Autochtonie, Autonomie, AltŽritŽ

Les visages de la gouvernance dans le Chiapas indigne[1]

 

Par Akuavi Adonon

 

paru dans Christoph Eberhard (Žd.), Droit, gouvernance et dŽveloppement durable,

Cahier d'anthropologie du Droit 2005, Paris, Karthala, 376 p (123-138)

 

 

 

La notion de Ē gouvernance Č peut tre ŽclairŽe sous une multiplicitŽ dÕapproches et de ce fait,  conduire ˆ diffŽrentes problŽmatiques et rŽalitŽs. Dans le contexte de lÕEtat mexicain, une approche de la gouvernance sous les lumires de la mondialisation, du Ē dŽveloppement Č et du marchŽ orienterait certainement la rŽflexion sur les politiques de gouvernance-dŽveloppement telle quÕentendue par les institutions financires internationales comme Ē (É) un ensemble de procŽdures et de techniques de gestion destinŽ ˆ faciliter lÕimplantation du modle de rŽfŽrence et ˆ lÕadministrer. En lÕoccurrence, la Banque Mondiale pr™ne une Žconomie de marchŽ dŽrŽglementŽe et insŽrŽe dans la mondialisation. LÕEtat, de son c™tŽ, est petit, facilitateur et normatif. La dŽmocratie est normative et ne doit pas tre un moyen de pression sur le marchŽ et sur son fonctionnement. Č[2]  Sous cet angle, le Mexique est bel et bien, un pays exemplaire dans lÕadoption des programmes structurels et dans son Ē intŽgration Č ˆ la globalisation. Les institutions financires internationales peuvent en effet, y tirer les louanges car, depuis plus de 20 ans, les gouvernements mexicains ont successivement rŽorientŽ la politique Žconomique pour appliquer avec ferveur et sans tenir compte des critiques de certains secteurs de la sociŽtŽ, les recettes du FMI, de la Banque Mondiale et mme du DŽpartement du TrŽsor nord-amŽricain. Le Mexique peut se vanter dÕavoir actuellement les rŽserves monŽtaires au niveau le plus ŽlevŽ de son histoire (plus de 50 000 Mdls), un dŽficit fiscal qui ferait saliver nÕimporte quel Ministre des finances en Europe (0,3% du PIB) et une inflation faible (4,5 %). Les cožts sociaux ont ŽtŽ cependant, forts sŽvres. Un niveau ŽlevŽ des rŽserves monŽtaires a servi ˆ encourager la spŽculation avec les dollars dÕune banque commerciale ˆ 92% privŽe. La quasi inexistence du dŽficit sÕexplique, principalement par trois raisons : premirement, lՎtranglement fiscal de lÕentreprise publique la plus importante, Petr—leos Mexicanos (dÕo viennent 35% des ressources de lÕEtat), ce qui met en danger sa viabilitŽ et encourage les partisans de la privatisation ; deuximement, lÕeffondrement de lÕinvestissement public en infrastructure productive ; et troisimement, lÕinsuffisance du budget destinŽ ˆ une politique sociale de santŽ, Žducation, logement, etc. Quand ˆ la ma”trise de lÕinflation, cÕest devenu un objectif en soi, la soumission de tous les instruments macroŽconomiques ˆ cette fin a provoquŽ la stagnation dans la croissance Žconomique avec la part de ch™mage, les bas salaires et lÕaugmentation du travail informel.[3]

 

Pour Bonnie Campbell, la notion de gouvernance vŽhiculŽe par les institutions de Bretton Woods, est non seulement Žminemment politique mais surtout idŽologique ; une conception si prŽcise du r™le de lÕEtat, du champ du politique et des rapports Etat-marchŽ en tŽmoignent.[4]Cynthia Hewitt signale dans le mme sens quÕ Ē En parlant de ŌgouvernanceÕ plut™t que de ŌrŽforme de lÕEtatÕ ou de Ōchangement social ou politiqueÕ, les banques multilatŽrales et les organismes de dŽveloppement ont pu aborder des questions dŽlicates susceptibles dՐtre ainsi amalgamŽes sous une rubrique relativement inoffensive, et dՐtre libellŽes en termes techniques, Žvitant de la sorte ˆ ces organismes dՐtre souponnŽs dÕoutrepasser leurs compŽtences statutaires en intervenant dans les affaires politiques internes dÕEtats souverains. Č[5] La dŽresponsabilisation sociale de lÕEtat mexicain, nous semble tre bien illustrŽe par la typologie des grands Etats du sud abordŽe par Christoph Eberhard dans ses rŽflexions sur lÕEtat entre gouvernement et gouvernance, o la globalisation dit-il, sert dÕexcuse Ē pour ouvrir leur pays au marchŽ global tout en fragilisant ainsi leurs propres populations qui sont sacrifiŽes sur lÕautel du dŽveloppement macroŽconomique qui est souvent contradictoire avec lÕautodŽveloppement et lÕautosuffisance. Č[6] Une telle approche de la notion de gouvernance et un tel contexte Žvoquent une problŽmatique liŽe ˆ la dŽresponsabilisation sociale de lÕEtat, ˆ lÕimposition dÕun Ē modle global Č externe et par consŽquent, ˆ lÕabsence de participation de la sociŽtŽ.

 

Dans le mme contexte de lÕEtat mexicain, peuvent tre identifiŽs des phŽnomnes liŽs ˆ une toute autre dimension de la gouvernance. Une gouvernance venant de processus endognes de prise en charge par les populations de leur propre rŽgulation sociale, dÕune responsabilisation des populations et de dynamiques sociales de rŽsistance identitaire. Cette autre rŽalitŽ qui Žclaire la notion de gouvernance, lui fait prendre forme par rapport aux notions dÕautochtonie, dÕautonomie et dÕaltŽritŽ et fait Žmerger la problŽmatique du multiculturalisme au sein de lÕEtat.

 

Une approche dÕanthropologie du Droit semble pertinente pour tenter de rendre compte des enjeux sociaux qui se cachent derrire une notion de gouvernance associŽe ˆ cette problŽmatique particulire. En effet, ce regard fait accorder une importance de premier ordre ˆ lՎtat de fait, aux relations et dynamiques qui oprent dans le jeu social, au-delˆ dÕun regard prescriptif qui orienterait lÕanalyse vers des Ē codes Žthiques Č ou Ē rgles de mise en Ļuvre dÕune bonne gouvernance Č... Les rŽflexions qui suivent, tentent de sÕorienter plut™t vers la comprŽhension des phŽnomnes tels quÕils se prŽsentent en essayant de rendre visibles, dans la mesure du possible, les logiques sous-jacentes. Dans un premier temps, nous aborderons le contexte et la pratique de la gouvernance telle quÕelle se prŽsente pour certaines populations indignes du Chiapas et, dans un deuxime temps, nous tenterons dÕen tirer les Žclairages qui nous semblent plus significatifs par rapport ˆ une notion de gouvernance ainsi traitŽe.

 

I Autonomie ou Ē gouvernance de lÕAutre Č

 

AndrŽ-Jean Arnaud rappelle que Ē La gouvernance dÕune communautŽ ethnique nÕest pas ˆ lՎvidence, la mme que celle des entreprises, parler donc de gouvernance au singulier pourrait donc bien faire courir le risque dÕentretenir lÕambigu•tŽ autour dÕun concept ˆ la mode qui nÕest pas souvent utilisŽ ˆ bon escient. Č.[7] Le contexte des relations Etat-Indiens au Mexique[8] aide ˆ expliciter la notion de gouvernance qui sera la notre. Car, si la notion de gouvernance est associŽe ˆ une mise en cause de la centralitŽ de lÕEtat dans la mise en forme du vivre en sociŽtŽ au niveau politique et juridique ; dans le cas du Mexique, ce manque dÕefficacitŽ ou impuissance de lÕEtat ˆ imposer sa rŽgulation aux peuples indignes[9] sÕexplique, par le dŽphasage interculturel de base : les diffŽrentes visions du monde et donc les diffŽrentes visions de lÕorganisation sociale. CÕest la diversitŽ par rapport ˆ la vision majoritaire et dominante qui nous mne ˆ parler dÕaltŽritŽ. La zone de Ē vide Žtatique Č dans la rŽgulation sociale, ouvre dans notre approche le domaine de la gouvernance, gouvernance entendue comme la prise en charge de la population de sa propre rŽgulation sociale. Ainsi, lÕimpossibilitŽ de contr™le dÕespaces qui, dans la pratique, Žchappent ˆ la rŽgulation et ˆ la puissance Žtatique, sont autant dՎlŽments qui favorisent le dŽveloppement de zones de rŽgulation sociale qui sont rŽcupŽrŽes et investies par les populations indignes.

 

Cette gouvernance des populations indignes, la gouvernance de lÕAutre, se trouve ici, directement liŽe ˆ lÕautonomie. Autonomie, en tant que rŽgime spŽcial qui constitutionnellement reconna”trait un gouvernement propre pour les populations indignes qui, ainsi, pourraient choisir leurs autoritŽs, exercer des compŽtences lŽgalement attribuŽes et des compŽtences pour organiser la vie interne et lÕadministration de certaines affaires.[10] Il faut prŽciser quÕil ne sÕagit en aucun cas de revendications indŽpendantistes, au contraire, dÕune meilleure et respectueuse insertion dans la structure Žtatique. HŽctor D’az Polanco affirme dÕailleurs, que lÕautonomie est le recours dont se sert une sociŽtŽ ˆ un moment donnŽ pour tenter de rŽsoudre le conflit ethnico national. Dans la mesure o il nÕy a pas de rŽgime autonomique Žtablit, les phŽnomnes de gouvernance ou autonomies de facto se dŽveloppent en marge de la lŽgalitŽ Žtatique.

 

LՎtablissement dÕun rŽgime autonomique nÕest pas sans poser de questions : Pourrait-on crŽer des gouvernements autonomes ˆ lÕintŽrieur du systme fŽdŽral mexicain ? Les rŽgions autonomes seraient-elles multiethniques ou monoethniques ? Comprendraient-elles une population mŽtisse ?[11] Les droits individuels seraient-ils respectŽs au mme titre que les droits collectifs ? Un groupe de droits serait-il privilŽgiŽ par rapport ˆ lÕautre ? Au-delˆ de ces questionnements, la gouvernance des populations indignes relve de lՎtat de fait et se prŽsente aussi sous diffŽrents visages.

 

a. la gouvernance Ē intra etatiqueČ

 

Le village indigne (comunidad ind’gena) est dans une certaine mesure le continuum des formes dÕexistence sociales des indiens. Ces formes dÕexistence sociales o les indiens trouvent une certaine cohŽsion, nÕont pas cessŽ dÕexister depuis la conqute et sont toujours prŽsentes dans ce quÕest actuellement le territoire du Mexique.[12] Cet espace tant physique que culturel conforme le peuple et son identitŽ, les personnes et les familles, qui forment le tissu social de chaque village indigne, organisent leurs interactions ˆ partir des devoirs envers le groupe. Les principes idŽologiques et comportementaux qui le dŽfinissent se transmettent dÕune gŽnŽration ˆ une autre, le pouvoir politique et religieux cherche ˆ tre conservŽ entre les mains de ceux qui composent le village indigne et qui expriment en assemblŽes les consensus soigneusement tissŽs. En tant que reprŽsentants des intŽrts du village, les autoritŽs sont responsables et doivent veiller ˆ la sauvegarde de lÕordre social et donc, lÕordre du cosmos, au risque de se voir ™ter les facultŽs temporellement accordŽes.

 

Le village indigne trouve son Ē sige Č de manire plus concrte, dans le territoire de la commune.[13] Chaque village indigne est trs diffŽrent des autres, et les diffŽrences sont dÕautant plus importantes selon lÕEtat fŽdŽrŽ o il se situe, selon la langue ou variante dialectale parlŽe, selon le milieu rural ou urbain, selon les conditions gŽographiques, climatiques et dŽmographiques, selon la nature de ses relations avec le gouvernement Žtatique, etc. Ceci explique que les actuelles configurations des villages soient des crŽations strictement contemporaines, rŽsultat de lÕaccumulation de rŽfŽrents du monde prŽhispanique, de la conqute, du Mexique indŽpendantÉ Dans lÕEtat de Chiapas ˆ gŽographie contrastŽe et trs densŽment peuplŽ il y a un grand nombre de villages indignes dissŽminŽs dans tout le territoire. La gouvernance que les villages indignes pratiquent dans la mise en forme de la rŽgulation sociale nÕest pas homogne, et dans la plupart des cas elle ne peut sÕexprimer de manire plus ou moins stable, que dans le domaine de la commune car chaque fois quÕelle tente de se manifester ˆ dÕautres niveaux, rŽgional par exemple, apparaissent les forces dissolvantes de la structure Žtatique dominante.

 

Arturo Lomel’ propose une classification des villages indignes du Chiapas[14] que nous reprenons pour Žvoquer les particularitŽs que peut recouvrir la rŽgulation de la vie interne des villages, donc la gouvernance. Il aborde en premier lieu les villages qui organisent leur monde socio politique et culturel gr‰ce ˆ des systmes dÕautoritŽ qui rŽsultent du mŽtissage des institutions Žtatiques et des institutions civico-religieuses plus associŽes au monde indigne.[15] Les institutions indignes sÕimposent dans ces villages, dit-il, et les fonctions sÕenchevtrent sans quÕil puisse y avoir une claire distinction entre fonctions et fonctionnaires. Les autoritŽs villageoises sont souvent aussi les fonctionnaires Žtatiques du conseil municipal de la commune, elles incarnent donc une Ē double casquette Č. Dans lÕinteraction avec les autres communes (indignes ou non), avec le gouvernement et les institutions de lÕEtat de Chiapas et avec le gouvernement et les institutions fŽdŽrales, le conseil municipal fonctionne comme nÕimporte quelle autre commune du pays. A lÕintŽrieur du village, le conseil municipal ou autoritŽs villageoises doivent maintenir lÕordre social ˆ travers des normes de conduite et de comportement et des traditions hŽritŽes des anctres. LÕobservation de ces prŽceptes garantit lÕordre du cosmos dont la communautŽ fait partie et Žvite les calamitŽs et malheurs. Un habitus, un rituel, une tradition, sont directement liŽs ˆ la vision du monde et reprŽsentent donc des ŽlŽments essentiels de lՐtre sur terre. LÕintroduction de nouvelles  croyances impliquant un nouveau systme symbolique et rituel provoque le rejet et lÕexpulsion mme du territoire de la commune des convertis aux nouvelles croyances qui sont vus comme une menace aux valeurs identitaires. Les villages indignes des montagnes du Chiapas, lieux privilŽgiŽs de nos terrains, entrent dans cette typologie.

 

La deuxime catŽgorie que prŽsente Arturo Lomel’, correspond aux villages indignes o les structures institutionnelles Žtatiques ont marginalisŽ les structures civico-religieuses indignes, ces dernires jouant un r™le de cohŽsion de groupes minoritaires. Dans cette catŽgorie il nÕy a pas dÕimbrication de fonctions car la vision plus sŽcularisŽe de lÕautoritŽ la lie directement ˆ la sociŽtŽ et non pas ˆ une reprŽsentation de pouvoirs cosmogoniques. Les mŽsaventures dans le domaine du visible sont attribuŽes au Dieu chrŽtien, ˆ la force des saints et aux divinitŽs Ē locales Č mais les institutions qui reprŽsentent de manire plus concrte ces croyances, restent en marge du pouvoir constituŽ. Ces villages ne prŽsentent que des rŽsidus dÕinstitutions indignes Ē traditionnelles Č mais elles conservent les coutumes ancestrales dans le Ē cĻur Č et dans lÕimaginaire collectif.

  

Dans la troisime catŽgorie se trouvent les villages indignes qui ne conservent aucune institution Ē traditionnelle Č, leur cohŽsion se fait par le biais des institutions nationales et des autoritŽs Žtatiques. Elles ne conservent que certains modles de conduite hŽritŽs des anctres. La structure du pouvoir Žtatique a envahi la totalitŽ de la rŽgulation sociale et, lÕexplication de lÕexistence humaine et de ses adversitŽs se fait par une thŽologie populaire de diffŽrentes filiations religieuses, teintŽe de croyances et  de symboles des anctres ; mais les croyances et rituels ont abandonnŽ les Žtablissements publics pour tre confinŽs au domaine privŽ du foyer.

 

Le domaine de la gouvernance des villages indignes du Chiapas peut donc se manifester par un phŽnomne dÕenchevtrement plus ou moins important de fonctions o la rŽgulation de la vie interne rŽpond ˆ une vision diffŽrente de la vision mŽtisse, occidentalisŽe et plus gŽnŽralisŽe, dÕenvisager lÕordre du monde. Mais dans la sphre externe ˆ la communautŽ indigne, dans ses relations institutionnelles, elle intgre la structure Žtatique. Il sÕagirait donc dÕune gouvernance rŽsultat de la diversitŽ culturelle et qui se manifeste ˆ lÕintŽrieure de la structure Žtatique, sans la remettre compltement en cause, du moins dans les formes. Mais cet Žclairage interculturel et diatopique de la notion de gouvernance nous mne aussi vers un phŽnomne de prise en charge de la population indigne de sa propre rŽgulation sociale qui se fait dans un contexte de concurrence directe ˆ la juridiction et ˆ lÕexercice des fonctions du gouvernement lŽgalement Žtabli et reconnu. Peut-on toujours parler de gouvernance ?

 

B. de la rŽbellion zapatiste ˆ la gouvernance 

 

La conjoncture de lÕEtat de Chiapas empche de faire lÕimpasse sur les expŽriences autonomiques de LÕArmŽe Zapatiste de LibŽration Nationale (EZLN[16]), mme si le rapprochement brouille les frontires et ouvre le dŽbat sur la distinction entre actes de gouvernance et actes de gouvernement, tout en rŽintroduisant lÕaspect politique et plus particulirement, du pouvoir et de la lŽgitimation du pouvoir souvent ŽvacuŽs des considŽrations autour de la gouvernance qui appara”t souvent comme un terme neutre.

 

1) Les communes autonomes zapatistes rebelles (MARZ)[17]

La demande dÕautonomie dans un nouveau projet de sociŽtŽ, nÕappara”t dans le discours des zapatistes quÕune annŽe aprs le dŽbut de la rŽbellion armŽe. Lors de la troisime dŽclaration de la Selva Lacandona, lÕarmŽe zapatiste dŽclare que lÕEZLN Žpaulera la sociŽtŽ civile dans lՎtablissement dÕun gouvernement national de transition vers la dŽmocratie qui reconnaisse les particularitŽs des peuples indignes, leur droit ˆ lÕautonomie et ˆ la citoyennetŽ. Entre 1995 et 1996, une quarantaine de villages indignes se sont dŽclarŽes communes autonomes rebelles. LÕexercice du pouvoir dans ces communes a ŽtŽ un terreau fertile pour le discours idŽologique de la libŽration et de lÕautogestion. Le regroupement de parages et le mouvement de population avec le maintien dÕautoritŽs ou la dŽsignation de nouvelles, ont ŽtŽ le point de dŽpart des communes autonomes qui, dans leur organisation interne, ont reconstituŽ le modle des villages indignes avec un chef lieu municipal, sige des autoritŽs politiques et religieuses, entre 20 et 30 parages et une structure gouvernementale similaire aussi ˆ ceux des villages indignes. La grande variŽtŽ des expŽriences en matire de gouvernance est Žgalement perue dans les communes zapatistes qui, dÕentrŽe de jeu, ont une diversitŽ de noms : Communes rebelles, communes autonomes en rŽbellion, Conseils municipaux autonomes, Peuples autonomes, entre autres. Cette diversitŽ reflte finalement ce quÕest le zapatisme : une large frange de conglomŽrats humains, groupes, villages, organisations, communes, etc. regroupŽs sous le drapeau commun de lÕopposition au gouvernement FŽdŽral et/ou au gouvernement de lÕEtat fŽdŽrŽ o la diversitŽ rŽgionale, ethnique, culturelle, historique, linguistique et religieuse impriment leurs propres empreintes ˆ chaque processus autonomique.[18]

 

Dans la concrŽtion de cette opposition, les zapatistes intgrent aussi des gouvernements parallles o le gouvernement Žtablit et le gouvernement dissident cohabitent souvent dans le mme territoire exerant ainsi, une juridiction sur les personnes et non sur le territoire. Dans la phase Ē dÕinstallation Č dÕune commune autonome, le fait que les habitants du villages renient les autoritŽs constitutionnelles est directement liŽ ˆ la consolidation du gouvernement autonome. Plus les autoritŽs dÕune commune autonome ont la capacitŽ dÕexercer un plus grand nombre de fonctions (appliquer la justice, recouvrer des imp™ts, installer un bureau de lÕEtat civil pour le registre des mariages, naissances et dŽcs et couvrir certains aspects en matire de santŽ, Žducation et approvisionnement), plus les Ē citoyens zapatistes Č renoncent progressivement ˆ la juridiction constitutionnelle pour se soumettre ˆ celle des autoritŽs autonomes. En avril de 1998, les autoritŽs dÕune commune autonome dŽfinissaient leur gouvernance dans ces termes : Ē Ici, on sÕarrangent entre nous (É) nous nous autogouvernons car ˆ quoi sert le gouvernement si nous nÕavons ni ŽlectricitŽ, ni eau courante, ni chemins, ni h™pitaux, ni Žcoles (É) Je ne vois pas lÕintŽrt dÕavoir des relations avec le gouvernement (É) Pourquoi faire ? il vaut mieux quÕon se dŽclare autonomes (É) Les gens vivent librement (É) faisant produire la parcelle pour nourrir la famille et aider les populations dŽplacŽes avec du ma•s, du haricot, du bois et vendre ne serait-ce que a ˆ San Crist—bal Las Casas. Č[19] 

 

Ces considŽrations peuvent sembler bien loin, pour certains, des rŽflexions que peut susciter le thme de la gouvernance, mais difficile de ne pas trouver le rapprochement avec les commentaires dÕAndrŽ-Jean Arnaud pour qui, en lÕoccurrence, le terme viendrait de lÕAmŽrique du Nord. Ē Dans un pays de pionniers, contraints par les circonstances ˆ resserrer les liens communautaires dans des groupements forts ŽloignŽs des capitales o rŽsidaient les Žlus et fonctionnaient les administrations, les instances dÕorganisation et de contr™le social sÕimprovisrent entre voisins. La gouvernance sÕinstaure prioritairement comme mode de rŽgulation en matire dÕorganisation de lՎducation et du traitement de la pauvretŽ. Č[20]

 

2) Caracoles et Conseils de Bonne gouvernance[21]

Les communiquŽs de juillet 2003 de lÕEZLN, annoncent la crŽation de cinq Caracoles correspondant ˆ cinq rŽgions rebelles, et les respectifs Conseils de Bonne gouvernance qui seraient les organes de gouvernement. Un ensemble de changements ont ŽtŽ opŽrŽs dans lÕorganisation des villages indignes zapatistes du Chiapas, tous orientŽs vers la pratique de lÕautonomie ˆ lՎchelle rŽgionale. Les critres utilisŽs pour la dŽlimitation des zones nÕont pas ŽtŽ explicitŽs mais lÕunitŽ historique, les relations construites et consolidŽs au fil du temps et la restructuration ou Žquilibrage du poids des communes, semblent tre des ŽlŽments indicatifs. A ce sujet, HŽctor D’az Polanco parle dÕun exercice de cartographie autonomique qui dŽlimite territorialement la zone sous influence zapatiste.[22] Ainsi prŽnommŽs, pour Žtablir dÕemblŽ le contraste avec le Ē mauvais gouvernement Č des trois niveaux de lÕactuel rŽgime fŽdŽral au Mexique, ˆ savoir, le gouvernement de la commune, le gouvernement de lÕEtat et le gouvernement FŽdŽral, les Conseils de Bonne gouvernance ont la fonction de distribuer les ressources provenant dÕaides extŽrieures (ressources vitales pour assurer la survie des villages zapatistes dans les moments actuels), dÕaccorder le titre de zapatistes aux personnes, coopŽratives ou sociŽtŽs de production ou de commercialisation et de former un fonds avec les imp™ts et les excŽdents pour la redistribution. En ce qui concerne le c™tŽ militaire du zapatisme, les communiquŽs Žvoquent lÕinterdiction aux dirigeants militaires ou membres du ComitŽ Clandestin RŽvolutionnaire Indigne dÕoccuper des fonctions dans les conseils municipaux, sans avoir prŽalablement dŽmissionnŽ dŽfinitivement de leurs fonctions au sein de lÕEZLN. Il y a lˆ une volontŽ, du moins discursive, de sŽparer le fonctionnement dÕun pouvoir civil avec lÕaspect militaire.

 

Les questions de lŽgalitŽ et de lŽgitimitŽ se posent Žgalement. LÕautonomie rŽgionale que les zapatistes commencent ˆ construire se fait ˆ contre courant du cadre normatif et des rŽformes constitutionnelles approuvŽes en avril 2001 qui, elles, ne permettent en rŽalitŽ aucun exercice autonomique. Il ne faut donc pas perdre de vue que les Conseils de Bonne gouvernance, de mme que les communes autonomes, sont des autonomies de facto. LÕexercice de lÕautonomie, considŽrŽ pourtant fondamental par les instances internationales a ŽtŽ niŽ ; ceci justifie la rŽsistance indigne pour les partisans de telles revendications, mais ni la convention 169 de lÕOIT,[23] ni les pourparlers entre le gouvernement et lÕEZLN tenus ˆ San AndrŽs Larrainzar (1996), ne donnent les bases lŽgales suffisantes, par-dessus la Constitution Politique du Mexique, pour lÕexistence de telles manifestations. ConsidŽrer quÕil nÕy a pas de contradiction avec la normativitŽ Žtatique est une posture comprŽhensible venant des partisans du mouvement indigne, mais elle semble tout ˆ fait surprenante venant du gouvernement fŽdŽral, surtout quand on pense aux offensives systŽmatiques et meurtrires lancŽes ˆ lÕencontre de la population et des Ē gouvernements dissidents Č, ˆ la militarisation croissante, ˆ lÕaction de groupes paramilitaires liŽs ˆ la police et ˆ lÕarmŽe gouvernementales et au dŽmantlement dÕun grand nombre de communes autochtones. Il faut bien croire quÕavec une telle position, le gouvernement cherche tout simplement ˆ Žvacuer le problme politique sous-jacent. Le ministre de lÕintŽrieur a assimilŽ lÕinitiative zapatiste aux dŽcisions de groupes ou associations privŽs qui organisent leurs activitŽs internes.[24] Il est pourtant clair que lÕexercice autonomique zapatiste est une affaire publique et quÕil existe un dŽphasage entre la normativitŽ et le droit lŽgitime des peuples. D’az Polanco interprte la position du gouvernement comme le rŽsultat dÕun calcul qui pour lÕinstant ne considre pas les Conseils de Bonne gouvernance comme un dŽfi concret, dÕautant plus quÕun tel dŽbat ne pourrait pas tre menŽ ˆ bon escient ni de la part du gouvernement FŽdŽral ni de celui de lÕEtat de Chiapas, vu la corrŽlation des forces en prŽsence. Mais au moment o lÕexpŽrience autonomique entre en contradiction directe avec des intŽrts ou relations prŽservŽes par le pouvoir Žtatique, le discours peut changer et lÕillŽgalitŽ desdites autonomies tre argumentŽe. La gouvernance de facto, rŽsultat de la permissivitŽ du pouvoir Žtatique ou de son impossibilitŽ dÕimposer pleinement lÕordre Žtatique, peut dŽriver t™t ou tard vers la suppression des gr‰ces tolŽrŽes, une fois modifiŽ lՎquilibre des forces ou lÕintŽrt gouvernemental. [25] La reconnaissance ne construit pas dÕelle-mme, une quelconque rŽalitŽ de vie autonome. Les expŽriences de gouvernance des populations indignes abordŽes, tant dans le cadre de la structure Žtatique quÕen marge de lÕEtat, montrent que lÕautonomie se tisse principalement Ē dÕen bas Č, avec le concours de la population, mais elles montrent aussi et surtout, que la gouvernance vŽcue par les populations indignes relve dÕune diffŽrence culturelle ˆ la base quÕil ne faut, certes, pas figer dans une catŽgorie Žtanche sous peine dՐtre caricaturale, mais quÕil ne faut pas non plus nŽgliger dans lÕanalyse du phŽnomne.

 

II La gouvernance sous lՎclairage interculturel

 

Aborder de la sorte la notion de gouvernance en tant que prise en charge de la population de sa propre rŽgulation sociale au-delˆ du cadre Žtatique, la prendre en otage dans un contexte dÕaltŽritŽ, dÕautonomie et dÕautochtonie pose des implications conceptuelles quÕil faut expliciter.

 

a. la notion de sociŽtŽ civile

LÕexpression ŌsociŽtŽ civileÕ nÕest pas univoque, que lÕon se rapporte ˆ lՎvolution historique du terme ou ˆ lÕanalyse de ses contours, elle recouvre des rŽalitŽs fort diverses. Il est cependant vrai quÕĒ Au fil du temps, les Organisations Non Gouvernementales (les fameuses O.N.G.) sÕimposent (É) comme les acteurs les plus reprŽsentatifs, les plus dynamiques et les plus sympathiques dÕune sociŽtŽ civile renouvelŽe et Žlargie au niveau de la plante o se posent et se dŽcident de plus en plus les grandes questions de sociŽtŽ comme la paix, le partage des ressources, la prŽservation de lÕenvironnement, les droits de lÕhommeÉ Č.[26] Une variante analytique possible, aborde la sociŽtŽ civile comme initiatives de base et mobilisations populaires dÕune grande hŽtŽrogŽnŽitŽ qui rŽagissent contre le modle globalisant dominant, par la mise en avant de la sphre locale de leurs actions et intŽrts ainsi que par la rŽcupŽration des domaines communautaires et le renforcement de leur autonomie. Ces actions dŽbordent le cadre de lÕEtat et de la dŽmocratie formelle, sous cet angle de vue, la sociŽtŽ civile nÕest pas un substitut dÕautres expressions portant le mme antagonisme vis-ˆ-vis de lÕEtat et un pareil sens politique. Contrairement aux aspirations de prise du pouvoir Žtatique des partis politiques, la sociŽtŽ civile par sa mobilisation fait effectif le pouvoir quÕelle dŽtient dŽjˆ. La sociŽtŽ civile sous cette nouvelle incarnation ne dŽlgue pas son pouvoir politique ˆ lÕEtat, elle essaye de le retenir dans des espaces dÕautonomie. Elle utilise les procŽdures juridiques et politiques mais uniquement pour crŽer des consensus sociaux sur les conditions dÕopŽration de leur domaine dÕautonomie. Elle assume le cadre de lÕEtat comme une structure appropriŽe pour la transition vers une nouvelle forme dÕEtat et de dŽmocratie mais elle dŽfie et dŽborde constamment ce cadre Žtatique. La sociŽtŽ civile Žvoque ainsi, selon AndrŽs Aubry,[27] une nouvelle sŽmantique de la transformation sociale, qui fait appel ˆ de nouveaux concepts, compromis et qui prŽsente de nouvelles formes de mobilisation. Une nouvelle terminologie est Žgalement utilisŽe : LÕinsurrection substitue le concept de guŽrilla pour dŽsigner les initiatives radicales qui viennent de la sociŽtŽ et la composante civile de la lutte est mise en avant. La rŽsistance civile est liŽe au concept de libŽration nationale et lŽgitime ainsi le but des insurgŽs, les alternatives au dŽveloppement, la lutte pacifique de la sociŽtŽ civile. Les zapatistes affirment par exemple, quÕils ne cherchent pas le pouvoir mais ˆ tre catalyseurs de la modification du systme de gouvernement.  

 

b. la gouvernance gouvernement

Pour AndrŽ Jean Arnaud, Ē la gouvernance rŽpond ˆ un certain nombre de critres, qui sÕavrent communs ˆ toutes les formes quÕelle peut recouvrir. CÕest en ce sens quÕon peut en parler ˆ bon droit au singulier, comme une gestion sans acte proprement dit de gouvernement, en englobant le retour de la Ē sociŽtŽ civile Č - une sociŽtŽ civile rŽhabilitŽe en vue de nouvelles formes de gouvernement -, la nŽgociation, la participation, la recherche ˆ la fois de lՎquilibre, du consensus et de lÕefficacitŽ dans les prises de dŽcision, le multilatŽralisme. Č[28] Au-delˆ de la gouvernance assimilŽe ˆ lÕharmonie consensuelle entre les intŽrts du marchŽ, de lÕEtat et de la sociŽtŽ civile, la gouvernance Žvoque dans notre approche, une mise en forme du vivre ensemble qui Žchappe ˆ la puissance Žtatique. La gouvernance sՎcarte ainsi, dÕune conception qui rime plus avec le contexte des dŽmocraties libŽrales occidentales car la question du pouvoir politique et des actes de gouvernement sont au cĻur des rŽflexions sur la gouvernance des populations indignes du Chiapas. Que se soit la gouvernance que nous avons qualifiŽe dÕintra Žtatique ou la gouvernance zapatiste, les deux prŽsentent des systmes dÕautoritŽs qui exercent des actes de gouvernement sur les populations, actes de gouvernement qui ne sÕaccordent pas avec la structure du gouvernement Žtatique, qui Žchappent ˆ sa puissance et dans le cas des zapatistes, qui sont, en plus, en pleine concurrence.

 

c. la responsabilisation des populations indignes

La gouvernance abordŽe est placŽe sous une double responsabilisation des populations : une vis-ˆ-vis du groupe et de sa relation avec le cosmos et une vis-ˆ-vis de lÕinsertion du groupe dans la structure politique nationale.

 

1) Responsabilisation dans la sphre de la vie interne des populations indignes

La gouvernance des populations indignes sÕarticule autour des responsabilitŽs des individus envers le groupe et des individus et du groupe vis-ˆ-vis de lÕordre cosmique. CÕest au cours de nos recherches sur le thme de la justice et plus particulirement, la rŽsolution des conflits dans un village tzotzil des montagnes du Chiapas : Zinacant‡n, que nous avons ŽtŽ confrontŽ ˆ la notion de Ē mulil Č en tzotzil. Les prŽsentes rŽflexions sur la responsabilitŽ semblent Žgalement nous renvoyer ˆ cette notion et dŽvoiler une transcendance qui ne nous Žtait pas apparue. Jane Collier, chercheur amŽricaine qui a beaucoup travaillŽ sur la dispute dans le village de Zinacant‡n, notait que les zinacantecos utilisent le terme mulil pour faire rŽfŽrence aux concepts de faute, dŽlit, pŽchŽ et responsabilitŽ, et quÕen faite cette notion comprend nÕimporte quelle conduite  qui puisse dŽplaire aux Dieux et dŽclencher la vengeance surnaturelle. La conduite en question peut aller dÕun acte aussi Ē banal Č que sÕadresser de manire grossire ˆ un proche, ˆ la commission dÕun meurtre.[29] La vision tzotzil du monde se base sur lÕinteraction entre le monde du visible et le monde de lÕinvisible, on y retrouve dÕailleurs une grande similitude avec la pensŽe traditionnelle africaine dŽcrite par Michel Alliot : Ē Les Africains que je frŽquentais nÕont pas la mme idŽe de la crŽation que nous ; leur crŽation nÕest pas une crŽation ˆ partir du nŽant, mais une organisation du monde par des tres divins, toujours un peu inachevŽe ; lÕhonneur de lÕhomme et la mission de lÕhomme cÕest de continuer cette crŽation et de lÕachever. (É) Il faut sÕinscrire dans lÕunivers avec humilitŽ, avec responsabilitŽ et avec fidŽlitŽ, c'est-ˆ-dire que, sans tricher, il faut tenter de discerner les structures de lÕunivers et sÕy conformer. Č[30] Dans la vision tzotzil, les dieux accordent santŽ, richesse et abondance, ils veillent sur lÕhomme et maintiennent lÕordre du cosmos mais ils peuvent aussi envoyer maladie et mort pour ch‰tier les hommes qui par leur mauvaises actions nÕobservent pas les normes communautaires et altrent lÕharmonie.[31] Ainsi, les maladies individuelles ou calamitŽs collectives dans le monde du visible, sont la manifestation dÕune rupture spirituelle beaucoup plus importante dans le monde de lÕinvisible, et impliquent une action dans le monde du visible afin dÕagir sur le monde de lÕinvisible et restaurer lÕharmonie perdue, par le rŽtablissement de la cordialitŽ dans les relations interpersonnelles, ou par des cŽrŽmonies dans le but dÕapaiser la haine des divinitŽs. Celui qui transgresse les normes communautaires met donc en pŽril sa propre personne, lÕharmonie du groupe et lÕharmonie du cosmos, dÕo lÕimportance de suivre avec responsabilitŽ les normes communautaires. La gouvernance qui se traduit par la rŽgulation interne de la vie des populations indignes prŽsente, dans les villages tzotzil des montagnes du Chiapas, une structuration du pouvoir, des autoritŽs et des obligations communautaires qui est animŽe en plus grande ou en moindre mesure par cette responsabilitŽ des hommes dans le maintien de lÕharmonie cosmique.  

 

2) Responsabilisation dans la sphre nationale

Franois Ost nous dit quÕil nÕy a de droit que revendiquŽ et exercŽ et que droits et responsabilitŽ se confondent et se renforcent. Ē La dŽsobŽissance civile est cette paradoxale fidŽlitŽ au droit qui conduit ˆ commettre des infractions ˆ la loi : par anticipation dÕune lŽgalitŽ supŽrieure et ˆ venir, la dŽsobŽissance civile transgresse publiquement le droit positif en vigueur, en appelant ainsi ˆ un sursaut Žthique (une responsabilitŽ encore) des autoritŽs et de lÕopinion publique. Ce faisant, il contribue ˆ Ē tirer le droit en avant Č - au-delˆ de la simple compensation prŽsente des droits et obligations Š en direction des idŽaux de justice que la nation sÕest donnŽe ˆ elle-mme. Dans le paradoxe de cette lŽgitime illŽgalitŽ se laisse apercevoir lՎcart (ou le supplŽment) o sÕinscrit prŽcisŽment le progrs social : non pas la simple rŽaffirmation des droits acquis, mais la conqute de droits Žlargis et partagŽs. Č[32] Ces rŽflexions semblent Žclairer la transcendance de la rŽsistance identitaire des populations indignes placŽe sous le signe de la dŽsobŽissance civile et donc de la responsabilitŽ. Car, force est de constater que la reconnaissance dÕun rŽgime autonomique ne suppose pas que lÕautonomie se construise top down, la reconnaissance mme nÕest pas une concession Ē dÕen haut Č, cÕest toujours une conqute de ceux qui se mobilisent en faveur dÕun certain degrŽ dÕautonomie, et surtout le reflet dÕune rŽalitŽ existante. Ceux qui se livrent ˆ la dŽsobŽissance civile, constituent en fait des minoritŽs organisŽes, unies par des dŽcisions communes et par la volontŽ de sÕopposer ˆ la politique gouvernementale. Pour Hannah Arendt Ē Des actes de dŽsobŽissance civile interviennent lorsquÕun certain nombre de citoyens ont acquis la conviction que les mŽcanismes normaux de lՎvolution ne fonctionnent plus ou que leurs rŽclamations ne seront pas entendues ou ne seront suivies dÕaucun effet Š ou encore tout au contraire, lorsquÕils croient possible de faire changer dÕattitude un gouvernement qui sÕest engagŽ dans une action dont la lŽgalitŽ et la constitutionnalitŽ sont gravement mises en doute. Č[33] Pour les populations indignes zapatistes, cette dŽsobŽissance civile semble commencer ˆ porter ses fruits, la composante civile du mouvement est si importante et structurŽe que pour les dernires Žlections dÕoctobre 2004 au Chiapas, le Tribunal fŽdŽral Žlectoral a demandŽ aux autoritŽs autonomes zapatistes lÕautorisation dÕinstaller des bureaux de vote dans certaines communes autonomes, lÕautorisation a ŽtŽ accordŽe de la part des autoritŽs indignes rebelles. Cette interlocution entre acteurs qui opre dans la pratique, nous interroge sur le fait que lÕintŽgration des expŽriences de gouvernance puisse se faire par le jeu des acteurs et des dynamiques socio politiques, au-delˆ de la lŽgislation et des statuts constitutionnels.

 

Les deux aspects de la responsabilisation des populations indignes qui viennent dՐtre ŽvoquŽs, sont sous-tendus par lÕidŽal de durabilitŽ. DurabilitŽ dans le sens de reproduction de la vie sociale telle que les indignes lÕentendent : une durabilitŽ dans lÕinscription du groupe dans le cosmos et une durabilitŽ identitaire ou culturelle ˆ lÕintŽrieur dÕune structure identitaire nationale dominante et phagocytante.

 

 

En guise de conclusion

Les approches sur la gouvernance peuvent tre multiples, ainsi que diversifiŽes les rŽalitŽs auxquelles ces approches renvoient. Ce qui semble indispensable pour pouvoir Žtablir le dialogue interculturel entre concepts et rŽalitŽs cÕest de rendre explicites le contexte prŽcis de la gouvernance abordŽe et les enjeux sous-jacents. Les problŽmatiques liŽes ˆ une gouvernance qui rime avec mondialisation et Ē dŽveloppement Žconomique Č ne sont pas les mmes que celles qui mettent en jeu, gouvernance et diversitŽ culturelle. Elargissant la diversitŽ des manifestations de la gouvernance, force est de constater que la gouvernance des villages indignes se prŽsente aussi sous une grande diversitŽ. Les enjeux dÕune telle gouvernance ne peuvent tre rŽduits ˆ une question de gouvernance locale, il sÕagit bien lˆ dÕun enjeu de taille pour lÕEtat mexicain car ces expŽriences interrogent sur le futur projet de nation et traversent ˆ la fois le domaine du local, du national et de lÕinternational. DÕautre part, la gouvernance de facto, en tant que prise en charge Ē naturelle Č et spontanŽe de la population indigne et la recherche dÕun rŽgime politique autonomique, sÕexpliquent et se justifient par une exigence du respect de la diffŽrence et par la comprŽhension des logiques et des processus de construction identitaire de lÕAutre. Le dialogue pour arriver ˆ un vivre ensemble ne tient pas quՈ une dŽclaration de bonne volontŽ, le passage par une dŽconstruction ŽpistŽmologique de nos propres rŽfŽrents et la reconstruction scientifique des rŽfŽrents de lÕAutre est de rigueur. A notre sens, les rŽflexions sur la gouvernance exigent un double dŽcentrage : Porter un autre regard sur la gouvernance et porter un autre regard sur la gouvernance de lÕAutre.

 

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[1] Ce texte reprend et approfondi les rŽflexions lancŽes lors de notre participation ˆ la journŽe commŽmorative du 40me anniversaire du LAJP, le 16 octobre 2004. 

[2]saldomando angel, Ē Quelques interrogations sur la gouvernance Č, p.104.

[3]ruiz alarcon fluvio, document de travail sur le World Report 2004 de la Banque Mondiale.

[4] campbell bonnie, Ē La gouvernance, une notion Žminemment politique Č, p 146.

[5] hewitt de alcantara cynthia, Ē Du bon usage du concept de gouvernance Č, p 112.

[6]eberhard christoph, Ē Droit, gouvernance et dŽveloppement durable. Quelques rŽflexions prŽliminaires Č, ˆ para”tre dans É

[7] ARNAUD AndrŽ-Jean, Critique de la raison juridique 2. Gouvernants sans frontires. Entre mondialisation et post-mondialisation, p 334.

[8] LÕEtat mexicain est constitutionnellement reconnu comme multiculturel, la reconnaissance de lÕexistence de peuples originaires venant de la civilisation mŽsoamŽricaine et de leurs spŽcificitŽs culturelles date, ˆ peine, de 1991. Reconnaissance qui ne cesse dՐtre significative si on tient compte du fait que la construction stato nationale du Mexique, qui est partie dÕune Ē fiction Č : une et unique identitŽ nationale, sÕest forgŽe par la nŽgation systŽmatique de la diversitŽ culturelle. Le citoyen mexicain, ne devait tre ni espagnol, ni indien mais mŽtis pour assurer lÕintŽgration identitaire de la nation. Les identitŽs des populations indignes ont ŽtŽ progressivement acculturŽes, assimilŽes et diluŽes dans cette citoyennetŽ mexicaine. Cette population indigne est passŽe de 90% de la population totale, au dŽbut de la lutte dÕindŽpendance au Mexique (1810) ˆ environ 10% de la population totale, de nos jours. Mais pour les 10 millions que reprŽsente cette population indigne, la Ē dŽclaration de principe Č de lÕEtat multiculturel qui ne met en place aucun rŽgime politico juridique pour intŽgrer les populations indignes au projet de nation en tant que collectivitŽs politiques au sein de la sociŽtŽ nationale, reste trs insatisfaisante.

[9] Nous utilisons le mot indigne comme traduction littŽrale du mot espagnol Ē ind’gena Č qui dans le contexte mexicain nÕa aucune connotation pŽjorative et qui est utilisŽ en substitution dÕun terme qui lui, est nŽgativement connotŽ historiquement : Ē indio Č.

[10]  d’az polanco hŽctor, Autonom’a regional. La autodeterminaci—n de los pueblos indios, p. 151

[11] La population mŽtisse du Mexique se dŽfini a contrario de la population indigne. Mme si la distinction est simpliste, elle reflte tout un imaginaire collectif de part et dÕautre ˆ partir duquel lÕidentitŽ des deux catŽgories se construit. Le monde mŽtis est associŽ ˆ une vision et une organisation Ē occidentale moderne Č et les diffŽrents peuples et villages qui intgrent le monde indigne du Mexique, ˆ une vision et organisation plut™t prŽhispanique.

[12] En tant que sources identitaires si on puit dire, mais on ne peut nier les multiples et constantes influences et confrontations avec la structure dominante coloniale et du Mexique indŽpendant postŽrieurement qui ont eu comme rŽsultat un certain nombres de rŽ-inventions identitaires, dÕorganisations sociales et religieuses etc. Nous rappelons au lecteur que plus de 500 ans sŽparent les peuples de lÕancienne civilisation mŽsoamŽricaine des actuels peuples indiens du Mexique.

[13] CollectivitŽ territoriale de base de lÕorganisation politico administrative de la RŽpublique FŽdŽrale mexicaine.

[14] lomel’ gonz‡lez Arturo, ŅPueblos indios y autonom’as zapatistasÓ, p 234 ˆ 245.

[15] Une distinction simpliste du domaine Žtatique de la Ē modernitŽ Č en opposition du domaine indigne de la tradition peut sÕavŽrer caricaturale et trompeuse, surtout dans un contexte o les institutions qualifiŽes de modernes ou dÕindignes traditionnelles rŽsultent en fait, dÕun long processus dÕinfluences mutuelles. Un regard plus en profondeur rend non seulement peu identifiable la limite entre ces catŽgories mais aussi peu pertinente pour lÕanalyse.

[16] Le mouvement zapatiste est, ˆ la base, un mouvement armŽe qui se soulve dans lÕEtat du Chiapas dans la nuit du 1er janvier 1994, contre le gouvernement nŽolibŽral, contre la lŽgalisation permettant la privatisation des terres communales et contre lÕentrŽe en vigueur de lÕaccord de libre commerce du Mexique avec les Etats Unis et le Canada. Pour certains auteurs comme JŽr™me Baschet, le mouvement, qui a comme porte parole le sous-commandant Marcos, symbolise le premier mouvement contre la mondialisation et la premire articulation thŽorique entre la logique de la mondialisation et la marginalisation de la population plus dŽmunie. Cette mobilisation acquiert ds le premier jour une lŽgitimation face ˆ lÕopinion publique nationale et internationale par sa composante majoritairement indigne et se transforme en une revendication de la diversitŽ culturelle, cet aspect se substitut ˆ lÕaspect rŽvolutionnaire et les paroles remplacent pratiquement les armes car depuis le 12 janvier 1994, lÕEZLN adopte une stratŽgie plut™t pacifiste.

[17] Municipios aut—nomos rebeldes zapatistas

[18] burguete cal y mayor Araceli, ŅProcesos de autonom’as de facto en Chiapas. Nuevas jurisdicciones y gobiernos paralelos en rebeld’aÓ, p. 290-293.

[19] burguete cal y mayor Araceli, op. cit., p. 300. Notre traduction.

[20] arnaud AndrŽ-Jean, op. cit., p. 334.

[21] Juntas de buen gobierno.

[22] d’az  polanco hŽctor, ŅJuntas de buen gobierno ĄUna etapa superior de la autonom’a?Ó, p. 1. Versi—n Web.

[23] En 1990, le gouvernement mexicain souscrit la convention 169 de lÕOrganisation Internationale du Travail, convention qui abandonnait le principe intŽgrationniste de la convention 107 adoptŽe en 1957, en pr™nant le respect des peuples autochtones dans leur culture, religion, organisation sociale et Žconomique, et la sauvegarde de leur propre identitŽ ˆ lÕintŽrieur mme des ƒtats.

[24] d’az polanco hŽctor, Idem.

[25] d’az polanco hŽctor, Autonom’a regional. La autodeterminaci—n de los pueblos indios, p 151.

[26] frydman benoit, "La sociŽtŽ civile et ses droits", p 5. Version Web.

[27] CitŽ par Gustavo Esteva, ŅSentido y alcances de la lucha por la autonom’aÓ, p 374.

[28] arnaud andrŽ-Jean, 2003, op.cit., p 341.

[29] collier jane, El derecho zinacanteco, p 118.

[30] alliot michel, Ē Peut-on devenir anthropologue ? Č, pp 12-13.

[31] collier jane, op. cit., pp 34-35, 47.

[32] ost franois, ŅStand up for your rightsÓ.

[33] arendt hannah, ŅLa dŽsobŽissance civileÓ, p 76.