter, parce quils ont encore plein dautres dossiers, ils te disent : « Bon, ben, laffaire est mise en délibéré ». Alors, donc le type après, le client, il sort et, dans le couloir, il dit : « Ben, pourquoi ils ne mont posé aucune question ». Donc, là tu as des comptes à rendre aussi à ton client. Et létape intermédiaire qui est la plus fréquente, cest que, une fois que tu as plaidé, on pose des questions à ton client, donc il faut à la fois poser des questions au client pour mettre au point le dossier et puis euh, préparer avec lui des simulations de questions qui vont tomber. Moi, dailleurs, cest comme ça que je reçois mes clients sur le premier entretien, cest plutôt un entretien quils ont limpression de passer avec un juge quun avocat et je leur dis toujours, tout de suite, ne vous offusquez pas, je suis bien votre avocat, mais pour préparer le dossier, il faut que je vous pose de questions qui vont vous mettre un peu mal à laise et donc voilà.
(Il marque un temps)
Alors, sinon, je ne sais pas, quelles sont les questions on peut se tutoyer dailleurs que tu souhaites aborder, qui ne soient pas des doublons avec ce quon Parce que je lai entendu dire , oui, enfin, juste un mot, moi ce que jaime ici, ce que jaffectionne, cest que il la dit aussi, parce que jai entendu à un moment quil disait ça (il parle de mon entretien avec un autre avocat, Me BERA qui a également eu lieu à la Commission de Recours), cest le côté tout le monde se connaît, tout le monde se tutoie, cette ambiance, moi je ne la retrouve dans aucun autre tribunal. Ailleurs, cest anonyme, les autres tribunaux, moi, je naime absolument pas. Là, cest convivial, tout le monde se connaît, lambiance est sympa, euh et cest un plaisir de venir tous les jours et autant que ça se passe dans une ambiance qui est chaleureuse et appréciable. Ca, ça participe aussi beaucoup du plaisir que jai à travailler dans ce domaine-là. Puis voilà quoi. Donc, maintenant, je réponds aux questions que tu aurais à poser.
Moi, je dirais quà la limite, et ça , je suis sûrement le seul à penser ça ou à loraliser, je dirais que nous, à la limite, en tant quavocats, on a un relatif beau rôle dans cette affaire. On na pas le souci de chercher si ce que disent les mecs cest vrai ou cest pas vrai. Et euh, bon, cest vrai quil est souvent de bon ton de la part des avocats de taper sur la les juges et tout ça euh Mais euh, je me mets à leur place et je trouve que cest vachement difficile de savoir qui dit la vérité, qui ne dit pas la vérité. Parce que quoi quon en dise, eu égard aux lois sur limmigration qui sont en vigueur depuis des années, des années, le statut de réfugié reste encore pratiquement la seule entrée possible légale, la seule voie légale pour enfin, pour être en France de manière régulière quand on est étranger. Alors, je sais quil y a beaucoup de cest pas politiquement correct de dire ça, si des confrères, qui sont des amis, mentendaient dire ça, ils diraient quon a limpression que cest lOFPRA qui parle, Je ne dis pas que cest une majorité des gens, jen sais rien, mais je me mets quand même un moment dans un autre habit que le mien, parce que je côtoie ces juges tous les jours et je dis que notre boulot, et cest un boulot stressant parce quon a la responsabilité du sort de quelquun sur nos épaules et que cest il faut bon, cest une tâche qui est importante. Donc, il faut avoir la conscience de la responsabilité quon a. Mais je dis aussi, dans le même temps, que ce ne doit pas être évident de savoir, parmi toutes ces histoires qui défilent devant eux, qui dit la vérité, qui ne dit pas la vérité, quels sont les documents qui sont vrais, quels sont les faux documents, quoi
On sait tous que, parmi ces histoires, il y a des histoires qui tiennent qui ne correspondent pas à la vérité, même si elles sont bien faites, (et que) elles tiennent la route. Donc, cest aussi un truc difficile.
Et donc, du coup, voilà ce qui se passe ici, devant cette Commission, cest quon a des bons dossiers qui correspondent à des vrais persécutions qui sont rejetés, même devant cette Commission, et on a des dossiers qui ne correspondent absolument pas à des persécutions mais qui réussissent à passer la rampe de la Commission.
Et donc moi, quand je suis amener à défendre des dossiers dont je nai aucune conviction personnelle profonde, pour ne pas dire plus, de la réalité des craintes du client et que on réussit à obtenir le statut, je nen tire, en ce qui me concerne, et ça nengage encore une fois que moi, aucune satisfaction personnelle parce que je sais que, quelque part, des statuts qui sont accordés, ce sont autant de statuts qui ne sont pas accordés à dautres, parce quon a beau dire quil ny a pas de quotas, bon, je veux dire, quand on regarde les rôles, on voit très bien ce qui se passe. Et donc, je sais que quand il y a un statut qui est accordé à un bidon, moi , ce que jappelle un dossier bidon, quelque part, ça prend la place dun type qui souffre vraiment.
Alors euh cest chiant quoi !
MOI : Comment fais-tu la différence entre un dossier bidon et un autre ?
Me A : Tu vois bien, quand tu reçois le type en entretien, tu lui poses des questions sur le parti politique dont il prétend être membre, tu vois bien quoi ça se sent, quoi, ça se sent, cest intuitif. Donc, voilà quoi, donc il y a ça.
Euh tout à lheure, je disais, avant daller chercher les friandises (il fait référence au Snickers quil ma offert avant de commencer lentretien), il y a un autre problème cest que, souvent, nous, on est saisi en tant quavocat, non seulement après la décision de rejet de lOFPRA, mais euh également après que le recours eut été envoyé à la Commission par les demandeurs dasile. Et donc, on est saisi que pour la plaidoirie. Or, on est quand même devant une juridiction administrative et les juges sont des juges dont jai décrit brièvement la formation et surtout lunivers intellectuel. Et on nous ressasse toujours, en audience, que les arguments quon développe, les éléments de fait quon développe, ne lont jamais été auparavant. Avant notre nos déclarations orales.
Et euh, ce qui est tout à fait dommage, cest quon intervienne aussi tard. Alors, on intervient aussi tard parce que les gens se disent : « aller voir un avocat, ça coûte cher, donc on va tenter notre chance tous seuls devant lOFPRA ». Alors, ce quils ont écrit et quils ont adressé à lOFPRA, ça les lie en quelque sorte jusquà la fin de la procédure. Parce que sil y a des omissions ou sil y a des erreurs, ça va leur être reproché jusquà la fin. De la même manière, ils vont rarement voir lavocat avant daller à lentretien à lOFPRA pour ceux qui en font le et ça, un entretien à lOFPRA, ça se prépare. Et souvent, le recours, cest un recours dune page qui est indigent et qui sert uniquement à saisir, quoi, la Commission dans le délai dun mois. Et donc, ça aussi ce sont des situations inconfortables. Et encore plus inconfortable est la réalité suivante : que les clients nous contactent 10 jours, 7 jours, 3 jours avant de passer devant la Commission alors même quils ont reçu la convocation un mois auparavant. Et donc, on a du mal pour obtenir des renvois, de plus en plus de mal, parce que, sous prétexte que ces renvois paralysent la bonne marche de la Commission, il y a des directives qui ont été données par les présidents de la Commission, mais qui sont des directives qui existaient déjà auparavant, de refuser un maximum de demandes de renvoi. Donc, on se retrouve dans la situation où parfois, on rencontre, mais, à notre corps défendant, le client pour la première fois, surtout quand il est provincial, le jour de laudience. Donc, on est là, on a souvent deux, trois dossiers à défendre dans la même demi-journée. Donc, on doit découvrir un dossier et on joue le sort de quelquun comme ça. Donc, on nous répond, à nos objections, que dès le stade du rejet qui est, il est vrai, antérieur de plusieurs mois au passage devant la Commission, le client savait quun jour ou lautre il passerait devant la Commission, il aurait dû senquérir dès ce stade-là de chercher un conseil. Donc, voilà, ça aussi, ce sont des problèmes au quotidien qui sont très pesants parce que Là, à la limite, ce jeune homme, je lai vu hier pour la première fois, son dossier, véritablement, ne vaut pas tripette, dans le sens où, foncièrement, je ne crois pas quil risque quoi que ce soit en cas de retour en Turquie. Ca ne veut pas dire que je le défends mal, mais ça veut dire que sil passe dans une salle où il y a un type qui a fait cinq ans de prison, je veux dire son dossier son dossier aussi, tu ne maîtrises pas ça, mais son dossier, il est examiné, le jour « J », dans une salle avec dautres dossiers. Donc euh si tas avec un dossier moyen dans une salle où tous les dossiers sont nuls, ton dossier moyen passe pour un super dossier. Si tas un dossier moyen dans une salle où tas trois super bons dossiers, ton dossier, du coup, de la qualité de moyen, il passe vraiment à la qualité de merdique, quoi. Donc, ça cest une alchimie sur laquelle on na aucune prise. Et, ce qui fait quici, il y a des résultats très surprenants... que, il ny a finalement pas beaucoup de règles, si ce nest que nous on essaye de limiter les incertitudes sur les rares paramètres quon peut maîtriser, qui sont très peu nombreux. Mais, souvent, on sort en pensant quon a convaincu, quon va avoir un statut, et, trois semaines après, on a un rejet. Et six mois après, on ne comprend toujours pas pourquoi, dans telle affaire, on a eu un rejet. Et ça, cest beaucoup plus fréquent que le cas inverse, qui arrive aussi, où, on sort en disant : « cest troué complètement, cest nul » et puis, trois semaines après, on reçoit une décision dannulation.
Alors, cest un contentieux qui est quand même assez difficile, parce que le taux de réussite, je crois que cest 10 %, je crois, à la Commission, je crois, à peu près, et alors, les confrères qui viennent, surtout les jeunes, ils plaident une fois, deux fois, trois fois, ils ont des rejets, ils sont dégoûtés quoi. Et donc, ils se ils abandonnent. Et puis, ça attire pas grand monde, il faut le dire aussi la vérité. Comme contentieux, ils préfèrent, les jeunes avocats, faire du droit fiscal, du droit des affaires, Parce que cest pas forcément vu dune manière très laudative, de faire du droit des étrangers, du droit des réfugiés Dans certains cercles, ça fait un peu lavocat qui na rien dautre de mieux à se mettre sous la dent, tu vois. Donc voilà, ça aussi ça pouvait être dit.
MOI : Quelle est ta formation ?
Me A : Moi, je suis fils davocat. Mon père, qui est à la retraite maintenant, avant de prendre sa retraite, dans les dernières années de son exercice professionnel, euh il a été amené à fréquenter cette Commission et à plaider beaucoup beaucoup daffaires pour des Kurdes de Turquie. Moi, jai fait mon mémoire de fin dannée à lécole davocat à Paris sur les questions juridiques en matière de droit des réfugiés, mais, cétait pas très ça ne volait pas très haut hein, ce que javais pondu. Et, dans mon histoire personnelle, je suis petit-fils dapatride. Donc, bon, il y a, à la fois, une histoire familiale, professionnelle et familiale dorigine qui font que jai une ouverture par rapport à ça. Et puis, je suis intellectuellement intéressé par tout ce qui se passe à létranger. Moi, jai travaillé un temps comme journaliste avant dêtre avocat. Donc voilà, ce qui mintéresse ici, cest quil ny a pas trop trop de droit en fait, parce quon plaide en fait, on plaide ce sont des plaidoiries qui doivent être bien construites, mais au niveau factuel. Donc, cest ça qui mintéresse. Malheureusement, vu la charge de travail quon a, jai trop peu de temps pour travailler à me documenter sur des pays que je ne connais pas, tu vois. Jachète des bouquins, je nai même pas le temps de les lire. Donc, cest aussi un peu un sentiment de bachoter, de passer dun dossier à lautre, davoir complètement oublié le vendredi le nom du mec quon a défendu le lundi parce que voilà Et ça, cest dû au fait que peu de relativement peu davocats sont intéressés par ce contentieux. Et, contrairement à ce que ça pourrait donner un peu limpression de lextérieur, il ny a pas de volonté de phagocyter les de phagocyter le marché, entre guillemets. Simplement, cest euh
Souvent, à la Commission, quand on demande des renvois en disant euh : « on est débordé de travail, on a euh » (Son portable sonne) Non, je ne réponds pas. « On a euh 5 dossiers aujourdhui ». On nous dit : « Vous navez quà recruter des collaborateurs. Sinon, vous navez quà refuser les dossiers. » Il se trouve que cest un contentieux qui attire peu de gens. Et le fait que ça attire peu de gens, ça a pour conséquence, en pratique, quon trouve toujours les mêmes avocats devant cette Commission. Ca peut donner limpression de lextérieur quil y a des avocats qui ont trouvé un créneau et qui sont là en train de sagripper une clientèle et tout ça. Alors, il y a déjà un élément qui peut expliquer que les avocats parisiens ou de la proche banlieue soient beaucoup plus investis ici. Et cest un élément qui tombe sous le sens, cest que cette Commission, elle a une compétence nationale. Donc, par voie de conséquence, les avocats qui sont proches de cette Commission, géographiquement parlant, ont beaucoup plus la possibilité, matériellement, de venir ici, quun avocat qui est à Nantes, qui est à Lyon et à Marseille. Pourquoi ? Un client qui est à Marseille, qui prend un avocat de Marseille pour lassister devant la Commission à une audience qui commence à 13 h 45, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que ce client doit payer à lavocat, outre ses frais de prestation intellectuelle, les frais de déplacement et en plus de ça, il doit payer une quote-part du manque à gagner de la journée. Parce que pour être là à 13 h 45, quand tu viens de Marseille, ça pèse la journée de lavocat. Donc, ça fait que les honoraires de lavocat, ils explosent par rapport aux honoraires qui seraient ceux dun avocat de Paris. Donc, ça, cest un premier point. Deuxièmement, tu ne pourras jamais faire autrement que le type qui a été défendu avec succès par tel avocat, il donne le nom de cet avocat à son cousin qui vient darriver de son village et qui a besoin, à son tour, dun avocat pour le défendre, lui aussi devant la Commission de Réfugiés. Ca fait que, effectivement, il y a une sorte de prime à ceux qui sont là depuis longtemps. Et puis, il y a aussi le fait quil y a quand même très très peu de nouveaux entrants. Alors moi, je parle dautant plus librement de tout ça que jai commencé ici en 1998 uniquement au titre de laide juridictionnelle. Cest à dire, cest là, aujourdhui, javais deux dossiers, un daide juridictionnelle et un hors aide juridictionnelle. Donc, quand jai commencé ici, moi, javais pas de jétais inconnu. Javais aucune affaire et aucune clientèle et aucune communauté sur un plateau et jai bossé tous mes dossiers vraiment avec acharnement, sans faire de différence aucune. De toute façon au départ, jaurais pas pu en faire puisque y avait que des dossiers daide juridictionnelle. Et, je crois que le sérieux que jai montré jai écouté comment ça bon, ben je veux dire, jai écouté les autres, jai vu, tout ça, jai appris, jai bossé et finalement ça a porté ses fruits puisquaujourdhui, cest un peu linverse, jai de moins en moins daides juridictionnelles et de plus en plus de dossiers dits à honoraires libres. Bon, je veux dire par là que, quand je suis venu ici, la situation était déjà bien campée, il y avait déjà des anciens qui étaient là depuis des années, qui occupaient le terrain. Jai réussi petit à petit grâce à mon boulot et à mes résultats à me faire une place. Donc, rien nest jamais acquis, mais rien non plus nest impossible. Donc euh BERA (jeune avocat de la Commission avec qui jai également eu un entretien), il fait surtout des AJ, des aides juridictionnelles, lui, devant la Commission. Et sil saccroche, eh bien, il en aura sûrement de plus en plus à honoraires libres, cest à dire hors aide juridictionnelle. Euh, donc euh . Ça aussi, cest pour montrer la non pertinence quand on vous dit Et puis alors, il y a aussi un truc, cest que il y en a qui ont des collaborateurs, mais le client quand il a entendu parler de toi, cest toi quil veut, parce que si tas un rejet, mais que cest ton collaborateur que tas envoyé plaider, cest beaucoup plus difficile à justifier vis-à-vis du client qui est venu te voir . Cest des trucs très personnels, quoi, tu vois. Voilà, donc ça ... Enfin, moi, je travaille tout seul, donc, je nai pas ce problème-là, cest un peu artisanal, je fais tout moi-même, donc il y a ça aussi.
Laide juridictionnelle, il y a peut-être une réforme qui est en cours, mais rien nest voté. Mais au jour daujourdhui, laide juridictionnelle, cest euh conditionné, lobtention de laide juridictionnelle, à lentrée régulière en France, cest à dire avec un visa. Et donc ça a cet effet pervers que lOFPRA souvent dit : « Mais euh si vous étiez véritablement persécuté, vous seriez parti clandestinement, vous nauriez pas eu le temps de prendre un visa, ceci, cela, euh tu vois. Alors que cest eux qui bénéficient de laide juridictionnelle. Euh Donc laide juridictionnelle, cest les Haïtiens souvent, quantitativement parlant et les Algériens et puis après de temps en temps, tas un Nigérian, un Turc et tout, mais le gros lot, cest Haïtiens, Algériens.
MOI : Quels sont tes trucs pour convaincre ?
Me A : Ben moi, pour convaincre enfin, cest pas pour convaincre, mais moi bon, mais ça cest une stratégie personnelle, je suis pratiquement le seul à faire ça, je leur parle leur langue à eux. Cest à dire que je parle
MOI : La langue des requérants ?
Me A : Non. Cest à dire que je parle un Français qui est extrêmement châtié euh Jessaie de parler une belle langue française, avec des concordances de temps euh un vocabulaire assez recherché, assez riche. Enfin, je pense aussi que ça participait de la possibilité qua été la mienne, dans un laps de temps relativement court, de réussir à me faire connaître ici et pas forcément en de mauvais termes si tu veux.
Donc, après, il y a différentes qualités orales dutilisation de la langue. Mais, moi, je sais qui jai en face de moi, je pense, et je ne pense pas me tromper en loccurrence, je crois que ce sont des gens qui apprécient une belle langue. Et euh Si le cadeau à lintérieur est pas forcément terrible, au moins que le papier cadeau soit bien, quoi. Donc euh Bon, ça, cest un truc à moi, déjà ça cest un truc que jutilise pour Tu ne me verras jamais plaider dune manière triviale avec des mots de tous les jours. Jamais, jamais. Bon, ben ça, cest personnel, hein. Ca veut pas dire quon nobtient pas des bons résultats en plaidant de manière plus commune au niveau du vocabulaire choisi. Euh Enfin, je ne sais pas, là, sur le coup, euh Oui, ben si ! Cest souvent évidemment danticiper les questions, les points faibles du dossier et quand tas des documents, pas balancer forcément le document le plus important tout de suite au niveau de la plaidoirie, le garder sous la main, en fonction de ce qui se passe et si tas besoin de si tes en train de perdre pied dans la série des questions, tu sors ton argument massue au dernier moment. Ouais, bon, ça cest des stratégies euh A brûle-pourpoint, je ne sais pas, comme ça, ça ne me vient pas.
MOI : Jexplique la procédure en Belgique.
Me A : Ici, le problème, cest quon a des rapporteurs qui sont là pour avaliser les décisions de rejet. Très peu de bons rapporteurs, très peu de rapporteurs qui font un bon travail, très peu de rapporteurs qui connaissent les pays sur lesquels ils font des rapports. Euh Donc euh Beaucoup de enfin, bon, je vais être dur, mais, il y a beaucoup de nuls ici, je trouve vraiment beaucoup de nuls, quoi. Cest Ils travaillent au kilo, les mecs. Ils ont 22 dossiers par séance, euh Ils sont là pour euh Quils fassent bien leur travail ou pas, ils sont payés la même chose à la fin du mois, cest un peu lesprit de fonctionnaire, pour la plupart. Heureusement, il y a quelques exceptions, mais cest vraiment les exceptions.
MOI : Comment travailles-tu avec les interprètes ?
Me A : Alors, les interprètes, il y en a certains qui sont daccord pour venir ici (à la salle des avocats à la Commission) nous assister. Et souvent, malheureusement, cest ici quon met au point les dossiers. Puis, il y en a dautres qui sont beaucoup plus réticents en disant quils sont payés par la Commission pour aller dans la salle (la salle daudience et pas la salle des avocats) et euh Puis, il y a des interprètes qui sont plus ou moins bien ( ) Il y en a qui laissent transparaître, devant les juges, leurs sentiments sur le dossier par leurs mimiques. Et cest pas bien. La aussi ça marche par affinités. Ou alors, des problèmes dinterprétariat. Cest quà lOFPRA, les Arméniens sont interrogés en Russe, que les Kurdes de Turquie sont interrogés en Turc, puis la plupart dentre eux, quand ils sont dextraction sociale paysanne, parlent très mal, voire, pas le Turc. Donc, on a des entretiens qui sont tronqués parce que les gens ne comprennent pas le sens des questions quon leur pose. Et après, on dit : « Oui, vous navez pas répondu à ça et ça ». Ici, on a des trucs pareils avec des problèmes dinterprètes, cest à dire que le mec, il est convoqué mais linterprète, cet pas tout à fait pour les Africains. Un Sierra-Léonais, on va lui mettre un interprète en Anglais, parce que la Sierra-Léone, la langue officielle, cest lAnglais. Alors, le mec, il habite au nord de la Sierra-Léone, il est jamais allé à Freetown, il connaît pas lAnglais, quoi, bon, enfin, bon, il y a des trucs comme ça qui sont un peu un peu chiant quoi, cest un peu dur au quotidien.
MOI : Comment préparez-vous votre client à répondre aux questions qui lui seront posées en Commission, le « coaching » ou formatage ?
Me A : Jessaie de leur expliquer, je fais un peu de pédagogie en leur expliquant quels sont les cas de figure, tous les cas de figure de persécutions ne sont pas régis par la Convention de Genève. Et puis euh Je leur dis toujours, quand je les vois suffisamment longtemps avant, de venir à la Commission une après-midi ou une matinée pour voir comment ça se passe, pour quils comprennent, quils ne découvrent pas le jour de laudience, quils voient la salle, quils voient quil y a un rapporteur, quils voient comment ça marche déjà. Puis, je les prépare aux questions quon va leur poser, je leur dis de changer de coupe de cheveux, denlever la montre en or, de ne pas venir avec des baskets, denlever le chewing-gum, enfin, tu vois, ça cest aussi du coaching. Et puis, à un autre niveau, on a le problème suivant : cest quon est là toute la journée, on peut recevoir matériellement les clients que le soir, après le retour de la Commission qui est souvent concomitant aussi de la fin du travail sur les chantiers de bâtiment quont mes clients à moi, parce quils nont légalement pas le droit de travailler, mais, ne nous leurrons pas, il faut bien gagner sa vie, et donc, ils viennent me voir le soir et ils viennent sans interprète, avec un cousin qui est en France depuis 5 ans, pour faire des économies dargent, et alors, on se comprend tant bien que mal, parce que la qualité de langage qui est nécessaire à un entretien approfondi de ce type, parce quil faut quon soit le plus précis possible, eh bien, elle est difficilement restituable par un cousin qui est entrepreneur dans le bâtiment et qui a pour seule qualité dêtre en France depuis 5 ans, par rapport au demandeur dasile, je veux dire. Donc, il baragouine un peu le Français, donc, cest vachement dur quoi. Cest pour ça quen fait, quand on peut recadrer ici, moi, je recadre un peu, avec linterprète. Ce qui fait que moi, je suis un de ceux qui restent le plus longtemps à la Commission le soir (il doit être proche de 20 h 00 ce vendredi soir à la Commission). Parce que même le mec, si je lai vu deux, trois fois le soir, à mon bureau, je sais quen fait, avec un vrai interprète professionnel, il y a des trucs il y a des vérités qui vont ressortir au dernier moment, donc euh Voilà, quoi Mais on se reverra, quoi.
Fin de lentretien.
Annexe 2. d)
Madame KLEIN-GOUSSEF, Représentant du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés. Déjeuner à Val de Fontenay, le 02.04.2002.
MOI : Jexplique qui je suis,
ce que je fais. Je parle du thème de mes recherches : les avocats
en droit des réfugiés (devant la Commission) et la question
de la vérité.
K-G : On est quand
même constamment flexible. En ce qui concerne les avocats, bien sûr,
leur défense, elle se construit toujours par rapport au discours type
de rejet. Ce discours type de rejet, vous devez le connaître aussi
bien que moi, sinon beaucoup mieux. Je veux dire le caractère
stéréotypé des récits, euh
très
souvent cest la cohérence du récit qui est mise en cause
parce quil y a deux, trois erreurs de date entre les déclarations
initiales, lentretien à lOFPRA, des choses comme ça.
Et puis, euh, donc, ça cest un aspect évidemment essentiel.
Et puis enfin la question de la personnalisation effectivement de la
persécution. Donc les avocats ils ont dabord tendance à
sen prendre à tout ce qui est contesté du point de vue
des cohérences de datation.
Très souvent, cest lauthenticité des papiers qui
est
, des certificats qui sont produits qui est mise en doute, enfin,
cest vrai quil y a un aspect euh
Il est rare finalement
que face à des plaidoiries davocats on soit surpris par un argument
quon peut se réapproprier facilement pour défendre une
personne. Parce quil y a un jeu qui est déjà tellement
rôdé que bon, ça cest, euh, je dirais un des
problèmes majeurs. Là où les avocats sont à mon
avis les plus performants dans le discours vérité cest
quand ils arrivent vraiment à se dégager de ce qui a
déjà été dit dans le rapport sur les
éléments dits en fournissant des informations complémentaires
qui sont percutantes ; par exemple, euh, il y a un argument qui joue
beaucoup cest de dire cette personne-là vient dun milieu
très aisé et ça casse le discours réfugié
économique, qui vivait très bien dans son pays et puis brusquement,
à la suite de telle affaire a été euh
Bon, ça,
cest des arguments qui portent fort quand même. Euh un des
éléments qui jouent aussi énormément, cest
la manière dont les certificats médicaux sont costauds, la
manière dont lavocat va sen servir, pas comme preuve,
mais comme confirmation, comme élément vraiment de confirmation
dune configuration générale de crainte de persécution
etc
Euh
MOI : Que pensez-vous de la
sincérité, par exemple lorsquon sait quil y a des
raisons de craindre lexcision dans tel ou tel pays ? Jai
pu assister à la séance plénière sur
lexcision.
K-G : Mais le problème de la
sincérité par exemple dans le cas de lexcision que vous
avez cité de la famille XXX, je pense quil y a un
élément qui a joué très fortement en faveur
de
, en leur faveur, cest le fait que lui a beaucoup pris la parole
et vraiment on sentait déjà un discours totalement
intégré, presque une position politique face à la question
de lexcision , et en même temps, ils ont bien rendu compte
finalement de leur enfermement dans un réseau familial et économique
qui faisait quon ne pouvait sen sortir dans la situation et que
ça justifiait leur départ du Mali. Donc, ça cest
vrai que
, je pense que sa prise de position à lui a beaucoup
joué dans laspect de la perception dune sincérité,
comme vraiment déjà dun parti-pris très militant,
très affirmé etc
Mais par ailleurs, la perception de la sincérité en
général, enfin, moi, je suis frappée de constater à
quel point, euh, très souvent dans un délibéré,
on se rend compte quon pense quasiment le contraire les uns des autres.
Oui. Alors après, quand on invoque lintime conviction, moi je
linvoque quand même très souvent, ben je me trouve aussi
très souvent toute seule. Cest quand même de gros gros
problèmes. Cest quil y a des gens qui peuvent être
parfaitement sincères mais généralement, ça
saccroche sur un détail. Un détail qui est dit, ça
paraît invraisemblable et alors le Président sobstine,
en général, lassesseur Ofpra suit. Cest quand
même très rare que lassesseur Ofpra soit bien autonome,
ce sont souvent des gens qui suivent, et alors du coup, bon, ben, il ny
a plus rien à défendre. Ou alors revenir une fois, deux fois,
trois fois, obtenir dans le meilleur des cas un renvoi du dossier ou des
choses comme ça, mais euh
Mais justement, ça cest
très difficile, je trouve, très difficile.
Ce qui se passe aussi, cest que très souvent les
présidents ont vu les dossiers auparavant et se sont déjà
fait complètement, euh
ils ont déjà leur argumentaire
avant que les personnes soient entendues et pour vraiment changer
dopinion
enfin, tout dépend des personnes encore une fois,
mais en général, cest difficile quoi. Et puis ce quon
voit aussi beaucoup quand même parce que moi, javais assisté
à un certain nombre dentretiens, de séances avant de
commencer à siéger, cest vrai que voir des gens de dos,
plutôt que de les voir de face, cest complètement
différent. Quand on voit les gens de dos, je ne sais pas si vous avez
remarqué, les réfugiés, enfin les requérants,
les demandeurs dasile, on voit très très bien les formes
dangoisse qui se manifestent, par exemple, sur la façon de tenir
ses pieds, des formes de tremblement, qui peuvent expliquer aussi une certaine
raideur dans les réponses qui sont fournies dans tout ça et
finalement on nen tient jamais compte de cet élément
là, que les gens ils ont le sentiment de se trouver face à
un tribunal et que cest effectivement pour certains un facteur
dinhibition très fort qui joue aussi en leur défaveur,
bon,
tout senchaîne toujours quoi.
MOI : Jexplique les
spécificités de la procédure belge par rapport à
la procédure française. Le requérant est toujours le
premier à parler, lavocat intervient ensuite alors quen
France, en Commission des Recours des Réfugiés, le
déroulement typique dune séance est le suivant :
lavocat fait sa plaidoirie dans un premier temps et ce nest
quensuite que quelques questions sont posées au requérant
sil y a lieu.
K-G : Oui, mais alors parfois, ça
joue quand même en défaveur des réfugiés dans
la mesure où, en fait, ils se reportent toujours derrière leur
avocat, ils nosent pas parler, ils considèrent que sous
prétexte quils ont un avocat, ils nont plus rien à
dire. Or, cest extrêmement
important quils sexpriment, extrêmement important.
Quelquun qui finalement est réfractaire à parler, à
développer des détails quon lui demande, joue contre
lui, systématiquement, donc, il peut y avoir des retournements importants,
pour ces situations-là. Maintenant, sur le fond, de toute façon,
je dirais que la principale inégalité dans ces histoires de
Commission, cest précisément les gens qui sont avec avocat
et ceux qui sont sans avocat. Quand même neuf annulations sur dix,
cest avec avocat. Cest très rare que les gens
en
plus les avocats
Cest
, bon, cest tout le fonctionnement
de la Commission qui est à remettre en cause parce que finalement
les affaires sont tellement lourdes, il y a de plus en plus davocats,
plus en plus de plaidoiries, les avocats passent toujours en premier, sauf
sils ne sont pas prêts et que
bon, et du coup, une fois
quon a eu toutes les plaidoiries, que tout le monde est vraiment bien
fatigué, vraiment saturé, après viennent les autres
et leurs cas sont en général examinés au lance-pierre.
Ca aussi cest ..
Un autre problème qui savère important, cest
le problème de laide juridictionnelle et des avocats, euh
parce que il y a des avocats qui sont commis au titre de laide
juridictionnelle et qui sont franchement euh
qui font pas leur boulot,
qui font pas leur travail quoi. Il y en a même qui desservent
considérablement les réfugiés. Donc il y a aussi cet
aspect, cette supercherie finalement.
MOI : Jai assisté
à un cas comme ça dans les cas dexcision que je vous
ai mentionnés. (Je resitue).
K-G : Non, mais franchement, cétait
scandaleux. Ceci dit, le cas était pas bon et je pense que de toutes
les manières euh
même avec un très bon avocat, elle
ne serait pas passée. Cest au moins la maigre consolation
quon peut avoir. Il y a des avocats qui sont là au titre de
laide juridictionnelle et qui sont excellents et il y en a dautres
qui sont vraiment difficiles quoi.
Je crois quune des difficultés aussi à la Commission,
même si cest un atout sous certains aspects, cest la
spécialisation des avocats par aire culturelle aussi. Parce quil
y a des avocats qui sont spécialisés dans des affaires
sri-lankaises par exemple, qui peuvent être de bons avocats, mais
malheureusement, ils ne peuvent pas inventer tous les jours de nouveaux
arguments. Donc, ils se répètent beaucoup et il y a un effet
dépuisement aussi. Finalement, on finit par plus trop les
écouter, ne plus noter ce quils disent,
MOI : Cest le
bouche-à-oreille qui fonctionne. Un cas réussi pour qqn signifie
que la communauté va suivre. Spécialisation fait aussi que
les membres de la communauté en question auront confiance. Un avocat
se crée aussi sa clientèle de cette
façon.
K-G : Les avocats
deviennent un peu comme le représentant officiel euh
Ben,
cest sûr quon repère des tendances très
très fortes dans ce sens-là, hein. On pourrait presque dresser
une typologie des modes de défense, selon des cas types, par exemple
tous les cas de gens euh
une chose qui est très gênante sur le fond, cest que aucun
demandeur dasile ne se présente comme un partisan
, un
ancien partisan armé, comme un ancien soldat rebelle, que ce soient
les Tamouls du Sri-Lanka, les Kurdes de Turquie ou
ce ne sont jamais
des gens qui ont fait partie du PKK ou du LTTE, cest toujours des gens
qui ont éventuellement apporté un soutien logistique mais qui
ont des cousins qui ont été impliqués, qui se retrouvent
na na na
Ben, cest vraiment
du par cur, quoi et
les avocats rentrent forcément dans ce jeu-là,
et donc ils entretiennent aussi
un discours qui nest peut-être pas le contraire de la
vérité, mais quen tous les cas, on a du mal à
percevoir comme un discours vérité, quoi. Et il y a quand
même beaucoup daspects comme ça qui, à mon avis,
sont totalement viciés. Parce que finalement, on a tellement dit que
précisément les gens jouaient contre eux à dire quils
étaient vraiment euh
par exemple quils étaient
vraiment menacés pour leur militantisme actif, voire justement leur
engagement militaire que, du coup, cest presque devenu interdit de
le dire, enfin, de facto, personne ne le dit. Et il devrait y avoir des gens
qui sont réellement menacés, mais profondément parce
que justement ils sont répertoriés comme de dangereux terroristes
dans leur pays et qui vont être rejetés parce que,
voilà.
MOI : Quel est,
daprès vous, le rôle spécifique du HCR ?
Dabord, en a-t-il un ?
K-G :
Le
rôle, en tout cas, on nous demande de lavoir, de soutenir la
position du HCR qui est toujours une position douverture par rapport
à la compréhension étroite
, encore plus étroite
que les cadres de la loi ne le disent
la compréhension étroite
des autres personnes de la formation de jugement. Donc, nous, on se fait
un devoir de rappeler à chaque fois où sont les droits, de
sopposer à des arguments qui nous semblent totalement
infondés, de faire en sorte que ça fonctionne dans les limites
extrêmes du possible, quoi. Je pense que de ce point vue-là,
on a un rôle. Ce qui est important, je crois, cest de rester
malgré tout assez vigilant, cest-à-dire de pas
apparaître comme laxiste. Parce que bon, cest évident,
on aura de toute façon plus tendance à lannulation que
les autres. Enfin, bon, je sais que, personnellement, il y a des annulations
auxquelles je me suis aussi opposée, genre : je trouvais que
cétait pas légitime de reconnaître ceux quon
avait pressentis plutôt que dautres qui étaient
également
qui pouvaient lêtre au même titre,
en tout cas qui présentaient pas plus déléments
euh
a nous est,
ça mest arrivé
de my opposer.
MOI : En se basant sur quel argument ou
élément ?
K-G : En se basant
sur largumentaire qui était déployé par le
Président pour défendre telle annulation plutôt que telle
autre. Vous savez, par exemple, il y a quand même une tendance assez
générale
, parce que tous les Présidents sont
danciens membres du Conseil
dEtat, quand les
persécutions, elles viennent dorganismes euh
je sais pas,
dans le cas par exemple de lex-Union Soviétique, finalement
les cas de gens qui sont des gens du KGB, ex-KGB, qui se disent
persécutés pour le retournement de position quils ont
eu au cours des dix dernières années, ont, grosso modo, beaucoup
plus de chances de se faire reconnaître comme réfugié
que, effectivement un Kurde de Turquie ou
Un exemple frappant, ça
a été aussi finalement tous les Mobutistes qui sont arrivés
en France, bon, ben il y a quand même une grande partie dentre
eux qui ont été reconnus. Effectivement, ils peuvent craindre
avec raison des persécutions en cas de retour dans leur pays et ça
ils létablissent assez clairement. En même temps, beaucoup
de ceux qui sont arrivés étaient les grands persécuteurs
dhier, quoi.
a, il faut le savoir aussi, qui ont reconnaît
et ce que ça veut dire être réfugié, quoi. Sur
ces questions spécifiques que je viens de développer, il ny
a pas une position particulière du HCR, mais il y a une philosophie
générale que vous connaissez sans doute déjà
bien et puis euh
une exploitation assez systématique de tout
ce qui a pu être dit, tant du point de vue de la jurisprudence que
des déclarations de lancien Président de la Commission
des Recours en ce qui concerne les agents étatiques de persécution
et cest vrai que, je crois quand même que laction du HCR
dans les sections réunies, dans le travail effectué auprès
du Président de la Commission joue un rôle important dans
lélargissement quand même de la prise en compte des cas
et de ce fameux problème butoir des agents étatiques, par exemple,
la reconnaissance de la vanité de laction étatique est
un élément qui est pris en considération maintenant
par certains présidents pour annuler des cas où effectivement,
on ne trouve pas lEtat dans la persécution, quoi. Par exemple
dans le cas aussi de la Russie ou des anciens pays de lUnion
Soviétique, on accorde malgré tout, dès lors quon
reconnaît quil y a inadéquation entre les lois
fédérales ou nationales qui sont passées et leur application
à léchelle régionale, cest un motif qui
est quand même bien intégré pour annuler
Donc,
on reconnaît bien cette dichotomie, il y a quand même euh
des
avancées quoi.
(Interruption)
Mais, pour revenir à la question des avocats, là, je parle
vraiment en mon nom propre, moi je dirais quil ny a pas plus
de trois, quatre avocats à la Commission qui, pour moi, sont des soutiens
importants dans la défense des réfugiés, pas plus.
MOI : Pourriez-vous me dire lesquels et
pourquoi ?
K-G :
Moi, je pense quil y a quelquun hors du commun, cest Me
MALTERRE. Lui, sa grande particularité, cest quil reprend
très rarement le récit et il choisit vraiment dorienter
toute sa défense sur un ou deux éléments. Il dit
voilà, il y a deux éléments dans le dossier,
premièrement, deuxièmement. Parce que, évidemment,
cest une grande facilité de reprendre le récit et de
commenter, les trois quarts font ça et cest emmerdant parce
quon la déjà entendu, même sil y a
quand même des détails qui sont donnés :
« il est allé voir sa cousine »,
Sur le
fond, on nen a quand même rien à faire quoi. Enfin, je
suis un peu sévère
mais, si je veux être vraiment
sincère, je suis obligée de dire ça.
MOI : Cest difficile pour les avocats dêtre originaux,
ils ont quand même beaucoup de dossiers et ils sont loin dêtre
tous aussi intéressants.
K-G :
Oui, mais alors justement, certains avocats qui ne font pas toujours ça,
lorsquils font ça, on se dit, bon ben il ny a rien dans
le dossier. Cest-à-dire que selon les stratégies quon
a pu identifier de chacun des avocats, quand il y en a un par exemple qui,
au lieu de parler du cas, se met à parler de la situation
générale dans le pays, on se dit, bon ben celui-là il
a euh
et dailleurs, cest repris par les présidents
souvent en disant « oh, vous avez vu Me machin euh
oui, ben
de toutes façons, ça se voyait, il navait rien à
dire sur ce dossier
» En général, je nai
rien à ajouter quand on entend ça. Donc, on repère dans
la stratégie des avocats où est leur conviction à
eux.
MOI : On pourrait dire quils sont assez
transparents.
K-G :
Pas tous, mais ceux qui sont vraiment des fidèles de la Commission
oui. Et puis un avocat plus il en rajoute pour dire que cest convaincant,
moins il est convaincant. Cest un truc mais alors, cest
caricatural : (imitant
les avocats) « Et ceci est dautant plus vrai que
et
». En réalité, ce qui marche le mieux,
cest les gens très sobres
qui ne cherchent pas justement
à mettre des tartines pour dire : « il pourrait
être
à ce titre là, mais il y a aussi ça
et puis ça et puis ils sortent cinquante milles détails qui
nont pas vraiment
»
MOI : Que pensez-vous du distinguo vrais/faux
réfugiés ?
K-G :
Cest à dire que moi, jai une position sur le fond qui
est extrêmement souple, parce que donc je considère par exemple
quil y a énormément de gens qui viennent pour retrouver
lunité de famille où je ne conteste rien, je dis oui,
ça devrait être un droit,
même si en tant que tels
ils ne sont pas persécutés ni quoi que ce soit.
Il y a énormément de cas où en fait je suis convaincue
que le récit est faux, mais jen suis absolument convaincue,
mais je suis tout aussi convaincue que la personne a été
persécutée.
a marrive très souvent et cest
une grosse difficulté parce que
Les gens sont forcément
coincés dans un discours
par exemple, jai eu le cas là,
je vous donne un exemple : cétait une femme, je ne me souviens
plus doù elle venait, jai peur de dire une bêtise,
un pays africain où elle revendiquait avoir eu une action politique
avec son père etc
Tout ce quelle disait de son militantisme
était vraiment fade, pas crédible, très
stéréotypé, effectivement très
stéréotypé. Cétait une fille jeune et elle
avait avec elle
, en même temps on sentait quelle avait
une vraie difficulté, elle était en état de souffrance,
ça cétait évident et elle avait un certificat
médical effroyable qui attestait vraiment, par exemple, elle avait
certainement été ligotée plusieurs jours car
elle
avait des cicatrices, elle avait des cicatrices sur tout le corps, brûlures
de cigarettes, et cétait vraiment impressionnant, donc moi
jétais absolument convaincue, je létais même
avant davoir vu le certificat médical. Quand je la voyais euh
bon peut-être quelle était impressionnée
etc,
mais elle tremblait énormément. Elle était
sans avocat dailleurs. Et, pour moi, ça ne faisait pas un doute.
Et je sais que après, je me suis vraiment débrouillée
pour discuter avec lassesseur OFPRA à un moment donné
pour être sûre que
, discuter avec le rapporteur pour
être sûre quon allait faire passer ce cas. Cétait
devenu pour moi une situation durgence. Alors parfois, bon, je sais
pas moi, peut-être que lhistoire de cette femme cétait
peut-être plus « mariage forcé »
euh
jen sais rien moi, mais cétait absolument clair.
Donc, je peux dire : « je représente le HCR au
titre de la Convention de Genève, mais en réalité euh
je sais pas, cest vraiment le cas humain et dailleurs bon,
contrairement à tout ce qui peut être dit en ce moment, je pense
quil serait extrêmement important de penser réellement
à lasile humanitaire parce quil ny a rien, y a rien
pour ça, cest le vacuum total et sous prétexte que
lhumanitaire a été, pour différentes raisons
finalement contesté, parce que lhumanitaire, cest une
notion floue dune certaine manière. Tout le monde saccorde
à ce que justement il y ait des critères qui soient beaucoup
plus précis et consistants que lhumanitaire, mais en même
temps, si lhumanitaire nexiste pas, il y a aussi, je sais pas
moi, 30 % des gens qui se présentent à qui on ne peut rien
dire dautre que ben : « retournez chez
vous ». Faut savoir quils ont des raisons qui sont tout aussi
importantes
MOI : Quid pour un dossier pour lequel la Commission sait que la
personne obtiendra par exemple la nationalité ou, à tout le
moins un droit de séjour, car elle est mariée ici ou a un enfant
né sur le territoire ? Nest-ce pas une sorte dasile
humanitaire ? Que doit en faire la
Commission ?
K-G :
Je dirais que de ce point de vue là, la Commission est très
très peu laxiste et cest vrai que généralement
les présidents sont bien contents quand ils savent que, de toutes
les manières, parce
quun enfant est né en France, le conjoint est Français
ou déjà réfugié statutaire, que la personne ne
risque rien, ils rejettent avec dautant plus de facilité que
précisément ils sont sûrs quil ny aura pas
de retour au pays obligatoire par la suite.
Alors là, le problème de la cohérence, parce que
ça arrangerait tout le monde quand même dans lhistoire,
lAdministration française,
que ces gens là soient
reconnus
nest absolument pas pris en
considération.
Ce nest pas le rôle de la Commission. Bon, après,
comme je vous dis, le problème cest que les présidents
sont tellement différents. Moi je vois, il y a des
présidents,
il y a un président, bon, mais cest
vraiment une exception celui-là mais il est le premier à
dire : « Bon, écoutez, vous êtes daccord
avec moi, ce réfugié ne rentre absolument pas dans le cadre
de la Convention, on est bien daccord, mais néanmoins,
écoutez, on ne peut rien faire dautre que le reconnaître,
vous êtes quand même daccord,
», donc des
gens qui sont complètement francs avec qui on peut discuter. Il y
a des gens qui se laissent
attendrir disons, quand ils sentent que
les assesseurs sont plutôt favorables à lannulation. Et
puis il y a ceux qui sont là, bon, ça cest quand même
une majorité, qui considèrent que cest pas leur rôle
de régler les problèmes dharmonisation des papiers
français, cest quand même la majorité. Cest
la majorité, sachant quimplicitement, même sil ny
a pas forcément de recommandations qui sont faites en haut lieu dans
ce sens-là, mais il y a une espèce dintériorisation
dune forme de censure, de lidée en tout cas quil
ne faudrait quand même pas que la Commission de recours reconnaisse
plus de gens que lOFPRA, quoi. Alors, quel que soit le motif, bon,
quand on annule une, deux personnes par séance cest à
peu près, quand il y en a 5, 6, ça commence
à..
MOI : Jai entendu quil y avait aussi lesprit de
la Convention quil fallait garder.
K-G :
Alors après il y a aussi les rapporteurs qui très souvent
sopposent à la reconnaissance de personnes qui effectivement
ne rentrent pas vraiment dans le cadre de la Convention parce quils
ne savent pas comment argumenter. Ca, cest quelque chose qui nous est
très souvent opposé maintenant. Nous avons des « oui,
mais moi, comment je vais justifier ça ? ». Cest
là où le problème de la sincérité
,
il est très compliqué parce que précisément,
on sait très bien quil y a des diagnostics qui doivent
nécessairement être construits pour rentrer dans le cadre
conventionnel. Mais je crois que ça, cest le point de vue
dénormément davocats qui font rentrer des récits
dans le cadre conventionnel en mettant du politique, alors que par ailleurs
les gens ont toutes les raisons du monde, ont de vrais faits de persécution
mais qui nont rien à voir avec le politique. Je pense
précisément le cas africain, des gens qui sont pris en étau
dans des histoires de familles, de clans, etc
pas reconnus comme politiques
au sens moderne du terme, mais qui concrètement tuent des gens
MOI : Oui, jai eu quelques cas difficiles car véritables
persécutions par la mafia, mais pas reconnus comme rentrant dans le
cadre conventionnel car lagent persécuteur nest pas
lEtat ou toléré par lEtat.
K-G :
Oui, alors les gens sinventent des choses qui ne tiennent pas debout.
Moi, jai eu comme ça récemment un cas de trois Ukrainiennes
qui se disaient persécutées en relation avec des activités
du père. En fait, elles avaient monté un dossier qui était
pas mal du tout, enfin avec quand même des grosses erreurs, quand on
connaît un peu la situation ukrainienne, il y avait vraiment des erreurs.
Donc, sur le fond, je nétais pas convaincue de leur cas, de
ce quelles racontaient, de leur histoire finalement, parce quil
y avait vraiment des incohérences, que javais vues surtout dans
les papiers quelles nous ont, .. il y avait une traduction
Mais,
néanmoins, jai trouvé que ces femmes avaient lair
vraiment de craindre quelque chose. Alors quoi ? Jen sais rien,
peut-être des histoires de fric, euh...mais vraiment, elles étaient
dans un état euh
et donc jai défendu leur cas,
jai eu gain de cause, alors que jétais quand même
euh
jétais seule et surtout je pense que jétais
la personne qui aurait pu opposer le plus darguments à leur
annulation. Mais, jétais convaincue, jétais convaincue
par leurs craintes et je nai pas cherché à savoir
doù elles venaient ces craintes, je savais que je ne le saurais
pas. Et moi, en tous les cas, ma position, cest dessayer
découter la crainte, de dire : « mais,
cette personne quest-ce quelle dit dans ce quelle dit,
au-delà de ce quelle dit ? » On voit très
bien entre le mensonge et le mensonge, il y a des gens qui mentent et on
sent que de toutes façons, ils sont tortillards et que
un argument
plutôt quun autre etc
et puis on sent des gens pour qui
cest vraiment un enjeu vital, et ça euh
quand même
souvent ça se sent. On peut se tromper, hein, on peut se tromper
La question quon peut se poser quand même, enfin que moi
je me pose à chaque séance, cest, finalement :
« Et le droit dans tout ça ? ». Parce que
effectivement, comme je vous le disais au début, le facteur humain
est tellement décisif dans tous les cas de figure, à commencer
par la formation elle-même, que,
bon il y a des gens par exemple
qui sont très juridiques, on sera très juridiques, mais ils
sont rares ceux-là. Tout le reste, cest plutôt arriver
à convaincre sur les périphéries, quoi, sur les faiblesse
de chacun.
MOI : Quelle est votre formation ?
K-G :
Jai une formation dhistorienne, mais jai fait ma thèse
sur lhistoire des réfugiés russes et notamment sur
lélaboration de la première Convention, donc, en tous
les cas, jai touché un peu au droit des réfugiés.
Non, moi ce qui mintéressait le plus dans ce travail de thèse,
cétait justement de montrer le rôle des réfugiés
en tant que tels et de toute lhistoire de ce partenariat avec Genève,
qui est quand même aussi grand quinédit dans lhistoire
des réfugiés et quon sest vite empressé
doublier dailleurs. Je suis toujours étonnée, à
chaque fois que jen parle de voir que peu de gens connaissent ça,
peu de gens savent, alors que ça devrait, il me semble comme ça,
dévidence, que justement tous les gens qui travaillent sur les
réfugiés ont quand même une espèce de fond historique,
ils savent doù on est parti et où on en est donc euh
Je suis toujours très étonnée de ça. Et très
étonnée de voir que mêmes les gens qui eux le savent
ne pensent pas à le rappeler. Parce que le problème cest
quon est tout le temps dans des actions de tutelle, les gens en
eux-mêmes, ils nont pas de représentation, pas de
Fin de lentretien.
Annexe 3.
Séance du 16 novembre 2001 mce
Lecture du 7 décembre 2001
REPUBLIQUE FRANÇAISE
_______________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LA COMMISSION DES RECOURS DES REFUGIES
(sections réunies)
Vu le recours n° 368138, enregistré le 3 novembre 2000 au secrétariat de la Commission des recours des réfugiés, présenté par Mlle Marie SOUMAH demeurant chez Mme Kamara Ramatu 20, avenue Paul Valéry 95200 Sarcelles ; ledit recours tendant à ce que la Commission annule la décision du directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en date du 6 octobre 2000 refusant de lui reconnaître la qualité de réfugiée, par les moyens suivants :
après la mort de ses parents, elle a été élevée avec sa sur en Sierra Leone par leur demi- sur et s'est convertie au christianisme pendant cette période ; à la suite du décès accidentel de sa tutrice en décembre 1990, elle et sa sur sont revenues en Guinée et ont été prises en charge par une tante de confession musulmane résidant à Conakry ; cette dernière les a soumises à des mauvais traitements et les a menacées de mort afin de les contraindre à abjurer leur religion ; en février 1998, toutes deux ont été conduites dans le village d'origine de leur famille où sa sur a été excisée contre son gré ; cette dernière, refusant toujours de se convertir, est décédée à Conakry le 14 avril 1998 probablement à la suite d'un empoisonnement de sa tante ; elle a renoncé à porter plainte faute de preuves ; en février 1999, elle a été de nouveau envoyée dans son village d'origine où elle a été à son tour victime d'une excision forcée qui a été à l'origine de complications infectieuses ; de retour à Conakry, sa tante l'a de nouveau maltraitée parce qu'elle refusait toujours la religion musulmane ainsi qu'un mariage avec un Musulman ; sur les conseils d'une amie, couturière avec elle, elle est retournée en juillet 1999 dans son village où elle a consenti à épouser un Musulman dont elle est devenue la cinquième femme ; deux mois plus tard, elle a dérobé les économies de son époux et est retournée à Conakry ; après l'obtention d'un visa, elle a quitté son pays par les voies régulières en laissant sa fille, née en 1990 en Sierra Leone, à la garde de son amie ; s'estimant persécutée pour des motifs religieux, elle invoque également à son profit les stipulations de l'article 3 de la convention européenne des droits de I'homme et des libertés fondamentales ;
Vu la décision attaquée ;
Vu, enregistré comme ci-dessus le 6 décembre 2000 le dossier de la demande d'admission au statut de réfugié présentée par l'intéressé au directeur de l'O.F.P.R.A., communiqué par celui-ci sans observations ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et le protocole de New York du 31 janvier 1967 relatif au statut des réfugiés ;
Vu la loi n° 52-983 du 25 juillet 1952 modifiée relative au droit d'asile ;
Vu le décret n° 53-377 du 2 mai 1953 modifié relatif à l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et à la Commission des recours ;
Vu I'avis d'audience adressé au directeur de I'OFPRA après avoir entendu à la séance publique du 16 novembre 2001 Mme Le Bourhis, rapporteur de I'affaire, les observations de Maitre Malaisy de Mally, conseil de la requérante, et les explications de cette dernière ;
Après en avoir délibéré ;
Considérant quen vertu du paragraphe A, 2° de larticle 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui, craignant avec raison dêtre persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ;
Considérant que, pour demander la reconnaissance de la qualité de réfugiée, Mlle Marie SOUMAH, qui est de nationalité guinéenne, soutient que membre de 1'ethnie soussou, elle a, après la mort de ses parents, été élevée avec sa sur en Sierra Leone par leur demi-sur et qu'elle s'est convertie au christianisme pendant cette période ; quà la suite du décès accidentel de sa tutrice en décembre 1990, elle est revenue avec sa sur en Guinée et a été prise en charge par une tante de confession musulmane résidant à Conakry ; que cette dernière les a soumises à des mauvais traitements et les a menacées de mort afin de les contraindre à abjurer leur religion ; qu'en février 1998, toutes deux ont été conduites dans le village d'origine de leur famille où sa sur a été excisée contre son gré ; que cette dernière, refusant toujours de se convertir, est décédée à Conakry le 14 avril 1998, probablement à la suite d'un empoisonnement de sa tante ; qu'en février 1999, elle a été de nouveau envoyée dans son village d'origine où elle a été à son tour victime d'une excision forcée ; que de retour à Conakry, sa tante la de nouveau maltraitée parce qu'elle refusait toujours la religion musulmane ainsi qu'un mariage forcé avec un Musulman ; qu'elle s'est finalement résolue à retourner, en juillet 1999, dans son village où elle a consenti à épouser un Musulman ; que deux mois plus tard, elle a dérobé les économies de son époux et est retournée à Conakry ; qu'elle a par la suite quitté la Guinée en laissant sa fille, née en 1990 en Sierra Leone, à la garde d'une amie ; qu'elle ne peut retourner dans son pays sans crainte ; que sa situation doit être appréciée au regard des stipulations de ['article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de I'homme et des libertés fondamentales ;
Considérant, d'une part, qu'il résulte de l'instruction que Mlle SOUMAH a quitté son pays d'origine pour échapper à un conflit l'opposant à sa tante et à une partie de sa famille ; que ni les pièces du dossier ni les déclarations faites en séance publique ne permettent de tenir pour établi que le départ de l'intéressée aurait eu pour origine une crainte fondée de persécutions pour un motif religieux ; que par ailleurs, sa situation de femme excisée ne permet pas à elle seule, à supposer même qu'elle ait été soumise à cette pratique contre son gré, de regarder Mlle SOUMAH comme pouvant craindre avec raison dêtre persécutée pour l'un des motifs énoncés par les dispositions de larticle 1er , A, 2 de la convention de Genève ;
Considérant, d'autre part, que les stipulations de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales ne peuvent être utilement invoquées à lappui de conclusions tendant à la reconnaissance du statut de réfugié dont les conditions d'octroi sont déterminées par les seules stipulations de la convention de Genève ;
Considérant qu'il résulte de tout ce qui précède que le recours ne peut être accueilli ;
DECIDE
article 1er - Le recours de Mlle Marie SOUMAH est rejeté.
article 2 - La présente décision sera notifiée à Mlle Marie SOUMAH et au directeur de I'OFPRA.
Dé1ibéré dans la séance du 16 novembre 2001 où siégeaient : M. Combarnous, président de section (h.) au Conseil d'Etat, Président, M. Faure, Conseiller d'Etat, M. Schmeltz, Conseiller d'Etat (h) ; M. Créach, Mme Teitgen-Colly, Mme Balleix-Banerjee, représentants du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés ; M. Lefeuvre, M. Lary de Latour, M. Gendreau, représentants du Conseil de lO. F. P. R.A. ;
Lu en séance publique le 7 décembre 2001
Le Président: Michel Combarnous
Le secrétaire général de la Commission des recours des réfugiés: Ch. Huon
POUR EXPEDITION CONFORME : Ch. Huon
La présente décision est susceptible d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat qui, pour être recevable, doit être présenté par le ministère dun avocat au Conseil dEtat et à la Cour de Cassation. Il doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Aucune autre voie de recours n'est ouverte contre les décisions de la Commission des recours des réfugiés devant d'autres juridictions.
Séance du 16 novembre 2001 mce
Lecture du 7 décembre 2001
REPUBLIQUE FRANÇAISE
_______________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LA COMMISSION DES RECOURS DES REFUGIES
(sections réunies)
Vu le recours n° 361050, enregistré le 4 juillet 2000 au secrétariat de la Commission des recours des réfugiés, présenté par M. Moussa SISSOKO demeurant CADA A.T.E 45, rue Smolet 06300 Nice ; ledit recours tendant à ce que la Commission annule la décision du directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) en date du 30 mai 2000 refusant de lui reconnaître la qualité de réfugié, par les moyens suivants :
refusant, d'un commun accord avec son épouse, de soumettre sa fille née le 2 septembre 1999 à la pratique de 1'excision, il a été convoqué le 26 décembre 1999 par les autorités traditionnelles et religieuses de son village qui lui ont reproché son opposition aux coutumes et l'ont menacé de représailles ; le 15 janvier 2000, un groupe de villageois, qui avait vainement tenté de le convaincre de changer d'attitude, la violemment battu devant sa femme et ses enfants , le 5 février 2000, rétabli après quinze jours d'hospitalisation, il a déposé une plainte, qui est restée sans suite, au tribunal de Kayes à 1'encontre tant de ses agresseurs que des chefs traditionnels et religieux de son village ; à son retour, ayant appris qu'il était menacé de mort, il a quitté son village avec sa famille pour venir se réfugier en France ;
Vu la décision attaquée ;
Vu, enregistré comme ci-dessus le 20 juillet 2000 le dossier de la demande d'admission au statut de réfugié présentée par l'intéressé au directeur de l'O.F.P.R.A., communiqué par celui-ci sans observations ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et le protocole de New York du 31 janvier 1967 relatif au statut des réfugiés ;
Vu la loi n° 52-983 du 25 juillet 1952 modifiée relative au droit d'asile ;
Vu le décret n° 53-377 du 2 mai 1953 modifié relatif A l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et à la Commission des recours ;
Vu lavis d'audience adressé au directeur de I'OFPRA ;
Après avoir entendu à la séance publique du 16 novembre 2001 Mlle Berger, rapporteur de l'affaire, les observations de Maitre Weissman-Ponton, conseil du requérant, et les explications de ce dernier assisté de M. Tandia, interprète assermenté ;
Après en avoir délibéré ;
Considérant quen vertu du paragraphe A, 2° de larticle 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui, craignant avec raison dêtre persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ;
Considérant que les pièces du dossier et les déclarations faites en séance publique devant la Commission permettent de tenir pour établi que M. Moussa SISSOKO, qui est de nationalité malienne et d'origine khassongué, s'est marié en 1995 sous le régime de la monogamie et a refusé, d'un commun accord avec son épouse, de soumettre leur fille, née le 2 septembre 1999, à la pratique de 1'excision ; que de ce fait, il a été convoqué le 26 décembre 1999 par les autorités traditionnelles et religieuses de son village qui lui ont reproché son opposition aux coutumes et l'ont menacé de représailles s'il n'acceptait pas de faire exciser leur fille ; qu'il a porté plainte à deux reprises à la gendarmerie de Kayes qui, après avoir vainement transmis une convocation aux chefs coutumiers de son village, lui a fait savoir qu'elle n'entendait pas intervenir dans un conflit de cette nature ; que le 15 janvier 2000, il a été victime d'une agression de la part d'un groupe de villageois qui avait tenté de le convaincre de changer d'attitude et a subi des violences qui ont entraîné une hospitalisation de quinze jours à lissue de laquelle il a déposé une plainte auprès du tribunal de Kayes à 1'encontre tant de ses agresseurs que des chefs traditionnels et religieux de son village ; qu'aucune suite n'a été donnée à cette plainte et qu'il a reçu de nouvelles menaces qui l'ont conduit à quitter son pays ; que, dans ces conditions, M. et Mme SISSOKO se trouvent exposés, en raison de leur refus de soumettre leur fille à la pratique de 1'excision, tant à des violences dirigées contre leurs personnes qu'au risque que leur enfant soit excisée contre leur volonté ; qu'ainsi M. SISSOKO, dont, comme il a été dit ci- dessus, les plaintes n'ont jamais donné lieu à des poursuites effectives à 1'encontre des responsables coutumiers qui le menaçaient lui-même et sa famille doit être regardé comme pouvant craindre avec raison, du fait de son appartenance à un groupe social au sens des stipulations de larticle 1er , A, 2 de la convention de Genève, des persécutions volontairement tolérées par les autorités publiques de son pays d'origine, en cas de retour dans ce pays ; que M. SISSOKO est dès lors fondé à se prévaloir de la qualité de réfugié ;
DECIDE
article 1er - La décision du directeur de I'OFPRA en date du 30 mai 2000 est annulée.
article 2 - La qualité de réfugié est reconnue à M. Moussa SISSOKO
article 3 - La présente décision sera notifiée à M. Moussa SISSOKO et au directeur de I'OFPRA.
Dé1ibéré dans la séance du 16 novembre 2001 où siégeaient : M. Combarnous, président de section (h.) au Conseil d'Etat, Président, M. Faure, Conseiller d'Etat, M. Poignant, Conseiller d'Etat (h) ; M. Créach, Mme Teitgen-Colly, Mme Klein-Goussef, représentants du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés ; M. Lefeuvre, M. Gendreau, M. Lary de Latour, représentants du Conseil de lO. F. P. R.A. ;
Lu en séance publique le 7 décembre 2001
Le Président: Michel Combarnous
Le secrétaire général de la Commission des recours des réfugiés: Ch. Huon
POUR EXPEDITION CONFORME : Ch. Huon
La présente décision est susceptible d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat qui, pour être recevable, doit être présenté par le ministère dun avocat au Conseil dEtat et à la Cour de Cassation. Il doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Aucune autre voie de recours n'est ouverte contre les décisions de la Commission des recours des réfugiés devant d'autres juridictions.
Séance du 16 novembre 2001 mce
Lecture du 7 décembre 2001
REPUBLIQUE FRANÇAISE
_______________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LA COMMISSION DES RECOURS DES REFUGIES
(sections réunies)
Vu le recours n° 369776 et les mémoires, enregistrés
les 27 novembre 2000 et 15 novembre 2001 au secrétariat de la Commission
des recours des réfugiés, présentés par Mme
--------------------demeurant Chez ----------- ; ledit recours et ledit
mémoire tendant à ce que la Commission annule la décision
du directeur de l'Office français de protection des réfugiés
et apatrides (OFPRA) en date du 7 novembre 2000 refusant de lui reconnaître
la qualité de réfugié, par les moyens suivants :
de nationalité somalienne et membre du clan Midgan, elle a subi à un très jeune âge la pratique de l'infibulation dont elle garde un très douloureux souvenir ; ayant pris conscience du caractère uniquement coutumier de cette pratique, elle a pris position contre ce qu'elle considère comme une mutilation du corps de la femme en décidant qu'elle n'y soumettrait pas ses filles, ce qui lui a valu dêtre considérée comme "anormale" par son entourage ; en décembre 1998, sa belle-mère a profité de son absence momentanée pour faire pratiquer l'infibulation sur sa fille aînée, née en 1991 ; cette dernière est décédée peu de temps après des suites de cette pratique ; pour éviter le même sort promis par sa belle-mère à sa fille cadette née en 1994, elle a préféré prendre la fuite accompagnée de celle-ci ; elle ne peut rentrer sans crainte en Somalie où sa fille cadette ne manquera pas se subir une infibulation ; par ailleurs, son appartenance à la minorité Midgan lui fait craindre dêtre persécutée en cas de retour dans son pays d'origine, sans pouvoir se réclamer de la protection d'une autorité publique ;
Vu la décision attaquée ;
Vu, enregistré comme ci-dessus le 6 décembre 2000 le dossier de la demande d'admission au statut de réfugié présentée par l'intéressée au directeur de l'O.F.P.R.A., communiqué par celui-ci sans observations ;
Vu les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Vu la convention de Genève du 28 juillet 1951 relative au statut des réfugiés et le protocole de New York du 31 janvier 1967 relatif au statut des réfugiés ;
Vu la loi n° 52-983 du 25 juillet 1952 modifiée relative au droit d'asile ;
Vu le décret n° 53-377 du 2 mai 1953 modifié relatif A l'Office français de protection des réfugiés et apatrides et à la Commission des recours ;
Vu lavis d'audience adressé au directeur de I'OFPRA ;
Après avoir entendu à la séance publique du 16 novembre 2001, qui sest tenue à huis clos, M. Lenoir, rapporteur de I'affaire, les observations de Me Paulhac, conseil de la requérante, et les explications de cette dernière assisté de M. Herci, interprète assermenté ;
Après en avoir délibéré ;
Considérant quen vertu du paragraphe A, 2° de larticle 1er de la convention de Genève du 28 juillet 1951 et du protocole signé à New York le 31 janvier 1967, doit être considérée comme réfugiée toute personne qui, craignant avec raison dêtre persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut, ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ;
Considérant que les pièces du dossier et les déclarations faites en séance publique devant la Commission permettent de tenir pour établi que Mme --------------------, qui est de nationalité somalienne et déclare appartenir au clan Midgan, ayant été elle-même soumise dans son enfance à la pratique de 1'excision avec infibulation, entendait soustraire ses propres filles à cette coutume ; qu'après le décès de son mari, sa fille aînée, âgée de sept ans y a été soumise contre sa volonté et à son insu, par des membres de sa belle-famille ; que la fillette est décédée des suites de cette mutilation ; que Mme -------------------- a décidé de fuir son pays pour soustraire sa fille cadette, née en 1994 à cette même pratique ;
Considérant qu'il résulte de l'instruction que, dans les conditions qui prévalent actuellement en Somalie, les femmes qui refusent de soumettre leurs enfants à la pratique rituelle de l'infibulation sont exposées de ce fait tant à la mutilation forcée de leurs filles qu'à des persécutions pratiquées avec l'assentiment général de la population et de 1'ensemble des factions qui dominent la vie du pays sans pouvoir se réclamer de la protection d'une autorité publique légalement constituée ; que, dans les circonstances particulières de 1'espèce, compte tenu notamment de la situation de femme isolée de Mme -------------------- et des circonstances de ['excision et du décès de sa fille aînée, les craintes de persécutions au sens des dispositions précitées de la convention de Genève, exprimées par l'intéressée en cas de retour en Somalie doivent être regardées comme fondées ; que la requérante peut dès lors se prévaloir de la qualité de réfugiée ;
DECIDE
article 1er - La décision du directeur de I'OFPRA en date du 7 novembre 2000 est annulée.
article 2 - La qualité de réfugié est reconnue à Mme --------------------
article 3 - La présente décision sera notifiée à Mme -------------------- et au directeur de I'OFPRA.
Dé1ibéré dans la séance du 16 novembre 2001 où siégeaient : M. Combarnous, président de section (h.) au Conseil d'Etat, Président, M. Faure, Conseiller d'Etat, M. Motchane, Conseiller Maître (h.) à la Cour des Comptes ; M. Créach, Mme Teitgen-Colly, Mlle Thirode, représentants du Haut Commissaire des Nations unies pour les réfugiés ; M. Lefeuvre, M. Gendreau, M. Guihard, représentants du Conseil de lO. F. P. R.A. ;
Lu en séance publique le 7 décembre 2001
Le Président: Michel Combarnous
Le secrétaire général de la Commission des recours des réfugiés: Ch. Huon
POUR EXPEDITION CONFORME : Ch. Huon
La présente décision est susceptible d'un pourvoi en cassation devant le Conseil d'Etat qui, pour être recevable, doit être présenté par le ministère dun avocat au Conseil dEtat et à la Cour de Cassation. Il doit être exercé dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision. Aucune autre voie de recours n'est ouverte contre les décisions de la Commission des recours des réfugiés devant d'autres juridictions.
[1] ROULAND définit le Réel comme « ce qui existe véritablement », le Sensible étant « ce qui peut être perçu par nos sens ». (25) On aura remarqué le rapport immédiat effectué par lauteur entre réalité et vérité, ce qui ne va pas sans poser question. En effet, cela laisse entendre plusieurs modalités dexistence, au moins deux : une « pour de vrai », véritable et une autre « pour de faux ». Or, que signifie exister « pour de faux », hormis que cest ce qui nest pas le Réel ? Est-ce le Sensible ? Enfin, admet-on facilement que ce qui est perçu par nos sens nexiste pas véritablement ?
[2] Nous reviendrons (Cf. infra Partie I, chap. I, II/) sur la spécificité du droit des réfugiés. Notons dès à présent que le droit des étrangers englobe le droit des réfugiés en ce que celui-ci porte sur le contentieux du regroupement familial, de la nationalité, de la régularisation, etc. Mais ce dernier sen distingue par les instances spécifiques qui fournissent le cadre de la procédure de reconnaissance du statut de réfugié. Les avocats usent de ce vocable pour désigner leur spécialité, mais celui-ci nest pas toujours reconnu. Ainsi, par exemple, il existe, en Belgique, au Barreau de Bruxelles, un classement des avocats par matière dans lequel apparaît le « droit des étrangers », pas au Barreau de Paris.
[3] Cette image, je la véhiculais aussi bien sûr à légard des avocats, je ne pouvais rêver cette position dobservateur extérieur. Mais, même si elle était tout aussi prégnante et forte de représentations, elle suscitait, cette fois, la confidence, étant donné lesprit de corps qui joue encore en plein dans le « milieu des avocats » (Cf. Partie II ; ORDRE FRANÇAIS DES AVOCATS DU BARREAU DE BRUXELLES, 2002b).
[4] Une sorte dhypothèse Sapir-Whorf (BONTE & IZARD : 797) dans laquelle on substituerait le droit au langage.
[5] « Car nous ne pensons pas forcément le monde tel quil est » (ROULAND : 439)
[6] La classification dont il est question ici sentend dune classification exogène, même si elle est réappropriée dans un second temps par les « réfugiés » eux-mêmes. Cela sexplique par le choix de lunité sociale de départ : les avocats. MERCIER nous donne un exemple de cette réappropriation par le réfugié dans le discours de Karafa qui nous explique pourquoi, étant dorigine gambienne, il a choisi la France comme pays dimmigration :
« - (Karafa) : Donc, jai quitté chez moi, je viens, je viens en Allemagne, oh la la, cétait très dur là-bas. Parce que, comment jai trouvé les gens là-bas, quest-ce quils ont fait là-bas, moi, ça mintéresse pas, je veux pas faire.
-
Tu
veux parler du trafic ?
- Vendre la drogue, comme ça, là beaucoup de trafic moi je regarde comme ça je veux pas le faire !
-
Hm hm, hm
hm.
- Donc jai fait le réfugié (cest nous qui soulignons), il ma rejeté, jai demandé encore une, il ma rejeté, jai demandé encore une, il ma rejeté Jusquà il ma attrapé pour menvoyer en Afrique. Jai fait deux mois en prison.
- En Allemagne ?
- Allemagne.
( )
- Donc, les gens.. il y avait un copain là-bas, lui il et marié là-bas, il ma dit que toi maintenant quest-ce que tu vas faire ? Il faut sortir dAllemagne, parce que tu fais tous les moyens, tas pas la chance ici, il faut sortir. Tu peux aller en France pour voir la chance aussi là-bas. Jai dit oui, tu as raison. Donc, jai acheté le billet, le truc-là, le car.
- Ah oui, tu mavais dit que tu es venu en car. Mais tu avais un visa pour lAllemagne ?
- Non. Je suis rentré comme ça. Je viens du Danemark. Avant il ny a pas besoin de visa entre Gambie et Copenhagen. Je suis parti là-bas, jai fait là-bas aussi parce que je peux pas rester là-bas, il faut que je fasse quelque chose. Jai demandé réfugié. » (15, 16). Voir aussi HENRY (60).
[7] Ni dedans, ni dehors, ils sont aux bords du monde où on les maintient dans des camps (AGIER ; POLITIQUE AFRICAINE ; NABESHIMA), dans des centres ouverts ou fermés (VANPAESCHEN), en rade dans des files dattente devant les administrations (JAFE), par peur, par incompréhension, par mépris parfois ou par haine
[8] et dépend, en grande partie, toujours,
[9] Le récent sommet de Séville, sous la présidence espagnole de lUnion, avec son cortège de mesures policières et sécuritaires en est un bon exemple.
[10] A cet égard, les zones dattente dans les aéroports où sont stoppés les demandeurs dasile pour être, souvent, refoulés (VAN BUUREN), sont le meilleur exemple de non-lieux, de frontières modernes.
[11] Le mouvement est à ce point essentiel parmi les éléments constitutifs dune « définition » du réfugié quil en est venu à désigner une catégorie de personnes sur cette seule base : les personnes déplacées internes (IDP, pour Internally Displaced Persons). Cette distinction a été rendue nécessaire par le dépassement du modèle national-territorial. Le déplacement à lintérieur dun Etat est devenu constitutif dun nouveau type de « réfugié » même si, comme on le verra, les IDPs ne rentrent pas dans la définition que donne la Convention de Genève.
[12] « ( ) alors que tout pousse au multilatéralisme. » (SASSEN : 13).
[13] « Actuellement, on criminalise limmigration en tant que telle, ce quon navait jamais connu auparavant. Dans dautres pays aussi, sous la pression de lEurope, émigrer est même devenu un délit » (PALIDDA)
[14]
Les statistiques nous permettent toutefois de relativiser quand on sait que
« (
) on estime que la planète compte entre 40 et 45
millions de réfugiés, demandeurs dasile, personnes
déplacées ou rapatriées
Or, les demandeurs
dasile et les réfugiés qui tentent leur chance en Europe
occidentale représentent à peine 5 % de ce total. »
(RIVIERE : 95). Quant à VAN BUUREN, elle fait très justement
remarquer que la politique actuelle de lUE « (
) revient
à considérer que les flux actuels dimmigrés et
de réfugiés sont structurels, permanents et de grande
envergure. » (79)
[15] Remarquons que cest aussi, par ironie sans doute, en termes de mouvement migratoire que lon parle des expulsions qualifiées de « migrations forcées à rebours » (WA KABWE-SEGATTI : id.).
[16]
Tentant (car la tentation est grande) de rester fidèle au principe
de léconomie de largumentation, nous naborderons
pas, dans ce travail, lexamen de lacculturation, quil
sagisse dune assimilation, comme certains le voudraient, dune
intégration, comme tous le souhaitent, ou dautres formes de
cohabitation naissant du contact entre différentes cultures. Ce
thème est bien trop vaste pour être traité ici. Nous
nous permettons néanmoins de montrer quel peut être le sentiment
des migrants réfugiés face à la culture du pays
daccueil par les propos suivants :
« Les membres dun groupe ne comprennent pas le refus dun
étranger daccepter le modèle de vie quils
considèrent comme unique et le meilleur car ils ne comprennent pas
que létranger, en transaction, ne considère pas ce
modèle comme un refuge, mais comme un labyrinthe où il a perdu
tout sens de lorientation. » (GIANTURCO G. &
MACIOTI M.I. : 219, notre traduction). Dans largot des migrants
« lingalo-phone », demandeur dasile se dit
dailleurs [ngunda], ce qui signifie : « jungle,
perdition » (MAYOYO BITUMBA : 96).
[17] Nous verrons au point suivant quil ne suffit pas de fuir des persécutions pour bénéficier du statut prévu par la Convention de Genève.
[18] Au point II, nous reviendrons sur la procédure française et ses organes.
[19] Un autre effet pervers de cette vision dualiste est quelle tend à considérer la substance des « clandestins », comme sils existaient en soi, et ne prend aucun recul par rapport au fait que ce sont dabord et avant tout les lois qui font les clandestins.
[20] On retrouve cette vision dans lasile constitutionnel encore octroyé en France à lheure actuelle, héritier de la Révolution et de son idéologie.
[21] Je dois aux professeurs ALLIOT et ROCHEGUDE davoir attiré mon attention sur ce point. Quils en soient ici remerciés.
[22] Nous reviendrons sur ce point dans la deuxième partie, dans le cadre de ce que nous avons appelé lassistance éducative des avocats.
[23] Cf. note 18.
[24] « ( ) forme la plus sévère, qui se caractérise par une clitoridectomie complétée par lavivement de lintérieur des grandes lèvres qui sont ensuite rapprochées et cousues ( ) la cicatrice est forcée ou coupée ( ) pour le mariage ou dautres circonstances. » (PORGES, cité par BISSOT & MERCIER : 35)
[25] Il sagit des articles 2 à 34, sans modification, de la Convention ainsi que le précise larticle premier du Protocole, cest à dire lensemble de la Convention, les derniers articles de cette dernière, les articles 35 à 46, portant sur les dispositions exécutoires et transitoires.
[26] RAPOPORT appelle les bénéficiaires de ces « nouveaux » statuts des « néo-réfugiés » (189), à côté desquels existent aussi « (des) personnes qui ne sont pas admises sur le territoire officiellement mais y restent tolérées de fait. » (BRACHET : 7). Ces dernières situations sont qualifiées dasile au noir (Ibid.).
[27] Il arrive que la priorité sinverse et quen conséquence, l«esprit » passe à la trappe. Les mesures prises alors nont dautre fondement que des angoisses, des craintes qui en sont elles-mêmes dépourvues. A propos de la reconnaissance de linfibulation (Cf. supra, note 24) comme motif de persécution au sens de la Convention de Genève, on constatera lineptie de la remarque suivante : « Imaginez !, Il faudrait accepter alors toutes les femmes somaliennes ! » (Entretien de janvier 2002).
[28] Nous parlions tout à lheure de non-lieux et de hors-lieux (Cf. supra et aussi note 7). Il est fait allusion ici aux zones dans lesquelles les étrangers désirant rentrer en France sont réputés ne pas se trouver sur le territoire national, cest à dire, au premier chef, les aérogares et les ports maritimes (BRACHET : 9). Nous laissons tomber, pour ne pas surcharger le présent travail, les situations exceptionnelles telles les demandes aux ambassades.
[29] En Belgique, lOffice des Etrangers (O.E.) est, lui, sous lautorité du Ministre de lIntérieur.
[30] 55 % en 1995 (ZAPPI).
[31] Inutile de dire que les problèmes de courrier constituent une bonne partie du contentieux des réfugiés.
[32] Ce « droit » des étrangers/réfugiés est, à linstar de lanthropologie juridique, peu enseigné en France.
[33] Le cas dun demandeur tchétchène que nous avons assisté en tant quavocat en Belgique en fournira une bonne illustration. Ainsi lui furent posées des questions du style de celles-ci : « Pouvez-vous me dessiner le drapeau tchétchène et men définir la symbolique ? », « Comment dit-on en langue tchétchène rivière, montagne, arbre ? », « Pouvez-vous mexpliquer comment se déroule un mariage traditionnel coutumier ? ». Un tel questionnaire est établi par un centre de documentation. En Belgique, il sagit du CEDOCA. Nous y reviendrons dans le corps du texte lorsquil sera question de la Commission des recours des réfugiés. Notons pour le moment que lOFPRA possède son propre centre.
[34] « Environ un demandeur dasile sur quatre seulement est accompagné dun avocat. Bien sûr, les prestations des avocats sont variables selon quils sont ou non familiarisés avec la procédure devant la Commission. » (VIANNA : 187).
[35] Nous ne traitons pas ici le cas particulier des DOM-TOM.
[36] La procédure belge est caractéristique à ce point de vue car elle distingue deux phases dans la procédure : la recevabilité de la demande et lexamen au fond. (CARLIER : 75-76) En France, la recevabilité dune demande sentend de la satisfaction à lensemble des conditions que la Convention de Genève met à la reconnaissance du statut. (CARLIER : 402-404 ; TIBERGHIEN, 1988)
[37] On retrouve le caractère profondément national mentionné au point précédent. Lexplication donnée par les rédacteurs de ces dossiers est aussi que si la présentation historique commence à lindépendance, cest parce que la plupart des pays dorigine des demandeurs sont danciennes colonies. On pourra évidemment craindre que soit ainsi annihilé toute possibilité de compréhension dune situation de conflit actuel, le sens des actes étant ainsi quasiment totalement évacué au profit du simple référent normatif fondant le jugement de ces actes. Cela contribue à stigmatiser des sociétés et leur culture lorsque des jugements qui deviennent des jugements de valeur se fondent sur un idéal qui nous est propre. Le cas du Rwanda est éclairant tant la situation est incompréhensible à débuter son étude à lindépendance.
[38] Les fiches thématiques peuvent être élaborées en liaison avec les « sections réunies » qui sont destinées à faire le point sur une question de droit ou de fait. Cela a été le cas de lexcision dans certains pays dAfrique, des Kurdes Yezidi en Géorgie,
[39] De nombreux problèmes se posent néanmoins et notamment en raison de la dépendance budgétaire de la CRR à légard de lOFPRA.
[40] Nous aurions tout aussi bien pu retenir la formule de VANDERLINDEN qui conçoit lanthropologie juridique comme « science de la coutume » (47-59), cette dernière devant sentendre « ( ) au sens juridique du terme, donc du geste à connotation juridique ( ) » (1996 : 61).
[41] Concernant cette réduction de lethnocentrisme, remarquons que celui-ci existera probablement toujours, mais le fait den repousser chaque fois les limites un peu plus loin est ce à quoi doit uvrer lanthropologue. Il doit passer sa vie à en dénicher la moindre trace. (Nous hésitons, pour la métaphore, entre Tantale et les Danaïdes.) Un bon exemple de limites chaque fois plus loin repoussées nous est fourni par les travaux de EBERHARD, préconisant non plus une théorie interculturelle du Droit, mais une « ( ) approche interculturelle du Droit au cours de laquelle on pourra en fin de compte parler dautre chose que de Droit. » (2002 : 13).
[42] Nous nous attacherons, dans la deuxième partie, à trouver les logiques qui motivent un acteur en particulier, les avocats. Pour mener à bien une anthropologie du droit des réfugiés, il nous faudrait faire de même pour tous les acteurs ou catégories dacteurs que nous identifierons dans le point II de ce chapitre pour ensuite réfléchir sur la conjonction de toutes ces logiques simultanément pour découvrir, en fin de compte, les règles du jeu (LE ROY, 1999). Cela nest pas envisageable dans le cadre du présent travail.
[43] Nous utilisons « barbare » pour désigner des termes qui nous sont étrangers et dont nous ne comprenons pas immédiatement le sens comme le faisaient les Grecs à propos des langues différentes de la leur. Lironie veut quici nous parlions justement de mots construits sur des racines grecques.
[44] probablement aussi dans dautres spécialités, mais de manière certainement moins marquante
[45] et souvent derrière des récits de récits, car bon nombre de requérants perdent la maîtrise de leur récit en cours de procédure, celui-ci étant récupéré par les instances elles-mêmes, par les avocats, mis sous forme écrite, bref altérés
[46] « Généralement, un réfugié ne dira pas expressément quil craint dêtre persécuté et même il nemploiera pas le mot persécution, mais, sans quil lexprime ainsi, cette crainte transparaîtra souvent à travers tout son récit. De même, bien quun réfugié puisse avoir des opinions très arrêtées pour lesquelles il a eu à souffrir, il peut ne pas être capable, pour des raisons psychologiques, dexposer son expérience vécue, sa situation, en termes politiques. » (HCR, 1992 : 14).
[47] Remarquons que ces récits ne consistent pas seulement en un message oral, ils peuvent sinscrire sur le corps comme par exemple des blessures, des traces de coups, de tortures, ou encore un marquage déterminant lappartenance à un groupe ethnique ou autre, que lon songe aux tatouages et aux piercings chez certains groupes sociaux,...
[48] Car nous nous cantonnons au droit des réfugiés, nous ne pouvons aborder ici la problématique des migrations internationales. Nous renvoyons, sur ce point, le lecteur aux excellents travaux de la sociologue SASSEN qui identifie parmi les acteurs majeurs de ces phénomènes qui, pour elles, ne sont pas autonomes, « certaines sociétés multinationales ( ) les mesures daustérité imposées par le Fonds monétaire international ( ) enfin, les accords de libre-échange ( ) » (SASSEN : 11).
[49] On trouvera une analyse plus complète des rapports entretenus entre lexcision, pratique spécifiquement culturelle en ce quelle ne trouve son sens que dans une société donnée, à un moment donné, et quil serait abusif de généraliser, et le droit dasile, cadre juridique propre au lieu doù lon est appelé à considérer une pratique exogène, dans BISSOT & MERCIER.
[50]
étant entendu que « (l)es représentations,
ou croyances et constructions symboliques (
) donnent leur sens
aux actes et aux discours auxquels les associent ceux qui les accomplissent
ou les prononcent, ainsi quaux entreprises de ceux qui les invoquent
ou les critiquent. » (ROULAND :
150).
[51] Voir le prochain Bulletin de Liaison du Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris sur ce thème. (A paraître).
[52] bien souvent à tort Voir, sur ce point BISSOT.
[53] Parmi ces valeurs, on retrouve notamment la sainte horreur du mensonge et lexaltation de la sincérité, participant de cette transparence dont nous sommes de plus en plus persuadés quelle constitue le mythe au sens de PANIKKAR (EBERHARD, 2001 : 182-184) de notre société occidentale, à rapprocher de légalité dont parle DUMONT.
[54] EBERHARD, reprenant la métaphore dESTEVA et de SURYA PRAKASH pour lappliquer à une approche interculturelle du Droit, nous indique ce que ce terme, univers, a de non dialogique ou dialogal, par opposition au plurivers (EBERHARD, 2001 : 185).
[55] Même si de tels avocats « véreux » existent, il est certain que, plutôt que le parangon, ils sont la honte de la profession.
[56] Cela pourrait correspondre à lidée que se fait LE ROY dune tactique, laquelle suppose « ( ) la connaissance dopportunités à saisir, un sens du jeu social au risque de la marginalisation ou de lexclusion. » (1999 : 84) et est, en fait une question dadaptation, comme une stratégie défensive. (Ibid.) Nous pouvons citer, à titre dexemple de la réalisation de ce risque, un cas où un avocat, non spécialiste en droit des réfugiés et intervenant au titre de laide juridictionnelle, a été rappelé à lordre par la remarque suivante dun président de section de la CRR : « Maître, vous savez, je lespère, que vous êtes ici devant la Commission des recours des réfugiés ! ? », montrant par là que lavocat en question navait pas connaissance des opportunités à saisir, quil « ne jouait pas le jeu ».
[57] Sur ce point et nous mettant en garde contre les risques dune trop grande transparence que nous avons déjà dénoncée, ECHEGOYEN nous rappelle que : « (l)a question de la vérité doit demeurer une question judiciaire ( ). Il importe de bien distinguer la vérité de la transparence car la promotion absurde et très « tendance » de cette dernière constitue une authentique menace pour les libertés ( ). Quand nous serons tous transparents, de bon ou de mauvais gré, il suffira dappuyer sur un bouton et de croiser des informations non pas pour instruire, mais pour détruire. On cachera au cachot ceux qui ne peuvent plus rien cacher. » (cité par ORDRE FRANÇAIS DES AVOCATS DU BARREAU DE BRUXELLES, 2002a).
[58] Terme que nous avons entendu la première fois dans la bouche dun interprète.
[59] En général, plutôt moins que plus.
[60] pour lavocat
[61]
Si lavocat ne connaît pas la langue parlée par son client,
il travaillera avec un interprète. Outre le travail qui
précède de plusieurs jours laudience, certains
interprètes de la Commission mettent leur office au service des avocats
dans la salle réservée à ces derniers à la
Commission.
[62]
Certains avocats, maladroits, ne savent pas toujours bien faire comprendre
à leurs clients ce quils attendent deux. La phrase suivante
montre bien limportance de pénétrer lunivers mental,
des représentations du client :
« Je ne veux pas mentir si
on me pose une question, je ne suis pas un menteur ni un criminel ;
je nai rien fait de mal ! » (Propos recueillis dans
un centre fermé en Belgique). On constate quune pression trop
forte a été exercée sur les formes du récit du
requérant, à un point tel quil aurait limpression
de mentir. Ce nest pas ce que cherche lavocat bien entendu, celui-ci
ne demande quune chose, cest que son client raconte son récit
dune certaine manière.
[63]
Un officier de protection (Cf. supra) nous précisait dailleurs
que « (s)ouvent, quand il
y a un avocat en CRR, il y a annulation. Les faits sont présentés
de manière plus européenne du point de vue de la chronologie,
de la culture,
Cela pose des problèmes de crédibilité
artificielle, on en arrive à des choses vraies, mais
incompréhensibles. Cest un problème de culture, on projette
notre culture. Lavocat sert à ça, à remettre en
ordre culturel et à expliquer la procédure. »
(Entretien du 11.04.2002)
[64] Selon lauteur de cette
formule,
« (h)omeomorphism
is
not the same as analogy ; it represents a peculiar funcional equivalence
discovered through a topological transformation. It is a
kind of existencial functional
analogy ».
[65]
Nous utilisons lexpression « croyance de
vérité » car nous avons limpression quelle
reflète parfaitement, non seulement létat desprit
des acteurs de ce contentieux, mais aussi la réalité dune
certaine pratique. En effet, à la différence dautres
droits où la croyance est niée on ne dit pas en
droit civil ou en droit pénal : « je crois que vous
avez raison et vous, tort », on laffirme
ici, la croyance est explicite, on parle de récit
« crédible »,
« vraisemblable », on y croit, ou alors de récit
dans lequel « (
) on
naperçoit pas de motifs sérieux et avérés
faisant croire à un risque de violation de la Convention de Genève
(
) » (Formule utilisée dans les décisions de
rejet émanant du Commissariat général aux
réfugiés et apatrides belge). A linverse, dans un litige
classique, le juge et le droit, grâce au principe de lautorité
de chose jugée (MASSON : 22), se soutiennent pour nier toute
croyance.
Il sagit dune croyance en une vérité absolue. Sil y a donc une seule vérité, il peut y avoir une bonne façon de croire et une mauvaise. Cela réintroduit la possibilité dun recours sans toucher à la cohérence de lédifice. Ainsi, on dira dans son recours : « lOFPRA a cru que , mais il a mal cru car il navait pas connaissance de tous les éléments importants. En effet, lOFPRA ne savait pas que, par exemple, le père du requérant a un passé politique et syndicaliste, et cest la raison pour laquelle le requérant a reçu une éducation emprunte didées de gauche et révolutionnaires. En outre, son nom était connu, vu les antécédents familiaux. Il a donc des raisons de craindre dêtre persécuté et peut, à ce titre, réclamer la protection de notre pays et se voir reconnaître le statut de réfugié. » (Exemple tiré dune plaidoirie en audience devant la CRR en mai 2002).
[66]
Par rapport au demandeur lui-même, ni lavocat ni le juge ne cherche
à se représenter la représentation quil pourrait
avoir de lui-même comme réfugié. Cette problématique
anthropologique que nous avons évoquée en première partie
autour de la question de lidentité est absente devant la CRR
où lon reste au niveau de la seule
représentation. Cest à dire que, pour le juge aussi
bien que lavocat, le demandeur est censé détenir la
vérité sur son identité, il est censé savoir
sil est un vrai réfugié ou un fraudeur ; il ny
a donc pas confrontation de représentations de croyances, la croyance
nest, en principe, que dun seul côté, celui du juge
et des avocats. On voit que samorce ici un rapprochement entre
lavocat et le juge alors quils ont, au départ, été
distingués, lavocat se trouvant sous la figure emblématique
du demandeur et le juge, sous celle de
lEtat.
[67] Nous avons dit en première partie la part de responsabilité quavaient les médias dans une représentation en particulier de lAfrique comme un continent « sauvage » et « barbare ». A cet égard, on peut se demander dans quelle mesure le renforcement de certains stéréotypes par les avocats en vue de faire reconnaître leur client comme victimes de ce monde violent et cruel ne dessert pas la cause des réfugiés dans le long terme. Rappelons-le, plus ce monde doù viennent les réfugiés est présenté de façon négative, plus les réfugiés eux-mêmes deviennent suspects (AGIER).
[68]
Lincident que nous allons ici relater montre quelle peut-être
cette représentation.
« La vérité
juridique est enfin rétablie ! » sest
exclamé un avocat après avoir entendu le rapport du rapporteur
qui va dans le sens dune annulation de la décision de
lOFPRA. Ce rapport se basait sur un arrêt du Conseil
dEtat qui dit en substance que les motivations, politiques ou autres,
ayant inspiré un acte du demandeur dasile importent peu, pourvu
que cet acte soit vu par les autorités comme une manifestation des
opinions politiques du requérant. Dans sa plaidoirie, lavocat
a donc fustigé lOFPRA, laccusant de prendre des libertés
par rapport au droit. « Vous
naurez donc, Monsieur le Président, Madame et Monsieur les membres
de la Commission, aucune hésitation à suivre lavis de
votre rapporteur. », termina lavocat.
« En effet, les motivations
ne me regardent pas, le droit est ce quil est ! »,
répondit le Président. On voit donc ici comment lavocat
met en avant le droit comme système cohérent, une jurisprudence,
une hiérarchie des normes en vue demporter la conviction de
la formation de jugement. Il parle la même langue, la langue du
droit.
[69] Nous avons pu identifier, au cours de séances à la CRR, des regards davocats qui « en disaient long » et différents comportements, certains sapparentant à des emportements, A ce propos, un rapporteur nous confiait que « ( ) tel autre (avocat) a plus de 50 % des dossiers à la Commission. Quand il na pas de bons dossiers, il fait du bruit. Ca ne marche pas toujours. »
[70] cest à dire, au terme dune fréquentation assidue de la CRR par lavocat en question
[71] Il sagit surtout ici des présidents de section dont « (l)e comportement et la personnalité ( ) peut influer sur le sort des requérants : certains sont très respectueux et prennent le temps de fournir des explications, ils affichent une solide volonté de comprendre la situation qui leur est exposée, alors que dautres sont expéditifs, irrespectueux et donnent limpression que la décision est déjà prise. » (VIANNA : 185-186)
[72] A cet égard, nous avons vu quelle incidence avait cette contradiction sur limage des avocats, qui nous les faisait apparaître comme opaques, peu transparents,
[73] De façon subsidiaire, le cas particulier a pour lui lavantage de pouvoir, dans certains cas, « attendrir » un président de section de la CRR. (Entretien du 10.05.2002) Pour cette raison, les avocats veillent aussi à travailler limage de leurs clients. « Me A : Puis, je les prépare aux questions quon va leur poser, je leur dis de changer de coupe de cheveux, denlever la montre en or, de ne pas venir avec des baskets, denlever le chewing-gum, enfin, tu vois, ça cest aussi du coaching. » (Entretien du 26.04.2002).
[74] Cette ignorance, feinte ou non, de totale soumission à un ordre normatif issu dune cosmogonie où, comme des électrons, flottent des valeurs, est probablement la raison de notre aveuglement initial. Nous avons dit (Cf. supra, partie I) que lavocat, à linverse des associations de défense des réfugiés en particulier et des étrangers en général, ne portait aucun jugement de valeur sur le cas quil était chargé de défendre devant la CRR. Or, nous voyons bien ici que la croyance quil va vouloir transmettre au juge est elle-même ancrée dans des valeurs, les valeurs fondatrices de son univers normatif dont linstrument principal est la Convention de Genève. Le fait que ce jugement de valeur est implicite, caché ou tu, de manière volontaire pour certains et moins volontaire pour dautres, explique ce pourquoi, dans une première analyse, il ne nous était pas apparu.
[75] au sens de PANIKKAR (EBERHARD, 2001 : 183)
[76] Si lon se analyse dailleurs létymologie du terme juridique, on voit quil est construit à partir dune conjonction de deux termes latins signifiant lun droit (ius, iuris) et lautre dire (dicere) (ROBERT, 1993 : 1937). Le rapport existant entre lun et lautre ne peut plus nous échapper. Et la mise en forme juridique est celle qui est faite en vue de dire le droit.
[77] On remarquera combien ces termes sont proches par leur construction (Voir la note ci-dessus). En effet, véridique conjugue, lui aussi, un élément, vrai (verus) avec dire (dicere) et signifie : « qui dit la vérité » et « conforme à la vérité » (ROBERT, 1993 : 4033). Au sens de « véritablement dit », un autre terme, issu de la même conjonction entre vrai et dire, est celui de verdict qui nous rapproche encore plus du monde du droit, ou à proprement parler, du jugement.
[78] Par un mécanisme métonymique, le terme juridiction signifiant, si lon suit la logique de sa construction, la diction du droit, le fait de le dire en est venu à désigner lorgane ayant le pouvoir de dire le droit ainsi que létendue de ce pouvoir. (ROBERT, 1973 ; 1993)
[79] Les régimes de vérité sont « ( ) les procédures sociales, symboliques, institutionnalisées, ritualisées, par lesquelles la vérité est établie : les modes variés à travers lesquels le discours (considéré comme) vrai est produit, diffusé, utilisé dans et par une société. » (LECLERC : 216).
[80] Dans le même ordre didées, VEYNE parle de « (l)a pluralité de modalités de croyance (qui) est en réalité pluralité de critères de vérité(, laquelle) est fille de limagination. » (123). Il semble que lon pourrait rapprocher ces conceptions de lapplication faite par LE ROY de la pluralité de mondes au sens de Boltanski et Thévenot (1999 : 54-61).