Ounia DOUKOURE sous la direction du
o.doukoure@free.fr Professeur Camille KUYU
LE DROIT FRANÇAIS DE LA NATIONALITE :
ANTHROPOLOGIE JURIDIQUE DE LA NATURALISATION
ECOLE DOCTORALE DE DROIT COMPARE
DEA ETUDES AFRICAINES
Option Anthropologie Juridique et Politique
Université PARIS I PANTHEON-SORBONNE
ANNEE 2000-2001
LUniversité Paris I Panthéon - Sorbonne nentend donner aucune approbation ou improbation aux opinions émises dans les mémoires et thèses. Ces opinions doivent être considérées comme propre à leurs auteurs.
Il faut dabord louvrir
Dabord consolider
Ce qui est à fléchir
Dabord favoriser
Ce qui est à détruire
Et dabord dispenser
Ce qui est à saisir
Le souple vainc le dur, le faible vainc le fort
Lao-tzeu, La Voie et sa vertu.
Texte chinois présenté et traduit par HOUANG F., LEYRIS P., Seuil, 1979, p.91.
PARTIE I : LA NATURALISATION, "UNE FAVEUR ACCORDEE PAR LETAT" : POUR UN RENVERSEMENT DE PERSPECTIVE *
I/ DEFINITION DES CONCEPTS-CLES : ENTRE AMBIVALENCE ET INADAPTATION *
II / HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DU DROIT DE LA NATIONALITE *
CHAPITRE II : LA NATURALISATION EN FAIT *
I / POUR UN RENVERSEMENT DE PERSPECTIVE *
II / CARACTERE NECESSAIRE DE LANTHROPOLOGIE POUR LETUDE DE LA NATURALISATION *
PARTIE II : DE LETRANGER AU FRANÇAIS *
I / EMIGRATION, IMMIGRATION ET IMAGINAIRES *
II / NATIONALITE REPRESENTEE : POUR QUELLES STRATEGIES ? *
CHAPITRE II : LA TRIADE "IDENTITES, IDENTIFICATION, NATURALISATION" : AMORCE DUNE PROBLEMATIQUE DE LA NATIONALITE *
I / LA NATURALISATION, FACTEUR BOULEVERSANT DE LIDENTITE
II / REINVENTER LA NATIONALITE ? *
Le droit de la nationalité constitue un corps de règles, un moyen de distinguer ceux qui appartiennent à lEtat (et à qui lEtat appartient en principe), des autres (les étrangers). Ce système permet ainsi à tout Etat moderne de se renouveler en permanence en tant que collectivité de citoyens, en sappropriant certains individus.
En France, ce " droit vivant, voire mouvant "présente un caractère particulièrement complexe. En plus des éléments philosophiques, politiques ou encore sociologiques qui lui sont relatifs, il dépasse la summa divisio entre droit privé et droit public. Ainsi, la doctrine majoritaire considère que létat des personnes, auquel la nationalité se rattache clairement, relève du premier. Les dispositions du Code civil en la matière le confirment. Pour autant, lEtat dans ses missions régaliennes, prend des décisions qui se rattachent au droit public. Il en va ainsi pour la naturalisation. De plus, il faut ajouter son contenu fortement émotionnel, illustré par les fréquentes évolutions au gré des changements de majorités politiques, des conjonctures.
Si lon sintéresse à la notion de naturalisation, cest une conception "mécaniste" qui se dégage des étapes dun processus que lon présente essentiellement comme administratif. Selon une telle conception, être naturalisé constitue le dernier rouage dun processus dintégration.
Une telle approche repose sur le postulat que tout étranger installé dans un pays daccueil (occidental notamment) "est intéressé" à en devenir un national. Il sagirait, dès lors, de la dernière étape dune régularisation de situation, achevant ainsi une "intégration fonctionnelle", si lon sattache aux articles 21-15 du Code Civil et suivants.
En effet, la notion de naturalisation appréhendée seulement par le "haut" est définie comme l " acquisition de la nationalité française par décision de lautorité publique ".
Elle présuppose un aspirant passif, subissant. On ne peut cependant oublier que cela émane, au départ dune démarche personnelle, avec en fond, tout un tissu psychologique propre à chaque individu : imaginaire du pays daccueil, conception de la nationalité, aspiration de lindividu et de son groupe, peut-être même le sentiment de trahir son pays dorigine en devenant un autre national.
Il apparaît nécessaire de se pencher sur lidée dun individu acteur de sa naturalisation, action qui sinscrit dans un processus de réciprocité, dinteraction. Rappelons en effet que la naturalisation participe de deux paramètres fondamentaux en terme de représentations (terme que nous définirons) : limaginaire de ceux qui arrivent coexiste avec (ou fait face à) celui de ceux qui sont déjà là. Ces deux éléments constituent le contexte particulier dans lequel sinscrivent les politiques, pratiques et conceptions de la naturalisation, et plus largement de la nationalité.
Cest à travers létude de ce processus en France que nous tenterons dapprocher au mieux la complexité du phénomène.
Limpératif de clarté nous oblige à nappréhender que ce pays, par ailleurs suffisamment représentatif à notre sens. La France se caractérise en effet par une population immigrée de plus en plus hétérogène, une relation étroite avec ses anciennes colonies (malgré une volonté politique de retrait illustrée par la fin du pré carré). En outre, les représentations quelle suscite dans le monde (en tant que patrie des droits de lhomme notamment) est un facteur à considérer au même titre que sa conception très particulière de la nationalité.
Nous sommes témoins aujourdhui de la fin de mythes juridiques, tels que celui de lEtat, sans cesse réévalué. Ainsi, ses attributs, tels que la nationalité, se voient reconsidérés. Son analyse anthropologique doit donc clairement sattacher à ces remises en questions qui la dépassent.
Sur ce point, nous tenions dailleurs à préciser que lanthropologie peut clairement sintéresser à notre société. Si au départ elle sest nourrie des expériences des sociétés dites traditionnelles, le rôle joué par certains auteurs contemporains, français comme anglo saxons, a permis un véritable " tournant historique et épistémologique ", selon les termes de Norbert Rouland. Cest sur ce tournant, qui nous espérons se manifeste dans notre réflexion, que se fonde notre analyse anthropologique de nos Droit et société. Cependant, elle sinscrit également dans le champ de la pluridisciplinarité. En effet, plusieurs des concepts que nous auront à manier sont communs à différentes disciplines, comme celui de représentation par exemple (sociologie, psychanalyse ), dans la mesure où lanthropologie générale (et celle du droit en particulier) partage ce même intérêt pour les interactions humaines et les groupes humains. Ceci favorisera dailleurs le rapprochement des problématiques et des méthodes pour y répondre.
En ce qui concerne limmigration africaine en France, Moustapha Diop retient trois étapes . Après la Première Guerre mondiale, on assiste à ce que lauteur qualifie de " migration des "aristocrates navigateurs" ", dont le flux sest amplifié jusquen 1945. Vers 1958, cette immigration diminue en raison notamment de la "préférence nationale" revendiquée par les syndicats de marins. La deuxième phase quil distingue est constituée par le mouvement des travailleurs africains. Notons que cette immigration, essentiellement sahélienne, fonctionnait sur le principe de la noria. Enfin, il englobe dans un troisième temps les étudiants "sédentarisés", les réfugiés politiques et les travailleurs alphabétisés. Lhétérogénéité du troisième groupe illustre un nouveau type dimmigration. Il est essentiellement lié aux situations politiques instables de certains pays dorigine (en Afrique subsaharienne comme au Maghreb) et à labsence de perspective professionnelle. Ainsi, se constate un exode des cerveaux, constituant une véritable élite immigrée aux antipodes de l"immigré de service" catégorisé jusqualors. Nous pourrions également expliquer cette grande diversité par lapparition dun quatrième groupe en tant que tel, quil aurait été intéressant de déterminer en prenant compte des résultats du recensement de la population française effectué en 1999.
Nous tenions par ailleurs à préciser ce que nous entendons par émigration et immigration. En effet, rappelons que limmigration en France ne constitue pas en tant que telle une catégorie juridique. Dans ce domaine, le droit français nopère une distinction quentre Français et étranger. Il faut donc entendre par la notion très connotée dimmigré lindividu " qui est né à létranger, qui est entré en France et qui y vit en général définitivement ", selon le premier rapport du Haut Conseil à lintégration ; et par émigré, celui qui a quitté son pays pour sinstaller dans un autre.
Si lon sattache à toutes les formes dimmigration en France et au caractère récent de limplantation noire africaine, cette dernière présente une forte propension à acquérir la nationalité française. Actuellement, un tiers est français. Près de 20% de ce groupe sont en mesure de voter. Les spécialistes opposent souvent limmigration en provenance de lAfrique subsaharienne à celle du Maghreb, en avançant que cette dernière aurait des difficultés à franchir linterdit historique né de la domination française. Leurs propos sont régulièrement illustrés par le cas algérien et la guerre dindépendance. Ceci est plausible. Pour autant, nous ne sommes pas convaincue que les ressortissants dAfrique subsaharienne ne se trouvent pas confrontés à cet obstacle, même si, en général, leur indépendance a été acquise de manière moins violente. Nous opterons pour une réponse plus spécifique aux sociétés africaines. En effet, lidée du Recteur Alliot selon laquelle " la civilisation africaine est une civilisation du lien " nous permet de souligner limportance des rapports aux mondes pour ces individus, de la relation quils entretiennent avec lunivers tout entier. La question est, dès lors, de savoir si la nationalité matérialise cette relation avec lEtat daccueil.
Le choix de la population africaine comme terrain est essentiellement motivé par notre propre réalité. Nous nous trouvons en effet à la croisée des chemins, de part nos origines ivoirienne et béninoise et notre nationalité française. Nos questionnements sur la réalité et le contenu de cette nationalité ont largement aidé à définir ce présent cadre de recherches. Il faut donc garder à lesprit que nos interprétations sont influencées par cette réalité qui est la nôtre. Pour autant, nous nous obligerons à être le plus neutre possible, en discutant sans cesse nos remarques, afin de leur conférer une validité scientifique.
Ceci explique également la concentration de nos réflexions sur la population ouest africaine. Nous nenvisagerons pas la population asiatique, qui constituerait au demeurant, un terrain fort intéressant pour létude de la naturalisation. Par contre, nous nous réfèrerons souvent à la population maghrébine. Elle occupe en effet une place centrale dans lapproche française de la nationalité et dans les imaginaires autour de limmigration, faits de "stigmatisations, doublis, damalgames, de rumeurs, dont les répétitions dans le presse ou dans les discours publics paraissent étayer (une) vérité.".
Nous avons pris contact avec une cinquantaine de personnes. Quelques unes, essentiellement les Français de naissance et ceux originaires des premières immigrations, nont pas donné suite. Une quarantaine de personnes ont accepté de jouer le jeu. Elles ont entre 16 (âge légal en matière de nationalité) et 55 ans, la majorité a entre 20 et 30 ans. Nous nous sommes obligée à envisager autant dhommes que de femmes (parité oblige !). Ces personnes résident dans différentes villes (Cergy, Paris, Athis-Mons, Le Havre et Montpellier), et correspondent à différentes classes socio-économiques. Enfin, nous avons également considéré leur style de vie pour les choisir (à moins quelles nous aient choisie). Certaines présentent une forme d"intégration à la française" (famille nucléaire, structure monogamique, famille monoparentale), dautres reproduisent des structures plus proches des schémas existant en Afrique. Cette volonté de diversité se voit néanmoins diminuée par leur réticence à nous parler delles. Parfois, ces hésitations ont même été plus fortes avec celles que nous connaissions personnellement. Au final, nous nous sommes entretenue avec des personnes originaires :
Les Africains sont tous francophones : nous évacuons ainsi le paramètre de la langue.
Douze de ces personnes sont nées en France, les autres sont arrivées en bas âge, ou ont vécu la situation migratoire après leur majorité. Vingt et une dentre elles sont de nationalité française (de naissance, ou par naturalisation, une seule lest par mariage), les autres sont candidates ou nentendent pas se faire " nationaliser " (terme prononcé par une des personnes rencontrées).
Nous regrettons de navoir pu rencontrer quelques professionnels de la naturalisation, en préfecture ou dans les tribunaux.
Nos axes de réflexions sont directement tirés des récits et des entretiens semi directifs réalisés. Les choix des acteurs face à la naturalisation constituent un moyen danalyser le champ de la nationalité, et par conséquent de la citoyenneté en France.
Ainsi, après avoir présenté de manière plus précise le cadre des enjeux et expliqué la nécessité dune approche anthropologique (Partie I), nous centrerons notre analyse sur lindividu. Pour cela, nous inscrirons la naturalisation dans le temps, en la reliant aux étapes quil doit franchir (émigration, immigration ), et aux obstacles que connaît la société française (Partie II).
Il sagit de démontrer en quoi notre étude peut être un moyen de comprendre notre société plurielle, et de lui conférer des lois plus fidèles à sa réalité.
"UNE FAVEUR ACCORDEE PAR LETAT" :
POUR UN RENVERSEMENT DE PERSPECTIVE
" Le législateur ne doit point perdre de vue que les lois sont faites pour les hommes, et non les hommes pour les lois ; quelles doivent être adaptées au caractère, aux habitudes, à la situation du peuple pour lequel elles sont faites ; quil faut être sobre de nouveautés en matière de législation, parce que sil est possible, dans une institution nouvelle, de calculer les avantages que la théorie nous offre, il ne lest pas de connaître tous les inconvénients que la pratique seule peut découvrir. "
Portalis, cité par Norbert Rouland dans Aux confins du droit.
Lensemble des textes relatifs au droit de la naturalisation, et plus largement au droit de la nationalité, aurait dû permettre une certaine clarté dans ce domaine. Cest pourtant un droit complexe que nous voudrions étudier. De nombreuses études ont été effectuées sur ce corpus juridique et les notions qui sy attachent se caractérisent par une construction permanente. Il nous paraît ainsi nécessaire de présenter les principes développés en la matière afin de comprendre les enjeux retenus par les politiques et la doctrine juridique.
Ceci nous permettra de préciser le cadre juridique et politique du droit de la naturalisation (chap. I).
Cette première étape nous conduira à justifier notre perspective anthropologique (Chap. II).
Notre objectif sera de démontrer que ces deux approches ne sont pas nécessairement antagonistes : une remise en question du "communément admis " ouvre la voie à lanalyse de leur possible complémentarité.
La naturalisation, mode dacquisition du lien entre un individu et lEtat, relève du droit de la nationalité. Les termes que nous aurons à utiliser en la matière ont des sens variés selon les interlocuteurs, en raison, notamment, des sous-entendus émotionnels et intellectuels propres à chaque tradition politique et juridique ou à chaque discipline.
Nous commencerons donc par définir aussi clairement que possible les concepts essentiels à notre étude, dans le contexte français (I).
Les divers principes et définitions qui les sous-tendent sont à lier à lhistoire et à la philosophie de la nationalité. Nous ne pourrions comprendre les enjeux de la législation actuelle sans un retour sur le passé et lévolution de ce domaine (II).
I/ DEFINITION DES CONCEPTS-CLES : ENTRE AMBIVALENCE ET INADAPTATION
Nous tenterons de définir au regard du droit les concepts essentiels à notre étude (A et B).
Ceci nous permettra de dégager les faiblesses dune approche monodisciplinaire, caractérisées par lambiguïté des concepts de base, voire même leur imprécision. Nous mettrons le doigt sur la temporalité du droit de la nationalité et sur sa difficile abstraction juridique.
A : La nationalité et les notions connexes
Etudier la naturalisation oblige, dans un premier temps, à sinscrire dans le cadre plus large de la nationalité. Elle consiste en "un lien juridique et politique, défini par la loi dun Etat unissant un individu audit Etat". Cette première définition nécessite que dautres termes connexes soient précisés.
La science politique et les disciplines du droit concernées par cette question sappuient sur des éléments divers, selon leur approche, pour définir la nationalité. Néanmoins, elles saccordent toutes sur le rôle central de lEtat en la matière. En effet, toutes mettent laccent sur la souveraineté dun Etat sur un territoire et un groupe humain.
Limportance du critère territorial sexpliquerait par le passage du système médiéval à lEtat moderne, dont la "territorialisation de lautorité et de la loi " serait une manifestation. La problématique territoriale fait encore lobjet détudes aujourdhui, notamment en ce qui concerne la coïncidence entre entités politiques et nations aux sens historique et culturel du terme.
Pour ce qui est des groupements humains, chaque Etat définit ses ressortissants en conférant à qui il le souhaite une nationalité légale. Les règles dattribution varient selon les pays et les politiques menées, mais toutes permettent dopérer la distinction que nous évoquions en introduction entre national et étranger. Ainsi, le droit français procède de manière exclusive lorsquil qualifie détranger lindividu de nationalité autre et celui sans nationalité (Cf. article 1 de lOrdonnance du 2 novembre 1945) ou encore lorsquil ne considère que la seule nationalité française de lindividu vivant sur son territoire, en cas de double nationalité. Selon Ann Dummet, une telle approche est à distinguer du cas britannique, qui ne présenterait aucun principe dexclusivité nationale. Cette carence concourrait, selon lauteur, à la difficile distinction dabord entre citoyen et national britannique, puis entre ces concepts et étranger. Nous resterons prudente face à une telle assertion. Une comparaison aussi radicale savère délicate dans la mesure où la législation de ces deux pays relève de traditions juridiques différentes. Dautre part, il est encore difficile aujourdhui de traduire les conceptions de la Common Law telles que nationality, citizenship, et nationity au regard des concepts français. Cette difficulté, nous le verrons dans un troisième temps, se pose dailleurs en matière de construction européenne.
En clair, pour distinguer le national de létranger, lEtat utilise la nationalité comme critère d " appartenance juridique et politique dune personne à (sa) population [ ] ".
En sappuyant sur les notions de relations sociales ouvertes et fermées développées par Max Weber, Rogers Brubaker explique comment linstitution juridique de la nationalité est linstrument dune "clôture sociale " :
" Seuls les citoyens ont le droit inconditionnel dentrer dans le territoire de lEtat et dy rester. Droit de vote (est) habituellement limité(s) aux seuls citoyens. "
Cette citation illustre les rapports flous quentretiennent nationalité et citoyenneté. Lauteur semble en effet employer un mot pour lautre. Nous envisagerons la relation de ce "couple" plus loin. Ici, il est intéressant de noter encore une fois la primauté de lEtat ("nation " précise lauteur) comme "larchitecte et le garant de plusieurs formes spécifiquement modernes de clôture ", incarnées dans les divers attributs de lEtat (frontières territoriales, vote ). La nationalité sanalyserait alors comme un instrument dinclusion / exclusion.
Le concept dEtat-nation soulève de nombreuses questions (pertinence au regard des réalités territoriales actuelles et de la géopolitique, par exemple) que nous ne pourrions évoquer dans cette réflexion. Si lon sattache à la définition donnée par Gérard Cornu, la nation est constituée "dans lanalyse des éléments constitutifs de lEtat, (de) la collectivité des individus qui forment un même peuple [ ] généralement fixée sur un territoire déterminé dont la réalité résulte de caractéristiques ethniques, linguistiques, culturelles, de coutumes sociales, de traditions historiques et religieuses, tous facteurs qui développent un sentiment dappartenance et des aspirations politiques trouvant leur manifestation essentielle dans la volonté collective de sériger en corps politique souverain au regard du droit international. ".
Une telle définition doit être combinée avec le principe politique des nationalités, selon lequel toute nationalité distincte devrait avoir son Etat propre. Ici se manifeste la polysémie du terme. En effet, ce principe politique nappréhende pas la nationalité comme un lien de droit, mais comme un ensemble de personnes dont les caractères communs rendent souhaitables leur organisation juridique et politique. Encore une fois, lactualité internationale met en échec cet argument, le limitant ainsi à un simple principe, ou plutôt à un idéal. Cependant, notons que tous les Etats modernes sont ou prétendent être des Etats nations. Ceci illustre la variabilité des termes utilisés, voire même leur dilution, selon le contexte.
Nous ne pouvons continuer notre travail de définition sur ce point au risque de nous éloigner de notre sujet. Il nous est simplement nécessaire de garder à lesprit que lEtat, en amont comme en aval du problème de la nationalité, joue un rôle premier, tant politique que juridique. Cette place particulière conditionne fortement lapproche juridique de la naturalisation, que lon présentera, dès lors, comme la rencontre entre cet Etat et lindividu étranger aspirant à en obtenir la nationalité.
La naturalisation accordée par décret (art.21-15 du Code civil) est lillustration parfaite du principe selon lequel il appartient à un Etat de déterminer ses nationaux. Selon la formule traditionnelle de la jurisprudence, la naturalisation constitue "une faveur accordée par lEtat français à un étranger ". En droit, elle vient consacrer un parcours dintégration réussi conformément au concept dassimilation que lon trouve dans le Code civil. Cette idée quelque peu datée na fait lobjet daucun débat lors de la réforme du Code civil en 1998. Le caractère mécanique du processus existe donc toujours en droit français : la naturalisation correspondrait dabord à une constatation de cette assimilation. Toutefois, selon les pouvoirs publics, les orientations gouvernementales récentes vont dans le sens dune meilleure compréhension de la réalité des situations des étrangers en France. Ainsi, lacquisition de la nationalité par décision de lautorité publique faciliterait le processus dassimilation, conception acceptée par la juridiction administrative dans les années 1980. Constatons ici le décalage récurrent entre droit et politique. Dans les faits, lassouplissement du droit de la naturalisation ne se manifeste que depuis peu. Et il ne semble pas faux de penser que, selon la couleur politique au pouvoir, le sens de lévolution peut être inversé.
Dans le cas dune constatation de situation, lassimilation semble occuper une place particulière, et même autonome (Cf. art.21-24 du Code civil). Si beaucoup de textes fournissent et précisent les critères de lassimilation, il est difficile de dégager une définition claire et générale en droit, dans la mesure où ce processus est relatif à chaque personne et contexte. Nous avons pu retenir une définition a contrario, selon laquelle, le défaut dassimilation constitue "une intégration insuffisante dans la communauté nationale ". Ce concept très connoté a été forgé au XIXème siècle. Il suppose une identité sociologique, parfaite et exclusive entre les demandeurs et les Français "dorigine". Il sagirait de se fondre dans la masse, de former un ensemble homogène, naturel (Cf. dailleurs lorigine latine naturalis donnant le verbe naturaliser). Les définitions proposées par les dictionnaires usuels confirment cette conception, lorsquelles renvoient à des notions unitaires telles quabsorption, insertion. Dautres vont encore plus loin en illustrant les définitions par des termes tels quaméricanisation. Cette assimilation ne semble pouvoir se réaliser quau détriment des racines et héritages de chacun des demandeurs.
Dans les années 1980, les pouvoirs publics français mettent en avant le terme dintégration pour caractériser leur politique à légard des populations étrangères notamment. Cette notion nous semble hors des réalités des étrangers. Elle nest pas définie en droit et est souvent employée de manière peu rigoureuse pour évoquer les situations les plus diverses (celles des étrangers, comme des individus en marge de la société ou encore des handicapés). De ce fait, nous adopterons, pour le moment, la position de Paul Lagarde, lorsquil prend garde à ne pas "rapprocher sans préoccupation le concept juridique dassimilation dune notion plutôt sociologique comme celle dintégration. ". Les débats autour de cette notion sont très vifs. Aujourdhui encore, cest un terme que les médias emploient dans certains contextes, tels que les mouvements des banlieues. Enfin, lintégration revêt également un caractère péjoratif. Dans le cadre dune appréhension juridique des notions, nous préférons isoler ce terme. Nous ne comparerons pas assimilation et intégration, dans la mesure où en droit, seule la première est reconnue comme condition de la naturalisation. Lintégration apparaît plutôt comme linstrument strictement politique du Gouvernement, et par conséquent des pouvoirs publics, en matière de nationalité, et plus largement dinsertion des étrangers dans la société française.
Pour autant, il existe un Haut Conseil à lIntégration, et cette notion transparaît dans les travaux et textes de juristes. Ceci lui confère une place tacite quil aurait été intéressant détudier. Nous ne pouvons nous permettre cela dans notre étude et renvoyons notamment à lapproche anthropologique effectuée au sein du Laboratoire dAnthropologie Juridique de Paris.
Au regard des définitions que nous venons de proposer, la décision de naturaliser, ou pas, un individu dépasse la seule question de lappartenance nationale, au sens classique. Selon le droit constitutionnel, le naturalisé appartient également au "peuple souverain de lEtat ". Il est citoyen. Le droit parie ainsi, à travers la naturalisation, sur une articulation délicate de la dimension émotionnelle (la nation, lidentité nationale et la nationalité) et sur la dimension politique (lEtat, la participation politique et la citoyenneté) de la démarche du demandeur.
Cette ambivalence de la naturalisation est la conséquence directe de la tradition française de la nationalité. Pour mieux en percevoir les enjeux, il nous est nécessaire de déterminer le cadre conceptuel du droit de la nationalité en France.
II / HISTOIRE ET PHILOSOPHIE DU DROIT DE LA NATIONALITE
Lévolution du droit de la nationalité est à lier avec la formation de lEtat et de la nation en France. Le résultat a pu servir de modèle dauto-définition nationale à dautres pays Après avoir déterminé les éléments politiques, philosophiques et juridiques qui nous semblent les plus importants sur ce point (A et B), nous présenterons un bilan de la législation en la matière (C).
A : La construction de lidentité nationale française : quelques éléments historiques
Depuis la révolution, la France se caractérise par une tradition dassimilation centrée sur lEtat. Cet "idiome assimilationniste ", malgré des repères ethnoculturels, sest renforcé dans un contexte historique et politique particulier. Le tout conditionnait, et conditionne encore certainement aujourdhui, lappréciation de ce qui est dans lintérêt de lEtat. Aussi, pour mieux comprendre les enjeux de la naturalisation, nous devons nous inscrire dans le cadre plus large de la conception française de la nation.
Au XIXème siècle, les bases ethnoculturelles des mouvements nationaux dEurope centrale notamment, combinées aux principes dégagés à la Révolution, ont pu concourir à une "ethnicisation" de lidentité nationale en France. Nous pourrions affirmer que le soutien des intellectuels français de gauche pour ces mouvements démancipation a favorisé une prise de conscience de la dimension ethnique du fait national, jusqualors faible en France. Lusage du mot nationalité après 1830, pour qualifier les communautés culturelles aspirant à conquérir une autonomie politique en est un indice indéniable. Notons que les concepts de nationalité et de nation ne se recouvraient pas encore en français, le second impliquant une indépendance politique. Le lien entre communauté culturelle et aspirations politiques se cristallisait dans le principe de nationalité, que nous évoquions plus haut, énoncé pour la première fois par Mazzini. Ce principe opérait alors une distinction conceptuelle entre nationalité et Etat, et impliquait une adéquation de la carte politique et ethnoculturelle en Europe. Ce même principe est toujours avancé pour ces mêmes pays. Il faut comprendre que le problème de lEtat-nation ne se posait pas dans ces termes en France. La nationalité juridique conférée par un Etat et la nationalité ethnoculturelle sous-tendue par le principe des nationalités étaient et sont encore deux choses différentes, même si lambition reste de lier les deux concepts. Ce nest quà partir de 1850 que les membres de lEtat français sont appelés des "nationaux" dans lusage courant, et que lappartenance à lEtat qualifiée de "nationalité".
Enfin, on ne peut évoquer lidentité nationale sans considérer la défaite française de 1870. Si patriotisme et universalisme coexistaient aisément quand la France était la puissance dominante en Europe, leffondrement de 1870 les a sérieusement ébranlés. La France, affaiblie, avait besoin de concentrer ses valeurs et ses engagements. Si cette nécessité se manifestait, dans un premier temps, en termes politiques, le nouveau patriotisme particulariste qui en découlait (par opposition à luniversalisme prôné par la Révolution), favorisait une sorte dégoïsme national, mettant laccent sur ce qui était spécifiquement français. Lidentité nationale se construisait ainsi en opposition à ce qui était allemand. Elle se verra cristallisée par laffaire Dreyfus.
Ces phénomènes de construction dans la représentation (mythe autour de lémancipation des communautés) et dans lopposition (resserrement des liens et des valeurs face à lennemi imaginaire ou avéré) se retrouvent au niveau des individualités. Nous les envisagerons dans nos développements ultérieurs.
De la "racialisation" de lidentité nationale aurait dû découler une conception plus fermée de la nationalité, fondée notamment sur le droit du sang (jus sanguinis). Cest pourtant un droit du sol républicain qui sera institué, caractérisé par trois éléments : une rhétorique de lintégration, la faiblesse de lethnicité en droit (qui permet une certaine confiance dans les capacités assimilatrices du pays), un nationalisme ambigu (la dualité dun nationalisme assimilateur en France). Il nous semble important de présenter brièvement les évolutions juridiques de cette période pour comprendre sur quels principes le droit actuel de la nationalité sappuie.
B : De quelques principes juridiques pertinents en la matière
Lidée dun droit du sol existait déjà sous la monarchie, où le Français se définissait par rapport au royaume et au Roi. Ce nest quà partir du XVIIème siècle que le lien de filiation permet lattribution de la qualité de Français de manière autonome. Cependant, un enfant né à létranger de parents français devait demander au Roi une lettre de "naturalité" pour confirmer sa qualité de Français, ce que navait pas à faire un enfant né sur le sol français de parents étrangers. Par ailleurs, les lois de la Révolution posaient les bases dune législation ouverte de la nationalité.
Mis à lécart par le Code civil de 1804, instituant la transmission automatique de la qualité de Français par filiation, le droit du sol se verra à nouveau invoqué. Les dispositions inadéquates à légard des étrangers nés accidentellement en France, et de ceux "nés (sur le territoire) détrangers qui eux-mêmes y étaient nés "justifiaient un tel revirement. En plus du fait que les individus concernés étaient "socialement" reconnus français ("des Français de fait et dintention, par les affections, les murs et les habitudes "), le rapporteur invoquait les soucis dégalité devant les charges publiques et de sécurité de lEtat. Ces arguments centraux fonderont la loi du 7 février 1851, introduisant le double droit du sol. Lindividu né en France dun étranger qui lui-même y était né, était français dès sa naissance. Cependant la faculté de répudiation laissée à ces enfants à leur majorité entraînait des incertitudes juridiques, auxquelles la loi de 1889 mettra un terme. La motivation du législateur ne se résumait pas aux seules nécessités démographiques et / ou militaires. Il sagissait den finir avec la "fiction juridique, sans base sociale, (la) contrefaçon " que constituait la nationalité étrangère dun individu "socialement" français.
Lincorporation des enfants détrangers nés en France à la communauté civique apparaît ainsi comme une question de principe. Les historiens et les juristes qui ont étudié ce moment le confirment : elle intervient au nom de légalité et de luniversalisme. Le jus soli de la loi de 1889 peut être ainsi considéré comme linstrument de la transposition juridique (assimilation de droit) des réalités sociales (assimilation de fait). Sa perspective unificatrice (homogénéisation de la population sur le territoire français, abrogation de la faculté de répudiation par la loi de 1889) mettra à lécart la donnée essentielle : les hommes concernés par ces dispositions.
Il est important de saisir les enjeux de la tradition républicaine du droit du sol en matière de nationalité au regard de la corrélation quelle institue entre socialisation et nationalité. Ce caractère de la législation française la distingue des approches américaine et allemande, notamment. Il explique en grande partie la conception française de la naturalisation. Ce que Patrick Weil nomme "un lien sociologique effectif " structure le droit de la nationalité française, et particulièrement la naturalisation qui traduit clairement la manière bien établie de penser les relations de la nationalité et de limmigration. Nous résumerons la logique comme suit : plus la socialisation en France est avérée, moins lindividu peut refuser dêtre français. Ladoption universelle de lEtat prime. La loi de 1927 en est une parfaite illustration. En effet, le législateur dépasse lidée dune nationalité attribuée comme constat de la socialisation (pour les acquisitions à la naissance comme pour les naturalisations), en pariant sur leffectivité future de ces liens sociologiques, sur des "pronostics ". Les principales modifications effectuées en 1945 et en 1973, si lon exclut la parenthèse de Vichy, ont confirmé, puis ouvert laccès à la nationalité. La réforme de 1993, indépendamment des débats politiques et juridiques quelle aura suscité, soulève un point essentiel pour notre étude. Pour la première fois se pose la question de lautonomie de la volonté de lenfant né en France de parents étrangers. En lui demandant de manifester son adhésion individuelle entre 16 et 21 ans, le législateur considère la personne et non plus le seul intérêt de lEtat. Cependant, en plus des arguments fortement contestables qui ont pu être avancés lors des travaux préparatoires, le législateur rompait avec la pratique de reconnaissance égalitaire et universelle qui avait un fondement profond en droit français. Le biais unitariste résultant de limbrication entre égalité et universalisme mettait déjà en échec toute idée dautonomie de la volonté. De plus, il a pu être constaté que lapplication concrète de ce principe dexpression se heurtait aux obstacles les plus divers (milieu social dorigine, méconnaissance des règles relatives à la déclaration de volonté, conditions doctroi variables selon les zones géographiques ). Ces différents éléments ne pouvaient quamoindrir le principe, pourtant fondamental, dégalité devant la loi, dans un domaine aussi décisif que celui de la nationalité.
Contestable au plan social comme juridique, cette législation a subi une dernière réforme dans les débuts de la cohabitation. (constatons ici encore le caractère relatif du droit de la nationalité)
C : Brève présentation de la législation actuelle
Le rôle et le régime juridique de lacquisition de la nationalité par décision de lautorité publique ont beaucoup évolué depuis lépoque où lon distinguait naturalisation "simple" et "grande naturalisation" (ordonnance du 14 juin 1814). Cette "faveur", limitée par un certain nombre dinterdictions, ne reposait pas sur le principe dégalité, pourtant prôné en droit français. Le régime juridique des "nouveaux Français" na commencé à être aligné sur celui des autres citoyens quen 1978, tous les nationaux devant bénéficier dune égalité de droits immédiate.
Actuellement, parler de la naturalisation nécessite une visibilité claire du corpus juridique en vigueur.
Les normes internationales en matière de nationalité sont peu nombreuses. Elles constituent des principes, et préservent, avant tout, les prérogatives étatiques, notamment le droit de chaque Etat de déterminer ses nationaux.
Il existe en droit français plus de cinq modalités dacquisition de la nationalité française, dont la naturalisation.
Son caractère purement discrétionnaire distingue la France des pays à forte immigration tels que le Canada ou les Etats-Unis. En effet, ces derniers attendent simplement de lindividu quil demande sa naturalisation, une fois que les conditions spécifiées sont remplies. Néanmoins, cette prérogative des pouvoirs publics sest incontestablement réduite depuis quils ont lobligation de motiver leurs décisions. Il était jusqualors difficile de concilier, au regard des principes juridiques chers aux juristes français, le caractère quelque peu arbitraire dun refus sans aucune explication et la notion dEtat de droit. En exigeant une motivation, le droit de la naturalisation séloigne de lidée de faveur, de privilège (effritement dun symbole), permettant ainsi de distinguer de façon plus claire pouvoir discrétionnaire et arbitraire.
Précisons également que, en principe, cette acquisition ne produit deffets que pour lavenir, et que larticle 22 du Code civil pose le principe dégalité des droits entre tous les Français quelle que soit leur origine.
Au regard du droit, la naturalisation consiste en une procédure administrative aux niveaux déconcentré (préfectures, consulat ), puis central de lEtat (sous-direction des naturalisations). Véritable parcours du combattant pour le demandeur, cette procédure peut prendre de dix-huit mois à cinq ans, selon les textes. La loi prévoit deux catégories de critères pour lexamen dune demande de naturalisation : la recevabilité de la demande et lopportunité de la naturalisation. La vie du demandeur est ainsi caricaturée par ces deux critères.
Lorsque le demandeur ne remplit pas les conditions légales, le ministre est tenu de prononcer lirrecevabilité du dossier. A ce stade sont particulièrement examinés lâge et la capacité juridique du demandeur, sa résidence régulière en France, son comportement et sa bonne "assimilation" à la communauté française. Gardons à lesprit que la France nentend pas distinguer entre ses nationaux, ni les partager avec dautres Etats (Cf. lapproche exclusive en cas de double nationalité). Dans cette perspective, il sagira de nattribuer la nationalité quà celui qui manifeste le désir de sétablir en France et de "nen point bouger ". Dès lors, seront considérés le caractère régulier du séjour, lexistence dattaches familiales stables en France ou encore lexistence dintérêts matériels dans le pays.
Lappréciation des "bonnes vie et murs " va plus loin dans la subjectivité. Il sagira pour le demandeur dêtre le plus irréprochable possible pour devenir français. Notons que lon demande au candidat dêtre "plus français que le Français de naissance", de correspondre à un idéal, qui par nature ne pourra jamais être atteint. En effet, les critères dirrecevabilité du dossier sont bien plus larges que ceux relatifs à la déchéance de nationalité.
En droit, le caractère immuable et permanent reconnu à la nationalité justifierait cette approche à deux vitesses.
En fait, quelles justifications apportées à cette ambivalence source de danger et de discrimination ?
Cette même idée transparaît lorsque lon évoque le critère de lassimilation. Ce dernier élément confirme le caractère unilatéral du processus de naturalisation, en ce sens quil nest envisagé que comme un rattachement culturel, occultant ainsi toute la dimension psychologique du détachement de ses origines (lidée de faire son deuil). Cette assimilation peut être définie par trois catégories de critères : la maîtrise suffisante de la langue française, la polygamie, ainsi que les comportements religieux et les pratiques culturelles.
Dans les deux derniers cas, on touche clairement à lidentité des individus concernés.
Une fois cette première étape satisfaite, ladministration apprécie en opportunité la demande de naturalisation, au regard de critères semblables à ceux de la recevabilité. En clair, les hommes et femmes qui composent ladministration se livrent à un véritable jugement de valeurs, en estimant si lacquisition de la nationalité par un immigré est convenable, nécessaire ou encore utile pour la France. Ainsi, à lheure actuelle, les cas dexcision par exemple, sont considérés comme un défaut dintégration, et font lobjet dune décision défavorable en opportunité. Rappelons que pour le droit français, lexcision constitue une atteinte à lintégrité corporelle. Nous ne plaidons nullement en faveur de cette pratique, mais souhaitons souligner, quà aucun moment de la procédure, elle est appréhendée au regard des logiques à luvre dans le milieu dorigine de lintéressé. Les hommes employés par lEtat jugent avec toute leur subjectivité de lopportunité dune naturalisation en fonction de critères dits objectifs, mais véritablement "ethnocentrés".
Le droit de la nationalité est appliqué comme si lobjectivité prônée était applicable à toutes les situations, comme si les repères utilisés, nés de la tradition française, avaient vocation à luniversalisme. La volonté de réalisme de la part des praticiens sen voit sérieusement limitée : les vies caricaturées par des critères prédéterminés ("objectivement définis ") et selon une perspective binaire (ce qui est bien / ce qui est mal) sont appréhendées de manière statique. La naturalisation en droit envisage le candidat de manière mécanique. Dès lors, quen est-il de sa réalité, des dynamiques de sa vie ?
Le droit de la naturalisation constitue le cadre dans lequel les candidats et tous les intervenants dans ce processus (les politiques, juges, fonctionnaires ) agissent. Nous serions même tentée demployer le terme "jouent". Aussi, notre premier travail de présentation savérait nécessaire pour saisir pleinement les enjeux pris en compte par la législation (particulièrement chap. I, § II, c). Selon les autorités, lEtat exige, pour la naturalisation, une maîtrise minimale de la langue et ladoption des us et coutumes du pays, dans le respect des racines de la personne.
Pourtant, cest bien cette dernière qui est méconnue (ou peut-être seulement mal connue) par le système actuel (I).
Ces premières remarques nous conduiront à privilégier une approche anthropologique de la naturalisation (II).
Ce chapitre consistera essentiellement en une justification pratique et théorique dun autre point de départ : lhomme.
I / POUR UN RENVERSEMENT DE PERSPECTIVE
Les juges et le législateur, il faut le concéder, tentent de prendre en compte de nombreux paramètres de la naturalisation.
Toutefois, il serait intéressant danalyser quelques silences et limites (A), et de retourner le problème afin de les pallier (B). Ici, nous poserons nos questions, envisagerons les concepts définis plus avant selon une autre approche et en dégagerons les enjeux.
Lapproche juridique de la naturalisation semble négliger deux éléments centraux. En premier lieu, lEtat moderne est appréhendé le plus souvent comme une entité légale, une organisation territoriale. LEtat comme organisation réunissant des membres, comme association de personnes, est oublié, alors que cest lidée première de lapproche élective de la nation. Il est vu comme un dépassement de cette communauté de personnes. Nous irions même plus loin en affirmant lidée dune transcendance. Il en devient vivant en tant que tel et sacré car supérieur. Tant que les individus sont considérés comme un tout, une telle vision perdure. Cependant la naturalisation met en lumière les individualités : celles des personnes qui composent la société daccueil et celles des candidats à la naturalisation. Ici encore les diverses analyses juridiques pèchent, en ne voyant dans la nationalité quune institution, une structure officielle, sans sintéresser à la réalité du fonctionnement derrière lécran juridique.
Dans le même sens, lorsque Paul Lagarde précise le contenu quil est possible de donner à lexpression "construction du droit de la nationalité", il lampute de toute une part fondamentale. Il énonce ainsi trois éléments dessence positiviste (le législateur, le juge et ladministration) et reste silencieux sur toute la dimension politique, philosophique et sociale de cette construction. Il ne semble pas entendre que dautres disciplines pourraient également connaître de ce processus. La nationalité nest clairement entendue que comme un lien de droit : sa seule dimension positive est envisagée.
En ce sens, nous rapprocherons la position de Paul Lagarde de celle de Hans Kelsen, lorsquil rejette toute approche pluridisciplinaire de la norme. Lanalyse de ce dernier sappuie sur une unité dobjet, de méthode, de logique et de fondements (hiérarchisés). Kelsen rejette ainsi clairement toute confrontation des perspectives. Il soppose à la coexistence équilibrée de plusieurs fondements et à leur éventuelle contradiction, qui restitueraient pourtant quelque chose de plus conforme aux réalités.
Dès lors, si le droit se démarque tant des autres disciplines et de la société dont il est pourtant le fruit, comment appréhender les réalités sociales "transversales", objets de plusieurs perspectives ?
A notre avis, lapplication de cette approche unique à la nationalité nentraîne quune analyse erronée, car tronquée. En ce sens, ce Droit monopolisateur, car complet et sans lacune selon Kelsen, ne peut suffire à lui seul à lexplication des faits sociaux.
Insérés dans le système juridique que nous connaissons, les caractères du droit de la nationalité reposent sur une logique dabstraction et de rationalité. Reprenons à titre dexemple les critères préalablement définis utilisés pour lexamen dune demande. Les réalités sociales et personnelles du demandeur sont juridiquement organisées entre le recevable et lopportun. Une telle appréhension empêche toute vision globale et dynamique de la vie de chacune des personnes voulant acquérir la nationalité française De même, si lon considère que le principal usage social du droit de la naturalisation est de favoriser la constitution dune population homogène sur le territoire français, la prise en compte des personnes au regard des impératifs de rationalité et dabstraction apparaît quelque peu paradoxal. Comment appréhender ainsi le relatif et le contingent ?
De ce fait, détachées du "tout juridique", ces caractéristiques du droit savèrent limitatives, lorsque nous envisageons la finalité sociale de la naturalisation.
Par ailleurs, étudier la naturalisation nous conduit à la question de lAutre. En reconnaissant, par exemple, le droit pour chacun de pratiquer la religion de son choix, la Déclaration des droits de lhomme et du citoyen de 1789 aurait pu constituer la source incontestable dune conception pluraliste et universaliste du droit. En effet, ce texte du bloc de constitutionnalité français confirme, pour les juristes, la prise en compte de laltérité au sein de la société daccueil. Au regard des principes affirmés par ce texte, la France admettrait que les individus vivant sur son territoire sont "multiples, individuels, indépendants et irréductibles à une substance unique ", et que cette reconnaissance vaudrait pour lhumanité toute entière. Elle adopterait ainsi une position douverture. Pour autant, cette conception nous paraît contradictoire dans le cadre de la naturalisation. En effet, si limmigré semble relativement respecté dans son altérité, la position française diffère totalement dès quil entend intégrer la communauté civique. Ainsi, lidéal du national français que nous évoquions induit une vision unique du monde, si nous le combinons avec la politique assimilationniste française. Lindividu semble devoir se réduire à cette "substance unique ". La reconnaissance de principe de lAutre et luniversalisme prôné se voient contredits par les principes, constitutionnels également, dunité et dindivisibilité de la République. La conception unitaire du fait national les met, à elle seule, en échec. LAutre nest reconnu quà condition quil devienne "mon-même". Il nest donc pas considéré en tant que tel : il est nié dans son altérité.
Une telle conception peut sexpliquer à partir dune logique dEtat. Du point de vue des individus, ces fondements sécroulent. Dès lors, il ne semble pas faux daffirmer que, au regard du Droit, la Constitution (logique détat) contrecarre la Déclaration (logique de lHomme). Combiner lidéal dunité avec luniversalisme (par essence pluriel) ne peut quentraîner un pluralisme larvé, dont la naturalisation constitue lillustration.
Nous interroger sur la naturalisation nous oblige à ne plus considérer ce processus seulement par le "haut". Les remarques précédentes mettent en valeur lélément central du droit de la naturalisation : non par les règles de droit, mais les hommes candidats.
Nous souhaiterions partir du "bas", de lhomme, rejeter limpératif dabstraction, afin dappréhender au mieux la réalité de la naturalisation (la naturalisation en fait).
Ce renversement de perspective nécessite, dans un premier temps, de préciser, voire de redéfinir certains termes.
Ainsi, lEtat hors du "tout juridique" sappréhenderait comme un système de faits de domination, dautorité et de pouvoir de certains hommes sur dautres. Il constituerait avant tout le résultat des rapports de force entre les hommes qui vivent sur son territoire. En droit international par exemple, lEtat reste le même quel que soit le groupe ou lindividu au pouvoir. Par contre, si lon sappuie sur la problématique des rapports de force, un même Etat se différencie selon le résultat des clivages entre individus (changements de majorité, coup dEtat ). . Dès lors, nous ne pourrions plus le présenter comme une abstraction, mais véritablement comme le fruit des interactions entre les individus ou groupes dindividus qui le constituent.
Ce caractère actif transparaît également dans lidée de lEtat comme association de personnes, regroupement structuré dindividus en vue de promouvoir des fins, liées à des intérêts personnels ou non. LEtat recouvre ainsi une dimension psychologique, et peut être clairement lié à lidée dune communauté humaine dont les membres ont conscience de former une entité (élément constitutif dune nation).
Si nous utilisons ce renversement de perspective en matière de naturalisation, les concepts dassimilation et dintégration recouvrent une complexité annihilée par les critères juridiques prédéterminés. La notion didentité sociologique subsiste. Mais ici, laccent est mis sur laction de lhomme : " A lintérieur dun groupe, lintégration sexprime par lensemble des interactions entre les membres, provoquant un sentiment didentification au groupe et à ses valeurs ".
Le processus seffectue au niveau de chaque homme, par lintériorisation des normes et des valeurs dominantes (en loccurrence celles de la société française en tant que société daccueil). De ce fait, lhomme ne serait pas "aspiré" par le moule français. Il adopterait et incorporerait ces valeurs transmises au cours de la socialisation. Ce nest qualors quil les fera siennes, et quelles deviendront partie intégrante de sa conscience individuelle, alors même quelles sont une résultante de la vie en collectivité. Un homme peut adhérer à certaines valeurs, en rejeter dautres (considérées pourtant comme essentielles par la société daccueil), et avoir malgré tout le sentiment dappartenir au groupe. Ceci illustre la grande variabilité du processus dintériorisation. En ce sens, les processus dintégration comme dassimilation nont de sens qua posteriori, indépendamment des critères objectifs.
Enfin, ces deux notions doivent être considérées au regard du concept dacculturation que méconnaît la logique détat. Issu du vocabulaire des anthropologues nord-américain de la fin du XIXème siècle, le terme désigne dune part les mécanismes dapprentissage et de socialisation ainsi que lintégration dun individu à une culture qui lui est étrangère. Ce premier sens peut clairement être rattaché à la notion juridique dassimilation. Dautre part, et de manière plus fondamentale, lacculturation renvoie aux processus et changements entraînés par les contacts et interactions réciproques. Ce dernier point nous intéresse tout particulièrement, car il souligne une réciprocité inconnue des textes relatifs à limmigration et à la naturalisation (notamment par rapport à la notion dassimilation). Cette réciprocité est pourtant un facteur du changement culturel, inhérent à toutes les sociétés. Cest justement elle qui permet à certains auteurs de qualifier la société française de plurielle.
Il est vrai que nos définitions sont quelque peu sommaires. Nous souhaitions surtout dégager les caractéristiques utiles à nos travaux, en fonction dune logique autre que celle communément adoptée en matière de naturalisation.
En outre, il est opportun de noter que ces deux perspectives ne sont en aucune manière antagonistes. Elles ne sont que des visions partielles dune même réalité (vision par le haut et par le bas ou encore vision par lindividualité et par la généralité), et par conséquent complémentaires. Il ne sagissait pas dargumenter sur une éventuelle "ineffectivité", ou inefficacité du droit, mais de présenter les éléments dune conception "fragile" du droit de la naturalisation due, en premier lieu à une forte marginalisation du Droit.
Il est clair que la naturalisation ne peut être réellement appréhendée sans considérer le corps de normes qui constitue le cadre des enjeux, mais nous ne pouvons occulter lexistence de lindividu comme acteur principal du système.
II / CARACTERE NECESSAIRE DE LANTHROPOLOGIE POUR LETUDE DE LA NATURALISATION
Aussi critiquable que soit la législation relative à la naturalisation, elle est lobjet de stratégies que doit développer lensemble des immigrés face à celles de lEtat, dès leur entrée en France.
Dans cette perspective, le candidat à la nationalité française doit retrouver un rôle actif (A).
Ce rôle nest quun des nombreux paramètres relatifs à une analyse anthropologique de la naturalisation. Aussi, il se pose la question de la méthode la plus appropriée à létude de toutes ces données (B).
A : De lindividu acteur de sa naturalisation : pour une approche anthropologique
Ne sintéresser quau corpus juridique suppose que lon nie à lindividu concerné toute marge de manuvre en matière de naturalisation. Aussi, il semble capital de ne pas surestimer la rationalité de cette organisation juridique, en percevant, par exemple, le droit de la naturalisation comme allant de soi. En effet, notre présentation historique (chap. I, §II, A) a particulièrement souligné les hésitations quant aux normes édictées par certains hommes pour dautres. Elles ne sauraient donc être considérées comme des axiomes. Dailleurs, même promulguées, ces normes ne contraignent pas totalement les individus quelles visent. En ce sens, nous rejoindrons Etienne Le Roy, lorsquil affirme que "le Droit nest pas tant ce quen disent les textes que ce quen font les citoyens ".
Sinterroger sur lindividu acteur de sa naturalisation suppose que nous nous intéressions à lhomme inscrit dans ce contexte de règles, de valeurs et de sentiments, que nous fassions preuve de pragmatisme.
Cet impératif de pragmatisme, par opposition à labstraction juridique évoquée plus avant, nous permet de mettre en évidence lécart entre la réalité et la théorie de la naturalisation. En effet, les significations dégagées selon une logique détat (corps de règles systématisées de manière rationnelle) ne seront pas les mêmes que celles inhérentes aux logiques individuelles. Ceci confirme lidée de la place des individus dans ce système. Si lhomme conserve, même dans une situation de grande dépendance, une certaine liberté qui lui permet de "battre le système ", il reste actif. Dans un premier temps, nous nadhérions pas à lexpression de Crozier et Friedberg. Elle implique, il est vrai, les notions de confrontation et de victoire, et donne à penser quil existe une menace doppression sur les individus concernés. A cela, nous répondrons que limage de la menace va justement dans le sens dune surestimation de la rationalité et de la force du système de normes. De plus, la coexistence de perspectives différentes entraîne, à un moment donné et de manière plus ou moins latente, une confrontation des logiques en jeu (suivie de complémentarité parfois). Il ne faudrait donc pas y voir une conséquence purement négative. Il existerait bien une forme de victoire de lhomme sur le corps de règles étatiques, du seul fait que son individualité empêche une prévisibilité parfaite du système. Au fond, cest cette variable quauraient tentée de pallier les nombreuses réformes de la naturalisation, elles-mêmes remises en question à chaque fois par la capacité dadaptation et dinvention des divers individus en fonction du contexte. Est-ce un cercle vicieux ?
Par ailleurs, il semblerait que le droit de la naturalisation méconnaisse cette faculté de choix quont les immigrés de devenir ou non français. En effet, la combinaison des textes relatifs à limmigration et à la nationalité laisse penser que limmigration régulière nest considérée que comme transitoire, comme un passage vers lacquisition de la nationalité française, et lharmonisation. Or, il existe une population immigrée, certes plus âgée, qui se refuse à devenir française, et ne conçoit sa présence en France que comme temporaire : " Pour travailler, gagner de largent et retourner au pays ". Face au cadre juridique de la naturalisation, laction des immigrés ne peut être déterminée. Elle repose sur une multitude déléments que le droit ne peut connaître. Ce constat vaut également à lintérieur du cadre, limitant ainsi fortement les raisonnements a priori. Dès lors, si lon admet les contingences de leur action, le droit de la naturalisation ne peut expliquer à lui seul les comportements des immigrés. Lanalyse de leur subjectivité et de leurs rapports avec le système peut également fournir des éléments de réponse.
Cest dans cette perspective que lanthropologie occupe une place centrale. Vu la grande diversité des comportements humains (culturels, sociaux, politiques ) que nous souhaiterions analyser, notre étude aura ainsi une coloration plus ou moins différente selon langle dapproche. Par souci de clarté, nous répéterons ici la définition de Claude Lévi-Strauss :
"lanthropologie vise à une connaissance globale de lhomme, embrassant son sujet dans toute son extension historique et géographique, aspirant à une connaissance applicable à lensemble du développement humain [ ] et tendant à des conclusions, positives ou négatives, mais valables pour toutes les sociétés humaines, depuis la grande ville moderne jusquà la plus petite tribu mélanésienne ".
Notre objectif consiste ainsi en une généralisation des connaissances en matière de naturalisation, permettant délaborer une loi générale. Nous postulerions par conséquent lunité de lhomme. Toutefois, nous souhaitons clairement rendre compte, à travers la variabilité du processus de naturalisation, des différentes logiques en uvre. En effet, nous restons convaincue que les phénomènes considérés nacquerront une signification anthropologique quen étant relié à la société entière dans laquelle ils sinscrivent. Nous voulons étudier des "spécifiques" et présenter une explication généralisable, permettant ainsi la reconnaissance dune humanité certes, mais plurielle.
Dès lors, nous devons résoudre la question de la méthode applicable pour pareil objectif.
B : Une méthode pour une pluralité denjeux
Nous entendons, dans le cadre de cette discipline multiple et hétérogène, nous attacher à limplicite comme à lexplicite, réinscrire la naturalisation dans le temps, ressaisir les faits, analyser les logiques mises en uvre par lEtat et les individus
Quelle méthode nous permettrait dordonner ces objectifs, peut-être hétéroclites, tout en conciliant les conditions de linduction et lexigence de totalité ?
Nous avons démontré que le droit de la naturalisation, comme manifestation dune logique étatique, relève dune analyse structurale. Système complexe de valeurs et de représentations, il lui est reconnu un rôle de mise en ordre (structuration de la population vivant sur le territoire français en termes dinclusion/exclusion). Cependant, notre renversement de perspective, nous permettra dexpérimenter une méthode à la fois diatopique et dialogale. Nous pourrons ainsi prendre en compte "les divers sites culturels (et approfondir) une explication qui contienne et traduise toutes les logiques [ ] à luvre".
En appréhendant toutes les positions culturelles (topoï) et les différentes perspectives qui coexistent, voire se confrontent, en ne privilégiant aucune des rationalités, nous rejetons le primat du discours de vérité. Il sagira dévacuer le Droit comme "topo-centre " (Cf. lexigence diatopique), et de choisir comme point de départ la société. Nous tenterons de les envisager dans leur dynamique propre. Plus précisément, la méthode employée suppose un dialogue avec les et non pas au sujet des quelques logiques que nous aurons dégagées, sur le principe du dia. Ceci justifie notre idée de réinscrire le droit de la naturalisation dans la temporalité. En effet, si lon sattache à la dimension processuelle des phénomènes observés, les constats tirés de nos observations sont déjà modifiés. Ainsi, lidée de naturalisation nest déjà plus la même aujourdhui, parce que nécessairement en mouvement. Nous nous appuierons sur une variété doutils : entretiens, textes juridiques, travaux parlementaires, statistiques, histoire Nous nous essaierons à une observation globale, en observant et notant tout : le moindre phénomène dans la multitude de ses dimensions.
Selon Marcel Mauss, "lhomme est insécable et létude du concret est létude du complet ". Ainsi, étudier la naturalisation à partir de lhomme, nous obligerait à une ouverture disciplinaire. Certes, la nationalité revêt une dimension juridique, mais aussi politique, sociale et culturelle. De même, son acquisition ne peut être détachée dun tissu psychologique. En ce sens, un travail commun aux différentes disciplines doit pouvoir être effectué. Dès lors, il est nécessaire de sarrêter sur la question de la pluridisciplinarité. Chacune de ces disciplines sintéresse, de façon plus ou moins importante, aux comportements humains, et non à lhomme dans sa totalité. A travers le principe du dia, lanthropologie apparaît ainsi comme linstrument nécessaire dune globalisation des spécificités des différentes perspectives. Cest peut-être ce caractère dynamique qui nous permettra de parler dinterdisciplinarité, plutôt que de pluridisciplinarité. Dialoguer avec ces matières universitaires nous permettra de rendre au processus français de naturalisation sa spécificité, danalyser les causes de telles variations au sein dun pays. La naturalisation en France ne saurait ainsi être identifiée aux processus allemand et britannique, dans une perspective européenne.
Cette présentation nous semble essentielle pour avancer dans nos réflexions. Nous souhaitions présenter le plus clairement possible tout un pan du droit français réputé pour sa complexité, avant de sattacher aux interactions avec les individus concernés.
Honneur réservé aux nationaux par hérédités et dont létranger devait solliciter loctroi comme une faveur, lacquisition de la nationalité serait devenue au fil du temps une formalité, un simple papier, pour certains. Toutefois, nous ne pouvons nier la place capitale quelle occupe dans lidentité (individuelle comme collective). Cela suffit à soutenir lidée selon laquelle la naturalisation ne peut être quun simple mécanisme juridique.
Par ailleurs, le processus de naturalisation rejette hors du "cadre" tout ce qui mettrait en échec la rationalité du système. Il nen reste pas moins un facteur de complexité que lon doit favoriser, mais selon dautres paramètres. Et sur ce point, les juristes positivistes doivent réaliser quune telle approche ne fragiliserait en rien, bien au contraire, le Droit.
" Lessence dune nation est que tous les individus est quelque chose en commun "
Ernest Renan
" Lidentité est faite de multiples appartenances ; mais [ ]elle est une, [ ]nous la vivons comme un tout. [ ] cest un dessin sur une peau tendue ; quune seule appartenance soit touchée, et cest toute la personne qui vibre. "
Amin Maalouf Les Identités meurtrières
Pour saisir la complexité des situations quengendre la naturalisation, il nous est nécessaire de voir les réalités cachées sous lopacité des stéréotypes et de la logique institutionnelle. Certains pourraient estimer quapprocher le Droit dune telle manière est inutile, car sans résultat pratique direct. Pourtant on ne peut méconnaître les affects et les imaginaires liés à ce "droit vivant ".
On ne peut sinterroger sur lefficacité de la logique institutionnelle en vigueur sans analyser les modes de pensées qui sous-tendent, et même déterminent, les attitudes des Français quant aux étrangers et immigrés, et celles des demandeurs à légard du droit de la nationalité (Chap. I).
Alors que lon soupçonne souvent les candidats à la naturalisation dexploiter frauduleusement le corpus juridique de la nationalité, on leur demande de sinscrire dans un cadre juridique, culturel et social sans aucune initiative quant au(x) mode(s) dimplication. Le droit de la naturalisation sest révélé un instrument de choix sur ce point. Il illustre les périls de la nationalité (Chap. II).
IMAGINAIRES ET REPRESENTATIONS
En introduction, nous évoquions lidée selon laquelle la législation relative à la naturalisation sinscrit dans un contexte où les imaginaires de létranger et de limmigré coexistent avec (ou font face à) ceux des individus déjà membres de la société française. De prime abord, il semble difficile de justifier cette relation entre le Droit, qui entend régir le réel, et les productions de lesprit. Ce lien est pourtant déterminant pour saisir la naturalisation par le "bas".
Cette perspective implique que lon inscrive la naturalisation dans le large processus quont à connaître les demandeurs. Nous envisagerons les immigrés et la société française à travers le prisme des imaginaires autour de lémigration et de limmigration (I).
Lensemble des données recueillies nous permettra de saisir lindividu acteur de sa naturalisation à travers les stratégies, les imaginaires et les représentations en uvre autour de la nationalité (II).
Cependant, par souci de clarté, nous souhaiterions préciser, avant tout chose, ce que nous entendons par imaginaire et représentation.
Jacques Lacan, en décrivant le stade du miroir, isole les registres du réel, du symbolique et de limaginaire. Le dernier constitue, selon ce psychanalyste, le reflet du désir dans limage que le sujet a de lui-même. Limaginaire est dabord le lieu du rapport fondamentalement narcissique du Sujet à Moi, avant dêtre celui du rapport à lenvironnement. Le censuré, linaccompli, limmoral (ou lamoral) ou encore le brimé se réaliseraient dans cette dimension narcissique. Nous tenterons danalyser, de manière rapide il est vrai, ce qui est mis en uvre, ou nié au plus profond de lindividu, lorsquil rencontre lAutre. Il sagira de donner une pertinence aux sentiments plus ou moins confus, aux réactions plus ou moins conscientes qui sinscrivent dans le phénomène migratoire.
Par ailleurs, il nous semble nécessaire de préciser ce que nous entendons par représentation. Il est difficile dobtenir une définition satisfaisante de cette notion, soit que les auteurs omettent de la définir, soit quelle se révèle bien trop compliquée à manipuler. Nous reprendrons la détermination dEtienne Le Roy :
" - les représentations relatives au sens commun, fondées sur une perception immédiate des pratiques et de leurs conséquences. Elles connotent ainsi des "jugements de réalité" qui sont lentrée nécessaire dans la compréhension des logiques dacteur [ ]
Nous tenterons dans le deuxième temps de cette réflexion de restituer ces différents paliers.
I / EMIGRATION, IMMIGRATION ET IMAGINAIRES
Il existe deux dimensions essentielles de la naturalisation. Tout dabord, nous devons considérer la décision de devenir ou non français au regard des émotions que susciterait encore la France à létranger. Noublions pas, par ailleurs, que la France apparaît encore comme un pays où tout homme pourrait combler ses besoins les plus simples. La dimension acquisitive de la naturalisation est en question ici.
Parallèlement, nous devons garder à lesprit que le droit de la nationalité constitue la traduction officielle de ce que pensent et vivent les individus qui composent la société et ont le droit de vote (les Français). Il nous semble donc opportun de sintéresser aux sentiments collectifs face à limmigration, et plus largement aux étrangers. Nous devrons garder à lesprit le caractère attributif de la naturalisation sur ce point.
Analyser limaginaire de "ceux qui sont déjà là" nous paraît essentiel. Il se déploie dans les sphères juridique et politique, faisant ainsi du dispositif de la nationalité un droit qui relève à la fois du réel et du fantasme.
Lanalyse de cette dualité nécessite que lon mesure limpact de la migration sur les imaginaires des étrangers (A), et des individus juridiquement français, ou se sentant comme tels (B).
A : De lémigration à limmigration : lAutre méconnu
La migration suppose que lon quitte un lieu et que lon arrive ailleurs. Cependant, elle est souvent envisagée de manière unique, dans le sens dune arrivée dans un pays : limmigration. Tous les outils de réflexion sorientent dans ce seul sens, méconnaissant ainsi les enjeux du départ. La migration, même temporaire, se caractérise à la fois par la perte du lien (social) qui sinscrivait dans un lieu et la construction dun autre, ailleurs. Il sagirait donc de se détacher de son pays ("chez soi") et de tisser des liens chez lAutre. Nous mettrons de côté les raisons économiques et politiques que diverses recherches auront pu dégager, pour nous intéresser à la seule question de limaginaire.
Notons, en premier lieu, que lillusion est fortement entretenue dans le pays dorigine ; la France est rêvée, caressée peut-être même idéalisée comme "salut" que lémigré (et sa famille avec) va trouver.
Ainsi, la situation particulière des "quatre communes" notamment conférait au Sénégal une position à part au sein de la colonie africaine francophone, donnant ainsi aux Sénégalais un sentiment dégalité avec la population métropolitaine. Nous irions même plus loin en employant le terme de parentalisation des rapports franco-sénégalais : "Les Français, cest nos frères France et Sénégal, cest la même chose ". Nous navons jamais entendu de tels propos dans les autres pays où nous avons séjourné (Bénin, Côte dIvoire, Mali notamment). Les Sénégalais se distinguent par cette manière dentretenir, dans leur pays, ce lien affectif dont lillustration la plus frappante est le terme de "Sénégaulois". Ce mot qui renvoie autant à la qualité de Français quà celle de Sénégalais na pas de valeur péjorative. Cest un terme affectueux qui induit que le Français est comme chez lui au Sénégal, tout comme devrait lêtre le Sénégalais en France.
Ce lien légitime le départ dun Sénégalais en France, comme le départ pour " un autre chez lui". Lillusion de lamitié et même de la fraternité a construit dans limaginaire lévidence de rapports équilibrés. Pour autant une forme de haine à légard de la France semble intériorisée, particulièrement par les jeunes Sénégalais.
Ceci va dans le sens dune ambivalence, ou dune ambiguïté, des sentiments que nous formulerons sous la forme, limitative nous le concédons, de couples contradictoires : amour - haine, attraction répulsion
Ainsi, cest à travers lattraction-répulsion que nous considèrerons le rôle de la télévision dans la perpétuation de lillusion. A lheure où le satellite permet de regarder une grande variété de chaînes étrangères, la télévision voit son rôle de vecteur du rêve occidental accentué. Elle permet le passage de toutes les informations relatives à la France, quelles soient négatives ou plus positives. Ainsi, limage des charters et des expulsions est reçue au même titre que celle du bien-être de la société de consommation. Pour autant, un véritable processus doccultation se manifeste. Létranger qui vit dans son pays oublie le négatif, ou pire ne se sent pas concerné, se focalisant sur les symboles de leldorado. Nous ne dévalorisons pas cet état de fait. Il ne sagit pas de considérer celui qui est encore étranger à la France, comme un individu dénué de tout entendement. La force de la télévision doit sanalyser au regard dune frustration sociale et de lattente qui en découle. Un être humain qui voit ses besoins satisfaits (un travail, de largent, un toit, une perspective professionnelle, ) ne rêvera pas de la France comme dun ailleurs possible. Il possède déjà ce possible dans son pays ! Lattrait pour la France ne serait donc pas envisagée dans les mêmes termes.
Lattente dun individu, et plus largement de son groupe, apparaît donc comme déterminante dans le projet démigration. Elle est entretenue par les silences de ceux qui sont partis, limage que lui-même se faisait de la France et la croyance collective qui lui est proposée.
Le couple attente déception nous paraît traduire au mieux la confrontation de cet imaginaire aux réalités de limmigration.
Il nous a été difficile dobtenir un témoignage précis quant à lémigration. Ceci peut être expliqué par un sentiment de honte davouer cette construction mentale du "paradis français". Une certaine censure empêcherait tout recul, handicapant ainsi les entretiens. En ce qui concerne larrivée en France, les propos sont plus denses.
Ainsi Fanta (30 ans) témoigne du choc ressenti en découvrant le décalage entre les richesses possédées en France et la difficulté dy accéder. La représentation de la facilité qui circulait lorsquelle vivait encore au Sénégal est démentie, détruisant ainsi limage paradisiaque quelle avait de la France. Pour autant, Fanta ne souhaite pas avertir ses proches de son expérience, de peur dêtre mal considérée : " Si je dis ça, les gens vont aller dire que je fais la blanche ". Louise, elle, a le sentiment davoir été trompée par la France elle-même, mais surtout par ses "oncles" qui ont émigré avant elle. " Ils me poussaient à partir (car) avec mon diplôme je pouvais avoir une situation et faire venir mes frères et surs. ". Louise aurait-elle vraiment écouté un discours différent ? A-t-elle écouté tout ce que ses "oncles" lui ont dit ? Elle nous sourit, mais ne répond pas. Elle ajoute simplement quelle rentrera un jour. Louise, dont la vie ne semble pas avoir été facile en France, paraît élaborer une stratégie de survie autour du fantasme du retour, qui sera certainement problématique après trente ans dabsence. De plus, il est intéressant de noter quelle idéalise, voire même sacralise, le Bénin, alors quelle nen est plus ressortissante depuis sa naturalisation (1977). Même Française, elle manifeste le même sentiment quun immigré.
Notre analyse de limaginaire se situe toujours dans lentre-deux (haine et amour, attraction et rejet, ambivalences, ambiguïtés ), révélant ainsi le caractère véritablement passionnel du débat. Il est le reflet intérieur dun tiraillement, plus ou moins fort, selon les individus entre leurs deux mondes.
B : La France face à limmigration : lAutre fabriqué
Si les migrations sont favorisées et même sollicitées de nos jours, la méfiance envers létranger, envers lautre source de danger subsiste toujours. En France, limmigration ne fait pas partie du mythe politique national. Les débats sur ce thème se situent surtout autour de limaginaire. En effet, la France na quune connaissance lacunaire des caractéristiques socio-économiques, des conditions dintégration à la société daccueil ou encore de lampleur statistique de cette population très composite. Plus encore, les aspirations des immigrés et leurs rapports aux valeurs et institutions françaises sont rarement considérés. La France, dans son discours dominant, ignore parfaitement lanalyse des mécanismes dexclusion, de marginalisation ou encore les processus dadaptation et les stratégies (en terme didentité notamment) qui en découlent, donnant ainsi le sentiment que la population immigrée, africaine précisément, subit passivement sa condition.
Lidée récurrente du "désenchantement" sexplique également par limaginaire dont la population immigrée fait lobjet. Son analyse est capitale pour saisir les enjeux (sociaux notamment) de la naturalisation. Pour ce faire, nous nous appuierons sur les trois modes de production de limaginaire dégagés par Catherine Withol de Wenden : oubli / aveuglement, stigmatisation /stéréotypes et confusion / amalgames.
Dix-huit millions de français nés entre 1880 et 1980 descendent dimmigrants à la première, deuxième ou troisième génération. La population française actuelle peut donc difficilement se définir comme "de pure souche". Pourtant, ces anciens immigrés oublient les difficultés rencontrées lors de leur immigration en France, voire tiennent un discours idyllique de leur accueil. Ainsi, T., Portugaise entrée illégalement en France en 1970, apparemment, reste très évasive sur son arrivée. Ce nest que de manière indirecte, lorsque nous échangeons sur les problèmes dintégration que subit lactuelle population immigrée, quelle évoque lattitude hostile des Français à son égard : " Ils font pas deffort pour sintégrer ici. Cest pas à moi de le faire pour eux ! Qui ma aidée, moi ? ". Cette hostilité na pas immédiatement disparu après son mariage avec un Français. Il semblerait que ce soit plutôt avec le temps que T. se soit sentie reconnue comme française.
Avec le temps, ou "grâce" aux nouvelles vagues dimmigration qui ont chassé les Portugais de ce que lon appelle la mémoire collective ?
Catherine Withol de Wenden confirme cette idée en soulignant le déplacement des visibilités dune nationalité à une autre.
Ce déni se constate pour toutes les immigrations. On oublie ainsi, ou on ne sait pas, que limmigration algérienne en France (qualifiée de kabyle ou de coloniale dans le passé) remonte à la fin du XIXème siècle. Pourtant lévolution du droit de la nationalité est indéniablement liée à la prise en compte, certes de manière partielle, de cette population. On oublie également que les Portugais et les Espagnols nont pas subi la domination française. Pourtant la distance culturelle est souvent invoquée à lencontre des populations dAfrique Noire et du Maghreb. Irions-nous trop loin en expliquant ces omissions par une déconnexion des réalités ? Ainsi, T. se focalise sur limage dépassée des immigrés, occultant les hommes et femmes en tenue "occidentale", qui sont pourtant ces voisins : " Si ils veulent vraiment sintégrer, pourquoi ils shabillent comme ça ici ? ".
T. nest quun exemple particulier de laveuglement et de la confusion générale de la société française. Nous visons volontairement la société française dans son ensemble. En effet, alors que limaginaire africain appréhende la France en tant que telle, comme un tout, les fantasmes français désignent, à travers un ensemble de stigmates, lindividu - immigré ("immigré de service"). Ainsi de quelques stéréotypes récurrents tels que le "bruit et lodeur", la polygamie et les familles nombreuses (thème de linvasion) ou encore le danger. Les deux derniers stéréotypes étaient déjà opposés aux Espagnols et Italiens, un siècle plus tôt : " une population étrangère []composée, pour les huit dixièmes, dEspagnols et dItaliens, augmente, chaque année, et par limmigration et par lexcédent des naissances. Elle sera bientôt plus nombreuse que la population française Il nest pas possible que, sous prétexte de doctrine, ou sous lempire de préjugés juridiques trop invétérés, on ne fasse rien pour conjurer un danger si pressant ".
Cette citation confirme lidée dune permanence des thèmes quelque soit le type dimmigration. Dès lors, nous ne pourrions taxer limaginaire français de racisme. Il nous semble plutôt quil traduit les peurs et les sentiments de menace de la population française présente, face à lentrée de laltérité dans son quotidien. Toutes proportions gardées, cest ce même phénomène de stigmatisation que lon retrouve en tant de guerre, parallèlement au processus de fusion des individus face à un ennemi commun. Limaginaire français participerait de ce même schéma sécuritaire.
Enfin, notre analyse expliquerait le fait que limmigration "réussie" terrifie bien plus que limmigration clandestine. Cette dernière, cachée, parfois honteuse, rassure car elle correspondrait au stéréotype de limmigré construit par limaginaire. Lautre immigration dérange car elle oblige à penser laltérité dans un même espace, dans un même temps.
Lapproche des imaginaires africain et français va dans le sens dun effondrement de laltérité telle que conçue jusqualors.
Précisons par ailleurs que, si nous avons insisté sur une modalité pour chaque imaginaire, les deux se nourrissent de ce double processus de méconnaissance / fabrication.
Dans le cas français, cette fabrication de laltérité serait un élément dexplication du caractère fantasmatique dun droit qui devrait être dans le concret.
II / NATIONALITE REPRESENTEE : POUR QUELLES STRATEGIES ?
Lapproche anthropologique de la naturalisation suppose que nous envisagions le tissu, philosophique, psychologique et symbolique des lois sur la nationalité. Cet élément est déterminant pour comprendre la position française en la matière. Nous chercherons à comprendre ce qui fonde les clôtures dressées entre les nationaux et les étrangers.
Par ailleurs, il semble nécessaire détudier les paramètres conduisant un individu à vouloir devenir, ou non, Français. Nous tenterons de dégager lindividu acteur de sa naturalisation.
Pour cela, le concept de représentation nous semble être le seul concept approprié à notre théorie (A).
Il constitue en effet le troisième terme qui permet daccéder à une analyse dynamique des comportements face au droit de la naturalisation (B).
A : De lélectif à lethnique, du contrat au sentiment : représentations de la nation(alité)
Dès le début de notre étude, nous mettions en garde contre la polysémie des concepts de nation et nationalité, selon les pays, les traditions intellectuelles et les disciplines. A cette première confusion, il faut ajouter que, même dans un seul pays, le flou des définitions juridiques autorise les interprétations personnelles et passionnelles, en fonction de lapproche adoptée et des enjeux politiques du moment. Ainsi, pour les Français depuis plusieurs générations, le sentiment dappartenance à leur pays semble aller de soi. A linverse, en ce qui concerne les immigrés (quils aient acquis la nationalité française, envisagent de le faire ou demeurent étrangers), la question de leurs rapports à la nation de résidence révèle une plus grande complexité et oblige à déconstruire les modèles classiques de la nationalité. Cest dans cette perspective que les représentations constituent dincontournables sujet et outil méthodologique.
Nous nous intéresserons tout particulièrement au troisième type de représentations dégagé par Etienne Le Roy. En effet, la majorité des études sur la nationalité reprennent cette logique binaire en opposant nation généalogique / nation élective, rationalité / sentiment Une telle conception peut être rapprochée du principe d"englobement du contraire". Ce principe, présenté par Louis Dumont comme la base de lidéologie moderne, permet de combiner deux concepts contradictoires (ou considérés comme tels), pour nen valoriser implicitement quun seul. Sur cette base, la réalité des rapports quun individu peut entretenir avec sa société daccueil est pensée de manière dichotomique, conflictuelle, excluant ainsi toute une série darticulations intermédiaires possibles. Une telle approche ne peut rendre compte des faits.
On ne peut étudier les représentations de la nation et de lEtat français sans évoquer Jean-Jacques Rousseau. Nous résumerons sa problématique comme suit : trouver une forme dassociation qui assurerait à chaque individu la sécurité (le bonheur), tout en lui permettant de conserver sa liberté (cest-à-dire ne pas trahir son essence). Pour lui, le légitime naît dun accord réciproque entre les parties, dun contrat. Si lon approfondit cette idée, le candidat à la naturalisation se trouverait devant le choix de contracter, ou non, avec lassociation existante. Il sagirait pour lui de déterminer quel est ce groupe. Cest donc en premier lieu aux signes et symboles que ce groupe se donne quil aurait à sattacher.
Lidée de contrat ne saurait être détachée de la dimension ethnique de la nationalité.
En ce qui concerne la conscience quà un groupe de ce qui le constitue, les éléments récurrents en France sont le rapport au passé (la guerre, la Révolution française), la religion (notamment dans lopposition entre islam et catholicisme), mais surtout les pratiques culturelles et la langue partagées. Ce sont à ces symboles du "patrimoine commun" que doivent adhérer les candidats lorsquils contractent avec lEtat français et les individus qui le composent.
A ce substrat, pourrait être ajoutée la trilogie républicaine " Liberté, Egalité, Fraternité ", véritable conceptualisation politique de la famille et de la fraternité. Certains nous opposeront que les représentations de lEtat ne sont plus intellectualisées à ce point ; débattre sur ce sujet aurait été enrichissant. Toutefois, rapprocher la trilogie républicaine de lacte dadoption de lEtat en matière de naturalisation est révélateur dune représentation familiale exclusive de la nation, de la "mère patrie". Cette dimension familiale peut poser problème lorsque lon sait, par exemple, que les nationaux du Mali sappellent "Maliden" (les enfants du Mali), et que les autres pays nont pas une telle construction en Bambara. Où se situerait un Malien candidat à la naturalisation, au regard des conceptions "nationales-familiales" de son pays dorigine et de son pays futur ?
Arnold Van Gennep soulignait déjà en 1921 limportance du nom. Pour lui, les différents symboles de la nationalité se concentrent tous ensemble sous légide dun seul : le nom porté par le territoire et ses habitants. Lorsque nous nous arrêtons sur les phénomènes de régionalisation en France, sur le cas yougoslave ou encore sur les débats autour de livoirité, nous prenons pleinement conscience de lenjeu affectif, sentimental de lappellation. Si lon rappelle que Francs a donné France, puis France a donné Français, entre le premier et le dernier terme aucun lien culturel, ni même sentimental nexiste, le dénominateur commun est politique. Pour autant, on entend appliquer la logique culturelle et/ou sentimentale au candidat. Cette dimension affective est dautant plus difficile à dépasser que le seul nom peut raviver des souvenirs douloureux (notamment les Algériens avec la guerre dAlgérie).
Enfin, cest la conception même de lEtat qui pose problème. En effet, si au cur de la vision laïque française (et encore la conception de la laïcité en France peut prêter à débats) lhomme est soumis à la loi, qui relève de lEtat, la vision musulmane, par exemple, sattache à Dieu. Certes, lhomme est soumis au Droit et à lEtat, mais tous deux sont soumis aux finalités de la Révélation.
La France reprend ainsi des éléments de la conception généalogique de la nation (dimension sentimentale) dans un espace que nous serions tentée de qualifier de civique, car fondé sur la rationalité et le principe du contrat établi par lEtat avec chaque individu (conception volontaire et même volontariste).
De ce fait, la France se singularise par lidentification faite entre nation et Etat, et donc entre nationalité et citoyenneté. Il est en effet demandé au candidat à la naturalisation de devenir un citoyen, un sujet de droit dont les particularités sont rejetées dans la sphère privée, en faisant le choix dappartenir à la nation historique et culturelle française, avec les caractéristiques inhérentes (langue, culture, héritage historique). Selon cette logique, le prix de lentrée dans la nation élective serait loblitération de la mémoire.
Il sagirait, dès lors, dabandonner lidée dune nationalité homogène, ainsi que certains symboles politiques qui s'y attachent. Lenjeu est clair : restreindre cette conception de la nationalité et reconsidérer une citoyenneté qui " ne se partage pas " selon Raymond Aron. Une conception exclusive et unique de la nationalité ne saurait résister longtemps aux réalités de la naturalisation.
B : Dialectique entre imaginaires, représentations et réalité : les stratégies des acteurs
Lentrée dans la nation serait donc ouverte, car dépendante de la décision de lintéressé. Cependant, les individus qui la composent font également le choix de ly accueillir ou pas ( notion de faveur) en fonction de leur imaginaire et de laddition des représentations subjectives de lEtat et de la nation. Ainsi, la naturalisation, dans sa dimension acquisitive, consisterait en une nécessaire appropriation de cet ensemble imaginaire et symbolique, en fonction du vécu, de lappartenance culturelle, de la subjectivité et des réalités sociales de chaque candidat, choses mises à lécart par la dimension attributive. Il sagira dès lors, pour ce dernier, de comprendre le système, de le construire même, pour sy adapter. Dans cette perspective, les représentations quil sen fait sont capitales. Elles dont élaborées par tout individu en situation de migration, africain ou non, aspirant à être naturalisé ou pas. Cependant, ce que nous souhaiterions souligner ici, ce sont les réciprocités et interactions générées par ce processus de naturalisation que lon aurait voulu mécanique.
La problématique de lacquisition / attribution de la nationalité ne saurait être appréhendée sans une variable fondamentale : la liberté des acteurs. Précisons que nous ne lentendons pas de manière illimitée, "souveraine". Il sagit danalyser les conduites et les comportements des candidats à la naturalisation, au regard des données que nous avons pu dégager. Cest en ce sens quil est nécessaire de garder à lesprit la matrice de notre réflexion : lindividu acteur de sa naturalisation.
Nous nous appuierons sur la métaphore du jeu de Michel Crozier et Erhard Friedberg pour avancer lidée selon laquelle la dialectique entre imaginaires, représentations et réalité inhérente à la naturalisation saccompagne dune dialectique entre la " liberté " (être ou ne pas être naturalisé) et la " contrainte " (le contexte psychologique, social ), et entre " les règles du jeu " (les dispositions juridiques en la matière notamment) et l indétermination (le candidat dans toute sa subjectivité, les autres acteurs).
Dans cette perspective, il nous semble que la notion de stratégie est la plus adaptée à la nécessaire appréhension des logiques, du jeu et du cadre en question :
" dans la théorie des jeux, (la stratégie se définit comme l) ensemble (des) décisions prises en fonction dhypothèses de comportement des personnes intéressées dans une conjecture déterminée. ".
Appréhender le comportements des individus en terme de stratégie, d"opérationalité", nous permet de franchir une nouvelle étape dans la remise en question de la conception passive de la naturalisation. Elle nous permettra de comprendre comment les acteurs, concernés de près comme de loin par la naturalisation, mobilisent toutes les ressources en leur possession (la tactique), dans leur propre intérêt, quil soit matériel ou symbolique.
Ceci dit, si la naturalisation présente un caractère réfléchi ( la lourdeur de la procédure aidant), le comportement du candidat nest pas toujours très lucide. Les représentations et les stratégies ne sappliqueraient donc pas seulement aux comportements conscients.
Il existe une conception fonctionnelle de la nationalité, matérialisée essentiellement dans le processus de naturalisation. Elle se combine également avec dautres instruments, tels que le principe dégalité et lassimilation, afin datteindre lobjectif premier de la logique dEtat : lhomogénéisation de la population sur son territoire.
Si le principe dégalité se justifie en droit par la disparition des discriminations, sa combinaison avec lassimilation dépouille lindividu de ses caractéristiques. Ils consistent ainsi en un éloignement (caractère exclusif et excluant des législations sur la nationalité et limmigration), et même en une élimination, de ce qui est étranger dans létranger.
Nous pourrions schématiser lapproche de lEtat français en reprenant la théorie des trois "cercles concentriques". La France adopte ainsi une stratégie spécifique à légard des étrangers résidant sur le territoire : (premier cercle : assimilation), que lon distinguera de celle relative aux ressortissants de lUnion Européenne (deuxième cercle : reconnaissance de leur nationalité et adaptation), et aux individus résidant dans les Etats tiers (troisième cercle : éloignement).
Le candidat à la naturalisation, comme le naturalisé "jouent" en en fonction de cette stratégie dexclusion et délimination.
Le discours tenu par les candidats à la naturalisation, et surtout par les "naturalisés," confirme notre idée selon laquelle la logique binaire est inefficace à rendre compte des diverses conceptions de la nationalité. Nous tenterons ici de restituer le caractère dynamique de leur action, en fonction dune organisation propre à chacun des diverses contraintes et ressources. Pour ce faire, nous nous sommes appuyée sur les distinctions proposées par Isabelle Taboada-Leonetti.
Pape, né au Sénégal, est laîné dune fratrie de huit enfants. Tous ces frères et surs sont français. lui rejette toute idée de naturalisation :
" Je ne suis pas né ici ( ). Je ne vais pas changer mon identité pour un match de foot. Non. Jirai jouer dans le quartier avec mes copains, cest tout ! ".
Son père ne prend pas position sur cette question. Pour Pape, ce silence est significatif : en tant quaîné et homonyme du grand-père, son père voudrait quil conserve son identité africaine. Ses propos nous font hésiter.
Refuse-t-il toute idée de contrat avec la France ? Ceci participerait dune forme de désaveu de lEtat français.
Pense-t-il que la nationalité ne peut lui conférer davantage que ce quil a en tant que résident ?
Il serait intéressant, dans ce cas, danalyser plus précisément ses représentations intellectualisées de la France et de sa situation.
Se sent-il héritier du statut dimmigré de son père ?
Cette idée supposerait que Pape ne se donne pas le droit de devenir français par respect pour lui (et plus largement ses origines africaines), même si cela va à lencontre de ses intérêts.
Par ailleurs, il semble naccorder aucune fonction à la nationalité française, à la différence de Josiane qui énonce clairement un sentiment de protection et de sécurité :
" Jai la nationalité française, mais je me sens camerounaise, parce que la nationalité française, cest pour pouvoir rester en France et tout ça si tes française sur les papiers, tu es tranquille. Tu sais quils ne peuvent te dire, allez, hop ! ".
Josiane correspondrait-elle à ce que Isabelle Taboada-Leonetti nomme le "citoyen instrumental" ? Elle qualifie ainsi lindividu qui ne demande sa naturalisation quen raison des avantages inhérents à la qualité de français (les droits), sans pour autant adhérer aux niveaux politique et culturel de la société daccueil. Certes, à 24 ans et naturalisée depuis deux ans, Josiane na jamais voté. Il est toutefois délicat den tirer des conclusions hâtives.
Cest plutôt la distinction que Josiane opère entre la citoyenneté (" française sur les papiers ") et lidentité nationale (" mais je me sens Camerounaise ") qui indiquerait une forme dinstrumentalisation, souvent soupçonnée chez les candidats à la naturalisation. Aussi, nous reviendrons sur ce terme.
Rappelons que la naturalisation implique une série de droits et devoirs, dont les droits attachés à la citoyenneté (Cf. les principes énoncés par la Déclaration de 1789). En soi, il ny a rien de négatif à aspirer à la stabilité et à la sécurité prônée par ce texte à valeur constitutionnelle, en devenant Français. De ce fait, il nous semble difficile de dévaloriser lorganisation que Josiane effectue autour de la nationalité : cest une des multiples articulations qui coexistent avec lidéal de la nationalité. Le phénomène dinstrumentalisation se défait de son caractère péjoratif. On ne peut, dès lors, déconsidérer la demande, ni même lacquisition de la nationalité française, dans la mesure où il y a une véritable revendication dégalité des droits, de légitimation ou encore de reconnaissance sociale.
En ce sens, nous pourrions même parler de quête, souvent déçue dailleurs. Ainsi, Louise assure que sa naturalisation reposait également sur des raisons idéologiques et des convictions. A son arrivée en France (en 1971), elle a été séduite par ce statut que les femmes obtenaient et la reconnaissance "sociale" des étrangers : " Liberté et égalité, avant ça voulait dire quelque chose ". Ajoutons que cette représentation de la France semblait correspondre à la vie quelle entendait mener. Louise correspondrait au "national par adhésion". Elle sest en effet approprié le patrimoine soio-culturel français. Toutefois, elle ne conçoit plus sa nationalité dans les mêmes termes aujourdhui. Cette évolution (désenchantement / sentiment de trahison adhésion déception) traduit, selon nous, une temporalité de la nationalité.
Ainsi lanalyse dynamique du processus de naturalisation à travers les représentations ouvre sur le débat plus large de limmuabilité de la nationalité telle que conçue aujourdhui.
Les migrants dAfrique noire associent une forte projection dans le pays dorigine à une très grande propension à lacquisition de la nationalité française. Ceci ne revêt pas forcément un aspect conflictuel, dans la mesure où la naturalisation ne sopère pas par substitution. Dans cet esprit, la nationalité française nest pas tant lexpression dun lien national quun atout supplémentaire : " Pour moi, une carte didentité française, ça ne veut pas dire que je ne suis que français. Je suis les deux (béninois et français). Si en plus on peut garder la nationalité, cest encore mieux. ". (Théo)
Les questions de lidentité et de lidentification se posent néanmoins : " je travaille, je suis française, mais ce nest pas écrit sur ma tête. Et même si cétait écrit, les Français nous ont tellement dit quon est pas à notre place que moi, je me dis :"cest vrai, je sui pas chez moi, ici" ". (Fanta)
AMORCE DUNE PROBLEMATIQUE DE LA NATIONALITE
Lidée dune société composée dindividus qui se reconnaissent dans une culture homogénéisée, et dont ils ne sont chacun quune expression nous semble dangereusement réductrice. Cependant, le problème est que cette idée demeure ancrée dans le droit de la nationalité. Ainsi, la conception française de la nationalité, à travers la naturalisation, sattache à ce que les individus candidats reconnaissent la culture française et plus largement occidentale, comme la leur. La condition particulière de lassimilation en est une illustration. Elle peut être expliquée par lobjectif dinclusion politique, que le droit de la nationalité tente datteindre en instrumentalisant la notion didentité.
Le naturalisé doit prouver quil a sa place dans la communauté des Français en présentant les caractéristiques du national. Cest en effet limpression dune charge de la preuve sur le candidat puis sur le naturalisé, qui se dégage de nos entretiens. Pourtant lidée même de nationalité nest plus probante.
Ainsi, sont dégagés deux éléments du débat sur la nationalité. Nous proposons le troisième (identification). A partir de cette trilogie, nous tenterons de dégager une problématique de la nationalité.
Il sagira, dans un premier temps, de déterminer les enjeux de la naturalisation, au regard de la notion didentité.
Nous ne traiterons pas lidentité de la société daccueil de manière spécifique. Cette notion transparaît dans nos développements précédents.Nous nous intéresserons tout particulièrement au naturalisé, pris dans la complexité des relations personnelles : lindividu dans son groupe dorigine et au regard de sa société daccueil (I).
Puis, nous réinscrirons ce premier débat dans la problématique dune nationalité contemporaine (II).
Notre but nest pas de réfléchir sur les différentes identités en tant que telles. Nous souhaiterions dégager quelques problématiques inhérentes aux diverses conceptions de lidentité, au regard de la naturalisation (A). Avant de commencer notre analyse, nous préciserons enfin que la problématique centrale de lIdentité nest pas spécifique à lacquisition de la nationalité française. Elle se manifeste également pour le Français de naissance, comme nous le verrons plus loin. Létranger doit prouver sa légitimité dans la société daccueil, légitimité qui va de soi lorsque lon a toujours vécu dans le même groupe (indépendamment des problèmes dexclusion et de marginalisation). La naturalisation va concrétiser le passage de la sphère dorigine à la sphère française, provoquant même des clivages "identitaires"(B). Ce que lon appelle communément "lexception française" tente dabstraire ( cf. le latin abs trahere) lindividu de son contexte en le tirant hors de sa (ses) communauté(s) dorigine, culturelle, religieuse, régionale.
A : De quelques enjeux inhérents à la notion didentité
Gottlob Frege a observé que lidentité est indéfinissable : " puisque toute définition est une identité, lidentité elle-même ne saurait être définie. ". Il est vrai que lexercice est délicat.
Amin Maalouf offre cependant un point de départ pour notre réflexion :
" Mon identité, cest ce qui fait que je ne suis identique (semblable) à aucune autre personne. "
Lidentité relèverait avant tout, et paradoxalement, de la différence. Moi nexiste quen se distinguant de lAutre : lexistence, ou la fabrication, de lAutre serait ainsi une sorte " dacte fondateur de lidentité ". Dès lors, nous comprenons que son contenu est lié à la personne que lon entend identifier, et au regard de celle que lon serait tenté de lui opposer. Seront ainsi considérés notamment les valeurs qui lui sont chères et quelle tire de ces représentations du monde, les caractéristiques de sa personnalité et enfin les "attributs catégoriels" par lesquels elles se définit comme appartenant à telle catégorie sociale, tel groupe. Lidentité est donc multiple, variable dans le temps, en fonction des expériences nouvelles. En ce sens, elle serait à distinguer de la "mêmeté", qui induit une continuité de la personne.
Lidentité des personnes donne lieu aussi à une élaboration lorsque est déterminé le fait dêtre membre de tel ou tel groupe. La dimension individuelle de lidentité ne saurait ainsi être détachée de son aspect social. Le processus didentification se manifeste ici. Lindividu se perçoit comme les autres membres du groupe et a le sentiment de partager avec eux tout un ensemble de valeurs, de significations et de finalités. Cet ensemble lui préexiste, et cest pourquoi lidentité sociale apparaît toujours comme une identité "assignée".
Dans le cas de la naturalisation, et plus largement dans les situations de migration, se poserait le problème dune inversion des "temps" de cette identité sociale. Létranger doit définir de lui-même une part de son identité, en fonction de ce que les autres membres de la société attendent de lui, des éléments de leur cohésion, et du caractère ontologique de son identité. Ici se posent les questions de lidentification au groupe daccueil (soppose-t-elle à celle du groupe dorigine ?), de la place
La France présente une conception extrême du rattachement du statut personnel à la loi nationale. Elle insiste en effet sur lélément de permanence à luvre dans la nationalité, à légard des individus, allant jusquà parler d " identité nationale (des personnes) ". Par conséquent, le processus didentification à la société française ne saurait être détaché de la notion didentité nationale.
Cette identité collective, doit être appréhendée dans les mêmes termes que lidentité "individuelle", dans la mesure où elle repose également sur une logique de différenciation, entre eux (les autres, les étrangers) et nous (la société française). La langue, la religion et plus certainement la culture (objet de polémiques quant à sa définition) constituent les repères de lidentité nationale française, au regard desquels les individus se reconnaissent et se mobilisent. La notion dexception française illustre cette idée en ce qui concerne la culture. Ces critères, fondés sur limaginaire dunité (du territoire, de la population, de la culture ), sont juridicisés par le droit de la nationalité. Tous les effets de laltérité se voient ainsi annihilés (selon la doctrine juridique, ils sont relégués dans la sphère privée), bouleversant de ce fait les repères identitaires du naturalisé. Lorsque lon sait que létranger, même naturalisé, se trouve à cheval sur cette frontière entre nous et eux, la question de lidentification ne peut aller de soi. Dès lors, lenjeu de la stabilité de limage que la société et le Droit lui renvoie, et celui de la place prennent toute leur dimension.
En effet, cest à nouveau en terme de stratégie que celui qui était étranger, mais qui reste toujours un immigré, doit se situer dans la société daccueil, et faire en sorte que ses status correspondent à son statut.
Lindividu est en rapport avec différents systèmes sociaux, dans lesquels il occupe une place. En fonction de cette dernière des droits et devoirs lui sont reconnus. Notons par ailleurs, que les status sont spécifiques à chaque individu, dans un monde donné et à un moment donné, et quils sont simultanés. Ainsi, le naturalisé occupera une variété de places en France, mais également dans son pays dorigine : il reste un petit frère ou un fils avec des devoirs à légard de son aîné, de son père Cette pluralité nest pas propre à la situation migratoire des individus originaires dAfrique. Mais elle revêt une dimension particulière au regard de limportance du lien avec le monde et de la prégnance du relationnel que la civilisation africaine manifeste. Ainsi, en face de la " pluralité des mondes ", de la simultanéité des liens et de la variabilité des statuts dans le temps, le droit de la nationalité, et plus largement le Droit français, oppose lunicité du statut juridique : lindividu en soi.
Le droit de la nationalité a en charge les impératifs de préservation de lidentité et de la cohésion nationales. A travers le processus de naturalisation, il exige implicitement que le naturalisé se reconnaisse dans la figure collective de la société française, en lui fournissant les repères de ce quil ne doit pas, ou plutôt plus, être.
Pourtant, ce sont ces mêmes impératifs qui sont réévalués dans les cas de la Corse, depuis 1991, et de la Nouvelle-Calédonie (1998). Lévolution ne semble pas aller dans le même sens, pour les individus concernés par la naturalisation.
B : La naturalisation : une rupture institutionnalisée ?
La naturalisation, telle que conçue par le droit, présente cette caractéristique dêtre à la fois un mode de rattachement à la société française, reconnu par la législation, et de détachement culturel de la société dorigine. Ce deuxième caractère est la conséquence logique et implicite de lapproche exclusive du droit de la nationalité. Il se pose la question des conséquences dune telle simultanéité pour lindividu (rapports au monde).
Pour les partisans de lactuel processus de naturalisation, il consacrerait un parcours où se sont mêlées les racines individuelles et celles de la nation. Une telle idée nous semble hors de propos, surtout lorsque lon garde à lesprit la place particulière qui est faite à la condition dassimilation. Rappelons en effet lidentité sociologique parfaite quelle suppose entre les Français et ceux qui aspirent à le devenir. Lassimilation consiste dabord, nous le répétons, en une méconnaissance du premier lien culturel et de la socialisation antérieure, et en une élimination (le plus souvent) du lien juridique qui préexistait. LEtat annihilerait ainsi les caractéristiques identitaires de chacun des individus concernés.
Nous avons dépeint lassimilation comme une politique potentiellement oppressante de lEtat français. Notons toutefois que le détachement de lEtat et de la société dorigine peut relever dune stratégie du demandeur. Il peut ainsi faire le choix de franciser ses nom et / ou prénom. En poursuivant son propre intérêt (dans ce cas : lintégration), il favorise la logique dassimilation élaborée à son égard. Certes, les naturalisés originaires dAfrique subsaharienne ont rarement recours à cette procédure (ils ont souvent un prénom du calendrier). Pourtant, nous ne pouvons la passer sous silence, car elle remet en cause la matérialisation première de lidentité personnelle du naturalisé, et son lien avec le monde quil a quitté.
La francisation des nom et prénom est possible pour toutes les modalités dacquisition de la nationalité. Cependant, combinée avec lacte de naturalisation, elle renvoie absolument à la question du choix, de la liberté de lindividu de bouleverser culturellement, juridiquement et socialement ses repères identitaires. En effet, le nom comme le prénom ont bien souvent une signification sociale. Leur transformation pose, de manière immédiate, la question de la perte dune place au sein des groupes dorigine : famille (homonymie, statuts nataux), religion (cas des prénoms musulmans), société (cas des noms de famille qui désignent une profession, une activité). La francisation présente cette particularité dêtre un acte volontaire qui, paradoxalement, ne signifie pas de façon certaine, le désir de rompre les attaches originelles. Elle manifeste le désir dintégration.
Instrument du rattachement social en France, la francisation n'est pas pour autant un moyen de reconnaissance sociale. Face aux imaginaires de la société française qui stigmatisent et confondent létranger, il se pose la question de sa pertinence, surtout quant aux naturalisés noirs. Aussi extrême soit-elle, la francisation nempêche pas la désignation de lAutre par la société française.
Le traitement de la polygamie par la procédure de naturalisation constitue, pour nous, le cas le plus probant de rattachement / détachement culturel. Lidée selon laquelle létat de polygamie est révélateur dune assimilation insuffisante est traditionnellement liée aux principes dégalité et de laïcité de lEtat. Au regard de ces principes, les juges nentendent pas reconnaître dans lespace juridique français ce statut matrimonial, et demandent donc aux musulmans, plus particulièrement à ceux qui sollicitent la nationalité, dadhérer aux règles de la société française. Si en droit, cette argumentation est recevable, elle se fonde implicitement sur une logique contestable.
En effet, si lon retient que la monogamie constitue le premier degré de structuration de la société (facteur dordre), la logique denglobement du contraire tendrait à rejeter la polygamie dans la notion fourre-tout de désordre. Dans cette perspective, la prééminence accordée par le Droit officiel à la monogamie et à la famille nucléaire remet en cause des enjeux culturels et sociaux qui dépassent la seule problématique de la reconnaissance de la polygamie en France. En effet, la famille nucléaire représente les valeurs (autonomie de la volonté, individualisme ) que le Droit entend garantir. Or, les individus, hommes comme femmes, socialisés dans une organisation polygamique se repèrent selon des éléments que nous serions tentée dopposer. Il est ainsi demandé aux candidats de se situer dans une image nucléaire de la famille, dans laquelle beaucoup nont pas été socialisés.
Indépendamment des débats relatifs à la polygamie (notamment la notion de pluralité des monogamies) et aux droits de lhomme, le refoulement de ce statut matrimonial dans lensemble flou du désordre a pour conséquence directe le bouleversement des repères sociaux comme culturels du candidat à la naturalisation ou du naturalisé.
Ceci nous conduit à une troisième idée. Les quelques exemples cités démontrent quil nest pas possible de dissocier le culturel du social dans lanalyse de la naturalisation. Cependant, sa dimension attributive révèle une société française ouverte (Cf. les nombreuses modalités dacquisition de la nationalité et la réception des étrangers sur le territoire), mais dont la culture est fermée, par souci dinclusion politique nous lavons vu. Elle nappréhende laltérité quen terme déloignement, voire délimination, méconnaissant ainsi lidée dun double sens de laltérité. Le droit de la naturalisation postule une socialisation et une acculturation à sens unique. En ce sens, cette dernière ne serait facteur de bouleversement quen ce qui concerne les naturalisés, et plus largement les immigrés (si nous gardons à lesprit la stratégie dassimilation progressive de tous les étrangers).
Cependant, il ressort de nos entretiens quune identité hybride se constitue, à linsu du droit de la nationalité. De manière conflictuelle ou non, consciemment ou non, de nouveaux repères identitaires émergent, dans lesquels se retrouvent les naturalisés comme les Français de naissance, quils soient dorigine étrangère ou non. Le nombre croissant des conversions à lislam par des individus socialisés en France et élevés dans la religion catholique, en est une illustration. Cet exemple est dautant plus intéressant que ces conversions sont rarement cachées et souvent motivées par un " besoin de repères de sens à (la) vie ". De même, lapprentissage des percussions africaines au Conservatoire National de Cergy-Pontoise pourrait être un indice du développement dune culture "métisse". Nous préciserons cependant que ces exemples demanderaient à être confirmés par une enquête de terrain sur ce sujet.
Ces remarques gagneraient à être approfondies. Elles révèlent en effet le caractère "décalé" de la procédure de naturalisation en France. Dès lors, la question de son caractère adapté se pose. Pour tenter dy répondre, nous inscrirons le droit de la naturalisation dans le thème de la nationalité, dans la mesure où les faiblesses de ce mécanisme sont liées à la conception de cette dernière. Il faut comprendre que la naturalisation ne peut être adaptée que si lidée de nationalité est réactivée.
II / REINVENTER LA NATIONALITE ?
Nous ne pourrions aller plus loin sans nous poser la question dune remise en cause de la conception française de la nationalité. Nous réalisons quune telle problématique suppose une redéfinition profonde des notions didentité culturelle, collective et didentification nationale, souvent invoquées pour justifier les approches en matière de nationalité, en France comme ailleurs. Cependant, elles nous paraissent aujourdhui fragilisées par les réalités sociales. Il nous semble nécessaire denvisager la notion didentité nationale non plus comme le postulat, mais comme le but ultime dune réflexion sur la nationalité.
Cette réflexion restera essentiellement théorique. Il sagira de dégager quelques éléments qui permettraient de surmonter les obstacles de lactuelle conception de la nationalité.
Ainsi, tenterons nous dans un premier temps, de déconstruire le concept didentité collective. Ceci ouvrirait la voie dune réinvention de la nationalité (A).
Par ailleurs, cette remise en question nous conduit à poser la problématique dune temporalité de la nationalité, qui dépasse le seul cas de la naturalisation (B).
A : Limites de la notion didentité nationale et du processus didentification qui sy attache. Une nécessaire (ré)appropriation de la nationalité
Les impasses auxquelles est confronté le droit de la naturalisation dépassent le seul cadre du traitement de létranger. Il est nécessaire que tous les Français, de naissance ou par acquisition, puissent se réapproprier un lien personnel avec lEtat, si tant est quil a déjà existé.
Lidée dune identité nationale et lexigence didentification qui en découle pour le naturalisé constituent les limites de la dimension acquisitive, dynamique, de la naturalisation. Paradoxalement, elles sont même un obstacle à lidée de nationalité, dans la mesure où elles postulent une sorte de "norme" du sentiment dappartenance et du lien national. Il apparaît donc capital de récuser la vision habituelle de lidentité nationale, si lon veut rendre à la nationalité son caractère personnel.
Cest avant tout le caractère mythique de lidentité collective, en tant quelle constitue une métaphore de la réalité et se détache de celle-ci, qui peut nous permettre de repenser lidentité nationale. En effet, si nous gardons à lesprit que même le mythe repose sur une logique, il nous est possible de linterpréter et den découvrir la raison. Ceci nous conduit à envisager lidentité nationale comme une construction, au même titre que la race humaine ou encore lethnie. Ainsi, la race savère un système de catégorisation socialement fabriqué qui se fonde, certes, sur les propriétés physiques des hommes et des femmes, mais ne relève pas directement de la réalité objective. Dans le même sens, lethnie ne peut seulement consister en des critères définis bien souvent de manière arbitraire et erronée. Dès lors, on peut se demander pourquoi ces idées de race (humaine) et dethnie demeurent si centrales pour le sens communs, alors quelles sont dénuées de fondement objectif. Poser une telle question renvoie à lanalyse des circonstances dans lesquelles ont pu se construire ces éléments de classification. Nous rappellerons ainsi que la construction identitaire du collectif, quel quil soit, seffectue essentiellement par opposition : protestants / catholiques, Noirs / Blancs, "nations civilisées" / "communautés barbares" (aujourdhui, nous parlerions plutôt d"Etats voyous" "rogue States"). Cette approche en terme dopposition saccompagne également dun travail doubli / mémoire et de falsification, que nous évoquions dans nos développements sur les imaginaires. Il faut également ajouter la rationalisation de cet ensemble qui justifie lidentification à tel ou tel groupe.
Ainsi, lidentité collective est tout autant fabriquée que ce que nous serions tentée dappeler létrangeté.
Ceci constituerait, en plus de la pensée du lien national de manière dichotomique, un autre élément dexplication des carences du processus didentification en France. En ce sens, lidentité nationale française ne serait pas en échec à cause de lhétérogénéité des identités sur son territoire, mais parce que sa construction est considérée comme achevée depuis longtemps. De ce fait les individus naturalisés, tout comme les jeunes générations françaises de naissance dailleurs, sont exclus dune construction qui devrait être véritablement collective et toujours inachevée. Cest donc dans lespace vide de ces limites que devrait être réinventée la nationalité.
Lenjeu premier est sa validité sociale, obstacle auquel se heurte lapproche positiviste du droit de la naturalisation.
Nous nous appuierons, à ce stade de notre étude, sur les travaux dEric Hobsbawm et de Terence Ranger sur les traditions. Le premier qualifie d"invention des traditions" le processus de formalisation des traditions dans la seconde moitié du XIXème siècle, induisant que certaines traditions qui semblent anciennes, immémoriales, ne seraient en fait que des créations volontaires du pouvoir, en période de mutations sociales et politiques. Le deuxième dégage une dimension contemporaine, dynamique et volontaire en recentrant lanalyse sur les groupes dindividus ("réinvention"). Nous prenons la liberté de faire un parallèle avec notre sujet, en affirmant que ce processus peut être une solution aux bouleversements que la France connaît, tant du point de vue du droit de la nationalité, que de sa vision du monde.
La question est de savoir si la réinvention de repères stables (mais susceptibles dévoluer) de la nationalité peut permettre à la société française, dans toute sa complexité, de savoir qui elle est, et ce quelle devient au milieu de ces changements. Il sagirait pour lensemble des Français de sapproprier la nationalité, non plus seulement comme un lien juridique et politique, mais également comme un lien personnel (sil ne peut être sentimental).
Par ailleurs, la redéfinition "par le bas" de la nationalité, induite par le processus actif de réinvention, permettrait de la rendre plus réelle, plus ouverte, plus adaptée aux enjeux actuels. On ne peut oublier, en effet, que le sentiment national, tel que décrit par les discours juridique et politique, est peu ancré dans la société française, supposant ainsi que la nationalité, même pour un Français de naissance, se réduit aux droits et aux devoirs (donc à la qualité de citoyen). De même, ce rapport aux réalités permettrait de ne plus penser la nationalité selon une logique unitariste. Il serait ainsi un moyen de ne pas méconnaître laltérité (létranger) au sein de la société française.
Dès lors, les termes du débat sont posés : si lévolution ne peut quêtre autonome, il est nécessaire que les Français ne se sentent pas pris en otage par les étrangers, et que ces derniers se sentent respectés dans leur altérité. Selon cette idée, la société française et les étrangers ne pourraient changer quen restant eux-mêmes : là se manifeste la difficulté de tracer une limite entre identité et altérité.
Ceci nous amène à un deuxième point. Si lévolution ne peut quêtre volontaire, tout un travail sur les imaginaires et les représentations reste à faire. Se poser la question de lidentité de lEtat français, suppose que lon connaisse ou reconnaisse les problèmes de nationalité que nous avons sommairement dégagés dans notre étude. La nation et lEtat français ne sont peut-être pas suffisamment sûrs de leur identité pour cela.
De plus, nous devons garder à lesprit la difficile adaptation du Droit à la créativité sociale, particulièrement dans le domaine sensible de la nationalité.
Enfin, lenjeu dune nationalité plurielle ne saurait être détaché de lidée dune temporalité de la nationalité.
B : pour passer le cap de la modernité
Tout au long de nos développements, nous évoquions la nécessaire recontextualisation de lindividu candidat à la naturalisation et du naturalisé. De même, nous avons souvent constaté le caractère évolutif et dynamique de ladhésion à lEtat français, qui coexiste avec lhomogénéité et labstraction de la souveraineté nationale. Ces premiers éléments renvoient à la problématique dune temporalité de la nationalité. Lélément de permanence à luvre entre lEtat français et les individus ne signifie nullement que ce lien est temporel. Bien au contraire, le discours majoritaire le conçoit comme dépassant les contraintes de temps et despace (Cf. les concepts dextraterritorialité et de compétence personnelle des Etats sur leurs ressortissants résidant à létranger). Notons dailleurs que lactuelle conception de la nationalité se fonde essentiellement sur la philosophie politique et juridique des XVIIIème et XIXème siècles.
Nous serions pourtant davis que la (ré)appropriation du lien avec lEtat passe par sa réinscription dans le temps. La question se pose de savoir, dès lors, dans quel temps nous nous situons et vers quel temps nous nous dirigeons ?
Notre société comme notre époque sont généralement qualifiées de modernes. Quelle signification donner à ce terme ?
Lanthropologie sest particulièrement intéressée aux notions de tradition et de modernité. Beaucoup dauteurs les ont dailleurs opposées conceptuellement, par souci de simplification ou par travers idéologique, tombant ainsi dans le piège de lenglobement du contraire.
Nous préférons rester prudente, et ne pas réduire la modernité à un concept sociologique, politique, ni même historique. Nous la définirions plutôt comme un mode de civilisation irradiant dans le monde entier à partir de lOccident. Nous restons volontairement floue : pour nous, la modernité est mouvante et ne peut être saisie quà travers certains traits. Tout juste nous la lierons à des moments de rupture de lhistoire et à des crises de structures. Ainsi, la modernité serait repérable en Europe entre les XVème et XVIème siècles (la Renaissance), et laprès-guerre (remise en cause de la puissance des Etats). Nous nous rapprocherons de Karl Marx et de Pierre Legendre pour avancer que lEtat abstrait, bureaucratique (rationnel) et centralisé, et la vision unitaire de lhomme constituent lune des dimensions essentielles, si ce nest la dimension essentielle, de la modernité. Depuis la Seconde Guerre mondiale, ces "piliers" de la modernité se voient sérieusement ébranlés, comme le confirment les constats tirés de notre étude de la naturalisation. Les individus aspirent à autre chose, remettant ainsi en question la pensée dichotomique caractéristique de la modernité (Cf. Louis Dumont). Mais force est de constater que le droit de la nationalité ne semble pas suivre ce mouvement des idées, pourtant remarquable à tous les niveaux : phénomènes de délitement des Etats centralisés, double processus de mondialisation et de régionalisation
Ce sont pourtant ces éléments qui ouvrent la voie dune réflexion sur les héritages de la modernité, et sur cette nouvelle dimension que toutes les sociétés, "modernes" comme "traditionnelles", ont à connaître. Les termes de postmodernité, de transmodernité ou encore de contemporanéité sont employés aujourdhui pour qualifier ce que nous vivons. Notons par ailleurs, lopposition que Marc Augé propose entre la surmodernité et la postmodernité. Il conçoit cette dernière comme l " addition arbitraire des traits aléatoires ", et qualifie ainsi de "surmoderne" lexcès de temps (contraction de lhistoire), despace (facilité de déplacement et ouverture des frontières)et dindividualisme. Nous nadhérons pas à cette opposition. En effet, la postmodernité, comme période qui suit la modernité, peut justement être caractérisée par le surindividualisme et le décloisonnement des sociétés. Et, là où il voit de laléatoire, nous percevons de la complexité.
Nous le rejoignons, par contre, lorsquil présente lespace-temps qui suit la modernité comme paradoxal : les figures de la surmodernité ouvrent chaque individu à la présence des autres tout en valorisant les rapports de lindividu à lui-même, le constituant comme spectateur, et non acteur de la vie contemporaine. Cest en effet, le risque qui peut advenir si lon ne dépasse pas lopposition moi / autre.
Ainsi, une définition claire des traits, des enjeux et des dangers de cette nouvelle dimension savère délicate. Pourtant, il nous est nécessaire de répondre à la problématique de la nationalité dans ce contexte flou.
En effet, les limites de la nationalité que nous soulignions sont également liées à lessoufflement de lEtat tel que conçu jusqualors. Aussi, lidée dune réinvention de la nationalité doit être poussée plus loin : elle exigerait quune redéfinition concomitante de lEtat français envisage ces nouvelles données en constante transformation. En ce sens, lenjeu dune nationalité dynamique ne renvoie pas seulement aux carences du Droit. Il sattache à lessence même de lEtat, ainsi quà cette situation de transmodernité (nous opterons pour ce terme qui traduit lélément dynamique de cette contemporanéité).
Dautre part, lidée dune nationalité appropriée, renvoie au thème de lindividu acteur. Cette vision dynamique permettrait de prendre en considération les constats de notre approche dialogale et diatopique, que nous résumerons ainsi : pallier les lacunes du Droit, concilier les exigences dun Etat, et les réalités des individus (en tant que tels comme en société). La temporalité de la nationalité serait ainsi un premier pas vers la reconnaissance de la complexité, un premier pas pour nous situer entre maintenant et plus tard.
Toutefois, la question de la dangerosité dune nationalité contemporaine (ou transmoderne) se pose. En effet, en liant le dépassement de la modernité à la complexité et au rôle des individus, nous chargeons le droit de la nationalité dune dimension fortement subjective et totalement indéterminée. Il pourrait être avancé, de ce fait, que le droit de la nationalité postmoderne serait un droit instable et incertain.
Nous concédons que le Droit, en déterminant des règles a priori, permet une relative sécurité, dans la mesure où tout individu est informé des conséquences de ces actes. Cependant, il faut comprendre que limpératif de complexité oblige à une reconstruction permanente des cadres. Lidée dune nationalité contemporaine impliquerait à la fois induction et déduction.
Lapproche anthropologique de la naturalisation, en remettant en cause les fondements les plus certains, souligne la nécessité de dépasser les cadres actuels. Or, pour cela, il est nécessaire demployer des outils suffisamment souples, mais précis, afin denvisager le contexte et tous les paramètres dun droit qui touche à lidentité de lindividu et de lEtat.
Deux axes directeurs pourraient ainsi être considérés au regard de lenjeu transmoderne : le paradigme de lentre deux dégagé par Etienne Le Roy dans ses travaux sur la question foncière, et le principe de complémentarité des différences de Michel Alliot.
Il serait alors nécessaire de proposer un espace conceptuel, que nous n'avons pas la prétention de déterminer, afin de répondre à une question centrale : le droit de la naturalisation, et plus largement le droit de la nationalité, peut-il être un droit de la pratique ?
Isabelle Quiquerez Finkel écrit : "Le droit (de la nationalité pour nous) nest pas de nature exclusivement instrumentale ; il fait lobjet, aussi, dun investissement émotionnel de la part des individus et des groupes qui sappuient sur lui pour mettre au point leurs stratégies de changement social et leurs nouveaux modes de vie. La prise en compte de cette nouvelle dimension du droit comme phénomène vivant et approprié par les individus [ ] est létape première de toute politique dinsertion, et plus généralement de toute démarche visant les migrants dAfrique Noire. Lattitude des migrants à légard du droit ne peut se comprendre sans cette reconnaissance de la dimension affective du droit. Elle est la clé ".
Ainsi, nous ne pensons pas aller trop loin en affirmant que la nécessaire appropriation par lindividu de sa naturalisation et / ou de sa nationalité, le retour du Droit dans la société passe dabord par limaginaire. En ce sens, repenser le droit de la nationalité et se représenter la nationalité ainsi que toutes les notions connexes (immigration, nation, ) en termes nouveaux seraient déjà un premier pas vers la reconnaissance de l'étranger dans notre société, et donc vers la concrétisation dun droit de la naturalisation sur de nouveaux fondements.
Nous hésitions à donner à ces dernières réflexions le titre de " conclusion ". En effet, chacun de nos développements soulève des problématiques auxquelles nous ne pouvions complètement répondre. Parler de conclusion laisserait penser que tout est acquis, que notre étude est achevée et le sujet de la naturalisation épuisé.
Au contraire, nous nous sommes efforcée douvrir des pistes, tant du point de vue de lEtat français et de son bras armé, le Droit, que de celui des individus. Ces individus qui, juridiquement, ne senvisagent quen termes de droits et devoirs, mais qui en fait, sont une source inépuisable de questionnements.
Ainsi, lacquisition de la nationalité française concerne dabord le demandeur. Elle constitue également un choix symbolique et pratique qui intéresse lentière collectivité nationale. Cest sur ce terrain que nous nous sommes essayée au dialogue de différentes logiques.
Les logiques individuelles sont apparues centrales dans notre réflexion. Mais nous nous sommes obligée à envisager le plus grand nombre de facteurs.
Les logiques de la migration, qui apparaît comme un perpétuel entre-deux.
Lémigré / immigré se situe entre la France, lieu du présent (temporaire ou définitif) et lAfrique, lieu du passé (pays dorigine) et peut-être du futur (perspective du retour). Le thème du lieu inhérent à la question migratoire se déploie ainsi également sur léchelle du temps.
Les logiques des identités, qui peut-être nauront pas suffisamment été approfondies. Nous reconnaissons avoir considéré limmigration africaine dans son ensemble, sans jamais évoquer la variable de lappartenance ethnique. Nous justifions ce choix par un souci de simplicité pour notre première approche. Au reste, une analyse de la naturalisation effectuée au regard de critères ethniques, aussi contestable soit le terme, pourra mettre en évidence la diversité interne à la population immigrée, et restituer la complexité du monde africain.
Les logiques du Droit ont pu être perçues à travers les enjeux de lEtat français. Enjeux quil tient pour vitaux, et quil juridicise à ce titre, méconnaissant de ce fait dautres enjeux essentiels à sa société.
Par ailleurs, il nous faut retenir quil existe une multitude de modalités dadaptation à la société daccueil. Nous navons pu rendre compte que dune infime partie. Mais déjà une ligne directrice peut être dégagée : tous ces comportements dadaptation, que ce soit dans le cadre de la naturalisation ou non, consistent en une transgression des modèles et des statuts des individus concernés, puis en leur redéfinition. Cest à ce stade, nous semble-t-il, que doivent être saisies les identités nouvelles, que nous évoquions trop brièvement. Cest là que pourraient être saisis les nouveaux nationaux.
Cest donc plus largement à la question du lien entre un individu et lEtat quil sest choisi que nous devrions nous intéresser, en nous posant notamment la question de la pertinence de la naturalisation en tant quaccès à la qualité de national. Cette relation est dautant plus essentielle, que lEtat joue un rôle charnière dans les objectifs européens.
Nous avons évacué cette dimension européenne par souci de clarté. Toutefois, ici encore, la nationalité revêt une importance capitale, car stratégique pour les Etats. La problématique pourrait être exposée ainsi :
Comment les pays dEurope peuvent-ils concevoir les lois sur la nationalité et limmigration permettant une coexistence européenne pacifique et un lien avec lUnion, sans toutefois violer les éléments du sentiment didentité personnelle, propres à chacune des sociétés concernées ?
Nous occultons délibérément le terme nationale, dans la mesure où son utilisation nécessite une redéfinition du concept dans tous les Etats intéressés, ou du moins dans ceux que lon qualifierait de "moteur de lEurope" : lAllemagne et le Royaume-Uni notamment.
Une approche comparative savère donc nécessaire.
Par ailleurs, en plus des Etats doivent être considérés les individus résidant sur le territoire de lUnion Européenne. Là encore, la question dun double lien ne peut être mise de côté. Ici, la problématique du "bas" pourrait être envisagée.
Lanthropologie a donc également un rôle à jouer, notamment dans lappréhension des imaginaires. Nous citerons Jean Robert Henry : "lapplication au phénomène juridique de lapproche en terme dimaginaire répond aussi à une nouvelle attente de la science juridique : reconnaître et interpréter le droit comme objet social global, et non simplement létudier comme une technique ".
Enfin, certains poseront la question de la finalité dune telle approche, qui déconstruit et repense les piliers de lEtat, sans apporter de solution. Nous nous sommes également questionnée sur ce point.
Quelle est la valeur de notre étude anthropologique en ce qui concerne la naturalisation en France ? Doit-elle être uniquement centrée sur la recherche ou peut-elle faire lobjet dune application ?
Il nous semble que les deux acceptions ne sont pas antinomiques et suivrons Jean-Jacques Salomon lorsquil avance que " ce nest pas parce que la science moderne, née de Galilée, Descartes et Newton, na pu tenir avant longtemps ses promesses dapplication rapide, quon peut mettre entre parenthèses ce par quoi précisément elle se distinguait le plus de la science antique : sa conviction et son ambition de faire de la connaissance un moyen daction en liant la theoria et la techné ".
Ainsi, nous rejetons lidée dune opposition entre science fondamentale et science appliquée. Cependant, eu égard au caractère polémique du terme "appliquée", nous souhaiterions inscrire notre réflexion dans la sphère des "applications de lanthropologie", terme plus neutre. Neutralité que nous espérons avoir conservée, malgré la polarité politique de notre sujet : il irait de notre liberté
" Jaime beaucoup lethnographie ; cest une science dun rare intérêt ; mais comme je la veux libre, je la veux sans application politique. "
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Actes du colloque Droit et politique de la nationalité en France, Edisud, 1991.
revue Politique Africaine, Présence Africaine, n°78, juin 2000.
Population cible :
Identité :
Je me présente
Nom, prénom, profession des personnes
Résidence, mobilité, contacts avec les pays concernés :
1 - Avez vous toujours vécu en France ?(Si "NON", Q° 2 ; si "OUI",Q°3)
2 - Pouvez vous me dire où vous habitiez avant, et m'expliquer les raisons de votre venue ici ?
3 En France, avez vous toujours habité au même endroit ?
4 Pouvez vous me résumer votre parcours en France et les raisons de votre (vos) déménagement(s) (en cas de "NON" à la Q" 3)?
5 Etes vous propriétaire, locataire, ou hébergé dans votre logement?
6 Combien de personnes habitent avec vous ? Qui sont elles par rapport à vous ? (famille (degré de parenté), amis, )
7 Pensez -vous habiter encore longtemps en France? Pourquoi ?
8 - Combien de fois par an vous rendez-vous en moyenne dans votre (vos) pays (dorigine) ?
Pourquoi (vacances, liens professionnels dans le pays ) et pour combien de temps en moyenne ?
9 - Vous déplacez vous beaucoup en France ?
Où, pourquoi ( vacances, emploi, études ) et combien de temps en moyenne?
Perception de la France et du pays (dorigine) :
10 - Quels sont, selon vous, les principaux avantages à vivre ici ?
Les principaux inconvénients ?
11 Comment vous représentez-vous le Français moyen / type (âge, sexe, profession, ) ?
12 Comment vous représentez-vous limmigré type ?
13 Pensez vous quil vaut mieux vivre au pays ou ici ?
Pourquoi ?
14 Comment pensez vous que les immigrés sont perçus par les "Français"?
Et comment pensez-vous que lon perçoit la France dans votre pays (dorigine)
15 Et vous, comment percevez vous les Français?
16 Pensez vous que vivre dans votre pays (dorigine) et en France sont deux choses très différentes ? Pourquoi ?
17 Comment vous définissez vous en 1er lieu : par votre origine, nationalité, ethnie, etc. ? Pourriez-vous mexpliquer pourquoi ?
18 Pensez vous que, en France, les dirigeants se préoccupent suffisamment de limmigration et des problèmes de nationalité? Pourquoi ?
19 Pourriez-vous me citer quelques noms dhommes politique en France et dans votre pays (dorigine) ?
21 - Comment imaginez vous votre avenir en France ?
Et l'avenir de la France ?
Evaluation des référents culturels et identitaires :
22 Pour vous, qu'est ce que c'est que la tradition?
23 - Existe t il un aspect de la tradition de votre pays (dorigine), de votre ethnie auquel vous vous sentez le plus fortement attaché ? Pourquoi ?
24 - Etes vous en contact avec des parents, des amis au pays ?
25 Quels types de relations entretenez vous avec eux ?
Que pensez vous de leur façon de vivre là bas ?
26 - Pensez vous que la façon de vivre ici est très différente de la leur ? Pourquoi ?
27 - Que pensez vous avoir gagné et perdu ici, dans la vie de tous les jours, par rapport à ceux qui ne vivent pas en France ?
28 - Est ce qu'il existe des points communs entre la vie ici et la vie au pays ? Lesquels ?
29 Pensez-vous que des choses doivent être oubliées quand on vit en France ?
30 - Dans ce que vous observez ici, quels sont les comportements qui vous semblent les plus condamnables ?
31 Vous sentez-vous en danger, parfois ? (question large amenant à tout type de réponses : sentiment de menace de sa culture, de son identité, menace physique peut-être )
32 Pour vous, qu'est ce que c'est que la modernité ?
Est-ce propre à la France ?
La naturalisation :
Après une explication de la naturalisation en France, nous laissons les différentes personnes expliquer leurs choix sans poser de question, le parcours quelles ont suivi dans le cas de naturalisation. Notre but est de comparer ces développements sous forme de récits de vie avec les précédentes réponses. Puis nous tentons dobtenir des réponses à ces dernières questions :
33 Quest-ce que cela représente pour vous davoir la nationalité de votre pays (dorigine) ?
34 Quest-ce que cela signifie dêtre Français, pour vous ?
35 Pensez-vous que franciser vos nom et prénom pourrait être un moyen, pour vous, de vous sentir (davantage) membre de la société française ? Pourquoi ?
36 La naturalisation a-t-elle changé quelque chose dans votre vie ?
Et par rapport à votre famille au pays ?
37 Pensez-vous que la France reconnaît la diversité de sa population (question à rattacher à la Q"21) ?