UNIVERSITÉ DE PARIS I - PANTHÉON SORBONNE
UFR 07 : ÉTUDES INTERNATIONALES ET EUROPÉENNES



MÉMOIRE DE DEA "ÉTUDES AFRICAINES"

OPTION ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE ET POLITIQUE





Essai d'une étude de la condition et des rapports homme-femme en Algérie à travers une approche socio-historique




PRÉSENTÉ PAR :

SABRINA OUMERZOUK


SOUS LA DIRECTION DE :

M. CLAUDE BONTEMS


ANNÉE 1997-1998





SOMMAIRE

Introduction

PREMIERE PARTIE : Les Facteurs Exogènes d'un sur-moi masculin

CHAPITRE 1 : Le patriarcat comme système d'organisation familiale et sociale

Section 1 - L'économie comme facteur d'émergence du patriarcat.

Section 2 : Le patriarcat comme système d'organisation familiale et sociale.

Section 3 - Le patriarcat comme système de pouvoir autoritaire.



CHAPITRE 2 : L'histoire comme facteur de maintien

Section 1 - La pensée religieuse ou le maintien de l'orthodoxie.

Section 2 - La cristallisation des structures sociales

Section 3 - Le rôle de l'Etat




SECONDE PARTIE : Les effets endogènes du système patriarcal

CHAPITRE 1 : La construction de l'identité masculine

Section 1 : Les poids de la société et du système politique

Section 2 - Le rejet de la " faiblesse " ou la trahison du moi :

Section 3 - L'émergence de l'homme narcissique

CHAPITRE 2 : La construction de l'identité féminine

Section 1 - Le moi féminin traditionnel, ou la pensée du masculin chez le féminin

Section 2 - Le moi féminin indépendant ou la recherche d'une autonomie

Section 3 - L'autodéfense inconsciente

CONCLUSION



INTRODUCTION


Le statut de la femme en Algérie est un sujet qui m'intéressait d'aborder et de mieux comprendre depuis fort longtemps déjà, et ce, pour plusieurs raisons : Algérienne et femme ayant vécu en Algérie, et en France, avec une formation scolaire francophone dans un pays arabophone, j'ai eu, par ce biais, la possibilité d'acquérir une double culture qui me permet aujourd'hui (du moins, je l'espère) d'avoir un regard plus critique sur la place et le rôle réservés par la société à la femme Algérienne.

En effet, au cours de mon " vécu " algérien, dans ma vie quotidienne, familiale et sociale, il m'est arrivé de côtoyer des personnes de différents milieux, d'assister à des discussions, lors de réunions familiales, de mariages, de fêtes etc..., et de cela, j'en retiens aujourd'hui un point essentiel : La place et le rôle de la femme n'ont jamais été abordés sérieusement, et surtout n'ont jamais été remis en cause.

Tout se passe dans les esprits des uns et des autres, comme si le rôle de l'homme, et la place de la femme était une situation allant de soi, une situation normale.

En partant d'un certain nombre de constats et de paradoxes, j'en suis venu à me poser un certain nombre de questions auxquelles je tenterais de répondre dans ce travail.

Le premier constat que l'on tire de l'observation de la société algérienne, est que celle-ci est basée sur des rapports hiérarchiques où le groupe domine l'individu, où l'âgé domine le jeune, l'homme la femme. De cela, il en résulte un statut inférieur de la femme qui l' exclue de la vie publique, et exacerbe un certain comportement phallocratique, voire misogynique, de la part de l'homme1.

Paradoxalement, la femme est omniprésente dans le discours masculin, de même qu'elle est le pilier central de la famille avec une mère ayant une autorité incontestée sur le foyer2.

Pourquoi donc cette infériorisation de la femme, son exclusion et son omniprésence, sa " faiblesse sociale " et son pouvoir familial ?

Cette situation est-elle due au système patriarcal qui domine la majorité des sociétés humaines ? Est-elle due à la religion musulmane qui se veut être, selon les religieux une codification de l'organisation sociale et politique3 ? Ou est-elle la conséquence d'un rapport de pouvoir où la peur d'être dominé conduit à la domination de l'autre, dans un schéma de pensée qui se construit par opposition-exclusion, et non par négociation-intégration ?.

1 - Les témoignages recueillis par Fadéla M''rabet dans " La femme algérienne, suivi de Les algérienne ", Paris, Maspero, 1983, 299p., sont à ce sujet assez éloquents. Nous enverrons quelques uns dans les développements suivants.

Le rapport de la fédération internationales des ligues des droits de l'homme (F.I.D.H.) dans " la situation de la femme en Algérie "in " Algérie, le livre noir ", Paris, la Découverte, 1997, 254p., P. 98 à 110 , dénonce également les comportement masculin envers les femmes sur les lieux de travail, p.103.

2 - Abdelwahab Bouhdiba, dans " La sexualité en Islam ", Paris, P.U.F., 1975 (1ère éd.), 1982 (2ème éd.), 320 p., parle d'un véritable royaume des mères P. 261.

3 - En effet, la conception traditionnelle, chez les autorités religieuses musulmanes est, que celui-ci est " Din wa dawla, Dins wa dunya " - religion et Etat, religion et vie - c'est-à-dire organisation politique et sociale. Voire Nouredine Saadi " La femme et la loi en Algérie ", Casablanca, le Fennec (collection Femmes Maghreb - UNU / WIDER),k 1991, 180 p., P. 24.


On peut également se demander quelles peuvent être les conséquences psychologiques des rapports de l'homme avec la femme, de la femme avec l'homme et de la femme avec la femme, dans la mesure où nous sommes en présence d'un système de hiérarchie-domination qui s'acquiert à l'enfance4 pour transformer une relation innée d'intégration5 (entre la mère, le père et les enfants) en une relation acquise d'exclusion6, qui perdure à l'âge adulte et se reproduit par l'éducation.

Pour finir, il serait bon de se demander si un tel système est sans conséquences " pathologiques ", et si tel est le cas, quelles peuvent alors être les solutions que l'on peut apporter afin d'éviter, d'enrayer lesdites pathologies.

Pour répondre à toutes ces questions, le travail effectué s'est basé sur des ouvrages généraux concernant la femme en pays musulmans pour tenter d'appréhender la conception qu'ont d'elles les hommes arabo-musulmans, ensuite sur des ouvrages plus spécifiques à la femme Algérienne afin de mieux comprendre sa situation, et son environnement, ainsi que sur des travaux d'enquêtes concernant le travail de la femme et sa condition dans le Constantinois ; les témoignages écrits, tirés d'ouvrages de femmes algériennes, ou verbaux recueillis après un court séjour à Marseille m'ont également aidé à élaborer ce travail, sans oublier l'apport de ma propre expérience familiale, ainsi que celui d'ouvrages de psychologie et de psychanalyse.

En effet, il me semblait utile de consulter ces ouvrages afin de tenter de mieux comprendre dans la mesure du possible, puisque ces matières ne sont pas de ma compétence, les rapports homme-femme sous l'angle psycho-psychanalitique.

Le sujet traité sera ainsi découpé en deux grandes parties. L'une destinée à comprendre les causes d'un moi masculin survalorisé, à travers l'analyse du système patriarcal, et l'autre destinée à saisir les effets de ce système patriarcal tant sur la pensée masculine que féminine.



4 - Notamment par l'éducation différenciée des jeunes enfants, filles et garçons, comme en témoigne le Docteur Mohamed Sijelmassi dans " Enfants du Maghreb entre hier et aujourd'hui " et Mathéa Gaudry dans " La société féminine au Djebel Amour et au Ksel ", (étudede sociologie rurale nord-africaine), Alger, société algérienne d'impressions diverses, 1961, ........p., P. 125 à 221.

5 - En effet, selon Françoise Couchard dans " Le fantasme de la séduction dansla culture musulmane  - mythes et représentations sociales - ", Paris, PUF, 1994, 305 p., et le Docteur M. Sijelmassi, op. cit., l'enfant, qui né, reste psychologiquement rattaché à sa mère. De la naissance, jusqu'à l'âge de 3 - 4 ans, l'enfant ne se différencie pas de sa mère, il n'y a donc pas, à ce stade de son existence, ce sentiment de hiérarchie ou de domination.

6 - Dans la mesure ou l'exclusion n'est pas " naturelle " mais est le résultat de l'environnement social et éducatif.





PREMIERE PARTIE

Les Facteurs Exogènes d'un sur-moi masculin



En Algérie, la pensée masculine est une pensée relativement " dominatrice " basée sur le principe que l'homme est l'élément supérieur de la société et la femme l'élément inférieur.

Cette pensée est issue du système patriarcal qui régit la société algérienne.

En effet, le patriarcat est un système d'organisation familiale et sociale fondé sur la prépondérance de la descendance des mâles et le pouvoir exclusif du père1.

La naissance de ce système remonte à une époque relativement indéterminée2, malgré cela, nous pourrons tenter d'étudier le processus de son émergence et son influence sur l'organisation de la famille et des rapports sociaux - Chapitre I - ainsi que les raisons de son maintien à travers le rôle d'une " certaine forme " d'histoire

- Chapitre II -.


1 - Définition donnée par le dictionnaire Larousse

Elle correspond, certes, au système patriarcale méditerranéen, mais en Afrique, on peut également observer un autre type de patriarcat dans lequel le pouvoir repose sur le frère du père, l'oncle, lorsque ce dernier meurt.

2 -Dahbia Abrous, " L'honneur face au travail des femmes en Algérie ", Paris, l'Harmattan, 1989, 312 p., P. 17.


CHAPITRE 1

Le patriarcat comme système d'organisation

familiale et sociale

Le patriarcat, qui régit encore aujourd'hui un grand nombre de sociétés, est un système qui n'a pas toujours existé.

Sa naissance remonte à une époque difficilement déterminable, mais le facteur économique ne semble pas étranger à son émergence - Section 1 - né à une époque très ancienne, il a fini par structurer la famille et la société - Section 2 - et par devenir un système de pouvoir autoritaire - Section 3 -.

Section 1 - L'économie comme facteur d'émergence du patriarcat.

Comme nous l'avons dit plus haut, le patriarcat n'a pas toujours existé. Il semble bien que le facteur économique ait joué un rôle déterminant dans son émergence. Ainsi, nous serions passé, selon certains auteurs, de la matrilinéarité à la patrilinéarité - Paragraphe A - puis de la patrilinéarité au patriarcat - Paragraphe B -

en fonction de l'évolution du système économique.

§ A - De la matrilinéarité à la patrilinéarité :

En partant de l'observation des sociétés humaines, le premier constat que l'on peut faire est que la majorité de ces sociétés sont basées sur un système de division sexuelle de l'espace et des rôles, plus ou moins accentué, plus ou moins rigoureux, mais toujours présent, sinon dans les faits, du moins dans les esprits3.

Cette division des rôles et de l'espace " a abouti à produire entre les sexes un rapport social hiérarchisé de domination / subordination "17:244 qui, parce qu'il est social, n'est donc pas une donnée naturelle que la différence biologique aurait pu expliquer.

Dès lors, l'un des éléments qui peut expliquer l'émergence du patriarcat est sans doute l'élément économique (dans la mesure où " les étapes charnières de ce processus complexes (...) demeurent pour une large part inconnues "4bis. C'est ainsi que, d'après certaines recherches ethnologiques les sociétés de cueillettes et de chasses reposaient sur un système matrilinéaire où " la femme semblait avoir échappé au statut de dominé qui est le sien dans les sociétés civilisées "5.

3 - Ainsi, en Inde, aux Etats-Unis, ou en Israël, les intégristes religieux tiennent un discours relativement proche de celui des islamistes algériens à propos du rôle et de la place de la femme dans leur société.

En Inde " Crémations rituelles des veuves, avortements sélectifs, suicides sous contraintes : La femme Hindoue paie parfois de sa vie la soumission à " l'harmonie cosmique " écrit ainsi Catherine Weinberger-Thomas, Professeur de hindi à l'INALCO dans le nouvel observateur du 5 au 11 avril 1990 " Dieu est-il misogyne ? ", p. 7 ; alors qu'en Israël les ultra orthodoxes tentent d'interdire la mixité sur les plages et considèrent qu'entrer en conversation avec une femme abouti à une fornication

- Elizabeth Schemla, " Le Nouvel Observateur ", op. cit. - cité par Nouredine Saadi dans " La femme et la loi en Algérie ",

op. cit., p. 38, notes 8 à 10.

4 - Dahbia Abrous, op. cit. p. 16.

4 bis - Idèm p. 17.

5 - Ibid p. 17.

La question que l'on peut alors se poser est de savoir à quel moment et pourquoi,

il y a eu domination d'un sexe sur l'autre ?.

D'après Mr. le Professeur Piault (Professeur d'anthropologie du pouvoir à Paris 1)

il n'y a pas de domination, de pouvoir, d'un groupe sur l'autre, d'une classe sur l'autre, de l'homme sur la femme sans qu'il ait enjeux, et l'enjeux pour l'homme, serait la transmission de sa richesse, de son patrimoine à sa descendance, d'où la nécessité de " contrôler " et de gérer la famille.

Cette nécessité de " contrôler " intervient au moment où l'on passe d'une société de cueillette et de chasse, d'une économie de survie, à une économie marchande d'accumulation des richesses.

Dès lors, la matrilinéarité, que l'on pourrait analyser comme la conséquence de la maternité, en raison du " mystère de la conception " qui engendre le rattachement de l'enfant à sa mère par le pouvoir de vie qu'elle détient et dont est exclu l'homme par ignorance de son rôle joué dans le processus de la naissance6, se transforma en système patrilinéaire lorsque deux éléments, au moins, convergèrent : La prise de conscience du rôle joué par le père dans la conception de l'enfant, et la transformation progressive de l'économie de survie en une économie marchande, nécessitant la connaissance de sa descendance pour l'homme afin de permettre la transmission des richesses accumulées dont lui seul s'en est trouvé, à un moment ou à un autre, chargé.

Cependant, le passage de la matrilinéarité à la patrilinéarité est loin de s'être produit de façon aussi automatique. Ainsi, selon Ernest Borneman " le passage de ce que l'on a appelé le matriarcat au patriarcat et plus particulièrement du clan matrilinéaire à la famille patrilinéaire se fit par un processus extrêmement long et extrêmement complexe au cours duquel certains vestiges du matriarcat se maintinrent obstinément. Tandis que dans la nouvelle conception du mariage, la femme passait dans le clan du mari, celui-ci (le mari) demeurait souvent dans le clan maternel. Mieux encore, même les enfants appartenaient au clan de leur mère. En conséquence, bien que nés dans le clan de leur père comme le voulait le nouveau système de descendance, ils allaient souvent vivre auprès de leur oncle, frère de leur mère. Tout au long de la période transitoire, la composition de la famille fût extrêmement curieuse : Elle était constituée d'hommes et de femmes mais sans leurs enfants puisque ceux-ci appartenaient à leur oncle maternelle, et comportait en revanche des neveux et des nièces puisque ceux-ci étaient dans le même rapport avec le père de famille que ses propres enfants avec le frère de sa femme "7.


6 - Ibid p. 17.

7 - Ibid p. 20.


Il est également un fait intéressant à noter : Jamais, semble-t-il, le système matrilinéaire n'a engendré le matriarcat, c'est-à-dire le pouvoir exclusif des femmes sur les hommes à l'inverse du patrilinéarisme qui s'est transformé en patriarcat.

En effet, et toujours selon E. Borneman, qui se fonde sur les clans Grecs et Romains du début du néolithique, qu'il appelle clans matristiques, ceux-ci, dit-il " (...) se distinguaient précisément par le fait que les mères n'utilisaient pas le pouvoir latent dont elles disposaient pour établir une domination sur leurs maris, leurs frères ou leurs fils, c'est précisément en cela que ce système se différencie du patriarcat lequel constitue, au contraire, un authentique système de domination "8.

L'idée d'un âge d'or du matriarcat avancée par Morgan et Engels9 serait donc quelque peu trop hative, ou tout au moins trop générale. Quelque soit la complexité du processus de passage de la matrilinéarité à la patrilinéarité, le constat que l'on peut faire est que celui-ci a abouti au patriarcat.

§ B- De la patrilinéarité au patriarcat :

La patrilinéarité, comme la matrilinéarité ne suppose pas le pouvoir d'un groupe sur l'autre mais uniquement le rattachement d'une descendance à l'un ou l'autre des parents ou groupe familial.

Le patriarcat, lui, suppose, comme nous l'avons déjà dit, le pouvoir du père, du patriarche sur la famille, et par extension sur la femme. C'est un système d'organisation sociale et familiale qui s'est développé tout autour du bassin méditerranéen, en particulier en Grèce et à Rome, pour s'imposer comme modèle dominant à l'échelle mondiale, après le long processus lui ayant donné vie. C'est pourquoi E. Borneman écrit que " (s) ë ils (les éléments de ce processus) revêtent une importance particulière en Grèce et à Rome, c'est qu'ils ont modelé la pensée est le comportement des peuples prédateurs européens qui (...) ont conquis, colonisés et exploités la quasi-totalité du monde non européen "10

Le patriarcat se trouve donc fortement implanté autour de la Méditerranée et met en place un système d'organisation basé sur la séparation sexuelle des tâches et de l'espace ; système qui va aboutir à l'exclusion de la femme de la sphère publique au profit du seul espace domestique et la prépondérance toujours plus grande de l'homme dans les activités économiques tels que l'élevage, l'agriculture et l'artisanat.

8 - Ibid p. 18.

9 - Ibid p. 17.

10 - Ibid p. 18.



L'accumulation des richesses et les enjeux qui en résultent, c'est à dire leur transmission à sa descendance, ont favorisé la préférence faite aux garçons dans la mesure où, dans un système patrilinéaire, le fils est rattaché à son père, alors que la fille est destinée à quitter son clan pour entrer dans celui de son époux.

Le patrimoine doit donc demeurer au sein du lignage, particulièrement le patrimoine foncier, la terre, qui, dans le milieu rural Algérien, symbolise la lignée d'un homme. D'où également le mariage polygénique destiné à agrandir la famille et à assurer une descendance mâle . L'exemple de ce vieillard Algérien qui épouse successivement plusieurs femmes afin d'avoir un fils (les autres étant morts) et se retrouve avec un jeune garçon de 13 ans alors que sa fille a"née est âgée de 65 ans11, témoigne de l'attachement du père aux naissances mâles, car les fils seront ceux qui reprendront la terre.

Terre et enfants mâles sont ainsi intimement liés et sont les garants de la survie du lignage, d'où également la pratique du mariage endogame destinée à éviter la dispersion et le morcellement de la terre.

Les alliances matrimoniales deviennent alors un enjeux considérable pour préserver la pérennité du lignage et éviter les erreurs de stratégie foncière. De là, le choix du mari fait exclusivement par le père, ou même l'exhérédation des filles de l'héritage en région berbère ; système coutumier qui survécut à l'arrivée de l'islam, lequel imposait un tiers d'héritage pour les filles, et qui ne fut supprimé qu'en 1984 avec l'adoption du nouveau code de la famille.

A ce sujet, Khalida Messaoudi, professeur de mathématique, parlementaire Algérienne et militante pour les droits de la femme, écrivait ainsi que " (...) l'islam, chez nous, a été obligé de s'incliner devant le droit coutumier (...). Dans le droit coutumier Kabyle, les femmes n'ont aucune part d'héritage. Quand cela a-t-il changé? En 1984, avec ce code de la famille voté par le parlement (...) il a permis en Kabylie de modifier un tout petit peu les successions en faveur des femmes "12.

Le système patriarcal que l'on observe en Algérie est un système qui a été accentué par l'islam sans en être la conséquence. Germaine Tillon faisait d'ailleurs remarquer qu " (...) au Maghreb, les faits de civilisations les plus notoirement islamiques se (trouvaient) implantés mille ans avant la prédication du Coran "13.

Cependant , l'introduction de l'islam a amené avec elle une série de traditions et de coutumes issues de la société bédouine d'Arabie où le processus patriarcal suivi, semble-t-il, le processus de mercantilisation de la société.

11 - Danièle Jemma Gouzon, " L'Algérie à la croisée des temps ", Paris, Errance, 1989, 135 P., p.20.

12 - Khalida Messaoudi, Elizabeth Schemla, " Une Algérienne débout ", Paris, j'ai lu, 1995, 183 P., p. 41.

13 - Germain Tillon, " Le Harem et les cousins ", p. 104, cité par Souad Khodja in " A comme Algérienne ", Alger, E.N.A.L. (Entreprise Nationale du Livre), 1991, 274 p., P. 31.



En effet, la société bédouine pré-islamique était une société basée sur l'élevage, l'agriculture et le commerce.

L'organisation sociale était celle des clans et des tribus (le clan étant rattaché à une tribu par le lien de parenté) de force et de richesse inégales. La vendetta, le " Tha'r " permettait à un groupe affaibli par la disparition de l'un des siens, d'affaiblir l'autre groupe par la vengeance contre l'un quelconque des membres du groupe meurtrier ou de réclamer deux femmes afin de renforcer, par la naissance d'enfants, le groupe ainsi affaibli14.

La situation de la femme était importante et celle-ci jouissait, selon Engels " d'une situation libre et fort considérée "15 dans la mesure où c'est par elle que se renforce le groupe, le clan et la tribu.

A cette époque, la religion tenait peu de place chez les nomades et n'était pas un élément coercitif pour les femmes. D'ailleurs, les trois éléments religieux importants étaient des Déesses et non des Dieux : Uzza à Qorays, Allat à Taïl et Manat à Yatrib.

Peu à peu, une économie mercantile se développa et, parallèlement au troc , des transactions en monnaies, avec le dinars (or) et le dirham (argent), s'installaient. Les liens de sang commençaient à se dissoudre au profit de la communauté d'intérêt.

Pendant la période de la Djahilia (ignorance) le processus d'accumulation financière conduisit à la prééminence de l'homme et à l'exclusion de la femme de la propriété. C'est une période où sa situation est contradictoire. J. Henminger, dans " La société bédouine ancienne " souligne cela : " ... Autorité paternelle très forte, jusqu'au droit de vie et de mort sur les enfants, et autorité faible. Des moeurs rigides et des moeurs relâchées ; descendance patrilinéaire et matrilinéaire ; résidence patriarcale et matriarcale. Situation très basse de la femme qui n'aurait été qu'une chose vendue à son insu et même transmise en héritage, et situation élevée de la femme jusqu'au droit de propriété de la tente et au droit de répudier son mari "16.

Ces contradictions résultaient du développement rapide, que connu la péninsule arabique au VI ème siècle ap. J.C., confronté à une économie qui l'était moins dans certaines zones, et à une très forte immigration vers les centres sédentarisés.

La pratique constante du rapt, au début consécutive à la pratique d'El-Wad (inhumation des nouveau-né filles en période de disette), aboutissant à un déficit en femme et donc à la nécessité de s'en procurer pour perpétuer la descendance, devint par la suite un procédé commercial : Les femmes enlevées, et en surplus dans le groupe, étaient employées comme esclaves ou prostituées travaillant au profit de leur ma"tre.


14 - Yasmina Nawal " Les femmes dans l'islam ", Paris, la brèche, 1980, 140 p., P..13.

15 - Idèm 16 - Ibid p. 15.


Les femmes se trouvèrent alors dans une situation de dépendance vis-à-vis des hommes de leur propre groupe, seuls capables de les protéger face aux rapts des autres hommes.

Esclavage, prostitution et protection masculine eurent pour effet d'exclure définitivement la femme du domaine économique, tandis que les valeurs de la société tournaient autour de la guerre, du rapt et du monopole du commerce par les hommes.

L'avènement de l'islam ne modifiera que très sommairement les bases de cette organisation sociale et familiale, tout en jouant un rôle de sacralisation de ce système qui s'introduira au Maghreb pour s'y fixer définitivement et mettre en place un système d'organisation sociale fondé sur la séparation des tâches et de l'espace.



Section 2 : Le patriarcat comme système d'organisation familiale

et sociale.

L'émergence du patriarcat aboutit à une certaine forme d'organisation de la famille basée sur la prépondérance du père et de ses fils sur le reste des femmes du groupe, mais ce système traditionnel17 - Paragraphe A - se transforme18 aujourd'hui, peu à peu ,sous l'influence des nouvelles nécessités économiques et de la modernité - Paragraphe B -.

§ A - La famille patriarcale traditionnelle :

La famille patriarcale traditionnelle est une famille de type communautaire, dans la mesure où tous les enfants, quelques soient leurs âges, ou leurs capacités financières, demeurent avec le père.

La cohabitation avec le patriarche se fait même au delà du mariage puisque les fils intègrent leurs épouses au clan, à la famille.

Seules les filles ont vocation à quitter le clan familial au moment de leur mariage.

Celui-ci est, comme nous l'avons dit, classiquement endogame : En effet, afin de préserver le patrimoine foncier et l'héritage, les unions se font généralement entre cousins paternels. La cousine paternelle épousant le fils du frère de son père.

Cette union préférentielle est également une illustration du fort sentiment de fraternité qui se trouve, ainsi, confirmé et renforcé, et permet également de " rester entre soi ".

Parfois, le groupe se trouve dans la nécessité de contracter une alliance " politique " avec un autre groupe afin de renforcer son " pouvoir ", dans ce cas là, l'union se fera par l'échange de femme.


17 - BEHNAM Djamchid, "L'impact de la modernité sur la famille musulmane ", in " Familles musulmanes et modernité,le défit des traditions. " , deBEHNAM Djamchid et BOURAOUI Soukira, Paris, Publisud,1986,275 p., P. 33 à 65.

18 - Idèm p. 59.


Khalida Messaoudi décrit ainsi le mariage de sa mère : " (...) on ne se mariait qu'entre cousin, pour préserver le clan. Un proverbe dit : " Si tu veux que l'objet soit solide, pétris-le dans ta propre glaise . Ou alors, plus rarement , on s'alliait à un autre clan de pouvoir égal (...). Ma mère a ainsi épousé, sans le conna"tre, un de ses cousins (...) qui l'a prise parmi plusieurs cousines, sans savoir laquelle lui était destinée "19.

La polygynie permet, quand à elle, de contracter des alliances avec plusieurs clans à la fois afin d'accro"tre sa descendance.

Dans ce système d'alliance, le choix du clan passe donc, pour le père, par la nécessité de choisir lui-même le futur époux.

La fille n'a, par conséquent, pas la capacité de décider du moment de son mariage, ni de qui sera son époux.

En fonction des nécessités du groupe, elle pourra donc être " promise " bien avant sa puberté (parfois même bien avant sa naissance), à tel ou tel autre clan, mai déjà l'alliance sera en elle-même conclue, la consommation de l'union n'intervenant alors qu'au moment de la puberté, laquelle peut se produire très tôt, dès le début de l'adolescence.

Il s'agit là de la pratique de ce qu'on appelle les mariages précoces qui sont, dans la pensée traditionnelle, totalement normaux, d'autant plus que le concept d'adolescence n'existe pas dans cette pensée.

En effet, dans le système classique, une personne passe immédiatement du statut d'enfant à celui d'adulte sans passer par la phase de l'adolescence20.

Ainsi, un garçon devient un homme dès qu'il subit la circoncision, alors que la fille devient une femme dès qu'elle a ses premières règles21.

Dès lors, ce qui parait être un mariage d'enfant ou d'adolescent n'est autre que l'union de deux adultes pour la pensée traditionnelle.

Dans ce système communautaire, les liens de solidarités familiales jouent un rôle très important. Les frères, quelque soit leur revenu, se soutiennent mutuellement, bien que l'a"né ait un statut privilégié : En effet, il est le substitut du père et comme tel, aussi craint et respecter que lui par l'ensemble du groupe.

Les soeurs apprennent ainsi à lui obéir et à voire en lui l'image et l'autorité du père. Les liens qui les unissent sont, par la même, moins fraternels qu'avec les autres frères.


19 - K. Messaoudi, E. Schemla, op. cit. p.p. 43 - 44.

20 - .BEHNAM Djamchid , Op-cit P. 52.

21 - K. Messaoudi, E. Schemla, op. cit. p.p. 48 - 49.


§ B - La famille neo-patriarcale :

Les modifications sociales et économiques, ainsi que les modernisations ont transformé la famille communautaire traditionnelle, tant en zone rurale qu'en zone urbaine : En zone rurale, l'éxode vers les centres urbains, ou le départ de l'un ou de plusieurs des membres de la famille vers la ville, déstructure peu à peu la famille, alors qu'en zone urbaine, celle-ci tend à devenir nucléaire sans être totalement de type occidental.

Plusieurs types de modèles de familles peuvent alors appara"tre et coexister en ville.

Parmi ces modèles, nous pouvons cité celui de la famille nucléaire indépendante, c'est-à-dire conjugale.

Dans ce modèle, l'homme, qui appartient généralement à la classe des cadres supérieurs exerce une profession libérale et a une totale liberté de choix de son conjoint.

De plus, le couple vit sur un pied d'égalité avec un mode de vie proche du modèle occidental.

Cependant, ce type de modèle reste,en Algérie, peu répandu.

A côté de ce modèle, on trouve également celui de la famille nucléaire dépendante : ici, le choix de l'épouse se fait par l'intervention du groupe de parenté.

La famille est financièrement indépendante, mais l'homme conserve sa supériorité sur la femme, et la pratique religieuse reste importante.

Les autres modèles que l'on trouve également en Algérie sont, d'une part, celui de la famille nucléaire avec addition, c'est à dire composée d'un noyau principal auquel s'ajoute les parents ou les frères et soeurs. (La survie du groupe est alors assuré par la famille nucléaire bien que les parents recueillis puissent également fournir une aide financière), et d'autre part, par la famille étendue qui regroupe plusieurs familles nucléaires ayant un ascendant commun -plusieurs générations, deux ou trois, peuvent ainsi cohabiter ensemble -

Ce type de famille reste très hiérarchique avec une supériorité parentale sur les enfants, celle des personnes âgées sur les plus jeunes et celle des hommes sur les femmes.

Le père, dans ce modèle, reste omniprésent et puissant, tandis que la mère se charge de tous les travaux domestiques.

L'espace se divise ainsi en deux : Un espace féminin et un espace masculin.

Ce sont ces derniers modèles qui restent majoritaires en Algérie, en zone urbaine.

En zone rurale, la société se divise en deux catégories, l'une regroupant les individus possédant des terres - majoritaires- et l'autre, les individus ne possédant pas de patrimoine foncier (ils sont généralement mains d'oeuvre journalière, ou petits commerçants).

La famille, quand à elle, est de type étendue.

Les groupements de parentés restent soumis à des coutumes et à un certain nombre d'obligations et de responsabilités sociales.

Le mariage se fait, lui, au sein du groupement .

A travers, ces différents modèles, on constate bien que le modèle traditionnel ancien n'existe plus vraiment, mais n'a pas, non plus, disparu.

Le Modèle familial de type occidental existe en ville mais reste très minoritaire. Dans la majorité des cas, ce qui prédomine, c'est donc un certain type de famille nucléaire encore attaché aux autres membres de la famille.

C'est au niveau des zones rurales que le modèle patriarcal traditionnel reste le plus marqué

Le système patriarcal qui est ainsi né, il y a fort longtemps, et qui a ainsi structuré la famille, a fini par devenir un système autoritaire.

En effet, d'autorité et de pouvoir que suppose le patriarcat, on passera très vite à l'autoritarisme comme rapport de pouvoir régissant les relations hommes-femmes.

Section 3 - Le patriarcat comme système de pouvoir autoritaire.

Le patriarcat va, d'une façon ou d'une autre, finir par modeler la pensée et le comportement de l'homme, seul détenteur de l'autorité et du pouvoir. Ce qui aboutira à la mise en place de jeux de pouvoir - Paragraphe A - destinés à maintenir la domination d'un groupe sur l'autre, alors que l'obéissance va devenir l'outil du contrôle du groupe dominant sur le groupe dominé -Paragraphe B -.

§ A - Les stratégies de dominations, ou les jeux de pouvoir :

En partant de l'idée que celui qui détient le pouvoir cherchera à le garder, et que celui qui ne l'a pas cherchera à l'acquérir, on verra comment l'homme a développé les outils de maintien de son pouvoir, ou de partage de pouvoir de l'autre sexe.

Suivant l'analyse de Michaël Korda qui, dans " Le pouvoir ! comment y accéder, comment l'utiliser " écrit qu' " il y a une quantité totale constante (de pouvoir) dans une situation donnée, à un moment donné ; et que ce que vous détenez et à déduire de la part de l'autre. Vous gagnez ce que l'autre perd et votre échec équivaut à sa victoire "22, on peut supposer que la première stratégie de pouvoir consiste pour un groupe - ici l'homme - à affaiblir, l'autre groupe- la femme - pour maintenir sa puissance dans un schéma de pensée excluant la négociation perçue comme marque de l'échec, dans la mesure où elle peut aboutir à des concessions, lesquelles seraient la marque de son affaiblissement au profit de l'autre groupe.

Dès lors, l'affaiblissement de celui-ci se fera au travers d'un certain nombre de jeux de pouvoir qui vont s'éxercer sous deux formes : Physique et psychologique, subtil et grossier, s'imbriquant les uns aux autres pour donner différentes formes de comportement23.

22 - Cité par Claude Steiner in " L'autre face du pouvoir ", Paris, Desclée de Brouwer, 1995, 270 p., P. 50.

23 - C. Steiner, op. cit. p..... Les développement suivant se fondent, en grande partie, sur cet ouvrage.


Parmi les jeux de pouvoir grossier-physique, nous aurons ainsi le meurtre, le viol, l'emprisonnement, les coups etc...

.Dans les relations homme-femme, cela se traduira par les brutalités physiques de l'époux sur sa femme dans le cas où celle-ci aura " désobéi ", ou par la mise en pratique de la règle de l'honneur qui poussera le frère, le père ou le mari à mutiler ou à tuer la femme qui aura fauté en bafouant l'autorité masculine, par son attitude " déshonorante ", et que l'homme récupérera en marquant son empreinte sur le corps de cette dernière.

A côté de ces jeux de pouvoir, nous avons également les jeux de pouvoir subtil-physique qui consistent à dominer par la taille, à se tenir prêt du corps de l'autre, à envahir son espace personnel, à précéder la femme en marchand, à se tenir dans un endroit stratégique.

Ce sont là, des attitudes généralement observées chez l'homme envers la femme, et qui se retrouvent en Algérie, dans l'architecture même des maisons traditionnelles : Ainsi, en région arabophone, les lieux des hommes sont séparés des lieux des femmes, alors qu'en région berbérophone, la pièce la plus sombre située en retrait par rapport à la pièce d'entrée, est celle destinée à la femme. Elle est également appelée mûr de la honte ou mûr du tombeau.

Lorsque la femme sort de son milieu dit naturel - la maison - pour entrer dans celui de l'homme, et ainsi envahir son espace personnel, celui-ci développe, par réaction, un jeu de contre-pouvoir destiné à neutraliser le pouvoir éventuel né de cet envahissement.

La sortie de la femme sera alors conditionnée24 : Elle devra sortir par besoin, non par divertissement et avec l'autorisation de son époux.

Dehors, elle sera tenue d'être entièrement voilée, de baisser son regard, de ne pas être parfumée, de ne pas marcher au milieu des hommes, et le faire avec politesse, pudeur et silence.

A côté de ces jeux de pouvoir physique-subtils ou grossiers, on aura des jeux de pouvoir psychologiques, subtils ou grossiers.

Les jeux de pouvoir psychologique-grossiers se basent sur le ton ou le regard menaçant, les insultes, le fait de faire semblant de ne pas voir l'autre, alors que les jeux de pouvoir psychologique-subtils seront basés sur les commérages, les redéfinitions destinées à se placer, devant une demande ou une critique, sur un autre registre, de manière à placer le demandeur dans une position de défense l'obligeant à ne plus " parler " de sa demande.

24 - Ghassan Ascha, " Du statut inférieur de la femme en islam ", Paris, l'Harmattan, 1987, 238 p., P..132 à 135.

Les revendications des femmes Algériennes sont ainsi, par cette stratégie, souvent " détournées " : La demande pour plus de droits et d'égalité devient une tentative de subversion de la culture et des traditions Algériennes, voire même une attitude

anti-nationaliste. Le colonel Yahiaoui, en 1978, a ainsi proclamé lors du IV ème Congrès de l'Union Nationale des Femmes Algériennes que " les préoccupations de la femme contemporaine qui s'expriment à travers les revendications de la liberté, de l'égalité des salaires et dans le travail, ainsi que dans les discussions en commun des problèmes tel que le divorce, le mariage ou la participation à l'action politique (...) découlent en réalité d'attitudes bourgeoises dénouées de toute dimension sociale et procède de l'individualisme et de l'égoïsme "25.

Une réponse peut être donnée à chaque jeu de pouvoir : Par l'antithèse qui est une tactique permettant de neutraliser le jeu de pouvoir de l'autre, et qui placera les antagonistes dans une situation neutre ; par l'escalade qui permet un surenchérissement devant le jeu de pouvoir déployé, et qui permet de replacer l'autre dans son propre pouvoir, ou par la coopération qui permet de se placer dans un contexte de négociation.

Ces trois réponses aux jeux de pouvoir sont difficilement utilisables par la femme, mais non par l'homme, dans la mesure où celui-ci utilise également la redéfinition et la logique - qui est une méthode d'organisation des arguments non nécessairement logiques, mais qui y ressemblent, pour faire accepter son point de vue - ainsi que les menaces, l'agressivité et la violence physique comme moyen d'intimidation déclenchant le sentiment de culpabilité chaque fois que les tentatives de remises en cause du pouvoir de l'autre sont mises en oeuvre.

Le sentiment de culpabilité est également la conséquence de l'obéissance acquise dès l'enfance et qui est employée comme moyen de contrôle sur l'autre.

§ B - Le contrôle sur l'autre par l'obéissance :

Les jeux de pouvoir sont les outils de la domination sur l'autre, mais leur efficacité ne peut être absolue sans l'obéissance qui permet le contrôle.

En effet, " l'oppression s'appuie souvent sur les lois et les traditions, (et) le désir de changer ces situations implique une volonté de

non-obéissance "26.

25 - Cité par Attilio Gaudio et Renée Pelletier in " Femme, l'islam, ou le sexe interdit ", Paris, Denoël / Gonthier, 1980, 191 p., P. 91.

26 - C. Steiner, op. cit. P. 50.


Mais cette volonté de non obéissance ne va pas sans conséquences puisque dès son enfance, l'individu a appris à obéir, et à considérer l'obéissance comme une vertu.

Pour Eric Berne, auteur de " Des scénarios et des hommes " et fondateur de l'A.T. (l'analyse transactionnelle), il y a chez l'individu trois états du moi : Le parent, l'adulte et l'enfant, qui engendrent trois possibilités de comportement :

Le parent est celui qui dit aux individus ce qui est juste, ce qui est faux, ce qu'il faut faire. Il peut être nourricier, protecteur, critique, désagréable, ou vouloir contrôler les autres.

L'adulte est celui qui agit et pense rationnellement, sans émotion.

L'enfant est celui qui est spontané, irrationnel et émotionnel27.

Dans chaque individu se trouve ces trois états du moi, dont le plus actif est " l'adulte flic ", l'ennemi qui nous rappelle à l'ordre chaque fois que l'on désobéit.

Il est le père de notre culpabilité qui, parce qu'elle est plus ou moins forte, plus ou moins lourde, nous fait renoncer à l'enfant spontané, irrationnel et émotionnel qui sommeille en nous et qui nous aurait permis de désobéir.

L'ennemi sommeille dans chaque individu, mais " tout le monde ne perçoit pas de la même façon ce que dit réellement l'ennemi.

Pour certains, les paroles sont claires (...).

D'autres rencontrent l'ennemi sous forme d'une sensation d'inquiétude, d'une peur de mourir qui les appelle à se soumettre, à renoncer au pouvoir, à faire le mort.

Dans tous ces cas (...), l'ennemi sape notre capacité de résistance et nous fait obéir aux excès de l'autorité des autres (...).

Pour triompher de lui, nous devons reconna"tre que c'est un élément arbitraire qui nous a été transmis par les autres "28.

Désobéir, c'est donc en partie se libérer mais également " mourir " et bien peu de personnes sont prêtes à franchir ce cap douloureux qui laisse des cicatrices souvent indélébiles.

Les femmes Algériennes qui ont " désobéi "pour devenir " libres " ne sont-elles pas, par cet acte, et bien souvent, mortes aux yeux de leur famille, et n'ont-elles pas dû, elles-mêmes, tuer leur ennemi, c'est-à-dire une partie d' elles-mêmes ?.

Cette opération de libération-mort devient encore plus difficile lorsque l'ennemi emprunte, non pas le visage de l'adulte, mais celui de Dieu, car s'il est difficile de tuer l'adulte, il est encore plus difficile de " tuer " Dieu.

En effet, les Algériennes qui ont acquis une autonomie d'action et de décisions, en dépit des obstacles sociaux, seraient, dans leur grande majorité, des personnes qui ont rationalisé leur relation à Dieu.

27 - Idem P. 51.

28 - Ibid P. 57.


Elles seraient ainsi, dans la situation de l'enfant qui, pour construire son identité, puis son autonomie personnelle, commence par s'identifier à ses parents pour finir par les juger pour s'en détacher.

Les femmes " intégristes " qui demeurent dans la sphère du traditionnel dans son aspect le plus conformiste et le plus orthodoxe seraient, elles, peut-être celles qui sont dans l'incapacité de tuer leur ennemi et de rationaliser leur relation à Dieu.

L'obéissance, inculquée dès l'enfance par les parents, les institutions publiques et religieuses, est élevée au rang de vertu première pour la femme, vertu qui sera rattachée à sa qualité de croyante.

Son obéissance, pour être totale, devra passer par son obéissance à l'homme pour atteindre Dieu. C'est ainsi que selon un hadith, le prophète aurait dit " (...) je proclame que la femme ne saurait accomplir son devoir à l'égard de Dieu avant d'accomplir celui dû à son mari "29, ou alors " la femme qui décède et dont le mari est satisfait va au paradis "30 .

Le Coran lui même, dans la Sourate IV - Verset 34 - "Les femmes " affirme que " Les vertueuses sont obéissantes ".

L'apprentissage de l'obéissance s'accompagne également de menaces destinées à éviter les attitudes " anti-obéissance ". La femme sera ainsi menacée d'une double sanction : la perte de sa qualité de croyante et la perte de son époux - qui pourra la préférer à une autre femme plus docile et obéissante -.

L'obéissance finit par nous forger. Dès lors " nous ne remettons pas en question les choses désagréables que nous imposent ceux qui ont le pouvoir. Nous ne demandons pas de preuve quant à la nécessité des choses que nous supportons. Lorsque nous voyons les autres se conformer et donner leur accord, nous supposons que nos objections n'ont aucun fondement. Nous oublions nos sentiments et nos craintes. Nous croyons aux mensonges. Nous désapprouvons ceux qui protestent (...). En cas de doute, nous doutons de nous-mêmes. S'il y a quelque chose que nous ne comprenons pas, nous supposons que nous sommes stupides (...). Nous ne voulons pas risquer de perdre ce que nous avons en décha"nant la colère de ceux qui ont le pouvoir (...)  "31 .

Cependant, ce système de contrôle sur l'autre par l'obéissance, ne peut se maintenir que s'il repose sur la stratégie de pouvoir la plus subtile : La croyance inculquée à l'autre que l'on détient effectivement le contrôle, que l'on est le garant de l'ordre.

La croyance que l'on a le " contrôle ", que l'on est " ma"tre de soi et de l'autre " est si profondément enracinée dans les esprits qu'elle aboutit à une gêne lorsqu'on a la sensation de le perdre.

29 - G. Ascha op. cit. P. 37.

30 - Idem P. 37

31 - C. Steiner, op. cit. P. 47.


Clauder Steiner, dans " L'autre face du pouvoir " relate l'expérience17:2417:2432 qu'il a mené, et qui démontre bien cela : Il va proposer à sa compagne l'inversement des rôles : elle jouera celui de l'homme , et lui, celui de la femme, le temps d'un d"ner au restaurant.

Clauder Steiner, écrit : " (...) notre interversion des rôles devait être totale (...) ".

Ainsi, c'est la femme qui fixera le rendez-vous, et " passera prendre " l'homme pour se rendre au restaurant.

C'est elle qui, après lui avoir demandé son avis sur le choix du restaurant finira par imposer le sien. C'est elle, également, qui influera sur le choix du menu et des boissons.

La soirée se terminera chez la femme qui, encore une fois, prendra ici, l'initiative sexuelle.

Cette situation fera na"tre chez l'homme un certain nombre de sentiments : " je commençais par ne plus savoir où j'en étais, écrit C. Steiner, (...) elle semblait prendre énormément de plaisir à cette situation artificielle alors que je ressentais de plus en plus de gêne (...).

Je broyais du noir en arrivant chez elle ".

L'initiative sexuelle prise par la femme finira même par provoquer l'incapacité de l'homme à avoir des rapports avec elle.

Cette expérience montre combien la sensation de perte du contrôle peut être vécue douloureusement et peut, dans une certaine mesure, expliquer le refus de l'homme d'accepter l'émancipation de la femme perçue comme allant avec son émancipation sexuelle.

C'est ainsi que bien souvent, en Algérie, on entend ce genre de propos : " Il est normal que les femmes qui se promènent dans la rue, le dos nu, les jupes courtes et maquillées se fassent agresser par les hommes, car se sont elles qui les provoquent " ou alors " Toute femme qui dispose librement de son corps en le parant, le fait délibérément pour provoquer l'homme et lorsqu'elle se fait agresser, elle n'obtient que ce qu'elle cherche "33.

Cette attitude agressive peut, sans doute être analysée comme une réaction à la sensation de perte de contrôle que ressent l'homme face aux femmes qui, d'une part, pénètrent dans leur espace, et d'autre part, le fait en étant ma"tresses de leur propre corps.

Comme nous venons de le voir, le patriarcat est devenu un système de pouvoir autoritaire régissant les rapports homme-femme.

La raison de son maintien, en des formes à peu près similaires de celles qui ont prévalu au moment de son émergence, peut s'expliquer par le facteur historique, ou plutôt, par une certaine forme de " l'histoire ".

C'est ce que nous tenterons de voir dans le second chapitre.

32 - Idem P. 183 à 188

33 - Cité par Souad Khodja in " Les algériennes du quotidien ", Alger, E.N.A.L., 1985, 135 p., P. P. 114 - 115.


CHAPITRE 2

L'histoire comme facteur de maintien


Une certaine forme d'histoire et de conception de l'évolution, dans la pensée arabo-musulmane va favoriser le maintien du patriarcat et de ses structures sociale et familiale - Section 1 - alors que la colonisation, perçue comme une agression avant tout chrétienne, va, elle, avoir pour effet de cristalliser ces mêmes structures

- section 2 - tandis que l'état Algérien, par sa politique éducatrice, va, par la suite, lui aussi jouer un rôle dans le maintien de ce système patriarcal.

Section 1 - La pensée religieuse ou le maintien de l'orthodoxie.

La pensée religieuse musulmane est une pensée qui, dans une large mesure, sacralise le passé considéré comme parfait - Paragraphe A - et voit dans l'avenir un élément inconnu considéré, lui, comme imparfait - Paragraphe B -.

§ A - La sacralisation du passé :

L'avènement de l'islam, dans la péninsule arabique, a permis l'émergence d'une civilisation musulmane qui, jusqu'aux environs du X ème siècle sera intellectuellement florissante.

La conquête arabe, résultat d'une foi et d'un enthousiasme religieux, permit la création d'un empire plus vaste que celui de Rome.

La rapidité par laquelle s'est produite cette conquête fit même dire à quelques historiens qu'il s'agissait là d'un véritable " miracle arabe ", mais le plus surprenant, c'est que cette conquête ne se traduisit pas, contrairement aux invasions barbares, par l'anéantissement des civilisations conquises.

Bien au contraire, " l'islam commença (...) son règne en créant dans les territoires occupés une atmosphère de relative liberté (...) les musulmans prônaient le primat de l'échange sur la fermeture. Ils favorisaient la libre circulation des idées et des marchandises (...). Le monde musulman pratiquait sans honte l'ouverture aux cultures étrangères (...). Ils assimilaient les éléments étrangers et continuaient la quête de connaissance des Anciens (...), le brassage ne leur donnait nullement l'impression de perdre ou d'affaiblir leur " identité " musulmane "34.

C'est ainsi, par exemple, qu'à Bagdad, vers l'an mille, circulait le catalogue du libraire Al-Nadim (mort en 995). Ce catalogue, en dix volumes, énumérait les manuscrits scientifiques et philosophiques, et comprenait des papyrus pharaoniques, et des textes chinois anciens, alors qu'Avicenne composait ses traites, Biruni achevait son ouvrage sur l'Inde, et Al-Hazen découvrait les lois de la vision35.


34 - Fereydoun Hoveida, " L'islam bloqué ", ( lieu et date d'édition non précisés) Morinoor, 249 p., P. 41.

35 - Idèm P. 42.


La liberté intellectuelle dont jouissait les philosophes, les poètes, les scientifiques commença peu à peu à décliner lorsque deux éléments se rencontrèrent pour s'allier :Le politique et le religieux conservateur.

En effet, le politique, face aux critiques internes et aux rivalités de souverains musulmans, va utiliser le religieux conservateur afin de neutraliser la contestation interne et se poser comme le véritable musulman face au souverain rival ; alors que le religieux utilisera le politique afin de neutraliser tout intellectuel ou toute personne qui s'élèvera contre l'interprétation rigide du Coran et le monopole d'interprétation des théologiens.

Fereydoun Hoveida, dans " L'islam bloqué " écrit que " le fait le plus frappant et le plus déterminant (ayant provoqué l'immobilisme de la pensée arabe) (...) consista dans une alliance objective entre le pouvoir et les théologiens, pour enfermer la société dans les structures rigides reposant sur les interprétations les plus strictes et les plus étroites de la religion "36.

Cette alliance entre le pouvoir et le religieux est parfaitement décrite dans le film de Youcef Chahine " le Destin " qui montre comment l'autorité politique - le Calife d'Andalousie - va utiliser, pour faire face à ses ennemis, l'autorité religieuse - un chef religieux conservateur mais puissant (par sa capacité à mobiliser ses adeptes et la foule) - et provoquer, par la même, la disgrâce et l'autodafé des oeuvres d'Averroès qui s'élevait contre les interprétations rigides du Coran et prônait la nécessité de " rationaliser " sa lecture.

L'orthodoxie religieuse qui se développa à cette époque, pour triompher aux alentours du XI ème et XII ème siècle, est basée sur une pensée essentiellement tournée vers le passé.

En effet, selon la thèse des théologiens orthodoxes, puisque le Coran inclut toute la vérité, les innovations, ou les interprétations novatrices du Coran, ne peuvent que conduire à l'erreur, d'autant plus que le prophète, et tous ceux qui ont vécu la révélation sont désormais morts et donc, les risques d'une interprétation fausse sont encore plus grands.


36 - Ibid P. 15.

Dès lors, le passé, ayant pour point de départ la révélation, est le moment de la perfection ; plus on s'éloigne de ce point d'origine, plus on s'éloigne alors de la perfection pour s'approcher de l'imperfection.

Ce raisonnement, faisant du passé le lien de la perfection, aboutit à une méthode d'apprentissage du Coran excluant l'analyse au profit de la mémorisation et de la récitation.

F. Hoveida nous donne, sur ce point, l'exemple d'un jeune étudiant rencontré en 1971 qui apprenait les vers d'un poème sans pouvoir expliquer le sens et s'en excusait, par ces mots : " on nous note seulement sur l'exactitude de la récitation "37.

Le taqlid, c'est-à-dire l'imitation, tout comme la mémorisation, devient également un principe d'apprentissage.

Par le taqlid, on cherchera ainsi à imiter ceux qui représentent la perfection,

c'est-à-dire, le prophète, ses compagnons et tous ceux qui détiennent une part de perfection.

Ce système d'éducation favorisera la pensée formaliste et littéraliste.

Le lieu de cette éducation sera la médersa, école créée au XI ème siècle par le vizir Nizamol-Molk, destinée à l'enseignement de la religion et la formation des Oulémas.

Au Maghreb, l'émergence de la dynastie Almoravide, avec à sa tête le sultan Youssouf, puis sa disparition au profit de la dynastie des Almohade, implanta la doctrine intégriste d'Ibn-Tumart qui s'empara du pouvoir et imposa la stricte observation de la Shari'à.

Ibn-Tumart, théologien orthodoxe, se proclamait " Mahdi ", envoyé de Dieu annoncé par la tradition pour rétablir le règne et la justice du " vrai " islam. Il interdisait notamment l'écoute de la musique, la consommation de boisson alcoolisée et la sortie sans voile des femmes.

Les idées développées par l'orthodoxie du XI ème et XII ème siècle se retrouvent aujourd'hui aussi vivaces qu'autrefois.

C'est ainsi que les intégristes Algériens se proclament de la doctrine d'Ibn-Tumart, de l'imam Ghazali, et pour les plus récents, de Mawdudi, de Saïd Qotb ou de Assan Al-Banna38.

La thèse selon laquelle le passé serait parfait et l'avenir imparfait a pour conséquence également de créer un " rejet " de cet avenir-inconnu porteur de nouveau.

37 - Ibid P. 49 .

38 - Voir à ce sujet, le livre de Severine Labat " Les islamistes algériens, entre les urnes et le maquis ", Paris, Seui, 1995, celui de Amin Touati, " Algérie, les islamites à l'assaut du pouvoir ", Paris, l'Harmattan, 1995, ou celui de Abderahim Lamchichi, "  L'islamisme en Algérie ", Paris, l'Harmattan, 1992.

§ B - La peur de l'avenir-inconnu :

L'esprit de superstition répandu chez les tribus bédouines, et la croyance du déclin inéluctable, qu'illustre cette phrase de Scipion l'Africain confiant à Polybe, devant Carthage en flamme : " quel instant glorieux ! Mais j'éprouve le sombre pressentiment qu'un sort aussi funeste accablera un jour mon pays (...) (car cela est arrivé) aux empires assyrien, mède et perse, pourtant les plus puissants de leur temps "39, se retrouve chez les grands califes ou dirigeants musulmans au moment même où l'empire était dans sa période la plus faste.

C'est ainsi que le calife Muawiya, fondateur de la dynastie Omeyyade, confiait à l'un de ses parents que " le déclin de l'empire musulman (avait) déjà commencé "40.

Les califes, Omeyyade ou Abasside, se servaient, quant à eux, de l'astrologie pour déterminer la date de la chute de leur empire ou le temps de règne de l'islam.

Les dirigeants arabes, en dépit des victoires, étaient convaincus de la précarité de leur fortune. " Le mythe de la décadence inéluctable s'appuyait alors sur une conviction courante selon laquelle le présent était nécessairement inférieur au passé "41.

La conséquence de cette " état d'esprit " que l'on retrouve dans le fameux " maktoub ", et qui explique que bien souvent on attribue ses bonheurs mais aussi et surtout ses malheurs au maktoub, (c'est-à-dire au destin qui serait déjà écrit) fait que les sociétés arabo-musulmanes sont essentiellement tournées vers le passé et refusent le " nouveau ", source de désordre dans la mesure où il peut aboutir à la remise en cause de ce qui a été acquis par le passé.

Un penseur, au X ème siècle, affirmait, par exemple, que si les découvertes du chercheur étaient le résultat de l'acquis des recherches des prédécesseurs, auxquelles on ajoutait du nouveau, comme le soulignait un scientifique, cela aboutirait à l'annulation complète des résultats que l'on croyait acquis, de sorte que le désordre finirait par s'installer dans le monde.

Le rejet de l'avenir, et par la même, du nouveau, peut également s'analyser comme la peur de perdre son " identité ".


39 - F. Hoveida, op. cit. P. 43.

40 - Idèm P. 44.

41 - Ibid P. 45.


En effet, le passé représente le moment où l'identité arabo-musulmane est la plus parfaite, s'éloigner de ce passé parfait et regarder vers l'avenir-inconnu pourrait représenter une opération dangereuse puisqu'on risque de perdre la " perfection " de son identité, d'autant plus qu'aujourd'hui, le " nouveau " est un élément étranger, puisque sécrété par une société non-musulmane -La société occidentale chrétienne- considérée comme inférieure à la société musulmane42, qui, elle a reçu l'ultime révélation de Dieu, et dont le prophète est le " sceau " de tous les prophètes. D'ailleurs, dès le début du Djihad, le monde fut divisé en " Dar el harb " et " Dar el islam " (maison / demeure de la guerre - de l'islam), ce qui représentait une division religieuse des territoires : Territoires musulmans où les non-musulmans devaient payer un impôt spécial afin de bénéficier de la protection des autorités musulmanes (système introduit par Khalid Ibn El-Walid lors de la capitulation de Damas), et territoires non-musulmans.

Cette description de l'histoire arabo-musulmane, somme toute sommaire, est utile pour comprendre, en partie, le maintien des structures sociales et mentales de l'Algérie, dans la mesure où l'histoire de ce pays s'inscrit aussi dans l'histoire

arabo-musulmane.

Regarder ainsi vers le passé et voir dans l'avenir un élément nouveau-inconnu explique peut-être cette impression d'un monde arabo-musulman " figé " que la colonisation ne fit qu'accentuer.


Section 2 - La cristallisation des structures sociales :

La colonisation Française en Algérie va être ressentie comme une agression avant tout chrétienne à l'encontre d'une population musulmane qui n'avait pas encore, à l'époque, de conscience à proprement parler, nationale.

La réaction à cette agression, et la résistance à l'ennemi passera par un refus de toute assimilation qui se traduira par un défensif repli sur soi - Paragraphe A - et par le rejet du modèle occidental au lendemain de l'indépendance - Paragraphe B -.

§ A - La colonisation Française : Une invasion chrétienne

Le musulman, fort de la certitude que sa religion est la vraie religion, a toujours plus ou moins considéré les non-musulmans, dont les chrétiens, comme " inférieur " à lui.


42 - C'est ainsi que le F.I.S (Front Islamique du Salut) critiquait les algériens et les algériennes qui "  (...) ont tourné le dos à leur patrimoine culturel : à l'islam, à sa brillante civilisation et à son système social d'une supériorité remarquable sur tout autre système connu " in " L'islam et les droits de la femme " El-Mounquid, N° 25, 27 et 28, cité par M. Al-Ahnaf, B. Botiveau,

F. Frégosi in " L'Algérie par ses islamistes ", Paris, Khartala, 1991, repris par F.I.D.H, op. cit. P.110.


Cette idée était à l'époque de la grandeur de l'empire musulman, renforcée par l'image d'un occident obscurantiste, plongé dans le Moyen-Age, et ayant subi de nombreuses défaites militaires face aux conquérants arabes43.

En Algérie, cet esprit de supériorité reste encore présent comme peut l'illustrer ce petit exemple tiré d'une conversation rapportée par une amie : Celle-ci connaissait, à Marseille, une vieille dame qui se dévouait, depuis de nombreuses années, pour les défavorisés. Un jour, un jeune Algérien qui la connaissait également et admirait son travail, lança en arabe cette phrase, traduite à peu près en ces termes : " ah ! Vraiment, pourquoi, la pauvre ! Elle ne mérite vraiement pas d'aller en enfer ".

Pour l'Algérien, comme pour le musulman, il va de soit que le chrétien, en dépit de ces bonnes actions, et en dépit qu'il soit croyant, ne peut le surpasser et " entrer avant lui au Paradis ".

Déjà, aux tous premiers temps de la colonisation, le Français était qualifié de " pourceau " et sa victoire sur le musulman ressentie comme une humiliation ainsi dépeinte par le chant du poète :

" (...)

Je préfère quitter le pays

que d'être humilié par les pourceaux "44.

La colonisation, au début, perçue comme impossible, engendra un fort sentiment de rencoeur et de colère dirigé contre les chefs locaux accusés d'avoir laissé le chrétien s'emparer d'une terre musulmane lorsque la victoire pris corps :

" Infortunés quarante saints ! Où étiez-vous quand tu brûlais,

ô Bou Zidi "45, clamait ainsi un poète Kabyle aux quarante Walis chargés de protéger la Mosquée de Bou-Zidi, incendiée le 24 mai 1857.

De même que ce reproche face à des paroles sans fondement :

" (...)

Pourquoi nous disais-tu :

Le chrétien ne gravira pas la montagne

puisqu'en définitive,

il l'a vaincu jusqu'à Aït-Yenni ? "46.

La colonisation Française, en plus d'être une victoire chrétienne sur le musulman, va introduire avec elle le " nouveau ", puisqu'elle va bouleverser les moeurs, les coutumes et les habitudes ancestrales :

" (Une civilisation mécréante et impie)  s'imposait à la civilisation sacrée de l'islam et s'opposait ainsi aux lois divines. Un monde nouveau surgissait de cette révolution, mais au fond des coeurs, on gardait la nostalgie de l'ancien ordre social "47.

43 - F. Hoveida, op. cit. P......

44 - Cité par Albert Memmi in " La poésie algérienne de 1830 à nos jours " (approche socio-historique), Paris, Mouton et Co, 1963, 91 p., P. 31.

45 - Idèm P. 17.

46 - Ibid P. 17.

47 - Ibid P. 34.



La colonisation est donc l'introduction, en Terre d'islam, Terre de vertus, d'éléments étrangers à la religion, apportant avec eux leurs vices et leurs défauts.

C'est ainsi que le poète de cette époque écrit que :

" ce qui était respecté s'en est allé, et ce qui honni est exalté :

C'est la première des infortunes que nous avons dû subir (...)

Les gens de la distinction ont laissé faire, et forcé d'acquiescer (...)

Les gens méprisés voient leur parole écoutée ; (...) "48.

Le poète continu sur le même ton :

" Nous avons dû sacrifier ces articles de notre foi, tandis que ces adorateurs des idoles jouissent de toute latitude (...)

(...) Ainsi, je pleure mon pays qui a été conquis par la force et dans lequel règne l'oppression et l'immoralité "49.

Dès lors, la colonisation Française est ressentie comme une souillure qui empli l'Algérien de douleur et de rage.

Le Français sera alors toujours considéré comme l'autre Etranger Ennemi, et tous ceux qui pactisent avec lui seront eux-même des étrangers ennemis.

C'est pourquoi les Kabyles qui s'enroleront dans l'armée Française seront considérés comme ayant renoncé à tant leur foi,qu' à leur terre :

" Voici que les Kabyles adjurent, écrit un poète, et redeviennent " Roumains " (Roumi)... "50.

" Roumi " venant de Romain et désignant, dans le langage populaire Algérien, le Français.

Les thèmes des chants et des poésies de cette époque étaient profondément sentis et vécus par les gens du peuple.

Ils reprenaient et peignaient leur sentiment face à cette intrusion-invasion.

Au cours des années vingt, un nationaliste Algérien va appara"tre, mené par de jeunes avocats, instituteurs ou médecins de culture Française imprégnés de l'idée des droits des peuples à disposer d'eux-mêmes.

Au même moment, le mouvement de la Nahda, c'est-à-dire du renouveau oriental, né, au début du XIX ème siècle, principalement en Egypte, et ayant pour ambition de moderniser la langue arabe, d'aboutir à des réformes dans la jurisprudence et la pensée religieuse (figée comme nous l'avons vu depuis le XII ème siècle), va peu à peu pénétrer au Maghreb et donc en Algérie.

L'islam et l'arabisme trouveront alors un nouveau souffle avec le mouvement des Oulémas qui vont, grâce aux médersas, rééduquer la conscience politico-religieuse.

48 - Ibid P. 34.

49 - Ibid P. 35.

50 - Ibid P. 37.


L'opposition à la France se fera alors, par l'adoption d'un programme ayant pour objectif de démontrer que toute tentative d'assimilation serait vouée à l'échec.

Ainsi, les Oulémas, avec leur chef, le cheikh Ben-Badis, écrivaient-ils :

" Souviens-toi et n'oublie pas que l'Algérie ne sera heureuse que si tu agis dans le domaine de sa religion, de sa langue, de son nationalisme (...) prenez pour devise, dans votre vie et dans vos actes, ces paroles : L'islam est ma religion, l'arabe est ma langue, l'Algérie est ma patrie "51.

Les chants et les poésies de cette période, qui reflètent encore un fois la société et les sentiments populaires, seront éminemment nationalistes.

Elles annoncent l'espoir et l'émancipation, et glorifient les ancêtres et le passé prestigieux des arabes et des Algériens (avec un retour aux guerriers berbères, tels que Jugurtha ou la Kahina, pris comme des exemples de combattants ayant fait face à l'envahisseur avec courage, bravoure et honneur même si cet envahisseur était le conquérant arabe).

Les années vingt seront donc celles de la naissance du sentiment national qui n'existait vraisemblablement pas au moment de la colonisation, dans la mesure où l'idée même d'état, ou de frontières n'existait pas dans l'esprit du musulman.

Ce qui avait fait dire, d'ailleurs, à Ferhat Abbas qu'il " (...) ne mourrai pas pour la patrie Algérienne, parce que cette patrie n'existait pas "52

Ce que réfutera durement Ben-Badis pour qui l'Algérien a toujours eu conscience d'avoir ses traditions, sa langue, sa religion.

En effet, avec le mouvement des Oulémas, le nationalisme et la patrie sont inséparables de la religion et de l'arabisme

C'est pouquoi, pour Ben-Badis , celui ou celle qui acquerrait la citoyenneté Française renoncerait, par la même, à son statut personnel et donc à sa religion52bis.

Durant cette période coloniale, la résistance à l'envahisseur se fera par le refus à toute assimilation ; qui se traduira par la défense des structures sociales à travers la conservation des règles traditionnelles régissant la famille.

Par la suite, au lendemain de l'indépendance, la politique de développement du pays prendra pour référence le socialisme, au niveau économique, et l'arabisme au niveau social, tandis que le rejet du modèle occidental sera plus accentué.


§ B - Le rejet du modèle occidental :

Dès l'indépendance, la politique de développement du pays suivit le modèle socialo-communiste, alors même qu'officiellement l'Algérie, faisait partie des pays non-alignés.

Ce choix reflétait l'idéologie égalitaire et le rejet du modèle occidental capitaliste considéré comme impérialiste, et induisait, au niveau social, l'adoption de mesures destinées à réaliser cet idéal égalitaire.


51 - Ibid P. 42.

52 - Ibid P. 48.

52 bis - Ben-Badis menaçait également d'apostasie celui qui épouserait une chrétienne ou une juive alors même que cela est permis par les 4 écoles juridiques - F.I.D.H op. cit. P. 99 -.

La libération de la femme, qui avait participé à la lutte de libération nationale, était alors perçue comme nécessaire à la mise en place du socialisme.

C'est ainsi que le Président Ben-Bella déclarera que " la libération de la femme n'est pas un aspect secondaire qui se surajoute à nos autres objectifs, elle est un problème dont la solution est un préalable à toute espèce de socialisme "53.

La libération de la femme, donc, bien que nécessaire n'est cependant pas considérée comme " une nécessité autonome ", mais comme une nécessité pour la mise en place du socialisme.

En effet, l'objectif de la guerre de libération était d'accéder à l'indépendance et de retrouver les anciennes structures sociales, non de les détruire54.

Durant cette période, la participation des femmes au maquis ne se produisit que lorsque les hommes eurent absolument besoin d'elles54bis, et lorsque celles-ci se trouvèrent, par la force des choses, en contacte avec eux, elles furent considérées comme des soeurs. Dès lors, elles étaient " interdites ".

En Algérie, l'accès à la modernité passait par l'industrialisation du pays, contrairement à la Tunisie qui, avec le Président Bourguiba, considérait que celle-ci passait par la voie de l'émancipation de la femme et une évolution des mentalités traditionnelles55.

En même temps que l'Algérie se lançait sur la voie de cette modernité, elle cherchait également à retrouver une identité inconsciemment perçue comme complexe.

El-Hachemi Tidjani, décrivait ainsi la personnalité algérienne :

" (...) Nous sommes (...) arabes et arabisés, mais en même temps, on nous qualifie de musulmans, d'Africains, et de peuple de Bandung. Et si nous sommes orientaux de par l'origine, la religion, la langue , la culture et l'histoire, nous sommes également occidentaux par la géographie, l'économie et l'histoire(...) "56, mais pour Mr. Tidjani, la composante essentielle de la personnalité algérienne vient de sa confession musulmane.

Dès lors, pour se construire une identité proprement algérienne, le gouvernement mettra en place une réforme du système scolaire, par l'arabisation, destinée à renouer avec ses racines arabe et musulmane.

La construction de l'identité algérienne reposera ainsi sur trois moyens : La référence à l'islam, à l'arabisme et au patriotisme. Ces trois éléments seront indissociables les uns des autres57.


53 - Cité par Fadéla M'rabet op. cit. P. 12.

54 - Juliette Minces, " La femme voilée, ou l'islam au féminin ", Paris, Calman-Levy, 1990, 235 p., P. 172.

54 bis - Idèm P. 174.

55 - Vois à ce sujet le mémoire de Insaf Ben Aoun, " La place de la femme dans les discours Bourguibien ", D.E.A. " détudes africaines ", option droit (sous la direction de Mr. le Professeur Bontems), 1993 - 1994. Egalement le livre de Aziza Darghout Médimegh " Droits et vécu de la femme en Tunisie " Lyon, L'hermès Edilis, 1992, 206 p., P. P. 47 - 48.

56 - F. M'rabet, op. cit., P. 107.

57 - Nous verrons cela dans la section 3 Paragraphe A.



L'Algérie indépendante aura ainsi deux objectifs relativement contradictoires lorsqu'il s'agira du statut de la femme : L'idéologie socialiste prônée réclamait l'égalité de tous les citoyens - Cela se manifestera dans l'élaboration de la constitution et des autres textes législatifs (à l'exception du code de la famille non encore adopté et qui le sera en 1984) - alors que la référence à l'islam, à l'arabité et aux traditions avaient pour conséquence de replacer la femme dans sa situation traditionnelle.

Ainsi, et alors que le gouvernement va regarder vers l'Union Soviétique afin d'élaborer son programme d'industrialisation, et vers l'Orient afin d'élaborer celui de l'enseignement, les femmes, elles, (ou du moins celles qui pensent à l'émancipation et à " leur modernité ") vont regarder vers cet Occident rejeté, notamment vers cet ancien colonisateur qu'est la France, pour trouver leur modèle de libération58.

La femme " moderne " sera celle qui empruntera dans sa façon de se comporter, de parler, de s'habiller, le modèle de l'Occidentale.

Ce qu'on lui reprochera de façon plus ou moins virulente, plus ou moins violente, parce qu'on considérera cette attitude comme une marque de dépersonnalisation, une acculturation. Le journal El-Moudjahid, en février-mars 1967, publia dans ses colonnes un article reprochant aux femmes leur " occidentalisation " :

" Je ne vois pas de quelle manière ces filles en minijupes peuvent faire apport de quoi que ce soit à notre pays (...).

Notre socialisme repose sur les piliers de l'islam et non sur l'émancipation de la femme avec son maquillage, coiffure, parures, d'où découlent les passions décha"nées et leurs effets nuisibles à l'humanité (...).

Si la femme algérienne se permet actuellement la minijupe, c'est parce qu'il n'y a plus d'honneur et de respect dans notre pays. Les femmes ont mal compris l'émancipation, ce n'est pas en faisant la miniature (sic) et la coiffure que le pays évoluera (...) "59.

Cette critique émise par un homme se retrouve également chez la femme pour qui se conformer aux règles traditionnelles est la meilleur garantie pour une femme d'avoir une vie heureuse, harmonieuse et paisible :

" Il faut (...), écrit Zhor Ounissi dans un quotidien algérien, le 11 octobre 1963, vous soumettre aux règles familiales et sociales (...) vous faites votre bonheur, celui de vos parents (...) soyez évoluées dans le bon sens "60.

L'Etat Algérien en tant que législateur va également jouer un rôle très important dans la cristallisation des structures sociales et familiales, et donc dans le maintien du système patriarcal ancien.

58 - F. M'rabet, op. cit., P. 66.

59 - Idèm P. 109.

60 - Ibid P. 16.


Section 3 - Le rôle de l'Etat :

L'Etat Algérien va dès l'indépendance mettre en place un système d'enseignement privilégiant l'arabe et la culture musulmane, à travers l'arabisation du système scolaire - Paragraphe A - puis, dans le même temps, il s'attellera à l'adoption d'un code de la famille qui finira par être voté en 1984 - Paragraphe B -

§ A - L'arabisation :

Le système scolaire n'étant jamais un système totalement neutre entre les mains de L'Etat, celui-ci va, à travers l'enseignement, chercher à atteindre deux objectifs :

L'un économique et l'autre idéologique.

Economiquement, l'école va ainsi être chargée de préparer les jeunes générations à accéder au marché de l'emploi, alors qu'idéologiquement, elle aura pour fonction de maintenir ou de créer un consensus social61.

Pour l'Etat Algérien, ce consensus social, sera celui issu de l'idée qu'il représente effectivement toute la nation algérienne.

L'institution scolaire va être pour l'Etat le tremplin par lequel se réalisera son projet de société. Cela se fera tout d'abord par l'adoption de programmes d'enseignements destinés à le concrétiser effectivement.

L'Etat Algérien, afin de permettre à l'école de réaliser son premier objectif

- économique - va mettre en place un programme relativement neutre idéologiquement, dans les matières scientifiques.

Le contenu des programmes restera alors proche du type d'enseignement que l'on trouve dans les pays développés, contrairement à d'autres disciplines, telles que littéraire, historique ou philosophique, qui seront, elles, beaucoup plus encadrées idéologiquement.

Le but étant pour l'Etat, de gagner les diverses catégories sociales au projet de société dominant, et d'appara"tre comme le défenseur de la société contre ce qui est appelé " la colonisation culturelle ".

Hassan Remouan, dans " Conscience nationale, identité culturelle et rationalité

dans le fonctionnement idéologique de l'école " écrit ainsi que " c'est d'abord, dans ce dernier cadre de défense des aspirations nationales qu' interviennent, dans les programmes scolaires, les préoccupations ëd'identité culturelle' "62.

61 - Hassam Remouan " Conscience nationale, identité culturelle et rationalité dans le fonctionnement idéologique de l'école " (quelques réflexion à propos du monde arabe) in Laboratoire de recherche sur les systèmes de formation (LARESF), " Ecole et idéologie ", Table ronde du 14 mai 1986, .75 p., P. 5 à 16.

62 - Idèm P. 7.


Les programmes officiels d'éducation vont alors être réalisés dans le but de faire na"tre une conscience nationale faisant référence à trois éléments : L'islamisme, l'arabisme et un nationalisme propre.

L'islamisme appara"tra à travers un enseignement religieux dont l'apprentissage se fera par la récitation du Coran. Ce qui influera d'une manière certaine sur l'enseignement des disciplines littéraires et "(...) jaillira bien entendu sur l'élaboration des programmes et des livres scolaires "63.

Les matières religieuses, présentes dans l'enseignement fondamental et secondaire,

vont peu à peu pénétrer l'enseignement supérieur, et, au début des années 80, une université islamique sera inaugurée à Constantine.

L'arabisme, quand à lui, se fera à travers la mise en place d'un enseignement entièrement arabisé (dans les disciplines non scientifiques) où seul prévaudra l'arabe littéraire, au détriment de l'arabe dialectal et des autres langues berbère et française.

Sur ce point, H. Remouan écrit encore qu' " en Algérie (...) la politique d'arabisation, commencée à l'indépendance (en 1962) et accélérée à partir des années 70, est en train de bouleverser l'échiquier linguistique, et ceci, en usant d'un instrument privilégié : L'école "64.

La langue arabe classique va être considérée comme un moyen d'unification du monde arabe, et comme un moyen de renaissance future. Dès lors, les étudiants vont, très tôt, y porter un grand intérêt.

Le troisième élément sera la référence à un nationalisme propre qui se fera, lui, à travers un enseignement civique et politique glorifiant le patriotisme local par le biais de la matière de " l'Histoire ".

Le programme scolaire concernant l'histoire va être axé sur tout ce qui pourra illustrer l'existence d'une entité nationale algérienne, tout en mettant à l'ordre du jour un enseignement de plus en plus centré sur l'histoire contemporaine et la guerre de libération nationale.

Le programme scolaire algérien cherche ainsi à mettre en valeur une identité nationale fondée sur l'islamisme, l'arabité et un nationalisme qui lui est propre.

Dans le même temps, il rejette tout ce qui peut lui être contraire, tant la culture, le modèle et la langue française que la ou les cultures, modèles et langues locales.

Le discours colonial méprisant et dévalorisant, sera remplacé par un contre-discours  "  trop flatteur pour nous-mêmes, et narcissique au point de nous rendre, à notre tour, méprisant vis-à-vis de l'autre(...) "65.

Cette politique d'arabisation entamée dans les années 70 se poursuit encore à travers un programme généralisant l'arabe à tous les domaines, tandis que l'anglais se met, peu-à-peu, à remplacer le français dans l'enseignement des langues étrangères et ceci en dépit de la préférence des parents pour le français (68,7% déclarent en effet, préférer cette langue d'après un récent sondage réalisé par le centre national d'analyse pour la plalification).

63 - Ibid P. 9.

64 - Ibid P. 10.

65 - Ibid P. 14.


Dans le même temps, une importante conférence nationale sur la réforme du système éducatif va s'ouvrir au courant des mois de juin et juillet 199866.

L'Etat Algérien, va également, et cela dès l'indépendance, s'atteler à la mise en place de règles destinées à régir l'institution familiale à travers l'adoption d'un code de la famille qui, finalement, ne verra le jour qu'en 1984, après de nombreuses années de débats ayant apposés modernistes et conservateurs.

§ B - Le code de la famille de 1984 :

Le code algérien de la famille a été adopté le 9 juin 1984 après de nombreuses années ayant opposées modernistes et traditionalistes 66bis.

La longueur caractérisant l'adoption de ce code - 32 ans après l'indépendance - témoigne de cette lutte et du choix final par le gouvernement pour un modèle de société conforme, en grande partie, à la Shari'a islamique 67, ce qui a fait dire

à K. Messaoudi, qu'elle, qui cherchait les islamistes dans la rue, se trompait de lieu :

" Ils étaient, écrit-elle, dans le pouvoir législatif " 68.

Au lendemain de l'indépendance, la question qui se posa fut celle de la " décolonisation du droit de la famille " 69.

En effet, en 1959 le colonisateur français, qui avait jusque là respecté le statut personnel du musulman 70, mit en place une réforme de l'organisation et des effets du mariage combinant droit islamique, coutume et code civil français par une ordonnance du 4 février 1959 71, laquelle posait l'exigence du consentement des conjoints pour le mariage, le divorce judiciaire, ainsi qu'un âge minimum pour le mariage 72.

Cette législation fut maintenu par la loi du 31 décembre 1972 73, restée en vigueur jusqu'en 1973 date à laquelle fut adoptée la loi du 5 juillet 1973 abrogeant, à partir du

5 juillet 1975, toute la législation antérieure à l'indépendance 74.

66 - Article de F. C. " Les parents favorables au français à l'école " in " La Provence " du 20 juin 1998, P. 25. Selon certaines personnes, l'un des points de cette réforme serait de rendre l'école non obligatoire. Si ce point s'avérait exacte, cela risquera d'avoir de grave conséquence sur la scolarisation des jeunes filles.

66bis - F.I.D.H,, op. cit., P. 100.

67 - En effet, certains articles du code s'inspirent d'une législation occidentale, notamment par la fixation d'un âge minimum pour le mariage, ou l'instauration d'un divorce judiciaire.

68 - K. Messaoudi, E. Schemla, op. cit., P. 101.

69 - N. Saadi, op. cit., P. 44.

70 - Par un décret du 31 décembre du 1859, puis celui du 17 avril 1889, les algériens musulmans conservèrent leur statut personnel et ne furent pas soumis au code civil français. N. Saadi, op. cit., P. 43.

71 - F.I.D.H., op. cit., P. 99.

72 - Idèm P. 99.

73 - Ibid P. 99.

74 - N. Saadi, op. cit., P. 46.

A partir de 1975, une situation juridique nouvelle apparut en raison de l'absence d'adoption d'un code de la famille : Ainsi, le droit de la famille fut soumis à la Shari'a et au Fiqh et son contenu laissé à l'appréciation souveraine des juges, conformément au code civil qui indiquait qu' " en l'absence d'une disposition légale, le juge se prononce sur les principes du droit musulman et, à défaut, sur les coutumes " 75.

Afin d'élaborer le futur code de la famille, une première commission, réunissant des Oulémas, proposa, en 1963, d'élargir la polygynie à six femmes 76.

Le projet fut abondonné devant les réactions hostiles de la presse et du gouvernement tandis qu'en 1964, l'association El-Qyam (les valeurs) - et le Cheikh Soltani qui s'opposa avec vigueur à la politique féminine du gouvernement 77 - organisa le 5 janvier, un meeting au cours duquel elle réclama un statut islamique pour la femme 78.

A l'occasion du 8 mars 1965, des centaines de femmes manifestèrent à leur tour pour réclamer un code fondé sur l'égalité des sexes 79, mais à la fin de l'année, un avant-projet de code, qualifié de " réactionnaire au possible " 80 déclencha une vive réaction de la part des étudiantes et des ouvrières du textile.

Le gouvernement retira le projet en dépit du faible nombre des opposantes - moins de 4% des femmes étaient, à cette époque, actives 81 -.

En octobre 1970, une nouvelle commission réunissant cette fois Oulémas, représentantes de l'Union Nationale des Femmes Algériennes (U.N.F.A), hauts fonctionnaires et juristes, est mise sur pied 82, mais les désaccords, portant sur la dot, la polygynie et la tutelle matrimoniale, font avorter le nouveau projet, tandis qu' " à la même période une très large confrontation publique mobilisa l'opinion autour d'un projet de société intitulé la Charte Nationale. Une campagne dans les médias, dans les assemblées populaires, orchestra la revendication d'application de la Shari'a à tous les niveaux de la vie juridique. L'impact et la reprise de ce mot d'ordre, sa prégnance sur une large partie de l'opinion, mirent à jour l'existence d'un fort courant islamiste " 83.

En 1980, une directive ministérielle vint interdire aux femmes de quitter le territoire national si elles n'étaient pas accompagnées d'un tuteur masculin, ceci, en dépit même de la Constitution Algérienne qui proclamait l'égalité des sexes et la liberté de circulation.

Devant les protestations publiques à l'aéroport de certaines enseignantes se rendant en France, et les manifestations qui s'en suivirent, la directive fut annulée 84.

75 - Idem P. 46.

76 - Ibid P. P. 44 - 45. L'explication donnée était d'aider les veuves de chouhada (combattants morts durant la guerre

d'indépendance), de manière à ce qu'il n'y en ait aucunes dans le besoin.

77 - F.I.D.H., op. cit., P. 100.

78 - N. Saadi, op. cit., P. ,45.

79 - Idem P. 45.

80 - Propos tenus par un membre de la commission, cité par F. M'rabet in " Les algériennes ", Paris, Maspero, 1969, P. 239.

(L'ancienne édition donc, et non celle de 1983).

81 - F.I.D.H., op. cit., P.100.

82 - N. Saadi, op. cit., P. 46.

83 - Idèm P. 46.

84 - K. Messaoudi, E. Schemla, op. cit., P. P. 90 -91.


Le projet d'un code de la famille ne fut, lui, relancé qu'après la mort du Président Boumedienne, sous la présidence de Chadli, placé à la tête de l'Etat par la tendance islamo-baasiste, jusque là minoritaire, du régime 85.

Ce projet est déposé sous forme de projet de loi auprès de l'Assemblée le 28 septembre 1981 86, et, en raison de son contenu, en octobre de la même année,cent femmes manifestèrent contre son adoption .

Le 16 novembre, plus de cinq cent se réunirent devant l'Assemblée organisée en séance plénière. Des moudjahidates (anciennes combattantes) se joignirent au enseignantes et étudiantes et organisèrent une pétition dans laquelle elles dénoncèrent le projet de loi et énoncèrent leurs revendications en six points :

Une majorité légale au même âge que l'homme,

Le droit inconditionnel au travail,

Une partage égale du patrimoine commun,

L'égalité devant le mariage et le divorce,

Une protection efficace des enfants abondonnés

L'abolition de la polygynie 87.

Le président Chadli finit par retirer le projet et, les femmes décidèrent alors de rédiger un manifeste des droits de la femme devant recueillir un million de signatures 88. Cependant, dès décembre 1983 des arrestations de militantes eurent lieu 89.

Le code fut alors adopté durant la période d'intense mobilisation des femmes destinée à faire libérer les militantes arrêtées 90.

Le code de la famille consacre, par son contenu, la prééminence de l'homme sur la femme, la polygynie, un quasi-droit de répudiation, l'inégalité sexuelle en matière de succession, la tutelle matrimoniale etc...91 et parce qu'il demeure la référence principale des tribunaux 92, il met en échec les autres textes législatifs accordant les droits égaux à l'homme et à la femme : Ainsi, par exemple, si la femme a le droit de travailler et de recevoir une rémunération égale à celle de l'homme 93, Elle ne peut, en fait, exercer d'emploi sans l'accord de son époux, dans la mesure ou elle lui doit obéissance

- Art. 39 du code de la famille -.

85 - Idem P. 89.

86 - N. Saadi, op. cit., P. 47.

87 - K. Messaoudi, E. Schemla, op. cit., P. 91 à 93.

88 - Idem P. 96.

89 - N. Saadi, op. cit., P. 47.

90 - K. Messaoudi, E. Schemla, op. cit., P. 96.

91 - N. Saadi, op. cit., P. 47.

92 - F.I.D.H, op. cit., P. 102.

93 - N. Saadi, op. cit., P. 31.


Concernant les conventions internationales relatives aux droits de l'homme et à l'égalité des sexes, l'Algérie a , très tôt , adhéré et ratifié à celles qui ne l'engageaient pas directement à mettre en place une législation non discriminatoire, et s'est toujours refusée à adhérer, ratifier ou publier au Journal Officiel, celles qui l'engageaient directement.

Ainsi, le législateur algérien admet le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, le Protocole facultatif se rapportant au Pacte international relatif aux droit civils et politiques (tous deux de 1966, entrés en vigueur le 3 mars 1976) ou la Déclaration Universel des Droits de l'Homme 94, mais l'Algérie, après avoir longtemps refusé toute adhésion à la Déclaration sur l'élimination de toute discrimination à l'égard des femmes de novembre 1967, et surtout à la Convention sur l'élimination de toute forme de discriminations à l'égard des femmes du 18 décembre 1979, a fini par la ratifier en 1995 sans toutefois la publier au Journal Officiel de la République et sans renoncer aux réserves formulées à l'encontre des articles 2, 9, 15, 16, 29, et 43 95.

Ce qui vide la Convention de tout effet concret même si elle devait par la suite être publiée au Journal Officiel 96.

Depuis son adoption en 1984, le code de la famille, surnommé " code de l'infamie " 97 par ceux qui s'y opposent et réclament son abrogation, n'a pas fait l'unanimité au sein des islamistes eux-mêmes qui le considèrent comme non conforme à la Shari'a.

Aujourd'hui encore toute tentative d'amendement des articles contestés reste sans effet dans la mesure ou le gouvernement remet continuellement l'examen des propositions à la prochaine Assemblée Nationale 99.

Le clivage entre modernistes et traditionalistes, entre démocrates et islamistes s'expriment toujours à travers la lutte contre ce code de la famille 100 qui, d'une part reflète et renforce les structures traditionnelles de la société, et d'autre part, appara"t, aux yeux d'une partie de la population algérienne (certe minoritaire) comme contraire à ces idéaux de modernité, d'égalité et de droits universels de l'homme 101.

94 - Idem P. P. 33 - 34.

95 - F.I.D.H., op. cit., P. P. 101 -102.

96 - Voir annexe P.... sur les réserves formulées.

97 - F.I.D.H., op. cit., P. 107.

98 - N. Saadi, op. cit., P. P. 47 - 48.

99 - F.I.D.H., op. cit., P. 105.

100 - Voir annexe P.... sur les différentes positions des mouvements politiques en Algérie.

101 - F.I.D.H., op. cit., P. 108.


Le rejet du modèle occidental, mais aussi et surtout le refus de voir évoluer la tradition conduit à l'exclusion de tout élément qui lui est étranger et à une référence constante au passé révolu.

Cette opération, que Maxime Rodinson qualifie de réactionnaire en écrivant que " vouloir réduire les revendications de la conscience actuelle aux exigences d'une époque révolue est une opération, au sens stricte du mot, réactionnaire "102 abouti à faire de la tradition, une tradition qui ne vit plus qu'en se définissant " contre "103.

Elle aboutit également à maintenir le système patriarcal qui, tout au long des siècles, a façonné l'homme et ses rapports avec la femme.

Système qui va également avoir des effets sur la construction, tant de l'identité masculine que féminine.

C'est ce que nous allons voir dans la seconde partie de ce travail.

102 -

103 - Jacques Berque affirmait en effet qu ". (...) une tradition qui prétendrait se clore aux influences de la mondanité, se cantonner dans une spécificité de plus en plus insulaire, n'est pas une tradition vivante (...). Elle s'exprime en terme non pas d'affirmation ou de création, mais de réponse et de ressenti. Elle se définit contre. Elle n'est plus : elle réagit.

Quand on ne se définit que contre l'autre, cela veut dire qu'on hésite à exister ", interview au journal de Beyrout, " L'Orient " (11 novembre 1964) cité dans Revue de Presse N° 89, cité par F. M'rabet, op. cit., P. 116.





SECONDE PARTIE :

Les effets endogènes du système patriarcal



Le système patriarcal, comme nous l'avons dit, va avoir des effets sur la construction de l'identité masculine et féminine. Construction qui mettra en relief la conception qu'a l'homme de la femme, et l'influence de cette conception sur la femme elle-même.

Cette seconde partie traitera ainsi, dans deux chapitres différents, de la construction de l'identité masculine, et de celle féminine.




CHAPITRE 1

La construction de l'identité masculine


L'un des effets du système patriarcal est la création d'une identité masculine fondée sur la virilité et la domination - Section 1 - ce qui aura pour conséquence le rejet de tous sentiments qualifiés et considérés comme faibles car attribués, par opposition, à la femme - Section 2 -

Le résultat final de cette identité fondée sur la domination et le rejet des sentiments dit faibles sera l'émergence d'un homme " narcissique " excluant la femme - Section 3 -.

Section 1 - La domination, marque de la virilité masculine :

L'algérien né, grandi et construit son identité d'homme par référence à la virilité comprise, dans la société, comme la capacité de se montrer fort, courageux, mais aussi et surtout comme la capacité de contrôler et de dominer la femme1.

La société, la famille, le groupe donc, ne se contente pas des aspects physiques de la masculinité.

Le poids de la société - Paragraphe A - qui réclame de l'homme d'avoir un certain nombre de qualités et de comportements, pour le qualifié d'homme, joue un rôle certain dans le maintien des rapports homme-femme, tandis que le poids du système politique algérien - Paragraphe B - par son aspect autoritaire, renforce la " domination " masculine sur la femme.

§ A - Le poids de la société :

La société algérienne, comme toute société patriarcale traditionnelle, est une société où le groupe domine l'individu.

Celui-ci, pour ne pas être marginalisé, doit donc agir selon les règles communes qui mettent en place un certain nombre de normes comportementales touchant aussi bien les femmes que les hommes.

Dès lors, pour être qualifié de femme ou d'homme, il est nécessaire de remplir un certain nombre de conditions.

L'homme, pour être un " radjel " c'est-à-dire un " véritable homme ", devra ainsi avoir du " nif ", c'est-à-dire de l'honneur, ce qui suppose, chez lui, la capacité de faire face à toutes actions portant atteinte à la famille ou à son statut d'homme.


1 - Monique Gadant, " Parcours d'une intellectuelle en Algérie, Nationalisme et anti-colonialisme dans les sciences sociales ", Paris,

l'Harmattan, (coll. Histoire et perspectives méditerranéennes), 1995, 170 p., P. 75.


Il en sera ainsi de " l'insoumission de la femme " qui pourra se traduire par son refus d'obéir aux règles familiales et/ou sociales et dont la perte de la virginité est l'illustration la plus totale2.

En effet, la perte de la virginité signifie la violation de la règle de non mixité, de la règle divine de non relation sexuelle hors mariage, mais aussi et surtout, du principe d'obéissance et de soumission de la femme, puisque celle-ci est allée outre l'autorité de la société, de la famille et du père.

L'insoumission de la femme, synonyme de non domination de l'homme, nécessitera alors, de sa part, une réaction destinée à prouver qu'il a effectivement du " nif ", et qu'il est donc un homme qui domine et n'accepte aucune forme d'insoumission : Il sera ainsi tenu de venger son honneur, et celui de sa famille en sanctionnant la femme. Et face à une atteinte aussi directe et aussi grave à son honneur et son autorité d'homme, cette sanction pourra être la mort de l'autre.

En effet, le sang est bien souvent le prix de l'honneur bafoué - Les exemples de jeunes filles tuées par leur père, leur frère ou leur époux, parce qu'elles n'étaient plus vierges restent encore nombreux et la législation pénale algérienne considère ces crimes " d'honneur " comme des circonstances atténuantes -.

L'homme y a recours bien souvent, d'une part, parce que la société elle-même lui réclame ce châtiment comme preuve de sa qualité de " mâle " fort et intransigeant face à une femme faible, mais insoumise, et d'autre part, parce qu'en tant qu'individu ayant appris à se considérer comme le dominant, l'acte d'insoumission remet directement en cause cette hiérarchie.

La réprobation silencieuse de la société3 qui menace chaque individu pousse l'homme et la femme à agir en conformité avec les règles sociales.

L'oeil social conduit également l'homme à considérer la femme comme un élément dangereux pour la société toute entière et pour lui-même :

En effet, la société, à travers le discours religieux, développe une image négative de la femme qui est alors conçue comme un être faible, imparfait, et perturbateur pour l'ordre social.

Abbas Mahmoud El-Akkad écrivait ainsi en 1969 que " chaque trait du caractère moral de la femme est symbolisé par l'histoire de cet arbre (le pommier du paradis) (...) le faible, pour les interdits résume les caractéristiques de la femme "4.


2 - F. M'rabet dans ses deux livres relate qu'un homme de 45 ans environ tua, à coup de hache sa soeur (du même âge que lui) parce qu'il la soupçonnait d'avoir bafoué l'honneur de la famille, op. cit., P. 104. Attillio Gaudio et Renée Pelletier (op. cit.) rapportent, eux aussi, l'exemple d'une jeune épouse renvoyée par son époux parce qu'elle n'était plus vierge et que son père tua, avec sa mère, accusée d'être responsable de ce déshonneur. Par la suite l'autopsie du corps révéla que la jeune était vierge, mais l'homme bénéficia des circonstances atténuantes lors de son procès.

3 - Jacques Austry, " L'islam face au développement économique ", T. III, Paris, les éditions Ouvrières, 1961, 138 p., P. 31.

4 - Cité par Ghassan Ascha op. cit., p. 25.


Le discours érotique5, développé par les auteurs du XI ème et XII ème siècles, décrit également la femme comme un être dominé par sa nature animale, et par le désir qui la conduit, (pour être assouvie) à bafouer toutes les règles sociales et morales.

L'homme doit donc préserver la société des influences néfastes de la femme en la contrôlant et en la dominant.

Le femme est également d'autant plus dangereuse que c'est à travers son comportement à elle, que l'homme sera jugé :

Monique Gadant, auteur de " Parcours d'une intellectuelle en Algérie " et épouse d'un algérien, témoigne de sa propre expérience : " Dans ma situation d'épouse, écrit-elle, (...) tout ce que je vais faire ou ne pas faire, dire, écrire peut se retourner contre moi, mais pire encore, tout ce que je vais faire, dire, écrire sera imputé à mon mari, un homme étant vulnérable par sa femme plus que par tout autre membre de la famille (soeur peut-être excepté) car tout homme qui se respecte doit dominer, contrôler sa femme (...) "6.

Le contrôle et la domination de la femme sont donc, pour l'homme, nécessaire pour asseoir son identité masculine qu'il doit prouver, et dont il fait très tôt, l'apprentissage.

Juliette Minces dans " La femme voilée, l'islam au féminin " écrit que " le gamin de 10 ans fait couramment des commentaires obscènes ou élogieux à une femme qui passe. Il sait ce qu'il dit et - sa supériorité de mâle - le lui permet "7.

Pour J. Minces, c'est donc la supériorité que ressent le jeune garçon qui lui donne, pour lui, le droit d'être obscène ou élogieux ; mais ne peut-on pas considérer qu'il s'agit là, d'un mimétisme comportemental par lequel le garçon construit, peu à peu, son identité masculine, par référence au père et aux autres hommes qu'il côtoie.

En effet, les jeunes hommes qu'il voit souvent dans la rue, ne sont-ils pas pour lui des modèles à suivre, car comment pourrait-il savoir " ce qu'il dit ", dans une société où parler de l'autre sexe, en terme de sexualité, est un sujet tabou8.

L'enfant qui évolue dans la rue, en bande, avec d'autres garçons ayant plus ou moins le même âge que lui, ne fait qu'observer et écouter le discours développé par les groupes des jeunes adultes. Dès lors, faire comme eux, et parler comme eux, c'est être comme eux : Des adultes, des hommes.


5 - Voir le livre de Fatma Ait-Sabbagh, " La femme dans l'inconscient musulman ", Paris, Albin Michel, 1986, 223 p., qui nous

donne un aperçu du fantasme masculin à travers la littérature courtoise, érotique et religieuse concernant la femme.

6 - M. Gadant, op. cit. P. 75.

7 - Juliette Minces, " La femme voilée, l'islam au féminin " , Paris, Calman-Levy, 1990, 235 p., P. 60.

8 - M. Gadant rapporte, par exemple, ses difficultés à aborder le sujet des relations hommes-femmes avec des hommes, même

militants : " La famille, les relations entre les sexes étaient censées relever d'une innéité qui était propre à la société algérienne.

Le livre d'Engels, l'Origine de la famille, de la propriété privée et de l'Etat, n'était pas connu, et lorsque je l'évoquais, on

n'entendait pas poursuivre(...) " " <Les relations entres les sexes dans la famille, le partage des taches domestiques, même dans un couple militant, étaient des sujets tabous. Parler du deuxième sexe était risqué (...) ", op. cit., P. 35.



La société, pour considérer qu'un homme est un homme, lui réclame donc d'agir envers la femme en tant que ma"tre ; mais en même temps, avec la création de l'Etat moderne en Algérie, depuis l'indépendance, l'homme dominant devient, par le système politique, lui-même dominé.

Ce qui, probablement , ne va pas sans conséquence sur les relations homme-femme.

§ B - Le poids du système politique :

L'homme, au sein de la société algérienne domine donc la femme ; mais au dessus de cet homme, au dessus de la société toute entière, se trouve l'Etat et son système politique.

Dès la mise en place de la politique de l'Etat, des voix se sont élevées contre l'option socialiste du gouvernement.

Les uns critiquaient ce choix en raison de son centralisme, les autres, notamment des théologiens, en raison de son égalitarisme ayant abouti à la dissolution des moeurs et des valeurs sociales.

EN 1974, le cheikh Abdelhatif Soltani, l'un des principaux leaders de la mouvance fondamentaliste (qui se faisait de plus en plus entendre depuis les années soixante) dénoncera, dans " Le mazdaqisme socialiste est la source du socialisme " la politique du Président Boumedienne, la comparant à la doctrine de Mazdaq, chef dans la perse du V ème av. J.C. d'une secte réputée communiste et libertine.

Il écrit ainsi que " (les) mêmes effets néfastes qu'avait produit la secte de Mazdaq dans la société perse (...) le socialisme et le communisme les produisent dans les pays qui en sont affligés : l'injustice et la débauche sous toutes leurs formes y sont monnaie courante. (...) Les enfants trouvés y sont légions, résultat de cette promiscuité entre les sexes instaurée sous couvert de progressisme (...).

La femme sort dans les rues, avec les parures dont on l'a doté pour rencontrer qui bon lui semble, converser avec qui elle veut (...). Or, c'est là que se cachent le mal et la corruption de la société. (...) Honneur, esprit de chevalerie chasteté, pudeur, tout cela s'en est allé (...) "9.

Malgré ces critiques qui se sont élevées, le régime algérien est resté fidèle à sa politique socialiste, mais, dès le début, toute opposition interne fut interdite10.

Le régime algérien que l'on peut définir comme une dictature paradoxale - dictature parce qu'il y a autoritarisme, confiscation de tous les pouvoirs par les dirigeants et contrôle de la population, et paradoxale parce que le discours officiel se veut être progressiste, (surtout au niveau de la scène internationale) avec une certaine discrétion politique des chefs de l'armée - fait de l'Etat un élément omniprésent et puissant11.

L'individualisme, qui a du mal à émerger dans une société communautaire, dispara"t presque totalement, au niveau économique, au seul profit de l'Etat12.

9 - Cité par François Burgat in " L'islamisme au Maghreb ", Paris, Khartala, 1988, Payot et Rivages 1995, P. P. 146 -147.

10 - Pour de plus amples informations sur le régime algérien, se rapporter à l'ouvrage collectif de Reporters sans Frontières, " le

drame Algérien, un peuple en otage ", Paris, la Découverte, 1994.

11 - Idem.

12 - Idem. En effet, le centralisme politique et économique, avec l'instauration de monopoles à tous les niveaux de l'activité

économique, a eu pour effet de freiner le développement de l'investissement privé qui, dans beaucoup de cas, ne pouvait se

produire sans le versement de " pot de vin ", d'ou également la généralisation de la corruption.

L'homme, dominant, chargé, selon les traditions et le Coran, de subvenir aux besoins de sa famille, de sa femme, se retrouve dominé face à un Etat centralisateur devant lequel toute initiative individuelle se trouvera bloquée par les monopoles d'Etat13.

L'homme sera ainsi impuissant économiquement, alors que la société lui réclame la puissance - De plus, le régime algérien " confisque la parole " à l'homme, puisque toute opposition interne est sanctionnée - L'homme doit ainsi garder le silence alors que la société lui réclame de parler, d'ordonner.

L'Etat est également celui qui gère la société, ces besoins, édicte des règles, annonce ce qui est permis et ce qui ne l'est pas, " raisonne " pour le bien de tous, alors que la société réclame de l'homme que ce soit lui qui gère, lui qui raisonne.

L'homme, face à l'Etat, perd ses pouvoirs d'homme14 ; dès lors, celui-ci cherchera à les retrouver là où ils n'ont jamais disparu : Au sein de la famille - Un proverbe algérien dit d'ailleurs que " tout homme est roi dans sa demeure " - alors, peut-être n'est-il pas faux de penser que l'homme cherche, chez lui, non seulement à conserver son pouvoir, mais aussi à le renforcer par réaction au pouvoir de l'Etat.

L'adoption du code de la famille de 1984, issu d'un long débat entre " modernistes " et " conservateurs " commencé dès les années soixante, peut se lire comme la victoire des conservateurs, et l'application pure et simple de la loi islamique, et/ou, comme la volonté des dirigeants de redonner, de façon claire, le pouvoir à l'homme dans la sphère privée.

Une manière de dire : Certes, l'Etat est puissant, mais c'est l'homme qui domine, puisque c'est lui le ma"tre, le chef de la famille, cellule de base de la société.

La nécessité de dominer pour être " virile " conduit l'homme à rejeter la " faiblesse " par le rejet des sentiments attribués à la femme, mais, parce que ce rejet est une " trahison du moi ", il se les réapproprie à travers le fantasme.

Section 2 - Le rejet de la " faiblesse " ou la trahison du moi :

L'amour, le désir, la souffrance, la tristesse sont parmi les sentiments que l'on attribue à la femme et que l'homme rejette parce qu'ils illustrent la faiblesse.

Ils sont, pour lui, des sentiments négatifs.

13 - Voir en annexe un exemple de la difficulté d'investir sans corrompre, P.....

14 - K. Mesaoudi, dans " Une algérienne debout ", rapporte cette phrase d'un homme : " Heureusement qu'il y a les femmes dans ce pays. Elles osent faire ce que les hommes ne font pas ". (A propos de la manifestation du 23 décembre 1991 contre le projet du code de la famille), op. cit., P. 93.



§ A - L'amputation des sentiments négatifs :

Les sentiments amoureux, la souffrance, comme le désir ont, très tôt, été considérés comme des sentiments " féminins " qu'il faut contrôler et dominer pour conserver le pouvoir.

Arno Gruen, dans son livre " La trahison du moi " écrit que " le développement humain peut emprunter deux voies : Celle de l'amour et du pouvoir. La vraie voie du pouvoir, qui se trouve au centre de la plupart des cultures, conduit à un moi qui reflète l'idéologie de la domination. Ce moi fragmenté et divisé rejette la souffrance et l'impuissance comme des signes de faiblesse et préconise le pouvoir et le contrôle des autres comme moyens de les combattre. "15.

Les sentiments sont pour l'homme, d'autant plus des signes de faiblesse qu'ils sont attribués exclusivement à la femme. Or, la femme est, par nature, faible, imparfaite et impure.

La littérature orthodoxe la décrit comme un être soumis au désir, à la déraison et au désordre.

La littérature érotique la décrit, elle, comme un être égoïste, rusé, destructeur, soumis à sa nature (animale)16.

L'homme, au contraire, incarne la raison et l'ordre. Il est intelligent, soumis à Dieu et à la culture, c'est-à-dire aux règles sociales, mais pour demeurer ma"tre de lui-même et de l'autre, il lui faut rejeter la faiblesse des sentiments.

Fatima Mernissi, dans " L'amour dans les pays musulmans " nous rapporte les propos qu'elle a recueilli auprès d'un homme d'affaire Maghrébin : " Les sentiments, dit-il, (...) sont des balivernes inutiles, des gamineries dégradantes "17.

L'homme parce qu'il a " établi sa personnalité sur l'image de la force, de l'esprit de décision, du pouvoir, du courage, de la connaissance et du contrôle de soi " (...)18 considère que les sentiments sont " dégradants " et l'amour ainsi que le désir, sont " bannis " parce qu'ils remettent en cause le contrôle de soi et de l'autre.

En effet, l'amour renverse le schéma traditionnel du dominant et du dominé, gomme les frontières sexuelles et abouti à l'harmonie de deux êtres : Ainsi, l'homme, le dominant devient dominé.

Il est l'esclave face à la femme dominante.


15 - Arno Gruen, " La trahison du moi ", Paris, Robert Laffont, 1991, 240 p., P. 23.

16 - Fatma Aït-Sabbagh donne l'exemple de cet auteur musulman - le Cheikh Mohammed Nafzaoui, auteur de " La prairie parfumée

ou s'ébattent les plaisirs " - qui écrit qu " (...) elles (les femmes) n'hésitent guère, dans leur quête (de plaisire) insensé, à

détruire tout ce qui est sacré, à souiller les turbans (signe de la foi islamique) et vont parfois aussi loin que le meurtre ".

17 - Fatima Mernissi, " L'Amour dans les pays musulmans ", Casablanca, editions Maghrébines, 1986, 174 p., P. 16.

18 - Arno Gruen, op. cit., P. 106.


Ibn Hazim, auteur d'un " Traité de l'amour ", poète, mais aussi savant, grammairien, philosophe et docteur en sciences religieuse, leader du mouvement Zahirite opposé à la rigidité de l'école Malekite, décrit ainsi, l'homme amoureux :

" Il contemple l'aimée, la suit comme son ombre, l'écoute sans sourcillé, l'approuve dans tout ce qu'elle dit. Il est impatient de la retrouver, et torturé de la quitter ",

" Quand je me lève (écrit-il) pour te quitter, ma démarche n'est autre que celle d'un captif, mais quand je me rends vers toi, je ma hâte vers toi, comme la lune quand elle franchit (les étapes) du ciel " (...)19.

D'autres auteurs arabo-musulmans définissent l'amour comme un sentiment permettant la fusion des âmes, ou comme un souffle magique :

Ali, fils d'El-Heitem, de la secte imamite, et théologien chiite, écrit que " (...) l'amour est le fruit de la conformité des espèces et l'indice de la fusion de deux âmes, il émane de la beauté divine, du principe pur et subtil de la substance. Son étendu est sans limite, son accroissement, une cause de perdition pour le cops "20, alors que Abou Mali, de la secte Kharidjites, écrit que " (...) l'amour est un souffle magique (...) il n'existe que par l'union de deux âmes et le mélange de deux formes (...) il règne sur toute chose, soumet les intelligences et domptes les volontés "21.

L'amour fini par gommer la différence sexuelle, par bannir les frontières ou, tout au moins, les rendre mobiles : Haçan Basri, parlant de Rabia El-Adaoui (dans "Le mémorial des saints ") écrit :

" Je restais une nuit et un jour auprès de Rabia, discutant avec tant d'ardeur sur la vie spirituelle et les mystères de la vérité que nous ne savions plus, moi, si j'étais un homme et elle, si elle était une femme "22.

Parce que l'amour remet en cause l'ordre de domination, parce qu'il gomme les différences et permet la " fusion de deux âmes ", parce qu'il remet l'homme dans sa sphère humaine et le soumet au désir, à la déraison au désordre et à la nature, il doit être, comme nous l'avons déjà dit, banni et rejeté.

Le poète Ibn El Wardi, dans son poème " Lamia ", exprime cette méfiance envers l'amour et son rejet :

" Des chansons, il faut te méfier ! Et les poèmes d'amour, il te faut les fuir !

Ne dure que des choses sérieuses et rompre avec ceux qui ont la plaisanterie facile !

Belles femmes il faut quitter : point de fête à leur faire

Tel est le chemin de la gloire, de la puissance, de l'honneur (...) "23.

19 - F. Mernissi, op. cit., P. 28.

20 - Malek Chebel, " Encyclopédie de l'Amour en Islam ", Paris, Payot et Rivages, 1995, 708 p., P. 63.

21 - Idem p. 63.

22 - F. Mernissi, op. cit., P. 111.

23 - Abdelwahab Bouhdiba, " La sexualité en Islam ", Paris, PUF, 1975 (1ère éd.), 1982 (2ème éd.), 320 p., P. 145.


Pour conserver la gloire, la puissance et l'honneur, donc pour conserver le pouvoir, l'homme doit rejeter une partie de lui-même, une partie de son humanité. Il trahit son moi profond pour conserver le " moi social ".

Ce qui a fait dire à Arno Gruen que " (...) les hommes, bien plus que les femmes opprimées, sont frustrés de leur humanité "24.

Cette amputation d'une partie de ses sentiments, cette frustration de son humanité, conduit l'homme à se réapproprier ce que la société lui réclame d'étouffer à travers le fantasme qu'illustrent la poésie ou le chant populaire.

§ B - La réappropriation par le fantasme :

L'amour dénigré et rejeté, la femme dénigrée et rejetée, l'amour de la femme dénigré et rejeté vont être repris par l'homme à travers les fantasmes qu' illustrent les chants ou la poésie amoureuse.

La musique, les chants andalous, les poésies amoureuses expriment également la frustration ressentie : Ils donnent l'image d'une femme désirée mais perdue, par le départ, l'éloignement où la mort de l'aimée.

L'amour est ainsi impossible à réaliser, de même que l'union physique avec la femme (symbole de la frustration sexuelle).

L'amoureux face à son amour impossible, va s'en remettre à une autre personne pour trouver une solution. Il va demander l'aide du Cadi, qui symbolise la morale, mais celui-ci n'aura d'autres mots que de plaindre l'amoureux, symbole du soupçon pesant sur le sentiment amoureux :

" Auprès du Cadi de l'amour, je suis allé pleurer (...)

Il a répondu

Pour sûr, l'esclave de l'amour est bien à plaindre "25.

Puis le poète va chanter son amour pour la femme, décrire ses sentiments et l'être aimée, mais la femme ne sera jamais décrite en tant que personne, que femme, mais comme un animal gracieux, généralement une gazelle, ou comme un élément de la nature, tel que la lune ou le soleil. C'est un astre brillant, éclatant, à la longue chevelure noire et à la peau blanche.


24 - Arno Gruen, op. cit., P. 24.

25 - Rachida Titah, ëLa galerie des absentes, la femme dans l'imaginaire masculin ", Saint-Etienne, l'Aube, 1996, 194 p., P. 23


Le poète algérien Mohamed Ben Sahla, auteur de " Une gazelle que j'ai vu aujourd'hui " écrivait ainsi :

" Une gazelle que j'ai vu aujourd'hui

m'a mis au supplice, ô vous qui m'écoutez ;

(...)

un vrai brasier s'est allumé dans mes entrailles à sa vue

(...)

une fois la voir et contempler ses yeux,

(...)

elle m'a ravi l'esprit et abandonné,

(...)

je suis perdu et tout le monde conna"t mon secret

(...)

le démon qui m'habite n'en veut aucune autre

(...)

ces cheveux, c'est la soi et l'or, et noirs comme les ténèbres

(...)

et des yeux au charme divin

(...)

sa petite bouche, c'est du corail rouge ou de l'or qui s'ouvrirait sur les perles précieuses

(...)

quand au visage

(...)

que de beauté, que d'éclat (...)26.

La femme est décrite comme une être parfait, mais impossible à atteindre.

Rachida Titah dans " La galerie des absentes " écrit que l' " on serait tenté de dire qu'il ne s'agit que d'un mythe auquel se raccroche désespérément, indéfiniment, le désir absolue de l'homme, sans jamais le saisir "27.

26 - Idem P. 26 à 28.

27 - Ibid P. 28.


Lorsque l'amour devient réel, il est dramatique.

Le poète Ben Guitour rapporte, au XIX ème siècle, l'histoire de Saïd, l'époux inconsolable de sa femme, Hiziyya, une belle bédouine, morte en 1895 selon la

légende :

" Consolez-moi mes amis : j'ai perdu la reine des belles, elle repose sous les pierres du tombeau (...) mon coeur est parti avec la svelte Hiziyya ! (...) C'est dans cette nuit qu'elle paya sa dette (à la mort) (...).

Elle se serrait contre ma poitrine et rendit l'âme sur mon sein. Mes yeux inondèrent mes joues de leurs larmes et je pensais devenir fou (...) "28.

La femme dans l'imaginaire masculin ne ressemble pas à la femme réelle qui l'entoure.

Les femmes, dans la société algérienne, sont, physiquement, diverses les unes des autres, mais il n'y a qu'une femme idéale physiquement, : celle décrite par les chants et les poèmes.

Malgré toute la hardiesse du chant amoureux qui décrit l'amour fou de l'homme pour une femme, ce qui induit des relations entre eux, ce chant reste abstrait, irréel. Il est le chant du rêve, de l'imaginaire, jamais chant de la réalité.

La société a toujours toléré ces poèmes pour leur rôle de maintien de l'équilibre social.

En effet, le poète fait oublier le présent insatisfaisant et, par le rêve et le fantasme, fait entrer l'homme dans un monde plus agréable.

Cependant, dès que le poète quitte le chemin de l'imaginaire pour emprunter ceux de la réalité, la société réagit et rejette le poète.

C'est ainsi que le poète Boumedienne Ben Sahla a été banni de Tlemcen pour avoir décrie, dans " Lumière de mes yeux " ses relations avec " trente beautés Tlemceniennes "29.

28 -Ibid P. 28.

29 - Ibid P. 35.


La poésie et le chant amoureux, déjà suspects aux yeux des religieux pour leur " légéreté ", sont encore plus attaqués lorsqu'ils décrivent des situations, en principe, tabous, telles que les rencontres amoureuses secrètes.

Le poète Ben Msaïb, dans " Qu'a donc ma bien aimée " décrit ces situations de rencontres en principe impossible (car claustration et surveillance des femmes)

Il écrit ainsi :

" Qu'a donc ma bien aimée

(...)

elle était avec moi hier

(...)

toute les nuits dans mes bras

(...)

après l'absence mon amie est revenue

(...)

j'ai reçu mon amie cette nuit,

elle est venue, et repartie

nul ne s'en est aperçu (...)30.

Avec la musique Raï, la femme, l'amour et le désir, quittent le domaine de l'abstrait pour le concret.

La femme est au centre de cette musique et du chant. Tout tourne autour d'elle.Et contrairement à la poésie ou aux chants andalous traditionnels qui emploient un langage imagé, celui du Raï est clair, sans ambiguïté.

Les paroles, issues de l'arabe dialectal, sont simples à comprendre pour une masse de jeune algérien.

Grâce au Raï, " les frustrations de toutes sortes (...) vont trouver un exutoire dans des chansons au langage expressif et revendicateur, aux rythmes agressifs"31 :

" Je te désire, je meurs d'amour pour toi

tu es la lumière et la prunelle de mes yeux

je ne désire que toi,

Dieu m'est témoin, je n'aime que toi

(...)

je sais qu'elle m'aime (le chanteur)

je sais qu'il m'aime (la chanteuse)

je ne délaisserais pas ma bien aimée

je ne délaisserais pas mon bien aimé "32.

30 - Ibid P. P. 38 - 39.

31 - Ibid P. 126.

32 - Chebba Fadéla et chef Sahraoui, cités par R. Titah, op. cit.,P. 125.


Les poèmes, les chants, traditionnels ou plus modernes tel que le Raï, expriment ainsi l'angoisse de l'homme face à l'amour, mais aussi et surtout, illustrent leur besoin, leur quête de cet amour et du désir, que la société leur impose de dénigrer pour conserver leur statut d'homme, supérieur et dominant.

Ce sentiment de domination, et de supériorité est conçu comme naturel et de " nature " divine. Cette croyance est si profondément encrée dans la pensée masculine que l'on pourrait presque dire qu'elle a créé un homme " narcissique " dont " l'amour de soi va jusqu'au mépris de l'autre ".

Section 3 - L'émergence de l'homme narcissique :

La valorisation constante de l'homme et l'infériorisation constante de la femme33 aboutit à l'émergence de l'homme " narcissique " qui, par " amour " pour lui-même en vient à rejeter l'autre - Paragraphe A - alors que, dans le même temps, il reste attaché, sinon rattaché à sa mère - Paragraphe B - .

§ A - Le rejet de l'autre, de la femme :

Selon Louis Corman, auteur de " Amour et Narcissisme ", le narcissisme a pour conséquence un amour exclusif de soi, ce qui aboutit à une survalorisation du moi qui s'exprime par un sentiment exagéré de la valeur de son intelligence, de ses aptitudes etc... et une tendance à dévaloriser autrui.

Il écrit ainsi que " l'amour exclusif propre personne, aboutit à une survalorisation du moi (...) le sujet se donne une valeur supérieure à sa valeur réelle, et (...) il attend des autres, amour et admiration (...). La survalorisation, continue-t-il, s'exprime par un sentiment exagéré de la valeur de l'intelligence et des aptitudes, un orgueil extrême et, corrélativement, une tendance à dévaloriser autrui par apport à soi-même "34.

Les psychanalystes voient dans le narcissisme un sentiment naturel et nécessaire qui anime chaque individu au début de leur vie. Il ne devient pathologique que lorsqu'il est " secondaire ".

En effet, pour les psychanalystes, lorsque l'enfant né, il est animé d'un instinct, appelé instinct d'expansion qui lui permet de se projeter dans le monde. Cet instinct d'expansion, est le sentiment amoureux, qu'a le jeune enfant de lui-même, et celui de sa propre puissance issue de la naissance.

On est ici dans la phase du narcissisme primaire qui, en principe, doit dispara"tre lorsque l'enfant se heurte à des frustrations qui lui font découvrir la réalité.

33 - Voir, ici, le livre de Ghassan Ascha " Du statut inférieur de la femme en islam " qui nous donne quelques exemples de discours

tenus par des hommes - religieux et parfois même scientifique - sur les femmes. Nous en auront quelques aperçus dans ce

paragraphe.

34 - Louis Corman, " Amour et Narcissisme, de l'Amour de soi à l'Amour d'Autrui ", Paris, Jacques Grancher, 1993, 239 p.,

P. P. 40 -41.


En Algérie, l'enfant subit ce processus, mais l'obstacle des frustrations qui doit le ramener à la réalité, est " faible ".

En effet, l'enfant, précisément le garçon, vit dans une société qui valorise le fils dès sa naissance, et par l'éducation (souvent non contraignante pour lui)35 sa " supériorité " et " l'amour de soi " se maintiennent et se renforcent même.

L'enfant / le garçon grandit donc avec son narcissisme primaire et celui-ci, pourrait-on dire, ne dispara"t pas.

Mais, comme l'amour de l'autre peut aller jusqu'au mépris de soi, l'amour de soi peut également aller jusqu'au mépris de l'autre.

Ce mépris de l'autre, qui est chez l'arabo-musulman et l'algérien, la femme, s'expriment à travers la littérature théologique et érotique, ainsi que dans le discours de la plupart des hommes ayant une influence certaine sur les masses populaires, tels que les théologiens, les professeurs et ma"tres d'école.

Les théologiens, qui s'appuient sur une interprétation littérale du texte coranique, ainsi que sur les " hadiths " du prophète, développent un discours phallocratique et largement misogynique, décrivant la femme comme un être " négatif " n'étant " positif " que s'il est soumis et obéissant à l'homme.

C'est ainsi qu'El-Boukhari rapporte, dans son " Sahih " (tome 1 P.78) que le prophète aurait dit que " les femmes ont moins de raison et de foi (...) le manque de raison se traduit, en ce que le témoignage de deux femmes vaut le témoignage d'un seul homme, et que le manque de foi se traduit en ce que la femme, pendant ses règles, ne prie et ne jeûne pas "36.

Le discours des compagnons du prophète sont eux aussi largement

" anti-féminins" :

Selon Omar Al-Khattab, l'homme doit avoir des " positions opposées à celles des femmes ", il y a dit-il " de la baraka (du salut) dans de telles oppositions "37.

Ali Ibn Abou Talib, cousin du prophète, (4ème Calife), affirme, lui, que " la femme toute entière est un mal ; et ce qu'il y a de pire, c'est que c'est un mal nécessaire ! "38.

35 - Mathéa Gaudry, qui a vécu quelques temps, au sein d'une communauté du Djebel Amour et du Ksel décrit dans " La Société

féminine au Djebel Amour et Ksel ", (étude de sociologie rurale nord-africaine), Alger, Société Algérienne d'Impression Diverses 1961, 528 p., l'éducation du jeune garçon et le qualifie de véritable petit tyran.

36 - Ghassan Ascha, op. cit., P. 28.

37 - Idem P. 38.


Il ordonne ainsi aux hommes :

" Hommes, n'obéissez jamais en aucune manière à vos femmes. Ne les laissez jamais aviser en aucune manière touchant même à la vie quotidienne. Les

laisse-t-on en effet aviser en quoi que ce soi et les voilà à détruire les biens et à désobéir aux volontés du possesseur de ces biens. Nous les voyons sans religion quand elles sont livrées à elles-mêmes : Sans pitié, ni vertu, dès qu'il s'agit de leur désirs charnels. Il est facile de jouir d'elles, mais grande est l'inquiétude qu'elles donnent. Les plus vertueuses d'entre elles sont encore libertines, mais les plus corrompues ne sont que catins ! (...) Elles ont trois qualité propres aux mécréants : Elles se plaignent d'être opprimées, alors même que ce sont elles qui oppriment, elles font des serments alors qu'elles mentent, elles font mine de refuser de céder aux sollicitations des hommes alors que ce sont elles qui y aspirent le plus ardemment. Implorons l'aide de Dieu pour sortir victorieux de leurs maléfices. Et gardons-nous, en tout cas, de leurs bénéfices "39.

Pour l'imam Al-Chafi", théologien, juriste et fondateur de l'école chafi"te " trois choses vous insultent si vous les honorez et, si vous les insultez vous honorent :La femme, le serviteur et le nabatéen "40.

Les " scientifiques " eux-mêmes considèrent que la femme est intellectuellement et physiquement un être faible :

" En moyenne, écrit Sulaiman Ghawji en 1975, le cerveau de l'homme dépasse, en volume celui de la femme de 100g. (...) En outre, le cerveau de la femme comporte moins de circonvolutions et est moins organisé que celui de l'homme "41.

Les vertus de la femme ne sont, pour l'homme, que la soumission et l'obéissance, tandis que son rôle ne peut-être que celui d'épouse et de mère.

Lorsque la femme réussit à accéder à un poste en principe réservé à un homme, on considère que cela est du au fait qu'elle a des hormones mâles en plus grande quantité que chez une autre femme. Ce qui la conduit à se rebeller contre sa nature et à pouvoir ainsi participer aux tâches difficiles avec les hommes.

On serait donc en présence ici, non pas d'une femme, mais d'une femme-homme.

39 - Ibid P. 39.

40 - Ibid P. 40.

41 - Ibid P. 48.


En Algérie, le même discours est tenu par les théologiens algériens, et reprid par l'homme " de la rue ".

Ainsi, le président de l'association Al-Qiyam (les valeurs),El-Hachemi Tidjani écrivit en 1964 : " (...) Il va de soi que la nature même de la femme la rend inégale à l'homme (...). Si la femme était l'égale de l'homme (...) il y aurait longtemps qu'elle (...) aurait réalisé cette égalité (...) il existe entre elle et l'homme des différences naturelles qui font qu'elle se trouve dans un état d'infériorité. Ce sont (...) ces différences naturelles qui font qu'il y a des différences mentales (...). Il n'est pas donné à la femme, au point de vue mental pur, d'être à même de donner la leçon à l'homme. Au point de vue des structures physiques et biologiques du cerveau, l'homme a une formation supérieure "42.

Cet vision d'El-Hachemi Tidjani exprime l'opinion de la majorité des algériens.

Ce discours, qui date de 1964, reste encore d'actualité, et les opinions recueillies par Fadéla M'rabet, dans " La femme algérienne, suivie des algériennes " également43.

C'est ainsi que l'on considère que " l'homme est beaucoup plus fort que la femme ", qu'elle est un " sexe faible ", de sorte qu'elle ne peut exercer tous les métiers " à cause de sa nature ", et parce que " son système nerveux n'est pas aussi sensible que celui de l'homme ".

" Les femmes, affirme un jeune homme de 17 ans, ne sont faites que pour laver, essuyer le parterre " ou " pour s'occuper du foyer qui lui est réservé " (jeune adolescent de 15 ans) alors qu'un autre jeune de 18 ans énonce que " la femme (...) ne doit apprendre que les choses utiles : faire de la bonne soupe, savoir coudre et faire de belles robes, s'occuper de son ménage ".

De même affirme un autre jeune homme de 17 ans " qu'une femme savante est plus perfide qu'une simple femme, c'est-à-dire qu'elle n'a ni foi ni parole ; c'est une menteuse, une infidèle, une tricheuse, une vaniteuse, une orgueilleuse (...) ".

Ces propos recueillis par F. M'rabet, en 1964, sont, comme nous l'avons dit, encore d'actualité comme le confirme deux enquêtes réalisées par Hélène Vandevelde Daillière, publié en 1980 sous le titre " Femmes algériennes à travers la condition féminine dans le Constantinois depuis l'indépendance "44 et par Dahbia Abrous, publié en 1989 sous le titre " L'honneur face au travail des femmes en Algérie "45. Les témoignages recueillis 10 ans, puis 20 ans après ceux de F.M'rabet expriment la même conception qu'a l'homme de la femme.


42 - F. M'rabet, op. cit., P. P. 17 -18.

43 - Idem P. 19 à 21.

44 - Alger, Office des publications universitaires, 1980, 496 p.

45 - Paris, l'Harmattan, 1989, 312 p..


Ce rejet de l'autre et la certitude de sa propre supériorité, conduit l'homme à ne voir dans la femme qu'une fonction, une " chose " chargée de reproduire l'espèce humaine et de le satisfaire.

§ B - La chosification de la femme :

La " chosification " de la femme va commencer par le discours théologique :

A travers sa sexualité, la femme va devenir un objet sexuel masquant sa dimension de croyante.

L'imam El-Ghazali va ainsi écrire que la femme " (...) doit être propre et prête à satisfaire les besoins sexuels de son mari, à tout moment "46 alors que la " jouissance qui est la raison d'être du mariage est réservée exclusivement à l'homme "47.

La capacité d'enfanter de la femme ne sera également que le réceptacle de la volonté divine, et c'est l'homme qui " enfantera " la femme, puisque c'est elle qui est issue de lui (d'Adam).

La femme sera même une récompense offerte au croyant :

" L'amour des biens convoités et enjolivés aux hommes

tels sont les femmes, les enfants,

les lourds amoncellements d'or, d'argent,

les chevaux racés, le bétail, les terres cultivées " 48.

La femme ne sera pour l'homme qu'un corps destinée à le satisfaire et à reproduire l'espèce : " La femme a pour fonction la reproduction de musulman. Si elle renonce à ce rôle, elle subvertit l'ordre de Dieu et tarit la source de l'islam " affirmait ainsi Ali Belhadj en 198949.

Au niveau social, en Algérie, on pourrait dire que la femme est un être qui ne s'appartient pas avec un corps qui ne lui appartient pas.

En effet, la femme algérienne évolue dans un monde où les décisions la concernant ne sont pas prises par elles, mais par ses parents, son époux ou l'un quelconque des hommes de la famille lorsqu'elle n'a ni père, ni frère, ni époux50.

46 - G. Ascha, op. cit., P. 41.

47 - Idem P. 52.

48 - Sourate XVI " Les abeilles " Verset 72, cité par Fatam Aït-Sabbag, op. cit., P. 140.

49 - N. Saadi, op. cit., P. 17.

50 - Les témoignages recueillis par F. M'rabet illustrent cela. De plus, le code la famille, en instituant la tutelle matrimoniale, ne fait

que confirmer, au niveau juridique, ce qui se pratique au niveau social.



La femme, élevée dans le principe d'une obéissance totale au père, à la famille et à la société, se trouve bien souvent dans l'incapacité de faire valoir ses propres choix.

Une jeune fille témoigne de cette situation : " Je connais une fille (...) qui avait envie de continuer ses études, mais ses parents s'y sont opposée ; ils l'ont retiré de l'école. Que faire d'autre ? La fille a obéi, sans trop comprendre "51, deux autres jeunes filles de 17 et 18 ans relatent les propos tenus par leur père : " Cela vous suffit (B.E.P.C), car après tout, vous n'êtes que des femmes, vous n'avez pas besoin d'études, ni de travail. Seul l'homme est fait pour cela. Quand à la jeune fille, son but est de rester à la maison et de se marier avec celui qui frappera à la porte, qui plaira à nous, et non à vous (...) "52.

Pour l'algérien, la femme est difficilement autre chose que ce que la société lui " apprend " ce qu'elle est : Une mère, une épouse, une fille, une soeur soumise qu'il ne perçoit que comme " une chose ".

La dot, réclamée lors du mariage, confirme cette vision qu'il a. Pour lui, elle n'exprime qu'un achat :

C'est ainsi qu'un jeune lycéen d'Alger énonce :

" La somme versée au père de la fille représente pour moi deux choses :

1°) - La fille est une sorte de marchandise ;

2°) - La fille ressemble aussi à une vache qu'on achète au marché ;

cela signifie pour moi qu'elle n'a pas les mêmes droits que l'homme "53.

Un autre jeune homme de Tlemcen :

" La dot fait de la femme une marchandise, une monnaie d'échange "54.

Quelque soit la signification historique et juridique de la dot, celle-ci est perçue comme le moyen d'acheter une femme et parce que c'est un " achat ", l'homme ne verra dans son épouse qu'une fonction, et rarement une personne, un individu.

La femme absente des décisions la concernant directement (dans la majorité des cas) n'est pas plus libre de son corps. Celui-ci, destiné à la reproduction, appartient à la famille qui, par le biais du père, des frères, des oncles, de la mère et des tantes, veillera sur lui ; sur la virginité de la jeune fille.

En effet, la virginité de la jeune fille est, dit-on, " son bien le plus précieux " qu'elle doit conserver intacte jusqu'au mariage.

Il reflète également l'honneur de la famille, parce que ce sont les pères et surtout les frères ainés qui sont chargés de veiller à la bonne conduite morale de la fille.

Si celle-ci perd sa virginité, c'est toute la famille qui est atteinte car l'acte " immoral " retombera sur l'ensemble de la comunauté familiale incapable de l'avoir " tenu " 55.

51 - In " La femme algérienne.... " op. cit., P. 53.

52 - Idem P. 145.

53 - Ibid P. 38.

54 - Ibid P. 38.

55 - En Algérie, on entend souvent cette phrase : " Ma'ya refch yched bentou ", qui, littéralement, signifie " il ne sait pas tenir sa

fille ", reproche que l'on fait au père devant la conduite d'une fille jugée non conforme aux règles de bonnes conduite qu'on

attend d'elle.

C'est pourquoi une femme seule, sans homme pour la contrôler, la surveiller, sera toujours soupçonnée d'être de " moeurs légères " :

" Ici, témoigne Nora, sociologue et mère célibataire ; une femme seule est obligatoirement une pute. Je ne peux rien faire seule, même pas aller au cinéma (...) le qu'on dira-t-on est redoutable (...)56.

La virginité est si importante pour la réputation de la jeune fille, de sa famille, et de son " avenir ", que lorsqu'elle la perd, c'est pour elle, une véritable " catastrophe ".

Une jeune fille, dans le film " Larrmes de sang ", d'Anne-Marie Autissier et Ali Akifa, témoigne de l'importance de la virginité et des " manoeuvres " employées pour la retrouver :

" Les certificats de virginité, c'est quelque chose, mais il n'y a pas que ça : l'hymen, c'est quelque chose de tellement important pour toute la société, c'est un tel investissement que quand les filles le perdent, elles font des choses épouvantables pour le récupérer. Tout le monde connait à Alger ou à Oran, des sages-femmes et des médecins qui font la chirurgie des hymens (...), une fille qui l'a perdu se refait une virginité pour pouvoir se vendre. Ce sont les filles riches qui font ça, celles qui ont les moyens, car les autres, les pauvres, elles feraient un infanticide. Il y a aussi les filles qui sont vièrges et qui sont enceintes. Ca, c'est fréquent en Algérie et parmis les filles émigrées. Là aussi, il y a les césariennes qu'on fait à quatre mois de grossesse. Pour ne pas déflorer la fille, on ne la fait pas accoucher, on ne la fait avorter, parce que ça déflore, mais on lui fait une césarienne au ras du pubis. Mais là, c'est très cher, et ça se pratique à l'étranger "57.

Comme l'écrit le docteur Cauchois, ancien praticien dans un hopital de Kabylie, à Tisareuf, " la guerre de libération nationale a (certe) libéré la pays, (...) (mais) la femme reste encore colonisée et son corps lui échappe, dépersonnalisé, rendu anonyme, sans propriétaire, le bénéfice de sa production est approprié par le groupe, et non exclusivement par le mari (...). Ainsi, le respect social n'est pas pour l'être mais pour la fonction, et la production (...), alors que l'homme est respecté pour ce qu'il possède et non pour ce qu'il fait, la femme est respectée pour ce qu'elle fait et fabrique.

56 - Cité par Attilio Gaudio et Renée Pelletier, op. cit., P. 93.

57 - Idem P. 97.


Comme la valeur produite par son corps lui échappe, son corps lui-même lui échappe (...), la femme est considérée comme un corps fabriquant sa propre volonté, se pliant à sa production (...), pillule du diable et stérilet bouchon, la décision échappe à la femme, car son corps, poche à bébé, ne lui appartient pas.

La femme doit continuer à produire, à faire le ménage, la cuisine, les travaux des champs, faire des enfants pour qu'on ait des enfants. Faire et avoir ne sont pas pour la même personne (...). Ces corps productifs sont rassemblés en un gigantesque corps siamois socialisé ; les propriétaires en sont dépossédés, irresponsabilisés. Mais le corps improductif (stérile) est rejeté sur le propriétaire, culpabilisé et exclu du groupe. Cela est particulièrement sensible dans le désir des jeunes filles de se marier (...). A qui appartient le corps de la femme ? Il appartient aux enfants, au mari, à la belle mère, à la famillle, à l'Etat (...)58.

Le corps de la femme appartient donc à tout le monde, sauf à elle-même.

La " chosification " de la femme, conséquence de son infériorisation, ne fait que renforcer une misogynie latente, exprimée ou non.

Mais, paradoxalement, l'homme tout en rejetant la femme, reste si attaché (et même " rattaché ") à sa mère, que l'on pourrait dire que le cordon ombilical n'a jamais été réellement coupé entre eux.

§ B - La paradoxe de la mère :

Très peu d'épouses algériennes ne se sont jamais plaintes, ne serait-ce qu'une fois, du lien qui unit le fils à sa mère.

En effet, celui-ci entretien avec elle des liens très étroits d'affections, de complicités et de soumission, qui à faire dire, à A. Bouhdiba dans " La sexualité en islam " que nous étions en présence d'un véritable royaume des mères59.

Dans les sociétés arabo-musulmanes, le statut de mère, et de mère d'enfants mâles, est les seul qui soit réellement valorisé.

La femme, avec la maternité, accèdera donc au rang de mère et entretiendra avec son fils des liens encore plus privilégiés que ceux qui uniront ce même fils avec son père.

Le premier lien qui unit la mère et le fils se tisse avant même la naissance de l'enfant, lorsque celui-ci, à travers sa vie intra-utérine, sera lié, biologiquement et psychologiquement avec elle60.

Puis, face à l'angoisse de la naissance que ressent le nouveau-né en raison de son expulsion du corps de sa mère, un fort besoin d'attachement renforcera les liens mère-enfant, en même temps que l'enfant ressentira la peur de perdre l'amour de sa mère, dans la mesure où il a déjà connu un premier " rejet "61.


58 - Publication de ParisVIII, décembre 1979, cité par A. Gaudio et R. Pelletier, op. cit., P. 106.

59 - Op. cit., P. 261, voir le développement de ce point, de la page 259 à la page 279, dont nous aurons ici un apperçu.

60 - Françoise Couchard, " Le fantasme de la séduction dans la culture musulmane ", op. cit., P. 23.

61 - Idem P. 23.


De son coté, la mère, dans un milieu qui rejette l'affectif est devant un époux (parfois même la famille) souvent indiférent, son besoin d'amour se repportera sur ses enfants62, en particulier sur ses fils, et se transformera, au fil du temp, en véritable sentiment possessif.

Durant sa jeunesse, l'autoritarisme paternel, sa froide distance, pousseront le fils vers sa mère, havre de paix et d'amour.

En effet, pour le père, le dialogue ne s'établit ni avec la femme, ni avec l'enfant, mais avec l'adulte mâle, et le fils n'est qu'un adulte en devenir.

Les relations entre le père et le fils sont donc beaucoups plus distante que les relations qui unissent la mère et son fils.

Pour lui, le père n'est d'ailleurs que l'expression de la puissance, de la domination qui l'écrase tout autant que sa mère62 bis.

Et le fils, qui sera chargé par le père de " chaperonner "sa mère, pour ne pas dire de la surveiller, deviendra son complice : que ce soit pour sortir, ou pour s'informer, la mère fera appel à lui et celui-ci répondra à sa demande.

Cette situation, que l'on peut qualifier de jeux de pouvoir, permet à la mère " d'utiliser " son fils comme instrument contre le père, la famille et la société, et le fils " d'utiliser " sa mère contre le pouvoir de son père.

Ce double jeux de pouvoir pousse, selon Arno Gruen, le fils à s'attacher encore plus à sa mère, à la servir et à l'asservir : " Le désir de la mère d'utiliser son enfant

écrit-il, pousse celui-ci à s'accrocher à elle, à l'apaiser, à la servir ou l'asservir "63.

La mère et le fils se trouvent dans une situation de dépendance l'un vis-à-vis de l'autre : Le pouvoir de la mère ne pouvant exister sans le fils, et le " pouvoir " du fils sur son père ne pouvant avoir d'effet sans la complicité silencieuse de la mère.

Cependant, le fils va être, à un moment donné de son évolution, récupéré par le père et le monde des adultes masculins : En général, c'est le moment de la circoncision qui va marquer ce passage63bis.

Le fils va être, une seconde fois, expulsé de la sphère maternelle, et son entrée dans le monde des hommes lui imposera de taire ses angoisses.

Dès ce moment là, le fils, jusque là complice de sa mère, va être reprid et formé par le père et le monde masculin dont il devra adopter le comportement, s'il veut éviter la marginalisation, mais comme sa mère a été pour lui un refuge, un allié, il ne quittera pas vraiment son monde et naviguera sans cesse entre elle et son père :

Tantôt il sera le complice de l'un, tantôt de l'autre, en fonction de ses propres objectifs, mais il gardera toujours au fond de lui une préférence pour sa mère.



62 - A. Bouhdiba, op. cit., P. 262.

62bis - Idem P. 267 à 269.

63 - Op. cit., P. 118.

63bis - A. Bouhdiba, op. cit., P. 272


Celle-ci retrouvera le lien privilégié qui l'unissait à son fils au moment du " mariage " : En effet, c'est vers elle que se tournera ce dernier lorsqu'il désirera se marier. C'est elle qui sera chargée de trouver une " bonne épouse ", ou même qui décidera qu'il est désormais temp pour son fils de se marier.

Son rôle dans l'émergence de l'autonomie de son fils par apport à son père - (Le fils, une fois marié sera, en effet, considéré comme chef d'un foyer) - renforcera son emprise sur lui et sur la nouvelle celleule familiale : La mère veillera, avec force et autorité, sur la bru, l'éducation des enfants et ne tolèrera pas le moindre " écart de conduite " de la part de la belle-fille , la moindre remise en cause de sa propre autorité, par peur de la voir disparaitre, alors qu'elle a eu tant de mal à la récupérer.

Le lien , qui uni le fils à sa mère, s'il s'est relaché - sans jamais se rompre - à un moment de leur histoire commune, a donc fini par mettre ce dernier dans une situation de dépendance l'empêchant d'être pleinement autonome au sein de son couple.

Nombres de jeunes algériennes ont ressenti ce poids de la mère et la sensation de ne pas être ma"tresse de leur foyer.

Nombreuses sont celles qui considèrent que leur époux vivent dans l'ombre de leur mère et sont incapables de prendre une seule décision sans en référer au préalable à leur mère.

Cette situation est d'autant plus mal ressentie et acceptée que les jeunes filles aspirent à une réelle vie de couple, indépendante de la famille communautaire.

Aujourd'hui, nombre d'entre elles conditionnent le mariage à l'obtention d'une maison ou d'un appartement indépendant de la grande famille, mais en raison de la crise du logement, beaucoup finissent par acceter de vivre au sein de la belle famille.

L'absence d'autonomie du fils par apport à sa mère, son incapacité à se détâcher d'elle, et l'effort qu'il doit déployer pour aboutir à ce résultat sont décrits à travers l'un des héros des mille et une nuits : Jawdar.

Le héros Jawdar apparait dans l'histoire " le pécheur, ou le sac enchanté " de la

473 ème nuit du conte des mille et une nuits.

Jawdar est un pêcheur qui, guidé par un magicien maghrébin, part à la recherche d'un trésor enfouit dans les tréfonds de la terre.

Le magicien Abdessamad explique au pêcheur, les étapes à franchir : Six portes devront être ouvertes , à chaque fois, un coup mortel atteindra Jawdar qui rena"tra à nouveau, puis " arrivé à la septième et dernière porte, ajoute le maghrébin, tu devras frapper. Ta mère sortira et te dira : " Bienvenue à toi mon fils, viens me saluer " mais tu lui diras alors : " reste éloignée et ôte tes vetements ", elle te dira : " Mon fils, je suis ta mère, j'ai sur toi les droits que donne l'allaitement et l'éducation. Comment veux-tu que je t'expose ma nudité ". Tu répondra : " Enlève tous tes vêtements, si non je te tue " (...). Elle cherchera encore à biaiser, à implorer ; mais point de pitié. (...) Menace la de mort jusqu'à ce qu'elle ait ôté tous ses vêtements et apparaisse nue. Alors, tu auras déchiffré les symboles, annulé les blocages et mis ta personne en sécurité "64.

64 - Les 1001 nuits, T II, P. 923, cité par A. Bouhdiba, op. cit., P. 275.


Le magicien prévient Jawdar qu'il ne s'agit pas réellement de sa mère, mais d'une ombre sans âme. Malgré cela, Jawdar fut incapable de la dénuder entièrement qu'elle lui répétait que ce qu'il lui demandait de faire était H'arâm (péché).

Jawdar rongé par la culpabilité, échoua, mais réitéra sa tentative et la seconde fois, il réussit à dénuder sa mère, qui s'évapora.

Jawdar pu alors s'emparer du trésor qui lui permis de faire face aux besoins matériels de sa " vraie " mère.

Cette histoire de Jawdar nous montre combien il est difficile pour un homme de voir dans la mère une femme à part entière, et combien il est difficile pour lui de s'en détacher, puisque pour arriver à cela, il doit justement détruire, tuer en lui, son image .

L'autonomie, par apport à la mère, ne peut se gagner que si le fils rompt le cordon ombilical qui le lie à elle, mais pour réussir, il doit la tuer symboliquement et parvenir à voir en elle une femme, de manière à voir dans sa propre épouse, l'image de la femme et non celle de la mère.

En effet, selon C.G. Jung " le premier réceptacle de l'image de l'âme pour l'homme est pratiquement toujours la mère ; plus tard, les réceptacles qui apporteront à l'homme un reflet vivant de l' anima seront les femmes qui font vibrer les sentiments de l'homme, que ce soit d'ailleurs, indifféremment dans un sens négatif ou positif. (...) Il s'ensuit que l'anima en jachère sous forme de l'image de la mère va être projeter en bloc sur la femme, ce qui va avoir pour conséquence, que l'homme, dès qu'il contracte le mariage, devient enfantin, sentimental, dépendant et servile ou dans le cas contraire, rebelle, tyrannique, susceptible, perpétuellement préoccupé du prestige de sa prétendue supériorité virile "65.

Le mariage constitue donc pour l'homme une recherche de substitut à la mère, recherche inévitablement vouée à l'échec puisqu'en définitive, nulle femme ne peut être aussi parfaite qu'elle : Sa soupe ne sera jamais " aussi bonne que celle de maman ", ses gâteaux ne seront jamais " aussi savoureux que ce que prépare maman ", et son épouse ne sera jamais " une aussi bonne mère " comme l'a été sa maman.

Pour pouvoir être " libre ", l'homme doit se défaire de l'image de sa mère, afin " d'annuler les blocages " être " en sécurité ", et voir dans son épouse, une partenaire avec qui il construit sa vie, et non comme une mère de remplacement ; mais si Oedipe a involontairement tué son père, Jawdar, lui, doit faire un effort sur lui-même pour franchir les barrières de sa culpabilité qui l'empêche de " tuer " volontairement sa mère, pour en être enfin " délivré ".

65 - C.G. Jung, " Dialectique du moi et de l'inconscient ", P. 190 - 192 -193, cité par A. Bouhdiba, op. cit., P. 272.


Et comme pour la fille qui doit tuer son ennemi - qui lui a appris à obéir sans protester - pour se libérer de son père, et des règles sociales, le fils doit tuer sa mère pour se libérer de son image .

Cet acte de volonté, pour l'un, comme pour l'autre, nécessite le meurtre de sa culpabilité et d'une partie de soi.

Tout comme pour les jeunes filles, très peu de fils seront capables de franchir ce cap, et resteront soumis à leur mère, au grand désespoir des épouses qui n'auront alors d'autres choix que de se soumettre à la belle-mère pour éviter la colère ou les reproches du fils, ou de tenter d'en faire une alliée de poids, car " entrer en guerre " avec la belle-mère est une opération dangereuse dont c'est généralement cette dernière qui en sort victorieuse.

La domination masculine et son corollaire l'infériorisation de la femme a fini par façonner la pensée des uns et des autres.

En effet, le moi féminin, comme le moi masculin, se construit toujours par référence à l'homme. Nous dirions presque qu'il s'agit d'une intégration de la pensée masculine dans celle de la femme qui continue à agir ou à réagir par apport à l'homme.

C'est cette " intégration " du masculin chez le féminin que nous étudierons dans ce deuxième chapitre à travers la construction de l'identité féminine.



CHAPITRE 2

La construction de l'identité féminine


L'identité féminine, ou le moi féminin, a intégré le système de valeurs inculqué par la société, de tel sorte qu'aujourd'hui encore, la femme pense et agit par apport à ses valeurs.

Le schéma de pensée traditionnelle perdure donc - Section 1 - et a beaucoup de mal à être abondonné.

En effet, la femme tente, peu à peu, de trouver une identité féminine " indépendante ", autonome par apport au modèle traditionnel - Section 2 -, ce qui provoque, dans le même temps, une réaction inconsciente d'autodéfense de la part des femmes elles-mêmes, par peur de voir leur " statut " remis en cause par celles qui, aujourd'hui, protestent - Section 3 -.


Section 1 - Le moi féminin traditionnel, ou la pensée du masculin

chez le féminin :

Le statut de la femme, en Algérie, est aujourd'hui fortement contesté par un certain nombre de personnes - hommes et femmes - qui restent cependant largement minoritaires66.

En effet, et bien que souffrant de leur statut, comme le démontre de nombreux témoignages de femmes67, celles-ci restent attachées aux coutumes qui participent à la maintenir dans son rôle traditionnel - Paragraphe A - qui sera par la suite, inculqué aux enfants à travers l'éducation dont la femme est le principal vecteur - Paragraphe B -.

§ A - Le rôle traditionnel de la femme :

Dans le système patriarcal, les fonctions de l'homme et de la femme sont déjà déterminées par avance.

Le pakistanais Abdul A'la Al Mawdudi (mort en 1979) écrivait ainsi, que la femme " selon la nature et la vérité (était) la ma"tresse de maison, l'épouse, la mère ".

" Pour l'islam, écrivit-il encore, masculinité et féminité sont deux parties indispensables à l'humanité, dont l'importance est égale pour la vie en société (...) chacune remplit ses fonctions dans sa propre sphère ... Et comme la puissance de l'homme et sa réussite est de demeurer homme et d'accomplir les devoirs masculins ; de même la puissance de la femme et sa réussite est de demeurer femme et d'accomplir ses devoirs féminins (...) "69.

Le rôle traditionnel de l'homme, et celui de la femme est donc, pour l'un, l'entretien du foyer, et pour l'autre, la reproduction de l'espèce par la maternité, qui ne peut avoir lieu qu'au sein du mariage.


66 - Les débats et les oppositions au code de la famille, témoignent, comme nous l'avons vu, de cette situation.

67 - Notamment ceux recueillis par F. M'rabet, D. Abrous et H. Vandevelde Daillière. Ainsi, déclarait une vieille femme de

90 ans : " Je n'ai rien goutté ; je suis venue comme ça dans les ténèbres et je vais partir dans les ténèbres. Je regrette de

ne pas être jeune afin de pouvoir aller à l'école et ensuite vivre comme j'aurais aimé. J'aurais choisi mon mari et fait ma vie

selon moi ".

69 - Cité par G. Ascha, op. cit., P...



En raison même des structures sociales et de la législation algérienne, le célibat des femmes, ou l'absence de maternité, surtout d'enfants mâles, est une situation très mal vécue.

En effet, le système patriarcal, ainsi que la structure de la famille, qui restent communautaire, forment un obstacle au célibat de la femme tenue de rester sous " l'autorité " de son père, au sein de sa famille, tant qu'elle n'est pas mariée, et ce, même si elle est totalement capable de subvenir à ses propres besoins70.

Une femme vivant seule, et célibataire, aura très souvent mauvaise réputation. Dès lors, son souhait de fonder un foyer sera difficile à réaliser, dans la mesure où le mariage reste une affaire de famille, concernant souvent la mère ; laquelle choisira la future épouse en fonction de la réputation de la jeune femme et de sa famille.

Souad Khodja, dans "  Les algériennes du quotidien ", écrit ainsi que " ... la femme qui veut fonder un foyer doit se départir d'une partie de sa personne ; celle qui lutte pour le maintien de son intégrité psychique verra très limitée ses chances de créer un foyer "71.

Au niveau théologique, le célibat est également condamné lorsqu'il est volontaire, parce; d'une part, il remet en cause la volonté divine et des hadiths du prophète conseillant aux membres de la communauté musulmane de se marier, et de marier les célibataires, et , d'autre part, parce qu'il risque de mener à accomplir ce qui est illicite en matière de sexualité et illégitime en matière de procréation.

La polygynie ainsi que la répudiation sont également deux éléments qui menacent la femme qui ne peut engendrer (ou qui n'engendre que des filles).

C'est pourquoi celle-ci va refuser de contrôler sa maternité afin d'avoir le plus grand nombre d'enfants possible, de préférence des garçons, perçus comme la seule façon d'éloigner lesdits risques72.

Un magistrat, au tribunal d'Alger, décrivait ainsi cette situation : " De nombreux chefs de famille abandonnent au froid, à la faim, à la maladie leurs enfants et leur femme, pour vivre souvent ailleurs avec une nouvelle épouse, qui est souvent, elle aussi, une victime en puissance "72bis.



70 - Une femme qui vivrait seule, sans " soutien " masculin, serait immédiatement soupçonnée d'être de moeurs légère

comme l'illustre le témoignage de Nora recueilli par A. Gaudio et R. Pelletier, op. cit.

A Ouargla, en juin 1990, la maison d'une veuve fut incendiée causant la mort de son enfant. Une affaire similaire se

produisit en septembre 1990 : des millier de personnes se réunirent pour exiger l'expulsion d'une veuve accusée d'avoir un

mauvais comportement. Faits cités par N. Saadi, op. cit., P. P. 79 - 80, note 54.

71 - Op. cit., P. 111.

72 - J. Minces, op. cit. P. 27. " On continue de considérer, écrit J. Minces, qu'un nombre important de fils est un élément de

prestige et constitue une assurance pour l'avenir ".

72bis -Tribunal d'Alger, séance du 21 septembre 1966, cité par F. M'rabet, op. cit., P. 186.



L'écrivain Rachid Boudjedra, dans "La répudiation ", décrit, lui aussi, cette situation dont a été victime sa mère :

" Solitude ma mère ! A l'ombre du coeur refroidit par l'Annonciation radicale, elle continuait à s'occuper de nous(...), les sillons que creusaient les larmes devenaient plus profonds. Abasourdis, nous assistons à une atteinte définitive. En fait, nous ne comprenions rien. Ma mère ne savait ni lire, ni écrire, elle avait l'impression de quelque chose qui faisait éclater le cadre de son propre malheur pour éclabousser toutes les autres femmes, répudiées en acte ou en puissance, éternelles renvoyées faisant la navette entre un époux capricieux et un père hostile qui voyait sa quiétude ébranlée et ne savait que faire d'un objet encombrant "73.

La femme, en tant qu'épouse, doit aussi être conforme à l'image traditionnelle que la société attend d'elle.

Selon le docteur Adel El-Awwa, ex. doyen de la faculté des lettres à l'université de Damas, l'épouse doit obéissance à son époux, elle ne doit pas non plus quitter le domicile sans son accord, ni se refuser à lui. Elle doit, de plus, se joindre à lui dans ses prières, recevoir ses parents et ne pas l'empêcher de puiser dans sa fortune personnelle ; alors que pour W.S. Ghanji, la femme doit être au service de son époux, elle doit tout faire pour lui plaire, tant au niveau physique que culinaire.

Cette image de l'épouse est reprise par les théologiens algériens et par les femmes elles-mêmes comme le modèle idéal de la parfaite épouse.

Ainsi, Zhor Ounissi, dans un quotidien algérien, recommande-t-elle au jeunes filles d'être discrètes dans tous les domaines car, dit-elle " (...) les hommes préfèrent se marier avec une fille qui vous parait insignifiante, mais qui ne fait pas trop de bruit autour d'elle (...), ils choisissent (de préférence) la fille effacée et pas très instruite (...)74.

Zhor Ounissi dépeint ensuite les qualités et les vertus de la femme arabe : " (...) nous ne trouvons pas en dehors de la femme arabe, une femme qui vive exclusivement pour l'homme. Elle accepte d'être malheureuse pour qu'il soit heureux, elle se fatigue pour lui permettre le repos, elle perd sa santé pour qu'il sauvegarde la sienne : S'il tombe malade, elle sacrifie nourriture et sommeil afin de le soigner ; s'il éprouve des embarras financiers, elle vend ses bijoux et ses effets pour lui venir en aide ; s'il se laisse aller à des fautes, ou à des actes égoïstes, elle fait preuve, à son égard, de mansuétude, de bonté et ferme les yeux (...), s'il manifeste un penchant pour une autre qu'elle, elle lui demeure fidèle et n'abandonne pas ses enfants pour partir avec un amant comme le ferait une occidentale "75.


73 - Cité par A. Bouhdiba, op. cit., P. 270.

74 - Cité par F. M'rabet, op. cit., P. 16.

75 - In " El Djeich ", septembre 1965, cité par M. Gadant, op. cit., P. 84.



L'abnégation de soi et la soumission sont ainsi conçues comme les qualités que doit avoir la femme arabe et algérienne.

Ce rôle de la femme, conçu comme celui d'épouse et de mère va être inculqué à la jeune fille à travers son éducation. Une éducation qui va également poser les premières bases de la différence sexuelle, et de la différence de statut entre le garçon et la fille.

§ B - La reproduction du modèle traditionnel à travers l'éducation :

La mère est, au sein de la famille, un élément déterminant dans la construction de l'identité future des ses enfants, garçon comme fille.

Par son éducation, elle va façonner l'un et l'autre à l'image de ce que la société attend de ses membres75bis.

La société, la famille, le père et par prolongement la mère, attend, dès la grossesse de la femme, la naissance d'un fils qui viendra prouver la virilité de l'homme et le " bon choix " de l'épouse.

La naissance d'un garçon, fierté de toute la famille, sera marquée par une grande fête qui pourra durer plusieurs jours : souvent, un mouton sera égorgé et les membres de la famille, ainsi que les amis, viendront féliciter le père et la mère.

Tout un cérémonial destiné à célébrer sa naissance et à le protéger des forces occultes sera organisé les jours suivants.

Le docteur Mohamed Sijelmassi, dans " Enfants du Maghreb, entre hier et aujourd'hui ", témoigne de cela:

" puis écrit-il, vint le septième jour, le baptême. Aux aurores, respectant en cela la sunna, en présence de tous les mâles de la famille, un mouton, dont une touffe de poils était colorée par le henné et les cornes ornées de bracelets, fut inondé et une poignée de sel jetée pour neutraliser les jnouns (démons). Le parent le plus vénéré de ma famille a récité la Fatiha (1er verset du Coran), au moment où le boucher faisait gicler le sang et dans un flot de prières, mon nom fut prononcé pour la première fois... "76.

La naissance d'un fils est donc accueillie avec joie et fierté, à la différence de la naissance d'une fille qui sera, elle, accueillie de façon beaucoup plus modeste, parfois même, elle sera considérée comme une " calamité " .

La mère, quant à elle, sera félicité, non pour la naissance de la fille, mais pour le futur gendre qu'elle ramènera par le mariage : " M'brouk lil n'sib " c'est-à-dire " félicitations pour le gendre ", entend-on souvent.

75bis - Margaret Mead, dans " Moeurs et Sexualité en Océanie ", écrit que " toutes discussions sur la conditions de la femme, sur le tempérament des femmes, sur la soumission et l'émancipation des femmes, font perdre de vue ce fait fondamentale que la distinction des deux sexes est conçue selon une trame culturelle servant de base aux rapports humains, et que le petit garçon qui grandit et modelé tout aussi inexorablement que la petite fille selon un moule particulier et bien défini ". Cité par Ghita El-Khayat-Bennai, in " Le monde arabe au féminin ", .Paris,L'Harmattan,1985,325p.,P.68.

76 - Mohammed Sijelmassi, " Enfant du Maghreb, entre hier et aujourd'hui ", Maroc,SODEM,1984,138p.,P.59.

Le fils débutera sa vie dans le milieu exclusivement féminin.

Sa mère sera pour lui l'unique référent et durant la période de la petite enfance (qui va de la naissance à l'âge de 2 ou 3 ans), il s'identifiera à elle77. Puis jusqu'à l'âge de 5 ans environ, il va commencé à acquérir une certaine autonomie par apport à l'autre, c'est-à-dire à prendre conscience de sa propre individualité, mais, en raison de son incapacité à avoir un jugement développé, le rôle des parents sera important: C'est eux, qui, en posant les interdits, vont fixer les frontières du bien et du mal, de ce qui est permis et de ce qui ne l'est pas.

Or, l'enfant, parce qu'il est le garçon, sera traité avec beaucoup de largesse par sa mère, surtout si celle-ci a déjà d'autres enfants et des filles.

Le fils, sera autorisé à avoir un certain comportement qui sera interdit à la soeur : La colère, les sautes d'humeurs, la possessivité lui seront autorisées.

Le comportement individualiste et égoïste qui se développe à la naissance, à travers la possession des " tétés ", et qui se maintient ensuite à travers les jeux, sera toléré par la mère comme le signe de sa masculinité.

Et lorsque la mère tente de fixer les limites à la " Tyrannie " du jeune garçon, elle se heurte, bien souvent, à la famille qui, par le biais de la belle-mère, reste présente dans l'éducation de l'enfant, ou même au père qui ne conçoit aucune autre autorité que la sienne sur son fils.

Celui-ci, grâce à sa mère, fera l'apprentissage de l'obéissance et du respect dus au père, aux personnes âgées, ainsi qu'aux règles sociales.

Par contre, l'apprentissage du respect de l'autre sexe semble totalement absent et cette lacune, bien loin d'être comblée par l'entourage, ne fera que s'accentuer par le modèle offert au regard de l'enfant.

Celui-ci sera, par la suite, " repris " par le père et le milieu masculin .

La circoncision marque ce passage du milieu féminin au milieu masculin et la rupture des liens entre le fils et la mère que le père tentera de reconstituer à son profit. Dès ce moment, le père se chargera d'inculquer à l'enfant les valeurs de la société et de le modeler à sa propre image.

Mohamed Dib, dans l'une de ses oeuvres, dépeint cette situation :

" Ma mère, écrit-il, n'était jamais triste (...), elle n'était pas gaie non plus. Elle ne craignait rien autant (...) que de para"tre gaie, et passait son temps à se contenir, à prévenir par un léger sourire le trouble que son humeur pouvait répandre dans son entourage. Sans se contraindre, elle ne réussissait qu'à mieux échapper à ses proches, à ses enfants. Mon père veillait sciemment, lui, à ce qu'aucune intimité ne se créa entre nous. Et sa seule vue nous ôtait l'envie. C'était peut-être un homme bon...mais enfant, je n'avais ni la force, ni l'intrépidité qu'il fallait pour fendre la dure écorce sous laquelle son affection pour nous se cachait ; nulle marque d'encouragement ne m'aidait dans la recherche de ce coeur, que j'aurais aimé trouver moins haut. Rejetant chaque élan (...) vers lui, il me visait moi (...)dont il voulait faire sa réplique corps et esprit (...) "78.


77 - M. Sijelmassi, op. cit., P.51

78 - Cité par M. Sijelmassi, op. cit., P. 59.


Le fils, éduqué par la mère dans le sens du respect du père, de la famille et de la société, reprit par le père pour faire de lui " un homme ", finira par s'identifier à lui après s'être identifié à la mère. En effet, l'enfant, dans la recherche de son identité, va développer un idéal du moi qui sera un idéal du père à travers un processus d'identification lent ou rapide : Par le processus lent, l'enfant va suivre les traces de son père pour " devenir comme lui ", et le par processus rapide, il va se conduire comme le père pour être le père79.

Cela le conduira à agir, à parler comme le fait le père et à apprendre, ainsi, à devenir l'homme tel que définit par le groupe.

La mère, le père, la famille, fières d'avoir un fils, vont donc l'éduquer d'une façon plus souple que la fille. Celle-ci, en effet, conna"tra une éducation plus rigoureuse destinée à la préparer à devenir épouse et mère.

Comme nous l'avons déjà dit, la naissance d'une fille est souvent mal accueillie par la famille, surtout si elle est la première enfant du couple.

Durant sa jeunesse, elle va apprendre à intégrer les règles sociales concernant la femme et la féminité, et à ne se concevoir que comme future épouse et mère. Très tôt, la mère va d'ailleurs commencer à préparer le trousseau de sa faille qui y participera avec ferveur lorsqu'elle sera dans la capacité de préparer seule ses draps, ses broderies, ses robes etc...80.

La littérature et le chant populaire participeront également à former la jeune fille, tant au niveau religieux que social.

Les connaissances religieuses et les invocations pieuses vont ainsi se transmettre par la poésie chantée - le hawzi - et par la poésie récitée - la bouqala - :

" J'ai humblement imploré mon Dieu

pour qu'il exauce trois voeux,

le pèlerinage aux lieux saints, la prière

et l'accès au paradis

(...)

je salue les marabouts

et les hommes de Dieu

je salut l'élu (...)81.

Le chant traditionnel, chanté lors de fêtes, ou de réunions familialles décrit, lui aussi, l'attente du groupe pour le mariage:

" (...)

Prévenez son cousin paternel

qu'il se hâte et se présente tôt,

qu'il offre 100 sur 100 pièces d'or,

(...)

et la servante qui élèvera les enfants "82.


79 - Louis Corman, op. cit., P. 59.

80 - Ghita El Khayat-Bennai, écrit qu ' " à travers tous le processus inconscient d'identification, c'est tout ce qu'est

profondément la mère que la petite fille intériorise ", op. cit., P. 68.

81 - R. Titah, op. cit., P. 52.

82 - Idem P. 55.


Les contes féminins racontent souvent, eux aussi, les aventures de jeunes filles, belles, séduisantes et pures qui finissent par épouser le prince charmant et donner naissance à un beau garçon.

Dans l'éducation de la jeune fille, l'accent et surtout mis sur la préservation de la virginité, la nécessité d'être soumise, obéissante et silencieuse pour avoir un mari82bis.

Khalida Massaoudi, dans " Une algérienne débout ", décrit ainsi l'éducation de la jeune fille :

 " (...) il y avait des rites auxquels je me prêtais sans savoir vraiment de quoi il retournait. Je me souviens de celui qu'on pratiquait quand les femmes confectionnaient un burnous (...). C'était un garçon qui faisait passer le fil pour tisser la trame, et chaque fois que le fil se tendait, je devais l'enjamber et prononcer en même temps une formule : " toi, tu es un fil, et moi, je suis un mur " (...). En fait, jusqu'à la puberté, on insinue ; mais ce n'est que lors des premières règles qu'on te met en garde contre la grossesse illicite et la séduction (...) et on te fait la liste de toutes les interdictions qui vont désormais peser sur toi. J'ai trouvé ça injuste, et je l'ai dit : " Comment, vous m'avez annoncé que je deviens une femme, donc grande et responsable, et je n'ai plus le droit de quoi que ce soit ? " Un conseil des femmes de la famille s'est réuni : Elles m'ont expliqué que Satan peut jouer de mauvais tours... "83.

La jeune fille, comme le fils, va être éduquée dans le principe du respect et de l'obéissance totale au père, mais contrairement à son frère qui finira par quitter le monde féminin, elle, elle demeurera dans ce monde où, quotidiennement, elle secondera la mère, tant pour les travaux ménagers que pour l'éducation des jeunes enfants.

En raison du faible développement des loisirs et du principe de claustration des filles, ces dernières auront peu d'occasions de sortir à l'extérieur, mis à part l'école, qui est souvent, pour elles, le premier lieu où se côtoient garçons et filles.

La maison et les réunions familiales sont donc principalement le lieu où se forment le comportement et la pensée de la jeune fille. D'où également, cette difficulté qu'à la femme de trouver en elle un moi " indépendant ", autonome par apport à la société, à la famille et à l'homme.



82bis - Juliette Minces écrit ainsi que " Celle-ci (la tradition) exige que la fillette soit soumise, discrète, active, modeste, ne

hausse jamais le ton, n'ai aucune curiosité vis-à-vis de l'extérieur (...) elle lui enseigne que l'objectif de sa vie doit être le

mariage puis la procréation (...) ", op. cit., P. 50.

83 - K. Messaoudi, E. Schemla, op. cit., P. 49.



Section 2 - Le moi féminin indépendant ou la recherche d'une

autonomie :

La conjoncture de plusieurs facteurs a favorisé une certaine prise de conscience, par la femme, de sa propre valeur en tant que personne, bien que cette prise de conscience reste encore relative, en raison du maintien des structures sociales traditionnelles.

La femme, autrefois destinée à n'être qu'une épouse et une mère, commence aujourd'hui à pénétrer l'espace qui lui était jusque là interdit, l'espace masculin, à revendiquer un droit qui n'appartenait qu'à l'homme, la parole- Paragraphe A - ce qui en même temps, constitue des premières brèches dans un système patriarcal traditionnel que l'homme tente de préserver - Paragraphe B -


§ A - L'émergence de la femme dans l'espace masculin :

La société traditionnelle repose sur le principe de claustration des femmes dont le lieu " naturel " est la maison, espace fermé et sacré parce qu'il est aussi le lieu de la " horma ", c'est-à-dire de la notion d'honneur au féminin, le miroir de l'honneur masculin, le " nif ".

Un proverbe ancien affirme ainsi que la femme ne peut sortir de chez elle que deux fois dans sa vie : Lorsqu'elle quitte la maison de son père pour se rendre chez son époux, et lorsqu'elle quitte la maison de son époux pour aller dans sa tombe.

En milieu rural, la claustration physique, comme telle, n'existe pas. La femme circule librement au sein du village, bien que certains espaces lui soient réservés, en raison du fait que chaque membre de ce village ne se considèrent pas comme des étrangers, les uns vis-à-vis des autres.

Khalida Messaoudi décrit cela :

" Dans nos villages de montagne, ces femmes travaillent (...) si elles ont des bijoux à la cheville, ce n'est pas pour faire jolie, mais pour protéger du regard des hommes cette partie nue de leur corps. Si elles ne portent pas le voile, c'est que dans le village - comme partout dans l'Algérie rurale - la notion d'extériorité n'existe pas. On est entre soi, on est dans le dedans. Ce dedans lui même est séparé en deux, il y a un partage tacite, une division sexuelle de l'espace : Certains chemins sont réservés aux femmes, et aucun homme n'a le droit d'y circuler lorsqu'elles y passent (...). Et quand un étranger arrive, il est immédiatement pris en charge par les hommes "84.

84 - K. Messaoudi, E. Schemla, op. cit. P. P. 46 - 47.


Au niveau théologique, la sortie de la femme hors de son foyer ne peut être qu'exceptionnelle.

L'imam Al-Ghazali, théologien surnommé l'argumenteur de l'islam énonce ainsi qu' " il faut que la femme reste au foyer et s'occupe de son filage (...) qu'elle communique peu avec ses voisins et ne les visites que par obligation (...) (et si son époux l'autorise à sortir) elle doit s'habiller de vieux vêtements et prendre les sentiers et les endroits les plus déserts, éviter les souks, prendre garde à ce qu'un étranger entende sa voix ni qu'il la reconnaisse, ne pas s'adresser à un ami de son époux même par besoin (...) son seul souci doit être sa vertu, son foyer ainsi que la prière et le jeûne... "85.

Traditionnellement, en Algérie, les sorties des femmes sont relativement rares : Les fêtes religieuses, les mariages, la visite des morts et le bain (le hammam) sont souvent les seules occasions de sortie.

Puis, avec l'instauration du système scolaire obligatoire pour les garçons comme pour les filles, celles-ci ont commencé, peu à peu, à pénétrer la sphère masculine, ne serait-ce qu'en traversant " la rue " pour aller de chez elle à l'école où elles sont entrées en contacte avec d'autres garçons que ceux de la famille - les frères ou les cousins-.

Pour certains auteurs, la scolarisation des filles est inutiles, voire même dangereuse:

Al-Tirmzi (Alim (savant) et auteur d'un ouvrage en matière de hadiths) écrivait ainsi, que :

" ... Si celles-ci (les femmes) ma"trisent l'écriture, elles en feront un usage nocif. C'est alors que les corrupteurs porteront atteinte aux femmes plus rapidement et plus gravement que quand elles étaient analphabètes ..., grâce à l'écriture, la femme est devenue plus rusée et plus rapide dans la réalisation de ses visées perfides ... "86.

En Algérie, la scolarisation des jeunes filles importante dans le primaire, devient plus difficile pour elles lorsqu'elles atteignent l'âge de la puberté87, surtout en milieu rural où les parents considèrent que cette " sortie " risque, d'une part, de porter préjudice à leur honneur et d'autre part, est inutile pour elles dans la mesure où elles sont destinées à se marier.

En milieu urbain, par contre, et en dépit des mêmes préjugés, les jeunes filles continuent aujourd'hui leur scolarité plus longtemps, sans que cela atteignent le même niveau que celui des garçons.

85 - G. Ascha, op. cit., P......

86 - Idem P. 148.

87 - Les récits recueillis par F. M'rabet illustrent cette pratique et sont confirmés par les statistiques.....


En effet, si en zone urbaine, le taux de scolarisation des filles est plus important qu'en zone rurale, celui-ci décro"t avec l'avancement dans le cycle scolaire, dans la mesure où bien souvent, celle qui en situation d'échec, restera à la maison et ne sera pas reprise par le système de formation.

Quand au travail de la femme, celui-ci marque encore plus son entrée dans la sphère masculine, puisque, grâce à lui, elle va bénéficier d'un salaire et pouvoir entretenir sa famille, chose jusque là exclusivement réservée à l'homme.

Cependant, l'importance du travail doit être relativisée, dans la mesure où il témoigne beaucoup plus de la dissolution des liens de solidarité familiale que d'une réelle volonté de s'assumer économiquement.

En effet, dans la majorité des cas, le travail est le résultat de problèmes économiques et les femmes, souvent ouvrières, peu qualifiées et sous payées, ne le considèrent pas comme un moyen d'émancipation.

Bien au contraire, elles regrettent de ne pouvoir rester chez elles, à s'occuper de leur foyer et de leurs enfants88.

Par contre, le travail, pour les jeunes filles ayant atteint un niveau d'études élevés, leur parait être, soit la suite logique à leurs études, soit le moyen d'être économiquement indépendantes, et beaucoup d'entre elles, désirent travailler par goût du travail.

Celui-ci, de nature beaucoup plus " intellectuel " est donc moins lourd à assumer que le travail manuel des ouvrières, femmes de ménages ou autres. Il est donc perçu comme plus gratifiant : C'est ainsi qu'une jeune femme de 27 ans, mariée et mère d'un enfant, professeur dans l'enseignement secondaire témoigne " mon travail me procure des compensations et me permet d'assurer des responsabilités qui affirment ma personnalité "89.

A côté de la scolarité et du travail qui, dans une certaine mesure, basculent les règles traditionnelles de la claustration et de la non rencontre des deux sexes, on trouve également " la prise de parole " des femmes, soit dans la sphère privée, soit dans la sphère publique, bien que cela soit encore limité.

La femme dans le système classique des relations familiales et sociales, ne " parle " pas.

Elle est celle qui écoute et reste silencieuse, accepte les décisions prises pour elle, puisque, dans la " pensée traditionnelle ", la femme n'a pas la même capacité de raisonnement que l'homme. Elle est perçue comme un enfant dénoué de la possibilité d'avoir un jugement rationnel.

Monique Gardant, rapporte d'ailleurs que, lorsqu'elle était en pleine discussion avec de jeunes algériens militants politiques, sa parole n'était écoutée que par courtoisie due à une étrangère . Mais, dit-elle; " (...) mes propos n'ont aucune légitimité et sont traités comme des propos enfantins (...) "90.


88 - Les témoignages réunis par D. Abrous dans " l'honneur face au travail des femmes en Algérie " illustre cela. Ainsi par

exemple, écrit une jeune ouvrière du textile ( 54 ans, 3 enfants) : " Je travaille depuis la mort de mon mari, il y a de cela

21 ans (...) " ou " Je travaille depuis 1966. Auparavant j'avais ma maison, mes enfants, j'étais heureuse (...) ", (femme de

ménage 40 ans, 4 enfants), ou encore " ce qui m'a poussé à travailler ? Ce sont les misères de ce monde. Si j'avais pu me suffir à moi-même, je ne serais pas sortie travailler (...) ", (ouvrière 38 ans , mère de 4 enfants), op. cit., P.89.

89 - Ibid P. 100. D'autres témoignages illustrent cette différence de conception qu'ont les femmes du travail, selon qu'elles

soient ouvrières ou étudiantes, enseignantes etc....

90 - M. Gadant, op. cit., P. 79.


Avec l'accès à l'éducation, et surtout par la poursuite de hautes études, la femme, autrefois silencieuse, ose ou tente de prendre la parole pour affirmer une point de vue et défendre ses positions. Le voile devient même, pour un certain nombre de jeunes filles, le moyen de s'affirmer au sein de la société91.

En effet, le port du voile qui est perçu pour les théologiens comme la marque de l'appartenance à la communauté islamique, et donc à l'adhésion totale aux règles religieuses (et par la même aux principes d'obéissance et de soumission de la femme)91bis , devient pour celles qui le portent le moyen de montrer leur foi et de prouver leur vertu religieuse ; ce qui leur permet de " parler " sans que cela soit perçu comme une menace de remise en cause de l'ordre traditionnel, puisqu'elles font la preuve de leur adhésion à cet ordre social, contrairement à la femme " sans voile " qui, parce qu'elle parle, sera accusée de vouloir imiter l'occidentale.

Scolarité, travail et " prise de parole " même relatifs n'en demeurent pas moins des éléments conçus comme menaçant les structures sociales traditionnelles, ce qui entra"ne une certaine réaction destinée à neutraliser cette " menace ".


§ B - La neutralisation défensive :


La scolarité des jeunes filles, perçue comme dangereuse par les théologiens, parce qu'elle donne accès au dehors et parce qu'elle permet à la femme de " faire un meilleur usage de ses ruses "92 est aujourd'hui acceptée par les oulémas (docteur de la loi), non parce qu'ils la conçoivent comme une nécessité, mais parce qu'il s'agit pour eux de l'acceptation du fait accomplit : Ayant donc fini par l'admettre, leur désir est alors de la limiter à des domaines qui sont de la " nature " féminine.

Ainsi, Ahmad Mohamed Jamal, professeur de culture islamique en Arabie Saoudite en 1974, écrivait :

" L'islam n'interdit pas la scolarisation de la femme (...), elle (la femme) ne doit pas apprendre ce qui dépasse les besoins ménagers (...) "93.

Concernant le travail, la majorité des auteurs musulmans contemporains soulignent que le travail de la femme et de l'homme est un droit, mais comme pour la scolarisation, ils considèrent que seules quelques tâches sont possibles pour la femme en raison de sa nature.

Mohamed Qotb parle de l'alphabétisation des filles, c'est-à-dire l'enseignement, ou du métier d'infirmière pour soigner les femmes. Le docteur Zaidan Abdul-Baki, sociologue et expert au centre d'études féminines et du développement au Caire, énumère les travaux possibles pour la femme : Ceux incompatibles avec la foi, ceux qui ne conviennent pas à la nature féminine, ceux ne lui conviennent pas physiquement, ceux qui vont à l'encontre des us et coutumes, ceux qui nécessitent de monter à cheval ou à bicyclette94.

91 - Quelques émissions de télévision, relatives à la femme en Algérie, diffusées sur les cha"nes ARTE ou TEVA, ont montré

des jeunes filles en hidjab affirmant que celui-ci leur a permis de poursuivre leurs études , de sortir dans la rue ou de

militer au sein de partis politiques sans que cela n'engendre le désaccord du père ou des frères.

91bis - J. Minces, écrit en effet, que " (...) le voile (...) est la marque de la conception que les hommes se font des femmes (...) et par voie de conséquence, de ce qu'elles ont intériorisé ", op. cit., P. 92.

92 - G. Ascha, op. cit., P.148...

93 - Idem P. 149. 94 - Idem P..16


En Algérie, le système de formation professionnelle reprend cette idée qu'il y aurait ainsi des métiers pour les hommes et d'autres pour les femmes : dans les centres de formations professionnelles féminines, les spécialisations se répartissent entre la couture, la broderie, la coiffure et l'esthétique, le secrétariat ou la dactylographie95.

Au niveau social, les hommes considèrent toujours le travail des femmes comme un élément pouvant mettre en péril l'honneur de la famille - La religion, la morale, les traditions, l'infériorité de la femme et ses tâches au foyer sont des éléments avancés pour expliquer le refus de voir la femme travailler96 - Lorsque celle-ci se trouve dans l'obligation matérielle de le faire, le travail doit alors s'effectuer en milieu féminin et non loin de l'époux. Il doit concerner l'enseignement, le milieu hospitalier en tant qu'infirmière, en milieu social et doit être effectué en respectant la morale islamique.

Si le travail de la femme est " admis ", il est donc fortement soumis à des conditions, parce qu'il entra"ne la circulation de la femme en dehors de son foyer .

Il s'accompagne également d'une surveillance accrue sur celle-ci, ou sur la nécessité pour elle de mettre le voile afin d'être protéger du " regard de l'autre ".

Ainsi, par exemple, une femme de 38 ans, mariée et mère de quatre enfants, explique :

 " Mon seul trajet, est celui qui me mène au travail ; malgré cela, mon mari est jaloux, il n'a pas confiance en moi. Où que j'ailles, il n'est pas tranquille, jusqu'au jour où nous avons eu le transport : il me prend le matin devant la porte et me dépose le soir devant la porte (...)97;ou alors cet autre exemple donné par une jeune de 25 ans, divorcée sans enfant (femme de ménage) :

" (...) Je sorts d'ici à 2 heures et demie, mon père compte une heure de bus et si je ne rentre pas à 3 heures et demie, il renverse sur moi le monde (...) lorsque je veux acheter quelque chose, je préviens mon père (...) (Il) est très sévère, les vieux qui viennent de la campagne, tu sais comment qu'ils sont ; avec eux on ne peut pas bouger "98.

Parfois, l'intériorisation de tous les interdits par la femme, aboutit à l'autocensure. Dans ce cas là, toute forme d'invention devient inutile car l'inhibition se fait d'elle-même :

" lorsque je veux sortir, écrit une jeune ouvrière de 30 ans, célibataire, je peux sortir, mais je n'arrives pas à sortir. Ce que je préfère, c'est aller du travail à la maison et de la maison au travail (...) et puis, tu sais, sortir, ça ne mène à rien de bien "99.

Le caractère potentiellement subversif du salaire qui découle de la possibilité d'indépendance économique et de la " prise de parole " qu'il peut permettre, est " neutralisé " par la famille, l'époux ou le père à travers " le silence ".

95 - Souad Khodja, " A comme Algériennes ", Alger, ENAL, 1991, 274 p., P. 99.

96 - Voir ici, le travail de recherche effectué par H. Vandevelde Daillière " Femmes Algériennes à travers la conditions féminine

dans le constantinois depuis l'indépendance ", Alger, Office des Publications Universitaires, 1980, 496 p., P......

97 - Cité par D. Abrous, op. cit., P. 100.

98 - Idem P. 112.

99 - Ibid P.112.


En effet, à partir de l'enquête réalisée par D. Abrous, dans " L'honneur face au travail des femmes en Algérie ", nous pouvons dire que dans la quasi-majorité des cas, la femme qui travail, soit remet son salaire à sa famille sans que celle-ci le réclame, soit le garde pour elle mais la stratégie déployée pour neutraliser ce salaire consiste à le passer sous silence, à faire comme si la femme ne participait pas à l'entretien de la famille ou du foyer.

Section 3 - L'autodéfense inconsciente :

A travers les enquêtes menées par D. Abrous et H. Vandevelde-Dailliere, ainsi que les différents témoignages réunis par F. M'rabet, il appara"t que les femmes sont pleinement conscientes de leur " statut ", mais le subissent sans vraiment tenter de le modifier, et se " désolidarisent " avec celles qui militent pour un changement.

Nous tenterons de saisir les raisons de cette absence de solidarité entre les femmes

- Paragraphe A - et d'expliquer pourquoi, parfois celles qui réclament le changement, finissent par " céder " aux traditions - Paragraphe B -.

§ A - L'absence100 de solidarité femme-femme :

La femme algérienne évolue dans un monde qui la modèle dès sa naissance. Son éducation, comme nous l'avons vu, la prépare très tôt à devenir une future épouse et mère.
L'enseignement lui-même, au lieu d'être un enseignement qui mène à l'ouverture d'esprit par l'apprentissage de la critique, devient le reflet du dogme et de l'orthodoxie religieuse, dans la mesure où, dans les filières, notamment littéraires, à majorité féminine, les auteurs étudiés - écrivains, théologiens- restent traditionalistes.

Les valeurs islamiques sont rehaussées sans que soient étudiés les auteurs musulmans réformateurs (si ce n'est pour être critiqués) et sans jamais oser l'autocritique textuelle ou idéologique.

Bien souvent donc, le système éducatif ne fait que renforcer la pensée traditionaliste, de tel sorte qu'aujourd'hui, la femme algérienne parait plus conservatrice que celle des années 60 et 70.

Mais l'un des éléments les plus importants dans cette absence de " solidarité " semble être la difficulté de communication et de rencontre en dehors des rencontres classiques - Hammam - fêtes familiales et religieuses.

En effet, les sorties des jeunes filles sont, comme nous l'avons vu, souvent " surveillées " pour éviter le " qu'on dira-t-on ", le " qlem E'nass " (littéralement les mots des gens).

Les réunions à caractères militantes sont donc bien souvent difficiles sans l'appui de la famille elle-même.

Dès lors, entre la femme " militante " ou " occidentalisée " et la femme au " foyer " ou " traditionaliste ", le dialogue devient incertain, de sorte que la traditionnelle aura du mal à comprendre l'autre et à voir en elle autre chose qu'une menace pour les coutumes et l'identité algérienne.

100- Par absence de solidarité femme-femme, il faut entendre ici, une absence de solidarité face aux revendications d'émancipation. En effet, dans tous les autres domaines, bien au contraire, les femmes, face aux hommes, se " tiennent les coudes ". Ainsi par exemple, écrit K. Messaoudi, dans " Une Algérienne debout " : " (...) Nos vieilles avaient toujours ou une poule pour le mariage. Si l'épousée n'était plus vierge, elles tuaient l'animal, répandaient son sang sur les draps, et elles exhibaient triomphalement (...) " op. cit., P. P. 47 - 48

Au sein du foyer, la télévision algérienne, par l'absence de programme concernant l'émancipation de la femme, renforce les structures traditionnelles, alors que la radio elle-même diffuse des programmes, telle que l'émission " El-Baït Essaïd (la maison du bonheur) " destinés à expliquer à la femme algérienne comment devenir une bonne ménagère101.

Au niveau de la presse féminine, celle-ci est quasiment inexistante, et le journal de l'Union Nationale des Femmes Algériennes " El-Djazaïria " (L'algérienne) a été arabisé en 1984, ce qui a pour conséquence de réduire l'information puisque peu de femmes algériennes ma"trisent l'arabe littéraire102.

La pensée moderniste a donc ainsi bien du mal à pénétrer la pensée féminine qui reste majoritairement soumise à la pensée masculine.

La femme, éduquée par sa famille, sa mère, formée par un système scolaire qui exclu l'analyse et la critique, privée de communication avec d'autres femmes qui pourraient avoir une autre vision de la société, et " encadrée " par un discours officiel qui ne fait que confirmer son éducation, a bien du mal à concevoir l'existence d'un autre mode de vie que le sien.

D'ailleurs, le mariage, la maternité ayant été les buts suprêmes qu'elle a appris à vouloir atteindre et qui définissent son identité en tant que femme, lui paraissent être réellement et effectivement les situations les plus logiques pour une femme.

Dès lors, toutes celles qui emploient un autre langage que celui qu'elle a entendu depuis son enfance, lui paraissent être dans l'erreur, et plus encore, remettent en question toute cette éducation qui a fini par former son identité : Et par réaction, par autodéfense contre cette identité qui est ainsi attaquée, elle va rejeter ce discours qu'elle ne comprend pas.

Parfois les femmes " modernistes " elles-mêmes, en dépit de leur rejet des traditions, finissent par y " revenir ".

§ B - Le retour aux traditions :

La société algérienne étant encore une société communautaire où le groupe et le regard de l'autre sont importants, tout individu qui a un comportement et un discours hors-norme, est immédiatement mis en dehors de cette société.

La femme moderniste est, à cet égard, un individu hors-norme puisqu'elle emploie un langage et une manière de vivre qui n'est pas celle du groupe.

Dès lors, son " anormalité " ne peut être acceptée et devient d'autant plus difficile à assumer que la famille, bien souvent, la rejette elle-même.

101 - S. Khodja, " A comme Algérienne " op. cit., P.27.

102 - Idem P.26-27.


L'histoire de Nora, témoigne de cette difficulté, pour une femme de vivre en dehors des règles sociales : Nora, jeune mère célibataire a ainsi dû se prêter à un faux mariage afin de faire accepter son enfant, et de " sauver les apparences "103.

Vivre seule, être célibataire, refuser d'avoir un enfant sont autant de comportements que ne comprend pas la société traditionnelle, et qu'elle conçoit comme subversifs.

La femme qui vit seule, est célibataire, ou refuse d'avoir un enfant, ressent bien souvent sur elle le regard lourd et accusateur de la famille en particulier et de la société en générale, et comme dans tout endroit où elle pourrait se rendre, on réagit de la même façon, si non encore plus durement envers une étrangère, la " fuite " est impossible.

La femme finit donc, bien souvent, par céder : Elle accepte le mariage alors qu'elle le refusait pour prouver qu'elle n'a pas " fauté ", ou pour faire plaisir à sa mère, à sa famille104.

En effet, en Algérie, la femme célibataire, qui refuse volontairement le mariage sera souvent soupçonnée d'avoir " fait une bêtise ", c'est-à-dire d'avoir eu des relations hors mariage et ce seul soupçon sera comme une marque que portera la jeune femme qui, inévitablement fera d'elle une fille de mauvaise réputation et sans soutien familial, la résistance à l'ordre social est alors très difficile.

De célibataire, à épouse, elle finira également par céder à la maternité.

Dans " l'ordre normal des choses ", une épouse se doit d'avoir un enfant dès la première année de mariage, tant pour prouver sa fécondité, et la virilité de son époux105, que pour consolider son mariage, comme le lui répète souvent sa mère. Mais si l'enfant tarde à venir, on la soupçonnera d'être stérile, et, à moins que l'époux ne soit d'accord pour avoir un enfant beaucoup plus tard, la belle-famille pèsera de tout son poids pour qu'il épouse une autre femme ou divorce de celle qui ne peut engendrer.

Une fois mère, la femme reproduira alors, inconsciemment, la même méthode d'éducation que celles de ses parents, dans la mesure où la belle-famille, surtout la belle-mère, la laissera mener seule l'éducation de l'enfant, sans intervenir. Chose relativement rare, surtout si l'enfant est un garçon, et très difficile si le couple cohabite avec le reste de la famille.


103 - A. Gaudio et R. Pelletier, op. cit., P. 93.

104 - K. Messaoudi répondait ainsi à la remarque de E. Schemla concernant son mariage et le fait qu'elle ait fini par suivre la

tradition : " Je la suis sans la suivre (...) , Je me marie certes, mais avec un homme qui (...) n'appartient au clan (...).

D'autre part, nous nous marions laïquement, à la mairie. Pour faire plaisir à mon père, j'ai cependant consentie à la

cérémonie religieuse (...) où officie l'oncle maternel ". op. cit., P. 106.

105 - Mouloud Feraoun, dans le revue littéraire " Soleil " ( N° 06, du 15 juin 1951, P. 36 à 58) a décrit l'attente de la

grossesse par les époux : " Leur rêve fut d'avoir beaucoup d'enfants , surtout des garçons. lorsqu'au début de leur mariage

quelqu'un souhaitait à l'un ou à l'autre les 7 garçons, le souhait était accueillis avec un sourire épanoui (...). Ils

commencèrent à s'inquiéter dès la fin de la 1ère année (...). Il fallut s'entourer de précautions : se faire pardonner par ses

proches (...), rendre visite aux morts (...). Pendant tout le mois, Slimane faisait sa prière, Chabha se purifiait soir et matin

(...). Le matin du 29ème jour, la jeune femme sentait immanquablement une coulée tiède entre ses cuisses (...). Elle (...)

relevait sa gandoura pour contempler sa honte (...). Slimane devinait tout de suite. Il se levait sans un mot, puis s'en allait

au café ". Cité par A. Bouhdiba, op. cit., P. 265.

C'est ainsi, qu'à un moment donné, les règles sociales vont rattraper la femme " hors-norme ", et celle-ci, une fois épouse et mère, va acquérir ce seul statut que la société accorde à la femme.

Elle sera alors tenue de se conformer à son rôle et la moindre " déviance " sera perçue comme la volonté de ne pas assumer ce rôle.

Comme pour la célibataire, le soutien de l'époux sera nécessaire à la femme pour " affronter " la règle sociale : Pour continuer à travailler, à militer, à " parler "106, si non, la femme devra soit se soumettre, soit prendre le risque d'être exclue et rejetée.


106 - K. Messaoudi, afffirme ainsi que sans le soutien de sa famille, de ses frères et de son époux, son combat militant aurait été plus difficile.




CONCLUSION

L'évolution du statut de la femme, en Algérie, semble, en raison de la pesanteur sociale et du poids de la religion, difficile à se réaliser.

En effet, comme nous l'avons vu dans ces développements, la religion, telle qu'interprétée par les autorités religieuses, ainsi que le discours développé, apparaissent comme de réels obstacles à toute tentative d'émancipation de la femme.

L'une des possibilités de voir ce statut évoluer vers une plus grande égalité, serait, sans doute, d'accepter d'avoir un regard plus critique sur le contenu du Coran et considérer que la majorité de ses versets ne sont qu'une description et une codification des coutumes de la société arabe bédouine du 7 ème siècle.

La réouverture de la porte de l'Ijtihad semble, donc, nécessaire, tant pour une modification du statut de la femme que pour l'ensemble des sociétés arabo-musulmanes qui se caractérisent par un retard aussi bien technologique que scientifique1.

Fereydoun Hoveida2 se demande même si la place faite à la femme dans les sociétés arabo-musulmanes n'est pas une des raisons de leur retard et remarque que peu de chercheurs se sont penchés sur cette question.

A la fin du 19 ème siècle, des auteurs musulmans se sont intéressés au statut de la femme et aux moyens de parvenir à sa modification3 :

Ainsi, pour El-Afghani, à l'origine de la doctrine Salafiya (qui préconise le retour au modèle des Aslaf, c'est-à-dire des ancêtres), la condition de la femme a été dégradée par une fausse interprétation doctrinale de l'islam et par la " pollution coloniale "4.

Pour lui, il faut donc revenir aux sources émancipatrices du Coran.

D'autres auteurs, plus " féministes ", tels que Rachid Réda ou Qasim Amin 5, prônent la réouverture des portes de l'Ijtihad afin d'adapter la Shari'a à la modernité et aux droits de l'homme6.

Ces auteurs restent cependant attachés à une conception théologique de la législation, contrairement à d'autres auteurs plus laïcistes tels que Ali Abderezzak7 ou Tahar Haddad8 qui s'inspirent des notions de droits de l'homme, de personne humaine et de sujet de droit pour réclamer une législation laïque et égalitaire entre l'homme et la femme.


1 - Voir le livre de Fereydoun Hoveida, " L'Islam bloqué ", op. cit. Cet ouvrage nous explique, en effet, comment la rigueur

religieuse a eu pour conséquence de bloquer la recherche scientifique, littéraire ou philosophique. F.Hoveida considère ainsi

que le monde arabo-musulman a cessé de produire pour se contenter d'importer la technologie venue d'ailleur.

2 - Idem.

3 - N. Saadi, op. cit., P. 24 à 26.

4 - Idem P. 24.

5 - Auteur de " Tahrir al-mar'a " paru en 1899. Il provoqua une grande polémique en Egypte et constitua la référence des

mouvements féministes. Cité par N. Saad, P. 25.

6 - Ibid P. 25.

7 - Auteur de " L'islam et les bases du pouvoir ", 1925. Cité N. Saadi, ibid P 25.

8 - Auteur de " Notre femme dans la religion et la société ", 1930. Cité par N.Saadi, ibid P. 25.


Ces discours visant à une modification du statut de la femme restent, d'une part minoritaires et d'autre part sans réel effet sur l'opinion sociale beaucoup plus imprégnée du discours fondamentaliste ou intégriste  qui considère que " toute ouverture d'un débat sur le statut de la femme est en soi illégitime dès lors que la place de la femme dans la cité islamique est codifiée, dogmatisée par le Coran et la loi divine ; il estime donc éxogène, occidentale et culturellement agressif, voire apostasique tout mouvement de contestation de la tradition "9

Si donc l'ouverture des portes de l'Ijtihad semble nécessaire, et en même temps, fort peu probable en raison d'une opinion majoritaire largement conservatrice, on peut peut-être considérer qu'une modification du statut de la femme ne pourra se produire que sous l'effet d'éléments indépendants de la volonté humaine :

Dans ce cas là, la crise économique, qui destructure la famille patriarcale traditionnelle, peut être l'un de ces éléments.

En effet, par la dislocation de la famille communautaire en cercles familiaux plus restreints, on peut supposer que cela conduira à l'émergence de l'individualité, et, peu à peu, à une place plus importante du couple au sein duquel se feront face l'homme et la femme.

Peut-être alors, le " dialogue " entre eux, et " l'écoute " de l'autre s'établira, permettant ainsi la reconnaissance de la femme en tant qu'individu, que personne.

Cela reste bien entendu de l'ordre de l'hypothétique, mais le changement de regard que porte l'homme, la société et la femme elle-même sur la femme sont nécessaires, tant, parce que, comme l'écrit Hicham Djaït, " (...) l'évolution interne de la société arabe y incite fortement et que (...) toute une conception nouvelle de la femme et de sa place dans le monde en fait un impératif moral10 ", que parce qu'un tel système ne va pas sans conséquences psychologiques ou même cliniques.

En effet, au niveau psychologique, la méconnaissance de l'autre sexe, le défaut de dialogue, engendrent la méfiance mutuelle11, une réelle frustration sexuelle12 qui se manifeste par un comportement violent par le regard ou les mots, et, une homosexualité13, qui bien que tabou, n'en est pas moins réelle.


9 - Ibid P. 24.

10 - Ibid P. 26.

11 - Voir ici les témoignages recueillis par F. M'rabet, op. cit., P. 71 à 72.

12 - Juliette Minces, op. cit., P. P. 61 - 62.

13 - L'homosexualité est souvent, en effet, la conséquence de l'impossibilité de rencontre entre homme et femme. " Le cousinage, la prostitution, les intrigues amoureuses de toutes sortes ne pouvaient, en effet, suffir à l'expression et la réalisation des désirs qui se tournaient tout " naturellement "vers l'homosexualité " écrit ainsi A. Bouhdiba, " D'où cette constatation que les relations homosexuelles se sont développées dans les sociétés arabo-musulmanes favorisées finalement par les faits, et ce, au détriment des relations inter-sexuelles. (...) L'homosexualité si violemment condamnée par l'islam (est) une pratique fort courante tant en milieu féminin que masculin (...) ", op. cit., P. 245.


Au niveau clinique, les violences conjugales14, les mariages imposés, les doubles journées de travail pour les femmes, engendrent des comportement suicidaires, aboutissent à des névroses, ou des états psychotiques, que le Docteur Boucebci dénonçait dans " Psychiatrie, société et développement "15.

Les pouvoirs politiques et la société dans son ensemble doivent donc prendre conscience de la nécessité d'établir le dialogue et l'écoute mutuelle " (...) si nous voulons que la jeunesse algérienne ne soit pas névrosée " comme l'écrivait déjà

F. M'rabet en 196916.

Bien sûr, cela nécessite une réelle volonté de changement de la part des autorités, or, rien n'est moins certain que cela.

La réforme du système éducatif nous renseignera sans doute sur les choix des dirigeants quand au modèle de société qu'ils entendent défendre, car c'est, en définitive, en agissant sur l'enfance d'aujourd'hui que l'on construit l'adulte de demain.

14 - F.I.D.H.,op. cit., P.P. 103 - 104.

15 - Alger, SNED, 1979, cité par S. Khodja, dans " A comme Algérienne ", op. cit., P. P. 118 - 119.