UNIVERSITÉ DE PARIS III — SORBONNE NOUVELLE-

INSTITUT DES HAUTES ÉTUDES DE L’AMÉRIQUE LATINE

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

USAGE ALTERNATIF DU DROIT ET TRANSFORMATION SOCIALE.

Appropriation, utilisation et élargissement de la notion de droit

au Chili sous le régime militaire puis en période de transition démocratique.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Mémoire rédigé par Sandrine Revet

Diplôme d’Études Spécialisées sur l’Amérique Latine (DESAL)

Option : Sociologie -Anthropologie

 

Année Universitaire 2000/2001

Septembre 2001

 

 

Sous la direction de M. Jean-Michel Blanquer

 

INTRODUCTION *

PREMIÈRE PARTIE : L’USAGE ALTERNATIF DU DROIT OU LE DROIT MIS AU SERVICE DE LA TRANSFORMATION SOCIALE ? *

CHAPITRE I. : Le constat de la distance entre Droit et société *

L’état de conflit *

Section 1 : Une population en marge, un régime militaire. *

La población comme espace de marginalité et d’identité. *

Le fonctionnement de la justice sous le gouvernement militaire. *

Section 2 : La perception du Droit pyramidal. *

Le Droit : une science ? *

La neutralité du Droit. *

Perception du Droit et citoyenneté. *

Perception de la Justice au Chili. *

Section 3 : La Constitution de 1980. La raison au service de la force. *

CHAPITRE II. : Les stratégies de Quercum. *

Section 1 : Élargir la notion de droit. *

La notion de " conflit juridique ". *

Déconstruction du sentiment légaliste. *

Section 2 : Démystifier le droit. *

Les passeurs. *

· Les étudiants en droit. *

· Les avocats. *

· Les moniteurs juridiques. *

Les centres juridiques. *

La résolution alternative des conflits et des litiges. *

Les communautés. *

Section 3 : Soutenir les actions, mobiliser. *

Les tomas de terrenos. Les " prises de terrains ". *

La mobilisation. *

DEUXIÈME PARTIE : L’USAGE ALTERNATIF DU DROIT OU LE DROIT MIS AU SERVICE DE LA TRANSFORMATION POLITIQUE ? *

CHAPITRE I. : Usage Alternatif du Droit dans le rapport à l’État. *

Section I : Jusqu’en 1990 : la confrontation. *

Section 2 : Avec la Concertation Démocratique : négociation, conciliation ou rupture ? *

Section 3 : Appropriation du système ou appropriation par le système ? *

· Projet de loi de création des Tribunaux de voisinage *

· Projet de loi de création du Service National d’Assistance Juridique. *

· Les Corporations régionales d’Assistance Juridique *

CHAPITRE II. : Transformation sociale et transformation de la perception politique. *

Section 1 : Acteur de droit et citoyenneté : la sortie de l’exclusion ? *

Renforcement de la notion de pouvoir (empoderamiento) et modification du rapport de force. *

Section 2 : Les résistances du système. *

Section 3 : Alternativité, informalité et risque de maintien des " frontières ". *

CHAPITRE III. : Le droit moderne en question ? De nouveaux concepts pour une réalité en transformation ? *

Section 1 : Universalisme et pluralisme juridique. Monisme et polycentricité. *

Section 2 : Légalisme, légalité, légitimité. *

Section 3 : Le paradigme " post moderne " - Ordre négocié, désordre du droit, complexité. *

CONCLUSION *

BIBLIOGRAPHIE *

 

 

 

 

 

 

INTRODUCTION

A la fin des années 70 et au début des années 80, dans une société chilienne enserrée par une dictature militaire répressive, émergent un grand nombre d’Organisations Non Gouvernementales dont beaucoup sont orientées vers l’éducation populaire et le travail social, répondant d’une part aux défaillances de l’État, et venant d’autre part constituer une réponse au contexte répressif.

Parmi ce vaste mouvement social, naissent, dans le milieu du Droit, un certain nombre de programmes juridiques, dont quelques-uns constatent l’incapacité du Droit, dans son utilisation traditionnelle, à répondre aux besoins fondamentaux de l’homme. Ils formulent l’hypothèse que le Droit se doit d’être à la fois la garantie d’ordre à un projet social, mais également un moyen en soi de transformation circonscrit à une finalité définie : l’homme et ses besoins.

A partir de ces positions et approches théoriques, un certain nombre d’initiatives se regrouperont autour d’une devise : " Vers un usage alternatif du droit ".

 

La fonction communément admise du droit est celle de maintenir l’ordre social. Les fonctions sociales du droit pourraient alors être présentées selon trois grandes lignes : la fonction fondatrice dans le sens où " la Constitution devient la pierre angulaire de la vie collective " et par conséquent le fondement de la société nouvelle, la fonction symbolique dans la mesure où " la force du droit tient dans le rayonnement qu’il produit " et où l’efficacité du droit se mesurerait " par le contentieux qu’il ne produit pas et par l’ordre social qu’il induit " et la fonction technique dans la mesure où il devient " un moyen de gestion, comme l’instrument rationnel de régulation du phénomène social ".

On pourrait aussi résumer ainsi : régulation sociale, résolution des conflits et légitimation du pouvoir sont les fonctions habituellement conférées au Droit.

Ces fonctions du Droit semblent toutes avoir un rôle conservateur, dans la mesure où elles permettent à un système social de se réguler, de fonctionner et de perdurer.

Mais le droit ne peut-il aussi avoir une fonction transformatrice ? Ne décèle-t-on pas en effet une certaine interaction entre les acteurs et le Droit ? Si les acteurs agissent en fonction de leur perception du Droit et de la force de sa contrainte, le Droit lui-même n’évolue-t-il pas au contact des acteurs ?

Mais encore : la perception qu’ont les acteurs du Droit influe-t-elle sur leur perception sociale ? Et si leur rapport au Droit change, cela a-t-il une incidence sur le Droit lui-même ?

En d’autres termes, on pourrait se poser la question de savoir si l’on peut prôner un Droit inflexible, qui a pour objet de déterminer les rapports sociaux, ou au contraire, devant la complexité des sociétés actuelles, défendre la thèse selon laquelle ce sont les rapports sociaux qui " font le droit " ?

Le droit peut-il alors devenir un instrument de la transformation sociale ? Par quels mécanismes ? Avec quelles limites ?

****

Nous nous sommes intéressés ici au travail d’une association chilienne, Quercum, née pendant la période de dictature militaire, et dont les activités se sont poursuivies pendant la période de transition vers la démocratie. En principe, dans un système démocratique, tout sujet de droit serait aussi acteur et producteur de droit, en partie par le biais de la délégation de la fonction législative. Dans le cas que nous allons observer, d’un régime non démocratique, et d’une population " marginalisée ", le rapport au droit est doublement faussé.

Quercum, comme de nombreuses associations chiliennes nées sous la dictature, possède deux noms. Un nom formel, " légal " : il s’agit du Centro de Estudios juridicos y Sociales, et un nom qui permet de désigner le " fond " de l’action :  Centro de Acción para el Cambio. Ce deuxième nom pouvant être clairement interprété par les autorités comme étant " anti-étatique ", l’association a vécu avec les deux noms, utilisant l’un ou l’autre selon les circonstances.

Mais le nom d’origine, Quercum, nous renseigne peut-être mieux sur le fondement même de l’association.

Quercum, comme " Centre d’Action pour le Changement " naît de manière informelle dans les années 1981/82, autour d’un petit groupe de 9 personnalités issues de disciplines différentes " représentants de la gauche critique " qui se rencontrent et imaginent la possibilité de constituer une base politique, alors que les partis de gauche sont interdits et surveillés depuis l’arrivée au pouvoir en 1973 du Général Pinochet et plus précisément avec la Constitution de 1980. L’une de ces personnalités, un juriste, avocat populaire, Manuel Jacques, entrevoit cependant assez vite les limites de la création d’une " institution " politique. Cette prise de conscience constitue une crise avec le groupe de base, et le début en 1985 de Quercum comme association liée au travail juridique.

Quercum, comme bon nombre d’associations proposant des Services Juridiques Populaires ou Services Juridiques Alternatifs en Amérique latine, naît de la dictature et de ses conséquences en particulier dans le domaine des Droits de l’Homme. Si, en fonction des contextes, des stratégies diverses seront mises en place dans les nombreux mouvements juridiques alternatifs latino-américains qui naissent dans les années 70 et 80, un dénominateur commun apparaît cependant qui est le contexte de dictatures militaires et l’exclusion des couches sociales les plus pauvres de tout processus de décision, qu’il soit politique, économique ou social.

Dans la même période, au Chili d’autres associations et organisations de défense des Droits de l’Homme intègreront dans leur travail la dimension des droits sociaux et économiques. Signalons parmi elles le CODEPU (Comité de Défense du Droit des Peuples), liée au MDP (Mouvement Démocratique Populaire) qui associe la lutte pour le respect des Droits de l’Homme et un projet politique et social, la Vicaria de la Solidaridad, structure interne de l’Eglise catholique, qui outre le travail d’assistance juridique et de soutien aux organisations communautaires a effectué un important travail de collecte de dossiers et d’information sur les cas de violations des Droits de l’homme, ainsi que le SERPAJ (Service Paix et Justice), lié également à l’Eglise catholique. Pourtant les services juridiques " alternatifs ", même s’ils trouvent leurs racines dans le contexte de violation des Droits de l’Homme, revendiquent un certain nombre de particularités que l’on ne retrouve pas dans tous les programmes juridiques nés du même contexte et du même constat.

La notion de Services Juridiques Alternatifs nous renvoie directement à la notion d’Usage Alternatif du Droit, qui demande un certain éclaircissement. Elle présuppose un point de départ. On fait " usage " du droit, comme on utilise un outil ou un moyen " au service de… ". Manuel Jacques, juriste chilien et fondateur de Quercum, définit ainsi le fondement du travail de Quercum : " Nous considérons —et cela constitue notre principale hypothèse de travail- le droit comme un moyen, mais qui doit nécessairement se mettre au service de la satisfaction des nécessités fondamentales de l’homme ".

Cependant cette définition peut donner lieu à un débat entre " pratiques alternatives de droit " et " usage alternatif du droit ", si l’on reprend les définitions qu’en donne A.J. Arnaud, ainsi que l’utilisation faite par les magistrats italiens puis brésiliens de l’expression " Usage Alternatif du Droit ".

Sans entrer dans le débat théorique, soulignons tout de même que la principale différence résiderait dans le fait que dans le cas des magistrats, " l’usage " serait revendiqué par des professionnels, qui défendent la possibilité dans leur travail d’interpréter le droit en faveur des classes les plus défavorisées (à partir d’une conception marxiste des rapports sociaux de classes).  Les " pratiques " désigneraient plutôt dans ce cas les actions des acteurs sociaux eux-mêmes.

En revanche, en utilisant le terme d’Usage Alternatif du Droit pour les actions qu’elle mène, l’association Quercum nous semble revendiquer le fait que les populations elles-mêmes puissent faire usage du droit. L’usage des professionnels et les pratiques des communautés se rejoindraient alors. Dans ce mémoire, nous utiliserons l’expression Usage Alternatif du Droit telle qu’elle est proposée par les membres de Quercum.

Quercum fait partie des nombreuses associations avec lesquelles l’association française Juristes-Solidarités est en contact en sa qualité de réseau international d'information et de formation à l'action juridique et judiciaire. En effet, Juristes-Solidarités soutient les groupes qui dans le monde, développent des pratiques alternatives de droit ou revendiquent un usage alternatif du droit.

Fondée en 1989 par un juriste français, Jean Designe, que le travail d’avocat en milieu rural auprès de petits paysans a conduit à une réflexion sur le droit, sa " neutralité ", les utilisations qui peuvent en être faites et sa capacité transformatrice, Juristes-Solidarités a pour principal objectif de repérer, au niveau national et international, les groupes qui travaillent autour de cette problématique, de les appuyer et de favoriser l’échange entre les divers praticiens. En 1990, lors d’une mission en Amérique latine, deux membres de Juristes-Solidarités ont rencontré un certain nombre d’associations sur tout le continent, et au Chili, ils se sont mis en contact avec Quercum, et Manuel Jacques, un de ses fondateurs. Des liens se sont noués, et un travail en commun a débuté.

Juristes-Solidarités a mis à notre disposition pour la réalisation de cette étude tous les documents en sa possession concernant Quercum : outils utilisés, rapports de missions, documents de présentation des différents programmes, documents théoriques…Deux entretiens avec Manuel Jacques ont également pu être menés, lors de son passage à Paris au mois de mai 2001, entretiens qui ont permis d’éclairer un certain nombre de questions qui avaient surgi de la lecture et de l’étude de ces documents.

L’étude portera plus précisément sur la période qui va de 1987 à 1994/95. Il est en effet apparu que cette période est porteuse d’un double intérêt. D’une part, c’est celle pendant laquelle l’activité de Quercum est particulièrement florissante. Nous pouvons en juger de par le matériel produit à ce moment là, par le fait que Manuel Jacques parle même de " pic " en 1989 avec une équipe de plus de 100 personnes et 11 centres juridiques ouverts dans tout le pays, mais également par la référence qui est faite au travail de Quercum dans des travaux de sociologie juridique sur l’Amérique latine. D’autre part, cette période est particulièrement marquante dans l’histoire chilienne, puisqu’elle voit le passage du régime militaire au gouvernement civil et le début de la longue transition vers la démocratie. Elle devrait donc nous permettre de nous pencher sur les rapports induits par cette conception " alternative " du droit vis-à-vis de l’État dans un contexte en transformation.

 

Nous chercherons donc dans un premier temps à comprendre de quel constat est né Quercum et quelles ont été les stratégies mises en place pour répondre à ce constat. Ce qui nous conduira à essayer de saisir si une telle conception de la notion de droit et d’Usage Alternatif du Droit peut donner naissance à des stratégies de transformation sociale (I). Dans un deuxième temps, nous nous intéresserons à la visée politique de ce mouvement et aux implications que celle-ci peut avoir d’une part sur la relation entre Droit et politique, et par voie de conséquence sur la perception politique et citoyenne que peuvent ou non acquérir les populations en contact avec le mouvement pour un Usage Alternatif du Droit. Nous chercherons à cerner les enjeux d’une telle vision politique, ainsi que les limites des stratégies développées, afin de déterminer la capacité de telles actions à réduire la distance entre le droit et la population (II).

PREMIÈRE PARTIE : L’USAGE ALTERNATIF DU DROIT OU LE DROIT MIS AU SERVICE DE LA TRANSFORMATION SOCIALE ?

L’état de conflit

La question de la difficulté du Droit de l’État et des institutions judiciaires à répondre à la " demande de droit " d’une société devenue de plus en plus complexe, et en particulier de groupes sociaux marginalisés, n’est pas nouvelle. Cette " crise du droit " participe d’une distanciation entre l’État et la société. Celle-ci trouve, dans le contexte chilien qui nous occupe, ses racines dans un double mouvement.

L’application du modèle économique néolibéral, de manière particulièrement " dogmatique " au Chili de 1974 à 1983 participe certainement de ce processus. Les effets que ces théories ont pu avoir, " leur influence sur les politiques gouvernementales et l’accent mis sur la transformation du rôle de l’État et de sa place dans la société (font qu’elles) constituent (…) une idéologie politique ". En effet l’État, dans une société organisée selon les principes néo-libéraux, en réduisant ses dépenses sociales, ne remplit plus les fonctions qui étaient les siennes dans la période précédente. Conservant néanmoins sa fonction régulatrice, il reste le seul producteur de normes officielles (les lois) et le seul à pouvoir les faire respecter (par la contrainte). Ce qui devrait procéder d’un contrat, d’un échange, (l’État assure un minimum de " services sociaux " en échange de quoi l’individu qui les reçoit s’engage à respecter les règles) devient, avec le principe de subsidiarité, unilatéral (l’État ne s’engage plus à fournir de " bien-être social ", mais l’individu doit néanmoins se plier aux règles). La " notion de réciprocité " dans laquelle des anthropologues comme Malinowski voyait " l’essence même du phénomène juridique : la force qui lie groupes et individus et permet la vie sociale résulte de rapports réciproques d’obligations ", n’apparaît plus comme une notion fondatrice du lien entre la société et l’État.

En conséquence, les individus, voyant l’État s’éloigner de leurs préoccupations quotidiennes, peuvent avoir tendance, particulièrement en ce qui concerne les groupes sociaux défavorisés, à mettre en question la légitimité des règles que cet État leur demande de respecter. Ce phénomène est amplifié en situation de dictature par le sentiment d’un droit injuste et d’une application arbitraire de celui-ci. Dans le même temps, la libéralisation de l’économie et la réduction des dépenses publiques diminuent les moyens que possède l’État pour constituer un réseau d’intermédiaires entre lui et la société. Dans le domaine du droit, cela se traduit par un accès à la justice plus limité, et par un manque de programmes juridiques publics en direction des couches sociales les plus défavorisées.

Peuvent alors se développer un certain nombre de mécanismes : parmi eux la recherche d’autres solutions que le Droit de l’État pour régler les conflits ou la mise en place de stratégies pour accéder ou créer les services leur permettant de satisfaire leurs nécessités fondamentales.

En partant du constat de l’incapacité de l’État à satisfaire les besoins fondamentaux de l’homme, Manuel Jacques, juriste et fondateur de Quercum, propose d’arriver à la notion d’ " état de conflit ", dans le sens où " si le Droit protège la satisfaction de ces besoins, mais qu’un constat objectif oblige à reconnaître un état d’insatisfaction sociale, on peut parler d’ " état de conflit " dans le domaine de l’application du Droit ".

Enfin, dans un deuxième temps, qui est celui de la transition chilienne, on peut déceler dans cette  " transición pactada " un deuxième mouvement de distanciation entre le Droit et la société chilienne. Cette transition, selon N. Lechner, implique un certain nombre d’accords tacites. Ce retour à une vie politique démocratique n’est en aucun cas l’aboutissement d’une lutte politique ou sociale, mais " le fruit de la décision des dirigeants des trois armes et du Général Pinochet de remettre le pouvoir aux civils ". C’est donc selon les modalités que prévoyait la Constitution de 1980 que se déroule le retour à la démocratie.

D’autre part, le fait que les violations des Droits de l’Homme soient au moment de la transition amnistiées ou limitées à la législation ordinaire, peut aussi contribuer à expliquer une perte de confiance de la population en un système judiciaire dont l’indépendance paraît illusoire ou sélective.

 

Section 1 : Une population en marge, un régime militaire.

La población comme espace de marginalité et d’identité.

Il nous semble intéressant ici de tenter de cerner les différents aspects qui peuvent participer à la perception de la marginalité ou de l’exclusion. En effet, si l’on a, dans les années 90, fortement développé ce concept au sein des organismes internationaux, afin notamment de dépasser celui de pauvreté, qui était basé essentiellement sur des aspects économiques, on réduit parfois celui de marginalité à un faible lien avec la force de travail formelle, en faisant référence par exemple à la légitimité des revenus et à leur stabilité. En outre, au Chili, le concept de marginalité, particulièrement utilisé dans les années 60 par la Démocratie Chrétienne et par l’Unité Populaire au début des années 70 a permis de constituer une véritable politique. Car la marginalité suppose en effet " une société divisée (…) certains y appartiennent, alors que d’autres n’y appartiennent pas ", ce qui nécessite donc une intervention planifiée de l’État pour réussir " l’intégration sociale ".

De notre côté, nous nous approcherons plutôt d’une tentative de définition de la marginalité par rapport à la perception que peuvent en avoir les acteurs eux-mêmes, et pour cela, tenterons de savoir quels sont les différents éléments qui peuvent contribuer à cette marginalité. L’aspect spatial, géographique et urbain nous semble entre autres particulièrement révélateur.

La ville de Santiago du Chili, comme beaucoup de capitales latino-américaines a vécu une croissance particulièrement forte dès les années 30 avec le début d’une forte migration rurale notamment au moment de la fermeture des mines de salpêtre (1925-33). Les mauvaises conditions de vie en milieu rural, ajoutées à l’industrialisation croissante de Santiago ont ensuite participé dans les années 50 à l’arrivée massive d’immigrants dans les villes. On assiste alors à une forte croissance urbaine dont la caractéristique spatiale d’ " horizontalité " peut nous fournir un des éléments explicatifs de la marginalisation des quartiers périphériques.

La planification urbaine du Gran Santiago s’est déroulée, pendant tout le XXème siècle autour de politiques de construction de poblaciones en périphérie du centre, et en particulier au Sud et à l’Ouest de l’agglomération, pour accueillir les importants flux migratoires ruraux. La constitution de " ceintures de pauvreté ", dont la " construction " s’est déroulée entre un développement anarchique et illégal (les tomas de terrenos ou prises de terrains sur lesquelles nous reviendrons), et des tentatives de planification des différents gouvernements, a eu pour conséquences une forte ségrégation socio-spatiale, ainsi qu’une désarticulation du tissu urbain.

Avec le régime militaire du Général Pinochet, cette politique de ségrégation va s’accentuer. En effet avec les doctrines de la sécurité nationale et du développement néo-libéral, la propriété privée deviendra l’axe fondamental du développement. La Modification du Plan Intercommunal de Santiago en 1979, sur les bases de la Politique Nationale de Développement Urbain (PNDU/79) consistait à laisser croître les aires urbaines de manière naturelle, en suivant les tendances du marché. Les spéculations sur la valeur du sol urbain vont dès lors augmenter et conduire à des déplacements massifs des populations aux revenus les plus bas de zones relativement centrales vers des zones de la périphérie. Le déracinement engendrera la rupture des liens sociaux et la montée de la délinquance. Dans le même temps, le problème d’accès à l’emploi et aux services urbains s’aggravera. De même, le principe du rôle subsidiaire de l’État a minimisé la participation du secteur public dans la dotation d’équipements et de services dans des quartiers périphériques qui voyaient augmenter considérablement leur population.

Certains auteurs, comme Luis Brahms, travaillant dans le début des années 90 à un diagnostic du " Développement Humain " dans le Gran Santiago, en prenant comme perspective ce concept du PNUD, soulignaient d’énormes différences entre les communes de l’agglomération en termes de Développement Humain, ainsi que l’installation en force de la pauvreté et de la marginalité dans les communes périphériques. Il signalait aussi une opposition entre un " Santiago Oriente ", moderne et excluant et un " Santiago traditionnel ". En termes d’accès aux services, d’accès au centre, en termes de développement humain, d’emploi ou de " bien-être social ", ces poblaciones concentrent une grande partie des difficultés que l’on retrouve dans la plupart des villes latino-américaines. En 1987, des études officielles affichaient qu’au niveau de la population du Gran Santiago " plus d’un tiers de ses foyers se trouvaient sous la ligne d’extrême pauvreté ".

Si la notion de " ségrégation socio-spatiale " nous semble intéressante pour tenter de dessiner les contours de ce que peut être que le sentiment d’exclusion ou de marginalité vécus dans les quartiers périphériques de l’agglomération de Santiago, il nous semble cependant important de rappeler que si les " frontières " sociales existent bel et bien dans ce cas, celles-ci se voient dépassées, traversées par un certain nombre d’acteurs. C’est en particulier sur ce " passage des frontières " que nous nous arrêterons quand nous nous pencherons sur le travail de Quercum, mais nous tenons à souligner que c’est ce " va et vient ", ce flou des frontières, et la possibilité de cette identification successive, parfois simultanée à plusieurs groupes sociaux qui attire toute notre attention. Il nous semblait cependant inévitable de tracer une sorte de " carte " sociale et historique des quartiers dans lesquels l’action de Quercum s’est développée.

Si chacune de ces poblaciones possède une histoire particulière, notamment en termes d’organisation sociale, et de capacité de réaction ou de mobilisation, et que de ces différences surgiront diverses formes de perception de la marginalité ou de l’exclusion, on peut tout de même avancer qu’une des caractéristiques communes à tous ces quartiers est le sentiment d’exclusion. Exclusion vécue, construite, subie ou perçue, vis à vis d’un centre à la fois politique et économique dont l’éloignement, aussi bien physique qu’au niveau de ses actions (mauvaise redistribution de la richesse économique par exemple) creuse un fossé entre l’État et une grande partie de la population.

Pour ces pobladores, le sentiment de citoyenneté s’estompe alors. On pourrait reprendre pour nous aider à comprendre le lien entre ces groupes et la société, la définition que l’anthropologue du Droit Norbert Rouland propose des minorités :

Cette définition nous semble pertinente dans le cas des pobladores de Santiago. On pourrait pourtant chercher à la nuancer, en soulignant la mise en place à la fois sous le régime militaire tout comme dans le contexte de la transition, d’un certain nombre de mécanismes qui s’adressaient notamment aux populations en situation de " pauvreté extrême ", que l’on pourrait être tenté d’associer à ces " droits spécifiques " dont parle Norbert Rouland. Pourtant, la mise en place de ces " filets de sécurité " pour les plus pauvres dans le cadre de ce que certains auteurs appellent les " politiques sociales libérales ", en parallèle à la privatisation des systèmes de protection sociale, semble au contraire nier totalement l’existence de droits sociaux pour tous les citoyens, et favoriser la mise en place de politique " charitables ", d’assistance, en même temps qu’elles diminuent les possibilités de revendication des populations et qu’elles appuient le développement du secteur informel à plusieurs niveaux (emploi, mais aussi informalité des logements et des mécanismes mis en place pour résoudre la question des nécessités fondamentales).

En terme de droit, l’informalité deviendra également une réponse à ce processus excluant. On pourrait alors dire que l’on voit apparaître dans les poblaciones des " sujets de non-droit ", pour reprendre l’expression de Jean Carbonnier, soit des personnes " qui avaient vocation à être sujet de droit mais qui en sont empêchées ". La ségrégation socio-spatiale dont nous avons parlé, l’impossibilité d’un accès aux services (urbains et sociaux), le manque de droits spécifiques adaptés à une situation économique et sociale particulière peuvent donc contribuer à créer ce " sujet de non-droit , non sujet parce qu’il est privé de droits subjectifs, (…) néanmoins sujet parce qu’il est assujetti au droit objectif ".

Cette exclusion et cette marginalisation urbaines peuvent cependant permettre la construction d’une identité autour de la solidarité que ces phénomènes déclenchent. En particulier dans le cas des pobladores de Santiago pendant le régime militaire, la peur de la répression d’une part, et le principe de subsidiarité d’autre part, ont favorisé l’émergence d’une conscience collective, et la naissance de groupes qui s’organisaient pour affronter les difficultés. Autour de la communauté, de la población, se construit alors une identité propre, individuelle et collective. Cette identité sera la base sur laquelle s’appuieront les divers mouvements, sociaux et politiques, pour tenter de mobiliser une potentielle opposition populaire dans les poblaciones, et de reconstruire un certain sentiment de citoyenneté. Le fait que le terme de " communautés " soit utilisé par les habitants des poblaciones pour s’auto-désigner est entre autres significatif de la perception collective d’une situation sociale et d’un devenir commun.

Le principe d’organisation sociale des poblaciones a connu, dans l’agglomération de Santiago, une histoire particulière. L’accroissement de la ville de manière informelle à partir des années 50, par la conformation de " callampas ", ces quartiers auto-construits avec des matériaux de récupération sur des terrains occupés illégalement, a donné naissance à " un principe d’organisation sociale qu’on ne connaissait pas jusque là, en générant des leaders sociaux et en donnant lieu à de nouvelles formes de coexistence ".

Pendant la période de répression, la construction de cette identité pobladora s’est particulièrement consolidée, autour du sentiment de l’injustice de la répression et de la nécessité de résistance. C’est alors une identité politique qui se construit, autour de la question essentielle des Droits de l’Homme, sur laquelle nous reviendrons.

 

Le fonctionnement de la justice sous le gouvernement militaire.

" On imagine souvent que les dictateurs se passent du Droit et qu’en fermant

les portes du Parlement, le pouvoir met fin à toute activité législative.

La vérité est toute autre : il n’y pas de légiste plus bavard, plus actif, que le tyran.

Il ne fait pas l’économie des lois, non, il leur fait seulement dire autre chose

et à d’autres fins. C’est même là, plus encore que dans le recours à la force,

qu’il manifeste son cynisme. Dans cette façon à emprunter à l’État de Droit

ses fonctions, ses techniques, ses apparences,

pour secréter un pur et simple faux-semblant, un trompe l’œil juridique "

Avant même l’institutionnalisation du fonctionnement du régime militaire par la Constitution de 1980, les relations entre le pouvoir militaire et l’ordre juridique ne semblent pas aller dans le sens d’une claire séparation des pouvoirs. Certains affirment que durant la période 1970-73, la Cour Suprême " avait offert des preuves plus qu’évidentes aux militaires qu’elle se comporterait comme un fidèle serviteur de la dictature, et qu’elle imposerait une attitude similaire au reste des fonctionnaires judiciaires ", ce qui expliquerait le fait que dès le 11 septembre 1973, le décret-loi n°1 exprime que la Junte " garantirait la pleine efficacité des attributions du pouvoir judiciaire ".

Le rôle du pouvoir judiciaire et son indépendance vis à vis du pouvoir exécutif peuvent par exemple être mesurés en relation à un point en particulier qui est celui de sa position vis à vis des recours ou des " habeas corpus ".

La Constitution de 1925 (article 86, paragraphe 1) prévoyait que "  la Cour Suprême détient la surintendance directive, correctionnelle et économique de tous les tribunaux de la Nation ". Cependant, à partir de 1973 " les états d’exception ont constitué la règle ", et la Cour Suprême estima que les tribunaux militaires n’étaient pas de son recours en temps de guerre. A partir de cette interprétation du Code de Justice militaire, les recours de protection ou d’ " habeas corpus " déposés par des citoyens détenus arbitrairement n’ont pas été retenus par la Justice. " Entre le 11 septembre et le 31 décembre 1973, il y eut 216 de ces recours ; en 1974, 1658 ; en 1975, 1775 et en 1976, 1105. Le pouvoir judiciaire a systématiquement refusé ces recours et a, de même, rejeté les demandes en révision des erreurs des tribunaux militaires en temps de guerre. " Rappelons en outre que la Junte a réussi à faire perdurer les " conseils de guerre " ou tribunaux militaires sur tout le territoire du pays du 12 septembre 1973 au 10 mars 1978., de la même manière qu’elle a fait durer ou se succéder les États d’exception, les États de siège ou l’État de Guerre afin de justifier la doctrine de la Sécurité Nationale.

D’autre part, le Droit est, dès le coup d’État de 1973, mis au service de la défense du régime militaire. Ainsi, le décret-loi 77 du 13 octobre 1973 déclare " la dissolution des partis, des entités, des groupements, des factions ou mouvements (Parti Socialiste, Parti Communiste du Chili, Union Socialiste Populaire, Mouvement d’Action Populaire Unitaire, Parti Radical, Gauche Chrétienne, Action Populaire Indépendante, Parti d’Unité Populaire) ainsi que des associations, sociétés ou entreprises de toute nature qui directement ou via des tiers, sont dirigées par des personnes liées à ces dits partis ".

Enfin, la forte concentration des pouvoirs permet à certains d’affirmer que " l’empire de la loi n’est pas respecté par ceux qui gouvernent ". En effet, selon Hales, la concentration des pouvoirs permet " une célérité législative débouchant sur des lois qui s’adaptent aux desseins de ceux qui gouvernent ".

Ainsi, comme le dit Habermas, " un système juridique n’acquiert pas l’autonomie dans son intérêt propre. Il n’est autonome que dans la mesure où les procédures institutionnalisées à la fois pour la législation et pour la justice garantissent une formation impartiale de l’opinion et de la volonté, permettant par ce moyen à une rationalité procédurale de type moral de pénétrer dans le droit et dans la politique. Un droit autonome sans réalisation de la démocratie ne saurait exister ".

Avec un système juridique et judiciaire dont l’indépendance est illusoire, et un État qui parvient à adapter les règles de Droit, on peut affirmer qu’on se situe hors des limites de l’État de Droit. Le Droit devient alors un des outils dont se sert le régime militaire pour asseoir son pouvoir, mais n’a plus rien du système " neutre " et prétendument a-politique dont le courant positiviste et notamment Kelsen défendait l’existence.

 

Section 2 : La perception du Droit pyramidal.

Le Droit : une science ?

L’héritage de la conception positiviste du Droit, née dans la première moitié du XXème siècle de la volonté de faire du Droit une " théorie pure ", c’est à dire " une science juridique libre exempte de toute idéologie politique " a joué un rôle indéniable dans la construction de la perception du Droit de la part des individus. Cette idée d’une science pure, isolée de toute influence sociale, politique ou morale, si elle a permis de dépasser la conception antérieure du Droit, liée au Droit naturel, a également conduit à une grande spécialisation des savoirs, voire à une " scientification " du Droit et du domaine juridique. Dans cette vision, seuls les spécialistes, et les experts formés acquièrent la légitimité pour se prononcer sur un domaine " scientifique " tel que le droit. Le domaine juridique est par ailleurs depuis toujours emprunt d’une grande symbolique, qui s’exprime dans l’accomplissement d’un certain nombre de " rites juridiques " touchant aussi bien le langage, que les vêtements ou les lieux où se déroulent les actes juridiques.

Les professionnels du Droit, détenteurs du savoir et organisateurs du rituel, sont dans le même temps détenteurs d’un certain pouvoir, le pouvoir de " celui qui sait ". Cette " fonction esthétisante du droit " , associée à la construction d’un ordre juridique " pyramidal " selon la vision qu’en proposait Kelsen, participerait, selon les défenseurs d’un usage alternatif du droit, de la distance ressentie et vécue par les individus vis à vis du Droit.

 

La neutralité du Droit.

Enfin, cette conception a permis de générer l’idée de la " neutralité " du Droit. Étant une science pure, le Droit se trouverait parfaitement séparé du politique, et permettrait donc de réguler la vie sociale sans être emprunt de quelque idéologie que ce soit. Il existerait donc la possibilité qu’un ordre juridique cohérent et " pur " vienne " d’en haut " régler l’organisation sociale, poser les limites des droits et des obligations, tant pour les individus que pour l’État. Puisque celui qui légifère est un " scientifique ", un " pur ", aucun lien entre celui là et le citoyen de base, qui " ne sait pas ". Toute intervention de ce dernier dans le système participerait d’ailleurs à corrompre cette fameuse " neutralité ", ce qui nuirait à la fonction régulatrice du Droit.

Or selon une autre vision, et on y reviendra dans cette étude, le système légal d’un pays est issu d’un rapport de force entre intérêts divers qui constituent la société, et peut être considéré comme " l’expression de l’idéologie dominante à un moment socio-économique et historique déterminé. Cette idéologie dicte les normes qui font partie de sa superstructure et sont le reflet de ses intérêts ".

 

Perception du Droit et citoyenneté.

La perception qu’ont les citoyens du système juridique et judiciaire est fondamentale dans la construction de la citoyenneté, et dans le bon fonctionnement même du système juridique dans un régime démocratique, puisqu’elle touche à la question même de la légitimité. Après le coup d’État de 1973, le régime fonde lui-même sa légitimité sur le fait d’être capable de maintenir l’ordre, et en se basant sur le principe de la Sécurité Nationale. Avec la Constitution de 1980, c’est dans un processus de recherche de légitimité institutionnelle que rentre le régime, mais c’est peut-être véritablement quand il transmet le pouvoir aux civils dans un esprit de transition vers la démocratie, que la question de la légitimité, et celle qui en découle, du lien entre le Droit et la population, devient de première importance.

De plus, dans le contexte sur lequel nous travaillons, contexte qui a une force particulière, il faut évoquer la destruction par le régime militaire des principales composantes de l’opposition de gauche, ainsi que de certains modèles de l’organisation locale comme les juntas de vecinos. En effet ces organisations locales ont été, en 1974 et avec le décret-loi 349, totalement investies par le pouvoir militaire, dans la mesure où ce décret établissait la possibilité pour le Gobernador de remplacer les dirigeants des juntas de vecinos par des personnalités désignées par lui. Le régime a ainsi pu " infiltrer " toute l’organisation locale de base, ce qui a contribué au démantèlement du réseau d’intermédiation entre l’État et la société. Là encore, le sentiment de citoyenneté a pu être affecté, dans le sens où la représentativité des nouveaux dirigeants des juntas vecinales n’était plus assurée démocratiquement.

Perception de la Justice au Chili.

Le constat de la " marginalité juridique des secteurs pauvres " a conduit le Centro de Desarollo Juridico Judicial de la Corporación de Promoción Universitaria (CDJ/CPU) à réaliser en 1992 une première enquête sur la perception de la Justice par les " secteurs pauvres " en milieu urbain. Cette enquête fait ressortir quelques chiffres particulièrement révélateurs.

82,8% de la population interrogée y affirmait en effet avoir une perception négative de la Justice. 44,7% des personnes affirmait avoir une opinion négative des avocats, contre seulement 18,2% une perception positive. De même pour les juges, 38% de la population interrogée en avait une opinion négative. Les alternatives de changements considérées comme les plus nécessaires pour améliorer la Justice nous apprennent également beaucoup sur la vision de la Justice développée par ces populations :

La population interrogée dans cette enquête nous révèle peut-être la perception d’une Justice inefficace, mais elle nous apprend également que la perception du Droit va au-delà d’une conception purement " pathologique " de celui-ci.

Le fait que les propositions de changement s’orientent sur une plus grande présence d’assistants sociaux et sur le fait de connaître ses droits, pose d’une part la question de savoir si la spécialisation de l’avocat qui " n’est plus le défenseur d’une cause, mais le spécialiste dans un domaine ", permet effectivement de rétablir la confiance dans les mécanismes de l’ordre juridique. L’assistant social est évoqué comme une personne qui permet peut-être ce lien. Nous reviendrons sur ce rôle de " traducteur " ou d’intermédiaire entre les groupes sociaux et le système juridique. Si l’assistant social a acquis la confiance d’une plus grande partie de la population que l’avocat peut-être est-ce lié à sa capacité de proximité des problèmes rencontrés qui se cristallisent lors d’un conflit juridique ? C’est en tout cas la lecture qu’en fait Quercum, qui, on le verra, dans sa volonté de " démystifier le droit ", remettra en question la fonction même des avocats, ainsi que leur langage, leurs vêtements, et leurs attributs. C’est alors à la partie " rituelle " du droit et à son aspect " sacré " que nous touchons ici. La distance entre le Droit et la population serait-elle accentuée par les aspects formels de la personnification du droit, en particulier ses représentants comme les avocats ? Ou bien cette partie rituelle est-elle au contraire nécessaire au fonctionnement même du Droit et de la Justice au sein de toute société ?

Le fait qu’une majorité exprime la nécessité de connaître ses droits nous conduit également à nous poser la question de la perception du droit, au-delà de la perception de la Justice. Si la Justice est l’institution du système qui permet de résoudre les conflits, l’accès au droit va certainement au-delà. Et " connaître ses droits " relève d’une perception du droit qui inclut le droit subjectif et non plus seulement le Droit en tant que mécanisme juridique ou texte de loi.

Cette différence entre le Droit associé à la loi, le droit pathologique, lié au contentieux, et le droit ou les rapports de droit qui n'accèdent pas toujours à la litigiosité ferait donc partie de la conception que la population en a. En demandant plus d’assistants sociaux, ne fait-elle pas le lien entre le droit et les problèmes sociaux qu’elle rencontre  (dans une conception subjective du droit) ? Et peut-être également considère-t-elle que bon nombre de litiges pourraient être résolus grâce à l’intervention d’un travailleur social plutôt qu’avec l’action de la Justice (ce qui irait dans le sens d’une " déjuridiciarisation " des conflits) ? Au fond, la justice à laquelle semble faire appel la population des secteurs marginalisés urbains n’est-elle pas davantage une justice de prévention ? Plus d’assistants sociaux, plus de commissariats, et le fait de connaître ses droits sont peut-être des mesures qui dénotent une telle distance entre les gens et la justice que les seules mesures envisagées sont d’y avoir recours le moins possible, en apprenant comment éviter ce recours.

 

Les limites de la Justice sont également entrevues par les propres membres du système judiciaire, puisqu’on trouve, dans un article d’Enrique Beltrán qui analyse la magistrature à travers les discours des présidents successifs de la Cour Suprême au Chili, des allusions à la " lenteur des démarches ", ou à la nécessité " d’améliorer l’efficacité de la justice ".

 

Des politiques publiques ont été imaginées pour tenter d’offrir des réponses à cette " marginalité juridique ". Parmi elles, les Corporations d’Assistance Judiciaires, mises en place en 1981, transformation dans le cadre du principe de subsidiarité du système d’attention gratuite que prodiguait jusque-là le Collège des Avocats depuis 1928. L’objectif affiché de ces Corporations étaient d’ " offrir une assistance juridique et judiciaire gratuite aux personnes aux faibles revenus ", mais cette assistance s’est vite limitée, selon une étude même des fonctionnaires de ces Corporations, à la seule représentation devant les tribunaux de justice. Une partie de la demande sociale telle que l’accompagnement des personnalités juridiques, des associations communautaires dans des démarches administratives, ainsi que les conflits de proximité et de voisinage, ne trouvaient pas au sein des Corporations l’attention requise. Ainsi " beaucoup de conflits que présentaient les secteurs à faibles revenus au niveau local n’étaient pas inclus dans l’attention qu’apportait l’institution ".

Cette difficulté nous conduira d’ailleurs à réfléchir au concept même d’ " assistance " juridique ou judiciaire  et à ses implications pratiques.

Cependant, malgré le constat de distance entre la justice et la population, particulièrement la population la plus défavorisée, il n’en reste pas moins que les secteurs marginalisés maintiennent un certain nombre d’attentes vis à vis de la Justice. Les auteurs qui analysent l’enquête de 1992 le formulent ainsi : " On sait que pour les secteurs marginalisés de notre société, la justice est une instance étrangère à leur réalité , mais pas pour autant une expectative oubliée ".

 

C’est donc en partie sur les bases de ces réflexions que s’est construite la démarche de Quercum. Notons tout de même que cette enquête s’est déroulée après la remise du pouvoir aux mains d’un gouvernement civil. Il serait donc nécessaire d’ajouter aux éléments qu’elle permet de mettre en exergue un certain nombre de points qui n’y sont peut-être pas exprimés, mais qui sont en lien avec le régime de terreur instauré par la junte et les possibles peurs de représailles dues au manque d’indépendance du pouvoir judiciaire.

Si le constat est bel et bien celui d’une nécessité de transformation de la relation entre la Justice et la population, nous chercherons pourtant à savoir si toutes les stratégies de Quercum permettent bel et bien de résoudre la problématique et si elles n’induisent pas de nouvelles difficultés.

 

 

Section 3 : La Constitution de 1980. La raison au service de la force.

" Les règles légales sont beaucoup plus que de simples normes destinées

à s’imposer à la conduite des hommes d’un pays déterminé.

Elles sont l’expression d’une conception déterminée de l’homme,

de la société et du monde dans lequel il vit,

à un moment donné de l’histoire "

La Constitution de 1980 arrive au bout de sept ans de pouvoir de la junte militaire, dans une période de recherche de légitimité institutionnelle. Dans la notion de légitimité, la place du droit est fondamentale : " Dans la mesure où la prétention de légitimité englobe également la prétention de celui qui émet l’ordre d’être obéi sans qu’il ait à recourir immédiatement à la force, par consensus et par le biais de mandats généraux destinés à un récepteur distant et anonyme, le problème de la légitimité d’un régime se confondra toujours avec celui de la validité de son système juridique ".

Selon les termes de la Constitution de 1925, il est clair que le coup d’État est illégal. Dans son discours de Chacarillas en 1977, le Général Pinochet annonçait quelles devaient être les différentes étapes de l’institutionnalisation du régime : désignation d’une chambre législative de civils par la junte, puis élection du Président de la République.

La Constitution de 1980, deux ans après le plébiscite de janvier 1978 demandant à la population d’affirmer la " légitimité du gouvernement à diriger souverainement le processus d’institutionnalisation du pays ", vient donc poser les bases d’un nouvel ordre social et encadrer la mise en place d’une " nouvelle démocratie ". Les conditions dans lesquelles s’organise le plébiscite et les grandes controverses qu’il a engendrées n’empêchèrent pas le régime de considérer que l’obtention d’une grande majorité de oui, et de 20,4% seulement de non, venait légitimer la Constitution.

Sans nous aventurer dans une analyse approfondie de la Constitution de 1980, il nous paraît important de souligner qu’en faisant coexister dans ce texte le vocabulaire propre aux régimes démocratiques et des mesures autoritaires propres aux régimes autocratiques tels que la restriction des droits de l’homme, la concentration des pouvoirs, les prérogatives militaires et l’immuabilité de la Constitution, Juan Guzman, l’idéologue de cette Constitution a réussi un véritable tour de force, dont une des conséquences nous intéresse ici, à savoir celle de participer à la perte de confiance de la population dans le texte de loi et dans la justice ou tout simplement dans le Droit en tant qu’institution d’État.

Le Droit, avec cette Constitution, est mis au service du maintien du régime. La Constitution de 1980 devient symbole et substance d’un régime militaire autoritaire.

" La Constitution de 1980, censée justifier la prise de pouvoir en 1973, et préparer l’avenir (…) achève d’institutionnaliser l’État de non-droit, en lui accordant, à l’ombre du dogme de la sécurité nationale, toutes les armes qu’entendra utiliser l’appareil répressif. La loi d’amnistie, la loi antiterroriste, les lois dites " politiques " et jusqu’à la procédure du plébiscite n’ont visé qu’à enrayer le processus de retour à une possible démocratie. Le Droit, alors, ne sert plus à dynamiser une société, mais à la capturer, à la figer dans son non-développement, et à confisquer les droits fondamentaux de tous pour mieux asseoir les privilèges de quelques-uns. ".

Rappelons quelques-unes des mesures qui permettent de saisir le pouvoir que s’attribue le régime militaire avec ce texte.

L’article 8 qui condamne " tout acte d’une personne ou d’un groupe visant à propager des doctrines qui portent atteinte à la famille, qui prônent la violence ou une conception de la société, de l’État ou de l’ordre juridique, à caractère totalitaire ou fondé sur la lutte des classes " permet de mettre en place un des objectifs du régime, celui de lutter contre toutes les organisations marxistes et de gauche.

L’article 45 institue les neuf " sénateurs désignés " et l’article 116 prévoit les mécanismes selon lesquels la Constitution pourrait être amendée ce qui, au vu des dispositions précédentes, lui confère un caractère " immuable ".

Au niveau de l’institution juridique, la Cour Suprême voit ses membres nommés par le Président et a le contrôle de tous les tribunaux. Les magistrats et les procureurs des Cours d’appel sont désignés par le Président de la République dans une liste de trois personnes présentée par la Cour Suprême.

Avec le plébiscite de décembre 1988, le " Non " à Pinochet, et le passage du pouvoir dans les mains du gouvernement civil de Patricio Alwyn, on ne peut pas dire que la problématique de la relation au droit change véritablement, dans la mesure où le régime militaire avait, grâce à la Constitution de 1980, préparé ce passage et prévu les modalités pour préserver le système en place. La décision de la Concertation d’entamer une transition sur la base d’un pacte avec les militaires, et par conséquent le refus d’une " rupture ", conduit au maintien de la Constitution comme base institutionnelle pour la société chilienne. Le Droit reste donc le même que celui de la période précédente, donnant lieu, au sein du régime aux " enclaves  autoritaires " que sont par exemple les sénateurs désignés, le pouvoir militaire et le tribunal constitutionnel.

Si selon Kelsen, l’ordre juridique n’a pas à établir de lien entre le droit et la morale, car " le droit positif et la morale sont deux ordres distincts l’un de l’autre ", que " le droit doit être appliqué même s’il est jugé mauvais " et que ce qui importe selon lui est la question de l’efficacité de l’ordre normatif (celui-ci étant efficace " quand d’une manière générale les individus auxquels il s’adresse se conforment à ses normes ") on peut dire que dans le cas qui nous occupe, on constate la " non-neutralité " du système juridique, ainsi que du texte fondamental constitutionnel, ainsi que l’efficacité de l’ordre normatif en question, dans la seule mesure où la force vient en appuyer le respect.

Serait-on alors devant ce que Jean Carbonnier a appelé la " pathologie juridique "  que l’on peut observer dans " la folie des gouvernants " ou celle du législateur ? Pour se prémunir contre cette " psychopathie juridique ", Jean Carbonnier, outre la prudence du législateur, préconise la familiarisation du plus grand nombre avec le droit. C’est là également une des demandes de la population, et l’une des stratégies que développera Quercum dans son travail avec les pobladores et les organisations de base.

 

 

Avec le régime militaire et la Constitution de 1980, comment peut agir la population pour éviter la répression institutionnalisée par le Droit ? Jacobo Timerman, un journaliste argentin commentait en 1987 dans un essai sur le Chili : " Les Chiliens se sont transformés en des juristes imaginatifs. Pour survivre, ils doivent découvrir chaque jour de nouvelles stratégies qui leur permettent de traverser indemnes les vingt et une possibilités répressives à la disposition du général Pinochet suivant la Constitution que le dictateur fit approuver en 1980. Mais pour peu qu’un Chilien étudie ces formules juridiques avec l’aide d’avocats experts en matière de répression, il ne pourra organiser sa vie de tous les jours sans sombrer dans un état de panique. Car il n’arrivera jamais à deviner les différentes interprétations que donneront à ces lois les militaires qui l’arrêtent ou les magistrats qui le jugent. (…). La seule alternative qui lui reste, c’est d’essayer de vivre le moins possible, de réduire au maximum l’environnement dans lequel se déroule sa vie. ".

Face à ce constat, les avocats populaires de Quercum et les autres professionnels qui participeront au travail de l’association tentent de susciter des réflexions et des actions. En naissant en contexte de dictature et sous le régime militaire, Quercum fait le pari de parvenir à dépasser cette tendance à réduire ses actions et son environnement, et propose d’introduire au sein des poblaciones une " vision critique du droit ".

Cette vision peut-être assez bien résumée par cette phrase, extraite d’un des numéros du bulletin de Quercum, Los derechos de todos  n° 5 (août 1988) :

" Il ne suffit pas de savoir quels droits nous avons, mais il faut se demander si le Droit contient tout ce que nous voudrions, (…) et remettre en question les obligations que nous impose la loi. "

De 1985 à 1994, Quercum va chercher à changer, au sein des communautés avec lesquelles l’association travaille , le rapport qu’a la population avec le droit. En travaillant avec les organisations de base présentes dans les communautés, les stratégies de Quercum iront de l’information à la formation juridique, de la mobilisation au soutien des actions parfois illégales, du conseil juridique à la collectivisation des conflits. Toutes sortes d’outils seront mis à la disposition de ces stratégies : bulletins, jeux, théâtre, émissions de radio, centres juridiques alternatifs, réunions d’information, et programmes de formation pour parvenir à travailler, en 1989, avec 60 professionnels (moniteurs juridiques, avocats, éducateurs populaires) et une quarantaine de bénévoles.

Les deux éléments essentiels qui relient tous ces outils et toutes ces stratégies sont, d’une part au niveau conceptuel une vision critique du droit, et au niveau méthodologique, la méthodologie de l’Éducation Populaire. Nous proposons, dans cette partie du travail, de décrire à partir des documents que nous avons pu consulter et des entretiens réalisés, l’action de Quercum.

 

 

 

Section 1 : Élargir la notion de droit.

La notion de " conflit juridique ".

Face au problème essentiel et central de la marginalisation et de l’exclusion, la stratégie de Quercum va être de tenter d’élargir dans la conscience individuelle et collective des groupes avec lesquels il travaille, la notion de droit.

En introduisant la notion de droit subjectif et celle de conflit juridique dès lors que les nécessités fondamentales ne sont pas satisfaites, les membres de Quercum tentent de faire prendre conscience à des secteurs marginalisés des droits et des devoirs que devrait leur assurer le Droit.

Manuel Jacques, avocat et fondateur de Quercum explique ainsi l’intérêt qu’a pour lui la notion de conflit juridique :

Il s’agit alors, dans le travail auprès des étudiants en Droit que Quercum va former de déconstruire la notion de conflit juridique qui " pour les avocats fait invariablement référence à la transgression de la norme légale ".

Dans le cadre du Programme " Servicio Juridico Vecinal ", qui est la continuation des centres juridiques populaires mis en place depuis les débuts de Quercum, mais qui à partir de 1992, compte sur l’appui d’un organisme d’État, le FOSIS (Fondo de Solidaridad e Inversion Social), il est prévu " d’aider à la résolution des problèmes et des conflits juridiques et sociaux qui ne trouvent pas de solution dans le système judiciaire que nous connaissons tous ".

La définition du conflit juridique que donne la plaquette de présentation du programme est la suivante :

A travers ce programme, qui reprend les méthodologies de travail globales de Quercum, le droit est abordé d’une manière élargie dans le sens où la définition même du conflit juridique se démarque du seul point de vue de la transgression de la norme légale.

La notion de " conflit juridique " est présente depuis les premières années de l’existence de Quercum. On peut ainsi lire dans le bulletin Los derechos de todos, -petit bulletin à l’attention des communautés dans lesquelles l’association travaille- n° 4 daté de décembre 1987, un article sur le " Premier séminaire juridique populaire " organisé par l’association. Ce séminaire consiste en des " cours de formation de Moniteurs juridiques pour les pobladores et les membres actifs d’organisations populaires ", et est articulé autour de " deux conflits : le conflit collectif du logement et le Plan Civique National ". L’objectif de la formation est d’apprendre à " développer collectivement des stratégies de défense face à ces deux conflits ".

Interrogé à propos du choix de ces deux thèmes, Manuel Jacques explique : " il s’agissait de deux conflits parmi tous ceux autour desquels nous travaillions. Quercum ne pouvait être éternellement un lieu d’attention individuelle.(…) Nous travaillions donc à collectiviser les conflits et à faire en sorte que ce qui se faisait dans un centre puisse servir à tous les centres. (…) Le conflit du logement est très compliqué au Chili (…) Quant au conflit Civique, nous l’avons nommé ainsi pour déguiser le fait que nous parlions de l’organisation démocratique. ".

Regardons enfin un des manuels d’éducation juridique populaire édité par Quercum en mai 1992, qui s’intitule " Seguridad ciudadana y jusiticia vecinal ". Dans ce petit livre, présenté sous la forme d’un récit, accompagné d’images, un vieil homme aveugle raconte des histoires sur la place du marché. Il chante que " Pour les riches, l’idée de sécurité est claire, et selon eux, en s’attaquant durement aux délits, on vivra en paix ". Mais il pose la question : " Finalement, le chômage, la pauvreté, et la promiscuité n’attenteraient-ils pas aussi à la sécurité ? ". A la fin du manuel, on trouve une " feuille de suggestions pour le travail en groupe ". Sur celle-ci une question est posée : " Quelles sont les principales menaces à la sécurité dans ton quartier ? Énumères-les par ordre d’importance :

La stratégie consiste ici à " renverser " l’effet de causalité. Qui est coupable de l’infraction, pose en réalité comme question le vieil homme ? Celui qui la commet ? Ou celui qui la déclenche par le maintien d’une situation sociale inégalitaire qui rend le contexte tel qu’il est ? En proposant aux groupes de réfléchir sur ces questions, Quercum entreprend un travail qui consiste à déconstruire un certain nombre d’idées reçues et à détecter dans les mesures qui sont prises par le régime l’essence du maintien d’un ordre social injuste. Le fait de renverser le concept d’insécurité, pour le faire ressentir comme une des manifestations de l’injustice de l’ordre socio-économique et politique établi, fait partie de la stratégie qui consiste à " élargir la notion de droit ".

 

Déconstruction du sentiment légaliste.

Dans un autre article du bulletin Los derechos de todos (n° 6, daté de décembre 1988), Mauro Castagno, un des collaborateurs de Quercum, met en parallèle la situation de Clodomiro Almeyda, un ex-dirigeant politique conduit à l’exil, de retour au Chili, mais que le Régime a privé de ses droits politiques et emprisonné après son retour clandestin au Chili ; et le délogement d’une trentaine de familles dans la commune de la Victoria, sous prétexte que le propriétaire voulait récupérer sa propriété et que la loi lui en donnait le droit.

Pour Mauro Castagno, ces deux exemples sont la preuve d’un " usage arbitraire de la loi par une minorité qui défend ses intérêts. Il devient alors légal de priver un éminent politicien de ses droits politiques de même qu’au nom de la propriété privée, il devient légal de déloger trente familles sans se soucier de leurs conditions de vie inhumaines ". Il faut alors selon lui " élargir la vision du droit, en en faisant le moyen de la satisfaction des besoins les plus élémentaires de l’homme : la santé, le logement, l’éducation, la justice… ".

Ici, l’objectif est de faire prendre conscience que la loi en elle-même peut-être injuste. Il s’agit donc de " déconstruire " le sentiment légaliste qui englobe l’ensemble de la société, pour conduire à une réflexion sur l’essence des lois et sur leur capacité à défendre les intérêts de tous. Ce qui, on l’a vu dans l’enquête réalisée en 1992, ne répond pas forcément à première vue aux nécessités exprimées par les communautés interrogées, qui paraissent plutôt enclines à un certain légalisme.

D’autre part cette " vision élargie du droit " à l’ensemble des nécessités fondamentales, cette déconstruction du légalisme et de l’équation : le droit = les lois, qui mène facilement à celle : le droit = la Justice, nous conduit à un rapprochement avec Jean Carbonnier qui nous rappelle que si l’on a assisté au cours du XXème siècle à cet élargissement de la notion de droit, notamment avec la prise en compte de la coutume ou de la jurisprudence, on peut aller encore au-delà en posant un des " théorèmes fondamentaux de la sociologie juridique ", qui est que " le droit est infiniment plus grand que le contentieux ".

En même temps qu’ils travaillent à " élargir " la vision du droit, les collaborateurs de Quercum, en introduisant la notion de nécessité fondamentale, abordent le domaine du droit subjectif dont la fonction est sociale puisqu’elle permet d’incarner le droit objectif. Il s’agit donc d’un travail sur un double registre : d’une part la prise de conscience de ses droits, et la nécessité de les revendiquer, ce qui doit conduire à l’action. D’autre part, la prise de conscience que si la loi ne consacre pas ce que je considère comme des nécessités fondamentales, c’est qu’elle est injuste et qu’il va falloir tenter de la transformer. Ce deuxième volet ne conduit pas forcément à l’action, mais à la réflexion, puis à la négociation avec les différents niveaux du pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. C’est un travail sur le plus long terme, qui possède le risque de ne jamais exister, si l’action permet de manière immédiate de résoudre le problème de la nécessité non satisfaite. Dès lors, on comprend l’utilisation de la notion de conflit juridique telle que l’entrevoit Manuel Jacques. Il s’agit, pour travailler en profondeur, de pouvoir travailler sur la prise de conscience, au-delà de l’insatisfaction partielle d’une nécessité (par exemple le logement), de déterminer les multiples degrés sur lesquels se place l’insatisfaction, et de comprendre que tous ces degrés constituent les bases d’une organisation sociale injuste.

Si on rappelle le contexte dans lequel cette vision du droit naît au Chili, celui de la dictature et de la négation des droits humains, on est également ramené au constat que cette lutte que les avocats puis les membres de Quercum entreprennent, comme de nombreux autres groupes en Amérique latine dans les années de dictature, est avant tout une lutte à visée politique.

 

 

Section 2 : Démystifier le droit.

En partant du constat que la perception du droit, particulièrement pour les secteurs marginalisés, participe d’une conception excluante plus globale et par conséquent véhicule le sentiment que le Droit , et tout ce qui participe du système juridique, est construit de manière verticale, et devient par ses attributs symboliques et son fonctionnement rituel, quasiment " sacré " et intouchable, les membres de Quercum vont tenter de " désacraliser le droit ". Ce travail consistera à établir à l’aide d’un certain nombre d’acteurs et d’outils des liens, des " ponts " entre la population et le droit. Nous verrons ce que ces stratégies comportent de remise en question et de dé-construction, notamment du processus rituel et symbolique associé au droit. Si ces stratégies trouvent dans le domaine de l’anthropologie et de la sociologie juridique un certain nombre de défenseurs, d’autres y opposent une vision selon laquelle le rituel et la symbolique sont l’essence même du Droit Ces derniers nous permettront de nous demander si l’on peut " reprocher au rituel d’exprimer un idéal de justice qui n’existe pas encore ? " et s’il faut " le supprimer en lui reprochant de montrer une réalité qui n’existe pas, ou lutter pour que la réalité sociale lui ressemble un peu plus ? "

 

Les passeurs.

Les fondateurs de Quercum, des avocats populaires, sont conscients d’exister à la frontière entre deux mondes : d’une part le monde juridique auquel ils appartiennent et par lequel ils ont été formés ; de l’autre, le monde des poblaciones, physiquement en marge puisqu’en périphérie urbaine, et socialement exclu. Jusque là " défenseurs " des causes des exclus ou des plus pauvres, ils entrevoient les limites de leurs actions tant que celles-ci ne reposeront que sur leur seule capacité à résoudre individuellement et de manière ponctuelle les cas auxquels ils sont confrontés. Dès lors, afin de réduire la distance qui existe entre ces deux mondes, Quercum détecte la nécessité de former des personnes, d’un côté comme de l’autre de la " frontière ".

Il va donc s’agir d’une part de travailler du côté du monde juridique. Pour cela, Manuel Jacques, dès 1985, aidé par une jeune avocate commence à " recruter " des jeunes étudiants en Droit. 23 étudiants en cinquième année de droit de l’Université Catholique et de l’Université du Chili vont participer en juillet 1985 aux premiers cours d’Usage Alternatif du Droit. Ces cours se déroulent deux fois par semaine de 18 heures à 21 heures, pendant trois mois, dans le bureau d’avocat de Manuel Jacques. Il est accompagné d’un Éducateur populaire, avec lequel il distille le " cadre théorique ". Ce travail avec le premier groupe d’étudiants est le germe du travail qu’effectuera Quercum les années suivantes. Manuel Jacques explique : " De ces 23 jeunes, j’avais la conviction qu’allaient surgir ceux qui allaient travailler avec nous par la suite ". Ce premier cours d’Usage Alternatif du Droit au Chili, Manuel Jacques l’a construit suite à son travail pour l’Instituto Latinoamericano de Servicios Legales Alternativos (ILSA) en Colombie, travail d’inventaire des Services Juridiques en Amérique Latine réalisé en 1983-84, qui lui a permis de rencontrer tous les groupes travaillant sur cette problématique. Il a aussi derrière lui ses années de travail comme avocat populaire et le constat des difficultés rencontrées.

Effectivement, de ce premier groupe de 23 étudiants, les 5 les plus motivés seront impliqués dans la démultiplication de la formation, puisque dès 1986 et jusqu’en 1993, ils participeront à la formation de nouveaux étudiants lors des sessions de cours annuelles organisées par Quercum. Notons qu’entre le premier cours et l’année suivante, un projet a été rédigé et a trouvé des financements auprès d’une agence de coopération en Hollande (ICCO), ce qui a permis de " formaliser " la structure de Quercum grâce entre autres à la location d’une maison dans laquelle viennent notamment se former les jeunes étudiants.

Dès 1986, les cours ne se limitent pas à Santiago, mais débutent dans les villes de Concepción et Valparaiso.

Ces cours auront pour objectif principal de " déconstruire " une grande partie de l’enseignement que ces étudiants ont reçu dans leur université de droit.

" Quand nous parlons d’enseignement du droit, nous ne faisons par référence à une simple transmission d’expériences, de codes et d’usages des uns vers les autres. Au contraire, nous faisons référence à tout un système institutionnalisé, à tout un appareil articulé, connecté et conçu pour transmettre des contenus et des éléments déterminés, et en exclure, expressément ou tacitement, d’autres ", nous dit un des élèves de Manuel Jacques, étudiant en droit, dans sa thèse sur l’Usage Alternatif du Droit.

Ses paroles devraient nous aider à saisir le contenu des cours dispensés par Quercum aux étudiants en droit. " L’objectif est le suivant : situés dans une perspective alternative, notre intérêt est de développer des modèles de travail et d’intervention sociale avec les secteurs populaires ou des groupes sociaux définis, et dans ce sens, aborder le thème de l’enseignement du droit a pour principale perspective d’établir d’une manière critique comment les écoles de droit, à l’intérieur du système juridique institutionnel, jouent un rôle de reproduction de la conscience et des rôles sociaux, des cadres théoriques et pratiques de la proposition juridique conservatrice. "

Un autre étudiant ayant suivi les cours d’Usage Alternatif du Droit écrit, en août 1987, dans le bulletin de Quercum Los derechos de todos " :

" On peut constater que nous, les étudiants en droit, engagés dans un idéal de transformation sociale, essayons de chercher la manière de mettre nos capacités au service d’un projet de société plus juste. Il s’avère que c’est une tâche compliquée, puisque notre expérience paraît démontrer que le droit, en tant qu’instrument quotidien d’action sociale, est difficilement utilisable au sein des efforts pour construire un ordre juridique et social différent, si l’on considère son inflexibilité et son caractère conservateur d’un certain état de fait . (…) Malgré ces difficultés l’important selon nous est d’investir un modèle éducatif qui nous dé-forme nous-mêmes. "

Cette dé-construction ou dé-formation se formulera dans le contenu des cours qui seront dispensés de 1985 à 1993 chaque année, et qui reprennent les différents points qui fondent l’existence de Quercum :

De la même manière que le postulat de départ vis à vis du droit est que celui-ci n’est pas neutre, les membres de Quercum défendent l’idée que l’éducation ne l’est pas. Les méthodes éducatives et les contenus sont selon eux au service du maintien d’un certain système. Ainsi, l’introduction de la méthodologie de l’Éducation Populaire dans les cours d’Usage Alternatif du Droit a pour but non seulement de faire entrevoir aux jeunes étudiants les possibilités que cette méthode offre en matière de transmission de leur propre savoir, mais également de désacraliser l’enseignant, le professeur en tant que " détenteur " d’un savoir.

En cela ils suivent la même ligne que celle dessinée par Paulo Freire, pédagogue brésilien, théoricien et praticien de l’Éducation Populaire, qui remettait en question les méthodes d’apprentissage en disant par exemple dans sa " Pédagogie de l’opprimé " :  " Il est nécessaire de développer une pédagogie de la question, parce que ce que nous entendons toujours, c’est une pédagogie de la réponse. Les professeurs répondent à des questions que les élèves ne leur ont pas posées. ". On retrouvera en effet dans la construction théorique de Quercum, tout comme chez de nombreux services juridiques alternatifs  en Amérique latine, une base conceptuelle proche de celle de l’Éducation Populaire : l’idée de " transformation sociale ", la notion de " vision critique ", la remise en question de la neutralité, la visée politique, ainsi que les notions de " participation " ou de " libération ".

On peut imaginer que déconstruire l’image que peuvent avoir les étudiants en droit d’eux-mêmes consiste en un travail profond et difficile, de même que les amener à remettre en question le fondement même de ce qu’ils ont appris pendant les cinq premières années de leurs études. On peut cependant avancer que le contexte politique a permis le développement de ce processus, dans le sens où, comme le souligne d’ailleurs l’étudiant en droit cité plus haut, Felipe Viveros, il existe alors un certain engagement ainsi qu’un "  idéal de transformation sociale ".

Les avocats constituent également des " passeurs " indispensables pour la mise en place du projet de Quercum. Si l’idée naît d’eux, pendant toute la période que nous étudions, Quercum n’aura de cesse d’amener de nouveaux avocats à rejoindre le travail qui se fait avec les communautés. Cependant, ce travail s’avère difficile dans la mesure où les financements (dans la majorité étrangers) ne permettront pas de proposer des salaires attractifs. On peut donc partir de l’hypothèse que les avocats qui choisiront de rejoindre les centres juridiques dans les poblaciones le feront avant tout par conviction politique ou par " l’adoption d’une position contestataire ". Il s’agit donc avant tout soit de jeunes avocats, soit d’avocats ayant déjà une longue expérience dans le " travail communautaire " ou le travail avec les poblaciones, notamment autour des questions foncières ou de régularisation des tomas de terrenos.

Il faut souligner néanmoins que le simple fait de participer à ce travail peut contribuer à mettre le professionnel du droit dans une situation " marginale " vis à vis de la branche la plus traditionaliste de la profession. En effet, le travail de " démystification " du droit et du système juridique passe par l’abandon d’un certain nombre de " privilèges " habituellement reconnus au juriste, notamment en terme de statut social. Cet abandon passera au niveau symbolique par l’adoption d’une tenue vestimentaire informelle, d’un langage " populaire ", ou de comportements sociaux plus informels que ceux de l’ensemble de la profession. On peut toutefois se demander si cette " désacralisation " n’induit pas le risque de conduire à la création d’un nouveau mythe, celui du professionnel de droit " informel ", qui, en changeant de langage et de costume, mettrait son savoir et sa pratique au service des plus défavorisés, en acceptant de se situer en marge du reste de sa profession.

Au niveau professionnel, le choix du travail dans les centres juridiques alternatifs conduira, tout comme pour les étudiants en droit, à l’apprentissage de la méthodologie de l’Éducation Populaire. Il faudra également que les avocats apprennent et acceptent le travail en équipe, et le travail avec des non-juristes : éducateurs populaires, psychologues, travailleurs sociaux étudiants en droit, moniteurs juridiques… La pluridisciplinarité est donc un exercice tout à fait innovant pour ces professionnels, qui, même " acquis à la cause " pratiquaient généralement de manière plutôt individuelle dans le cadre du travail populaire avant la création des centres juridiques alternatifs de Quercum.

Autre acteur impliqué dans le " passage des frontières ", le moniteur juridique.

Si la " dé-formation " des étudiants en droit peut paraître une tâche ambitieuse, la formation de membres des communautés sur des thèmes juridiques comporte, elle aussi, de nombreux obstacles qu’il faut surmonter. Le premier et le plus ardu consiste sûrement à déconstruire le sentiment de marginalité et d’incapacité que nous avons décrit plus haut, puisque d’une part il est la résultante d’un système social excluant, mais qu’il est d’autre part le ciment autour duquel ont pu se construire les identités urbaines de ces populations plus ou moins nouvellement arrivées dans les périphéries des grandes villes.

Le moniteur juridique est ainsi défini dans un article de Quercum sur " La formation des moniteurs juridiques dans les centres juridiques " :

" C’est un agent populaire, membre d’organisations ou de groupes de base, qui se prépare pour travailler pratiquement, depuis et avec la communauté, dans une tâche multiple de reconnaissance des conflits que vit sa communauté locale, sectorielle ou communale, afin de donner à ces conflits (manque d’eau, d’électricité ou de services, problèmes des mal logés, manque de participation du quartier, mauvaise attention au niveau de la santé, abus d’autorité, etc.), une dimension collective et juridique. "

Plus loin dans l’article est soulignée " l’importance de son insertion ou de son appartenance à des groupes ou à des organisations actives dans l’action populaire ", et le fait qu’il soit " un activateur de la mobilisation juridique à laquelle il participe et fait participer la communauté organisée ".

De par cette appartenance, le moniteur juridique peut effectivement devenir un véritable " passeur " dans le sens où, une fois formé, il devient le lien entre la communauté et le terrain juridique. Son travail de diagnostic nous renvoie à une conception du droit élargie comme on l’a décrite antérieurement, dans le sens où il devra détecter des " conflits juridiques " autour desquels mobiliser la communauté.

La formation des moniteurs juridiques dans les communautés intervient dans le même temps que les autres phases fondamentales du travail de Quercum que sont la formation des étudiants en droit et la création dans les communautés concernées des centres juridiques populaires. La méthodologie utilisée est celle de l’Éducation Populaire, développée sur la base de la participation.

Cette méthodologie impliquera la création d’une grande diversité d’outils pédagogiques et l’organisation de nombreuses sessions de formation dans chacun des centres juridiques de Quercum.

Parmi les outils pédagogiques :

Ces outils semblent révéler une démarche qui propose d’une part de déconstruire la perception communément admise du Droit et des lois et qui conduit, pour ce faire, à la déconstruction des modèles habituels de transmission de la réflexion. Ici, l’acteur devient un protagoniste indispensable de l’action qui est menée. Sans sa conviction propre, qui passe par la réflexion et la compréhension, l’action ne peut aboutir et n’acquiert aucun sens. Le changement de point de vue passe donc par une transformation de la perception par l’acteur lui-même de son environnement et de ses capacités à le comprendre et à le transformer.

Enfin, le terme de " passeur " nous paraît particulièrement approprié pour ces moniteurs juridiques qui semblent permettre un véritable point de contact entre deux mondes, celui, apparemment formel, du Droit et du système juridique, et celui, plus " informel " et marginalisé, des poblaciones. En outre, quelques-unes des femmes qui ont été formées comme monitrices juridiques au sein de leur población ou de leur organisation de base, ont ensuite entrepris des études de Droit à l’Université . Si le pourcentage de ces cas-là est faible, il semble tout de même signifiant car il paraît confirmer l’hypothèse que la marginalisation procède d’un ensemble complexes de phénomènes desquels la perception que l’intéressé peut avoir de ses propres capacités n’est pas absente.

Ces " passeurs " permettraient-ils de répondre au constat fait par A. Garapon : " La violence du rite ne viendrait-elle pas du fait qu’il a été annexé, approprié par les professionnels de la justice, qui en ont fait un instrument pour prolonger et accentuer leur pouvoir institutionnel ? Le combat pour la justice ne consisterait-il pas à rendre la maîtrise de ce rituel à ceux qui lui garantissent son authenticité, c’est à dire au groupe social ? ".

Les centres juridiques.

Un des instruments fondamentaux du travail de Quercum est le Centre Juridique Alternatif aussi appelé Centre Juridique Populaire. Simultanément à la formation des étudiants en droit qui formaient à leur tour des leaders des communautés (dirigeants de groupes de bases), Quercum encourageait les leaders communautaires, les étudiants et les éducateurs, à créer un centre juridique populaire ou alternatif à caractère permanent dans la communauté . Ce centre devenait par la suite le lieu central où pouvaient se dérouler les actions de formation, de mobilisation, de soutien, et d’information. Implantés au cœur des communautés ces lieux avaient pour principal objectif de matérialiser le travail qui se faisait, en un espace reconnu par la communauté. Le fait qu’on puisse y rencontrer à la fois des éducateurs populaires, des leaders des groupes de base, des étudiants en droit et des juristes, et que le nom donné à ce lieu soit celui de " centre juridique " laisse supposer que les centres eux-mêmes sont porteurs d’un message et d’une symbolique. La Justice paraît éloignée ? Rapprochons-là des communautés. Elle paraît difficile d’accès ? Implantons dans ce lieu des " passeurs ". Et si dans les programmes juridiques habituellement destinés aux populations les plus défavorisées on trouve une " assistance juridique " gratuite et individuelle, Quercum propose de dépasser cette vision, et organise le travail qui se fait dans les centres autour des conflits collectifs.

Les deux premiers centres voient le jour en 1986/87 dans les communes de La Renca (Población Huamachuco) et de Conchalí (población La Pincoya), puis viendront ceux de Peñalolén et de Huechuraba. En province, des centres naissent dans les villes dans lesquelles se développe la formation des étudiants en droit et celle des leaders communautaires : un centre à San Antonio, deux à Valparaiso (Viña del Mar), deux à Concepción et deux à Arica dans le Nord du pays. Quand le programme sera appuyé, en 1992, par le FOSIS (Fondo de Solidaridad e Inversion Social), de nouveaux centres verront le jour , les Centros Juridicos Vecinales à El Bosque et Los Espejos, deux communes de Santiago.

Le dépliant de présentation du Centre Juridique de La Renca énumère les grandes lignes d’action d’un centre :

Il est également précisé que " dans le centre se déroulent aussi des activités culturelles et de distraction ouvertes à la communauté ".

On retrouve donc dans l’espace du Centre Juridique, les grandes lignes du travail proposé par Quercum. Dans cet espace au cœur de la población va s’opérer en même temps le travail de formation des leaders communautaires, la constitution des équipes avec ces moniteurs, des éducateurs populaires et des étudiants en droit. Ce sont les moniteurs, une fois formés, qui sont en charge des centres juridiques. Pour la détection des " conflits juridiques ", ils travailleront en utilisant la méthodologie de la " cartographie " mise en place par Manuel Jacques lors de son travail d’avocat populaire. " L’idée était de constituer la " carte des conflits sociaux et populaires " . Les pobladores devaient eux-mêmes et collectivement déterminer quels étaient les conflits qu’ils observaient quotidiennement et quelle était la priorité de ces conflits. Ainsi, la communauté, avec l’équipe du centre, définissait la carte et détectait les conflits. A partir de ce travail étaient définies des lignes d’action. "

Ainsi, le centre juridique rend possible les différentes phases de travail que propose Quercum, que ce soit " élargir la notion de droit " en introduisant au sein des communautés la notion de " conflit juridique ", ou démystifier le droit par la constitution d’équipes pluridisciplinaires dont certains membres, les moniteurs, appartiennent à la communauté, ou encore le travail de mobilisation et de soutien aux actions. Le centre juridique apparaît donc comme un outil fondamental sans lequel le travail de suivi à long terme n’aurait pu se dérouler.

La résolution alternative des conflits et des litiges.

Peu à peu, les centres ont également permis d’aborder la question d’une résolution alternative des conflits et des litiges. On voit d’ailleurs apparaître en 1992, sur la plaquette de présentation des " nouveaux centres ", les Servicios Juridicos Vecinales, montés avec l’appui du FOSIS (Fondo de Solidaridad e Inversion Social) une phrase qui le signale : " Les problèmes juridiques ne se résolvent pas seulement dans les tribunaux. Une forme alternative de résolution des conflits juridiques ".

On peut considérer cet aspect comme une des évolutions au sein de Quercum. Cette thématique apparaît en effet de plus en plus dans des documents postérieurs à 1989 , à partir de la période de transition vers la démocratie. On trouve par exemple le thème abordé dans le manuel d’éducation juridique populaire " Seguridad ciudadana y justicia vecinal ", avec en fin de manuel, parmi les questions proposées pour la réflexion du groupe : " Est-ce que seuls les juristes peuvent être juges, ou un voisin respecté par la communauté pourrait-il l’être aussi? Est-ce que les voisins peuvent s’organiser pour solutionner leurs conflits mineurs ? Comment ? En créant des Tribunaux de voisinage ? ".

La résolution alternative des conflits passe par de nombreuses stratégies, et au sein des Centres Juridiques de Quercum, ce travail s’est fait plutôt de manière informelle. Selon les centres juridiques et les personnalités qui les animaient, les moniteurs juridiques, pouvaient prendre la place de " médiateurs " au sein de la communauté, et faciliter la résolution des conflits et des litiges " mineurs " ou à caractère de voisinage. Nous ne disposons pas de sources nous permettant d’opérer un travail de " typologie " entre les différentes stratégies, afin de définir s’il s’agissait plutôt de conciliation, de médiation, ou d’arbitrage. Cependant, nous aurions tendance, en suivant les définitions qu’André-Jean Arnaud en propose, de parler dans ce cas de médiation, dans la mesure où celle-ci " implique l’intervention d’une tierce personne, ce qui n’est pas toujours le cas en matière de conciliation, mais ce tiers ne dispose pas, à l’inverse de l’arbitre du pouvoir de trancher le litige ".

L’idée défendue à travers le principe des tribunales vecinales laisse entrevoir deux points de vue. Le premier est celui qui consiste à défendre une meilleure adéquation du traitement du conflit par le principe d’adhésion et d’autonomie des parties en présence. C’est pour Quercum le point essentiel. Le second, peu défendu par Quercum, mais que l’on retrouve plus fréquemment exposé comme fondamental chez de nombreux auteurs, est la question de l’efficacité. C’est d’ailleurs selon cet angle que les tribunales vecinales  seront repris dans les années 93/94 par le gouvernement de Concertation avec un projet de loi -qui ne verra jamais le jour- comme proposition de " modernisation de la justice ".

On entre alors dans ce que Jean Carbonnier a appelé la " justice informelle ", soit la justice alternative que la société propose quand la justice officielle n’œuvre plus. Et les tribunaux de voisinage ou de proximité (tribunales vecinales) pourraient être rapprochés de ces " tribunaux de substitution qui comblent la carence étatique ". En effet, cette justice informelle ou alternative n’est pas la création de " non-droit " ou de " contre droit ", mais la mise en place " d’une justice parallèle au service d’un droit, bien de tous ". Nous verrons cependant qu’il est possible de questionner cette " universalité " du droit prétendument facilitée par l’appui à cette justice informelle, dans la mesure où cette dernière est mise en œuvre justement pour combler les carences de l’État qui ne peut répondre à la demande de justice de toute la population.

On se demandera plus loin dans quelle mesure les stratégies mises en place pour " démystifier le droit " participent réellement ou non d’une véritable dynamique transformatrice et si elles permettent d’atteindre ce but ou s’il n’existe pas le risque soit qu’elles créent de nouveaux mythes, soit qu’elles voient dans le rituel et dans la forme juridique l’essence même du problème quand ils n’en sont que la représentation. On verra alors si, comme le pense A. Garapon " un combat pour la justice, contrairement à ce que beaucoup pensent, ne passe pas nécessairement par un combat contre le rite, mais plutôt par une action politique pour que le rite soit plus vrai ".

 

Les communautés.

Au sein de tout travail social, la plus grande difficulté réside souvent dans le fait d’atteindre la communauté dans son ensemble. Le danger devient alors d’opérer malgré soi une dichotomie entre un groupe de leaders formés, impliqués, " conscients " et le reste de la communauté. C’est probablement pour tenter de parer à cette dérive que Quercum, outre les centres juridiques, a développé un certain nombre d’actions ou d’événements qui réunissaient tous les acteurs d’une même communauté.

Il en va ainsi, par exemple, du " Cercle des juristes disparus ", dont le titre est inspiré du film : " Le cercle des poètes disparus ". Il s’agissait d’un " espace de rencontre, réunions, expositions, colloques, séminaire, ateliers ", à travers lequel était organisé des " débats sur le droit, son enseignement et sa pratique sociale ". L’objectif affiché dans la plaquette de présentation de cette activité était d’ " ouvrir une pensée juridique critique, innovatrice et démocratique ".

" Les lignes de travail :

Les juristes disparus ? La plaquette précise : " Il s’agit de " nous " : étudiants, travailleurs, professionnels, dirigeants et membres des organisations sociales, et la communauté toute entière. ". Manuel Jacques raconte que " cette initiative rassemblait une fois par semaine, dans les locaux de Quercum une cinquantaine de personnes, autour d’une sorte de " veillée ". Le débat s’organisait d’abord autour des personnalités extérieures invitées, puis en petits groupes autour de petites tables, à la lueur de bougies.  "

D’autre part, les actions de formation et d’information de la communauté, outre tout le travail réalisé par les moniteurs juridiques, se sont ensuite matérialisées dans une émission de radio hebdomadaire. Ce programme, financé en 1992 et 1993 par une agence suédoise de coopération (Diakonia) a permis de réaliser l’émission : " Sin cedazo : todos podemos legislar " qui était diffusée sur la radio nationale Nuevo Mundo tous les samedis à midi pendant une heure. Un journaliste de Quercum invitait divers acteurs sociaux à partager un débat sur un thème juridique d’actualité, puis se déroulait une " dramatisation de conflit " sur le modèle du théâtre juridique. Il s’agissait d’une sorte de feuilleton radiophonique qui devait permettre de mettre en évidence la présence quotidienne au sein d’une población fictive d’un certain nombre de problèmes ou de conflits juridiques qu’animateurs, invités et auditeurs étaient amenés à commenter.

C’est pourtant certainement à travers les actions concrètes telles que les tomas de terrenos ou la résolution de problèmes liés à l’eau ou à l’électricité que Quercum verra son travail véritablement légitimé par les communautés.

 

Section 3 : Soutenir les actions, mobiliser.

L’Usage Alternatif du Droit consiste en un " usage du droit qui prétend changer, " altérer " ou " alterner " les bénéfices ou les conséquences défavorables que le droit emporte avec lui ". Les juristes alternatifs admettent donc la " nature politique du droit ", et proposent d’en faire un usage " propre à favoriser les classes opprimées, la classe prolétarienne, en créant ainsi davantage de sortes de libertés pour la lutte des masses ".

En laissant pour le moment de côté la problématique de la question marxiste pour ce qui est de Quercum, nous proposons d’aborder ici la partie du travail de l’association qui touche directement à cet  usage du droit .

Nous avons choisi de traiter plus spécifiquement la question du soutien aux prises de terrains, ou tomas de terrenos, d’une part parce que c’est autour d’actions de ce type que s’est organisée la majeure partie du travail de Quercum et d’autre part parce que la question du conflit entre légalité et légitimité à propos du droit de propriété nous apparaît comme centrale dans la question de l’Usage Alternatif du Droit. En effet, les questions de la terre, du logement et de la propriété sont au cœur des tensions entre la vision traditionnelle du droit et celle que défendent les Services Juridiques Alternatifs en Amérique latine et en particulier Quercum. C’est en effet autour de ces questions que les inégalités sociales se font les plus criantes et que l’on peut voir se dessiner une certaine opposition entre deux visions de la société. La vision que défend Quercum s’inspire de l’idéologie marxiste, et en cela, la question de la suprématie du droit de propriété sur tous les autres droits est fortement remise en question au sein du discours de Quercum. Dans ce " conflit juridique ", la visée politique du travail de l’association autour du droit se fait clairement ressentir, dans le sens où le soutien à des actions illégales devient légitime pour des juristes qui contestent le fondement même de la propriété comme l’un des " trois piliers du droit " avec la famille et le contrat.

Les tomas de terrenos. Les " prises de terrains ".

Nous avons vu qu’au Chili, la question du sol et du logement est une question cruciale. Les tomas de terrenos  sont dès les années 50 devenues un moyen très utilisé pour " rééquilibrer " la mauvaise distribution de l’espace urbain. Il s’agissait alors d’un groupe organisé qui " prenait " en une nuit le plus souvent, un terrain privé ou appartenant à l’État et qui y installait un campement, pour y loger l’ensemble des familles du groupe. Les principales caractéristiques des tomas dès les années 50 étaient qu’elles étaient dirigées par un parti politique et qu’elles étaient réalisées en une seule fois, violemment, en prenant les autorités par surprise. Ainsi utilisée par les partis politiques, la question du logement devient une arme électorale fondamentale. C’est sous le gouvernement de Salvador Allende que les tomas se généralisent. " Pour les pobladores, chaque toma était une conquête inamovible et avec la gauche au pouvoir, les actions qui permettaient de rééquilibrer ou de supprimer l’accumulation des richesses par la bourgeoisie ne pouvaient être considérées comme illégales ".

On assiste à ce moment-là à un " renversement " du rapport légalité / légitimité. Mais avec le coup d’État, le régime militaire et la répression, les tomas deviennent difficiles voire impossible. Pourtant, la question du logement à Santiago, comme dans les autres grandes villes chiliennes, n’est pas résolue. On assiste alors à la naissance de nombreux comités de mal logés et de sans-domicile. " Peu à peu, certains ont commencé à oser refaire des tomas, et se faisaient déloger. "

L’équipe de Quercum viendra en appui à de nombreux groupes sur la question des tomas, selon des modalités différentes. Dans certains cas, précise Manuel Jacques, "  la communauté était le point de départ. Elle agissait sans " conduite ", et nous étions les catalyseurs, nous appuyions, soutenions ". C’est le cas par exemple à Peñalolén, une commune située dans la périphérie Est de Santiago, lors d’une toma qui a eu  lieu en 1990. L’intervention de Quercum a consisté en un appui juridique, dans une stratégie de " concertation " plus qu’une stratégie de rupture vis à vis des autorités.

A Peñalolén, 700 personnes ont envahi un terrain. Manuel Jacques raconte la stratégie qu’a développé Quercum lors de cette action.

" Partant de l’existence d’une subvention de l’État ayant comme but l’aide à l’accès à la propriété pour les personnes qui avaient un livret d’épargne logement, le comité communautaire s’est organisé de manière à ce que chacun ait son livret, preuve de la volonté d’épargne et du sérieux des personnes. Le comité s’est adressé à deux reprises au Ministère du logement pour demander une subvention pour l’ensemble des gens, démarche qui n’a pas eu de suite. C’est alors qu’ils ont occupé le terrain et demandé notre soutien. La première chose à faire est de légitimer l’occupation et d’utiliser la légalité informelle comme un instrument de lutte pour légaliser l’occupation. C’est le moment de négocier avec les autorités. Ces personnes ne sont ni des guérilleros, ni des irresponsables, mais une communauté organisée. Avec l’aide de juristes, de campagnes de signatures et de comités de soutien, nous avons pu préparer la convention d’engagement pour l’achat du terrain. Devant le sérieux de la démarche, la répression devient impossible. Quand les dossiers sont prêts, c’est le moment de construire rapidement des logements pendant la nuit, pour formaliser encore plus la situation. ".

D’autre part, au cours des tomas, un travail d’appui à l’organisation interne des groupes faisant partie de la communauté se met en place. Quercum instaure en effet l’élaboration des " statuts communautaires ".

"  Quand on prenait un endroit, on commençait par élaborer les " statuts communautaires ", qui devenaient au fond la loi du voisinage.(…) Une sorte de loi qui régulait la situation du logement dans chaque situation spécifique, en passant par-dessus la loi officielle. Cette loi devenait le lien de la communauté, qui discutait les statuts. Ceux-ci passaient dans les mains de tous les dirigeants communautaires, et nous permettaient en nous réunissant, de régulariser certaines situations, par exemple sur les familles qui demandaient à avoir leur propre espace. "

On voit donc que le soutien aux actions des communautés va d’une part dans le sens d’une recherche de légalisation, et d’autre part, dans l’appui à la recherche de solutions alternatives aux conflits qui surgissent dans ce cadre, par la " création " d’un " autre droit ". Pas de rejet, donc, fondamentalement, du principe de la nécessité du droit. On n’est pas devant la négation du droit, mais dans la recherche d’une utilisation de celui qui existe " au service " d’une cause : celle des mal logés et des sans domicile dans le cas des tomas de terrenos, ou de la production de droit quand le droit officiel ne permet pas de répondre aux problèmes rencontrés.

" Si le droit consiste à normaliser des aspects de la réalité, dans le cas des occupations de terrain par les groupes populaires, dans la mesure où ils parviennent à maintenir leur occupation et à concrétiser leur droit à un logement, ce qu’ils font c’est normaliser cet espace de leur réalité. Si par exemple, le groupe mobilisé obtient la reconnaissance de l’État de son droit à rester dans le lieu occupé, ce qu’il a fait c’est régulariser son droit au logement, et légitimer son état juridique de séjour dans l’endroit. "

Dans le cas du soutien aux actions de tomas de terrenos, nous nous trouvons face à un double enjeu : celui de la légalisation d’une pratique considérée comme illégale vis à vis du droit de propriété, d’autre part, celui de l’existence ou de la création de systèmes juridiques parallèles au système juridique de l’État. On peut certainement alors parler de pluralisme juridique.

 

La mobilisation.

Une autre partie fondamentale du travail de Quercum pour répondre au sentiment d’ " injustice du droit " provoqué en partie par l’existence de la Constitution de 1980, est de travailler autour de la mobilisation. Il s’agit alors de travailler sur le fond, pour organiser la prise de conscience par les communautés des dysfonctionnements de l’ordre juridique ainsi établi. Ce travail passe en partie par le travail de formation des leaders communautaires, comme on l’a vu à propos des " passeurs ", mais il est fortement appuyé par un travail auprès des communautés elles-mêmes, à travers notamment des outils d’information et de réflexion. Dans le bulletin Los derechos de todos sont ainsi abordées un certain nombre de questions autour desquelles des actions pourront être cristallisées.

Par exemple, en août 1988, dans le bulletin n° 5, un article de Manuel Jacques explique les enjeux du plébiscite qui aura lieu au mois de décembre. Cet article défend l’idée que le " Non " ne suffit pas en lui-même à permettre un véritable retour à la démocratie et qu’il faut exiger le changement de la Constitution.

La logique est la même dans le livret d’Éducation Juridique Populaire Las magias del Mago Maguin (juin 1992), destiné aux membres des communautés, qui retrace les événements politiques depuis le gouvernement d’Allende, la nouvelle Constitution, la répression, le plébiscite de 1988 et l’élection d’Alwyn. Ce livret propose une analyse et une réflexion autour des enclaves autoritaires et analyse les mécanismes qui ont rendu ce déroulement historique possible. Une place importante est faite à la responsabilité de la population qui a permis à ces stratégies de se mettre en place " soit par manque de réflexion, soit par manque de mobilisation ".

Dans le bulletin n° 7 de Los derechos de todos (mai 1989), il est question de la démocratisation des juntas de vecinos, qui ont été, selon l’auteur de l’article, contrôlées par les autorités depuis le coup d’État dans le sens où celles-ci ont " empêché l’élection libre de leurs dirigeants en la remplaçant par la désignation de personnages proches du régime autoritaire ". L’article raconte que " dans de nombreux quartiers de Santiago et en province, des groupes organisés ont commencé à essayer de récupérer les juntas de vecinos en ouvrant les registres, en s’y inscrivant et en convoquant des Assemblées Générales pour élire leurs dirigeants (…). Dans de nombreuses occasions, ils ont réussi à obtenir la reconnaissance de la part du maire et ont commencé à mettre en œuvre leurs requêtes depuis l’ordre institutionnel en place ". Il s’agit donc selon l’auteur d’une " reconquête d’un espace dénié depuis 16 ans ".

Sur le sujet de la participation populaire au pouvoir local, un petit livret d’Éducation Juridique Populaire Yo participo, tu participas…(mars 1992) propose, juste avant les élections locales de 1992, à la fois une analyse critique des structures en vigueur du pouvoir local et de son fonctionnement (distribution des budgets par exemple…), ainsi que quelques propositions pour une meilleure organisation et une meilleure représentativité au niveau du pouvoir local. Le discours est également porté sur la nécessité, pour mettre en œuvre les propositions, de se mobiliser et de participer à travers les différentes structures : juntas de vecinos, centros de madres, centros juveniles, syndicats, groupes de défense des indigènes et de défense des Droits de l’Homme…

Mais la mobilisation ne se fait pas uniquement à travers la diffusion de matériel et l’ouverture d’une réflexion. La mobilisation passe avant tout par un travail continu de présence au sein des poblaciones à travers les Centres Juridiques Alternatifs, qui permettent un suivi, un soutien et un accompagnement constants. Les différentes phases qui peuvent sembler apparaître quand on tente ainsi de systématiser le travail qui a pu être fait par Quercum pendant ces années ne se déroulaient pas de manière linéaire, la mobilisation et le soutien aux actions se croisaient avec les phases de formation ou de détection des " conflits juridiques ".

 

 

 

 

 

 

DEUXIÈME PARTIE : L’USAGE ALTERNATIF DU DROIT OU LE DROIT MIS AU SERVICE DE LA TRANSFORMATION POLITIQUE ?

Si les juristes alternatifs italiens se revendiquaient clairement d’une position marxiste en préconisant, dans les années 70 " une pratique juridique-politique dont le but était la transformation politique du social à travers un usage alternatif du droit propre à favoriser les classes opprimées ", qu’en est-il des mouvements latino-américains qui voient le jour sous les dictatures militaires ou civiles et dont la clé de voûte peut être désignée comme étant la défense des Droits de l’Homme ?

Dans le contexte chilien, la question du rôle de l’État et du rapport qu’entretient la " société civile " avec ce dernier est cruciale, dans la mesure où la naissance de Quercum est en partie la conséquence du principe institué par le régime militaire de " subsidiarité ". Le retrait de l’État et/ou son incapacité à incorporer les secteurs défavorisés dans l’espace public au sein duquel se partagent les biens politiques et sociaux déclenchent la naissance du mouvement juridique alternatif. On serait selon André-Jean Arnaud face à un mouvement à caractère " centripète ", qui part de la société civile pour atteindre l’État dans le but de proposer un nouvel ordre juridique. C’est sur cette notion d’ordre que nous proposons de nous arrêter tout d’abord, dans la mesure où elle nous semble centrale pour une compréhension d’un certain nombre de mécanismes, développés aussi bien par le régime militaire (la question de la Sécurité Nationale) que par Quercum.

 

Symboliquement, le Droit est associé à l’ordre. Il " inscrit la continuité d’un discours déterminant un ordre, un ordre à bâtir, à maintenir, à rétablir ".

Ainsi, en avançant l’hypothèse que le Droit se doit d’être à la fois la garantie d’ordre à un projet social, mais également un moyen en soi de transformation circonscrit à une finalité définie : l’homme et ses besoins, Quercum ne déconstruit pas la notion d’ordre à laquelle est associé le Droit, mais introduit un élément conditionnel : les besoins fondamentaux de l’homme. Ce qui conduit inéluctablement à la remise en question de l’ordre juridique qui a pour finalité son propre maintien et qui s’ " auto-ordonne ", pour annoncer un ordre " soumis " à la condition du respect des droits humains. N’assiste-t-on pas alors à une sorte de conflit dans le sens où le Droit en tant que système juridique national doit, selon les juristes qui prônent un Usage Alternatif du Droit, permettre de défendre les droits des plus fragilisés par le système social, économique et politique ? Le Droit objectif serait-il alors soumis aux droits subjectifs ?

De fait, la remise en question du processus de production des normes, de la légitimité de l’ordre établi par le Droit et le soutien à des activités que le Droit définit comme " illégales " telles que le tomas de terrenos procèderaient davantage d’une remise en question de l’ordre tel qu’il est établi, pour aboutir à la construction d’un " autre ordre " dans lequel seraient prises en compte un certain nombre de " valeurs ", que d’une négation de l’ordre ou du droit.

Selon Manuel Antonio Garretón, au Chili, historiquement, les acteurs sociaux se sont organisés à travers une " matrice parti politique / organisation sociale " en faisant pression sur l’État comme principal interlocuteur. Jusqu’en 1973, le rôle que jouait l’État était central, et pouvait être caractérisé par sa fonction planificatrice. Le régime militaire arrivé au pouvoir en 1973, en instaurant le principe d’État subsidiaire, en réprimant le système des partis et en décomposant les relations de l’État avec les organisations sociales a désarticulé cette matrice. Quand le régime démocratique s’est reconstruit, les formes traditionnelles de relation entre l’État et la société ont ré-émergé, mais sans se remettre de la désarticulation et dans un contexte politique caractérisé par deux objectifs centraux : éviter le risque de retour autoritaire, et maintenir un certain modèle d’équilibre économique, en évitant les débordements des demandes sociales. 

Pour Norbert Lechner, c’est autour de la notion d’ordre et de son opposition au chaos que l’on peut trouver une entrée pour comprendre le processus chilien. En effet, selon lui, c’est la peur du chaos, l’incertitude engendrée par les derniers mois de l’Unité Populaire du moins chez les classes moyennes, qui explique que l’arrivée des militaires a été dans un premier temps vécue comme un soulagement. Un certain désir d’ordre se faisant ressentir, les militaires semblaient pouvoir assurer son retour. Par contre, en 1988, lors du Plébiscite, la perception sociale s’est inversée, et le chaos ou le désordre sont à ce moment-là incarnés par le Général Pinochet, et la démocratie associée au retour de l’ordre.

Dans ce contexte évolutif, il nous paraît intéressant d’étudier comment se joue le processus des rapports entre Quercum et l’État, dans la mesure où ces rapports doivent pouvoir nous aider à déterminer si au-delà de la visée de transformation sociale, on trouve une certaine visée politique au service de laquelle le projet juridique alternatif serait construit.

 

Section I : Jusqu’en 1990 : la confrontation.

La naissance même d’un mouvement tel que Quercum est, on l’a vu directement liée au contexte politique et répressif. On peut donc sans mal affirmer que de 1985, date de la création de l’association, à l’arrivée du gouvernement de Concertation, les relations avec l’État se feront quasiment uniquement à travers une stratégie de confrontation. Cette confrontation est d’ailleurs bilatérale, puisque de 1985 à 1989, " le bureau de Quercum sera " visité " ou " cambriolé " de nombreuses fois : bureau fouillé, menaces déposées (lettres écrites avec du sang, rats morts…), intimidations ". Comme on l’a vu, le nom et les objectifs de Quercum ne sont pas toujours révélés ou utilisés ouvertement, afin de protéger l’association d’un démantèlement total, rendu possible par la Constitution de 1980 (article 8).

Ainsi, les fondements mêmes du travail de Quercum pendant les premières années s’organisent bel et bien autour de la confrontation.

Rappelons d’abord la notion de " conflit juridique ", instaurée afin de permettre de déterminer un " état d’insatisfaction permanent ". Cette notion introduit celle de " sujets du conflit ". On pourrait alors imaginer un affrontement simple, individus/ État, mais cette matrice simplificatrice ne satisfait pas Manuel Jacques, le fondateur de Quercum. En effet, selon lui, concevoir que l’État soit le seul responsable de l’insatisfaction des besoins fondamentaux des individus, ce serait " surestimer (son) rôle et entraînerait une fausse représentation sociale qui exclurait la participation effective et le rôle de protagoniste de la société civile ".

Il ne s’agit donc pas d’une confrontation de type unilatéral qui véhiculerait un certain nombre de revendications dans l’attente que l’État les prenne en compte. Si d’une part, la confrontation s’organise entre les groupes, les communautés organisées et les représentants du régime, le travail de Quercum pendant la période de dictature va consister en une stratégie beaucoup plus complexe. Une partie de l’énergie sera en effet consacrée à la " lutte ". Mais une grande partie des efforts consiste dans cette " attente active " que définit le nom même de Quercum. Il s’agit alors de préparer, de former, d’opérer un travail de fond sur la perception sociale et politique, pour parvenir à une confrontation à plus grande échelle, c’est à dire à une société (ou à plus petite échelle, une población ou une communauté) organisée et consciente qui ose revendiquer un autre ordre social.

Dans les bulletins Los derechos de todos datés d’avant le plébiscite, on trouve des signes de cette confrontation. D’une part dans le format du bulletin. Il s’agit de petits journaux, imprimés sur du papier de mauvaise qualité par un réseau que l’on peut définir comme " parallèle ". Les photos qui sont choisies en couverture représentent soit des manifestations et des protestations, soit des photos des poblaciones qui soulignent des conditions de vie précaires. Enfin, dans chaque bulletin, des articles sont consacrés aux actions du régime militaire, actions de répression comme l’assassinat de 12 chiliens opposants le 15 juin 1987 auquel le bulletin n° 3 (août 1987) consacre son éditorial et un article de Juan Pablo Egaña. Dans le n° 4 ( décembre 1987), une photo d’un militaire pointant son arme sur une personne au sol introduit un article intitulé " Et ça fait 14 ans ! " et qui souligne les défis qu’apporte l’année 1988.

Mais on trouve surtout exprimée cette confrontation dans les actions organisées par l’équipe de Quercum plus que dans tout document écrit datant de cette époque, dans la mesure où la vigilance était nécessaire pour pouvoir poursuivre le travail sans être la cible de la répression militaire. C’est donc dans le soutien aux comités de mal logés et de sans-domicile pour une reprise des tomas de terrenos ou dans le travail d’information par rapport aux enjeux du " Non " au plébiscite, dans la défense des abus policiers de la part des avocats de Quercum et surtout dans l’appui aux organisations populaires que l’on peut mesurer la " résistance " à la terreur imposée par le régime. La confrontation dans cette période, outre les actions concrètes de soutien et de défense, consiste donc surtout à construire le sentiment d’injustice vis à vis du système, afin de déclencher la réaction de la population quand l’occasion lui sera donnée, avec le plébiscite de décembre 1988.

Même si la terreur ambiante réduit considérablement l’espace d’affrontement et que l’équilibre des forces est bel et bien faussé, la stratégie de confrontation naît de la rigidité du cadre mis en place par le régime. C’est donc à l’affrontement avec l’ordre imposé de manière violente que conduit la répression.

Une autre ligne d’action nous informe sur la position politique affichée par Quercum. Il s’agit de la position autour du plébiscite du 5 octobre 1988. Dans les bulletins Los derechos de todos édités entre fin 1987 et fin 1988, une controverse s’ouvre, qui est le reflet de la controverse présente dans l’ensemble des organisations politiques du pays à ce moment-là. Faut-il tout d’abord que les partis s’inscrivent sur les registres dans le cadre de la légalisation des partis organisée par le régime en vue du plébiscite ? Le faire, selon certains, constitue un acte de confiance qui, si les élections sont truquées, comme beaucoup pensent qu’elles le seront (au vu de la controverse sur le Plébiscite de 1980 avant la constitution), conduirait à légitimer le régime. Autre sujet de débat : faut-il ensuite participer au plébiscite, alors qu’il est lui-même la conséquence logique du déroulement des événements prévu par la Constitution de 1980. Que le Non l’emporte ou non, selon les membres de Quercum, les conditions ne sont pas remplies pour une transition démocratique. Il est donc d’abord décidé, au sein de Quercum de défendre, tout comme le fera le MDP (Movimiento Democrático Popular) la revendication non d’un plébiscite mais d’élections libres, et la " sortie insurrectionnelle " de la dictature. Il s’agit alors politiquement de défendre la rupture au niveau de la transition, de délégitimer le régime et la Constitution de 1980 et d’empêcher le " pacte " qui conduira à la " transición pactada " dont parlent entre autres Lechner et Garretón.

Cette position s’inscrit sur l’échiquier politique chilien du moment, dans une position relativement radicale, qui refuse la stratégie que l’Alianza Democrática a décidé de mener, en soutenant la nécessité de participer au plébiscite afin de " provoquer une victoire politique sur la dictature, pas avec des moyens militaires, mais par le biais d’une mobilisation très large, massive, sociale de la majorité nationale, dont la forme de protestation principale se doit d’être aujourd’hui de s’inscrire sur les registres électoraux. ".

Cependant, à la veille du plébiscite, on note que la position de Quercum s’est quelque peu atténuée, puisque dans le bulletin du mois d’août 1988, Juan Pablo Egaña écrit un article qui soutient la participation au plébiscite, et le " Non ", tout en insistant sur le fait que ce plébiscite est " l’œuvre de Pinochet ". Il rappelle aussi : " nous ne devons pas oublier que notre participation sera manipulée, déformée par la fraude que réalisera la dictature, mais nous devons être plus forts que la fraude, plus forts que la peur, beaucoup plus forts que la répression ; nous devons être un pays qui marque et défend avec force son NON."

On peut donc dire que la position politique de Quercum jusqu’au passage du régime militaire à un gouvernement civil est une stratégie de confrontation, qui est marquée par une couleur politique relativement radicale en faveur de mesures qui n’envisagent pas la négociation avec les autorités militaires en place.

Malgré le contexte de répression, les intimidations, les pressions, et l’obligation de travailler dans l’ombre, cette période peut néanmoins paraître plus claire et mobilisatrice que celle qui va suivre avec l’arrivée au pouvoir du Gouvernement de Concertation dirigé par Patricio Alwyn puis par celui du Démocrate Chrétien Eduardo Frei à partir de 1993.

En effet, dans cette phase de naissance de Quercum, les acteurs du conflit sont nettement identifiés, et la visée politique est simple : le retour à la démocratie. La clé de voûte des Droits de l’Homme permet même une reconnaissance et un soutien international. Le sentiment de la légitimité de la lutte permet d’acquérir un certain potentiel mobilisateur, en particulier au fur et à mesure que la société intègre la nécessité de se mobiliser pour le retour à la démocratie en 1988. La perte de légitimité nationale et internationale du régime autoritaire procède à ce renversement de la perception sociale de la source légitime d’ordre que nous avons évoqué et conduira au passage du pouvoir par les militaires à un gouvernement démocratique.

 

Section 2 : Avec la Concertation Démocratique : négociation, conciliation ou rupture ?

Déjà, pendant la période de dictature, Quercum fait politiquement partie des secteurs radicaux qui ne trouvent pas un écho au sein de l’ensemble de la société. La majorité démocratique s’est, elle, acheminée, avec l’Alianza Democrática, vers une transition " douce ", qui accepte les règles imposées par la Constitution de 1980 et décide de s’insérer dans le peu d’espace démocratique que le régime a instauré, pour instituer une victoire de la démocratie par les urnes.

Dans cette position radicale, Quercum voit la victoire du "Non " au plébiscite comme " le premier pas de la victoire " mais souligne " qu’il reste beaucoup à faire ". Dans un article daté d’avant le plébiscite on peut déjà voir se dessiner les nouvelles lignes d’action qui seront celles de l’association à partir de 1989 :

" Le régime a prévu son contrôle et a dessiné un modèle qui permet une hégémonie évidente du secteur privé et de son pouvoir économique, à travers les privatisations les plus audacieuses du patrimoine national, et en mettant en place un mécanisme de contrôle à travers le pouvoir régional et communal, en excluant expressément les organisations du monde populaire. (…) La requête politique ne peut être étrangère aux demandes sociales, et toutes deux doivent être le fruit de l’action de toute la communauté ".

Ainsi, à partir de 1989, la défense des Droits de l’Homme va cesser d’être le centre du discours de Quercum, et l’action va se recentrer sur une approche critique du système économique et du pouvoir local mis en place par le régime militaire dont la Concertation Démocratique héritera à son arrivée au pouvoir.

Cependant, cette période qui s’ouvre s’annonce plus difficile à gérer. La première raison de cette difficulté est que la pression semble avoir diminué et que les organisations de base, tout comme la grande majorité de la population, ressentent un certain besoin de confiance dans les nouveaux représentants au pouvoir. On l’a vu, l’ordre, longtemps symbolisé par le régime militaire, soutenu dans sa tâche par de nombreux secteurs de la population chilienne, est passé dans le camp de la démocratie. Les discours qui tendent à remettre en question cette évolution peuvent alors être ressentis comme des risques de déstabilisation, qui font penser au " retour du chaos " craint par l’ensemble de la société.

La transition nous dit Norbert Lechner, est au Chili fondée sur " deux consensus de base : la démocratie comme ordre politique et l’économie sociale de marché comme ordre économique " ce qui implique un certain nombre d’accords tacites. Celui qui paraît le plus significatif à Lechner est le fait que la " gouvernabilité " soit privilégiée, dans la mesure où cela implique le fait qu’on ne remette pas en question l’ordre économique et politique établi, qu’on évite les sujets à connotation idéologique et les effets mobilisateurs. Dans l’opinion publique tout comme au sein du système politique s’introduit la " peur des conflits déstabilisateurs ".

Si la vision de Lechner nous paraît tout à fait intéressante dans son analyse de la " peur du chaos ", nous pourrions proposer de remettre quelque peu en question la notion " d’opinion publique " dans la mesure où celle-ci ne semble pas inclure une grande majorité de secteurs sociaux, ceux aux revenus les plus faibles ou les plus marginalisés socialement, avec lesquels travaille l’équipe de Quercum et pour qui le désir de stabilité par rapport à la nécessité de transformation ou de changement n’est pas forcément aussi clair. Même si l’on peut défendre l’hypothèse qu’après 16 années de régime militaire, la fin de la répression apparaît comme un des pas les plus importants, l’exclusion économique et sociale de nombreux secteurs de la population peut également être prise comme une grille de lecture centrale pour cette population-là qui, dans son quotidien, n’observera pas de grands changements tant que la politique économique impulsée par le régime militaire continuera à gérer le pays.

Pourtant, la mobilisation s’avère plus difficile, dès lors que les associations et groupes de base voient dans les nouveaux arrivés au pouvoir des " alliés ", ce qui demandera à Quercum un effort particulier de mobilisation, de formation et d’information à propos des nouveaux enjeux de la conquête du pouvoir local par exemple.

D’autre part, un autre facteur qui rendra le travail de Quercum de plus en plus difficile est la position des agences internationales de coopération, qui voient dans l’arrivée de la Concertation Démocratique au pouvoir l’annonce d’un retour à la stabilité et à la démocratie, et qui vont, peu à peu, arrêter de financer les Organisations Non Gouvernementales qu’elles soutenaient pendant la dictature, pour diriger les financements vers le gouvernement lui-même. Cette transition progressive mènera en partie et à plus long terme à la fin de l’action de Quercum à la fin des années 1990, par manque de moyens, par manque de personnel et pour d’autres raisons de fond que nous tenterons d’analyser plus loin.

Ainsi, avec cette nouvelle période, il va s’agir pour Quercum de travailler dans de nouvelles perspectives vis à vis du pouvoir en place. Tout d’abord, en captant auprès de ce gouvernement les fonds nécessaires à la continuité de l’action. On l’a vu, les centres juridiques qui se développeront à partir de 1992 s’inscrivent dans le cadre du programme Servicios Juridicos Vecinales appuyé par le FOSIS, un organisme d’État. D’autre part, le nouveau gouvernement donne par ces appuis financiers, mais également en invitant les membres de Quercum à travailler avec d’autres Organisations non Gouvernementales au projet de modernisation de la justice, une certaine légitimité. Enfin, c’est clairement dans le travail autour de la question du pouvoir local, avec l’enjeu des élections locales de 1992 que la stratégie de Quercum prendra une forme adaptée au nouveau contexte.

Cependant, le discours reste identique et l’on ne peut vraiment noter une volonté de négociation qui surpasserait les convictions idéologiques des fondateurs du mouvement, qui resteront très vigilants face aux nouveaux détenteurs du pouvoir. C’est pourquoi nous préférons soutenir l’hypothèse qu’à partir de 1990, la stratégie de Quercum oscillera entre négociation, conciliation et rupture, selon les enjeux et les " moments " politiques qui s’ouvriront.

 

Section 3 : Appropriation du système ou appropriation par le système ?

Selon Manuel Jacques " après le changement de politique le fond de notre travail ne change pas, ce qui change c’est le rapport que cherche le gouvernement avec les ONG ". En effet, dès 1990, le Ministre de la Justice du gouvernement de Patricio Alwyn convoque une commission de sept personnalités du monde juridique pour travailler à l’élaboration d’un projet juridique pour le pays. Manuel Jacques fait partie de ce groupe de travail. Des propositions surgissent, et en 1991, des financements arrivent de la Banque Interaméricaine de Développement (BID) pour le projet élaboré par le groupe en vue de la " modernisation du travail juridique et social ". Le gouvernement qui avait proposé, au cours de l’élaboration du projet aux Organisations Non Gouvernementales présentes dans le groupe de travail, de participer à son exécution, décidera, après avoir reçu les financements d’exécuter le projet lui-même. C’est alors que commence une période difficile de " concurrence " dans la mesure où le Ministère propose pour l’exécution du projet des salaires bien plus élevés que ceux que proposaient les ONG comme Quercum et que l’association assiste au départ de ses membres, les uns après les autres, pour un emploi au sein du Ministère.

Quercum, et en particulier Manuel Jacques parlent alors pour cette période de " récupération " par le gouvernement du discours des organisations qui avaient acquis la légitimité populaire, mais d’une mise en œuvre de ce discours altérée par rapport à l’idéologie de base qui en était à l’origine. Pour lui, l’État chilien avait " une volonté de modernisation et non une volonté de transformation ". Cette nuance paraît intéressante, et nous proposons pour vérifier cette hypothèse d’étudier plus particulièrement la période 1992-93, pendant laquelle l’État chilien entreprend la " modernisation de sa justice " à travers divers projets de loi et de réformes administratives.

Dans cette période, plusieurs projets de loi sont mis en œuvre pour palier le mauvais accès à la justice constaté dans les secteurs marginaux.

 

Présenté au Congrès en 1992 par le gouvernement de Patricio Alwyn, ce projet avait pour objectif de créer une justice " moins formelle et plus rapide, orientée par les principes d’oralité et de proximité ". Les juges devaient être remplacés, dans ces tribunaux, par des avocats qui auraient eu pour mission d’agir comme " conciliateurs ".

Ce projet est resté bloqué au Sénat et n’a jamais pu voir le jour.

On reconnaît pourtant le discours défendu par Quercum : la nécessité de la proximité, les tentatives de " démystification " du droit, même si dans les propositions de Quercum, la présence même de l’avocat dans les Tribunales vecinales était remise en question pour introduire une personnalité reconnue dans le quartier pour prendre le rôle du médiateur.

Également proposé par le gouvernement de Patricio Alwyn en 1992, ce projet devait permettre d’élargir la couverture nationale des services d’Assistance Juridique et de répondre, au-delà des conflits judiciaires, aux actes extrajudiciaires de la population. Il comprenait une partie de conseil et de formation des bénéficiaires pour les actes juridiques cités et devait encourager l’utilisation de la médiation et de la conciliation pour la résolution des conflits juridiques.

Ce projet est resté bloqué au Congrès et n’a donc pas été mis en place.

Il reprenait cependant un bon nombre de notions défendues par Quercum, comme on l’a vu précédemment. Parmi elles : la notion de conflit juridique, qui élargit considérablement le domaine de travail, ce qui incluait donc la mise en place d’équipes pluridisciplinaires (avocats, psychologues et autres professionnels) ; mais aussi, la résolution alternative des conflits ainsi que l’information et la formation de la population concernée.

Il s’agit d’un projet qui a vu le jour en 1995 sous le gouvernement d’Eduardo Frei et qui répond à la même volonté. Il s’agit d’élargir et d’améliorer le système des Corporations d’Assistance Juridique dont on a vu les limites (Partie I, Section2), en incorporant l’arbitrage, la conciliation et la médiation comme des voies alternatives de résolution des conflits, en créant " un système décentralisé, efficace et hautement professionnel ", et en agissant au niveau de la prévention en procurant des connaissances juridiques et des informations.

Les Corporations régionales ont, à l’inverse des deux projets de loi précédents, été mises en place en 1995.

Ces trois projets sont issus du groupe de travail de 1990. Les propositions des équipes de quelques associations ont pris corps dans ces projets de loi. Il n’est donc pas surprenant d’y retrouver une grande partie du discours du mouvement pour un Usage Alternatif du Droit. Il n’est pas non plus très étonnant que leur mise en œuvre ait été freinée par le Sénat , dans la mesure où la Constitution de 1980 elle-même prévoyait la mise en œuvre de tels mécanismes de blocage pour permettre au système de se protéger contre des changements trop brusques.

On peut alors se poser la question de savoir si la stratégie gouvernementale qui a consisté à faire participer des groupes tels que Quercum à la réflexion autour de projets de loi pour la modernisation de la justice n’a pas constitué pour le gouvernement nouvellement arrivé un acte de " neutralisation " de leur action. Dans la mesure où le discours était repris, où les projets pouvaient être revendiqués au nom des associations et des groupes qui avaient l’appui des associations de base, une certaine légitimité " populaire " pouvait être revendiquée. D’autre part, la stratégie qui a consisté à mettre en œuvre le projet de modernisation de la justice depuis l’État et non à travers les associations peut également être lue (et c’est ainsi que la comprend Manuel Jacques ), comme un moyen de démanteler les structures associatives dont la volonté politique de transformation s’avérait trop forte. Comme on l’a vu, pour Quercum, un tournant débute avec le financement du projet de modernisation de la justice par la BID, et l’offre par le Ministère de salaires beaucoup plus importants aux professionnels qui travaillaient dans l’association. L’équipe s’est à partir de ce moment-là peu à peu réduite et les financements propres à l’association sont devenus de plus en plus difficiles à obtenir.

Selon Manuel Jacques, la volonté de modernisation était plus forte pour le gouvernement que la volonté de transformation . Des trois projets cités, celui qui a vu le jour est celui des Corporations Régionales d’Assistance Juridique, qui met en avant l’efficacité et le professionnalisme. On peut donc en déduire que les grandes lignes du mouvement pour un Usage Alternatif du Droit ne se retrouvent pas réellement dans ce projet. Pour Manuel Jacques, " il s’agit avant tout de trouver le moyen de désengorger les tribunaux pour répondre aux critères d’efficacité imposés par les institutions internationales plutôt que d’une réelle volonté de créer dans la population une autre approche du droit ". L’analyse critique du droit, la collectivisation des conflits, l’appropriation de la résolution des conflits tels que les défendaient Quercum ne sont en effet pas abordées dans ce projet.

Le fait que l’assistance juridique soit assurée par des professionnels, pour répondre à des besoins en assurant la reproduction du système juridique établi, sans en contester la légitimité semble alors confiner le projet modernisateur de la justice du gouvernement de Concertation dans une vision institutionnelle dont les enjeux semblent plus financiers que socio-politiques. On parlerait alors plus volontiers d’accès à la justice que d’accès au droit, dans la mesure où cette seconde expression permettrait de " désigner au plan symbolique la conquête de la citoyenneté, l’accès au statut de sujet de droit, et au plan instrumental l’accès à l’information sur le droit, la capacité d’agir le droit soit offensivement (mettre en œuvre un droit), soit défensivement (faire respecter son droit) ". 

Il est cependant important de noter que les mesures de transformation de l’appareil juridique chilien, bien que limitées, ont été impulsées sur la base de la pression qu’a su faire jouer la société civile sur les institutions de l’État, au moment où l’ouverture démocratique voyait le jour, elle-même limitée par le contexte autoritaire que l’on connaît. Le caractère centripète du mouvement évoqué plus haut paraît donc vérifié, même si dans ce jeu de pressions et de tensions, les acteurs de la société civile -et notamment Quercum- développent le sentiment d’une " récupération " plutôt que celui d’une " victoire ".

C’est d’ailleurs dans cette perception de " récupération " que nous pouvons en partie déceler la visée politique que Quercum et les défenseurs d’un Usage Alternatif du Droit mettaient au sein de leur travail. Sans transformation politique profonde, non pour qu’une idéologie prenne le dessus, mais au nom de la conviction de la nécessité d’une réelle transformation sociale et politique, l’action, et les termes de l’action, perdent à leur sens toute leur valeur. Ainsi, l’accès à la justice n’a de sens que si la Justice elle-même est considérée comme légitime et juste par l’ensemble des sujets de droit qui sont devenus par leur démarche, des acteurs de droit et des citoyens à part entière. On se trouve alors moins dans un schéma tel que celui revendiqué par les juristes marxistes de l’Italie des années 70, qui défendaient une idéologie politique à travers l’instrument juridique, que dans une configuration de volonté transformatrice socio-politique au service de laquelle le droit est mis, comme instrument de citoyenneté. Serait-on alors devant ce que J.M. Blanquer appelle la " société de droits ", soit " une instrumentalisation par les personnes morales et physiques des mécanismes et contenus des différents niveaux du droit (…) dans le cadre de stratégies particulières de défense de leurs intérêts " ?

" -Qu’est-ce qu’un citoyen ?

Un citoyen est une personne capable de gouverner et d’être gouvernée. "

Aristote

Afin de cerner si le projet défendu par Quercum correspond à un projet de transformation politique, il s’agit de redéfinir tout d’abord les enjeux que cette transformation implique. Tout d’abord, l’approche du citoyen au sein de la société politique. Le mouvement pour un Usage Alternatif du Droit tel qu’il a été imaginé puis mis en action par Quercum permet-il de transformer les sujets de droit en acteurs de droit et en citoyens à part entière, et dans ce cas, cette stratégie permet-elle de sortir de la vision marginale construite autour de et par les populations impliquées dans ce travail ? N’y a-t-il pas le risque, en mettant en avant la mise en œuvre d’un droit " informel " au contraire d’une certaine prégnance de l’exclusion et de la marginalité dans la mesure où des actions spécifiques sont intentées auprès de populations désignées comme marginales ? Ou au contraire n’assiste-t-on pas, avec la prise en main par les sujets et acteurs de droit à un renforcement de la notion de pouvoir de leur part et donc à un renversement des rapports de force traditionnels ? Dans ce cas, comment le système accepte-t-il ce changement dans le rapport de force ?

 

 

Section 1 : Acteur de droit et citoyenneté : la sortie de l’exclusion ?

Dans la société chilienne sur laquelle nous nous penchons, qui laisse entrevoir de vastes brèches inégalitaires, tant au point de vue économique qu’au niveau social et dont les fondations démocratiques ont été, entre 1973 et 1989, fortement ébranlées par la dictature militaire, existe-t-il " un citoyen " ? Cet " être abstrait " ou cette " construction juridique " qui permet de penser l’égale dignité entre ressortissants d’un même État en se substituant aux catégories sociologiques concrètes, peut-elle véritablement en contexte de répression dépasser le stade de concept pour prendre forme ?

Si " être citoyen c’est être en politique ", pendant la période de répression le régime militaire chilien limite considérablement l’accès à la citoyenneté dans la mesure où il réduit la possibilité de revendication politique sous le prétexte de " défendre la Sécurité Nationale ". Les " citoyens " pour qui l’idée de Nation passait par la construction d’une nation en vertu d’un certain nombre de valeurs désignées par le pouvoir comme marxistes étaient de fait exclus de la possibilité d’exister en tant que tels.

D’autre part, les mesures économiques radicales des premières années du régime militaire ont contribué à créer l’exclusion de secteurs de plus en plus vastes de la société, et à consolider dans les grandes villes les ceintures de pauvreté où vivaient des groupes sociaux, de plus en plus nombreux, pour qui l’idée même d’appartenance à une Nation se rapprochait plus du concept que du sentiment réel.

Dans ce contexte, l’essence même de l’action de Quercum ne consiste-t-elle pas à reconstruire des êtres politiques, dans la mesure où l’association fait ressurgir l’idée de l’égale dignité entre les ressortissants d’un même pays, égalité affichée par le texte juridique fondamental (par exemple Constitution, article 19 n°3) pour que celle-ci, plus que respectée par le pouvoir, soit intégrée par les individus eux-mêmes ? C’est dans cette idée de transformation de la perception que le travail de Quercum nous semble influer sur le concept de citoyenneté. C’est en construisant ce citoyen, non dans les textes eux-mêmes, puisqu’il y existe déjà, mais dans la traduction de ces textes en état de fait que le citoyen peut être amené à renaître, au moins dans la perception qu’il a de lui-même.

La relation entre la citoyenneté et le droit est très étroite. Dans ses outils, Quercum se sert de ce lien pour construire le sentiment d’appartenance à un " tout social " chez les communautés avec lesquelles il travaille. Le titre de son bulletin : Los derechos de todos n’apparaît-il pas en effet comme un exemple de cette volonté ?

La mobilisation autour du plébiscite d’octobre 1988 est également une bonne illustration de ce travail de construction citoyenne. Un mois après le plébiscite, la journée du 12 novembre 1988 était déclarée Journée de la Démocratie. Célébrée dans la población de La Renca par diverses Organisations Non Gouvernementales -dont Quercum- avec 80 dirigeants sociaux, une évaluation est faite du rôle qu’ont joué les organisations sociales lors du plébiscite. Dans l’article du bulletin Los derechos de todos qui relate l’événement, l’auteur met l’accent sur le fait que La Renca, troisième commune la plus pauvre du pays a voté Non à 62.5%, soit un des pourcentages les plus élevés du pays. Cette donnée permet alors d’appuyer l’importance du changement de perception que les pobladores peuvent avoir d’eux-mêmes. " Il faut éliminer le sentiment de marginalité pour le remplacer par l’assurance d’être " la majorité ", avec la responsabilité d’assumer ce que cela signifie. "

Pourtant, après la fin du régime militaire et le début de la transition, certains auteurs analyseront la nécessité de la part de la population d’un certain consensus, le besoin au niveau de la nation d’atténuer les conflits, pour justement se sentir citoyen , dans le sens de " faire partie d’un tout ", être en accord, dans l’espoir et l’attente d’une amélioration. Dans ce sens, la " transición pactada " en privilégiant la stabilité sur les changements a pu provoquer à la fois un sentiment de frustration pour certains secteurs, les plus affaiblis, et à la fois un sentiment d’union, qui bien que de courte durée, a pu influencer la perception d’appartenance sociale de ces mêmes secteurs.

Doit-on en déduire que le travail de Quercum a échoué dans le sens où la construction d’une perception citoyenne n’était valable que dans le contexte de l’affrontement ? Ou doit-on au contraire argumenter que c’est parce que la mobilisation politique était parvenue en partie à son but que le Non a pu passer et qu’à partir de ce moment-là, on assiste peu à peu à une transformation de la perception politique de la part des acteurs eux-mêmes, qui se sentent intégrés à la société " démocratique " qu’ils ont contribué à établir et que dès lors, la mobilisation " contre " s’amenuise ?

Il est probablement difficile de répondre par l’une ou l’autre de ces hypothèses et la complexité des phénomènes individuels et collectifs entre alors en jeu. Cependant, on peut tout de même avancer que l’exclusion sociale, elle, demeure au-delà de la perception qu’en ont les populations concernées, et que malgré la fin du régime autoritaire, les inégalités sociales, même si elles tendent à ne pas s’accroître, n’en demeureront pas moins aiguës. On est donc face à un phénomène ample et complexe, dans lequel l’auto-assignation par les individus et les groupes participe de la perception qu’ont les acteurs de leur citoyenneté, mais où les phénomènes exogènes tels que les inégalités économiques et sociales jouent un rôle dont le seul travail de Quercum ne pouvait permettre d’annuler les conséquences. Le bilan que fait aujourd’hui Manuel Jacques révèle cette difficulté " Aujourd’hui, tout le monde se souvient avec beaucoup d’amour de Quercum, mais les gens continuent à vivre leur pauvreté. L’influence de Quercum est indéniable, mais nous n’étions qu’une partie de la grande opération sociale et politique nationale. Tout ce que nous pouvions arriver à changer n’avait pas de sens si le reste ne changeait pas ".

En effet, l’exclusion et la marginalité sont des phénomènes complexes, créés à la fois par une situation économique défavorable et par une conjonction de facteurs sociaux et politiques. Les politiques sociales mises en œuvre pour répondre au phénomène d’ " extrême pauvreté ", focalisées sur les secteurs les plus pauvres, en parallèle de la privatisation d’un certain nombre de services sociaux ne sont pas parvenues, au Chili, comme dans bon nombre de pays en développement, à juguler les phénomènes d’exclusion. Ce constat de l’échec des politiques sociales assistantialistes ne se fera de manière généralisée que vers la fin des années 90.

La sortie de l’exclusion paraît donc participer d’un ensemble de phénomènes complexes et complémentaires qui devraient opérer de manière simultanée. L’aspect de la citoyenneté acquise par la transformation du sujet de droit en acteur de droit semble pouvoir être un de ces phénomènes, indispensable mais pas toujours suffisant, particulièrement dans le cadre d’une société aussi duale et inégalitaire que la société chilienne au sortir de sa dictature militaire.

 

En développant la notion de conflit juridique, l’équipe de Quercum insiste sur le fait que " l’un des défis à relever consiste, plus que dans la résolution de ce conflit, dans le fait que la communauté prenne conscience de sa capacité à se convertir en sujet organisateur, par le biais de la mobilisation et de la formation ".

Cette transformation des sujets de droit, dans le sens légaliste, en acteurs de droit nous conduit à une réflexion sur la question de l’autonomisation des individus et des groupes face au droit. Dans cette démarche, les acteurs vont changer de position. De sujets passifs, réceptifs des lois qu’ils se doivent de respecter, ils se convertissent en acteurs critiques de la légalité même du système dans lequel ils évoluent. Le processus qui se met alors en route est un mécanisme d’appropriation du droit. Si le droit est considéré comme la traduction d’un certain nombre de règles établies pour la conservation d’un système politique, et que sa neutralité scientifique est remise en question par la pratique, on peut dire qu’on assiste à une certaine évolution du rapport de force traditionnel.

En effet si le légalisme, soit le respect de la loi pour sa forme et pour ce qu’elle représente, conduit comme on l’a vu à une spécialisation de la connaissance juridique, on assiste dans ce cas à un certain monopole de la part des professionnels du droit du pouvoir que représente la connaissance des lois.

Par contre, dans la vision " alternative ", les concepts d’autonomisation des communautés, ou de vision critique du droit introduisent deux notions qui peuvent nous permettre de mesurer si l’on s’approche ou non d’une modification dans les équilibres du pouvoir.

D’une part, l’autonomie acquise par les individus ou les groupes vis à vis du droit, prend corps suite à des phases d’information et de formation puis de prise de conscience. Ces phases peuvent être assimilées à des phases cumulatives. La communauté, le groupe, l’individu, acquièrent tout d’abord la conscience que la situation qu’ils vivent est " injuste ". Puis que cette situation soit est le reflet d’une transgression du droit par les détenteurs du pouvoir, soit d’un non-respect de leurs droits fondamentaux (dans le sens des Droits de l’Homme dans le cas particulier qui nous occupe), soit est l’application stricte d’un droit qui a pour objectif le maintien d’un système dont les fondements même sont injustes.

Cette première étape est fondamentale et consiste, comme dans toutes les étapes transformatrices d’une société, dans l’intégration par les secteurs exclus ou marginalisés de la pression sociale subie au nom du respect de la loi. La formation et l’information, au-delà de la mobilisation agissent comme des éléments de " redistribution du pouvoir ".

L’autre élément qui nous semble participer de ce rééquilibrage des forces en présence est la notion de " vision critique du droit ". En effet en introduisant la capacité de chacun à remettre en question le droit tel qu’il est établit, on touche au fondement même de la construction de la vision du droit telle qu’elle est véhiculée par la vision positiviste qui a prédominé pendant tout le début du vingtième siècle. Celle-ci donnait une représentation pyramidale et verticale du système juridique dans lequel la norme fondamentale, traduite dans la Constitution d’un État, était produite en vertu non d’une idéologie politique, mais d’une vision scientifique du fonctionnement social. Or la question du rapport de force qui s’établit au sein même de la construction du système social par le biais des lois est désormais incontournable, d’autant plus mise en exergue dans le contexte de fonctionnements non-démocratiques, comme ce fut le cas au Chili.

En permettant aux groupes avec lesquels ils travaillent, mais également aux professionnels et aux étudiants en droit de remettre en question le fondement même de la légalité du système, Quercum introduit véritablement leur capacité à se prononcer sur leur propre vision (politique) de l’ordre social.

Ainsi donc, si dans une vision légaliste du droit, la loi est conçue comme le moyen de maintenir l’édifice social grâce à un certain monopole du savoir, de la " vérité " et donc du pouvoir de la part d’un petit groupe de spécialistes au service du groupe politique dominant, dans la vision " alternative " que propose Quercum, on assiste bel et bien à un renversement du rapport de force qui peut se traduire par des actions illégales, ce que Michel Foucault a qualifié d’ " illégalisme populaire " ou par l’appropriation de façon autonome du droit réclamé, qu’Isabelle Sommier appelle aussi " pratique de l’objectif ".

L’accumulation de savoirs ou plus précisément la traduction de savoirs acquis par l’expérience en savoirs " théoriques " ou inversement, la traduction des formes officielles de la réglementation sociale en réalités concrètes, tout comme la prise de conscience d’un réel pouvoir collectif et organisé participent donc à l’acquisition d’un certain degré de pouvoir.

L’évolution du rapport de force entre " société civile " et État en est inéluctablement modifiée. Et là, nous touchons à des domaines complexes, puisqu’ils mélangent des événements concrets, tangibles, à des phénomènes liés à la perception que les acteurs, quels qu’ils soient, ont de la situation.

Si l’on prend l’exemple d’une Toma de terreno, on peut ainsi analyser le processus.

On pourrait dire que le rapport de force qui met en jeu un groupe de personnes mal logées ou sans domicile face à un propriétaire (privé ou étatique) est ébranlé par le seul fait que la communauté organisée parvienne à " prendre " un terrain. Mais fondamentalement, c’est dans la démarche elle-même que l’on note une véritable modification du rapport de force. Dans la prise de terrain de Peñalolén que nous avons décrite plus haut, l’expulsion du terrain après la toma est évitée par un processus qui consiste à utiliser les moyens que le Droit met à la disposition des citoyens pour l’obtention d’un terrain (les livrets d’épargne par exemple), par l’acquisition par les individus du sentiment de l’existence d’un droit subjectif et de la légitimité de leur revendication et par le constat fait par les autorités du pouvoir ainsi acquis par le groupe, pouvoir renforcé par un fort appui extérieur (comités de soutien, pétitions). Ainsi donc, de part et d’autre, la notion de pouvoir se transforme et conduit à la légalisation d’une situation acquise à la frontière du Droit officiel.

On est alors au cœur de ce que l’on appelle en anglais empowerment et que l’on peut traduire par le renforcement de la notion de pouvoir, dans la mesure où l’on assiste à la revendication de la part de la population de sa propre capacité à déterminer ses besoins, et à les satisfaire grâce à la mise en œuvre de ses potentialités et capacités.

Pourtant, à travers ce processus ni l’exclusion, ni l’équilibre des forces et des pouvoirs ne sont fondamentalement et durablement modifiés. Y a-t-il alors des freins à ce que l’objectif établi par Quercum puisse se réaliser ? Au-delà, quelles sont les limites de ces stratégies et en quoi portent-elles elles-mêmes le risque d’un certain " maintien des frontières " qu’elles prétendent faire disparaître ?

 

Section 2 : Les résistances du système.

Si au moment de la transition vers la démocratie, l’État chilien, par le biais de son Ministère de la Justice, semble s’être approprié une partie du discours des associations qui comme Quercum, défendent un autre usage du droit, peut-on réellement avancer qu’un système juridique peut, sans résister, prôner de telles transformations qui remettraient en cause son fonctionnement propre et jusqu’à son existence ?

La question du pouvoir dont on a parlé plus haut est alors cruciale. En effet, ce que proposent les défenseurs d’un Usage Alternatif du Droit est la remise en question fondamentale du fonctionnement d’une partie du pouvoir dans une société, à savoir le monopole de l’État de la capacité de coercition, et de l’usage de la force, ainsi que le monopole des professionnels du droit, de la connaissance juridique et du législateur de la capacité à légiférer. Il s’agit donc d’une déconstruction globale des bases sur lesquelles se sont construits les États, et en particulier l’État chilien aux XIXème et XXème siècle. Au niveau national, on peut cerner la force de résistance du système en regardant par exemple de plus près comment s’est passé le travail autour de la question du pouvoir local qui, on l’a vu, est devenu, avec le changement de régime, l’un des enjeux fondamentaux pour Quercum.

Après la fin de la dictature, le gouvernement de Concertation aborde la question du pouvoir local en construisant un projet de loi sur les Juntas de vecinos. Selon Manuel Jacques, " cette loi, si elle a donné plus de pouvoir aux juntas, n’a pas résolu la question de la démocratie locale et directe ". Car les juntas sont restées selon lui sous contrôle des Municipalités. Rappelons qu’une Municipalité, au Chili, est un groupe de plusieurs communes, rassemblées sous une autorité, celle du maire. Pour Quercum, " le pouvoir local ne peut être associé à la Municipalité, encore trop étendue et surtout trop éloignée des préoccupations des gens ". Ainsi, la question de la décentralisation des Municipalités et leur capacité à se développer comme agent du développement social local est fortement remise en question de par la structure même des Municipalités dont " le système d’organisation très vertical, qui met l’accent sur le contrôle et la fiscalisation, qui favorise une paperasserie et une bureaucratie excessives (conduit) les autorités (à) rendre des comptes plutôt à l’autorité supérieure qu’à la communauté ". De plus, la représentativité des organes comme les Juntas de vecinos qui devraient permettre la participation de la communauté aux décisions du pouvoir local est fortement questionnée dans la mesure où les juntas sont à la fois fortement contrôlées par l’autorité supérieure, mais également fortement dépendantes des décisions que peut prendre le maire.

Ainsi donc, une des stratégies de l’État chilien vis à vis du pouvoir local aurait été d’afficher une volonté de décentralisation, en utilisant un discours sur la démocratie locale et sur la participation citoyenne, tout en incluant cette démarche dans une stratégie de " protection " à travers la structure des Municipalités, qui permettraient de " contrôler " la prise décision locale.

Si des résistances apparaissent clairement au niveau national, il en est également d’autres, internationales, qui ajoutent à la difficulté d’une telle remise en question du système. Comme on l’a vu, au niveau international, l’amorce de la période de transition est perçue comme une avancée indispensable pour de multiples raisons, tant économiques que politiques. La fin de la dictature militaire va permettre la reprise de relations officielles normalisées avec l’État chilien. L’opinion internationale cherche donc à appuyer le processus de transition. Pendant toute la période de dictature, la position internationale et en particulier européenne a consisté officiellement à appuyer les formes de résistance au régime militaire, en accueillant par exemple les réfugiés politiques, en procurant la sécurité à un certain nombre de leaders politiques en fuite, et en appuyant, au Chili, les organisations sociales qui luttaient pour le retour à la démocratie ou tout simplement contre les effets qu’avaient sur la population les choix économiques et politiques opérés par la Junte. Avec le retour démocratique, même limité, les agences internationales chercheront à négocier plus directement avec l’État, afin de lui procurer une légitimité internationale dont il a cruellement besoin. Mais au-delà, deux facteurs auront une incidence sur le travail des organisations non gouvernementales .

D’une part la reprise de l’intervention directe des institutions internationales sur les décisions structurelles quant à la gestion du pays. Le " miracle " économique chilien dont on a tant parlé au niveau international, même s’il a subi une crise à partir de 1982 , incite, dans une vision d’ouverture économique au niveau international, à implanter des politiques qui suivent une vision néo-libérale. On insiste alors sur les aspects de " modernisation ", d’ " efficacité ", donnant peu de liberté de manœuvre au gouvernement de Concertation Démocratique pour œuvrer vers des politiques sociales fortes.

D’autre part, les financements de projets comme ceux de Quercum, seront soumis à la même règle d’efficacité et de modernisation. Il faut alors pour l’État, désormais détenteur des financements, trouver dans la société civile  les " partenaires " idéaux. Ces partenaires ne peuvent plus être en opposition avec le mouvement au pouvoir, en tout cas dans le discours, dans la mesure où c’est maintenant lui qui se doit d’être légitimé et ils devront afficher la volonté de mettre en œuvre des actions en adéquation avec la période politique. Ce ne sera pas le cas de Quercum.

La visée politique de Quercum, véritable moteur de son action pendant les premières années de son existence, devient alors un frein. Sa rigueur idéologique, qui l’empêchera d’entrer dans la logique du gouvernement, par choix de ne pas légitimer ce pouvoir auprès des communautés avec lesquelles la confiance avait été acquise pendant des années de travail, conduira l’association à un déclin d’abord conjoncturel, puis fondamentalement structurel. D’autres associations, dans le même temps, n’ont pas œuvré pour la même stratégie, et ont profité de la période pour acquérir le poids et la légitimité nécessaires. C’est le cas de l’association Forja par exemple, qui travaillait sur les mêmes questions de droit et de justice et dont le fondateur, Sebastian Cox, a choisi, au moment du financement par la Banque Interaméricaine de Développement du projet de modernisation de la justice chilienne, de se ranger auprès du gouvernement, et de travailler en étant " intégré au pouvoir ". Forja existe encore aujourd’hui et jouit de financements importants. La revue Conflicto hoy dia qu’ils éditent est le reflet de cette évolution.

 

Section 3 : Alternativité, informalité et risque de maintien des " frontières ".

Quand on parle d’alternativité dans la résolution des conflits et d’informalité en matière de droit, on peut voir se dessiner plusieurs visions. Nous nous attacherons tout d’abord à la notion de résolution alternative des conflits, parce qu’elle nous semble particulièrement représentative des différentes utilisations que l’on peut faire d’un même concept. En effet, on l’a vu, un certain nombre d’idées développées par des associations défendant l’idée d’un Usage Alternatif du Droit ont été véhiculées par les pouvoirs publics chiliens, dans leur tentative de modernisation de la justice. Le terme le plus repris du discours des groupes tels que Quercum au sein des politiques publiques mises en œuvre ou proposées dans la période qui suivit la dictature a été celui de " résolution alternative des conflits " (à travers la médiation, l’arbitrage ou la conciliation).

On peut donc considérer que la résolution alternative des conflits et une certaine informalité de la justice évitent la lourdeur d’un recours aux tribunaux (en termes de coût et de temps) pour des litiges " mineurs " surtout dans un contexte de système judiciaire peu performant. Cette informalité aurait alors pour première vertu de désengorger les tribunaux, de décharger le système juridique d’une partie de son travail et de permettre, pour les parties en conflit, une résolution rapide et efficace.

Une autre question se pose alors, sous-jacente, que Jean Carbonnier traite sous l’intitulé " Vers le degré zéro du droit " , qui est celle de la capacité du droit à résoudre les menus litiges. Intervient alors au sein de la science juridique, comme au sein de la science économique la notion d’ " intérêt " dont le demandeur doit justifier de l’importance pour que la justice accepte de le prendre en considération. Mais le danger ne devient-il pas alors que les menus litiges soient associés aux " petites gens ", dont les revendications sont alors réglées de plus en plus par des procédures légères et informelles, ce qui pourrait contribuer à renforcer le sentiment de marginalité ? L’informalité ne participerait-elle pas alors à la marginalisation en instaurant un droit officiel pour ceux qui peuvent en supporter les coûts et un droit " au rabais " pour les plus défavorisés ? Dans ce  phénomène de " privatisation accélérée du mécanisme institutionnel " qu’est la résolution alternative des conflits, Pierre Legendre lit la " re-féodalisation du rapport politique ", dans le sens où "aujourd’hui,  le principe de gouvernement, qui médiatise la Démocratie et sert de justification aux productions normatives de l’État, c’est l’imperium des affaires. (…) Sous nos yeux les États se délitent et le Management nous entraîne vers une re-féodalisation planétaire ". Pour lui, dans cette " désinstitution " et dans la " dé-Référence " portée par l’idéologie de la gestion se joue la vie ou la mort du sujet.

Si l’informalité évoque des procédures légères et rapides, elle est également liée à l’abandon de l’enveloppe symbolique du Droit que sont les tribunaux, le poids de l’écrit ou le costume du juge. On peut alors se poser la question de savoir si, en abandonnant la partie symbolique du rituel auquel est associée la justice, on ne risque pas d’aboutir à une certaine perte de sens de la procédure de règlement du litige.

En effet l’importance du rituel, son rôle symbolique est mis en avant pour sa capacité à représenter le point d’accord du groupe social tout entier. Pour Antoine Garapon, " le rite apporte la force et la vérité à la parole juridique, non plus par un appel au surnaturel comme avant, mais par la marque de la ratification du groupe social qu’il contient ". Ainsi, une défense des aspects rituels du processus juridique à travers nombre de symboles tels que la robe, les colonnes des édifices dans lesquels est rendue la Justice, la disposition des acteurs, la symbolique de l’écrit représentée par le greffier et le langage juridique lui-même qui peut tenir de la " formule " peuvent être considérés comme l’essence même du Droit. Sans ces attributs symboliques, au sein des nouvelles formes de justice vers lesquelles avancent nombre de sociétés contemporaines, et dans lesquelles on assisterait à l’abandon progressif d’une certaine forme du rituel, on peut voir l’apparition de plusieurs risques.

Certains voient apparaître dans cette évolution le danger de la concentration dans la personne du juge de tous les rôles. Ce serait notamment le cas dans les tribunaux de proximité. " A cause de la disparition du rituel et des symboles judiciaires, la loi est devenue comme muette ; le magistrat est devenu son unique interprète : c’est lui qui explique la loi, son contenu et son fondement, justifie oralement sa décision, et avertit les justiciables de leurs droits. Il remplit tous les rôles. (…) La dimension symbolique émigre du décor et de la robe vers l’intérieur de la personne du juge ".

D’autre part, existe le risque d’une disparition des frontières entre Droit et Administratif, ce qui peut laisser entrevoir une intervention plus soutenue de l’État dans le domaine de la Justice. " La justice, dans ces domaines sans rituel, semble plus relever d’une forme particulière de l’action administrative, que d’une instance d’arbitrage des conflits. Le rituel judiciaire prend alors la figure inattendue d’un rempart contre l’intrusion intempestive de l’État dans sa propre justice ". Le rituel apparaîtrait donc comme la forme spécifique du judiciaire et permettrait de le distinguer de l’administratif " dont la puissance et l’importance le menacent sans arrêt ".

Mais on peut aussi considérer que cette justice informelle, de proximité, qui fait appel à la médiation ou à la conciliation permet de sortir de la logique " perdant/gagnant ", donc de consolider le lien social. Dans la mesure où elle favorise l’implication des parties dans la résolution du litige, elle permet également de renforcer leur acceptation de la norme. C’est ce que Jürgen Habermas a appelé le " droit réflexif " puisqu’il introduit la délégation du pouvoir de négociation aux parties en conflit et " favorise l’autonomisation réciproque des destinataires du droit ". On peut également retrouver ici ce qu’Ehrlich appelait le " droit vivant ", dans la mesure où il établit " des règles (qui) parce qu’elles ont été acceptées et pratiquées par les intéressés, ont une efficacité que n’ont pas les règles légiférées ".

Mais l’abandon du rituel ne pose-t-il pas aussi la question de la reconnaissance de la place de la victime ? Si " la reconnaissance publique de sa qualité de victime, c’est à dire son innocence, est aussi importante que la déclaration publique de la culpabilité de son agresseur ", et que cette reconnaissance publique disparaît au sein de formes de justice plus " intimes " desquelles la symbolique est absente, n’y a-t-il pas le risque de voir réapparaître des phénomènes de vengeance sous le couvert de la notion de " légitime défense " ?

Pourtant, on peut à l’inverse lire cette " déformalisation " du droit, qui naît de manière spontanée à l’ombre du droit officiel, dans le contexte de travail de Quercum, comme la forme d’une construction normative plus formelle dans la mesure où elle se substitue soit au vide (voir " Perception de la Justice au Chili") soit à la " loi de la jungle " qui pousse chacun à se faire justice soit même. Cette informalité peut donc être lue comme une " mise en forme " de pratiques non reconnues jusque là, de même qu’elle peut se comprendre comme une régulation plus forte de la vie sociale, puisqu’elle joue sur l’acceptation et la construction de la décision normative par les intéressés. Dans le cadre de sociétés qui doivent gérer une juridicisation accrue des relations sociales, la médiation ou la résolution alternative des conflits serait alors une forme supplémentaire de régulation sociale.

On peut alors se demander s’il n’existe pas à ce sujet une certaine contradiction dans l’action de Quercum. En effet d’une part on assiste à une tentative de " démystification " du droit dans le sens où ce dernier en tant qu’institution, ne peut pas régler tous les conflits que rencontre la population, ce qui justifie la mise en oeuvre de procédures informelles, souples, légères, desquelles il est même proposé d’écarter les acteurs juridiques tels que le juge ou l’avocat dans les rôles habituels que leur confère le rituel juridique. Et d’autre part, l’association travaille à faire prendre conscience à la population d’un grand nombre de droits subjectifs, que le Droit se doit de lui consacrer. Dans la notion même de conflit juridique, telle que Quercum l’a développée, n’assiste-t-on pas à la création de l’illusion " selon laquelle n’importe quel problème, qu’il soit éthique, social, économique peut recevoir des réponses juridiques , alors qu’à l’évidence seules pourraient les régler des solutions elles-mêmes éthiques, sociales ou économiques " ? Alors que l’informalité se dit être une réponse à un formalisme aigu, le risque n’est-il pas que les droits subjectifs transforment les relations sociales en un agrégat de droits et les relations avec l’État en un cumul de droits à revendiquer ?

Cela nous conduit à insister sur la distinction rigoureuse qui doit être faite entre alternativité et informalité. Si le concept de " résolution alternative des conflits " renvoie souvent à l’idée d’informel dans la mesure où on l’associe, en France particulièrement depuis une dizaine d’années, à l’idée de médiation, l’usage alternatif du droit, lui, relève d’une conception bien plus large et surtout distincte de l’informalité.

Rappelons que pour Quercum, la résolution du conflit n’est pas une fin en soi. Ce dont parle Manuel Jacques c’est d’ " être le ferment de la lutte et du changement des comportements ". Bien au-delà de la résolution alternative des conflits, ce dont parle Quercum, c’est donc d’une volonté de transformation sociale dans une conception marxiste de la lutte des classes. Le droit apparaît alors comme un instrument de cette lutte, dans la mesure où il représente l’un des piliers, l’un des fondements de l’État en tant qu’institution. La visée politique est donc définitivement présente.

Cependant la véritable contradiction devant laquelle se trouve alors Quercum vient du fait d’une part de la naissance même du mouvement en contexte politique de dictature, et d’autre part que le discours mis en œuvre soit un discours d’inspiration marxiste. Or, la problématique à laquelle répond l’association est une problématique qui prend forme dans un moment de changement de paradigme. Schématiquement, en cette fin de XXème siècle pendant laquelle se déroule la naissance, l’action puis le déclin de Quercum, on assiste en parallèle à la crise de la modernité et à la naissance de la " post-modernité ". Le discours de Quercum vient donc répondre à des problématiques nouvelles avec des concepts emprunts d’une certaine époque. L’adéquation a lieu pendant toute la période de dictature et au début de la période de transition démocratique, mais la crise du positivisme juridique que Quercum soulignait dès sa naissance, et qui se concrétise dans toute l’Amérique latine au moment des transitions, comme cela s’était déroulé en Europe à la suite de la seconde guerre mondiale, donne lieu au début d’un contexte dans lequel le discours de Quercum trouve peut-être ses propres limites.

 

Ainsi donc, si à la lueur du positivisme juridique qui a prévalu pendant toute la première partie du XXème siècle, les fonctions du droit ont pu être considérées comme essentiellement conservatrices, assiste-t-on, à l’aube du XXIème siècle, à la naissance de nouvelles fonctions pour le droit ? La modernité serait-elle alors remise en question dans ses fondements, et verrait-on apparaître, dans le domaine juridique comme dans d’autres domaines, la naissance d’un nouveau paradigme déjà nommé " post-moderne " ? Si oui, en quoi l’analyse d’un mouvement comme celui que nous avons étudié ici nous permet-il de déceler ce genre de dynamique ? Nous pensons pouvoir discerner au cœur du langage et des actions d’une association telle que Quercum des concepts qui, bien qu’utilisés avant leur formulation par cette association en particulier, et parce qu’ils sont réunis pour former une voûte qui soutient l’action, peuvent nous conduire à voir émerger un changement de cadre paradigmatique.

 

Section 1 : Universalisme et pluralisme juridique. Monisme et polycentricité.

La notion de pluralisme juridique n’est bien évidemment pas d’une émergence récente. Notion de théorie anthropologique, elle serait tout d’abord liée à l’analyse de la situation de type colonial. Cependant, si l’on s’accordait jusque là dans le monde juridique à le définir comme " la coexistence, au sein d’un même ordre juridique national ou international, de règles de droit différentes s’appliquant à des situations identiques, ou encore la coexistence d’ordres juridiques distincts prétendant régler une situation ", il apparaît au sein du discours de Quercum, comme d’autres mouvements qui en Amérique latine revendiquent un usage alternatif du droit, revêtu d’une nouvelle connotation. Il sert en effet ici à désigner la multiplicité des lieux d’émergence de la norme juridique, comme c’est le cas avec les statuts communautaires lors d’une toma de terreno, ou encore de la légalisation d’une toma par le droit officiel, dans la mesure où la source de droit n’est plus alors le législateur, mais l’action collective qui a permis de " légitimer son état juridique de séjour dans l’endroit ". Cette revendication de la pluralité des sources de droit, qui correspondrait alors plus à ce qu’André-Jean Arnaud nomme polycentricité, se pose à l’encontre de la théorie moderne du droit qui donne du système juridique une vision hiérarchisée et pyramidale. Le monisme, à la base de la construction des grands États aurait été remis en question en Europe dès la révolution industrielle avec le renforcement des syndicats, des associations, des sociétés anonymes dans lesquels il se crée du " droit infraétatique ". C’est la reconnaissance de cet " infra-droit " comme partie prenante du phénomène juridique qui permet de parler chez les " alternatifs " de la revendication d’un certain pluralisme, qui clairement, se positionne dans une vision politique de non-acceptation du monopole de la création de droit par l’État.

Pour certains auteurs, comme l’anthropologue du droit Norbert Rouland, cette notion de pluralisme juridique dans sa version " forte " est même nécessaire au bon fonctionnement de l’État de droit, puisque c’est elle qui permettrait de trouver la " limitation extrinsèque de la puissance de l’État " par le fait qu’elle donne lieu à la reconnaissance des systèmes juridiques propres aux sous-groupes d’une société.

Pour autant, cette approche n’est pas sans comporter un certain nombre de paradoxes. En effet, la vision qui conduit à accepter que ce soit au sein de rapports sociaux de force que " se fait le droit " n’occulte-t-elle pas la qualité universelle que doit revêtir ce dernier pour être le garant de l’ " ordre public " ou du " bien commun " ? La tension récurrente entre universalisme et particularisme apparaît ici fortement exprimée. Comment hiérarchiser, pour leur donner une qualité universelle, des valeurs comme les droits subjectifs que Quercum pose en fondement de son travail ? Pourtant, cette question des droits sociaux amorce bel et bien la démarche d’une moralisation du droit. Assisterait-on alors au retour d’une vision proche de celle du droit naturel, en prônant l’intégration de la morale et des valeurs au sein du droit ? Ou au contraire ne voit-on pas se dessiner de nouveaux contours, plus flous peut-être, moins déterminés et rationnels que ceux de la théorie moderne, mais qui accepteraient la complexité des situations et des données ? N’est-ce pas dans ce cadre que nous pourrions alors parler d’une nouvelle forme de pluralisme, basée sur la vision d’une société complexe et non plus duale, et dont les niveaux de hiérarchisation des normes seraient soumis à des fluctuations, en fonction des contextes et des tensions générées, subies ou assumées entre la société et son système juridique ?

Pourtant une approche qui sublimerait de manière un peu idéaliste le pluralisme juridique, en argumentant la possibilité pour tout système de maintenir au sein des sociétés " une unité dans la diversité " ne comporte-t-elle pas le risque d’occulter une notion qui paraît fondamentale, celle de rapport de force ? De la même manière que les notions de multiculturalisme et de métissage peuvent, dans le domaine de l’ethnologie, conduire à oublier le déséquilibre social existant entre les différents acteurs en présence, une vision du pluralisme comme étant le concept permettant de dépasser les antagonismes et les différences d’intérêts associés à chaque niveau de la hiérarchie sociale pourrait contribuer à occulter un facteur essentiel des relations entre le droit et les groupes sociaux.

Il serait alors intéressant de prendre en compte la vision d’André-Jean Arnaud qui parle d’un " pluralisme alternatif " dans le sens où il est " objectivement mis en valeur et utilisé en faveur d’une justice sociale soit à l’intérieur du droit étatique lui-même par l’interprétation divergente des normes, soit dans son exploitation dans l’espace social par l’incitation à une production normative des organisations populaires, soit par la reconnaissance des productions spontanées d’autres formes de juridicité, soit par la nécessité d’avoir recours aux formes plus traditionnelles de mises en œuvre de la justice en faveur des classes défavorisées ".

Cette forme de pluralisme intègre alors une dimension supplémentaire, qui est celle de l’intégration consciente et assumée de valeurs telle que la justice sociale, ce qui permet à la fois de ne pas occulter la question des inégalités et du rapport de force, et d’autre part, de prendre le contre-pied de formes de " juridicité alternative ", fondées sur la violence et la justice privée " dont tirent profit les groupes d’extermination et le crime organisé ".

Cette notion de pluralisme alternatif permet peut-être, dans le contexte actuel de sociétés dont la multiplicité des relations et des appartenances sociales se fait de plus en plus complexe, d’envisager sous un nouveau jour les questions de légalité et de légitimité .

 

Section 2 : Légalisme, légalité, légitimité.

En prenant en compte la pluralité des régulations juridiques existant en marge ou à coté du droit formel, et en acceptant comme postulat de base l’existence d’une pluralité des sources de droit, on est conduit à remettre en cause le légalisme qui caractérisait l’époque moderne. Le pluralisme juridique, on l’a vu, peut permettre d’introduire la notion de rapport de force et d’admettre le fondement inégalitaire de toute société. Une fois ce constat fait, l’idée même d’une loi, connue de tous et s’appliquant de manière égale à tous, grâce à la seule puissance de la neutralité du droit est fondamentalement remise en question par la pratique.

On l’a vu, ce qui se transforme au cours des années sur lesquelles nous nous sommes penchées, dans le contexte des poblaciones chiliennes est autant la réalité que la perception que peuvent en avoir les acteurs. La prise de conscience de la situation inégalitaire vis à vis du droit et de la loi, le travail sur la " vision critique du droit " ne conduisent-ils pas à questionner le bien fondé de la loi, sa validité, et par-là même sa légitimité et celle de ceux qui l’ont créée et qui la font appliquer ?

Cette tension entre légalité et légitimité est une problématique qui ne surgit bien évidemment pas à la fin du XXème siècle. Mais si le positivisme a conduit à une vision légaliste des rapports que le citoyen doit avoir avec le droit, l'introduction de la question de la légitimité confère au sujet de droit un nouveau rôle, qui permet de définir une nouvelle dimension au sein du système juridique. De relation verticale et unilatérale, on passerait à une relation horizontale et bilatérale. En introduisant le concept de pluralisme juridique, on assiste cependant à une nouvelle évolution, puisque par une sorte d’effet de dominos, on peut alors soutenir que " la légitimité n’est pas (…) une notion à caractère simple et singulier, mais à caractère pluriel et complexe. Si nous acceptons qu’il existe, au sein d’une société globale déterminée, une multiplicité de systèmes légaux en plus du système établi par l’État, sous-systèmes qui requièrent l’adhésion et l’obéissance de divers secteurs ou groupes, il nous faut inévitablement accepter l’existence de plusieurs légitimités au sein de la légitimité. "

Ce caractère plural de la légitimité remet fondamentalement en question ce qui permettait à Kelsen d’affirmer que " la légitimité d’un ordre juridique lui vient de ce que le pouvoir de contrainte qu’il établit est efficace ".

L’introduction de la notion de la justice sociale au sein de la " demande de droit " conduit inéluctablement à la déconstruction de l’acceptation de l’ordre vertical et de la légitimité de la contrainte par le seul fait de son existence au sein d’un système juridique efficace. Toute déconstruction s’accompagnant néanmoins d’une re-construction, on assisterait alors à la naissance d’un nouvel ordre, probablement plural, dont la légitimité proviendrait plus de l’acceptation de la norme par les sujets de droits, devenus acteurs, ordre qui prendrait un sens dans la mesure où son caractère centripète lui permettrait d’acquérir une légitimité plus forte.

On en vient alors à aborder la question de la dialectique entre le global et le local, puisqu’on voit qu’en remettant en question la légitimité de l’ordre normatif de l’État, on assiste dans le même temps à la fois à un questionnement sur la souveraineté nationale et à la remise en cause de la légitimité des représentants du pouvoir local.

Dans le contexte étudié, on a vu que la question de la gouvernabilité, qui devient primordiale au Chili au moment du passage à un gouvernement civil, a peut-être contribué à introduire dans la relation État /société une brèche qui a pu conduire à une certaine perte de légitimité de la part de l’État. En effet, cette notion de gouvernabilité introduit le doute sur la capacité de l’État à assumer son rôle, dans la mesure où, en ayant pour mission de " gérer efficacement " le pays, l’État peut être amené à se " désengager " et à abandonner certaines de ses prérogatives à travers notamment des mécanismes de privatisation et de décentralisation. La souveraineté nationale est de plus fortement ébranlée au moment de la transition démocratique, dans la mesure où, comme on l’a vu, le passage du pouvoir au gouvernement civil a permis de réaffirmer la légitimité des relations internationales avec le Chili, ce qui a contribué à favoriser la mise en place de politiques dictées depuis l’extérieur par les effets de conditionnalités émis par les organismes internationaux comme le Fond Monétaire International, la Banque Mondiale ou la Banque Interaméricaine de Développement.

Quant au pouvoir local, on comprend la force que cet enjeu prend au moment de la transition, puisqu’il s’agit de l’espace qui doit permettre la véritable reconstruction démocratique, non seulement de manière effective (la prise en compte de la réalité des populations, de leurs demandes et de leurs capacités), mais également au niveau de la symbolique qui conduit à la " perception démocratique " que peuvent avoir les groupes sociaux. C’est dans l’espace du local que le pouvoir a la possibilité d’acquérir la véritable légitimité qui lui permettra au niveau national d’avoir le poids nécessaire à la gestion du pays.

Cette question de la légitimité apparaît donc comme essentielle, dans la mesure où, dans la vision qui prévaut pendant toute la première partie du XXème siècle " la forme de légitimité (…) la plus courante consiste en la croyance dans la légalité, c’est à dire la soumission à des statuts formellement corrects et établis selon la procédure d’usage ". Si la légalité a permis de dépasser la conception de la légitimité liée à l’ordre naturel et donc au droit naturel, d’ordre divin, sa remise en question actuelle conduit inexorablement à chercher de nouvelles manières de fonder la légitimité. Pour Quercum, il semblerait que la légitimité puisse se fonder sur l’introduction du concept de justice sociale. Cela suffit-il à créer un consensus autour des institutions de l’État ? Quelles transformations sont en train de s’opérer, qui remettent alors en question l’État " légal rationnel " de Weber ?

 

Section 3 : Le paradigme " post moderne " - Ordre négocié, désordre du droit, complexité.

La remise en question, dans le contexte chilien mais également dans les sociétés contemporaines d’une grande partie des modèles qui permettaient de donner un sens et un certain " ordre " aux sociétés modernes ne va pas sans introduire de nouvelles questions et de nouveaux enjeux, tant au niveau conceptuel qu’au niveau pratique. Les peurs que cette " révolution post-moderne " entraîne sont nombreuses et inévitables mais elle ouvre cependant de nouveaux défis particulièrement stimulants.

Pour Etienne Le Roy, il s’agit d’un chantier en cours dans lequel se met en œuvre la construction d’un " Droit projectif (…), quand il s’agit moins de sanctionner des actes passés que de construire un devenir en y projetant certains enjeux " . Dans ce cadre, il paraît indispensable " d’aborder le Droit autrement, interdisciplinairement, (de) confronter par la négociation les divers enjeux en prenant en considération diverses variables, statuts des acteurs, ressources, conduites, logiques, échelles d’interactions, processus, forums de gestion et ordonnancements socio-juridiques selon un modèle emprunté au jeu de l’oie et qui devient dès lors, un jeu de lois ".

Cette approche interdisciplinaire conduit inévitablement à la prise en compte de la complexité comme un élément incontournable des sociétés actuelles. La question du " jeu dialectique (…) entre les ordres imposé, négocié, accepté et contesté, chacun appelé à concourir à la régulation des sociétés complexes " fait partie des nouveaux enjeux décelés par des anthropologues du droit tels qu’Etienne Le Roy. D’autres, comme Norbert Rouland proposent d’entrevoir grâce à l’anthropologie juridique que les procédés actuels qui tendent à mettre en avant un " droit plus flou, des sanctions flexibles, des transactions ou des médiations plutôt que des jugements ne sont pas si nouveaux qu’ils nous paraissent et plongent leurs racines dans les racines de l’humanité ".

Pour Geneviève Koubi il est temps de considérer les " désordres du droit " ou -en nous renvoyant à P. Amselek- la " teneur indécise du droit ". Cette vision du droit comme " désordre permanent " dans la mesure où il est en recherche constante d’équilibre entre des valeurs diversifiées (égalité/équité, solidarité/individualité, sécurité/sérénité) et qu’il " s’efforce d’atténuer les dissonances entre normes et discordances entre règles " en fait " un système complexe et dynamique ".

Cette proposition d’analyse se situe bel et bien dans la déconstruction du positivisme juridique qui faisait de l’ordre un des aspects fondateurs du droit.

Ordre négocié, désordre du droit, complexité, pluralisme sont des concepts qui forment la clé de voûte des tentatives d’interprétation d’une réalité mouvante et en pleine transformation. Ces concepts, utilisés dans d’autres domaines que celui de l’étude des phénomènes juridiques, répondent certainement à la nécessité de changer la manière d’analyser nos sociétés dans un contexte actuel où la rapidité des communications, la réduction des distances physiques et l’accélération des échanges contribuent à ébranler les anciens schémas de représentation et d’interprétation. Ce " faisceau de concepts " donne lieu selon certains à la naissance du paradigme post-moderne. Cette " révolution post moderne " apporte avec elle son lot de questions, de craintes et de contradictions. Si certains, comme Pierre Legendre soutiennent que " le préfixe " post " est indicatif des ersatz de pensée dont on habille les impasses ", on peut pourtant déceler dans la remise en question que cet ensemble de concepts présuppose une tentative de réponse théorique à une réalité en transformation. Que les tentatives de cadre de pensée actuelles ne répondent pas totalement à l’ampleur ou à la nature du phénomène, cela peut sembler justifié, dans la mesure où une telle transformation peut conduire à un questionnement en profondeur sur les fondements du droit, sur sa fonction politique, sur ses attributs et fonctions symboliques, mais il paraît indéniable de déceler dans ces propositions de construction conceptuelle, la naissance —et non la conséquence- d’une nouvelle conception des fonctions du droit au sein de l’ordre social.

On a vu de quelle manière une association telle que Quercum avait participé à cette évolution, et les questions et paradoxes que son travail pose sont loin d’être tous résolus. Pourtant, au sein de ces contradictions, un défi théorique est ouvert, auquel Quercum en tant que personnalité juridique ne participera pas, puisque son existence a été fortement compromise par les facteurs que nous avons tentés d’énumérer et d’analyser dans ce travail. Ce défi est pourtant porté par d’autres groupes de praticiens, en Amérique latine comme dans le reste du monde. Les questions que leurs pratiques soumettent aux chercheurs actuels sont nombreuses. L’interdisciplinarité semble alors plus que jamais indispensable, pour aborder cette période transformatrice avec une perception la plus accrue possible d’une réalité mouvante, et profondément en devenir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CONCLUSION

Cette étude nous a permis, à partir du cas concret d’une société en pleine période de transformation politique, de nous pencher sur les fonctions du droit et sur les possibles utilisations qui peuvent être faites de cet instrument de la régulation sociale. Le choix d’une société passant d’un régime totalitaire et militaire à un gouvernement civil et peu à peu démocratique nous a permis de cerner la difficulté du droit à maintenir sa mission d’universalité et de neutralité qui sont à la base de la construction du positivisme juridique.

La remise en question des trois fonctions du droit que sont la fonction fondatrice, la fonction symbolique et la fonction technique par des mouvements tels que Quercum révèle à notre avis une remise en question d’ordre politique dans l’organisation et le maintien du pouvoir à travers le droit. L’alternativité en droit nous semble donc répondre à une recherche de " troisième voie " qui prend corps au sein d’une vision marxiste de la société, et se développe en parallèle d’une évolution plus globale des rapports sociaux et des rapports de pouvoir. Le fait que ces visions, par un effet de croisement de " moments ", se rejoignent, conduit d’une part à l’utilisation par d’autres acteurs des concepts nés d’une visée politique bien définie, et d’autre part, à la disparition d’une partie de ces acteurs au sein même du mouvement qu’ils ont contribué à créer.

Le constat est pourtant bien celui d’une transformation des fonctions du droit, dans la mesure où au Chili aujourd’hui, comme dans de nombreuses sociétés contemporaines, la notion de " droits sociaux " apparaît bel et bien comme un élément pleinement constitutif du Droit. Sortis du légalisme positiviste, on entrerait alors dans une période plus " trouble " dans laquelle la conjonction des valeurs qui interagissent avec le droit serait multiple. La vision conjointe des philosophes, des anthropologues, des sociologues, des politologues et des juristes pourrait alors permettre d’appréhender les nouvelles fonctions du droit dans cette nouvelle configuration en train de naître.

Ce défi est un défi théorique qui a des répercussions pratiques dans la mesure où le travail de terrain d’associations ou de mouvements tels que Quercum se poursuit, en Amérique latine comme ailleurs, dans un monde dans lequel les problématiques d’exclusion, de pauvreté et d’inégalité se " globalisent ". Si, comme on pense l’avoir montré, le droit peut, non sans enjeux et limites, être mis au service de la transformation sociale, c’est avant tout après être passé par une analyse qui montre combien est forte l’interaction entre le contexte politique et le droit. Dans des sociétés dans lesquelles la place de l’économique est de plus en plus prépondérante, de nouvelles questions ne se posent-elles pas ? Comment le droit se situe-t-il face à la puissance de la régulation économique ?

Les mouvements ayant, dans les années 70, 80 et 90, travaillé autour du concept d’Usage Alternatif du Droit ne se trouvent-ils pas actuellement devant de nouveaux défis ? L’utilisation de plus en plus généralisée de l’expression de " droits sociaux " ne viendrait-elle pas témoigner de cette évolution ? D’alternatifs, ces mouvements ne sont-ils pas en train de revendiquer une nouvelle position dans la société, qui les placerait face à la transformation du contexte économique et politique plus dans une recherche de légitimité que dans une logique de confrontation que le terme d’ " alternatif " dessinait jusque là clairement ? Cette évolution, si elle se confirme, ne traduirait-elle pas qu’en plus de l’interdépendance du droit et du politique, il est indispensable aujourd’hui de réaliser qu’il existe une interdépendance entre droit et économique ? Cette conception de plus en plus large de la place du droit entraînerait alors de nouveaux enjeux, pour les juristes comme pour les chercheurs des autres disciplines, ainsi que pour les groupes, mouvements et associations qui, au sein de leur travail intègrent ou utilisent le droit.

 

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TANAKA, Martin,"Elementos para un analisis de los movimientos sociales. Individualismo metodologico, eleccion racional y movilizacion de recursos", Analisis Politico, Bogota, n°25,1995, pp.7-19.

 

 

 

Revue Droit et Société :

 

OUTILS QUERCUM :

 

 

 

 

ENTRETIENS :

Entretien avec Maria Teresa Aquevedo, responsable programmes Amérique latine de l’association Juristes-Solidarités, Paris, 12 mars 2001

Entretiens avec Manuel Jacques, fondateur et responsable de l’association Quercum, Paris, 7 et 14 mai 2001.